Biliana VASSILEVA
Biliana Vassileva est danseuse et enseignante-chercheuse (MCF), spécialisée en études chorégraphiques, pratiques somatiques et processus de création. Elle travaille actuellement sur le geste dansé autour des notions d’incorporation et de pratiques de subjectivation. Les autres thématiques abordées sont les idéologies du féminin, les théories de la réception, les perceptions, les sensations et les fictions en danse, etc., depuis lesquelles elle développe des projets de recherche-création dans le champs chorégraphique et performatif en collaboration avec des artistes-chercheurs en musique, théâtre, etc., présentés dans le cadre d’événements socioculturels et manifestations universitaires diverses. Elle est membre du CEAC, Université de Lille, titulaire depuis 2009.
bilidanse@gmail.com

Pour citer cet article : Vassileva, Biliana, « Cartographies de désir féminin : “On being an Angel”… », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/cartographies-de-desir-feminin-on-being-an-angel/

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Résumé

Cette étude propose un regard analytique sur la notion de « désir » en tant que dynamique particulière d’impulsion pour l’expression d’« effets de vie » dans des œuvres d’art contemporain créées par des artistes femmes. Cette quête subjective, somatique et esthétique peut être reliée au champ chorégraphique d’émergence de la danse contemporaine, des années 80 à nos jours

Le désir est conçu et perçu comme une forme particulière de mobilité, qui génère des forces vitales et qui les transforme en mouvement orienté. Dans le champ de l’art contemporain, les artistes femmes nous proposent une nouvelle mobilité de la perception, des immersions sensibles.

Mots-clés: désir – art contemporain – imaginaire – sexualité – féminité

Abstract

This study offers an analytical perspective about desire as dynamics made of impulses, close to the idea of « effets de vie » in contemporary art works, made by women artists; and link to some contemporary dance practice. The notion of desire is conceived as a particular kind of mobility, which engenders vital forces, and transforms them into an orientated movement. Women sexuality channeled through these artistic approaches offer a new variety of perceptions and sensitive immersions.

Keywords: desire – contemporary art – imagination – sexuality – female


Sommaire

Introduction
1.L’image et le texte dans les journaux intimes de Francesca Woodman : « On being an Angel »
2. Le kairos d’une auto fiction
3. Le désir de nouveaux formats artistiques
4. Camouflages
5. Performativité du désir dansant
6. Perspectives : d’autres médiations du désir au féminin.
Conclusion
Notes
Bibliographie



Introduction

Cette étude propose un regard analytique sur la notion de « désir » conçue comme une dynamique particulière d’« effets de vie » ; ce que André Lepecki va relier, pour sa part, à une quête subjective, somatique et esthétique dans le champ chorégraphique d’émergence de la danse contemporaine, depuis les années 80 .

Le désir est conçu et perçu comme une forme particulière de mobilité qui génère des impulsions, des forces vitales, et qui les transforme en mouvement orienté. Dans le champ de l’art contemporain, les artistes femmes nous proposent une nouvelle mobilité de la perception, des immersions sensibles, associées parfois aux « savoirs faire » des sorcières, comme par exemple la plasticienne Cecile Hug qui crée à partir de longues résidences dans la nature. Pour convoquer sa mémoire sensorielle, elle  se promène et collecte des éléments minimalistes (coquillages, ailes d’insectes, bouts de brindilles, pétales de fleurs, …) pour élaborer sa série L’entre jambe. Ainsi, elle rend visible une sorte de journal intime, une série de représentations d’états de corps, des reconstitutions de sa mémoire d’ « entre jambes », liées à différentes phases de sa vie et de ses désirs.

Cécile Hug, L’entre jambe, 2014, © Cécile Hug

Une recherche similaire sur l’émergence du geste dansé apparaît dans certaines pratiques chorégraphiques, plus « libertines » et intimes, autour du sujet de « groin » – l’entre jambe comme lieu d’activation d’énergie et de mouvance, au féminin, mais aussi au masculin. Dans ce sens le travail de l’artiste contemporain chinois Red Hang et le discours performatif du langage du mouvement en Gaga (danse contemporaine) deviennent de possibles médiations du désir féminin à travers d’autres voix.

