Comment les auteurs et les éditeurs trahissent-ils leur difficulté à parler de l’amour homosexuel ?

(Houadec Costes – Toulouse 2)

 

Introduction

La littérature de jeunesse regorge de scène d’émois amoureux et la liste de référence publiée par le Ministère de l’Education Nationale[1] pour l’école primaire n’y échappe pas. C’est Axel qui « fait les yeux doux à Aude ! Parfaitement ! Il lui fait les yeux doux, doux, doux ![2]». C’est Pierrot qui ferme sa boutique « pour cause de chagrin d’amour[3]» ou encore Benjamin à propos de Sokono : « Je la trouve jolie, jolie, comme la fée de la pluie », dans Je suis amoureux d’un tigre de Paul Thiès (1989). Sur les 262 ouvrages de la liste de 2007 que nous avons étudiés, (nous avons retranché la poésie qui ne met pas en jeu le personnage), 115 mettent en scène des personnages amoureux, soit 42% des titres. Les ouvrages préconisés doivent offrir à chaque élève « l’opportunité d’échanger ses impressions sur les émotions ressenties, d’élaborer des jugements esthétiques, éthiques, philosophiques et de remettre en cause des préjugés », et doivent permettre « aux enfants d’exercer leur jugement à l’égard des possibles[4]». Qu’en est-il réellement ? Comment l’amour entre personnes de même sexe est-il abordé et traité ?

 

Tout d’abord, ce thème apparait très peu : seuls 4 couples amoureux sur les 124 repérés dans notre corpus concernent des personnes de même sexe. Ensuite, l’homosexualité féminine est inexistante : ces amoureux sont tous masculins.

Les personnages non humains sont nombreux dans la littérature de jeunesse : animaux naturels ou humanisés, diables ou dieux, élément philosophique (Ex : Mon cygne argenté, Michael Morpugo, Toto l’ornithorynque, Osmond Chivard, Contes Inuit de la banquise, Jacques Pasquet…)

Dans notre corpus, les personnages amoureux sont majoritairement humains et seul un couple sur 4 comporte au moins un personnage non humain : le crocodile et la tata dans Monsieur Crocodile a beaucoup faim[5], ou La belle et la bête dans le conte de Mme Leprince de Beaumont. Pour les 4 couples de même sexe repérés, 2 comportent des personnages non humains.

Nous avons considéré l’évolution des histoires amoureuses et qualifié de classique la fin : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » ou « Ils vécurent heureux » et de non classique l’évolution des autres. Cette catégorie comprend la non réciprocité, les amours impossibles, incestueuses, ou encore violentes. Globalement, les histoires d’amour finissent classiquement : c’est le cas pour 7 couples sur 10.

La grande majorité (85 %) des couples à évolution classique est constituée d’humains. Par contre, 54% des couples non classiques comprennent au moins un élément non humain. Ce sont les amours impossibles de la Petite sirène ou du Stoïque soldat de plomb dans les contes d’Andersen, ou le diable déguisé qui veut abuser de Nina dans Les sifflets de Monsieur Babouch[6]. Dans La chèvre aux loups[7], comme dans Pochée[8], c’est la mort de l’un des protagonistes qui rend l’amour impossible. Le caractère non humain apparait donc comme un artifice pour souligner une issue incertaine, ou l’impossibilité de la relation, ou encore son invalidité.

 

Nous allons maintenant analyser dans ces 4 ouvrages comment les auteurs et éditeurs abordent l’amour entre personnes du même sexe.

