Irène DUNYACH
Irène Dunyach est docteure en design graphique. Sa thèse, intitulée « Les espaces graphiques de la transition — repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture », a été soutenue le 16 mars 2017 et défend une approche artistique et expérimentale du design graphique éditorial. Dans cette même lignée, elle a créé en 2016 une maison d’édition, Les Presses Fantômes, en collaboration avec Édith Mercier, pour rééditer des textes passés dans le domaine publique et leur donner des formes livresque originales, en accord avec leurs contenus.

Carole NOSELLA
Carole Nosella est docteure et agrégée en arts plastiques, elle vient de prendre les fonctions de maitre de conférences en arts plastiques à l’université Jean Monnet à Saint-Etienne à la rentrée 2017. Sa thèse intitulée « Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement » soutenue en décembre 2016 sous la direction de Christine Buignet, a reçu le prix Rescam 2017. Artiste-chercheuse, son travail se concentre sur les expériences filmiques et urbaines. Elle est membre du CIEREC et membre associée de LLA CREATIS.

Pour citer cet article : Nosella, Carole, et Dunyach, Irène, « Tous les chemins mènent à Ambre — traduire une traversée par un dispositif intermédial », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/tous-les-chemins-menent-a-ambre-traduire-une-traversee-par-un-dispositif-intermedial/>. ‎

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Résumé

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation articulant vidéo et graphisme réalisée par Irène Dunyach et Carole Nosella en 2017, à l’occasion de la journée d’études Lieux non-lieux : liens aux corps. Elle se base sur une portion d’un texte de fiction, Nine Princes in Amber de Roger Zelazny, dans lequel deux personnages effectuent un trajet en voiture à travers des couches d’univers parallèles. Cet article retrace la genèse du projet, issu d’une analyse du récit visant à aboutir à des choix de transpositions visuelles. Il met en lumière comment, en croisant leurs pratiques et recherches respectives, les deux autrices ont mis en place un protocole de création, faisant se rencontrer graphisme et images en mouvement. Mettant en œuvre des processus de transition, de traversée, ce dispositif intermédial, mêle fresque typographique et projections vidéos, afin de faire expérimenter l’entre-deux, dans une esthétique du trouble et de l’instabilité. Visiteurs et visiteuses de la salle d’exposition entrent dans un espace fluctuant, qui leur propose de faire l’expérience du récit de manière mouvante, les insérant dans un parcours en écho avec celui des personnages.

Mots-clés : Art – Vidéo – Design graphique – Installation – Intermédialité – Écran – Glitch – Transition – Trouble

Abstract

All roads lead to Amber is a videographic artistic installation by Carole Nosella and Irène Dunyach that articulates graphic design and video. Il was created in 2017 for the conference Lieux non-lieux : liens aux corps. It is based on a small portion of the novel Nine Princes in Amber written by Roger Zelazny, in which two characters in a car drive through layers of parallel universes. This project started with an analysis of the story in order to determine visual adaptations of its principles. This article shows how the authors, by crossing their research and practices, managed to set up a creation protocol, merging graphic design and moving images. Combining transitional processes, the intermedial art piece mixes a typographic mural with projected videos to let the notion of in-between emerge, in a general aesthetics of both confusion and instability. Visitors of this installation enter a troubled and fluctuating space which allows them to expercience the story by moving through it, in a path echoing that of the characters.

Keywords: Art – Video – Graphic design – Installation – Intermediality – Screen – Glitch – Transition – Confusion


Sommaire

Introduction
1. Le point de départ : la traversée vers Ambre
2. Des pratiques croisées
3. Un dispositif intermédial
4. L’écran, entre surface révélatrice et zone d’effacement
5. Vers une esthétique du trouble
Conclusion : non-lieux et parcours des corps
Notes
Bibliographie

Pour voir Tous les Chemins mènent à Ambre

Introduction

Tous les chemins mènent à Ambre est une installation video/graphique in situ réalisée en avril 2017 par Carole Nosella et Irène Dunyach. Elle a été exposée dans la Maison de la Recherche de l’université de Toulouse 2 – Jean Jaurès pendant la journée d’étude « Lieux et Non-lieux, le lien au corps ». L’installation comprend une fresque murale en noir et blanc, avec des bribes textuelles qui se déploient sur deux murs blancs ; une vidéo est projetée en boucle sur cette fresque, de manière à la recouvrir totalement. Sur le mur opposé, une autre vidéo plus petite est projetée, avec une bande sonore qui l’accompagne. Les visiteurs·ses sont invités·es à pénétrer dans la pièce et à masquer partiellement par leurs ombres les projections pendant qu’ils·elles arpentent l’installation et déchiffrent la fresque.

