Céline Cadaureille
Céline Cadaureille est maître de conférences en arts plastiques à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, elle est engagée dans des recherches plastiques et théoriques, étant également artiste. Rattachée au laboratoire CIEREC, ses sujets d’études portent essentiellement sur les représentations des désirs et des peurs à travers la sculpture, l’installation et la performance.

celine.cadaureille@univ-st- etienne.fr

Pour citer cet article : Cadaureille, Céline, « Un fantôme au plumard pour… déjouer la pesanteur, s’extraire des limites », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/un-fantome-au-pl…aire-des-limites/>.

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Résumé

Cette étude propose une approche en recherche création dans laquelle l’auteur présente les réflexions qui ont accompagné ses créations intitulées Fantôme et Plumard. Des sculptures qui semblent se répondre dans l’espace en étant présentée au sol pour l’une et suspendue dans les airs pour l’autre. Dans cet ensemble, le corps n’est qu’un fragment qui prend place dans la densité des matières qui l’entourent. La question du lieu et non lieu est abordée à travers la notion de pesanteur afin de voir comment il semble possible de s’extraire de cette condition physique pour tenter de s’élever un moment hors de soi. Cette étude se concentre sur le texte Corpus (1992) de Jean-Luc Nancy mais aussi sur les textes de Michel Foucault Le corps utopique et Les Hétérotopies (1966).

Mots-clés : Sculpture – corps – lieu – limite – densité – pesanteur – utopie – évasion – mort – shibari.

Abstract

This study, through a “research creation” approach, presents the thoughts of the author while creating the works Fantôme and Plumard. These sculptures seem to answer each other in the space, as one is displayed on the floor and the other one is suspended in the air. In this association, the body is only a fragment taking place in the thickness of the surrounding matters. The question of the place is addressed trough the notion of heaviness, in order to see how it is possible to escape one’s body condition and rise above oneself. This study focuses on the text Corpus (1992) by Jean-Luc Nancy and on other writings by Michel Foucault : Le corps utopique and Les Hétérotopies (1966).

Keywords: Sculpture – body – place – limit – thickness – heaviness – utopia – escape – death – shibari.


Sommaire

Introduction
1. Le seul lieu que l’on occupe serait le corps
2. Le corps mort, le cadavre
3. Au « Plumard » : une nouvelle tentative d’évasion
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Je me concentrerai sur mon travail artistique en étudiant deux sculptures1 qui me semblent être attachées à un lieu, ancrées à un corps. La première, Fantôme, a été réalisée en 2012 pour le Prix de la Jeune Création2 au Moulin des Arts de St Rémy ; la seconde, Plumard, a été créée durant la résidence de Dompierre sur Besbre pour l’exposition La douceur des utopies en 2013. Ces deux sculptures représentent des corps qui semblent se répondre dans l’espace : présentée au sol pour l’une et suspendue dans les airs pour l’autre. Mais le corps n’est pas entièrement là, on le devine dans cet amas de lambeaux de cuir ou encore parmi des éléments de literie, des accessoires divers et variés. Le corps n’est qu’un fragment, qu’un détail dans l’ensemble : un moulage de pieds qui nous indique la position d’une silhouette à travers la matière et les objets qui semblent l’ensevelir. Bien que ces deux œuvres n’aient encore jamais été présentées conjointement3, je reconnais qu’elles forment pourtant un ensemble qui me permet de penser ma relation au corps en tant que sculpteur, de comprendre ce qui fait masse et volume pour exister. Elles prennent place dans l’espace, elles se confrontent à mon corps mais aussi à celui du spectateur en nous laissant entrevoir une éventuelle évasion à travers ce que pourrait être ces hors-corps que l’on considérera ici comme des non-lieux4. Dans cette étude nous poserons la question du lieu et du non-lieu par rapport au corps et à travers la notion de pesanteur afin de voir comment il semble possible de s’extraire de nos conditions physiques, de la gravité du sujet pour tenter de s’élever un moment hors de soi. Flotter dans un « corps utopique » pour reprendre le titre d’une conférence de Michel Foucault ou encore toucher l’aréalité des corps pour nous approcher de Jean-Luc Nancy. Leurs textes respectifs que sont Le Corps utopique (1966) et Corpus (1992) viendront baliser nos réflexions sur le sujet dans une lecture croisée qui forme ici une sorte de chemin de fer pour notre pensée.

