Raphaël YUNG MARIANO
Après un Master en esthétique du cinéma à l’Université Paris 3, Raphaël Yung Mariano commence un doctorat sous la direction de François Soulages à l’Université Paris 8 Vincennes-St Denis. Sa recherche porte sur la photographie et le concept philosophique d’existence. Il a publié Scènes de la vie familiale. Ingmar Bergman, aux éditions L’Harmattan en 2017. Il est rattaché au Laboratoire AIAC (Arts des Images Art Contemporain) et à l’équipe EPHA (Esthétique Pratique Histoire des Arts).
r.mariano@live.fr

Pour citer cet article Yung Mariano, Raphaël, « Dans l’antre de l’entre », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 20/10/2017, disponible sur  https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/dans-lantre-de-lentre/

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Résumé

Dans le texte qui introduit la série Si quelque chose noir, Alix Cléo Roubaud explique s’intéresser à la barre qui sépare les photos sur la pellicule. L’entre-deux devient alors l’origine du processus artistique. A partir d’une analyse précise de ces images, nous allons réfléchir sur la problématique de l’« entre » et ses différentes modalités. Entre cinéma et photographie, entre vie et mort, entre soi et autrui, Alix Cléo Roubaud écrit son œuvre dans cet espace incertain et inquiétant – dans cet antre – où semble émaner, pourtant, une inspiration créatrice.

Mots-clés : Entre – cinéma – photographie- séquence – relation – création

Abstract

In the text that introduces the series Si quelque chose noir, Alix Cléo Roubaud explains to be interested in the line which separates photos on the film. This « between » becomes the origin of the artistic process. From a precise analysis of these images, we are going to think about the problem of the « between » and its different modalities. Between cinema and photography, between life and death, between one and others, Alix Cléo Roubaud writes his work in this uncertain and disturbing space – in this cave – where, nevertheless, seems to emanate a creative inspiration.

Keywords: between – cinema – film – photography – relation – creation – sequence.


Sommaire

Introduction
1. L’« entre vital »
2. L’« entre commun »
3. L’« entre (dé)rangé »
4. L’« entre autre »
Conclusion : vers un autre créateur
Notes
Bibliographie

Introduction

Souvent dans l’ombre de son mari Jacques Roubaud, Alix Cléo Roubaud a pourtant beaucoup écrit. Aussi bien une écriture intime – son Journal a été partiellement publié dans la collection dirigée par Denis Roche1 –, qu’une écriture théorique sur les images et, dans une thèse qu’elle ne terminera jamais, sur la philosophie de Wittgenstein. Longtemps considéré comme secondaire – y compris par elle-même – l’œuvre photographique d’Alix Cléo Roubaud reste relativement méconnu. C’est seulement en 1980 qu’elle assume sa pratique et réalise ses photos les plus connues, souvent à Saint-Félix, dans la maison de son mari, et notamment la série Si quelque chose noir. C’est à partir de cette œuvre que nous allons interroger le problème de l’entre-deux. D’abord composée de dix-sept photos argentiques en noir et blanc, toutes accompagnées d’un texte de trois lignes, Roubaud ajoute, à partir de juillet 1981, la photo d’un texte tapuscrit et signé dans lequel elle explique sa démarche : faire de la « limite d’une image son sujet » et s’intéresser à la « barre qui sépare2 » les photos sur une pellicule. Généralement ignorée, la barre devient alors objet du regard et établit l’entre-deux comme postulat de l’œuvre. Bien plus, Alix Cléo Roubaud parle d’un « territoire » à occuper – à « conquérir3 »–  comme si mettre en lumière cette surface, effacée lors du tirage de la pellicule, permettait de découvrir une zone inconnue située entre les images. Plutôt que d’un entre, il faudrait alors peut-être parler d’un antre. Restons dans la métaphore : si la barre de la pellicule devient une « grotte mystérieuse et inquiétante4 » à étudier, quelle en est la profondeur ? Est-elle une étape, à la manière de la « caverne » de Platon, pour accéder à une approche intelligible de la photographie ? Pénétrons avec l’artiste dans cet antre, explorons cette « cavité naturelle5 » propre à la pellicule et voyons ce que nous révèle la « traversée de l’image par la barre6 »:  quelles sont les modalités de l’entre ? Quelle est sa plasticité ? Pourquoi faire de l’entre-deux un lieu de création ?