Tout comme l’œuvre sur laquelle il porte, ce texte a été rédigé à quatre mains1. Tous les chemins mènent à Ambre est un projet collaboratif né de l’envie de mêler les pratiques des deux auteures – l’installation vidéo et le design graphique – autour de la thématique de la transition. Cet intérêt pour l’entre-deux les avait déjà rapprochées et elles avaient organisé en 2015 une journée d’étude portant sur l’intermédialité dans les processus narratifs contemporains2. Durant leurs doctorats, elles ont parallèlement interrogé la notion de trouble, pour tirer des conclusions similaires dans leurs champ d’études respectifs ; elles ont en particulier développé l’idée que la dérive et le déplacement peuvent être des moyens d’expérimenter une œuvre ou un contenu fictionnel, et que le sens peut émerger dans le doute et l’errance.

Au-delà des croisements de leurs thématiques de recherches3 sur le plan théorique, elles ont par ce projet voulu expérimenter autour d’une rencontre artistique pour questionner ensemble les processus de recherche en création. Bien que ne se plaçant pas dans la même discipline, l’une en arts plastiques et l’autre en arts appliqués, plusieurs de leurs thèmes trouvent écho les uns dans les autres : le déplacement, le trouble, la superposition et la projection. Elles ont approché leur conférence donnée à la journée d’étude – et à sa suite, ce présent texte – en tant que praticiennes et chercheuses, à l’embranchement entre la théorie et la création, en revendiquant leurs postures d’artiste-chercheuse et graphiste-chercheuse. S’il est évident que ces deux aspects, production et réflexion, vont souvent de pair dans leurs deux domaines, il est important de préciser qu’elles ont ici avant tout souhaité expliquer leur processus, pour tenter ensuite d’analyser les enjeux soulevés par leur projet. L’œuvre réalisée, sous la forme d’une installation avec fresque murale et projections vidéo, est le résultat d’expérimentations à partir de l’envie de créer un trajet spectatoriel. Elles ont choisi, comme matière première, un extrait du premier tome de la série « Les Princes d’Ambre »4 de Roger Zelazny.

Après une rapide description de l’extrait choisi, nous verrons comment les pratiques respectives des auteures se sont croisées dans le projet pour faire émerger un dialogue entre graphisme typographique et image en mouvement, et comment le protocole mis en place a pris la forme d’un dispositif intermédial. Il sera ensuite question d’interroger la notion d’entre-deux au prisme de l’écran, vu à la fois comme un révélateur et comme un dissimulateur, pour terminer sur une analyse de l’esthétique trouble qui émane de l’œuvre, et conclure sur les différents parcours que cette installation met en jeu.

1. Le point de départ : la traversée vers Ambre

Tous les chemins mènent à Ambre : car Ambre est la ville originelle, à partir de laquelle se déploient des reflets successifs, appelés ombres dans l’histoire. Tous les mondes qui existent – le nôtre, et une infinité d’univers parallèles – sont des ombres d’Ambre ; plus une ombre est éloignée de son point de départ, plus elle est étirée, et donc, étrange et déformée. Dans l’histoire, les princes·sses d’Ambre sont les seuls·es capables de traverser les ombres pour rejoindre leur ville natale ; ils·elles possèdent le pouvoir de manipuler leur environnement jusqu’à le faire être Ambre. Mais au sein d’Ambre, la famille royale se dispute sans cesse le pouvoir ; les frères et sœurs, depuis la disparition de leur père, revendiquent la couronne, forment des alliances et complotent en secret.

Au début du premier tome, Corwin, le protagoniste de cette série de romans, se réveille dans un institut hospitalier, totalement amnésique. Rapidement conscient qu’il est maintenu dans un état médicamenteux forcé, il parvient à s’enfuir en récupérant l’adresse de la personne qui s’occupe de payer ses soins ; arrivé à cette adresse, il reconnaît sa sœur, mais ne parvient pas à se souvenir de quoi que ce soit d’autre. Il parvient à manipuler le fil des conversations de manière à éviter de révéler son amnésie ; un lieu revient encore et toujours dans les dialogues : Ambre. Il sent pour ce nom une attirance considérable, comprenant que cette ville est d’une importance capitale. Peu de temps après, son frère Random arrive et lui demande sa protection. En cachant toujours qu’il ne se souvient de rien, Corwin accepte et lui propose, lors d’un trajet en voiture, de se rendre à Ambre : c’est le récit de ce trajet que nous avons sélectionné comme base pour notre projet.

