Eva RAYNAL

Doctorante en littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille (CIELAM).
Elle réalise sa thèse sous la direction du professeur Alexis Nuselovici (Nouss), ses recherches portent sur l’expérience de l’aller et du retour dans plusieurs oeuvres européennes marquées par la Seconde Guerre Mondiale (Alfred Döblin, Jorge Semprún et Vercors). Anciennement lectrice à l’Université Pédagogique Nationale (México CDMX), elle est actuellement tutrice en lettres modernes mais aussi au sein du programme étatsunien APA (Academic Program in Aix-en-Provence) sur la campus d’Aix-Marseille.

eva.r.r@hotmail.fr

Pour citer cet article : Raynal, Eva, « Le déporté chez Semprun et Vercors, figures de la zone grise », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/le-deporte-chez-semprun-et-vercors-figures-de-la-zone-grise/>.


Résumé

Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi développe pour la première fois le concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp.

Jorge, Gérard : je autobiographique ou il fictionnel, tous deux ont connu l’expérience concentrationnaire nazie, Jorge réactivant sa mémoire à travers Gérard, et Gérard hantant les souvenirs de Jorge. Le Grand Voyage rompt le silence sur sa déportation à Buchenwald, tandis que L’Écriture ou la vie tente d’expliquer cet oubli volontaire de plus de quinze années.

L’éditeur et écrivain clandestin Vercors publie en 1945 Les Armes de la nuit. Pierre est un survivant du camp fictif de Hochswörth. Il estime avoir perdu sa « qualité d’homme ». Le récit suivant, La Puissance du jour, raconte comment cette condition peut être rétablie (ou perdue pour toujours).

En quoi Gérard et Pierre sont-ils des figures de la zone grise ?

Il sera abordé dans un premier temps le motif du moi altéré, à la fois homo sacer et possible représentant lazaréen. Or, l’être ne peut être flétri que dans un cadre où l’extra-ordinaire devient la norme : le camp, Moloch et laboratoire du Mal Radical. Conséquemment, l’oeuvre est amenée à devenir un espace d’affirmation d’une nouvelle altérité : écriture semprunienne du ressassement et questionnement ontologique incessant chez Vercors.

Mots-clés : Primo Levi – Jorge Semprun – Vercors – zone grise – camp – système concentrationnaire – Buchenwald – Hochswörth –  Lazare – Radikal Böse – Grenzsituation – homo sacer – Jean Cayrol – Moloch – Kant – Hannah Arendt – Ulysse.

Abstract

In The Drowned and the Saved, Primo Levi presents for the first time the « grey zone » concept, that is to say the space of privileges and struggles for power through ambiguous relations of complicity and responsibility between prisonners and guardians, in the absolutely totalitarian and absurde frame of the camp.

Jorge, Gérard : the autobiographical I or fictional He, both know the nazi experience. Jorge reactivates his past thanks to Gérard, while Gérard is haunting Jorge’s memories. The Long Voyage breaks the silence about his deportation to Buchenwald, while Literature or Life tries to explain this deliberate omission of almost twenty years.

The clandestine editor and writer Vercors publishes in 1945 The Weapons of the Night. Pierre is a survivor from (fictional) Hochswörth camp. He thinks he lost his « human quality ». The following novel, The Power of the Day, relates how this condition may be recovered (or lost forever).

Could Gérard and Pierre be considered as figures from the grey zone ?

The motif of a corrupted ego should be explored, especially the homo sacer dimension, and the possible Lazarus representative. Yet, the human being could only be withered in a frame where the extra-ordinary becomes the standard : the camp, Moloch and laboratory of Radical Evil. Consequently, the text becomes an area for a new otherness: semprunian writing of rumination, and constant ontological questioning for Vercors.

KeywordsPrimo Levi – Jorge Semprun – Vercors – grey zone – concentration camp – Buchenwal – Hochswörth – Lazarus – Radikal Böse – Grenzsituation – homo sacer – Jean Cayrol – Moloch – Kant – Hannah Arendt – Ulysses.


Sommaire

Introduction
1. Un moi altéré
1.1. L’homo sacer
1.2. Une figure lazaréenne ?
2. Le camp, une « zone grise »
2.1. Le camp, ce Moloch
2.2. L’expérience du Radikal Böse
3. L’oeuvre comme espace d’affirmation d’une nouvelle altérité
3.1. L’écriture semprúnienne du ressassement
3.2. Le questionnement ontologique vercorien
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi développe pour la première fois le concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp1. En 2011, l’écrivain, scénariste et homme politique Jorge Semprún nous quittait pour son dernier grand voyage. Les lecteurs de L’Écriture ou la Vie et de Federico Sánchez se despide de ustedes ne peuvent ignorer le passé résistant et militant de celui qui fut déporté à Buchenwald à l’âge de vingt ans, lui, l’étudiant en philosophie devenu le matricule 44904 en tant que Rot Spanier.

Jorge, Gérard : je autobiographique ou il fictionnel, tous deux ont connu l’expérience concentrationnaire nazie, Jorge réactivant sa mémoire à travers Gérard, et Gérard hantant les souvenirs de Jorge. Après un silence désireux d’oubli de quinze années, un schisme définitif avec le Parti Communiste Espagnol et une prise de conscience nocturne dans la maison d’un militant, Le Grand Voyage est finalement publié en 1963 chez Gallimard. L’écriture, habitée par la modernité du stream of consciousness, tente de reconstituer le parcours en wagon plombé depuis Compiègne jusqu’à Weimar, tout en se permettant des échappées temporelles et spatiales, vers la vallée de la Moselle, le Maquis, Paris et l’Espagne de l’enfance. L’auteur affirme sans détour qu’il s’est créé un compagnon durant ces trois jours et quatre nuits, « le gars de Semur », un jeune résistant dont la parole simple mais lucide calme les angoisses du narrateur. Le gars de Semur meurt avant le terme du voyage, et c’est un Gérard devenu « il » qui franchit les portes du wagon. Avant même d’entrer dans le camp, l’absurdité impitoyable de l’univers concentrationnaire a déjà exercé son pouvoir de destruction.