1. L’« entre vital »

En août 1979, Alix Cléo Roubaud prend deux décisions. La première est un renoncement, celui de cesser toute activité autre que la photographie. Il s’agit, notamment, de réduire l’approche théorique pour mieux développer sa pratique ; et cette préférence s’illustre par l’arrêt définitif de la thèse qu’elle prépare depuis quelques années sur la place de l’image dans la philosophie de Wittgenstein. Ce choix de se consacrer désormais uniquement à la photographie résulte d’un constat sur son état de santé. Comme le remarque Jacques Roubaud, la maladie (l’asthme) avec laquelle elle vivait depuis l’enfance « préparait son résultat final avec de plus en plus d’efficacité7. »– elle meurt en 1983, à 31 ans, d’une embolie pulmonaire. Les problèmes respiratoires ont toujours eu une grande influence sur la vie d’Alix Cléo Roubaud et sur son travail. Sa santé fragile était « structurante, et lui imposait une régularité d’emploi du temps8. »Tous les ans, elle partait en cure à La Bourboule, une station thermale dans les Monts Dore. C’est un véritable frein à la création car, comme le remarque Hélène Giannecchini – auteur d’une thèse de doctorat et d’un livre sur la photographe – il y très peu de photos de ces différents voyages en cure. Mais pour la première fois depuis des années, en 1980, Alix Cléo Roubaud séjourne à Saint-Félix chez son mari et c’est de cette période que datent les photographies les plus célèbres et les plus abouties et notamment la série Si quelque chose noir qui nous concerne ici. La seconde décision, d’ordre plus philosophique, l’engage dans une réflexion sur ce qu’elle nomme « la tâche du photographe 9». Il s’agit d’une mise en pratique de ses interrogations théoriques sur le statut de l’image. Alix Cléo Roubaud ne conçoit pas la photographie dans son aspect analogique – comme copie du monde, comme témoignage – mais plutôt dans son sens étymologique, à savoir une écriture de la lumière. Si elle se consacre entièrement à la photographie, c’est parce qu’elle y trouve le meilleur moyen pour (se) penser, pour (s’) exprimer, pour (se) montrer : la photo a, pour elle, un rôle existentiel et libérateur. Car la notion d’enfermement est récurrente dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. La grande majorité de ses photos sont faites en intérieur, dans des lieux intimes dans lesquels elle se met en scène, souvent nue. Comme si, d’une certaine manière, l’image permettait de tracer les contours d’un autre corps – un corps photographique – pour se libérer de son corps physique infirme, asthmatique et si contraignant. Dans Si quelque chose noir, Alix Cléo Roubaud joue avec le temps d’ouverture de l’obturateur et ses déplacements, le corps n’est saisi que partiellement, comme évaporé : « je commence un petit peu à savoir à partir de quelle vitesse je marque la pellicule10 » écrit-elle à ses parents en 1980. Elle avoue dans cette même lettre avoir repris les cours de danse pour « continuer ce travail avec précision et pour (s)’entretenir pour (son) asthme ». La danse et les mouvements effectués par l’artiste prennent alors une autre dimension. Il ne s’agit pas simplement d’un jeu avec l’appareil photographique mais bien d’un enjeu vital : une obligation, une exigence physique pour se maintenir en vie. Car la mort est partout dans cette œuvre. Au-delà de la présence fantomatique de l’artiste – convoquant disparition, perte et évanescence des choses –, le texte écrit sous chaque photo parle d’une « inquiétude » et du « passage de la stèle funéraire à la dalle, support du gisant ». En image, Roubaud évoque ce passage en faisant du cadre de la fenêtre une stèle et de la trace lumineuse au sol, une dalle avec, sur celle-ci, l’ombre du volet dessinant un « tombeau aux limites de lumière11 » sur lequel l’artiste vient s’allonger. « Nous n’avons qu’une ressource face à la mort, faire de l’art avant elle12 » écrivait René Char. Face à cet asthme fatal qui l’accompagne dès le plus jeune âge, face à ce « démon lancinant qu’elle côtoie de trop près13 », Alix Cléo Roubaud semble avoir trouvé avec la photographie un moyen pour exprimer ce rapport à la mort, et l’affronter. Mais la photographie a elle aussi une limite, une fin – la « barre » –, et c’est ce qu’elle interroge dans cette œuvre qui oscille entre vie et mort : « Chaque image est comme une inspiration, chaque vide entre elles comme une expiration. Cette série prend vie par le souffle qui traverse  chacune de ces dix-sept stations14».

