Emmanuelle HALGAND
Université de Toulouse, Laboratoire LLA Créatis – école doctorale ALLPH@, doctorante.
Les recherches d’Emmanuelle Halgand visent à démontrer l’intérêt et la pertinence de la rencontre avec l’album jeunesse en tant qu’œuvre d’art iconotextuelle permettant de l’inscrire dans l’enseignement artistique en milieu scolaire en cycle 3. Cette exigence participe du développement personnel, affectif et intellectuel de l’enfant, de la constitution d’une culture littéraire et artistique qui offre aux élèves des références communes tout autant qu’une culture personnelle. Il s’agit de questionner la médiation de l’album jeunesse en privilégiant l’expérience esthétique jointe aux savoirs sur l’œuvre.
emmanuellehalgand.ultra-book.com

Pour citer cet article : Halgand, Emmanuelle, « Un album jeunesse pour questionner la notion d’altérité et l’entre-deux : Baya, l’étrangère », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/un-album-jeunesse-pour-questionner-la-notion-dalterite-et-lentre-deux-baya-letrangere/>.

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Résumé

Notre analyse questionne, dans l’album jeunesse iconotextuel intitulé Baya, l’étrangère, la capacité de l’image à jouer avec le texte dans la mise en valeur du message véhiculé implicitement par celui-ci autour de la notion d’entre-deux et d’altérité. Elle porte également sur les mécanismes en présence dans l’ouvrage, conçu dans la perspective de la rencontre avec le jeune lecteur, rencontre susceptible de faire l’objet d’une médiation spécifique permettant à celui-ci d’enrichir son rapport à l’album et questionner sa propre relation à l’autre.

Ainsi, à partir de l’analyse de la création graphique de cet ouvrage autour des formes, couleurs, lignes, motifs, symboles, cet article met en lumière la manière dont l’album traite, textuellement et graphiquement, la perspective du changement en mettant l’accent non pas sur la rupture mais sur la transaction sociale qui s’opère entre les personnages.  L’album prône ainsi la mise en place du dialogue en vue d’un phénomène de croissance sociétale, de consolidation des échanges dans le groupe et non de rupture, les personnages médiateurs réussissant, du dedans, à construire un entre-deux, que certains choix graphiques suggèrent et qu’il conviendra de faire percevoir au jeune lecteur.

Mots-clés : Album jeunesse – Altérité – Iconotextuel – Texte – Image – graphisme – Médiation – Relation – échange.

Abstract

Our analysis questions, in the iconotextual youth album Baya, the foreigner, the capacity of the image to play with the text in the enhancement of the message conveyed implicitly by it around the notion of in-between and otherness. It also deals with the mechanisms in the book, conceived in the perspective of the encounter with the young reader, a meeting likely to be the subject of a specific mediation enabling the reader to enrich his / album and question his own relationship to the other.

Thus, starting from the analysis of the graphic creation of this work around the forms, colors, lines, motifs, symbols, this article highlights the way in which the album deals, textually and graphically, the perspective of change by putting the emphasis not on the rupture but on the social transaction that takes place between the characters. The album thus advocates the setting up of a dialogue with a view to a phenomenon of societal growth, consolidation of exchanges within the group and not a break, mediating characters succeeding within themselves in constructing an in-between, graphic choices suggest and which will be perceived to the young reader.

Keywords: youth album – alterity – iconotextuel – text – image – graphics – mediation – relationship – exchange.


Sommaire

Introduction
1. Baya, l’étrangère: ce que dit le narrateur verbal
1.1. L’entre-deux : tentative de définition
1.2. Baya, l’étrangère : l’histoire et les personnages
2. Baya, l’étrangère: ce que dit le narrateur iconique
2.1. Des images au service du message de l’album
2.2. Baya, l’étrangère : le parti-pris des images
2.2.1. Le point de vue
2.2.2. Les regards
2.2.3. L’orientation des figures
2.2.4. Les costumes
2.2.5. Les espaces
2.2.6. La végétation
2.2.7. La présence animale
3. Rencontrer l’album Baya, l’étrangère
3.1. Un triple positionnement au bénéfice de la médiation artistique de l’album
3.2. La citoyenneté et le vivre ensemble – au cœur des objectifs fixés par le ministère de l’Éducation nationale
Conclusion
Notes
Bibliographie

HALGAND, E., Baya, l’étrangère, Bruxelles, Editions Versant Sud, 2017, 40 p.