Réussissant à convaincre Random pour que celui-ci soit son guide –arguant qu’il a lui-même du mal à se rappeler le chemin – Corwin entame avec lui un voyage de plus en plus fantastique, traversant des lieux improbables, comme des villes entièrement translucides, des plaines peuplées de dinosaures, des paysages au ciel orange, ce qu’il ne parvient pas à s’expliquer. C’est sur cette portion de l’histoire que porte le projet ; il s’agit d’un fragment de quelques pages pendant lequel Corwin et Random ne sortent pas du véhicule et, tout en discutant, transitent au travers d’univers changeants ; Corwin, le narrateur, décrit ce qui l’environne et fait tout pour que son frère ne découvre pas que lui-même ne peut plus se rendre à Ambre, puisqu’il n’en a pas le souvenir – le souvenir d’Ambre étant ce qui sert de guide pour ceux qui naviguent entre les ombres.

2. Des pratiques croisées

Ce fragment de récit a joué le rôle de déclencheur pour mettre œuvre la rencontre entre deux démarches plastiques à priori assez éloignées.

La pratique d’Irène Dunyach se situe dans le champ du design graphique éditorial ; sa thèse portant sur les moyens de façonner le contact du·de la lecteur·trice avec les contenus fictionnels, elle s’intéresse fortement aux notions de passage, de trajet, de transition. En ce sens, le texte de Roger Zelazny a permis de soulever plusieurs enjeux liés à la lecture et la mise en forme d’une narration et a dicté certains choix artistiques, comme celui de présenter une portion qui n’a pas de fin : en effet, l’extrait sélectionné ne comprend pas le moment où le voyage se termine ; dans l’œuvre, Corwin et Random sont dans une voiture et passent au travers de plusieurs ombres successives sans aboutir nulle part. Ce texte a également mis en lumière la notion de superposition. L’extrait choisi est avant tout une suite de descriptions de paysages qui se transforment sous les yeux du narrateur et de là émerge une vision pelliculée de l’environnement, avec des portions qui se substituent à d’autres, qui s’ajoutent et se retirent, jusqu’à venir former Ambre. Ainsi, dans l’extrait, Random déclare : « Now that I’ve got the sky, I’m going to try for the terrain5 ». Cette perception du paysage qui se construit par le souvenir a guidé un souhait d’interroger différentes manières de lui donner corps graphiquement. De plus, le·la lecteur·trice est apparenté au narrateur, qui s’embarque dans un voyage qu’il ne comprend pas entièrement ; il·elle réalise, avec Corwin, que si Random parvient à modifier leur environnement par la pensée, c’est grâce au souvenir d’Ambre bien présent dans sa mémoire. Se rappeler d’Ambre est donc la condition indispensable pour pouvoir un jour y revenir. Dans le passage choisi, le·la lecteur·trice a accès aux pensées de Corwin qui s’interroge, qui observe sans comprendre, qui en arrive à des déductions : en cela, l’expérience du·de la lecteur·trice et celle de ce personnage sont en résonance, et il est facile de s’identifier à Corwin.

Carole Nosella quant à elle est artiste vidéaste. Elle travaille l’image en mouvement comme une matière malléable, plastique, qui peut se transformer au grès de l’écoulement temporel et au contact des lieux et espaces dans lesquels elle transite. En utilisant des procédures de compression accidentées et un protocole de reprojection mobile, Carole Nosella produit des images en dehors des sentiers battus de l’audiovisuel. Elle a ainsi rédigé une thèse en arts plastiques dans laquelle elle propose d’envisager le déplacement comme posture créatrice dans l’expérimentation des dispositifs écraniques. Face aux écrans et aux appareils de captation et de diffusion d’images, elle cherche à dévier la relation en même temps que l’attention, afin de faire prendre conscience de la double expérience que constitue le visionnage filmique aujourd’hui : à la fois immersion dans le contenu et contrôle de la diffusion. Sa démarche s’ancre également dans une certaine appréhension de l’espace, du déplacement, du voyage ; dans ses traversées, elle explique avoir tendance à voir le monde comme déjà dans un écran… Expérience et représentation s’entremêlent ainsi constamment. Le texte de Roger Zelazny l’a particulièrement intéressée dans le sens où le pare-brise de la voiture semble apparaître comme une véritable table de montage cinématographique à travers laquelle les personnages visionnent les changements que Random effectue mentalement sur le paysage. Le dispositif associant véhicule et manipulation psychique du visible fait ici fortement écho à ses préoccupations artistiques.