Le journal de grosse Patate[9], aborde l’homosexualité à travers un enfant Rémi, qui ne correspond pas aux critères habituels de la masculinité. Les moqueries et brimades qu’il subit disent l’ « anormalité » de son comportement aux yeux de ses camarades. Après intervention de la maitresse, il devient amie avec la narratrice, Grosse patate, qui le conseille : « Mais pourquoi tu veux toujours jouer à la poupée ? C’est de ta faute aussi. Et le foot, tu n’as qu’à jouer au foot. Et si quelqu’un t’embête, tu lui mets une baffe et tu verras, on ne t’appellera plus Rémilette ». Rémi lui confie qu’il est amoureux d’Hubert. Elle lui rétorque : « que ce n’était pas possible, parce que c’était un garçon». Mais en fait, elle ne sait plus : « J’ai demandé à papa si c’était possible que Rémi soit amoureux de Hubert. Il m’a regardé étonné, puis a répliqué qu’on était trop petit pour être amoureux ». Elle énonce la doxa amoureuse, l’étonnement et la non réponse du père confirment implicitement l’étrangeté du comportement décrit. La question de la possibilité d’être amoureux d’une personne de même sexe est explicitement posée, ainsi que celle de la masculinité. Mais elle n’apparait pas dans la 4è de couverture qui débute par : « Grosse patate, c’est le surnom qu’on lui donne à l’école parce qu’elle mange tout le temps ». L’éditeur met ainsi l’accent sur le thème de l’obésité, présent dans le livre, évoquant juste « Rémi, trouillard comme une fille » et poursuivant avec « les interrogations d’une petite fille qui essaie de comprendre le monde ».

 

Cochon-Neige[10], est une réécriture très libre du conte des frères Grimm : Blanche-Neige et les sept nains. Un prince tombe amoureux d’un cochon trop joli qu’une méchante reine a empoisonné. Il veut l’épouser, l’emmène au château de son père, lequel accepte l’union à condition qu’elle se fasse dans la plus stricte intimité. Le prince ruse et organise des noces publiques fastueuses. Mais la méchante reine arrive et par un retournement soudain de situation, elle se substitue à Cochon-neige, lequel retourne à la ferme de son enfance où « il vécut longtemps, heureux et eut beaucoup d’enfants ». L’union homosexuelle, présentée comme banale dans un premier temps, puis un peu moins légitime ensuite, n’a finalement pas lieu. Le cochon humanisé, masculin, est remplacé in extremis par une femme, la reine. Le personnage non humain sert de support à ce qui est « hors norme » et l’humain rétablit la norme hétérosexuelle.

 

Otto[11] de Tomi Ungerer, raconte l’histoire de deux amis d’enfance que la vie a séparés. Ce sont l’image de clôture et le texte afférent qui évoquent une vie conjugale : proximité des corps, sourires et regards, décor, évoquent un couple amoureux qui se retrouve, heureux, après une longue séparation, Otto, l’ours en peluche faisant office d’enfant du couple. « Oskar décida se s’installer chez David. Nous trois réunis, la vie fut enfin ce qu’elle devrait toujours être, normale, paisible ». L’ours en peluche joue le rôle de l’enfant.

 

-Même atmosphère dans l’album Renard et Renard[12] de Max Bolliger. Proximité du corps, intimité du terrier. « Ils vécurent longtemps ensemble en paix ». Ce sont des animaux humanisés, habillés en hommes. Le renard courageux est en rose et veut aller voir le monde quand le renard peureux, habillé en bleu, préfère rester à la maison. Les couleurs que les enfants attribuent immédiatement à un sexe viennent à la fois sexuer chaque renard et troubler les stéréotypes de genre. Mais en présence de personnages féminins, le renard au pantalon rose agit sans ambigüité en mâle dominant. Il poursuit un lièvre qui porte une robe rose à pois. et chasse deux poules dont une avec un fichu de vieille dame. Sa tête menaçante obstrue la sortie. Les illustrations montrent un personnage masculin qui menace et affole des personnages féminins.

Le peureux aménage le terrier, le courageux revient. Ils se retrouvent, chacun raconte à l’autre ce qu’il à fait durant son absence.

Cette histoire prône clairement l’acceptation des différences et l’échange des expériences, dans un modèle de vie conjugale et respectueux de l’autonomie de chacun. Mais ce rapport équilibré n’existe qu’entre les deux personnages masculins, les relations avec les personnages féminins étant de domination, sans aucune réprobation, le versant animal des personnages naturalisant le rapport social du versant humain.