Introduction

Pourquoi Baya, l’étrangère ?

Parce qu’il s’agit précisément d’une fiction dont la thématique traite de l’entre-deux, de la relation à l’autre, principalement à travers le personnage éponyme, Baya.

Nous précisons dès à présent l’emploi de la troisième personne du singulier s’agissant d’évoquer  l’auteure de cet ouvrage,  malgré le fait que celle-ci soit également la rédactrice du présent article. L’ensemble des illustrations extraites de Baya, l’étrangère se trouve à la fin de l’article.

Notre analyse propose tout d’abord de relever les marques d’altérité et d’entre-deux contenues dans la matière textuelle de l’album jeunesse (dont les images figurent à la fin de l’article), avant de s’attarder dans un second temps sur la dimension iconique de l’ouvrage qui, en tant qu’album iconotextuel, entend développer la capacité de l’image à jouer, explicitement mais aussi et surtout implicitement, avec les valeurs véhiculées par le texte. En dernier lieu, l’auteure-illustratrice cède la place à la médiatrice culturelle qui a pour charge de sensibiliser les jeunes lecteurs à ces valeurs de l’altérité et de leur faire découvrir la notion d’entre-deux que les images tendent à souligner.

1. Baya, l’étrangère : ce que dit le narrateur verbal

L’album jeunesse iconotextuel présente la particularité de posséder deux narrateurs que l’on qualifie de verbal, pour le premier,  et de visuel ou iconique pour le second. Le texte est l’instance qui raconte l’histoire et organise l’ordre d’entrée des informations. Si l’on se reporte à l’outil de son expression qui est la parole ou le verbe, on considère qu’il s’agit du narrateur verbal. Toutefois, il existe un second narrateur, qu’Isabelle Nières-Chevrel qualifie de visuel en opérant une distinction :

Le narrateur visuel s’emploie à montrer, à produire une illusion de réalité ; il actualise l’imaginaire et dispose d’une grande capacité persuasive […]. Le narrateur verbal s’emploie à raconter, assurant les liaisons causales et temporelles ainsi que la dénomination des protagonistes et les liens qu’ils entretiennent1.

Pour notre part, nous conservons la distinction entre ces deux formes de narration en commençant par interroger le propos du narrateur verbal non sans avoir préalablement esquissé les contours de la notion d’entre-deux.

1.1. L’entre-deux : tentative de définition

Que faut-il entendre exactement par « entre-deux », expression que l’on associe communément à une zone intermédiaire entre deux parties situées aux extrémités l’une de l’autre, une sorte d’espace délimité par deux pôles. Pour notre part, nous nous rapportons à l’étude réalisée par Daniel Sibony, psychanalyste et philosophe, qui accorde à l’entre-deux un statut majeur dans le champ des activités humaines, allant jusqu’à affirmer que « toutes nos situations cruciales sont sous-tendues par une position d’entre-deux […]. 2»

Tout comme Daniel Sibony, nous pensons que l’entre-deux est une notion essentielle du fait de son omniprésence dans nos expériences quotidiennes. L’entre-deux fait le lien entre des entités opposées dont les bords se touchent en créant des flux de circulation. En même temps que d’être un lien, l’entre-deux, tel que le démontre Daniel Sibony, est un espace de coupure puisqu’il n’y a pas de fusion entre les entités en présence. En effet,  ce dernier souligne que :

L’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne le croit ; et que chacune des deux entités a toujours partie liée avec l’autre. Il n’y a pas de no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords mais qui se touchent […]3.

Cette conception nous intéresse particulièrement car elle met en valeur à la fois la coupure et le lien dans l’entre-deux qui sont au cœur de la thématique de l’album Baya, l’étrangère.

1.2. Baya, l’étrangère : l’histoire et les personnages

Au commencement de l’album Baya, l’étrangère, figure le texte. Sans histoire à raconter, l’album ne saurait exister. L’auteure a choisi d’évoquer la rencontre entre deux figures féminines, rencontre qui bouleverse le destin de chacune des protagonistes en même temps qu’elle transforme celui de l’ensemble des autochtones. L’album raconte comment Baya, une jeune femme étrangère, inconnue de tous, solitaire et dont le passé n’est pas connu s’installe dans un village qui lui est dans un premier temps hostile. En effet, d’abord exclue, elle parvient à s’intégrer dans ce milieu difficile en le modifiant non seulement en sa faveur mais en la faveur de toute une communauté. Au cœur de ce bouleversement  se trouve sa relation primordiale avec la jeune Myriam, relation sans laquelle probablement aucune transformation n’est envisageable Se construit tout au long de l’album une relation complice, quasi maternelle ou sororale entre les deux personnages, l’une adulte et l’autre fillette, toutes deux libres et volontaires.

