Milena ESCOBAR HERRERA
Milena Escobar Herrera est doctorante en études cinématographiques (Université d’Aix-Marseille) et philosophie de l’art (Université Paris-Sorbonne). Elle prépare une thèse qui s’intéresse aux enjeux esthétiques de la notion de transe dans le cinéma de Philippe Grandrieux. LESA (Laboratoire d’études en sciences des arts), EA 3274 / Centre Victor Basch, EA 3552.
sandriescobar@hotmail.com

Pour citer cet article Escobar Herrera, Milena, « Unrest, de l’inquiétude à la grâce. Tension, rupture et réconciliation », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 20/10/2017, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/unrest-de-lin-qu…t-reconciliation/

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Résumé

Les œuvres de Philippe Grandrieux jouent avec les habitudes perceptives du spectateur tout en lui procurant des émotions intenses. Dans ses films, le corps humain se transforme au gré des affects qu’il éprouve. L’inquiétude produite par la force d’un impératif biologique lui donne l’allure d’un insecte monstrueux, une sensation de légèreté le conduit à défier la pesanteur, à flotter, une intense fatigue, au contraire, le cloue au sol. Cet article montre que l’enjeu central de l’œuvre de l’artiste est de rendre visible la vitalité intensive qui nous traverse. Il se focalise sur la trilogie Unrest, une œuvre esthétiquement épurée qui constitue un tournant décisif dans la pratique de l’artiste, orientée maintenant vers la performance, la danse et l’installation.

Mots-clés : Animalité – Instinct – Grâce – Rupture – Corps – Figure – Force – Affect

Abstract

Philippe Grandrieux’s work plays with the way our perception mechanisms operate and provides the viewer with intense emotions. In his films, human bodies transform themselves according to the emotions and sensations they experience : feelings of unrest, resulting from the force of a biological imperative shift human bodies into monstrous insects. The sensations of lightness allow them to defy gravity making them float and under the influence of fatigue, on the contrary, the bodies stay attached to the ground. This article puts forward Philippe Grandrieux’s capacity to render visible the intensive vitality that traverses us. It focuses on his last trilogy : Unrest, a mixed media work comprehending video installations, performances and films.

Keywords: Animality – Instinct – Grace – Rupture – Body – Figure – Force.


Sommaire

Introduction
1. L’inquiétude
2. Du corps à la figure
3. La grâce
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

L’œuvre de Philippe Grandrieux ne cesse de questionner l’ambivalence qui fonde la nature humaine, tiraillée entre ses nécessités biologiques et les exigences que la culture lui impose. Si dans son cinéma de fiction la figure animale est déjà présente1, c’est dans la trilogie Unrest2, où le décor, les lieux et l’intrigue disparaissent au profit du rythme et du mouvement, que cette tension entre animalité et humanité est la plus manifeste. Avec Unrest, dont chaque volet se compose d’un texte, d’une performance et d’un film, et qui prendra la forme achevée d’une installation, le cinéaste affirme une démarche singulière qui montre la porosité des frontières artistiques et défait toute volonté de cloisonnement générique.

Philippe Grandrieux s’inspire des observations narrées par Jean-Henri Fabre dans l’ouvrage Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes. Le titre de la trilogie désigne le corps sans repos de l’insecte, toujours occupé à accomplir ses fonctions vitales. L’entomologiste et le cinéaste questionnent la notion d’instinct pour penser le rapport entre l’homme et la bête. Le premier, contemporain des théories de l’évolution de Darwin, l’étudie à partir des comportements et des mœurs qu’il observe chez l’insecte ; le second l’explore par le langage corporel du danseur, dont les mouvements saccadés figurent cette part instinctive qui nous constitue. Les corps des danseurs vibrent, s’entremêlent, se confondent. Le visage est dissimulé, la station debout qui caractérise le genre humain se raréfie, le corps adopte des postures acrobatiques, il se transforme en insecte. Ce n’est qu’au travers d’une rupture, caractérisée par le dépassement de leurs habitudes comportementales et motrices, que ces figures retrouveront leur part d’humanité. Il convient dès lors de se demander si le spectateur ne doit pas lui-aussi franchir un seuil, – celui où l’intellect ne règne plus en monarque –, se rendre dès-lors disponible par un travail de réceptivité et d’écoute, et se laisser toucher par les sensations et par les émotions que l’œuvre suscite.