2. L’« entre commun »

Intéressons-nous, dans un premier temps, à ce qui est commun à ces images. Toutes les photographies ont été faites dans la même pièce, en fin de journée, sur plusieurs jours pendant l’été 1980. La mise en scène est similaire avec pratiquement le même angle de vue. Au centre de chaque image, il y a une fenêtre ou plutôt, un écran blanc, car la surexposition a transformé cette ouverture sur le monde en un mur lumineux, empêchant toute fuite vers le dehors. On retrouve la notion d’enfermement si présente dans l’œuvre de Roubaud avec cette extériorité masquée. Dans le coin de la pièce, une armoire imposante vide, parfois habillée de quelques feuilles, vient s’intercaler entre la fenêtre et la porte. À ces trois formes rectangulaires s’ajoute la multitude de rectangles du dallage du sol de la pièce. Face à cette prédominance rectiligne, deux éléments viennent contrebalancer la rigidité du cadre : l’ampoule – arrondie, fragile et transparente – fait écho au corps en mouvement d’Alix Cléo Roubaud. Le « couloir » formé par l’écran-fenêtre et la trace lumineuse au sol – commun à toutes les photos de la série – évoque deux choses. D’abord, un espace de transition dans lequel Alix Cléo Roubaud circule, se promène et danse : entre la stèle et la dalle, entre la position debout ou allongée par terre, entre la vie et la mort. Mais on peut y voir aussi un système de coordonnées : les formes rectangulaires présentes dans l’image, accentuées par le dallage, permettent de construire une grille de perspective dont parle Roubaud dans le texte sous les photos. Perspective, dans le sens d’une attente d’un événement considéré comme probable, comme « à venir » – ici, la mort ; mais aussi dans le sens d’une représentation sur une surface plane d’objets en trois dimensions. On retrouve alors l’interrogation sur le statut de l’image, sur le rapport entre la photo et le réel, mais surtout la question du point de vue. Alix Cléo Roubaud travaille pour cette série au déclencheur automatique, l’appareil photo est toujours placé au même endroit. Le sujet-photographe est effacé au profit de l’objet-photographié. Le point de vue unique donne à cette série un aspect cinématographique : chaque image pourrait être des photogrammes issus d’une même scène. Comme si Alix Cléo Roubaud avait prélevé dix-sept images qui se suivent de la pellicule d’un film. Les traces dessinées par le corps rappellent la chronophotographie et les études du mouvement effectuées par Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge à la fin du XIXème siècle. La chronophotographie consiste à prendre une succession de photos permettant de décomposer les phases du mouvement. Cette suite d’images est d’abord prise par plusieurs appareils photos collés les uns à la suite des autres – c’est la fameuse expérience de Muybridge pour photographier la course du cheval – puis, à partir de 1888, avec l’invention de la pellicule Kodak par George Eastman, le mouvement a pu être photographié par un seul appareil. Ces recherches scientifiques ont fortement contribué à la démocratisation de la photographie et à la naissance du cinéma en 1895 grâce à l’invention de la première caméra : le fusil chronophotographique de Marey. La relation avec le cinéma de la série Si quelque chose noir n’est pas anodin. À la même période, Alix Cléo Roubaud s’intéresse au septième art dans sa réflexion sur l’image et contribue, en plus d’en être l’objet, à la conception du film réalisé par Jean Eustache Les photos d’Alix. Dans celui-ci, elle commente ses propres photos à Boris Eustache, fils de Jean, mais, peu à peu, les mots d’Alix ne concordent plus avec l’image vue : un décalage se crée au cours du film entre la bande son et l’image. La force du montage réside justement dans le maintien d’un commentaire vraisemblable : même si celui-ci n’est pas juste, ce qu’elle décrit correspond à quelque chose dans l’image créant ainsi une inquiétante étrangeté. Cette dissociation qui dérange dans un premier temps – nombreux sont les spectateurs qui quittent la salle –, incite le regardeur à faire l’effort afin de (re)construire le lien entre la photo et son histoire. On pourrait alors transformer la première phrase de l’introduction écrite par Roubaud pour la série Si quelque chose noir en l’adaptant au film : les images et les sons se suivent sans se toucher. Dissocier la photo de l’histoire qui l’accompagne, c’est creuser un écart et mettre en doute la croyance du spectateur le laissant ainsi dans une situation déroutante où il doit faire une véritable expérience de l’entre.