Autres figures, autres témoignages, mais toujours écritures d’exception : Robert Antelme, Tadeusz Borowski Charlotte Delbo, Imre Kertész, David Rousset, Elie Wiesel… Les exemples ne manquent pas. Mais alors, que viendrait faire ici une figure, certes de la résistance intellectuelle française, mais certainement pas concentrationnaire, telle que Vercors ? Initialement dessinateur, Jean Bruller adopte ce pseudonyme en 1942, lorsqu’il fonde clandestinement les Éditions de Minuit avec Pierre de Lescure, mais également en publiant des œuvres qui feront date, comme Le Silence de la mer, et Zoo ou l’Assassin Philanthrope.

Il existe cependant deux œuvres parfaitement méconnues, et pourtant essentielles pour la compréhension de la pensée vercorienne : Les Armes de la nuit et La Puissance du jour. L’année 1945 révèle l’identité de Vercors et établit sa reconnaissance par le public. Or, dans le même temps, l’auteur est témoin des rapatriements des déportés français. Il connaissait déjà certains détails de leur détention, ainsi qu’il le suggère à travers L’Impuissance, L’Imprimerie de Verdun, et surtout, Le Songe. De ces rencontres avec les survivants naît une nécessité impérieuse de dire l’indicible et de faire part du silence impossible de ceux qui n’étaient pas censés revenir :

Quand, pendant l’été 1945, il [l’auteur] assista au retour des déportés, ce n’est pas l’envie d’écrire, c’est l’envie de hurler qui lui fit composer Les Armes de la nuit. Et quand, cinq ans plus tard, sous le titre de La Puissance du jour, il entreprit d’en écrire la suite, c’est (comme il le fait dire à son héros) parce qu’il lui fallut constater avec horreur et angoisse que « le monde des hommes n’a pas compris encore le danger qu’il a couru ». Que ce danger subsiste. Et que n’importe qui a la chance d’être un tant soit peu écouté n’a pas de plus pressant devoir que de tenter de se faire entendre2.

L’écriture est sobre, mais l’intrigue n’en apparaît que plus terrible : Pierre Cange est un résistant exemplaire sous l’Occupation. Arrêté, torturé, il est déporté au camp de concentration – fictif – de Hochswörth, en Allemagne, où il subit privations, mauvais traitements et humiliations quotidiennes. Il survit. Au moment où commence Les Armes de la nuit, le narrateur retrouve ce compagnon qu’il croyait disparu et tente de le ramener dans sa Bretagne natale, où l’attend une famille éplorée, sa fiancée et ses anciens camarades du camp. L’homme fuit la société et refuse de parler. Le narrateur finit par lui arracher cet aveu : Pierre Cange, réduit à l’état de cadavre ambulant après des semaines de vie concentrationnaire, est battu par un SS, et menacé d’être jeté vivant dans un four crématoire si celui-ci n’y met pas lui-même un « copain » mourant, camarade d’infortune avec qui il a partagé jadis les coups et les tâches harassantes. Pierre Cange finit par commettre cet acte irréparable, et estime qu’il a depuis perdu sa « qualité d’homme ». Le narrateur, en proie à la compassion tout comme à la répugnance, abandonne son compagnon à sa solitude, et conclut qu’il n’existe pas de solution à « l’assassinat d’une âme ». En 1950, soit cinq ans après ce dénouement résolument pessimiste, Vercors reprend la plume et décide de confronter Pierre Cange à cette Grenzsituation3.

C’est pourquoi il sera abordé dans un premier temps le motif du moi altéré, à la fois homo sacer et possible figure lazaréenne. Or, l’être ne peut être flétri que dans un cadre où l’extra-ordinaire devient la norme : le camp, Moloch et laboratoire du Mal Radical. Conséquemment, l’œuvre est amenée à devenir un espace d’affirmation d’une nouvelle altérité : écriture semprunienne du ressassement et questionnement ontologique incessant chez Vercors.

1. Un moi altéré

1.1. L’homo sacer

Selon la définition de Giorgio Agamben, l’homo sacer, littéralement l’homme sacré, est un individu qui a été jugé et condamné à être déchu de ses droits. L’homo sacer ne peut être sacrifié car il est impur ; le tuer n’équivaut pas à un homicide car il n’appartient plus à la communauté de citoyens, voire, à la communauté d’hommes reconnus comme tels. C’est un individu à la fois maudit et tabou, qui s’expose à l’exclusion et à la violence. L’homo sacer naît dans un contexte extra-ordinaire : l’état d’exception.

Le déporté incarne la figure absolue de l’homo sacer : il est exclu de la société civile, de la sphère du sacré puisque Dieu, dans les camps, adopte une attitude de « laisser faire » apparent [Hans Jonas) ; ce n’est plus un homme mais un Häftling auquel on ôte toutes ses caractéristiques humaines, du nom [« Häftling vier-und-vierzig-tausen-neun-hundert-vier ! hurlait-il 4. ») jusqu’aux cheveux5. L’identité de K., camarade agonisant au Revier du camp de Gandersheim, que le narrateur de L’Espèce humaine ne parvient plus à reconnaître – au point de le faire douter de sa propre intégrité – symbolise le sacrifice gratuit de l’être sur l’autel de la broyeuse concentrationnaire.