Les films de Philippe Grandrieux sont à la limite du mutisme, ils ne comportent presque pas de dialogues. Le cinéaste dépossède les mots de leur fonction instrumentale permettant de communiquer des représentations d’ordre intellectuel. La voix est explorée pour ses qualités sonores, pour sa capacité à exprimer des affects. Elle prend la forme du cri, du murmure et quand elle s’exerce pour former des mots, ceux-ci sont souvent mal prononcés, répétés, ils n’aboutissent jamais à un discours logique, qui renverrait à un sens. La voix devient un râlement, un vrombissement qui ne traduit pas la pensée mais une douleur ou une jouissance qui vient des entrailles.

L’œuvre de Philippe Grandrieux transgresse les codes qui assujettissent le cinéma de fiction à une logique discursive, sans pour autant basculer dans une forme expérimentale. Peu attaché à la notion d’intrigue et de personnage, le cinéaste explore les forces qui traversent le corps humain à partir d’un travail sur la forme filmique ; il met en avant la capacité du cinéma de produire des sensations, des affects en recourant à sa matérialité : l’exposition, le cadrage et la vitesse de défilement des images. Il opte le plus souvent pour un montage affectif3, qui, n’étant ni linéaire ni chronologique, transgresse la continuité spatio-temporelle des événements. Les différentes dimensions du temps (passé, présent et futur) s’entremêlent, et dans la durée diégétique le factuel ne cesse de se mêler à l’imaginaire. Le spectateur, privé de tout repère chronologique, ne pouvant pas discerner les événements les uns des autres, distinguer les figures, ou donner un ordre défini à l’action, éprouve une sensation de désorientation. Jouant avec nos habitudes perceptives, ses films demandent un effort de disponibilité, une attention particulière portée au détail. Ce cinéma fonctionne par suggestion, son esthétique titube entre deux pôles opposés, la volonté d’une expression anti-mimétique et la nécessité de conserver des liens avec le réel. Les actions se relient entre elles par des effets techniques (répétition, valeur de l’objet dans le plan, mouvement caméra) ou par le fait de produire la même sensation ou affect4 (éblouissement, attirance, répulsion, fascination). De la même manière que chez Marcel Proust une sensation produite par une image présente peut faire ressurgir le souvenir d’une image chargée d’émotion, suscitant notre « mémoire affective5 » – ce qui, de fait, contribue à lier les images entre elles6. Ainsi, ces œuvres nous proposent d’appréhender les différentes dimensions du temps simultanément, faisant appel à notre perception subjective de ce dernier.

En 2012, il entreprend la trilogie Unrest, une œuvre complexe et épurée, dans laquelle l’artiste affirme la singularité de sa démarche. Les trois volets : White Epilepsy (2012), Meurtrière (2015) et Unrest (2017), partagent la même simplicité du dispositif : des corps nus se mouvant au ralenti, plongés dans la pénombre ; un espace diégétique invisible, mais dont la présence sonore nous immerge dans un univers fauve et nocturne ou dans les tréfonds de notre humanité.

Pour les deux premiers volets l’artiste, cadrant lui-même ses films, choisit un cadrage vertical qui lui permet de filmer la totalité du corps des danseurs avec lesquels il travaille, étirant leur morphologie par l’effet de verticalité et intensifiant leur présence à l’écran par le contraste avec le fond noir environnant. L’image apparaît dans le tiers central de l’écran, par sa frontalité elle découpe l’écran de cinéma, le faisant basculer elle le rapproche ainsi d’une autre pratique artistique : l’installation vidéo7 Dans le texte écrit pour le deuxième volet, l’artiste affirme que ce cadrage renvoie à la meurtrière : l’ouverture pratiquée dans les murailles des constructions défensives médiévales, qui permettait de voir et d’envoyer des projectiles sans être exposé à la menace8. C’est en référence à cette fente qu’il nomme le deuxième volet de la trilogie. Le format place le spectateur dans la position de celui qui peut, sans s’exposer, observer ce qu’il a toujours refusé de voir : il n’est qu’une bête qui est parvenue à se tenir debout.

Depuis Sombre (1998), son premier long-métrage de fiction, l’artiste questionne dans toutes ses œuvres l’ambivalence qui est aux fondements de la nature humaine, tiraillée entre ses nécessités biologiques et les exigences que la culture lui impose. D’œuvre en œuvre il rejoue sous des aspects différents la lutte incessante entre ces deux forces antagonistes, mettant en scène des figures traversées par des désirs inassouvissables, condamnées à vivre dans l’immédiateté, dans la répétition.