L’étude propose un croisement de plusieurs pratiques: de la série de Cécile Hug, citée plus haut, aux exemples d’expression féministe de  Francesca Woodmann, et de ses journaux intimes ; de celle de la chorégraphe Carolyn Carlson, qui élabore des passerelles entre poèmes et gestes[1], aux brèves citations qui accompagnent les photographies de Monika Balonówna Munchausen, Yung Cheng Lin, Yoonkyung Jang et d’autres qui dévoilent une génération sensible, tous se questionnent   sur l’identité intime, la liberté et la sexualité. Quelles frontières déplacent ces exemples d’expression du désir sexué, sexuel, érotique et féministe ? Quel trouble de la perception est alors engendré ?

 

1.L’image et le texte dans les journaux intimes de Francesca Woodman : « On being an Angel »

Malgré sa disparition prématurée à l’âge de vingt-deux ans, la photographe américaine Francesca Woodman, (1958-1981) laisse une impressionnante production visuelle. Les œuvres de l’artiste font partie de collections de musées internationaux comme la Tate Modern à Londres ou le Metropolitan Museum of Art à New York. La première exposition itinérante du travail de Francesca Woodman date de 1986 et ses principales expositions européennes, des années 1990. La Fondation Cartier et les Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles ont été les premières à lui consacrer une rétrospective en France, en 1998. Ses photographies dévoilent de multiples influences allant notamment du symbolisme au surréalisme. Par son travail profondément intime et sensible, fondé sur l’exploration perpétuelle du soi et du médium, elle fait de la photographie sa seconde peau. Quelques vidéos de nature performative reprennent les mêmes interrogations sur la construction de l’image à travers un scénario à la fois très élaboré et éphémère.

Francesca Woodman a souvent utilisé son corps dans ses images.  « Its a matter of convenience. I am always available »[2], explique-t-elle, quand l’urgence de la représentation se manifeste, ou quand son amie, Sloan Rankin, lui demande pourquoi elle prend une telle quantité de photographies d’elle-même. Avec une précocité prodigieuse, Francesca Woodman développe surtout des pratiques d’autoportrait, mais son impétueuse imagination la mène également vers des réflexions sur la technique photographique et sur l’articulation texte / image.

Ses mises en scène à l’intérieur de pièces dépouillées, l’apparition fantomatique du corps au milieu d’espaces en décrépitude, de maisons sur le point d’être démolies, dépassent le strict genre de l’autoportrait. Le corps s’entremêle avec verres, miroirs, peintures écaillées, papier peint déchiré. Les accessoires et les mises en scène tendent vers des influences surréalistes assumées – reflets, juxtapositions, collages, superposition, transitions associatives, etc. Le corps, quant à lui, est trituré et fragmenté jusqu’à se fondre dans son environnement et soulever des questions sur la métamorphose ou le genre. Ces images insolentes, déroutantes et d’une rare intensité évoquent l’éphémère, la fugacité du temps comme la figure de l’ange. La romancière Anna Tellgren les commente :

L’ange est un motif récurrent chez l’Américaine Francesca Woodman. Sur la photographie On Being an Angel (1976), elle s’est renversée en arrière, laissant tomber la lumière sur sa peau blanche. On distingue un parapluie noir à l’arrière-plan. Une nouvelle version, réalisée l’année suivante, laisse apparaître son visage et l’image prend une tonalité plus sombre. La jeune femme a développé ce thème de l’ange à l’occasion d’une visite à Rome où elle s’est photographiée dans un grand local abandonné. À l’image, elle est habillée d’un jupon blanc, mais le torse est nu. Nous devinons à l’arrière-plan de grands pans de tissu blanc formant des ailes. Ces photographies, Francesca Woodman les a intitulées From Angel series (1977) et From a series on Angels (1977). D’autres portent le simple titre Angels (1977-1978), dont l’une où elle se tient à nouveau penchée en arrière, mais devant un mur peint d’un graffiti noir[3].

