Juste la fin du monde, extrait de la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, avec l’actrice Renée Gincel, Paris, 2012.

Fatima EZZAHRA TIZNITI
Doctorante en art et littérature comparés au département de Langue et de littérature françaises, Fatima Ezzahra Tizniti prépare une thèse sur La voix de l’ailleurs chez Jean-Luc Lagarce à l’Université Mohamed V Agdal au Maroc. Cette recherche lui permet d’effectuer une profonde analyse sur la nouvelle écriture et mise en scène de l’auteur.

fatizou59@hotmail.com

Pour citer cet article :

Ezzahra Tizniti, Fatima, « Être où ne pas être … : L’entre deux lieux chez Jean-Luc Lagarce », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/etre-ou-ne-pas-etre-lentre-deux-lieux-chez-jean-luc-lagarce/


Résumé

Cela se passe généralement un dimanche, dans une maison en France. Ce genre de cadre géographique dans le théâtre de Jean-Luc Lagarce nous informe sur le lieu et le temps où se passe l’action et apparait comme un premier point de repère. Pourtant, le théâtre lagarcien est aussi un art de la feinte, de la tricherie et du trompe-l’œil. En effet, malgré un semblant de jeu dans un même espace, les personnages semblent tiraillés entre la scène (l’espace des vivants) et le hors-scène (l’espace des morts ou des revenants). Ce double-espace est un symbole d’union et de désunion entre les personnages qui continuent encore de se retrouver pour raconter aux autres ou à eux-mêmes les derniers instants de leur vie avant l’ultime séparation.

Mots-clés : Onirisme – Hors-scène – Au-delà – Illusion.

Abstract

This usually happens on a Sunday in a house in France. This kind of geographique part in the theater of Jean-Luc Lagarce informs us about the place and time where the action is and appears as a first point of reference. Yet the lagarcien theater is an art of pretense, cheating and sham. Indeed, despite a semblance of game in the same space, the characters seem torn between the scene (the living space) and the off-stage (the dead space or ghosts). This double space is a symbol of union and disunity between the characters who still continue to meet to tell others or themselves the last moments of their lives before the final separation.

Keywords: Onirisme – Off-stage – Beyond – Illusion.


Sommaire

Introduction
1. L’illusion lagarcienne : un espace sans repères
2. S’éloigner pour mourir ou revivre autrement
3. S’abandonner ailleurs…
4. Vivre son inexistence
5. Le jeu du clair-obscur, des visages en fragments
6. Deux personnages, deux univers différents
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Être ou ne pas être…

Si l’espace a pour premier principe de faire réunir des personnages, il peut aussi les séparer. L’histoire de Juste la fin du monde se passe généralement un dimanche, dans une maison. Mais peut-on considérer cette maison comme un espace commun ? Chaque personnage semble cloîtré dans son propre monde et le dialogue est loin d’arranger les choses, alors comment s’entendre ? Si l’ici-bas est par excellence le lieu où l’on se rencontre, c’est également le lieu où l’on se perd car selon Bertrand Chauvet, « le théâtre est une entreprise nomade funambule, suspendue entre ciel et terre, c’est à dire entre subventions et petits boulots1. ».

Mais avec la crise du théâtre contemporain, certains dramaturges n’ont plus pour objectif de perfectionner la scène théâtrale à travers un décor futile et superflu. Les auteurs font plutôt appel à l’imaginaire du spectateur. Il est rare chez Lagarce de constater des repères qui puissent nous situer dans le lieu exact où se passe l’action. Les didascalies sont presque inexistantes. La maison dans Juste la fin du monde est perçue comme une terre inconnue où Louis, personnage principal de la pièce, ne retrouve plus sa place, d’ailleurs sa chambre n’est devenue qu’un simple débarras, là où « on met les vieilleries qui ne servent plus à rien2 ». Suzanne aussi ne se sent pas chez elle, « ce n’est pas [sa] maison3 » mais celle de ses parents. Le discours des personnages propose d’autres lieux du passé situés en dehors de la scène, mais qui peuvent tout aussi bien être seulement de simples illusions scéniques.