Mon hypothèse est que son œuvre parvient à saisir les forces physiques et affectives qui nous composent essentiellement, qui nous poussent à agir, à nous mouvoir et qui sont à l’origine de tous nos processus vitaux, qu’ils soient physiologiques ou psychologiques. Cette réflexion se propose d’explorer les procédés par lesquels l’artiste parvient à rendre visibles ces forces.

Le cinéaste opère par suggestion, il filme la tension, le conflit produit lorsque deux forces antagonistes se rencontrent, aussi bien au niveau formel qu’au niveau thématique. Pour étayer cette thèse, nous privilégierons l’analyse de la trilogie Unrest 9, dans laquelle le cinéaste recourt à une forme plus épurée, opte pour une esthétique moins suggestive, et qui bien que moins accessible, amplifie les effets affectifs de l’œuvre. Hormis White Epilepsy, qui conserve encore des éléments narratifs, la trilogie ne met en scène que des rapports de force. Ceux-ci peuvent être thématiques, tels que la tension entre l’animé et l’inanimé, la lenteur et la vitesse, la pesanteur et le flottement, l’énergie de l’inspiration et la décharge de l’expiration ; ou encore formels : le contraste entre la luminosité et la pénombre, entre le flou et le net.

1. L’inquiétude

La trilogie a comme arrière-plan la figure de l’insecte. L’artiste s’inspire de l’ouvrage Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes, écrit par Jean-Henri Fabre, entomologiste, précurseur de l’éthologie et poète félibre du dix-neuvième siècle, qui passe près d’une quarantaine d’années à observer les comportements de ces créatures minuscules et à recueillir ses observations dans cet ouvrage. Dans la trilogie il y a une correspondance visuelle entre les gestes des danseurs, leurs mouvements et les comportements que Jean-Henri Fabre décrit. Le texte que Philippe Grandrieux écrit pour Meurtrière fait explicitement référence aux mœurs de cinq espèces étudiées par l’entomologiste : Mantis religiosa, Sphex flavipennis, Carabus auratus, Calliphora vomitoria et Cicada atra10.

Si leurs préoccupations et pratiques sont très différentes, l’entomologiste et l’artiste s’intéressent et réfléchissent néanmoins tous deux à la notion d’instinct. Le discours de Jean-Henri Fabre, riche en métaphores et analogies, se nourrit d’expériences autobiographiques et de références scientifiques, littéraires et philosophiques, qui, loin de déformer le propos scientifique, le rendent plus riche et élargissent sa portée. Ses observations et expériences le conduisent à constituer une théorie qui stipule que tout comportement et toute habitude chez l’insecte sont le fruit d’une prédisposition, d’une force interne qu’il appelle instinct. En fervent humaniste, il affirme une différence de nature entre l’homme et l’animal. Le comportement et les habitudes humaines relèvent de l’usage de la raison, tandis que l’insecte dépourvu de cette faculté, n’est mu que par cette force aveugle. Les faits qu’il constate montrent bien qu’octroyer la raison à l’insecte serait insensé11. Cependant, face à certaines de ses descriptions nous reconnaissons des comportements et des habitudes qui ressemblent étrangement aux nôtres.

Le cinéaste pour sa part, conçoit dans cette trilogie des figures qui vivent dans le présent pur, qui réagissent mécaniquement aux sollicitations du milieu, au gré de leurs habitudes, de leurs mécanismes moteurs12. Leurs actions obéissent à un sentiment d’attirance ou de répulsion qui répond à une nécessité biologique. Elles respirent, frémissent, chassent, se reproduisent, vieillissent, mais parce que ne vivant que dans l’immédiateté, elles ne sont que les marionnettes de cette force qui prédétermine leurs mouvements : l’instinct.

Si Philippe Grandrieux s’intéresse aux études de Jean-Henri Fabre, si les figures qu’il crée ne cessent d’osciller entre une forme humaine et une manière de se mouvoir et de se comporter qui renvoie à l’insecte, c’est que l’humain comporte lui aussi une dimension d’assujettissement aux forces biologiques. Bien que cette forme humaine n’apparaisse que par intermittence, celle-ci reste une donnée centrale dans la trilogie. Il est important de remarquer que, dans Unrest, il ne s’agit pas de donner une représentation du préhumain, de mettre en scène un retour aux origines sauvages de l’humanité, mais de chercher à saisir dans notre ressenti, dans notre perception subjective du corps, ce qui constitue notre humanité.