Nous avons vu jusqu’ici les affinités entre ces photos, comme si, ce qui reliait chaque photo était un entre commun – un comme un dissocié – avec pour perspective le cinéma. Si, en apparence, toutes ces photos se ressemblent (même mise en scène, même dispositif) elles sont pourtant différentes. Elles ont été faites sur plusieurs jours et l’emplacement de l’appareil n’est pas exactement identique et fait de chaque photo une entité indépendante. Le cadre lui aussi change, parfois la porte est apparente, parfois complètement effacée. Peut-on vraiment parler de différence ? Nous l’avons vu, les photos pourraient se suivre sans non plus former une suite cinématographique car il y a un décalage qui, comme dans le film réalisé par Eustache, est problématique. Quel est alors le lien entre ces photos ? Ni différence, ni écart, mais peut-être bien un entre-deux : c’est justement à partir de ces concepts que François Jullien fait émerger la notion d’altérité. Pour le philosophe, l’écart – qu’il oppose radicalement au concept de différence – permet d’ouvrir un « espace de réflexivité où se déploie la pensée ». De ce fait, il devient « une figure, non de rangement, mais de dérangement, à vocation exploratoire15». Explorons alors non plus le commun qui relie les photos de la série mais l’écart et le dérangement causés par cet entre.

3. L’« entre (dé)rangé »

Si quelque chose noir est l’œuvre la plus aboutie et la plus connue d’Alix Cléo Roubaud. Pourtant, ce travail a subi de nombreuses variations et n’a jamais été exposé ou édité en entier avant 2011. Dans son « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », Jacques Roubaud écrit que l’ajout principal de cette nouvelle édition de 2009 est celui de « la totalité16 » de la série Si quelque chose noir. Or, il y a seulement treize images dans le livre – il y en avait quatre dans l’édition de 1984 – et dans un ordre complètement différent que les dix-sept présentes dans le catalogue de l’exposition de 2014 à la Bibliothèque nationale de France. Par ailleurs, une photo de 1982 semble indiquer que les textes qui accompagnent la séquence ne sont pas présentés lors de l’exposition Une autre photographie. Ce bref rappel historique montre la difficulté à établir l’ordre et le nombre exact des images de Si quelque chose noir. Alors quelle est la véritable totalité de la série ? Lors de ses recherches dans le fonds Alix Cléo Roubaud, Hélène Giannecchini a trouvé un document décisif pour la (re)constitution de l’œuvre totale : dix-sept diapositives, rangées et numérotées de un à dix-sept, dans une pochette plastique transparente17. Il s’agit, selon l’auteur, de l’unique pièce autographe détaillant l’œuvre, donc de la « référence pour cataloguer et présenter18» la série dans l’ordre souhaité par l’artiste. Pourtant, ce document n’aurait jamais dû exister et, pour reprendre les mots de Giannecchini, cela lui confère le « statut étrange d’un secret : porteur d’une vérité, il doit être tu19». Pourquoi faudrait-il le taire ? Il enfreint, en effet, la règle que s’était imposée Alix Cléo Roubaud, à savoir, détruire le négatif une fois l’image souhaitée obtenue. Car pour l’artiste le négatif n’est qu’un simple outil de travail, « comme la palette pour le peintre20 » disait-elle. Seul le tirage permet de « mettre en mouvement l’image oisive21 » du négatif – qu’elle appelle « piction » – et de la rendre vivante afin d’obtenir une véritable image : « Elle faisait tous les tirages et ne reconnaissait comme œuvre que les images qu’elle avait mises elle-même sur des papiers.22 » Détruire le négatif rend la photo unique. Bien plus, ce geste va à l’encontre des spécificités propres à la photographie et, en particulier, ce que le philosophe François Soulages appelle la « photographicité23», à savoir l’articulation de « l’irréversible obtention du négatif et de l’inachevable travail du négatif24». En détruisant la matrice, Roubaud empêche toute reproduction et, de cette façon, elle transforme ce que Soulages appelle « la perte et le reste » en une double perte. Le document trouvé par Giannecchini est donc paradoxal, c’est un écart à la règle – un acte manqué ? – qui a permis d’ordonner la séquence et de l’exposer telle que l’avait souhaité l’artiste. Dissocier et associer, déranger et mieux ranger, s’écarter et s’approcher : une étrange gymnastique semble s’esquisser dans la pratique d’Alix Cléo Roubaud.