La situation de l’homo sacer suscite un sentiment unheimlich, c’est-à-dire d’« inquiétante étrangeté ». Le déporté se trouve dans un univers clos parfaitement inquiétant, le camp ; mais, de retour à la vie civile, celle-ci devient alors pour lui unheimlich. Or, dans le même temps, celui-ci ne peut se débarrasser de certaines caractéristiques du déporté-homo sacer : il n’est pas anodin que L’Écriture ou la Vie et Les Armes de la nuit commencent tous deux par un regard extérieur, celui du narrateur ou bien des soldats alliés découvrant le camp. C’est un regard terrorisé ou animalisant, niant l’identité de l’individu, ou plutôt, qui doit apprendre à reconnaître ce nouveau Moi flétri qui se présente à eux :

Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante. Depuis deux ans, je vivais sans visage. […] Ils me regardent, l’œil affolé, rempli d’horreur. […] C’est de l’épouvante que je lis dans leurs yeux. […] C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si les yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté6.

Je trouvais qu’il ressemblait à un goéland. Je m’étonnais de n’avoir pas fait cette remarque plus tôt. […]  » Il a changé, me dis-je tout à coup. Ses cheveux … hier ils étaient longs. » Il avait dû les faire couper le matin même, très courts, presque ras, ainsi il ressemblait davantage à tous les autres qui circulaient comme des ombres incertaines dans les vastes salons de l’hôtel. Ils étaient courts, décolorés et clairsemés, cela lui donnait vraiment l’aspect d’un oiseau de mer7.

Le survivant fait face en outre au manque voire à l’absence de reconnaissance8, à l’indifférence, notamment lorsqu’il s’agit d’écouter son témoignage de revenant.

1.2. Une figure lazaréenne ?

Jean Cayrol, ancien déporté de Mauthausen, tente de théoriser, ou du moins de proposer une définition d’un romanesque concentrationnaire. Celui-ci se veut non pas tentative d’explication, puisqu’ « il n’y a rien à expliquer9 », mais œuvre de création en vue d’une « nouvelle Comédie inhumaine10 ». Ceux qui publient sur les camps ou simplement après 1945 se doivent d’être des « écrivains de salut public, de ceux qui n’ont pas peur de se salir les doigts, de descendre dans les âmes même les plus dévoyées : l’illustre maison de l’homme11. »

Il serait hors de propos d’inscrire Vercors dans la mouvance du romanesque concentrationnaire, puisque celui-ci n’a jamais vécu dans sa chair l’expérience de la déportation. Toutefois, l’on retrouve une certaine similarité dans le constat de déshumanisation du déporté avec Varlam Chalamov, l’un utilisant la figure du taureau, l’autre celle du cheval :

Affamé et hargneux je savais que rien au monde ne pourrait me contraindre au suicide. C’est précisément à cette époque que j’avais commencé à comprendre l’essence du grand instinct vital dont l’homme est doté au plus haut point12.

Pierre Cange est un revenant multiple, qui s’habitue à une contingence sur laquelle il n’a aucune prise :

La mort … nous vivions avec elle. Que peut vous faire la mort plus tôt ou plus tard, quand elle est la compagne de chaque jour ? Je suis allé cinq fois à la chambre à gaz. Cinq fois, répéta-t-il lentement pour me faire bien comprendre ce que cela voulait dire. […] On attendait son tour de mourir. Et puis on nous fermait la porte au nez. […] On se réveillait de son agonie. Jusqu’à la prochaine fois. […] Ils m’ont assassiné cinq fois en huit mois13.

L’état lazaréen le guette puisqu’à son retour, Pierre Cange fuit toute compagnie humaine. Il ne voit d’équilibre à sa situation que par une existence volontairement cloîtrée, spartiate, digne d’un ermite en souffrance. Lorsque Jean-Jacques lance de manière provocatrice à Pierre « Fais-toi moine ! », Jean Cayrol réutilise justement cette même image monastique : « Chacun de ses « fidèles » s’enveloppera de cette solitude comme d’un vêtement à sa taille qui le préservera des atteintes cruelles du monde extérieur14 ». La solitude est pour Pierre Cange non pas une solution mais un « répit ».

De même, Gérard constate qu’il demeure un revenant, et ce, même après sa libération et l’extinction définitive du crématorium :

Une idée m’est venue, soudain […] la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée. D’avoir été, plutôt, traversé par elle. De l’avoir vécue, en quelque sorte. D’en être revenu comme on revient d’un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être. […] Car je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins, m’y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l’absence. J’étais un revenant, en somme. Cela fait toujours peur, les revenants15.

Celui-ci estime que l’expérience concentrationnaire constitue un « voyage initiatique », où « [b]ientôt, nous serions tout à fait autres16 ». Lors de sa convalescence à Locarno, il est confronté à un documentaire sur la libération des camps, et ne peut s’empêcher d’y insérer la figure cayrolienne : « Et ce commentaire, pour s’approcher le plus près de la vérité vécue, aurait dû être prononcé par les survivants eux-mêmes : les revenants de cette longue absence, les Lazares de cette longue mort17. »

Plus encore, le style semprunien est à rapprocher du romanesque lazaréen, car il oppose l’horreur et le « merveilleux ». En témoignent les dernières lignes de L’Écriture ou la vie :

J’ai marché d’un pas vif sur la neige crissante, parmi les arbres du petit bois qui entourait les bâtiments de l’infirmerie. Malgré le son strident des sifflets, au loin, la nuit était belle, calme, pleine de sérénité. Le monde s’offrait à moi dans le mystère rayonnant d’une obscure clarté lunaire. […] Je me souviendrai toute ma vie de ce bonheur insensé, m’étais-je dit. De cette beauté nocturne.