Baya et Myriam se placent en miroir tout en se nourrissant l’une et l’autre. L’histoire est d’ailleurs racontée par la jeune narratrice devenue adulte. Il s’agit donc d’une filiation, d’un passage de flambeau, la seconde marchant dans les pas de la première.

Le texte de Baya, l’étrangère se veut simple et peu descriptif, l’auteure sachant précisément la place qu’elle souhaite accorder tant aux mots qu’aux images de l’album. Ainsi le texte de l’ouvrage présente un caractère volontiers incomplet pour laisser à l’image le soin de jouer sa partition.

Baya est une « jeune femme inconnue ». Elle est l’étrangère, celle dont on ne sait rien (« Nous n’avons jamais su d’où elle venait ») et qui fait peur (« Elle n’est pas d’ici, nous ne savons pas qui elle est, ni ce qu’elle nous veut. […] Elle est étrange cette fille-là »). Baya s’installe dans une maison « abandonnée », dont le toit percé laisse l’eau pénétrer au sein du lieu. La rénovation spectaculaire de son habitation, qu’elle entreprend seule, trouve écho dans la transformation qu’elle met en place au sein du village avec la construction d’un dispensaire. Devant elle, les habitants changent de trottoir, détournent les yeux, l’épient ou la jalousent comme le raconte la narratrice (« je me gardais bien de lui rapporter les propos malfaisants qui circulaient au village »). Certains villageois considèrent que l’étrangère est une « plaie ». Or dans le village, Baya constate que les personnes malades sont abandonnées et rejetées. Lorsqu’elle questionne Myriam, cette dernière lui explique que faute d’être soignés, les malades constituent un danger que la population ne peut contenir. La survie des habitants passe par l’exclusion des faibles. Baya est perçue comme une « plaie », alors même que son ambition est  de soigner autrui, au-delà des symptômes physiques.

Si volontaire, si courageuse soit Baya dont la narratrice souligne la grâce, la force et la bienveillance (« pourtant Baya demeurait gracieuse »), elle ne peut venir à bout, seule, de son entreprise colossale. La narratrice raconte que « Baya s’épuisait chaque jour davantage » et qu’elle découvre le corps de celle-ci « à bout de fatigue », étendu sur le sol, passage qui constitue un point de rupture. L’étrangère à terre, les autochtones tentent de l’exterminer, tout comme ils s’efforcent d’éliminer les traces de son action (« Mais bien loin de nous porter secours, les villageois se déchainèrent. »). À ce stade du récit, la jeune Myriam prend toute sa part dans l’évolution de l’histoire. Elle est celle qui parvient à rallier les villageois à la cause de Baya en leur faisant prendre conscience de leur propre médiocrité (« vous êtes monstrueux ! […] N’avez-vous pas honte ? […] Êtes-vous pire encore ? ») et du bénéfice qu’ils tirent de la nouvelle situation. Myriam est une sorte de messagère, de médiatrice essentielle sans laquelle les efforts de l’étranger à s’intégrer ne peuvent aboutir. Elle offre aux habitants la possibilité de se libérer de leur haine (« Nous sommes aveuglés par la bêtise, la violence et la haine. Nous ne pouvons pas continuer ainsi »). L’auteure, par la voix de la narratrice,  porte ici un message. L’individu, s’il demeure isolé, ne peut parvenir à une intégration au sein du groupe, malgré toutes les valeurs louables sur lesquelles il fonde ses actes. La médiation est un enjeu nécessaire au projet de transformation sociale. Sans Myriam, alliée d’autant plus précieuse qu’elle représente l’avenir, rien n’est possible pour Baya comme pour les villageois. On peut inversement s’interroger sur le sort de Myriam. Sans Baya, que serait-il advenu de son futur ?