Maintenant que l’ordre est rétabli, plutôt que de série ou de suite, il faudrait peut-être parler de séquence, à savoir plusieurs images ordonnées dans un sens précis. De plus, la séquence appartient aussi bien au vocabulaire du cinéma – important, nous l’avons vu, dans la réflexion de Roubaud – qu’à la photographie25. Au cinéma, il s’agit d’un défilement, d’un flux continu où les images se suivent et se fondent dans une illusion du mouvement. En revanche, en photographie, chaque entité est fixe, séparée et singulière. « Sur la pellicule, les images se suivent sans se toucher26 » écrit Alix Cléo Roubaud qui a toujours cherché à comprendre, et à maîtriser, les spécificités de l’image photographique, aussi bien dans la pratique que dans son approche théorique. Nous l’avons vu dans notre introduction, l’absence de contact – la barre qui sépare – est l’origine et le sens de l’œuvre étudiée ici. Pourtant, Alix Cléo Roubaud avait déjà abordé la question de deux manières. D’abord, dans un article sur le statut de l’image, en s’inspirant de Wittgenstein : « non seulement le dire et le montrer ne se touchent pas. Mais le dire le penser et le montrer ne se touchent pas27 »; mais aussi, dans ce que l’on peut considérer comme une esquisse pour Si quelque chose noir : la série Non-contact theory. Dans celle-ci, Roubaud, lors du tirage, agrandit non pas l’image en entier, mais une partie des deux photos qui se suivent : ce qui est mis en avant, au centre, c’est la « barre », c’est l’entre-deux. À ce titre, Il faut insister sur la figure récurrente de l’absence de contact, cette séparation propre à la pellicule que Roubaud interroge. Le problème est donc important, voire même traumatisant : ne peut-on pas voir cette limite de l’image comme un échec pour l’artiste, comme une « évidence à laquelle il faut se soumettre 28 » ? Comment expliquer alors ces réminiscences dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud ? Murielle Gagnebin – psychanalyste et professeur d’esthétique – a défini sa notion de « greffe métaphorisante » comme faisant suite à un « traumatisme29 » que l’artiste subit lorsqu’il prend conscience d’une « fragilité récurrente dans l’œuvre ». La « greffe métaphorisante » de Gagnebin est une « construction dynamique sur et à partir de30 » la faillite de l’œuvre et restructure celle-ci dans une « architecture mobile 31». On pourrait alors comprendre les changements successifs opérés par l’artiste : modification de l’ordre, rajout d’un texte, reprise d’une même image, etc. L’œuvre semble être en perpétuel chantier, en reconstruction permanente, y compris par d’autres personnes. Aussi bien Jacques Roubaud qui, pour son recueil de poésie – véritable journal de deuil –, enlève le « si » pour nommer son livre Quelque chose noir ; ou encore Giannecchini qui, pour la première fois, expose et publie l’œuvre dans sa totalité, agencée selon les souhaits de l’artiste32.

Nous avons jusqu’ici étudié l’œuvre d’un point de vue formel et cela a permis d’explorer l’écart entre les images. Écart qui, nous l’avons vu, est fécond car il « produit de l’entre33 » comme l’écrit François Jullien. Si quelque chose noir est une œuvre-entre : à la fois suite, série, séquence, voire même film ; elle est aussi hors-catégorie, grâce à son « architecture dynamique34 », l’œuvre circule entre ces modalités sans jamais s’y attacher. Ce détour sur la complexité et la difficulté à déterminer l’ordre de ces images nous paraissait indispensable avant d’aborder le fond du problème : quelle histoire raconte cette « traversée par la barre » ? Entrons maintenant dans cet entre.