La lenteur des mouvements des danseurs, le ralentissement sonore et visuel ainsi que le prolongement de la durée produit par l’absence de coupes et le nombre restreint de plans dans White Epilepsy, donnent l’impression d’un présent dilaté. Le dispositif mis en place permet ainsi au spectateur d’éprouver le présent intensément, à la manière de l’animal, qui ne vit qu’au présent, absorbé par la sensation qui l’occupe. Les rares apparitions du visage, toujours les yeux fermés, révulsés ou le regard perdu, la tête en arrière et la bouche ouverte traduisent l’engourdissement de la raison et de la conscience, soulignent l’émoi extrême qui assujettit ces figures. Occupées à accomplir leurs fonctions vitales, inquiètes (comme le nom de la trilogie et du troisième volet l’indique), ces figures nous ramènent au corps sans repos de l’insecte, dont chaque geste, posture et mouvement répond à un impératif biologique.

La trilogie rend visibles les processus dynamiques qui gouvernent les fonctions des êtres vivants. La succession de tensions et de détentes qui anime et pénètre la matière nous est donnée à voir par les lents mouvements du corps qui obéissent au rythme du souffle. La bande son joue un rôle capital, le va-et-vient de la respiration intensifie le mouvement du corps à l’image. La respiration engage les muscles du corps tout entier. Dans White Epilepsy, deux corps nus se rencontrent au cœur de la nuit, un homme et une femme. D’un pas ferme, précis, elle se rapproche, tourne autour du corps masculin, ses mouvements suivent le doux rythme du souffle, ils sont lents, tout juste perceptibles, notre œil peine à rester attentif. Le corps masculin reste immobile, médusé. Elle se tient derrière lui, pendant l’inspiration son thorax s’élargit, ses épaules s’ouvrent et son torse se redresse donnant une impression de grandeur, de vigueur. Telle la mante religieuse, elle terrifie celui que nous supposons être sa proie, par la pose intimidante qu’elle adopte : elle projette ses bras en croix et s’agrippe à ses épaules, l’enlace13. Le sentiment de tension est ici amplifié par un effet formel, l’étroitesse du cadrage produit une sensation d’oppression qui contraste avec la durée des plans. Pendant l’expiration, l’homme s’affaisse peu à peu, il est vaincu, contraint à se vider. À travers leurs gestes incertains se déroule ce qui peut sembler aussi bien un acte alimentaire qu’un accouplement. Presque dix minutes plus tard, la femme, toujours sur le dos de l’homme, l’enlace de ses jambes, finit par se cramponner à son bassin et reste dans cette pose, presque immobile pendant près de cinq minutes. Le prolongement de la durée de cet acte renvoie sûrement à la lenteur des amours de la Mante, chez qui l’accouplement peut durer de cinq à six heures14. Puis, tenant sa victime par l’épaule, immobilisée, elle s’attaque à son dos, rapproche sa mâchoire d’un point précis sous l’omoplate et le mastique. L’homme tente de se défendre, son dos se meut au rythme du souffle qui s’accélère, en vain. Tout se passe comme s’il avait été asséché, vidé de sa force vitale. Le souffle s’arrête.

Jean-Henri Fabre explique que le nom de la Mante religieuse lui vient de la posture qu’elle adopte quand elle s’apprête à attaquer, lorsqu’elle se redresse et lève ses pattes antérieures vers le ciel en posture d’invocation : elle évoque la devineresse en exercice d’oracle, que depuis l’antiquité on appelle mantis15. L’étrange ressemblance entre les mouvements des danseurs et les mœurs cannibales de cet insecte dessine le portrait d’une Femme-Mante religieuse. On peut ainsi établir un rapport d’analogie entre les forces auxquelles sont soumis l’être qui est guidé par son instinct et celui qui est touché par l’inspiration. Toutes deux sont irrésistibles et plongent les créatures qui en sont l’objet dans un état de pure passivité : être doué d’un instinct c’est être la marionnette de l’espèce, être touché par l’inspiration c’est être la marionnette d’un dieu.

2. Du corps à la figure

Les premières images de la trilogie sont paradigmatiques : un premier corps, filmé de dos émerge de l’obscurité, son dos emplit la verticalité du cadre, sa tête cachée par la pénombre disparaît entre les épaules. Lentement le dos se courbe, la colonne vertébrale se dessine, les cuisses disparaissent dans la pénombre. Les jambes, désarticulées du bassin, dessinent, avec le reste du corps, une bête monstrueuse, celle-ci fait un pas en avant et dans son geste fond dans la pénombre.