J’ai levé les yeux.

Sur la crête de l’Ettersberg, des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire18.

Ce contraste à la limite du supportable met en évidence le « dédoublement de l’être lazaréen19 ». Gérard vit tantôt des moments d’euphorie, tantôt des moments d’abattement profond. En atteste la récitation de la Lorelei, pourtant au cœur même du quartier musulman, les latrines. C’est également le motif du jazz ou de la neige, qui interrompt un moment de félicité ou simplement du quotidien, et rappelle une réalité impossible à mettre de côté : Buchenwald. À ce sujet, il est intéressant de noter que Maurice Blanchot émet une critique implicite envers ceux qui osent une esthétique du beau ou une attitude de contemplation dans leur témoignage. En effet, il y voit un manque de sincérité, voire une faiblesse :

Avec un ferme instinct, Antelme se maintient à distance de toutes les choses de la nature, se gardant bien de chercher une consolation auprès de la nuit sereine ou de la belle lumière ou de la splendeur de l’arbre […]20.

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Cette appréciation pourrait-elle désigner ou s’appliquer à Jorge Semprún ? Plutôt qu’une démarche lazaréenne, le personnage de Gérard se situerait-il alors dans la diversion ?

2. Le camp, une « zone grise »

2.1. Le camp, ce Moloch

« Mais la vérité des camps ne réside pas seulement dans la destruction accomplie, mais dans le processus de la destruction21. » Comme le rappelle Alain Parrau, le système concentrationnaire est une entreprise de mise à mort, mais associée à une mise en scène minutieuse et efficace de celle-ci. Tous les êtres sont voués à une lente extermination, mais la corruption du camp permet à certains de retarder l’échéance. Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi fait le constat suivant : « Les prisonniers privilégiés formaient une minorité dans la population des camps, mais ils représentaient au contraire une forte majorité parmi ceux qui ont survécu […]22 ».

Dès son arrivée, par son orientation politique et ses aptitudes linguistiques, Gérard est amené à appartenir à la « zone grise », et plus particulièrement à « la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires23 ». Il est sélectionné par le comité communiste du camp et sa place à l’Arbeitsstatistik lui apporte certains menus avantages. Cependant, ces derniers ne constituent pas des atteintes physiques sur autrui (pouvoir passer l’appel dans la baraque et non dehors sur la Platz par exemple, être dans l’équipe de nuit et dormir au chaud à l’Arbeit …), ce qui exclut Gérard de la figure de victime-bourreau24. En revanche, Pierre Cange rejoint une « zone grise » beaucoup plus trouble lorsqu’il est intégré à ce qui se rapproche d’un Sonderkommando ; son acte le conduit à un statut au-delà de la dégradation de l’être, en contrepartie d’une sensible amélioration de ses conditions de survie25.

Vercors fait un choix pour le moins surprenant : à un personnage déjà fictif, il décide de créer un camp, alors même que les exemples bien réels – Mauthausen, Dachau – ne manquent pas. Hochswörth apparaît donc pour la première fois dans l’incipit des Armes de la nuit ; il réapparaît ensuite dans une autre nouvelle de Vercors, « Sixième voix : meurtre sans importance26 ». Tout comme Pierre, Bruno est un survivant de ce camp, où il a été déporté pour faits de résistance.

Hochswörth n’est pas un système concentrationnaire comme les autres. Ce n’est pas un camp de travail censé rééduquer les NN27, mais un lieu d’extermination, où toute résistance spirituelle, morale, est combattue férocement avant d’envoyer le prisonnier « à la douche ». C’est bien ce que comprend Pierre Cange : les tortionnaires éliminent les moins résistants et conservent les plus coriaces. En témoigne la métaphore poignante du taureau de corrida :

Un chiffon rouge, des banderilles, cela suffit … la même chose cent fois, dix mille fois, toujours cela suffit … La bête s’élance, charge, tient tête, résiste, se révolte, se dépense, s’épuise … et soudain se retrouve vidée, rompue, pesante masse torpide sans volonté, sans ressort … elle est la chose, le jouet du torero…28

Cette comparaison n’est pas sans rappeler le principe kantien suivant : « La disposition de l’homme à l’animalité en tant qu’être vivant29 », qu’il décrit comme « l’amour de soi physique et simplement mécanique, c’est-à-dire tel qu’il n’implique pas de la raison30. » Or, pendant quasiment toute la durée de sa détention, Pierre Cange pense avoir préservé sa dignité humaine. Il explique au narrateur que les coups, la faim et le froid n’ont fait qu’endurcir son âme :

Parce qu’il s’inscrit dans une société et dans une histoire, ce processus de destruction de l’humanité de l’homme n’est pas absolument inéluctable. Il rencontre toujours des résistances imprévues, irréductibles, et en particulier cette capacité proprement subjective que le système concentrationnaire ne peut complètement anéantir : celle de préférer la mort, la déchéance physique, à l’abandon des valeurs pour lesquelles on a choisi de se battre31.