L’artiste met en scène des récits qui se déploient dans l’espace. Elle raconte et se raconte, ainsi elle prend aussi place dans l’espace symbolique de ses visualisations. Ses photographies élargissent leurs dimensions pragmatiques et fonctionnelles par les bords blancs, remplis de notes gribouillées. Et, même dans le temps, ses images sont comme des fragments d’histoires qui se prolongent en dehors des expositions, au plus profond de l’imaginaire du spectateur. Par certains aspects de références sous-textuelles (under textuality), Francesca Woodman rejoint la grande narration de notre histoire culturelle. Un grand nombre d’images pré-élaborées avec le plus grand soin citent des œuvres, des mythes ou des motifs qu’elle reprend à sa manière, singulière. Lys, cygnes, serpents, anguilles, troncs de bouleaux élancés, ailes d’anges sont ses motifs qu’elle rattache au fait d’être une femme, d’habiter un corps de femme, de le compléter ou le mettre en valeur, et qui se renouvellent de manière étonnante dans l’interprétation de la photographe. « Ce n’est pas simple, l’investigation peut faire mal. La quête de sincérité peut se révéler douloureuse, mais c’est la seule voie possible si l’on prend sa tâche au sérieux », ajoute la commissaire Anna-Karin Palm[4].

La recherche artistique de Francesca Woodman est toujours accompagnée par quelques notes qui commentent les idées clefs de ses images. Il ne s’agit pas d’une illustration mais d’un processus créatif en résonance entre l’état affectif de l’artiste et l’inspiration du jour ou l’idée directrice qui la traverse:  « Then at one point I did not need to translate the notes; they went directly to my hands [5]». Ainsi l’artiste décrit sa démarche même d’articulation entre écriture et travail visuel. Dans un autre esprit, l’image met en relief le texte et l’inverse comme dans le remake ironique d’une photo d’identité, la tête délimitée par une écharpe, le corps nu exposé sur le fond d’un certificat de naissance dans l’image sous le titre Untitled, New York, 1979-1980.

Francesca Woodman, Devenir un ange (Éditions Xavier Barral, 2016)

« You cannot see me from where I look at myself », écrit Francesca Woodman[6], pour donner une clé possible pour son monde intérieur d’effervescence créatrice. En effet, son visage est souvent caché par ses cheveux, par le cadrage, par un élément de camouflage. Dans Auto-portrait à treize ans, une cascade de mèches couvre ses yeux au moment même où elle tire la corde qui déclenche la prise de vue. C’est le moment qui décidera de la prise de vue et de son mouvement en empreinte éphémère. Le jeu de cache-cache, ou plutôt de caché – montré – deviné – imaginé – co-imaginé – anime aussi ses postures. Elle utilise ses accessoires (masque, tissu, etc.) dans les mises en scène, entre la lumière et l’obscurité. Elle écrit dans son Journal : « Je suis intéressée par les rapports que les gens ont avec l’espace. Le mieux c’est de décrire les interactions avec les limites de l’espace.[7]»

Dans son rapport à l’étude de spatialités diverses, Francesca met au défi les conventions sociales qui régissent encore une Amérique empreinte de puritanisme. Paradoxalement, la jeune photographe a reçu une éducation émancipatrice, ce qui lui permet de « voyager » facilement, au-delà de ses propres limites, par l’élan fantasmagorique de ses visons et visualisations. Il ne s’agit pas tant de nier le réalisme, mais d’en détourner les codes, ou d’ajouter des strates venues de son imaginaire. Le désir qui en découle est en vérité minutieusement mis en scène, comme la photo sur laquelle elle apparaît dans le reflet d’un miroir, au centre d’un couloir caché, entre des murs qui cadrent parfaitement son corps nu, rampant à quatre pattes, avec ce regard curieux de découverte d’elle-même. « Finalement il n’y a pas d’intention de cacher la procédure par laquelle les images prennent vie : le câble qui contrôle le déclencheur automatique est dans un premier plan, présent ici, même si transfiguré lui-même par le mouvement », indique Pierini[8] pour son premier Autoportrait à treize ans. Dans cette immédiateté de lien entre mots et image, Francesca nous propose une alternative aux bandes dessinées, avec la bouche ouverte pour un « bubble talking » – parler avec des vraies petites bulles au lieu des mots écrits et encadrés dans une seule – ou remplacer le flux de la conversation avec la matérialité d’une substance en légèreté et en mouvement.