Le texte de l’album insiste particulièrement sur les relations triangulaires entre Baya, Myriam et les villageois. Baya fonctionne comme un passeur entre deux rives,  telle une antithèse de la figure historique du colon qui considère les peuples autochtones comme inférieurs, « sauvages » ou « primitifs ». Le personnage de Baya est un nouvel entrant qui bouleverse les règles de la communauté, considérant autrui comme un hospes4 et cherchant à développer avec lui une relation de coopération alors que la population la perçoit comme un hostes5 en développant une relation conflictuelle avec elle. La fiction met en avant le phénomène de transaction sociale6 qui s’opère entre Baya et autrui, prônant le dialogue comme facteur de croissance sociétale, permettant la consolidation des échanges entre le groupe plutôt que la rupture.

Au-delà de la dimension textuelle, c’est toute la construction iconotextuelle de l’album qui permet d’asseoir une relation d’altérité bénéfique au sens où l’entend Emmanuel Lévinas7. Ce dernier décrit la solitude comme un désespoir ou un isolement, solitude face à laquelle l’être humain peut selon lui emprunter deux chemins : la connaissance ou la sociabilité. Alors que la connaissance est perçue par le philosophe comme insuffisante pour rencontrer le véritable Autre, rien ne semble pouvoir remplacer la sociabilité qui est, elle, directement liée à l’altérité et permet une sortie de la solitude. Lévinas défend que l’Autre est visage qu’il faut accueillir, affirmant qu’une relation d’altérité est un engagement réciproque, une responsabilité de l’un envers l’autre.  Pour l’auteur, découvrir autrui dans son visage, c’est découvrir qu’on est responsable de lui : il existe donc une nouvelle proximité avec autrui qui passe par une responsabilité de soi à l’égard de l’autre et d’une responsabilité de l’autre à l’égard de soi, prenant précisément place dans un entre-deux.

2. Baya, l’étangère: ce que dit le narrateur iconique

Le narrateur visuel est considéré comme la seconde instance narratrice au sein de l’album jeunesse. Pour notre part, nous lui préférons le terme de narrateur iconique proposé par Cécile Boulaire8 qui se rapporte à l’outil d’expression de cet autre narrateur, c’est-à-dire l’image. Nous nous proposons d’examiner le fonctionnement de ce narrateur dans l’album Baya, l’étrangère et principalement de quelles manières ce dernier associe, amplifie l’orientation donnée par le texte en dégageant des signifiés implicites.

2.1. Des images au service du message de l’album

L’auteure de Baya, l’étrangère a délibérément construit le texte de son ouvrage en vue d’une articulation avec les images, l’objectif étant de renforcer le propos pour le rendre facilement lisible au jeune lecteur et même susciter l’échange avec ce dernier. La construction de l’album se veut efficace. Texte et images se complètent ici sans se contredire afin de délivrer un message qui puisse être commenté, interrogé, actualisé en situation de médiation collective ou individuelle en milieu formel ou informel.

Comme de nombreux albums jeunesse iconotextuels, Baya, l’étrangère émane d’une seule source créatrice dans la mesure où l’auteure de l’ouvrage en a également signé les images. On peut donc s’attendre à ce qu’une certaine cohérence dans la relation texte-image transparaisse aisément au cours de notre analyse de l’ouvrage, réunissant deux entités trop souvent séparées. Ainsi, par un jeu de «  franchissement permanent du régime verbal et du régime visuel » comme le soulignent Viviane Alary et Nelly Chabrol Gagne9, l’album iconotextuel devient le lieu du dialogue.

L’auteure et l’illustratrice de l’ouvrage ne formant qu’une seule personne, la mise en image de l’ensemble trouve sa source à l’écriture. De même que la question de la médiation ne vient pas s’ajouter pas à un ensemble finalisé mais trouve son questionnement dès la création du texte comme du travail graphique.

Le format de l’album a présidé à l’ensemble de l’ouvrage et il a guidé la totalité de la réalisation graphique. L’auteure et illustratrice a souhaité que Baya, l’étrangère s’inscrive dans un paysage, d’où un format panoramique et une forte dimension spatiale des images qui se déploient en une double page, intégrant les paragraphes textuels. L’histoire se déroule dans un pays méditerranéen faisant écho à la propre histoire de l’auteure qui s’inspire ici des souvenirs idéalisés de son enfance au Maghreb en faisant la part belle à la luminosité, la blancheur, la terre et le végétal.

Observons la construction des images de l’album pour en extraire la manière dont elle vient renforcer et développer l’histoire. L’ensemble a été conçu comme une sorte de petit théâtre pour reprendre le parallèle établi par Euriell Gobbé-Mevellec qui cite Nicole Naymat : « Ne peut-on pas comparer les pages blanches d’un livre à un plateau de théâtre désert ?10»

Dans Baya, l’étrangère, les images permettent de dégager l’implicite véhiculé par le texte. Elles occupent une place prépondérante que ce soit du point de vue du volume dans la double page comme dans la mise en œuvre des contenus.