L’exemple de Jacques, compagnon de misère mais d’une dignité surhumaine de Robert Antelme dans L’Espèce humaine, ou encore de Jean, le Pikolo du kommando de Primo Levi dans Si c’est un homme, constituent un écho à la fraternité dont fait preuve Pierre Cange au camp, et l’admiration qu’il suscite :

La bouche pleine de souvenirs que tu as laissés là-bas, avant de partir pour Hochswörth. Ils ont chanté tes louanges. Ils t’ont dressé des autels. Ils ne tarissaient pas. […] Ce qu’ils voulaient ? Ils ont à Saint-Brieuc formé une association qui rassemble tous les Bretons du camp. Ils te veulent pour président, voilà : que tu les prennes en main comme tu l’as fait à Buchenwald. Ils n’en démordront pas, je te préviens. Ils me l’ont fait savoir. Ils sauront patienter32.

Pourtant, Pierre Cange échoue dans cette entreprise. De même le narrateur du Grand Voyage évoque le cas d’Emil, un déporté communiste modèle qui survit à douze années de camp, pour finalement causer la perte d’un homme, à un mois de la libération. Margaret Atack parle à juste titre d’un « contaminatory effect of evil33 ». Le système concentrationnaire apparaît comme une machine qui broie tôt ou tard l’optimum nostrum :

Emil était chef de block, nous étions fiers de son calme, de sa générosité, nous étions heureux de le voir émerger de ces douze ans d’horreur avec un sourire tranquille de ses yeux bleus, dans son visage creusé, ravagé par les horreurs de ces douze ans. […] Voici qu’au moment où les SS étaient vaincus, Emil devenait une preuve vivante de leur victoire, c’est-à-dire, de notre défaite passée, déjà mourante, mais entraînant dans son agonie le cadavre vivant d’Emil34.

Le camp est un espace possessif et exclusif qui ne se laisse pas oublier facilement. La narration chez Semprún est régulièrement interrompue par le surgissement non désiré de Buchenwald [le motif de la neige par exemple, faisant écho aux appels interminables sur la place, ou le goût du pain au seigle qui lui rappelle le pain noir du camp). La langue elle-même a ses limites, affirme Semprún, « puisqu’il n’y a pas de mot français pour la « terre de personne ». Niemandsland, en allemand. Tierra de nadie, en espagnol35. »

En témoigne également le retour de Jorge Semprún à Weimar, en 1992. Il constitue un aveu frappant « Je ne peux pas dire que j’étais ému, le mot est trop faible. J’ai su que je revenais chez moi36. », où l’esthétisation des lieux gêne : « [j]e ne pouvais rien dire, je suis resté immobile, saisi par la beauté dramatique de l’espace qui s’offrait à ma vue37 ».

2.2. L’expérience du Radikal Böse

Le Mal Radical, et précisément tel qu’il est abordé par Semprún, est une notion développée par Kant dans La Religion dans les limites de la Raison (1794). Le philosophe estime qu’il existe trois degrés au mal : la fragilitas de la nature humaine, l’impuritas du cœur humain, et la vitiositas ou corruptio. Contexte chrétien oblige, l’homme est mauvais par nature, mais pas nécessairement méchant. Il dispose d’une propensio à exercer le bien ou le mal ; cependant cette capacité de décision n’est possible que dans un contexte de liberté de l’individu. La faute (reatus) peut être préméditée (dolus) ou non (culpa). Par conséquent, le mal moral absolu, à la fois radical et inné, est celui exercé en toute conscience par notre libre-arbitre. En outre, ce dernier est influencé par les maximes, qui définissent ce qui est bon ou mauvais. Le mal incarne alors le renversement de l’ordre moral desdites maximes. Le camp en est l’illustration éloquente, puisque les lois nazies et son vaste système de répression sont considérés comme bons, utiles voire nécessaires par ses exécutants. La conclusion kantienne est on ne peut plus pessimiste : tout homme aurait son prix, et la source du mal résiderait en l’amour de soi. Ainsi, la faute de Pierre qui jette son camarade au feu après des semaines de résistance héroïque n’est sûrement pas dolus, mais elle pourrait avoir une autre origine que la menace mortelle que fait peser le SS. Ce serait possiblement le sentiment de fierté :

Peut-être restait-il … oui, comme une ombre, un fantôme de … satisfaction, de fierté (il eut un bref ricanement) … enfin de contentement d’avoir atteint le bout sans déchoir. Jamais en treize mois, jamais malgré la schlague et les menaces de mort je ne m’étais soumis, je n’avais accepté de … toucher un seul cheveu d’un camarade. Dix fois j’avais été laissé sur le carreau après… après de tels refus. J’allais mourir, c’était bien38.

C’est pourquoi la « zone grise » permet de plus une enquête approfondie dans les régions du mal :

– L’essentiel, dis-je au lieutenant Rosenfeld, c’est l’expérience du Mal. Certes, on peut la faire partout, cette expérience … Nul besoin de camps de concentration pour connaître le Mal. Mais ici, elle aura été cruciale, et massive, elle aura tout envahi, tout dévoré … C’est l’expérience du Mal Radical…39.

La déportation de Gérard et Pierre Cange peut se comparer à une catabase, c’est-à-dire une descente dans l’inframonde. La différence avec les Enfers des récits mythologiques consiste en ce que l’objectif du système concentrationnaire est en réalité une anabase détournée, que résume l’expression cynique des déportés : « partir en fumée », ou « s’en aller par la cheminée » : Orphée, Ulysse, Hercule, reviennent tous des Enfers, et jamais la question ne se pose de savoir si une partie de leur âme est restée ou non là-bas. Or, c’est tout le contraire pour Gérard :

D’ailleurs, je n’avais pas vraiment survécu. Je n’étais pas sûr d’être un vrai survivant. J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand on dit Erlebnis. En espagnol : vivencia40.