1. Le seul lieu que l’on occupe serait le corps

Nous sommes, pour ainsi dire, contraints par nos limites corporelles : il ne s’agit pas de considérer les insuffisances de notre corps mais plutôt de voir en quoi sa masse, son organicité, sa perception, son enveloppe peau nous imposent d’être là où il se trouve, dans un lieu limitatif. C’est sur ce constat que Michel Foucault ouvre sa conférence de 1966 concernant le corps utopique. Il annonce dès la première phrase que « ce lieu là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus y échapper5». D’après Foucault, le corps apparaît comme « le lieu absolu6 », il utilise également les termes de « topie impitoyable7 » qui insiste sur le fait que nous ne pouvons pas échapper à cette condition physique et localisable. Le corps apparaît comme un carcan, une enveloppe qui nous limite et nous condamne à « croupir » sous cette peau… On remarque que le champ lexical utilisé, à la fois par Michel Foucault mais aussi par Jean-Luc Nancy, évoque l’univers carcéral. Au sujet du corps, Foucault parle de vilaine coquille mais aussi de cage et il explique qu’il faudra bien : « à travers cette grille, […] parler, regarder, être regardé8 ». On retrouve ce genre de lexique quelques années plus tard dans le texte Corpus (1992) de Jean-Luc Nancy lorsqu’il décrit le corps par exemple à travers « son épaisseur de mur de prison, […] sa masse de terre tassée dans le tombeau, […] sa lourdeur poisseuse de défroque9 ».

Bien que l’on puisse bouger avec ce corps, le mettre en mouvement et se déplacer, nous restons malgré tout attachés à cette coquille à travers laquelle nous percevons le monde. Ce corps nous fige et nous contraint par sa nature, ses besoins, son poids, sa finalité, sa décrépitude. La formule de Michel Foucault indiquant que : « Dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus y échapper10 », soit qu’il est impossible de s’extraire du corps que nous habitons, nous laisse tout de même entendre qu’une issue est peut-être envisageable lorsque les yeux restent clos ! C’est du moins ce que j’ai cherché à exposer à travers mon travail de sculpture, me donnant ainsi la possibilité d’imaginer l’évasion de cet espace-corps que j’occupe.

Il se trouve qu’en fermant les yeux, quand je dors, quand je rêve, j’imagine être ailleurs tout en étant  : ici et maintenant. Les corps, pour reprendre les termes de Jean-Luc Nancy, sont dans cette extension du , il écrit ceci : « Les corps sont des lieux d’existence, et il n’y a pas d’existence sans lieu, sans […]11 ». La création nous offre la possibilité d’envisager un ailleurs, de croire que l’on peut tenter une évasion vers d’autres espaces, vers d’autres corps que l’on nommerait des corps utopiques. On ferme les yeux quand on dort, quand on rêve, mais aussi de manière définitive quand on meurt ! Or, la mort est cet espace que l’on ne peut habiter, que l’on ne peut connaître car a priori nous ne pouvons pas faire l’expérience de la mort et en témoigner. Pour reprendre les termes de Michel Foucault, la mort nous apparaît comme « un espace inaccessible12 », il explique que la mort est ainsi « […] une utopie qui est faite pour effacer les corps […] C’est l’utopie du corps nié et transfiguré13 ». On ne peut qu’imaginer et donner forme à ces images. La création nous permet d’engendrer des formes pour ces autres corps transfigurés, de penser ces non-lieux qui s’ouvrent comme des échappatoires et nous offrent des moments où l’on peut chercher à être hors de son corps (sans pour autant faire l’expérience de la mort).