1. L’illusion lagarcienne : un espace sans repères

Dans Juste la fin du monde, aucun indice scénographique censé décrire le décor n’est mis en valeur. C’est au lecteur ou au metteur en scène d’imaginer la construction de cette maison. Dans cette pièce théâtrale, la maison de La Mère n’est pas localisable, elle fait figure de non-lieu car si Louis revient afin de revoir sa famille, il semble ne plus s’y sentir chez lui. D’habitude, la maison est un refuge, or chez Lagarce, la maison perd brusquement cette valeur. En effet, la maison n’est plus considérée comme un espace social car personne ne désire y vivre pleinement et durablement. Louis revient auprès de sa famille pour simplement annoncer sa mort, ayant l’intention de repartir après avoir accompli sa mission de « messager4 ». La maison est loin d’être un espace vivant et chaleureux mais elle fait figure d’espace vide. Les personnages vivent séparément chacun de leur côté. Suzanne déclare à Louis qu’ « [elle vit] au second étage5 », ce qui nous laisse supposer qu’elle vit loin de sa mère même si ces deux personnages vivent sous le même toit. Antoine, le frère de Louis et Catherine – sa belle-sœur – habitent, selon les propos de Suzanne, dans « un quartier plutôt laid6 ». Louis est parti depuis fort longtemps vivre dans la capitale, là où il apprend à devenir écrivain. Ce dernier n’est jamais allé rendre visite à son frère et à sa femme, leur maison est-elle un espace invivable? Même Suzanne n’y va jamais. D’un autre côté, la mère demande à Louis de lui donner quelques précisions à propos de l’endroit où il habite mais ce dernier préfère ne rien dire à ce sujet. La séparation est certainement due à un manque d’entente ou à un conflit antérieur. Mieux vaut vivre éloigné l’un de l’autre afin d’éviter ces malentendus. Louis « demande l’abandon7 » qui est synonyme de liberté, vivre loin d’un espace qui s’avère trop étouffant, n’importe soit le lieu, du moment qu’il soit différent et lointain. La notion de lointain révèle un espace onirique qui est le fruit de l’imaginaire du personnage. L’espace réel est sujet de frustration et d’exclusion. Suzanne déclare que « rien jamais ici ne se dit facilement8 ». L’imaginaire ouvre, par contre, un espace de liberté, l’espace de tous les possibles. Ce double espace, l’ici-bas et l’au-delà, constitue un parallélisme entre le passé et le présent, le passé regroupe toute la famille dans un même espace-temps tandis qu’aujourd’hui chacun vit dans son propre territoire où l’autre n’est pas souvent le bienvenu. Ceci crée un déséquilibre au sein même de l’espace mental du personnage, Louis, personnage mourant, semble être soudainement perdu dans la maison maternelle perçue à la fin comme une sorte d’espace labyrinthique : « Et ensuite, dans mon rêve encore, toutes les pièces de la maison étaient devenues loin les unes des autres9 ». Dans cette perspective, presque tous les personnages se cherchent et se perdent. Louis est le personnage qu’on entend le moins, se transformant en une figure presque invisible qui a perdu totalement la notion du temps et du lieu.

2. S’éloigner pour mourir ou revivre autrement

Le pays lointain reste l’espace le mieux approprié au personnage. Cependant, faire le voyage et s’éloigner est un bénéfice pour les uns mais destructeur pour les autres. Suzanne regrette de ne pas avoir connu son frère plus tôt. Ce dernier lui envoie à peine quelques mots dans les cartes postales qui montrent simplement qu’il est en vacances dans une ville nouvelle. Mais où exactement ? Notons bien qu’à peine quelques indications sont notées au dos des cartes postales.