4. L’« entre autre »

Une séquence photographique permet de créer une relation entre chaque image afin d’exprimer une idée ou de raconter une histoire. Le premier titre donné à la série Si quelque chose noir est Rakki tai. Fujiwara Teika liste dix styles de la poésie médiévale japonaise, formant une « progression crescendo vers l’art absolu de la composition poétique35 », le rakki tai étant le dixième, le plus difficile d’accès. Jacques Roubaud qui s’est beaucoup intéressé à cette littérature a traduit Rakki tai par « style pour dompter les démons ». Giannecchini voit en ce démon l’incarnation de la mort qu’Alix Cléo Roubaud essaye de « dompter » dans cette œuvre ; retenons ici le désir de maîtrise. On retrouve l’articulation – l’affrontement ? – de l’ordre et du désordre, du rangement et du dérangement, étudiée précédemment et si importante dans cette œuvre. Si ce n’est pas le démon, que veut contrôler l’artiste ? Sa création ? Son œuvre ? Regardons de plus près les images. La séquence est construite comme un haïku photographique. Ce genre de poème japonais très court vise l’essentiel : il doit exprimer un sentiment fort en peu de mots. Il est composé de trois vers et de dix-sept syllabes (5/7/5). Distinguons ces trois moments pour essayer de voir ce que nous « disent » les images. Quel est le sens de ce haïku photographique ? Dans les premières photos, le corps d’Alix Cléo Roubaud est quasi inexistant : des traces lumineuses apparaissent dans la pièce, parfois même sans avoir une forme humaine. C’est à partir de la quatrième photo de la série que, pour la première fois, apparaît le corps en entier, mais en deux positions différentes, puis, dans l’image suivante, en quatre : debout, accroupi, sur le ventre puis allongé sur le dos. Que « raconte » ce premier vers ? Le passage d’un être fantomatique à un corps compact. C’est l’enfance de l’art. Alix apprend à se déplacer, à gérer le temps d’impression de la pellicule pour pouvoir exister sur l’image. Il s’agit de donner vie à son corps photographique. La 7ème image est la plus soignée de la séquence, dans le sens où il n’y a pas de superposition, pas de flou et le corps apparaît en entier. Alix Cléo Roubaud parle de « mesure correcte » dans le texte qui accompagne l’image. Elle semble être parvenue à dompter le geste créateur : « la photographie idéale est un moment de conscience de soi (de présence à soi) absolue36 ». Par ailleurs, c’est la photo choisie pour l’affiche de l’exposition et la couverture du catalogue confirmant ainsi l’accomplissement de cette image. Vient ensuite une succession d’altérations dues aux expérimentations faites par l’artiste lors du tirage : solarisation, superposition, tremblement de l’image, accentuation de certaines zones, etc. Il y a comme un détachement, un lâcher-prise, qui contraste avec la maîtrise de la 7ème photo : Roubaud est dépossédée de son œuvre, elle n’a plus d’autorité. Comme habitée par un autre, l’image se met à bouger et semble prendre vie jusqu’à la 12ème image où le calme est retrouvé, et où un vide semble avoir envahi l’image. Cette dernière photo du deuxième vers est la plus sombre de la série : le noir prédomine amplement et, pour la seule fois, le corps d’Alix Cléo Roubaud est entier et unique, gisant sur le sol – comme mort. Le troisième vers de ce haïku photographique est marqué par l’apparition de deux personnes : une jeune fille souriante sur l’écran blanc formé par la fenêtre et un homme nu, allongé sur la trace lumineuse au sol. Selon François Jullien, « l’entre qu’engendre l’écart est à la fois la condition faisant lever de l’autre et la médiation qui nous relie à lui 37». Si l’autre apparaît dans ces photos, quelle est « la médiation qui nous relie à lui » ? Quelle est la relation avec cette jeune fille et avec cet homme ? L’enfant, c’est une photo d’Alix lors d’un voyage en famille, quant à l’homme, c’est Jacques Roubaud. Sur lui, on aperçoit le corps de sa femme en transparence, tel un fantôme, comme si, peu à peu, elle s’était effacée au contact de ces altérités rencontrées. Comme l’écrit le psychanalyste Jean Laplanche : « L’être humain n’est pas envisagé dans une succession où l’enfant devient adulte, ou bien où l’adulte se remémore l’enfant qu’il a été, mais dans une simultanéité : c’est l’enfant en présence de l’adulte38 ». Plutôt que de simultanéité, il faudrait peut-être parler d’interférences ; au pluriel, car il s’agit de plusieurs personnes, mais aussi parce que la relation – l’entre, l’inter- en latin – ne peut se penser qu’au pluriel. Or, ces interférences sont apparues suite aux fortes altérations de l’image dans le deuxième vers du haïku photographique. Altération et altérité ne sont pas seulement liées par la même racine étymologique, mais bien plus : l’altération fait surgir une altérité. Dans ce dernier moment de l’haïku, Alix Cléo Roubaud semble être dans un au-delà, dépossédée d’elle-même, disposée à contempler ce qui la constitue et ce qui va rester d’elle. Entre un heureux souvenir en famille – « les seules vraies photographies sont les photographies d’enfance » dit-elle dans le film de Jean Eustache – et l’être aimé, Jacques Roubaud – qui va publier son Journal et écrire le recueil de poésie Quelque chose noir suite à la mort de sa femme –, l’entre relie les images les unes aux autres, les unes avec les autres, dans un rapport pluriel – suite, série, séquence – ; l’entre permet aussi d’établir une relation à l’autre. La « traversée de l’image par la barre » est faite de rencontres : avec soi, avec l’œuvre (l’« Ego alter ») puis, suite aux altérations importantes, tel un voyage dans le temps, l’artiste (re)trouve son soi-enfant et se superpose à son soi-autre, ici, la figure de Jacques Roubaud.