2. Le corps mort, le cadavre

Ce lieu que nous habitons sera celui de notre propre cadavre, en d’autres termes nous occupons l’espace de notre future dépouille. Jean-Luc Nancy présente les choses ainsi en écrivant : « Toute sa vie, le corps est aussi un corps mort, le corps d’un mort, de ce mort que je suis vivant. Mort ou vif, ni mort, ni vif, je suis l’ouverture, la tombe ou la bouche, l’une dans l’autre14 ».

Et si nous voulions échapper à cette dépouille, nous évader de nous-même, de cette tombe qui, avec le temps ou la maladie, se referme sur nous ? Cette image qui mêle le corps et la tombe peut s’entrapercevoir dans le travail de sculpture mortuaire réalisée pour le tombeau des gardes nationaux du cimetière du Ladhof de Colmar15. Ce tombeau effectué en 1872 par Auguste Bartholdi présente un fragment de corps, un bras qui est pris entre les deux dalles de la tombe. La configuration de cet ensemble peut nous laisser penser que le tombeau s’est violemment refermé sur ce corps comme si la mort s’était abattue sur le garde durant son service, l’obligeant à lâcher son épée dans sa chute. Mais la faille qui existe entre les deux dalles nous laisse aussi imaginer que ce fragment corporel est encore en vie, comme s’il s’agissait d’un bras de mort-vivant prêt à reprendre les armes ! On est alors dans un entre deux : ni mort, ni vif. Une confusion se crée entre la pierre tombale et le fragment corporel, une faille s’ouvre entre ces deux éléments et laisse apparaître une ombre nous conduisant vers les corps des morts, vers « une utopie qui est faite pour effacer les corps16 ».

L’image du tombeau a accompagné ma réflexion lors de la création de Fantôme bien que le fragment corporel ne soit pas un bras mais deux pieds qui se dégagent de cette masse que forment les lambeaux de cuir17. Pour certains, cet ensemble peut rappeler nos jeux d’enfants à la plage, lorsqu’on s’amusait à s’enterrer vivant… mais les matières et les couleurs de cette installation révèlent rapidement la morbidité et la fausse naïveté de ce jeu estival. Ici, on ne voit pas de tête ni de bras mais seulement deux pieds légèrement déformés par l’âge qui semblent au repos. Il s’agit de pieds moulés sur nature et peints en noir pour venir se confondre à la masse de cuir qui, en séchant, laisse apparaître différents niveaux de gris. C’est-à-dire que ces lambeaux de cuir sont bien noirs tant qu’ils sont humides mais deviennent assez rapidement gris en surface, créant une impression de poussière et de cendres. Il s’agit essentiellement de cuir de vache mais à travers ces peaux animales il y avait pour moi l’idée d’enveloppes, de défroques qui se décomposent en formant cette ombre imposante, ce tertre funéraire. En conservant un moment cette masse au sein de mon atelier pour que le cuir transpire et sèche, je ressentais fortement ce monticule fait de ces peaux élimées. J’ai voulu rendre cette présence visible en ajoutant deux pieds afin de démontrer que le corps peut s’envisager dans la masse d’un tertre funéraire et devenir son propre tombeau ! Jean-Luc Nancy décrit dans son livre Corpus ce concept de masse en écrivant que : « Les masses qui se distribuent, qui zonent l’étendue des corps, de manière toujours modifiable, sont des lieux de densité, non de concentration18 ». À travers la sculpture intitulée Fantôme, je voulais en quelque sorte rendre compte de cette masse dense et pesante qui vient nous ensevelir et nous clouer au sol. Percevoir la fin du corps dans toute sa densité, dans toute « sa lourdeur poisseuse de défroque19 » ; donner à voir cette ombre menaçante qui plane au-dessus de nous et qui se serait abattue sur ce corps à l’instar des dalles du monument aux gardes nationaux.