Décrivant les procédés formels utilisés par Francis Bacon, Gilles Deleuze affirme qu’isoler est « le moyen le plus simple, nécessaire quoique non suffisant, pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l’illustration, libérer la Figure16. White Epilepsy produit des effets semblables ; par l’étroitesse du cadrage et l’éclairage qui fait saillir le corps du fond noir, celui-ci est extrait de tout contexte culturel ou narratif, isolé de tout rapport aux autres corps. Plutôt que de passer par l’identification à un personnage, le rapport que le spectateur établit avec les figures passe par l’expérience sensible relayée par des aspects formels tels que l’éclairage, le cadrage ou l’atmosphère sonore. Extrait, isolé, puis déformé, ce qui apparaissait comme un corps humain débute sa métamorphose dans l’espace d’un seul plan.

Entre performance et danse, entre cinéma et installation, la démarche de l’artiste dans cette trilogie témoigne de la porosité des frontières artistiques, non seulement par le format de l’œuvre, mais aussi et surtout par les procédés stylistiques employés. L’artiste emprunte des procédés propres à la peinture et les adapte au dispositif cinématographique, il emprunte au langage corporel de la danse la possibilité d’obtenir un effet visuel de déformation du corps réalisé à partir d’un seul mouvement ou d’une seule posture. C’est ainsi que la transformation a lieu dans les performances. Les danseurs secouent leurs corps comme s’ils étaient en proie à des convulsions, ils vibrent, s’entremêlent, adoptent des postures acrobatiques de sorte que le corps, devant nos yeux, se libère de sa forme humaine.

Dans White Epilepsy, la figure est libérée des coordonnées narratives qui l’attachent au genre humain sans pour autant devenir une forme abstraite. L’atmosphère sonore, composée d’une série de respirations, de stridulations, de croassements et du souffle du vent, plonge le spectateur dans un environnement sylvestre. Enregistrée la nuit dans la forêt, où le film a été tourné, puis modifiée par des effets de ralentissement, la bande son accompagne et intensifie l’effet de déformation visuelle.

Si dans toute son œuvre le corps humain a une place centrale, s’il envahit le cadre, s’il est dénudé, exposé, scruté dans les moindres recoins, le visage ne jouit jamais du même privilège. Happé par l’ombre, flouté ou mal cadré, il prend toute son importance de par son absence. Filmer ainsi le visage questionne le rapport d’identification du spectateur aux figures. Dans le cinéma de fiction traditionnel, le personnage vient à notre rencontre et décline son identité, permettant un rapport d’identification qui passe aussi bien par le développement psychologique des personnages que par les sentiments qui s’inscrivent sur son visage. La particularité de l’œuvre de Philippe Grandrieux réside dans la perturbation de cette donnée : les personnages sont peu développés psychologiquement, tout détail qui pourrait renseigner sur le contexte, la réalité socio-culturelle ou le passé des personnages est brouillé. De plus, le manque de netteté du visage enlève à la face humaine la possibilité d’exprimer des sentiments sophistiqués et prive le spectateur de la possibilité d’établir un rapport d’identification ordinaire. C’est pourquoi il est plus pertinent d’employer le terme de figure que celui de personnage.

Le spectateur, accoutumé à trouver des ressemblances et à donner un sens à ce qu’il perçoit, ne trouve ici rien à quoi se raccrocher. Que ce soit au moment de la projection, lorsque l’œil recherche inconsciemment une forme familière à laquelle il pourrait rapporter la figure qui lui est donnée à voir ou après la projection lorsqu’il essaye d’expliquer pourquoi ces images l’ont autant heurté, il ne trouve pas les mots. Cependant, cette difficulté au niveau de l’identification n’implique pas une absence d’empathie : le spectateur éprouve des affects et des sensations d’une force rarement produite par un artifice artistique.

Lorsque Grandrieux rend flou le visage, lorsqu’il le dissimule par l’éclairage, il enlève à la figure la possibilité de véhiculer des émotions raffinées, mais la rend susceptible de transmettre des affects bruts : plaisir, douleur, joie ou angoisse. L’effet d’identification ne passe pas par l’entité psychologique ou morale qu’est le personnage, mais par la figure qui peut prendre des formes multiples et dont la fonction primordiale dans le cinéma de Grandrieux est de rendre visible une force, une sensation ou un affect. La bouche reçoit une attention toute particulière dans son œuvre : ayant la double fonction de rompre avec la conception de personnage et de véhiculer un affect avec force, cette partie du visage apporte une réponse au problème de la ressemblance et de l’identification. Bien qu’on ne puisse réduire la représentation de la bouche à un seul geste, sous peine de tomber dans des généralisations stériles, il convient de remarquer l’importance du motif de la bouche ouverte et plus particulièrement celui du cri qui est récurrent dans l’œuvre de Grandrieux et qui a une fonction bien spécifique aussi bien dans les films de fiction que dans la trilogie.