Même constat pour Pierre Cange, qui tente de fuir le souvenir de Hochswörth, mais en vain, du moins dans Les Armes de la nuit :

Je ressemble à un … à un grimpeur accroché à flanc de montagne, entêté mais à bout de souffle. Il peut grimper encore mais les dents serrées. […] Et tout à coup il s’écria : « J’y parviendrai ! Je m’arracherai de cette sinistre vallée pleine de brouillard ! […] »41.

Certes, il peut être reproché à l’auteur cet effet de style grandiloquent. Toutefois, cette comparaison reprend le mouvement vertical de la déchéance et de l’ascension impossible. Les autres protagonistes constatent également ce motif de la chute : par exemple, Jean-Jacques décrit Pierre Cange comme un noyé. Or, on sait que Vercors a décrit le silence de la mer comme une surface en apparence calme, mais dont les profondeurs sont le lieu de violences et de d’affrontements entre divers monstres ; de même, l’eau est ici un élément négatif, qui reflète aussi bien l’instabilité d’esprit de l’ancien déporté, que la dangereuse précarité de son retour42.

3. L’oeuvre comme espace d’affirmation d’une nouvelle altérité

3.1. L’écriture semprúnienne du ressassement

L’expérience du camp colle à la peau de l’auteur, et l’écriture n’y change rien, bien au contraire :

Depuis Le Grand Voyage, écrit d’une traite, en quelques semaines, dans les circonstances que je dirai le moment venu, les autres livres concernant l’expérience des camps vaguent et divaguent longuement dans mon imaginaire. Dans mon travail concret d’écriture. Je m’obstine à les abandonner, à les réécrire. Ils s’obstinent à revenir à moi, pour être écrits jusqu’au bout de la souffrance qu’ils imposent43.

Réaction et fiction se rejoignent : Jorge Semprún est retourné à Buchenwald en 1992, justement afin de « vérifier » si ses souvenirs couchés par écrit s’accordaient à la réalité :

[…] et l’idée d’en vérifier la cohérence, la vérité interne, m’avaient soudain assailli. […] J’ai décidé de saisir une occasion d’y revenir : une chaîne de télévision allemande me proposait de participer à une émission sur Weimar, ville de culture et de camp de concentration44.

Semprún utilise une « nouvelle prose45 », dont le référent serait Faulkner. Autrement dit, il rejette la linéarité chronologique, qui équivaut selon lui à une construction artificielle pratique et rassurante. Il cherche à se raconter, mais en dehors des cadres traditionnels de la continuité. L’anachronisme permet de lier des actions différentes dans le temps et l’espace. Non seulement il leur confère du sens, mais il crée une pertinence à ce qui s’est passé, se produit et s’accomplira, justifiant par-là le choix du « va-et-vient ». Dans le cas semprunien, l’on pourrait avancer l’idée d’une écriture réparatrice. En effet, le va-et-vient continuel permet d’apporter un éclairage nouveau, qui conduit à une lecture différente d’un événement passé ou futur. En ce sens, la prolepse constitue un baume. De même, l’exigence de remise en cause d’un acte ou d’une pensée selon son contexte, autorise le lecteur à reconnaître Gérard à différents âges, par exemple ignorant ou croyant savoir certains faits, que le lecteur contemporain, lui, a bien en tête. Ce contraste du personnage originel dé/mal informé et du lecteur moderne, oblige à une implication plus fine de ce dernier dans sa démarche. Selon Marta Ruiz Galbete, l’écriture semprunienne fait cohabiter plusieurs temps : un « présent de l’histoire » et un « présent de l’écriture46 ». Ce que cherche à conserver désespérément l’auteur, c’est la mémoire, et cela passe par un processus incessant, obsessionnel même. Outre la réécriture, parfois à l’identique, ou au contraire divergente, d’un même événement, tel le moment de l’enregistrement lors de l’entrée au camp47, la remémoration est perceptible à travers un champ lexical spécifique, faisant appel aux sens et aux souvenirs.

3.2. Le questionnement ontologique vercorien

Pierre Cange considère qu’il a commis une faute irréparable. Tel le héros de tragédie, il est coupable de l’hamartia, brisant sa situation positive – même dans le camp, Pierre Cange est relativement satisfait de lui-même puisqu’il ne s’est alors jamais compromis – et transformant son existence en malheur permanent. La notion de pardon telle qu’elle est abordée chez Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, rencontre un écho troublant chez Pierre Cange.

La rédemption possible de la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait – c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses48.

En effet, la situation de ce dernier est impossible. C’est seulement en reconnaissant sa responsabilité, et non en faisant preuve d’indulgence, qu’il peut admettre qu’il a failli, mais que sa situation n’est pour autant pas irréversible. En ce sens, la notion de pardon permet à Pierre Cange de ne pas s’enfermer dans son acte de Hochswörth, et de retrouver le goût de la lutte face aux tigres, lutte qui dans le même temps justifie son retour parmi le monde des hommes. Le pardon est double : il s’agit ici de se donner une seconde chance, mais également de ne pas se comporter en bourreau. L’affaire Broussard permet à Pierre Cange de refaire surface. Cet ex-préfet est coupable d’avoir recherché et livré nombre de camarades du réseau ; dans Le Tigre d’Anvers49, il est même accusé d’avoir fait déporter une vieille dame juive afin de s’emparer de ses biens. Nicole tente d’amener Pierre à agir en capturant et en enfermant Broussard dans un asile, où il sera jugé par certains membres survivants du réseau : Saturnin, Manéon, Potrel, et Cornélius (Pierre). Les délibérations avec les camarades ne permettent pas d’établir un verdict. Or, un incendie survient dans le bâtiment où est séquestré le préfet ; ce dernier participe au sauvetage de plusieurs patientes, et profite de la confusion pour s’échapper. Pierre ne tente pas de le retenir, et là réside son second pardon.