Le changement d’espace (ville, pays, maison…) est très fréquent chez Lagarce et témoigne généralement d’un changement de mode de vie ou de statut. La ville nouvelle est une ouverture sur un espace vivant, dans Histoire d’amour (repérages)10, c’est dans un autre pays où La Femme rencontre un autre homme et apprend à chanter. Représentant la figure de la femme libérée, elle semble plus ouverte sur les autres. Pour la famille de Louis, la capitale symbolise la vie libre d’artiste dont ils apprécient les talents d’écrivain.

C’est à travers les situations de paroles, principalement à partir de la figure de l’hypotypose, que l’espace se crée, se concrétise et prend forme, comme on l’avait signalé auparavant, dans l’imaginaire du lecteur sans pour autant avoir recours aux données matérielles, ce qui crée un autre aspect de lieu qu’on surnommerait l’espace mental où le surgissement des souvenirs possède un pouvoir sur la recréation d’un lieu qu’on croyait perdu. Cet espace témoigne d’une vie nomade et clandestine, il symbolise également l’exclusion et la non-appartenance. Ce même sentiment de dépaysement par rapport au monde extérieur a été évoqué aussi par August Strindberg dans Le chemin de Damas11. Dans tous les lieux qu’il visite avec sa femme, il incarne la figure de l’Inconnu. Comme il n’appartient à aucun groupe social, l’Inconnu est un personnage errant qui a non seulement perdu ses repères par rapport à l’espace mais aussi par rapport à ses relations avec les autres, souvent étroites voire désastreuses. Dans Juste la fin du monde, les personnages n’arrivent plus à communiquer ensemble et souvent la Mère tente de faire dialoguer ses enfants afin de ne pas succomber au silence mortifiant.

La dépendance au lieu de naissance dans Juste la fin du monde est devenue presque menaçante, personne ne se sent réellement chez lui. La seule issue possible reste de quitter les lieux ou de rebrousser chemin pour se retrouver ailleurs, cet ailleurs qui donne sur une toute autre ouverture vers des espaces éclatés et où le hors-scène figure comme un lieu salvateur du Solitaire.

3. S’abandonner ailleurs…

Le sentiment d’abandon est en chaque personnage un désir de se ressourcer ailleurs. Comme on l’a déjà souligné, la scène n’est plus un espace commun d’où l’échec du dialogue, le ratage des relations, les malentendus et les multiples moments de silence… rien qui puisse arranger les choses et laisser place à un espace convivial. Après les ruptures, vient le temps d’embarquer pour une autre destination où l’on espère retrouver plus de tranquillité. Il est frappant de constater que Louis n’est pas seul à vouloir vivre ailleurs, presque tous les personnages ont ce même désir, celui de partir pour à un autre monde, là où les morts et les vivants peuvent enfin cohabiter, en effet, Louis espère emmener toute sa famille avec lui après sa mort.

Le hors-scène indique ainsi un état de renoncement à la vie d’ici-bas ainsi que la reconstitution d’une époque par le biais de la narration car il semble que le personnage a toujours besoin de reconquérir l’espace d’avant pour se sentir exister. Poétiquement évoqué, le récit de Louis indique son rejet du monde intérieur qui est la maison familiale ainsi que son nouveau statut en tant que personnage qui domine le monde extérieur. C’est à partir de là qu’il devient enfin maître de lui-même mais aussi des autres. Louis :

Je vous détruis sans regret avec férocité. […] Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas et je suis l’unique survivant, je mourrai le dernier. […] La Mort aussi, elle est ma décision12.