Ce projet a suivi un processus collaboratif qui s’est effectué en trois temps : Irène Dunyach a produit une fresque typographique avec des fragments textuels organisés dans l’espace pour générer un trajet de lecture et Carole Nosella a produit des vidéos qu’elle a ensuite projetées sur la fresque, puis elle a filmé en suivant le trajet de lecture du texte sur lequel se superposait la projection et réalisé un montage articulant ces images et des fragments de la version audio du livre de Zelazny, ainsi que d’autres sources. Cette vidéo est diffusée sur le mur opposé à la fresque. Il s’est agit de mettre en place un protocole de création qui fait écho au processus que met en œuvre Random. Celui-ci transforme son environnement par la pensée en retirant ou ajoutant des couches successives d’univers pour aboutir à la strate originelle d’Ambre. La pratique de Carole Nosella, qui fait se superposer différentes vidéos et temporalités de captations, est en adéquation avec ce qui se passe dans le récit, de même que le trajet textuel de la fresque fait écho au trajet des deux personnages, qui errent au volant de leur voiture pour se rapprocher d’Ambre et symbolise également le flux des pensées de Corwin qui dérivent.

Si leur pratique est différente, les auteures ont en commun de mettre en œuvre, dans leur champ respectif, une approche réflexive des médias en interrogeant leurs composantes : la typographie, les logiciels de montage, les supports, etc., Pour elles, ceux-ci ne sont pas neutres et apparaissent comme des systèmes de représentation. Carole Nosella et Irène Dunyach, dans leurs recherches et leurs pratiques, cherchent à sortir de la transparence des médias, des outils, des composants, pour les considérer comme des matériaux à détourner. Dans cette création, l’image en mouvement et le texte deviennent des éléments manipulables, des matières plastiques.

Le texte d’un point de vue typographique est ici un élément central. Il est celui qui véhicule le récit et en cela, il est ce qui donne une présence visuelle à l’histoire fictionnelle et ce qui la déploie dans l’espace. Dans la fresque, le texte est en équilibre entre un signifiant et un signifié : il est porteur d’un sens, celui du récit, mais porte également en lui un sens qui émane de sa forme, de sa position dans l’espace – en somme, de sa présence visuelle qui découle des choix typographiques.

La vidéo vient pointer ce “faire paysage” du texte en en faisant vaciller la perception : tantôt celui-ci est lisible, tantôt, par des effets de flous, de défaut de mise au point, il redevient pure forme graphique dont la lisibilité est impossible : la projection met le texte en mouvement et lui donne une dimension changeante et évolutive.

3. Un dispositif intermédial

La fresque a été pensée pour être une sorte de reflet du paysage qui se transforme autour des personnages ; au fil du trajet du·de la lecteur·trice dans l’espace, elle invite à se pencher, se reculer, s’approcher, déchiffrer des passages presque illisibles… Elle s’inscrit dans une volonté de questionner le statut du texte et le trajet du·de la lecteur·trice au sein de contenus littéraires, pour faire émerger des paysages graphiques qui donnent corps à la fiction de manière inhabituelle. Il s’agit ici de comprendre le texte comme une surface à arpenter, comme un territoire à parcourir, comme un lieu renvoyant aux non-lieux, ces mondes imaginaires vers lesquels il ouvre des passages.

Le travail d’addition ou de soustraction opéré par Random renvoie au photo ou vidéo-montage, mais l’originalité du dispositif que décrit l’auteur des « Neuf Princes d’Ambre » réside en ce que ce changement s’opère dans la traversée, le mouvement. Pour traduire ces métamorphoses dans le trajet, Carole Nosella a choisi d’utiliser la technique du datamoshing. Associée au glitch art, cette technique consiste à accidenter la compression d’un fichier vidéo en supprimant ces images clés – ces images placées à intervalle régulier qui constituent des repères permettant de supprimer des données intermédiaires tout en conservant une qualité convenable. Sans ces repères, les passages d’un plan à un autre deviennent le théâtre d’un brouillage intense, les pixels des plans successifs se mélangent, s’additionnent et se soustraient de façon aléatoire. Ce montage, ou mixage, s’opère dans la temporalité : Carole Nosella a ainsi favorisé la présence de plans filmés en voiture ou en transports en commun, pour combiner déplacement spatial et écoulement temporel. Ces vidéos projetées sur la fresque, fusionnées et malléables au grès de la traversée, sont comme la matière d’Ambre.