Autre écho anachronique troublant, Arendt utilise dans le même ouvrage la métaphore des ténèbres et de la lumière, tout comme Vercors dans le choix de ses titres. Ces images chromatiques soulignent le glissement d’une situation irréversible, fruit d’un acte unique, vers une décision d’agir, une nouvelle temporalité où le protagoniste principal sort d’un immobilisme écrasant et cherche lui-même une explication.

Pierre Cange reprend possession de lui-même en découvrant l’existence des Tigres, ces hommes d’un égoïsme monstrueux qui se soumettent avec crainte – ou joie – aux pires instincts de la nature. Il s’oppose désormais au principe suprême, le Grand Tigre, c’est-à-dire « cette tyrannie impassible et sans borne50 ». Son engagement en Espagne en constitue l’accomplissement :

Le monde est plein de tigres. Nous irons en Espagne, Nicole.

– Pourquoi, Pierre ? Je veux bien ! Mais pourquoi ?

– Parce qu’il s’y trouve des hommes à sauver. Que pourrais-je faire de ma vie, sinon sauver des hommes ? Car je suis un homme, Nicole, cria-t-il, j’en suis un51 !

Les conclusions de Pierre sont permises grâce à une dialectique retrouvée avec Nicole, sa fiancée. Celle-ci l’a obligé à reprendre son rôle de chef de réseau, et, tel un Mentor amoureux, l’accompagne dans toutes ses quêtes, depuis la poursuite de Broussard et les missions clandestines en territoire franquiste, jusqu’au traitement de sa tuberculose au sanatorium. C’est donc la révolte par amour de son prochain, et non l’amour de soi ou la vengeance, qui permet la réhabilitation de celui qui se croyait à jamais perdu.

Conclusion

Le paradoxe d’Ulysse ne se résume pas à son retour à Ithaque, lequel signerait alors la fin de son identité de voyageur, et donc, sa disparition. Après l’Odyssée, un dernier périple l’attend, selon la prédiction de Tirésias [chant XI) : se rendre au-delà du monde connu, afin de se délivrer de la malédiction de Poséidon.

C’est en quelque sorte ce qui définit Gérard et Pierre Cange : ce n’est qu’en poursuivant la lutte, essentiellement politique, et en reprenant le chemin de la clandestinité, et donc une identité multiple, qu’ils peuvent revivre, accomplir leur transition entre l’inframonde concentrationnaire et la société des hommes, et même, vivre quelques instants heureux auprès de leur Pénélope.

François Rastier souligne que, tout comme Ulysse est le narrateur de sa propre Odyssée – l’on songe à son récit aux Phéaciens [chants IX à XII) -, et tout comme il est le guide de Dante et Virgile lorsqu’ils se rendent au Purgatoire, de même l’Ulysse des camps apparaît comme un guide afin de raconter l’expérience concentrationnaire. Gérard et Pierre sont chacun à leur manière des figures de la « zone grise ». Le premier comprend qu’elle constitue une situation limite, où le mal atteint sa dimension la plus radicale, mais où le geste pur et désintéressé peut également s’exercer. Le second croit tout d’abord que cette expérience lui ôte son titre d’homme, avant de réaliser que sa dégradation n’est que provisoire, et qu’elle n’affecte pas irrémédiablement l’humanité. Hochswörth s’oppose ironiquement à l’allemand Hochschule, l’université ; et pourtant, l’homme a pu tirer un enseignement de cette expérience.


Notes

1 – Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés (I sommersi e i salvati), Turin, Einaudi, 1986, Paris, Gallimard, 1989, rééd. 2013, pp. 37-38 : « Or, le réseau des rapports humains à l’intérieur des Lager n’était pas simple : il n’était pas réductible aux deux blocs des victimes et des persécuteurs. […] L’arrivée dans le camp était, au contraire, un choc, à cause de la surprise qui lui était associée. Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi indéchiffrable : il n’était conforme à aucun modèle, l’ennemi était tout autour mais aussi dedans, le « nous » perdait ses frontières, les adversaires n’étaient pas deux, on ne distinguait pas une ligne de séparation unique, elles étaient nombreuses et confuses, innombrables peut-être, un entre chacun et chacun. »

2 – Vercors, Les Armes de la nuit, Paris, Seuil, 1997, préface.

3 – Situation limite (Grenze en allemand désigne la frontière), concept développé par Karl Jaspers.

4 – Le Häftling est tenu par l’administration du camp de connaître son matricule par cœur, en allemand, et de le réciter à toute occasion à ses supérieurs. Tout manquement à la règle, oubli ou erreur de prononciation est lourdement sanctionné.

5 – Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie
, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 378 : « Là, des coiffeurs, armés de tondeuses électriques dont les fils pendaient du plafond, nous rasaient rudement le crâne, tout le corps. Nus comme des vers, en effet, désormais : l’expression habituelle et banale devenait pertinente. ».

6 – Ibid., p. 735. À noter que ce premier chapitre s’intitule « Le Regard ».

7 – Vercors, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 17.

8 – Ibid., p. 13 : « Le choc ensuite de ne pouvoir le reconnaître. […] Je ne reconnus même pas son sourire. »

9 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, Paris, Seuil, 1947, rééd. 2007, p. 801.