L’homosexualité est à la fois flagrante : ce sont deux personnages masculins, et tempérée par la présence de stéréotypes sexués qui tendent à les différencier sexuellement, l’un incarnant l’idéal-type masculin, et l’autre l’idéal-type féminin.

 

Le document d’accompagnement des programmes évacue la dimension homosexuelle : « Le stéréotype du renard est ici, bien sûr, singulièrement revisité. Cette histoire présente une relation d’amitié où complémentarité de caractère et attention mutuelle justifient la fidélité sur quoi se clôt l’histoire ». Nous avons rangé cette histoire du côté des amoureux car d’une part, le bien-être avec l’autre et le manque en son absence sont énoncés : « par-dessus tout, il s’ennuyait du renard peureux qui l’attendait dans leur terrier », et d’autre part, parce que les jeunes lecteurs et lectrices interrogées y voient immédiatement un couple, en s’appuyant justement sur la complémentarité des deux personnages.

 

L’évolution dans les deux derniers textes est classique : ils vécurent heureux.

 

Conclusion

L’amour existe en filigrane dans la littérature de jeunesse, souvent il fait parti du décor, ou c’est une péripétie de l’histoire. Il est rarement central. Les personnages amoureux sont majoritairement humains et adultes. L’amour entre personne de même sexe est très peu présente dans les ouvrages conseillés par l’éducation nationale et ne concerne que les personnages masculins. Bien qu’abordée directement dans Grosse patate, elle n’apparait pas dans le titre et est minorée dans la 4è de couverture. Dans Cochon-Neige, un artifice la fait disparaitre tandis que dans Otto et Renard et Renard, elle est édulcorée au profit d’un compagnonnage conjugal. Elle est donc mal reconnue, masquée, biaisée. Le choix des personnages non humains, qui instaure une distance avec le lecteur ou la lectrice, et modifie la réception par les élèves, permet pourtant aux auteur.e.s de s’écarter de la norme.

La norme de l’hétérosexualité est d’autant plus prégnante dans la liste de référence qu’elle y est implicite. L’écart nous semble grand entre les deux objectifs du ministère : remettre en cause les préjugés et exercer son jugement à l’égard des possibles, et les textes qui sont proposés aux élèves.

Certes, la littérature de jeunesse met en jeu plusieurs imaginaires : celui de l’auteur.e qui l’utilise et le transforme pour faire œuvre littéraire, celui de l’enseignant.e qui choisit de la transmettre à ses élèves et enfin celui de l’enfant qui le retient comme représentatif de l’ordonnancement du monde et dont il va se nourrir individuellement mais aussi collectivement dans la classe, assurant ainsi un conservatisme des valeurs impensées par les auteur.e.s et les utilisateur.trices de la liste de références.

 

 

[1] Une liste de référence pou la littérature de jeunesse est publiée par le MEN depuis 2002. Elle a été actualisée en 2004, 2007 et 2013. Nous considérons la liste pour le cycle 3

[2] Pernusch, S. Mon j’-me-parle, Casterman, 1996, p 40.

[3] Tournier,M. Pierrot ou les secrets de la nuit, Gallimard jeunesse, 1989, p.26-27

[4] Document d’application des programmes Littérature cycle3, Scéren CNDP, 2002, p.5 et p 8

[5] Sfar J, Monsieur Crocodile a beaucoup faim, Bréal, 2004

[6] Milovanoff JP, Les sifflets de Monsieur Babouch, Actes sud, 2004

[7] Genevoix, M. La chèvre aux loups, Gautier-Languereau, 1996

[8] Seyvos, F. Pochée, L’école des loisirs, 1994

[9] Richard, D. Le journal de Grosse Patate Théâtrales jeunesse 1998

[10] Malone, V. Cochon Neige ou les tribulations d’un cochon trop mignon, Seuil jeunesse, 2004

[11] Ungerer T, Otto, L’école des loisirs, Paris, 1999

[12] Bolliger, M. Renard et renard, La joie de lire, Genève, 2002, non paginé.

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