Ces images ont été utilisées comme un premier filtre pour rendre poreuse la séparation entre l’immersion fictionnelle par le texte et celle que produit une image. C’était aussi un moyen de rejouer d’une façon décalée le protocole de re-projection mobile que Carole Nosella utilise dans plusieurs de ses réalisations. Celui-ci consiste à projeter des images dans l’espace et à filmer cette projection en se déplaçant. Ici, c’est dans l’écran même que constitue la fresque qu’elle s’est déplacée et qu’elle a filmé, à ras du mur, les mots mis en espace par Irène Dunyach. Dans le montage ensuite effectué à partir de la captation de la fresque, de nouvelles transformations plastiques sont produites par la confrontation du texte – spatialisé et parasité par les projections – aux limites de l’appareil de captation. Celui-ci ne parvient pas à retranscrire la vision humaine, qui, elle, peut s’adapter aux transformations successives du matériau textuel par la projection qui s’y superpose. La vidéo montre le vacillement constant de la mise au point, les déformations que provoque la spatialisation, et ces effets sont intéressants tant d’un point de vue technique et théorique – ils permettent d’interroger la spécificité des médiums et leur possible fusionnement – que d’un point de vue sémantique, car ils font écho à ce que vit le narrateur dans le texte.

Ensemble, la fresque et les vidéos viennent se combiner pour former des emboîtements visuels. Le but était de faire se superposer plusieurs strates de contenus diégétiques : le texte changeant, les vidéos de trajets comme appui au récit, et la voix de l’auteur, Roger Zelazny, qui lit son propre texte et qui hante la salle où l’œuvre est exposée.

La notion d’entre-deux est omniprésente dans cette œuvre et se retrouve particulièrement dans le fait qu’il s’agit d’un dispositif intermédial. L’intermédialité est souvent considérée comme une approche théorique qui consiste à étudier les relations entre les différents médias mobilisés dans une production, en prenant en compte la matérialité de celle-ci. En tant que plasticienne et graphiste, les auteures l’envisagent comme un processus de création. Les dynamiques de transfert, de coprésence, d’émergence et de milieu, pour reprendre les catégories qu’énonce Rémy Besson dans son article « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité6 », se retrouvent clairement dans ce projet : il y a d’abord transfert d’un extrait de roman à un espace textuel tel que la fresque, puis coprésence par l’imprégnation de ce texte des projections vidéos et par l’ajout d’une bande sonore qui apporte une nouvelle couche sensorielle de compréhension, enfin émergence car l’ensemble propose un nouveau rapport médiatique : un texte animé à sa surface et spatialisé, rapport qui est exploré dans la vidéo qui fusionne les couches de médias. Pour finir, l’ensemble constitue un milieu, dans le sens où se tissent des relations entre les différents médias. L’espace de l’installation peut être qualifié de zone intermédiale où se mêlent et s’emboîtent plusieurs strates de contenus et où les différents sens qui émanent de ces contenus se superposent pour former un environnement sensible de compréhension partielle.

Le dispositif met en œuvre des zones de fuites, des espaces qui s’échappent, des silences et des manques : la présence du blanc dans la fresque et les zones d’effacement du texte, l’esthétique glitchée des vidéos qui reconfigurent des paysages par le brouillage de certains de leurs éléments, mais aussi les portions sonores qui sont parfois manquantes pour des parties écrites au mur, et qui parfois au contraire font entendre des fragments du récit qui ne sont pas contenus dans la fresque. Il y a ainsi des zones creuses, des percées, des complémentarités entre les strates, des fuites les unes entre les autres.