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

Pour la sculpture Fantôme, le tas de cuir se devait d’être imposant pour affirmer le poids de ce qui fait masse et qui pèse en nous sans que nous nous en apercevions. Jean-Luc Nancy exprime cette force qui matérialise les corps en déclarant que : « Le corps est la pesanteur. Les lois de la gravitation concernent les corps dans l’espace. Mais tout d’abord, le corps pèse en lui-même : il est descendu en lui-même, sous la loi de cette gravité propre qui l’a poussé jusqu’en ce point où il se confond avec sa charge20 ».

Dans l’œuvre intitulée Fantôme, nous pouvons apercevoir à travers cette masse sombre ces fragments de corps, ces pieds qui résistent et qui viennent se confondre à cette charge dense de peaux délitées. Ces pieds moulés semblent n’être que des ombres, des restes d’un corps qui peuvent s’envisager comme l’expression d’une résistance formelle. C’est-à-dire qu’ils peuvent nous apparaitre en tant que survivance de notre corporéité, en étant des restes que l’on ne peut effacer complètement et cherchent ainsi à nier notre propre décrépitude. Mais est-ce la résistance du corps ou bien plutôt celle de l’âme que j’évoque avec ce titre Fantôme ? On peut en effet se demander si le concept de l’âme séparée du corps n’est pas un effet de résilience, c’est-à-dire l’expression d’un corps qui résiste malgré tout et perdure au-delà de la mort. Le fantôme est pensé comme la persistance de l’âme dans l’espace des vivants, il répond ainsi à ce fantasme d’infini face à notre finitude. Michel Foucault exprime ce désir de résistance en parlant de la sorte de son âme : « Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche […] Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme21 ! ». 

Cela peut paraître rassurant, en effet, de penser que quelque chose persiste malgré tout. De croire à une possibilité autre dans un non-lieu qui ne soit pas celui de la mort, dans cet espace fait de cendres, de tourbes ou de poussières. On souhaite au contraire approcher un corps céleste, lumineux qui pèse légèrement… On dit d’ailleurs que l’âme ne pèse que vingt et un grammes, comme l’indique le titre du film Alejandro González Iñárritu22 qui se réfère à la théorie de la masse de l’âme défendue par le médecin Duncan MacDougall en 1907. Cette hypothèse se fonde sur des expériences au cours desquelles des mourants ont pu être pesés avant et après leurs décès afin de déterminer cet écart régulier. Mais pour revenir à nos auteurs, si Michel Foucault parle d’âme dans Le Corps utopique, Jean-Luc Nancy va préférer parler de pensée et il indique avec une certaine poésie le poids de cette pensée en précisant : « Un gramme de pensée : pensée minime, poids d’une petite pierre, […]23 ». Cette dichotomie du corps et de l’esprit qui occupe la philosophie depuis son origine, suggère que l’âme ou la pensée serait légère comparée à la lourdeur du corps qui fait masse. On serait donc tentés de s’évader, de détourner les lois de la pesanteur en embrassant la légèreté des âmes et des pensées qui nous habitent. On vient à rêver de n’être que pensées en fermant les yeux et en oubliant un moment son corps pour imaginer à quoi peut ressembler cette grande évasion… Aussi, en contre-point au corps pesant et mort, il y a ce corps qui dort confortablement installé dans son lit, dans ce vaisseau qui nous emporte hors du lieu que nous occupons.