Au début de La vie nouvelle (2002), son deuxième long-métrage de fiction, le visage d’une des figures se transforme en gueule dans l’espace d’un seul plan. Dans ce film, cette figure a un nom propre : Boyan ; comme le personnage classique il a un rôle assigné : c’est le proxénète, celui qui choisit les corps à vendre et qui en tire profit. C’est à partir du moment où on le voit incliner sa tête progressivement en arrière, la bouche grande ouverte en expulsant un cri qui déchire l’espace sonore et visuel, que notre œil commence à perdre ses repères et que la notion de personnage commence à poser problème. L’image bouge sous l’effet d’un tremblement de la part du cadreur, elle devient floue, le cadre se resserre sur la mâchoire et le nez, qui, penchés en arrière dissimulent la partie supérieure du visage. Ce cri s’apparente étrangement à la tête hurlante du boucher qui, dans Painting 1946 de Francis Bacon, se tient au centre de la tribune et dont il ne reste que la bouche ouverte (la cavité, la chair et les dents), le reste du visage étant avalé par l’obscurité du parapluie. Pour le peintre et le cinéaste, le cri est une action bestiale. Si dans les œuvres du premier ce geste animal désigne par contraste un fait inhumain, chez le second il vient intensifier un état affectif bien humain, de sorte que dans la fiction la transformation n’a qu’une fonction métaphorique, qui accentue l’affect relayé par la figure. Ce motif revêt une importance majeure, puisqu’il démontre clairement que Philippe Grandrieux filme et met en scène non le corps, mais les affects, les forces et les vitesses qui le traversent et le constituent. Ce premier cri dans La vie nouvelle, ce n’est ni le cri d’un homme ni celui d’un animal, c’est la force qui les traverse tous les deux, c’est la peur ou la douleur intense qui les meut. C’est l’enjeu central de son œuvre, son invention : rendre visible la vitalité intensive qui nous traverse.

3. La grâce

Si White Epilepsy porte sur les forces biologiques qui assujettissent le corps, le deuxième volet explore les forces physiques qui le traversent. Les corps des danseurs souvent dressés dans le premier volet, se tiennent rarement debout dans Meurtrière. Ici, il n’y a plus que des corps féminins, placés à l’horizontal. Dans la pénombre, ces corps nus sont enchevêtrés, ils adoptent des postures étonnantes qui donnent une disposition nouvelle à l’ordre anatomique. La bande son nous place au plus près de ces corps, nous entendons un souffle profond et les retentissements irréguliers d’une cloche. Les postures que les danseuses adoptent et leur manière de se mouvoir indiquent qu’elles ne distinguent pas encore ce qui délimite leurs corps du corps de l’autre. Elles commencent à peine à éprouver les limitations que leurs corps leurs imposent, elles ignorent la fonction de leurs membres, les mouvements qu’elles peuvent effectuer.

Comme l’artiste l’indique dans les notes qu’il transmet aux quatre danseuses au cours des répétitions de la performance :

Les mains ne prennent rien, les bras n’entourent pas. Ce sont des appendices parfois encombrants, dont l’usage s’est perdu, des morceaux de corps hors de tout découpage social, culturel, hors de tout savoir. Ce que « Meurtrière » demande c’est un corps qui ne sait pas, entièrement soumis à la pulsation qui l’anime17.

Vers le milieu du film nous voyons un corps monstrueux, un assemblage de multiples membres, se séparer peu à peu nous permettant, un bref instant, d’entrevoir trois corps distincts. Ceux-ci se heurtent les uns avec les autres, chaque corps commence un mouvement qui poursuit une direction précise, jusqu’à ce qu’un autre corps vienne le heurter et dévie sa trajectoire initiale. Le choc de deux corps produit un tremblement, une déstabilisation qui se traduit par un effet de flou, par un tremblé au niveau du cadrage et par la distorsion sonore. À nouveau nous nous retrouvons dans l’indiscernabilité : d’autres corps viennent se rajouter au mélange par surimpression, faisant partager au spectateur la difficulté que ces corps éprouvent à distinguer leurs propres contours.