4. L’écran, entre surface révélatrice et zone d’effacement

La thématique de l’écran est apparue centrale dans ce texte : l’écran révélateur, avec le pare-brise de la voiture qui permet à Corwin d’observer les changements d’un monde à l’autre, et l’écran dissimulateur, avec l’amnésie de Corwin qui forme comme un voile dans son esprit, rendant ses souvenirs inaccessibles. Entre la fresque et les projections, plusieurs écrans s’articulent et se mélangent. Ce procédé en pelliculage est, dans ce cas, un révélateur de contenus en même temps qu’il est un procédé qui parasite la lisibilité et donc, l’accès au sens.

Cette double dynamique dans le récit, entre caché et dévoilé, a guidé le choix de produire une installation qui place le·la visiteur·euse / lecteur·trice dans un espace trouble et changeant, dont il·elle ne peut jamais entièrement saisir le sens. Les vidéos viennent parfois révéler le texte mais aussi le masquer, celui-ci est illisible par endroits ; la voix qui lit le récit se rajoute à tout cela pour parfois souligner le sens ou le parasiter ; enfin, la musique grandissante, qui rappelle la vibration lointaine d’Ambre qui attire les deux personnages qui s’en rapprochent, finit d’installer le·la visiteur·euse dans une ambiance flottante, dans un entre-deux en équilibre entre plusieurs univers.

Par ailleurs, certaines parties de la fresque jouent sur une esthétique de l’effacement : faire disparaître une partie des contenus littéraires peut faire écho à la pratique du palimpseste, qui consiste à effacer par grattage un parchemin manuscrit pour y substituer un autre par-dessus. Par le recouvrement, des portions se cumulent à d’autres et en bloquent l’accès. En décalage par rapport à l’idée du palimpseste, la chercheuse et graphiste Catherine Guiral parle d’un par-dessus :

Ne se substituant ni au repenti ni au palimpseste, le par-dessus est cet effacement partiel ou total d’une forme par une autre. L’absence fabriquée se signifie par cette nouvelle présence qui reste, à différents degrés, tributaire du « fantôme » de la forme disparue. Le par-dessus est donc aussi un recouvrement et plus que ce geste d’effacement communément attribué au repentir et au palimpseste, il vient non pas gratter mais napper, recouvrir, comme le font les draps sur les meubles des maisons endormies. Disparaissant sous un linceul blanc, les contours des meubles se devinent alors, suggérant leur nouveau statut de spectres dissimulés7.

Envisager ainsi le recouvrement comme mise en spectre est un moyen de modifier le statut de certaines informations, une fois qu’elles ont été partiellement masquées. La fresque, recouverte des vidéos conçues par couches et emboîtements, devient elle-même spectrale : le dispositif semble alors se définir comme une zone de trouble , à l’image de Corwin qui est “dans le flou” tout au long du trajet.

5. Vers une esthétique du trouble

Toute l’installation vidéographique met en jeu une esthétique du trouble qui se construit à partir de celui du narrateur. Ce trouble vient ajouter au récit de Zelazny des passages absents : ceux qui décrivent la transition d’une ombre à l’autre. Corwin décrit successivement les lieux par lesquels lui et son frère transitent, mais ne décrit pas les instants où les lieux se mélangent, deviennent autres, se reconfigurent : en somme, il ne décrit pas les phases transitoires. Ce sont donc celles-ci qu’il s’est agit de mettre en lumière par ce dispositif artistique, qui se focalise sur le flou, sur l’entre-deux et sur le trouble qui émerge dans la transformation. Ainsi, la vidéo projetée en face de la fresque présente des moments de netteté qui alternent avec des moments brouillés, la typographie est par intermittence rendue lisible puis complètement effacée, avant d’être de nouveau reconstruite et rendue accessible aux visiteurs·trices. Ceux·celles-ci sont en permanence en train de courir après le sens, de se raccrocher aux bribes qu’ils·elles parviennent à déchiffrer dans les vidéos et dans la fresque, ou qu’ils·elles entendent dans la bande sonore. Leur expérience se rapproche de celle du narrateur, qui, étant amnésique mais ne voulant pas le dévoiler, passe son temps à analyser ce qu’il voit et entend et tente d’en faire sens malgré ses lacunes et son incompréhension générale de son environnement.

Le choix de la langue participe également de ce trouble : outre le fait que part les traductions en français ne font pas honneur à la qualité du texte original, projeter les visiteurs dans un espace au langage étranger ajoute à la sensation de trouble général, une autre perte de repères. Déchiffrant un texte fuyant, dans une autre langue que la sienne, le·la spectateur·trice s’immerge dans une dynamique de traduction continue et donc dans une zone intervallaire.