Conclusion : vers un autre créateur

Parvenu à la fin de notre séjour dans l’antre de l’entre, nous n’avons pu qu’esquisser les contours de cet espace particulier. Comme l’écrit François Jullien, « le propre de l’entre c’est de n’avoir rien en propre, (…) d’être sans détermination39 ». Nous avons vu ici la difficulté de définir le statut de Si quelque chose noir : à la fois suite, série, séquence, voire même film. Il a fallu, dans un premier temps, s’adapter à la gymnastique imposée par Alix Cléo Roubaud : écarter l’image et le son, l’image et le texte, l’image et soi-même, « afin de nous y faire40 », comme elle le dit dans son introduction. Car l’écart est indispensable pour produire du jeu entre les différentes pièces de l’œuvre, et donner vie à cet entre fertile. Si l’architecture de l’œuvre est si difficile à identifier, c’est parce qu’Alix Cléo Roubaud n’a cessé de la modifier pour essayer de se rapprocher de ce qu’elle souhaitait vraiment. Pourquoi insister sur ce « elle » ? Ce pronom personnel renvoie aussi bien à l’artiste qu’à son œuvre qui acquiert ici une autonomie41». Rendre la photographie unique – en détruisant le négatif – c’est, pour l’auteur, un moyen de parachever sa création et de lui donner une vie propre. Elle devient une image singulière à articuler avec la pluralité des autres images afin de faire circuler le sens d’une œuvre. C’est la raison pour laquelle Si quelque chose noir semble être encore en mouvement, habitée par un entre créateur : un entre aussi bien à l’origine de l’œuvre que moteur du geste de l’artiste.

Il ne faut donc pas chercher une « esthétique de l’aboutissement », écrit Giannecchini à propos du travail d’Alix Cléo Roubaud, mais y découvrir une « beauté de la recherche42 ». Opposer l’aboutissement à la recherche, c’est se placer, une nouvelle fois, dans un entre-deux : c’est être entre l’hypothèse et la thèse, entre l’idée et l’œuvre, entre l’imaginaire et l’image photographique. De quelle recherche s’agit-t-il ? D’une vérité ? Dans notre introduction, nous parlions de Platon et l’analyse de l’entre en tant qu’antre rappelle, en effet, l’allégorie de la caverne dans laquelle des prisonniers se libèrent de leurs illusions afin d’accéder à la vérité du monde. Alix Cléo Roubaud cherche aussi, peut-être, une « image vraie ». Elle en parle souvent dans ses écrits, et c’est le titre du livre de Giannecchini. « Je ne peux pas écrire de toi plus véridiquement que toi-même (…) mais la vérité de toi, tu l’as écrite43 » constate Jacques Roubaud, quelques années après la mort de sa femme. La vérité d’Alix Cléo est donc dans son œuvre, sous la forme de mots et d’images. Le seul moyen d’y accéder, c’est de l’interroger, non pas dans une optique psychobiographique, mais dans le plaisir de découvrir, à la manière d’un archéologue, les fragments d’une existence, les pièces parsemées d’un puzzle à (re)construire dans la perspective d’approcher une identité authentique. Mais peut-on vraiment ici dissocier – ou associer – l’authenticité de soi et celle de l’œuvre ? C’est là une autre question. Néanmoins, c’est au travers de l’analyse d’un authentique entre que nous sommes parvenus à capter un peu de ces vérités existentielles.