2.2. Baya, l’étrangère : le parti-pris des images

L’album tout entier tend à figurer l’évolution du récit, c’est-à-dire le passage entre deux mondes, et, par là même, l’évolution de la relation à autrui. Plusieurs axes sont à examiner dans la mise en œuvre graphique de l’ouvrage si l’on veut dégager visuellement des signifiés implicites.

2.2.1. Le point de vue

Si la narratrice fait partie du récit, le point de vue proposé par les images est extérieur comme si le lecteur assistait à l’histoire de Baya racontée par Myriam, rejoignant un procédé cinématographique classique : la « caméra objective ».  En caméra objective, la position de l’appareil de prise de vue par rapport au sujet filmé et son cadrage ne renvoient pas au regard de l’un ou l’autre des personnages de l’action. Le point de vue est anonyme, les images représentent dans leur variété le regard d’un narrateur omniscient. Le spectateur (ici le lecteur) adopte le point de vue qui lui est présenté, épousant naturellement les points de vue que lui propose le metteur en scène (ou l’illustrateur) parce qu’ils sont justifiés par la géographie de l’action ou le déplacement de l’intérêt dramatique11 ». Ce mode opératoire dans l’album est remis en question au moment où la foule des villageois menace Baya, déclenchant l’attitude de révolte de Myriam. L’illustratrice reprend à nouveau un procédé cinématographique et choisit alors de basculer en « caméra subjective ».  Au cinéma, il s’agit pour le  réalisateur de proposer au public d’adopter (généralement le temps d’un ou de quelques plans) le regard d’un des personnages de l’action. Selon Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin, le spectateur est contraint d’adopter  « le regard d’un des personnages, qui peut devenir terrifiant quand il impose au spectateur sa vision du monde lorsqu’elle est celle d’un agresseur ou d’un agressé, d’un prédateur ou d’une proie… Sa mission diabolique d’identification forcée du spectateur est son unique raison d’exister12 ». Ici, la foule apparaît consécutivement  à deux reprises à l’aide de deux double pages qui présentent des caractéristiques communes tout en marquant l’évolution du sentiment d’oppression vécu par Myriam. La première image de foule, comme la seconde, présentent une tonalité de rouge sang inédite dans l’ouvrage et symbolisant la violence de la scène. La foule s’avance d’abord vers la narratrice (qui est représentée de dos au centre l’image) avant de progresser dans l’espace, l’illustratrice faisant alors disparaître Myriam et resserrant le cadrage de la foule. Ainsi, dans la seconde image, la jeune narratrice ne fait plus écran entre la foule et le lecteur, celui-ci étant placé frontalement à la menace, exactement dans la situation émotionnelle de la narratrice. On assiste bien, graphiquement, à la volonté d’inscrire le lecteur dans un processus d’immersion fictionnel permettant de transcrire la tension de la scène. Ce procédé est également doublé d’une déshumanisation des villageois dont le regard disparaît totalement à cette étape de l’histoire.

2.2.2. Les regards

Les regards sont d’ailleurs significatifs du travail de l’illustratrice dans la plupart de ses ouvrages et plus particulièrement ici.

Baya et Myriam, personnages clés de l’histoire, n’ont jamais les yeux ouverts, ce qui permet au lecteur de s’autoriser toutes les interprétations possibles (douceur, tendresse, tristesse, nostalgie). Le regard des personnages est intérieur et donne un sentiment de quiétude qui n’est attribué aux autres personnages qu’à la fin de l’histoire, cette transformation étant synonyme d’apaisement social. Les émotions des villageois sont caractérisées au fil de l’album par une évolution des regards. L’hostilité et la violence sont d’abord accentuées un regard très cerné et ouvert. Puis lorsque la foule menace Myriam,  le visage des villageois devient vide, accentuant un sentiment de deshumanisation. Pour finir, l’illustratrice attribue un regard clos à ce groupe pour signifier leur évolution comportementale. C’est l’une des clés graphiques qui permet d’opposer les deux groupes de personnages : d’un côté les deux figures féminines et, de l’autre, les autochtones.

2.2.3. L’orientation des figures

L’orientation des personnages par rapport au sens de lecture de l’histoire est également essentielle tout au long de l’album.