Conclusion : non-lieux et parcours des corps

Ce dispositif intermédial est né du désir de générer un trajet trouble, qui tend à se concevoir comme un suspens et explore la notion de non-lieu en ce qu’il figure des espaces transitoires, des lieux inexistants mais qui pourtant s’expérimentent. Si les non-lieux que décrit Marc Augé sont ces espaces d’attente, ceux dans lesquels on transite à l’occasion de voyages ou de déplacements quotidiens, on peut également appeler non-lieux ces zones de reconfigurations instables entre les dimensions parallèles du roman de Zelazny. Le non-lieu est alors l’espace permanent de la transition.

Les personnages évoluent en marge de lieux définis, et avec eux, le·la spectateur·trice est placé·e dans des zones flottantes, qui ne se donnent jamais entièrement à voir ou à lire. Pour faire ressortir les phases de transition non décrites dans le texte mais sous-entendues par les événements qui y sont racontés, plusieurs choix ont été faits : celui de l’intermédialité, celui de la superposition, celui du brouillage ; enfin, celui de mêler toutes ces approches dans une installation qui invite le·la spectateur·trice à entrer et découvrir par le déplacement. Le corps du·de la visiteur·euse peut interagir avec les différentes zones de l’œuvre, par exemple lorsqu’il·elle masque partiellement la grande projection en s’approchant de la fresque pour y lire les textes qui ne peuvent être déchiffrés de loin.

Ainsi, entre lieu (de l’exposition) et non lieux (de la transition), le lien se fait par le corps : c’est par le déplacement du·de la spectateur·trice que s’active ce dispositif stratifié, qui lui-même se fait l’écho de corps qui transitent : ceux des personnages en partance pour Ambre, ceux des voyageurs·euses qui ont filmé les captations glitchées, et enfin ceux des auteures : celui d’Irène Dunyach qui a composé dans l’espace, écrit sur les murs, et celui de Carole Nosella, qui a dérivé, caméra à la main, sur ce paysage typographique.


Notes

1 – Pour une meilleure facilité de lecture et pour éviter les confusions, les deux auteures de ce texte ont choisi de ne pas écrire nous ou je et d’adopter un positionnement externe par l’emploi de la troisième personne du singulier et du pluriel.

2« Design, Art et Narration : l’intermédialité dans les processus narratifs contemporains », journée d’étude, Laboratoire LLA-CREATIS, Université de Toulouse 2 – Jean Jaurès, organisée par Carole Nosella et Irène Dunyach sous la direction de Fabienne Denoual, 9 avril 2015.

3 – La thèse de Carole Nosella, intitulée « Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement », soutenue le 9 décembre 2016, traite de la relation aux écrans à l’ère de leur mobilité, de leur interactivité et de leur prolifération telle qu’elle est interrogée par les artistes contemporains. La thèse de Irène Dunyach, intitulée « Les espaces graphiques de la transition repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture », soutenue le 16 mars 2017, porte sur le façonnage par le design graphique de la transition du·de la lecteur·trice vers les récits de fiction.

4 – Zelazny, Roger. « Nine Princes in Amber », G.K. Hall, 1998 [1970].

5 – Zelazny, Roger. Nine Princes in Amber, Thorndike : G.K. Hall, 1998 [1970], p. 77. « Maintenant que j’ai le bon ciel, je vais essayer d’avoir le terrain », traduction des auteures.

6 – Rémy Besson. “Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine”. 2014 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01012325v1/document.

7 – Guiral, Catherine. Le par-dessus révélateur. 16 juillet 2012 [en ligne] http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/le-par-dessus-revelateur/.


Bibliographie

Besson Rémy, “Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine”, 2014 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01012325v1/document.

Dunyach Irène, Les espaces graphiques de la transition – repenser le design éditorial pour concevoir de nouvelles expériences de lecture, thèse sous la direction de Fabienne Denoual et Christine Buignet, Université Toulouse 2, Toulouse, 2017.

Guiral Catherine, Le par-dessus révélateur. 16 juillet 2012 [en ligne] http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/le-par-dessus-revelateur/.

Nosella Carole, Expérimenter les dispositifs écraniques, une esthétique du déplacement, thèse sous la direction de Christine Buignet, Université Toulouse 2, Toulouse, 2016.

Zelazny Roger, Nine Princes in Amber, Thorndike : G.K. Hall, 1998 [1970].