Dans son plein délire et par sa position de dominant, l’espace imaginaire devient l’espace de tous les possibles. La maison serait alors synonyme de clôture alors que le monde extérieur est un espace qu’on ne saurait atteindre sans la notion du rêve et de l’imaginaire. Curieusement, la maladie ou l’agonie permet à Louis de s’évader dans d’autres lieux sans être mal-vu ou mal-jugé, c’est là aussi où il paraît capable de battre la mort. Les autres membres de la famille disparaissent aussi étrangement (Catherine reste seule)13 mais où ? Et où sont passés les autres ? Au milieu du spectacle, les personnages communiquent par des voix off surgissant des coulisses. Le comique de la scène réside dans cette partie de cache-cache où chacun tente de retrouver l’autre dans un espace complètement déréalisé. Seul le discours permet de décrire les événements, l’espace appartenant seulement à la parole. Le pouvoir de tout un lieu réside en effet dans la remémoration des souvenirs par fragments. Mais les souvenirs ont parfois un impact destructeur qui minimalise la scène. Les grands espaces font appel à des multiples escapades où Louis semble un rêveur éveillé qui veille sur le monde des vivants depuis l’au-delà et qui espère encore les revoir « on songe à voir les autres, le reste du monde, après la mort14 ». Dans le champ de la psychologie, une grande partie des agonisants font l’expérience de la mort imminente, qui leur permet de voir toute leur vie défiler avant de mourir, visitant les lieux du passés pour la dernière fois. A un certain moment, Louis s’apprête à partir en paix, il n’appartient plus à la scène. On passe d’un espace à l’autre sans crier gare et le personnage lui-même se permet de se situer son propre espace au dépend de chaque expérience vécue. Louis parvient encore à se créer son propre milieu et à s’imaginer une autre vie, après la mort, là où il pourrait épouser sa sœur et vivre heureux. Dans son plein délire, le personnage s’accroche encore à des souvenirs comme à des espaces interdits où il pourra enfin découvrir d’autres mondes: « je découvre des pays, je les aime littéraires15 ».

Cette découverte est probablement le signe d’un dernier pèlerinage. En effet, la mort chez Jean-Luc Lagarce n’est pas seulement la fin mais aussi et surtout l’occasion de revisiter certains lieux, de ranger et de mettre de l’ordre16. Le retour auprès des siens est l’aspect fondateur de la reconstitution d’un espace qui serait déjà perdu. Comme dans un rêve, les endroits semblent fragmentaires. Loin dans les méandres des chemins, Louis perd son statut de héros, celui qui doit avouer la vérité et affronter les autres. Personnage rêveur, il construit son espace de l’éternité. Dans un entretien avec François Berreur, ce dernier déclare à propos de sa mise en scène de Juste la fin du monde qu’ [il est] parti sur l’idée que « toutes les pièces bougeaient tout le temps17 ». A travers sa perspective en effet, toutes les pièces restent à l’état libre et la conscience du personnage mort est tout le temps présente et active, la conscience est ce qui détermine l’espace même si le corps apparait quelque fois comme exclu.

4. Vivre son inexistence

L’illusion lagarcienne réside dans le fait que rien ne se passe réellement devant soi. Revenir sur un passé commun et recoudre les fils des anciens événements sont les aspects fondateurs du théâtre lagarcien. L’espace en fragment donne lieu à un être inaccompli, un non-être tiraillé entre lumière et obscurité. En ce sens, l’espace est mis en lumière non pas par ce que l’on voit mais par ce qu’il en résulte de l’inconscient du personnage.

Chez Lagarce, l’espace réservé aux personnages parleurs est limité par le temps. Chaque personnage, même le plus silencieux, possède son moment de discours. Ce moment entre celui qui parle et celui qui écoute ne sont pas dans le même espace-temps, Louis en tant que personnage silencieux se détache progressivement de l’instant présent parce qu’il est incapable de poursuivre le dialogue avec le reste des personnages, son silence apparait comme un instant mort. Par contre le rôle de la mère est celui de la remémoration des souvenirs. A partir de là, elle détient une position importante qui la situe encore en tant qu’être vivant. C’est elle qui parle dans l’instant présent et qui assume son discours devant un être presque absent.

5. Le jeu du clair-obscur, des visages en fragments

Juste la fin du monde, extrait de la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, avec l’actrice Renée Gincel, Paris, 2012.