Le procédé de surimpression, ce « monstre visuel » pour évoquer Jacques Aumont qui mélange les images et confond le spectateur en offrant à l’œil « en chaque point du cadre deux possibilités de lire ce qu’il perçoit – selon qu’il le rapporte à l’une ou l’autre des deux images d’ensemble18 », permet au cinéaste de formaliser le fait intensif du corps. Par le mélange d’images, celui-ci parvient à montrer que ce qui fait l’unité d’un corps n’est pas une forme donnée par l’organisation des différents membres, mais l’expérience d’une même vitesse, le fait d’être traversé par une même émotion, d’être occupé par une même sensation.

C’est à ce niveau que la notion de grâce va apparaître. Ces mêmes vitesses vécues, ces mêmes affects éprouvés deviennent un, au travers de trois corps qui dans Meurtrière, se relient entre eux par un enlacement très gracieux, forment une chaîne, une ronde et se meuvent ensemble19, flottent, grâce à l’effet de surimpression, au-dessus d’un corps immobile. Dans son texte « Sur le théâtre de marionnettes », Heinrich Von Kleist écrit :

Nous voyons que dans le monde organique, la réflexion perd en éclat et en force à mesure que la grâce apparaît plus rayonnante et souveraine […] c’est lorsque la connaissance a pour ainsi dire parcouru l’infini que la grâce est retrouvée ; de sorte qu’elle apparaît simultanément et de la façon la plus pure dans la constitution d’un corps humain ne possédant aucune conscience ou bien alors une conscience infinie, c’est-à-dire le pantin articulé ou le dieu20.

Aux yeux de Von Kleist, la marionnette est plus susceptible de grâce que le danseur. Le marionnettiste en effet, applique une force sur ses pantins qui est supérieure à celle qui les attache à la terre ; libérés de cette force gravitationnelle, leurs mouvements ne laissent jamais transparaître l’effort. Ainsi, dans le passage que nous décrivions, les forces qui jusqu’alors tiraient dans des sens opposés, vont produire une rupture. Or, pendant le bref moment qui suit la rupture, celles-ci vont désormais aller dans le même sens, s’accompagner et se renforcer. C’est cela la réconciliation, la « white epilepsy21 » : l’homme qui accepte d’être la marionnette de l’instinct et qui le temps d’un instant fugitif se défait de la gravité.

Dans les dernières minutes de la performance du dernier volet de la trilogie, nous sommes confrontés à un corps doté de la faculté d’apprentissage. Il va tester la force de chacun de ses muscles, essayer de se mouvoir à des vitesses différentes, pour enfin se redresser, redevenu maître de chaque membre. Il révèle enfin son visage, reste dans cette pose, balançant ses bras dans un mouvement délicat, parfait, qui semble pouvoir durer éternellement.

Conclusion

Dans le cinéma de Grandrieux le corps se transforme, il devient animal, monstre, mais seulement pour retrouver sa forme humaine, après avoir pris conscience des forces qui l’animent et qui l’assujettissent. Ce n’est que dans le dernier film de la trilogie que l’humain réapparaît, incarné dans le visage d’une femme : celle-ci se masturbe, jouit devant nous et ce faisant, dépasse la fonction reproductrice de la sexualité animale tout en transgressant les interdits constitutifs de l’ordre social. C’est dans ces rares moments d’une extrême intensité que la pleine conscience de ce que nous sommes va advenir, après avoir accepté que l’homme ne peut se défaire de ces forces antagonistes qui le constituent, de ses tensions, de ses désirs contradictoires. Il doit accepter de vivre dans un entre-deux auquel parfois échapper, lors de rares moments de rupture, proches de la défaillance, mais lui permettant alors, pour un instant, de toucher à la grâce.


Notes

1  Par le jeu des acteurs ou par le montage, le cinéaste établit des correspondances entre l’humain et l’animal. Dans Sombre (1998) par exemple la figure de Jean est constamment associée à celle du loup et dans La vie nouvelle (2002) la figure de Boyan correspond à celle du chien.

2 – Unrest se compose de trois volets :

White Epilepsy, Epileptic (Prod.), version performance : Paris, Centre Georges Pompidou, mars 2011, 30 min. Version film : France, 68 min, 2013.

Meurtrière, Epileptic (Prod.), version performance : New York, Whitney Museum of American art, 2013, 180 min. Version film : France, 59 min, 2015.

Unrest, Epileptic (Prod.), version performance : France, ICI – CCN de Montpellier, octobre 2016. Version film : France, 45 min, 2017.

3 – Montage dont la cohérence est donnée par la proximité des états affectifs qu’il suscite et non pas par la connexion narrative entre les événements.

4 – Par « affect » j’entends le genre commun au plaisir, à la douleur et à toutes les émotions qui en découlent.