10 Ibid., p. 802.

11 – Ibid., p. 1007.

12 – CHALAMOV, Varlam, « La pluie » in Récits de la Kolyma (Kolymskiïe rasskazy), New York, New Review, 1970, Paris, Verdier, 2003, trad. Anne Coldefy-Faucard et Luba Jurgenson, p. 53.

13 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 59.

14 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, op. cit., p. 1014.

15 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 742.

16 – Ibid., p. 822.

17 – Ibid., p. 863.

18 – Ibid., p. 933.

19 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, op. cit., p. 1012.

20 – BLANCHOT, Maurice, « L’espèce humaine » in L’entretien infini, repris dans Robert Antelme, Textes inédits sur L’espèce humaine, Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 79.

21 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, rééd. 2009, pp. 108-109.

22 – LEVI, Primo, Les Naufragés et les Rescapés, op. cit., p. 40.

23 – Ibid., p. 42.

24 – Et pourtant, l’Arbeitsstatistik est bel et bien un lieu de pouvoir et d’influences. Dans L’Écriture ou la vie, ibid., p. 746, le narrateur joue au moins une fois sur la réputation de son poste pour effrayer un jeune kapo russe : « Alors, en aboyant les mots, je l’ai traité d’Arschloch, de trou du cul, et je lui ai ordonné d’aller me chercher son chef de block. Je travaillais à l’Arbeitsstatistik, lui ai-je dit. Voulait-il se retrouver sur une liste de transport ? Je me voyais lui parler ainsi, je m’entendais lui crier tout cela et je me trouvais assez ridicule. Assez infect, même, de le menacer d’un départ en transport. Mais c’était la règle du jeu et ce n’est pas moi qui avais instauré cette règle de Buchenwald. ».

25 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., pp. 64-65 : « J’ai continué ce métier pendant sept semaines. J’ai enfourné des corps par centaines, – peut-être par milliers. […] Entre-temps, cet emploi me valait une vie moins profondément misérable : je me couchais sur une paillasse, je pouvais me laver, mes cheveux poussaient ; et l’on m’apportait aux repas des choses qui ressemblaient à de la nourriture … Oui, j’ai accepté cette dégradation supplémentaire. »

26 – VERCORS, Les Yeux et la lumière : mystère à six voix, Paris, Minuit, 1948.

27 – Dans le jargon administratif nazi, abréviation de Nacht und Nubel (Nuit et Brouillard), la catégorie des déportés politiques et opposants à faire disparaître.

28 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., pp. 56-57.

29 – KANT, Emmanuel, La Religion dans les limites de la simple raison (Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft), 1793, Paris, librairie Félix Alcan, 1913, trad. A. Tremesaygues, p. 28.

30 – Ibid., p. 29.

31 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, op. cit., p. 109.

32 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 42.

33 – ATACK, Margaret, Literature and the French Resistance : Cultural politics and narrative forms, 1940-1950, Manchester, Manchester University Press, 1989, pp.181-182

34 – SEMPRÚN, Jorge, Le Grand Voyage, op. cit., p. 194.

35 – Ibid., p. 923.

36 – Ibid., p. 922.

37 – Ibidem.

38 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 60.

39 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 791.

40 – Ibid., p. 823.

41 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 41.

42 Vercors, Les Armes de la nuit, ibid., p. 42 : « […] le poids éprouvant du silence qui recouvrait les remous tourmentés d’une pensée inexprimable. Que trouva Pierre tout au fond de ce puits de muettes ténèbres ? Quel noir limon, quelle eau polluée ? »

43 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 884.

44 – Ibid., p. 854.

45 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, op. cit., p. 410.

46 – RUIZ GALBETE, Maria, Jorge Semprun : réécriture et mémoire idéologique, dir. Paul Aubert, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2001, p. 183.

47 – SEMPRÚN, Jorge, Quel beau dimanche, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 437 : « J’ai failli faire un calembour d’hypokhâgneux. – Kein Beruf, nur eine Berufung ! ai-je failli dire. Pas un métier, seulement une vocation. […] Mais je me suis retenu de faire ce jeu de mots d’hypokhâgneux germaniste. D’abord, parce que ce n’était pas tout à fait vrai. Être étudiant, c’était, plutôt qu’une vocation, la conséquence d’une certaine pesanteur sociologique. Et puis, surtout, je ne savais pas qui était au juste le type qui m’interrogeait. Pas un SS, sans doute, c’était visible. Mais enfin, il valait mieux être prudent. »

L’exact contraire mais avec le même détenu allemand se produit pourtant dans L’Écriture ou la vie, op. cit., pp. 789-790 : « Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire une astuce de khâgneux germaniste. – Kein Beruf aber eine Berufung ! J’étais très content de mon jeu de mots. Un sourire a brièvement éclairé le visage sévère de l’homme qui établissait ma fiche d’identité. Il appréciait mon jeu de mots, vraisemblablement. »

48 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 302.

49 – VERCORS, Le Tigre d’Anvers, Paris, Plon, 1986. Ce roman réunit Les Armes de la nuit et La Puissance du jour. L’auteur modifie quelque peu le scénario. Le narrateur est un homme né après-guerre, et non pas le B*** originel. Il se fait raconter la vie de Pierre par un vieux mathématicien, lequel lui confie même certains documents personnels. Au moment du récit, le couple Cange est déjà mort, et Nicole a été mariée une première fois.

50 – VERCORS, La Puissance du jour, Paris, Seuil, 1997, p. 244.

51 – Ibid., p. 236.


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Source : https://fr.wikisource.org/wiki/

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