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

3. Au « Plumard » : une nouvelle tentative d’évasion

En réponse à la sculpture Fantôme, j’ai créé lors de ma résidence à Dompierre sur Besbre en 2013 une suspension intitulée Plumard. Des éléments de literie, des oreillers, des traversins, des dentelles sont regroupés de manière à former un agglomérat blanc à travers lequel nous pouvons deviner la silhouette d’un corps qui se débat. On trouve également dans cet ensemble des pieds moulés sur nature avec un tirage en plâtre resté brut de manière à se confondre à cet ensemble de tissus et de dentelles blanches. Ces pieds, contrairement à Fantôme, ne sont pas au repos. Au contraire, ils sont tendus, pointés et semblent mimer un battement de jambes comme s’ils se trouvaient dans un milieu aqueux. On peut également penser qu’ils se débattent pour s’extraire de cet amas d’objets, ou encore qu’ils cherchent à s’envoler avec eux. En faisant le choix des oreillers et des traversins, je cherchais à présenter l’indolence de la chair, à confondre nos corps endormis à ce qui les entoure et les soutient dans le confort et la mollesse. Ainsi ligotés, les polochons forment des protubérances qui par analogies formelles peuvent se confondre avec des seins ou encore avec des fesses. La tension des cordages de la suspension accentue l’effet de mise en mouvement de l’ensemble et révèle peut-être la sensation que nous pouvons avoir lorsque nous sommes sur le point de nous endormir. C’est-à-dire cette impression de flottement qui nous transporte et nous soulève légèrement du lieu de notre couche, de notre corps.

Mais au plumard, nous ne faisons pas que dormir… L’évasion que propose l’œuvre intitulée Plumard n’est pas seulement dans le sommeil, l’espace du lit peut également accueillir nos ébats, nos désirs de contacts, de caresses et de plaisirs charnels. Dans l’intimité de la jouissance des corps, on peut en effet envisager de s’évader de cette prison de chair car, lorsque le corps exulte, il paraît alors un peu moins pesant et sort de sa coquille. Dans cet état d’intensité extrême, il se trouve à la fois hors-soi et profondément là. Si Michel Foucault a pu ouvrir sa conférence concernant le corps utopique en expliquant en quoi le corps peut nous apparaître comme une prison, il est intéressant d’observer qu’il termine sa communication en parlant de nos rapports intimes et amoureux. Il annonce ainsi : « Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec sa densité, entre les mains de l’autre24 ».

On retrouve ici le terme de « densité » utilisé également par Jean-Luc Nancy. Bien que le corps semble se soulever de sa condition de défroque au moment de la jouissance, on remarque qu’il se dégage à peine de cette densité pesante. Malgré cette impression d’impesanteur que provoque la jouissance, le corps est encore là à engager toute sa densité au contact de l’autre. Il y a là un paradoxe qui retient notre attention, une contradiction qui apparaît dans cette crispation des corps qui jouissent et débordent alors qu’ils restent, malgré tout, toujours liés au monde de la gravité. Jean-Luc Nancy explique cela dans ces termes :

Un corps toujours pèse, ou se laisse peser, soupeser. Aréalité dense, zones de masses. […] Notre monde hérite du monde de la gravité : tous les corps pèsent les uns sur les autres et les uns contre les autres, les corps célestes et les corps calleux, les corps vitrés et corpuscules.  Mais la mécanique gravitationnelle est ici seulement corrigée de ce point : les corps pèsent légèrement25.

On reconnaît cette contradiction dans la formule de « aréalité dense » ou encore dans cet oxymore qui annonce que « les corps pèsent légèrement ». Les contrastes et les oppositions sont souvent source d’inspiration dans mon travail de création et le projet qui sous-tend Plumard s’est manifesté dans cette contradiction des corps mais aussi à travers les plaisirs qui font mal. Car, comme on peut le remarquer par la présence de certains accessoires, Plumard ne présente pas un corps qui s’ébat dans une relation amoureuse dite « traditionnelle ». C’est en effet à travers le sadomasochisme que j’ai pu percevoir cette contradiction des corps et apercevoir simultanément « les corps célestes et les corps calleux » qu’évoquent Jean-Luc Nancy. Lors de ma résidence à la Cité internationale des arts de Paris en 2012, j’ai cherché à apprendre les bases du Shibari26, cette technique de bondage japonais qui permet d’immobiliser un corps pour des jeux érotiques et sadomasochistes. Durant cette période d’expérimentation et d’observation, j’ai été particulièrement intéressée par les séances de semi-suspensions et de suspensions complètes. Le rapport à la pesanteur me semblait complètement transformé dans ces suspensions où le corps (bien souvent féminin) se trouvait ligoté en position debout. Ce travail de nouage commence en effet par le buste et les bras pour ensuite attacher les jambes l’une après l’autre. Ainsi on commence à hisser une jambe pour mettre le partenaire qui subit (en japonais on parle d’Uke27) sur un seul appui. Il s’agit alors d’une demi-suspension, puis on peut continuer en attachant la deuxième jambe afin de hisser le corps entièrement dans une suspension complète. Le moment qui m’intéressait particulièrement est l’instant où l’on retire le dernier appui du partenaire se trouvant sur une seule jambe. Il y a là un rapport de force entre le ligoteur (en japonais on parle de Tori) et la pesanteur, une résistance rugueuse du corps qui se tord dans cette inconfortable position. Toute la densité du corps pèse sur cette jambe unique qui généralement tremble et vacille au niveau de la cheville. Le poids de ce « corps calleux » se fait ressentir jusqu’au moment où l’on arrache ce dernier appui ; puis aussitôt, le balancement de la suspension complète nous fait appréhender différemment le corps, il devient céleste et libéré de toute pesanteur !