5 – Voir à ce sujet : WEBER Louis, « Sur la mémoire affective », Revue De Métaphysique et de morale, Vol. 22, Paris, Armand Colin, n° 6, novembre 2014, p. 794-813.

6 – PROUST Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1965, p. 43.

7 Voir à ce sujet : BELLOUR Raymond, La Querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris, P.O.L, « Trafic », 2012, p. 92-93.

8 – GRANDRIEUX Philippe, « Meurtrière ». Mettray, Septembre 2013, p. 6.

9 – La première mondiale du dernier film de la trilogie ayant eu lieu récemment (le 13 juin 2017, FID Marseille), notre analyse portera principalement sur les deux premiers volets de la trilogie : White Epilepsy et Meurtrière.

10Loc.cit.

11 –FABRE Jean-Henri, Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes, Vol. 1, Paris, éditions Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 404.

12 – Voir à ce sujet : BERGSON Henri, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit, 6è édition, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1896, p.170.

13 – Voir à ce sujet les descriptions de Jean-Henri Fabre sur la chasse et les amours de la Mante religieuse. Op.cit., 1093-1106.

14Ibid., p. 1105.

15 – Ibid., p. 1093.

16 – DELEUZE Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, « L’Ordre philosophique », 2002, p.12.

17 – MORGAINE Manuela, « Meurtrière. Une performance de Philippe Grandrieux ». Trafic. Paris, P.O.L., n° 91, septembre 2014. p. 71-76.

18 – AUMONT Jacques, MARIE Michel. Dictionnaire théorique et critique du cinéma. Paris, Nathan, 2001, p.198.

19 – L’image renvoie au tableau de Raphaël, Les Trois Grâces, 17 x 17 cm, 1505, Chantilly, Musée Condé.

20 –KLEIST Heinrich Von, Œuvres complètes. Tome I, Petits écrits. Essais, chroniques, anecdotes et poèmes, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 218.

21 – Le titre du film fait référence à l’instant d’illumination qui précède la crise d’épilepsie, décrit par Fédor DOSTOÏEVSKI dans L’Idiot.


Bibliographie

AUMONT, Jacques, MARIE Michel. Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris : Nathan, 2001, 245 p.

BELLOUR, Raymond. La Querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris : P.O.L, « Trafic », 2012, 576 p.

BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience, 10è édition, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013, 340 p.

BERGSON, Henri. Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit, 6è édition, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1896, 288 p.

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FANTINI, Bernardino. « Rythmes corporels, rythmes psychologiques, rythmes culturels », dans Pigeaud Jackie (sous la dir. de), Le Rythme. XVIIIes entretiens de La Garenne Lemot, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 207-238.

GRANDRIEUX, Philippe. « Meurtrière ». Mettray. Marseille, Septembre 2013, p. 6-11.

KLEIST, Heinrich Von. Œuvres complètes. Tome I, Petits écrits. Essais, chroniques, anecdotes et poèmes. Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, 392 p.

MASSIN, Marianne. Les Figures du ravissement. Enjeux philosophiques et esthétiques, Paris : Éditions Grasset, « Partage du savoir », 2001, 381 p.

MORGAINE, Manuela. « Meurtrière. Une performance de Philippe Grandrieux », Trafic, Paris : P.O.L., n° 91, Septembre 2014. p. 71-76.

PROUST, Marcel. Contre Sainte-Beuve, Paris : Gallimard, « Folio essais », 1965, 320 p.

SAINT GIRONS, Baldine. « L’inspir, l’expir, le choix d’un rythme », dans PIGEAUD Jackie (sous la dir. de), Le Rythme. XVIIIes entretiens de La Garenne Lemot. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 151-163.

SOURIAU, Étienne. Vocabulaire d’esthétique. 3è édition, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2010, 1520 p.

WEBER, Louis. « Sur la mémoire affective », Revue De Métaphysique et de morale, Vol. 22, Paris : Armand Colin, n° 6, novembre 2014, p. 794-813.

Trilogie Unrest :

GRANDRIEUX, Philippe (réal.), White Epilepsy, Epileptic (Prod.), version performance : Paris, Centre Georges Pompidou, mars 2011, 30 min. Version film : France, 68 min, 2013.

___Meurtrière, Epileptic (Prod.), version performance : New York, Whitney Museum of American art, 2013, 180 min. Version film : France, 59 min, 2015.

___Unrest, Epileptic (Prod.), version performance : France, ICI –CCN de Montpellier, octobre 2016. Version film : France, 45 min, 2017.