Notes

1 – Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris : Seuil, coll. Fictions & Cie, (1984) 2009, 224 pages.

2 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014 ; Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014, pp. 138-139.

3Idem.

4 – Dictionnaire Larousse.

5 – Dictionnaire Furetière.

6Idem.

7 – Jacques Roubaud, « Postface » in Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014. p. 185.

8 – H. Giannecchini, op. cit., p. 111.

9 – Extraits inédits du Journal in H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 186.

10 – Lettre à sa famille, fonds Alix Cléo Roubaud, 1980.

11 – H. Giannecchini, « Haïku », Si quelque chose noir, Marseille : Centre international de poésie, 2011, non paginé.

12 – René Char, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, Pléiade, 1983, p. 413.

13 – H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 132

14 – H. Giannecchini, « Haïku », Si quelque chose noir, op. cit., non paginé.

15 – François Jullien, L’écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Paris : Galilée, p. 31.

16 – Jacques Roubaud, « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », Journal (1979-1983), Paris : Seuil, 2009, p. 14

17 – Une photo de ce document essentiel est visible dans le livre H. Giannecchini Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 126.

18Ibidem, p . 127.

19Idem.

20 – Jacques Roubaud, « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », op. cit., p . 18

21 – Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris : Seuil, 2009, p. 14.

22 – Jacques Roubaud, « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », op. cit., p . 18.

23 – François Soulages, Esthétique de la photographie, Paris : Dunod, (1998), 2017.

24 – Alejandro Erbetta (dir.) La Photographicité, Paris : l’Harmattan, 2017, p. 231.

25 – Par exemple, Duane Michals connu pour ses séquences photographiques dans lesquelles il raconte des histoires drôles, tragiques ou philosophiques.

26 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014 ; Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014, pp. 138-139.

27 – « La photographie ; Wittgenstein ; et les pommes pourries » Alix Cléo Roubaud, in H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 53

28 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014

29 – Murielle Gagnebin, Du divan à l’écran, Paris : PUF, p. 184.

30Ibidem, p. 192.

31Ibidem, p. 194.

32 – Une première fois en 2010 au Centre international de poésie à Marseille puis, en 2014, à la Bibliothèque nationale de France.

33 – François Jullien, op. cit., p. 49.

34 – Murielle Gagnebin, Du divan à l’écran, Paris : PUF, p. 185.

35 – Cf. H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 128.

36 – Alix Cléo Roubaud cité par Hélène Giannecchini in « Alix Cléo Roubaud, absolument photographe », Chroniques de la BnF, n° 61, p. 23.

37 – François Jullien, op. cit., p. 72.

38 – Jean Laplanche, Sexual, la sexualité élargie au sens freudien, Paris : PUF, 2014, p. 163.

39 – François Jullien, op. cit., p. 50.

40 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014 ; Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014, pp. 138-139

41 – Sur la question de l’autonomie de l’œuvre d’art, lire Murielle Gagnebin, « L’hystérie du voir », Pour une esthétique psychanalytique. Paris : PUF, 1994, pp. 33-62.

42 – Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014, p. 16

43 – Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris : Gallimard, « NRF », 1986, p. 121.


Bibliographie

GAGNEBIN Murielle. En deçà de la sublimation, l’Ego alter. Paris : PUF, 2011, 247 p.

GAGNEBIN Murielle. Du divan à l’écran. Paris : PUF, 1999, 250 p.

GAGNEBIN Murielle. Authenticité du faux. Paris : PUF, 2004, 322 p.

GIANNECCHINI Hélène. Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud. Paris : Seuil, 2014, 212 p.

JULLIEN François. L’écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité. Paris : Galilée, 2012, 96 p.

ROUBAUD Alix Cléo. Journal : 1979-1983. Paris : Seuil, (1984), 2009, 225 p.

ROUBAUD Jacques. Quelque chose noir. Paris : Gallimard, 1986, 152 p.