Céline Cadaureille, Plumard, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés. 170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

Céline Cadaureille, Plumard, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés.
170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

A ce moment-là, « les corps pèsent légèrement 28 », ils flottent avec élégance et semblent être dans une autre dimension, dans un lieu où la jouissance est discordante, discrète et intérieure. On observe qu’ainsi entravé par les liens, le corps est interdit de mouvement et devient inanimé, c’est-à-dire qu’il ne peut plus bouger et devient en quelque sorte un corps-objet. Un corps qui peut se confondre avec les objets et les coussins présents dans l’ensemble Plumard. Cette sculpture propose en effet de rendre visible ce transfert entre le corps et les objets qui l’accompagnent et l’entourent à la fois dans le sommeil et la jouissance. Il y a d’ailleurs dans la culture japonaise une appréhension des accessoires de literie qui est tout à fait particulière. L’anthropologue Agnès Giard nous apprend dans son texte intitulé « Etreindre les êtres du rêve » que l’oreiller peut s’appréhender comme un corps. Elle explique que : « […] l’oreiller est considéré comme le double subtil de la personne : il préside à ce mouvement qui pousse le dormeur, durant la phase du sommeil paradoxal, à se dissocier de son corps pour basculer dans un monde onirique29 ».

Au Japon, les oreillers deviennent également des partenaires sexuels sur lesquels des accessoires, tels que des godemichets, peuvent être fixés pour multiplier à l’envie les jeux érotiques. La confusion entre le corps et l’objet est repérable jusqu’au lexique utilisé par les sites de vente japonais qui annoncent de la même manière les sextoys reproduisant l’anatomie humaine et les accessoires de literie (destinés au plaisir) en utilisant le terme « corps ». La sculpture Plumard joue de cette confusion et de ces renversements possibles puisque les oreillers sont traités comme s’il s’agissait d’un corps, ils sont ligotés comme s’ils pouvaient ressentir du plaisir ou de la douleur. Bien que cette forme humaine soit interdite de mouvement, elle nous permet de projeter l’image d’une évasion, telle une échappée immobile suspendue à un imaginaire érotique qui nous conduit vers ce non-lieu onirique, ce hors-corps extatique. L’idée qui sous-tend la réalisation de Plumard est donc librement inspirée de la culture japonaise à travers les pratiques du Shibari, mais j’avais également en tête les toutes premières performances de l’artiste australien Stelarc lorsque j’ai réalisé cette sculpture.