À l’exception des pages qui correspondent textuellement à de grandes difficultés ressenties par Baya, cette dernière, tout comme Myriam, est le plus souvent placée à droite de l’image – de même que les déplacements de ces deux personnages s’opèrent vers la droite – de façon à induire une dynamique positive dans la continuité de l’avancée de l’histoire (selon le sens de lecture pratiqué en Occident bien que la fiction se déroule, elle, dans une culture arabe). Lorsque les personnages de l’album se dirigent vers la gauche, l’illustratrice gêne l’évolution du projet de Baya, traduisant une sorte de négativité, d’obstacle, d’enfermement ou de nuisance.

2.2.4. Les costumes

D’autres procédés sont utilisés tels que l’emploi des costumes qui évoluent au fil du récit.  Durant la majeure partie du récit, les personnages portent des costumes colorés mais unis, à l’exception de Myriam et de Baya. Les deux protagonistes se révèlent pour leur part dans des vêtements chargés de motifs floraux qui ne sont pas sans rappeler l’importance du végétal  dans l’ensemble de l’album.

La fleur, stylisée dans le traitement des costumes, véhicule implicitement des valeurs  féminines et douces. Elle est aussi associée à la beauté et à la vertu depuis l’Antiquité.

La toute fin de l’album est marquée par un aboutissement relationnel entre les personnages de l’histoire. Ce dénouement heureux, cette harmonie sont symbolisés par l’octroi de costumes fleuris à tous les membres de la communauté, petits et grands, hommes et femmes.

2.2.5. Les espaces

L’illustratrice joue également sur l’opposition entre espaces extérieurs et intérieurs, ces derniers étant associés au confort et à la protection (ceux-ci ne sont cependant ne jamais définitivement clos signifiant ainsi la volonté de communication permanente des deux personnages principaux). La maison de Baya est le seul espace intérieur dans lequel le lecteur est invité à pénétrer, en situation similaire à celle de Myriam. Mis à part lorsque Baya soigne les habitants ainsi qu’à la toute fin de l’album, aucun être humain n’est visuellement représenté dans l’espace intérieur de la maison. Même lorsque les villageois violent l’intimité de Baya en pénétrant abusivement dans sa demeure, l’illustratrice les dessine à l’extérieur de la maison, s’appuyant là encore sur les espaces de transition que constituent les fenêtres ou les seuils de portes. Ce n’est donc qu’à la fin de l’histoire que la maison de Baya nous apparait véritablement peuplée d’hommes, de femmes et d’enfants, situation confirmant que la transaction sociale a bien eu lieu.

2.2.6. La végétation

L’illustratrice, toujours dans le souci de scinder les espaces intérieurs et extérieurs, utilise la végétation. Les plantes sont présentes dans l’ensemble de l’album, quel que soit le lieu où l’on se situe. Pourtant, les fleurs les plus vives, les plus luxuriantes et les plus colorées demeurent à proximité de Baya et renforcent à nouveau le bien-être que dégage le personnage et l’harmonie vers laquelle elle se dirige.

2.2.7. La présence animale

Si les êtres humains ne figurent jamais dans l’habitation de Baya (sauf à la dernière page de l’album), les animaux occupent pleinement et librement l’espace qu’ils partagent d’ailleurs avec les hommes à la fin de l’ouvrage, soulignant là encore une cohabitation réussie.

Baya, personnage aimant et doux, soucieux d’autrui, est constamment entourée d’animaux et plus précisément de chats. Il s’agit d’un choix graphique fort pour l’auteure-illustratrice qui véhicule ici plusieurs messages13. La relation à autrui ne concerne donc pas exclusivement les hommes entre eux mais bien le rapport bienveillant que l’homme doit entretenir avec toute forme de vie avec laquelle il partage un territoire commun. C’est aussi une façon d’évoquer l’intelligence et la sensibilité animales qui entourent avec bienveillance le personnage de Baya alors que tant d’hommes sont animés d’intentions néfastes.  Parmi les chats représentés dans l’album, l’illustratrice insiste particulièrement sur le foisonnement des chats noirs en faisant spécifiquement référence à la douloureuse histoire de ceux-ci au fil des siècles, les chats noirs ayant été perçus (voire l’étant encore) comme des êtres  malfaisants, inquiétants et maltraités14. Baya pénètre dans le village, entourée de chats noirs, ce qui ne manque pas d’alimenter la peur et le rejet des habitants à son égard. À leurs yeux, elle est le diable et ils sont ses démons.