A travers cette image, on voit bien la mère sur scène, la lumière éclaire son corps et se tient derrière le siège de Louis, silencieux. Le corps de la mère est très éclairé par rapport à celui de Louis, assis dans l’obscurité. La mère est la métaphore d’un souvenir qui refait surface, un souvenir qui réapparaît dans la conscience du fils revenant. Debout, derrière lui, la mère détient un statut presque onirique, un rêve que Louis ne peut ni toucher ni voir car les deux personnages ne sont pas face à face. Contrairement à la mère, Louis est situé dans un coin sombre, habillé en noir, il apparaît comme un personnage d’outre-tombe. Ce jeu du clair-obscur produit un effet de contraste entre les deux personnages, à savoir entre deux tableaux différents, celui de l’ici-bas et de l’au-delà. Deux espace-temps qui représentent un contraste entre la veille et le sommeil, entre le jour et la nuit, entre le mutisme du fils et le trop-parler de la mère à travers une juxtaposition à la fois onirique et réaliste représentée par les deux personnages.

6. Deux personnages, deux univers différents

Comme dans la musique, la voix de la mère a une tonalité plus grave que celle de Louis dont la solitude le conduit à refouler certaines choses qu’il ne peut dire : « lorsqu’il fait noir, personne à qui tu puisses parler ?18 ». Un lieu sombre suscite généralement un sentiment de peur, un espace où le dialogue semble donc compliqué voire impossible. Le noir renvoie aussi à la mort ou à la nostalgie, dans Cette aveuglante absence de lumière19, Tahar Benjelloun affirme que :

celui qui convoquait ses souvenirs mourait juste après. […] Comment savoir qu’en ce lieu la nostalgie donnait la mort. Nous étions sous terre, éloignés définitivement de la vie et de nos souvenirs20.

L’être semble en effet prisonnier dans n’importe quel lieu obscur parce qu’il ne peut avoir accès à l’autre, il ne peut ni le voir ni le toucher alors qu’un dialogue passe avant tout par le face à face et par le regard qui peuvent cerner quelques réalités cachées.

Suscitant l’inquiétude et l’angoisse, l’obscurité est généralement menaçante. Dans le champ de la psychologie, le noir représente généralement la première phobie ressentie par l’enfant lorsqu’il se sépare, la nuit, de ses parents et notamment de sa mère. Cette absence de lumière en effet perturbe brusquement son rapport à l’espace, il ne peut ni bouger ni reconnaitre clairement où il est. Cette forme de gradation indique une nouvelle posture de Louis qui se retrouve à présent au dessus du ciel et au dessus de toutes les voix des autres personnages. Il est maintenant celui qui parle sans que la mère et les autres membres de la famille puissent l’entendre. Sa parole résonne contre toute autre parole, [il] domine la vallée21. Toute la pièce se déroule en une sorte de duel entre le personnage et son propre moi, le clair-obscur pouvant aussi témoigner d’un ensemble de détours à la fois tragique et comique, à ce propos Gaston Bachelard déclare que :

L’histoire du moi, c’est une archéologie indiscernable à première vue, faite de strates obscures, de traces brouillées et d’un tuf primitif qui affleure parfois avec brutalité et brouille le relevé provisoire des pistes22.