Dans ses suspensions, Stelarc ne cherchait pas à mettre en avant la douleur mais plutôt à explorer ses limites corporelles, à faire sa propre expérience du corps, de son poids, de son enveloppe suspendue. Les premières performances de l’artiste sont ses suspensions qu’il nomme Body-suspensions et qu’il réalise entre 1976 et 1980 d’abord avec des cordes et des harnais, puis en introduisant directement dans sa peau des crochets. Ses premières performances, qui rappellent les pratiques des fakirs, ont eu lieu dans différents espaces, dans des galeries mais aussi en extérieur dans la rue ou face à la mer. Elles étaient pour Stelarc un point de départ, une expérimentation des limites liées à sa masse pondérale. Il touchait là les limites de la peau pour l’étirer, la transformer en structure et en soutien. À travers ses performances, Stelarc cherchait également à faire l’expérience d’une envolée afin de prendre des libertés par rapport aux lois physiques de la pesanteur qui maintiennent nos corps au sol. À l’époque, il souhaitait vivre ses premières performances comme un astronaute qui évolue à Zéro G, c’est-à-dire qui flotte dans les airs et sans gravité. L’artiste exprime ainsi ce désir de s’extraire de sa condition afin d’échapper aux forces d’attraction terrestre qui vissent son corps au sol. Mais c’est oublier la formule intransigeante de Jean-Luc Nancy qui déclare que : « Le corps est la pesanteur30 ». Le corps intégrerait cette pesanteur non pas comme une force venant de l’extérieur mais comme une propriété intrinsèque du corps.

Céline Cadaureille, Plumard, détail, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés. 170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

Céline Cadaureille, Plumard, détail, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés. 170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

Cela serait donc une utopie de croire que l’on peut s’extraire complètement de nos conditions physiques, d’échapper aux lois qui régissent le lieu que l’on habite, d’estimer que l’on touche un moment à ce corps incorporel, à l’aréalité des corps. En jouant avec la pesanteur on peut seulement imaginer que l’on déjoue, que l’on détourne ces lois afin de déplacer nos propres limites dans des non-lieux, des utopies incarnées.

Conclusion

Pour revenir à mon travail artistique et conclure, les œuvres que sont Fantôme et Plumard offrent la possibilité de penser les contradictions qui délimitent notre corporéité. En les envisageant en tant qu’ensemble, on peut alors percevoir des corps qui se répondent en étant « ni mort, ni vif »31 : ni vraiment ici, ni vraiment ailleurs. Tel un pendant qui entre en résonance dans ces tensions contradictoires et complémentaires, dans cette faille qui se trouve entre deux lieux, entre deux corps. Dans cet entre-deux on se rapproche peut-être de ce que Jean-Luc Nancy annonce comme étant la vérité des corps. Il écrit : « Le corps – sa vérité – aura toujours été l’entre-deux de deux sens – dont l’entre-deux de la droite et la gauche, du haut et du bas, de l’avant et de l’arrière, du phalle et du céphale, du mâle et du femelle, du dedans et du dehors, du sens sensible et du sens intelligible, ne font que s’entre’exprimer les uns aux autres32 ».

Je pourrai poursuivre en annonçant, après l’étude de Fantôme et de Plumard, que l’on se trouve également dans cet entre-deux en étant ici entre le noir et blanc, l’ombre et la lumière, le corps mort et le corps jouissant. Ces deux œuvres se répondent tel un Yin Yang en cherchant à présenter notre dualité, à la fois contradictoire et complémentaire. Car, comme l’indique ce symbole chinois, dans tout ce qui est noir il y a du blanc et inversement. Les limites ne sont donc pas si franches, elles semblent se déplacer et dans ce léger déplacement elles nous transportent vers ces espaces autres que l’on appelle, finalement de manière confondue, lieu ou non-lieu. Enfin, nous pourrions considérer le texte qui généralement accompagne Le corps utopique et présente les espaces utopiques appelés Les hétérotopies33. Car avec le recul que j’ai pu prendre grâce à l’étude de ces deux sculptures, j’ai remarqué que les espaces qui ont inspiré ce travail, c’est-à-dire le cimetière et le salon SM où l’on pratiquait le Shibari, sont justement des espaces autres que l’on pourrait nommer des hétérotopies. Il s’agit en effet de lieux bien particuliers, dédiés à la mort et au plaisir que l’on isole des autres espaces afin de nous permettre de penser nos corps autrement. Des lieux sacrés et secrets où l’on a envie de croire qu’il est possible de s’évader, de s’extraire des lois physiques et de nos propres limites… Il semblerait alors que le lien au corps se délite dans ces lieux utopiques, dans ces espaces où l’on admet qu’un hors soi est possible, qu’un non-corps est concevable.