À travers les procédés que nous avons relevés, on assiste à une prise de position du narrateur iconique nettement en faveur du narrateur verbal. Tout au long de l’album, le narrateur iconique oriente le lecteur au-delà des indications textuelles en révélant l’entre-deux pour l’amener à considérer une forme d’unité, vécue non pas comme un tout uniforme mais comme un aboutissement social au sein duquel chaque entité se révèle et s’accepte. Cette complémentarité du texte et de l’image apparaît pleinement tendue vers la rencontre avec l’album et nous amène à nous diriger vers cette rencontre en tant qu’elle actualise le projet tout entier et permet de véhiculer plus finement les messages portés par l’album.

3. Rencontrer l’album Baya, l’étrangère

3.1. Un triple positionnement au bénéfice de la médiation artistique de l’album

L’auteure-illustratrice de l’ouvrage exerce la profession de médiatrice du livre, orientant ainsi tous les axes de sa création, de la naissance du projet artistique à sa mise en œuvre, dans la perspective d’une actualisation de son travail en situation de médiation dont elle fait également l’expérience concrète.

Baya, l’étrangère est donc un ouvrage qui se développe tout entier, à chaque étape de son cheminement, autour d’un enjeu de médiation et de communication qui préside à l’ensemble.  L’artiste, comme l’évoque Paul Doguet,

juge ce qu’il fait, et […] se sert de ce point de vue pour orienter son propre travail, se place en situation d’intentionnalité intersubjective. Il adopte en effet constamment sur son œuvre le regard d’un autre imaginaire qui n’est ni absolument lui-même comme sujet et agent producteur, ni absolument autrui non plus puisqu’il ne s’agit que d’un point de vue fictif15.

L’auteure, elle-même au carrefour de plusieurs instances, en situation d’entre-deux permanent, ne cesse de questionner et d’ajuster simultanément son propos, du texte à l’image, de l’image au texte, à l’aune d’une perspective de communication de son objet.

3.2. La citoyenneté et le vivre ensemble – au cœur des objectifs fixés par le ministère de l’Éducation nationale

Alors que l’Europe est confrontée à la barbarie, aux actes terroristes, aux questions d’appartenance et aux migrations, les enjeux de la Refondation de l’École ont été réaffirmés par le ministre de l’Éducation nationale dans son discours de présentation de la grande mobilisation pour l’École et pour les valeurs de la République, le 22 janvier 2015 :

Une école juste pour tous, exigeante pour chacun, inclusive et partenariale», insistant sur les valeurs que l’École de la République doit transmettre aux élèves et notamment : « une culture commune de tolérance mutuelle et du respect16.

Deux objectifs apparus dans la loi de Refondation de l’École de la République, en 2013, se sont vus ainsi signifiés une ambition majeure par le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche puisqu’il s’agit de « développer chez les élèves la citoyenneté et la culture de l’engagement par la poursuite d’un parcours éducatif citoyen pour tous les élèves de la primaire jusqu’au lycée » et d’«élever le niveau des connaissances, la maîtrise du français (lecture, écriture) au premier chef ».

De plus, le Bulletin Officiel spécial n° 6 du 25 juin 2015 relatif au programme d’enseignement moral et civique explicite que « l’enseignement [moral et civique] requiert l’appropriation de savoirs (littéraires, scientifiques, historiques, juridiques…), [qu’il] n’existe pas de culture morale et civique sans les connaissances qui instruisent et éclairent les choix et l’engagement éthiques et civiques des personnes ».

Nous pensons que la lecture de fictions littéraires ayant pour sujet l’altérité permet « la construction des compétences sociales et civiques, telles celles relatives au respect de soi et des autres (civilités, tolérance, refus des préjugés et des stéréotypes) inscrites dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture et nécessaires aux citoyens de demain17 ».  Par ailleurs, l’album iconotextuel offre, nous l’avons vu ici avec Baya, l’étrangère, la possibilité d’une médiation enrichie par l’image. Le Bulletin Officiel du 19 novembre 2015 indique que « la pratique plastique exploratoire et réflexive, toujours centrale dans les programmes est privilégiée». La rencontre avec ce type d’album jeunesse peut donc pleinement s’intégrer dans le champ scolaire aux programmes d’arts plastiques et d’histoire des arts en tant qu’œuvre artistique hybride à décrypter et à expérimenter.