Ce brouillage de piste incite le personnage lagarcien à se battre contre ses propres pulsions car cet effet d’obscurité ne représente que la part inconsciente de Louis enfouie dans l’amertume, la peur et le silence. Par rapport aux autres personnages, Louis n’est finalement représenté qu’à moitié, une part d’obscurité qui annule à la fois l’union avec le temps et l’espace, voyageant au pays des siens sans se libérer du flux des sentiments et des craintes qui le dominent. Par sa gestuelle et son assurance sur les mots, la mère domine la scène et par la parole elle hypnotise Louis, suspendu aux frontières de la mort, et le tient à distance. Par sa parole, elle brise également une part du mensonge. C’est finalement par le jeu que l’acteur révèle sa vérité. Le discours permet à la mère de prendre possession de son corps et d’éveiller sa propre conscience par le trop-plein de souvenirs. Par l’éclairage, les sentiments de la mère évoluent alors que l’ombre qui domine le corps de l’autre personnage l’empêche de parler ou de se justifier. L’effet du clair-obscur témoigne en effet de ce contraste qui réside entre la complexité de dire la vérité chez Louis et l’aisance et la fluidité de la parole chez la mère. En effet, cette dernière dévoile la vérité tandis que Louis la dissimule. Deux mondes, celui du mensonge et celui de la vérité qui ne peuvent cohabiter ensemble. Le mensonge ou la tricherie est cette facette d’obscurité qui nous rappelle le concept de la chambre noire, empêchant les personnages de se voir, de se parler et de se toucher. Ainsi, reconquérir la maison familiale parait une histoire impossible. Louis est déjà saisi par l’angoisse de parler de sa maladie, Antoine et sa femme habitent ailleurs et Suzanne veut vivre dans un autre monde. Tout le monde est logé nulle part ailleurs sauf dans la maison. Comme dans un rêve, la maison se déploie et devient plus spacieuse mais dont les chambres et les murs paraissent inaccessibles. Mais la mère est la lumière de la maison, c’est à travers son regard sur le passé commun qu’elle essaie de maintenir la maison en vie et de lui redonner toute sa clarté. Elle appelle à la reconstitution des souvenirs par le travail de la mémoire, sa parole rend possible l’exploration du passé. La voix de la mère appelant Louis pour le retenir auprès d’elle montre son amour dévoué pour ce dernier et sa crainte de le perdre encore une fois.

Conclusion

On peut dire finalement que les entrées et sorties sont fréquentes dans la maison, malgré un manque d’action, les personnages ne se tiennent pas en place, tout le monde entre et sort sans prévenir. Le théâtre de Jean-Luc Lagarce est une nouvelle approche dramaturgique qui est celle du mouvement et de l’ouverture vers le hors-scène. Cette ouverture empêche les personnages en rupture de cohabiter ensemble jusqu’à la fin malgré un semblant de dialogue. Louis est ce poète errant qui se sent obligé de s’échapper ailleurs. En franchissant la porte interdite de la maison, il se trouve condamné à vivre l’instant terrible de la vérité. L’extérieur lui permet ainsi de se voiler la face cachée, de se soumettre à certains plaisirs comme ceux de tuer avec avidité tous les autres membres de la famille23. L’extérieur de la maison assure une meilleure protection car il est impossible de cohabiter ensemble. Le toit emprisonne mais l’extérieur libère par le biais de la pensée et l’ivresse de la poésie.


Notes

1 – Bertrand Chauvet, L’utopie du singulier ou « comment exister son inexistence », in Juste la fin du monde, Nous, les héros, Jean-Luc Lagarce, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 2008, p. 9

2Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1990

3Ibid., p.13

4Ibid., p.22

5Ibid., p.7

6Ibid., p.12

7Ibid., p.5

8 Ibid., p.8

9Ibid., p.14

10 Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (repérages), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1983.

11 – August Strindberg, Le Chemin de Damas, Paris, Annie Bourguignon, 1898.

12Ibid., p.9

13Ibid., p. 14

14Ibid., p. 20

15Ibid., p.30

16 Ibid., p. 35

17 – Entretien avec François Berreur « Loin dans les méandres de la parole », in Juste la fin du monde, Nous, les héros, Jean-Luc Lagarce, op. cit., p. 81

18 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde,op.cit., p. 33

19 – Tahar Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Edition du Seuil, 2001

20Ibid., p. 120.

21 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, op.cit., p. 35

22 – Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Les presses universitaires de France, 1957, p.203

23 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, op.cit., p. 39


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