Notes

1 – Au sujet de ces deux sculptures, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire un article où j’observais les angoisses et les peurs qui peuvent se dissimuler dans ce genre de formes et d’amassements. CADAUREILLE, Céline. « Boucher les trous, combler les fissures : du vide au surplus », in Motdit n°8, revue de création et de critique littéraire de Carleton University, Ottawa, Canada, 2016, pp. 48 à 54.

2 – Cette œuvre a d’ailleurs reçu le prix du public lors de l’édition 2012, jeune création, Moulin des arts.

3 –Fantôme a été exposé à St Rémy pour le Prix de la jeune création en 2012, puis en 2015 au Parcours de l’art à Avignon. Plumard était présenté durant son année de création pour l’exposition personnelle La douceur des utopies mais également pour l’exposition collective au CNAC de Grenoble, puis pour la Biennale off de Lyon, aux Limbes en 2015.

4 –J’utilise le terme « non-lieux » par rapport au corps, je ne souhaite donc pas faire référence au concept de l’anthropologue Marc Augé car nous nous concentrons ici plus sur le lieu du corps.

5 –FOUCAULT, Michel. Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, lignes, 2009, p.9.

6 –Ibid.

7 –Ibid.

8 – Ibid, p.10.

9 – NANCY, Jean-Luc. Corpus, Paris, Métailié, 1992, p.10.

10 – Ibid., p.9.

11 – Ibid., p.10.

12 – Ibid., p.19.

13 – Ibid., p.11.

14 – Ibid., p.17.

15 – Voir des images de ce tombeau sur le site de « Fonte et de Bronze dans l’espace public » : https://e-monumen.net/patrimoine-monumental/tombeau-des-gardes-nationaux-ou-monument-a-voulminot-linck-et-wagner-colmar/ (consulté le 27 octobre 2017).

16 – Ibid.

17 – Suite à une collaboration avec l’entreprise Alran SAS (tanneur mégissier, Mazamet France), j’ai pu réaliser cette œuvre faite en lambeaux râpés de cuir noir issus de leurs productions.

18 – Ibid., p.75.

19 – Ibid., p.10.

20 – Ibid.

21 – Ibid., p.12.

22 – INARRITU, Alejandro González. 21 grammes, couleurs, 2003, 2h04.

23 – Ibid, p. 101.

24 – Ibid, p.19.

25 – Ibid, p.82.

26 – Lors de différents stages à l’Ecole des cordes, Paris. Voir les photographies des séances de suspensions présentées sur leur site http://www.ecoledescordes.com/

27 – Le couple Tori et Uke sont les termes japonais qui annoncent celui qui fait l’action (Tori) et celui qui la subit (Uke).

28 – Ibid.

29 – GIARD, Agnès. « Etreindre les êtres du rêve » in Jouir, revue Terrain n°67, Paris, 2017, p.78.

30 – Ibid.

31 – NANCY, Ibid, p.17.

32 – Ibid. p.58

33 – FOUCAULT, Michel. Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, lignes, 2009.


Bibliographie

BRUAIRE, Claude. Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968.

FOUCAULT, Michel. Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009.

LE BRETON, David. Antropologie du corps et modernité, Paris, Puf, 1990.

NANCY, Jean-Luc. Corpus, Paris, Métailié, 1992.

PASTOUREAU, Michel. Noir Histoire d’une couleur, Paris, éSeuil, 2008.

Jouir, revue Terrain n°67, Paris, 2017.

Motdit n°8, revue de création et de critique littéraire de Carleton University, Ottawa, Canada, 2016.