Conclusion

Au terme de cette analyse succincte, on voit bien comment le thème de l’altérité et de l’entre-deux a été traité dans l’album Baya, l’étrangère du point de vue de la relation iconotextuelle sans cesse questionnée par la perspective d’une médiation de l’objet susceptible d’emporter l’adhésion du jeune lecteur.

Au-delà, tout album jeunesse iconotextuel n’est-il pas, quels que soient les messages dont il est porteur, nécessairement un objet de l’entre-deux si l’on considère qu’il n’est ni le texte, ni l’image mais deux entités réunies, pourtant irréductibles et distinctes, à jamais libres de multiplier les modalités de leurs jeux relationnels ?




Notes

1 – I. Nières-Chevrel, « Narrateur visuel, narrateur verbal » dans La Revue des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75.

2 – D. Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1991, p 15

3 – D. Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, Coll. « Points essais », 1991, p.11

4 – Hospes signifie à l’origine celui qui accueille l’étranger, de là hosptium. Plus tard, il s’est dit de celui qui reçoit l’hospitalité. (F. Gaffiot, Dictionnaire latin français, Paris, Hachette, 1934)

5 – Hosties vient de hostis dont le sens étymologique est « étranger » ou « ennemi ». (F. Gaffiot, Dictionnaire latin français, Paris, Hachette, 1934)

6 – M. Blanc, M. Mormont, J. Remy et T. Storrie, Vie quotidienne et démocratie. Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, Éditions L’Harmattan, 1994

7 – E. Levinas, Altérité et transcendance, Paris, Éditions fat Morgana, 1995

8 – C. Boulaire, « Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album : tentatives théoriques » dans Le parti pris des images, V. Alary et N. Chabrol Gagne (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012

9 – V. Alary, N. Chabrol Gagne, Le parti pris des images, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, p.5

10 – Ipomée, Paris, L’Art à la page (Images Images), 2008, p. 110, cité par E. Gobbé-Mevellec, « La théâtralité à la page : mise en espace, mise en images et mise en scène du récit dans l’album jeunesse illustré contemporain en Espagne », dans Le partis pris des images, V. Alary et N. Chabrol Gagne (dir.), Clermont – Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012,  p.149

11 – A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7ème Art », 1994, p. 64.

12 – M-F. Briselance et J-C. Morin, Grammaire du cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2010, p. 344

13 – M. Ricard, Plaidoyer pour les animaux, Paris, Éditions Allary, 2014.

14 – L. Bobis, Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Paris, Points, Coll. Histoire, 2006.

15 – P. Doguet, L’art comme communication, Paris, Editions Armand Colin, 2007, p.90.

16 – Discours de Madame la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015, Matignon.

17 – V. Peillon, Refondons l’école, pour l’avenir de nos enfants, Paris, Éditions du Seuil, 2013.


Bibliographie

ALARY, V., CHABROL GAGNE, N., Le parti pris des images, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, 280 p.

BAZIN, A. Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7ème Art », 1994, 372 p.

BLANC,M., MORMONT, M., REMY, J. et STORRIE, T., Vie quotidienne et démocratie. Pour une sociologie de la transaction sociale, paris, Éditions L’Harmattan, 1994, 320 p.

BRISELANCE, M-F., MORIN, J-C., Grammaire du cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2010, 588 p.

BOBIS, L., Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Paris, Points, Coll. Histoire, 2006, 352 p.

DOGUET, P., L’art comme communication, Paris, Editions Armand Colin, 2007, p.90, 266 p.

GOBBÉ MEVELLEC, E., « La théâtralité à la page : mise en espace, mise en images et mise en scène du récit dans l’album jeunesse illustré contemporain en Espagne », dans Le partis pris des images ss la direction de V. Alary et N. Chabrol Gagne, Clermont – Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, p.149.

HALGAND, E., Baya, l’étrangère, Bruxelles, Editions Versant Sud, 2017, 40 p.

LÉVINAS, E., Altérité et transcendance, Paris, Éditions Fata Morgana, 1995, 185 p.

NIERES CHEVREL, I., « Narrateur visuel, narrateur verbal » dans La Revue des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75.

PEILLON, V., Refondons l’école, pour l’avenir de nos enfants, Éditions du Seuil, 2013, 144 p.

RICARD, M., Plaidoyer pour les animaux, Paris, Éditions Allary, 2014, 350 p.

SIBORNY, D.,  Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1991, 398 p.