2. Le kairos d’une auto fiction

Dans tous ces exemples, Francesca travaille avec le procédé de  kairos : capter le moment opportun pour révéler ce qui est sublime dans la rencontre/coïncidence avec  l’image. Son sous-texte, l’environnement et la lumière mettent l’avènement du kairos en relief. L’autofiction a une place importante et un rôle prépondérant dans le travail de Francesca Woodman. Elle incarne, pour la plupart des prises, la mise en lumière d’une vision, d’une pensée, d’une sensation, reliée à sa vie intérieure ou à sa confrontation avec les limites et les libertés que son entourage et son lieu de vie lui proposent. Son ironie subtile déborde parfois dans des critiques sévères et viscérales des contraintes, injustices, absurdités et cruautés sociales qui touchent à la fois à la nature humaine, mais aussi à son pouvoir d’agir. Féministe avant l’heure, avant-gardiste à ce jour, son travail est toujours d’actualité. Elle travaille avec des vérités profondes qui sont avouées à la fois avec l’aide des mots – ses notes en continu sur les marges des images émergentes – et par sa pratique artistique qui suit « the stream of consciousness » (le flot de conscience) en évolution perpétuelle : « things looked funny because my pictures depend on an emotional state… I know this is true and I thought about this for a long time. Somehow it made me feel very, very good[9] ».

L’usage du mot, ainsi que le détail pictural comportent peu d’informations, à première vue, mais sa force évocatrice peut se déplier en multiples significations et associations libres. Les petites phrases poétiques, les annotations dans les marges des photos sont un « prolongement du corps, une manière de collecter des perceptions, un cadre qui fonctionne comme un zip, ouvert à la fois vers l’intérieur et l’extérieur[10] ». La vie de Francesca Woodman est tragiquement écourtée, elle nous laisse environ 600 œuvres, dont seulement 200 circulent publiquement. Les observations, les notes, les pensées et les titres, soigneusement choisis par l’artiste, témoignent d’une plongée autobiographique, réfléchie et assumée. Cette démarche concerne aussi les enjeux féministes pour donner une nouvelle visibilité aux femmes auteures. Abigail Solomon-Godeau affirmera d’ailleurs que « les prodiges en photographies sont singulièrement rares ; des femmes prodiges dans ce domaine – virtuellement n’existent pas, on n’en a jamais entendu parler[11] ».

Dans la continuité permanente entre le travail professionnel et la vie personnelle de Woodman, le même principe opère sur d’autres niveaux, comme celui de l’usage du texte et de l’élaboration visuelle. Dans ces journaux, elle fait preuve d’ironie, tout en restant au plus près de la réalité matérielle de la construction des images qui reflètent son imaginaire :

Encore une fois, une certaine stratégie linguistique est appliquée, selon laquelle le langage, (autrement verbal N.A.) apparaît invisible, dans le but de renforcer l’aspect imperceptible, ou le besoin de vigilance, de la part du spectateur et de la part de l’observation[12].

Parmi ces vidéos conçues sur le mode performatif, on voit Francesca elle-même, dans son rôle de modèle principal photographique. Elle écrit son prénom « Francesca » sur un rouleau de papier à plusieurs reprises, et pourtant chaque fois de façon similaire. Elle sort ensuite l’autre bras et commence à déchirer le papier, à partir de son nombril vers les pieds. Ainsi, les fenêtres s’ouvrent et son corps nu se dévoile, tout en détruisant le prénom qui fixe une identité. Le mot « Francesca » se désintègre. Avec le rejet d’une identité réelle, Woodman rejette aussi l’identité dite fausse, puisque sa dimension charnelle peut se transformer à l’infini.

3.Le désir de nouveaux formats artistiques

Francesca appartient à une génération qui a cessé de se définir comme une seule catégorie sociale. Cette génération bricole et multiplie les rôles différents de créateur/créatrice pour éviter la simple dénomination d’« artiste » :

La migration de modes et de disciplines souligne l’appartenance de Woodman à une nouvelle génération, qui après les avant-gardistes qui ont révolutionné des langages artistiques, ont corrompu l’idée de pureté et ont séparé d’une manière rigide des disciplines tenues fortement à part, a créé des nouveaux usages d’enchevêtrements de medias et de langages[13].

Francesca propose des expositions et des installations, et préfère que son travail soit publié au lieu de se confronter à l’œil vif du public. Woodman décide d’augmenter la taille des images pour éviter les habitudes perceptives conventionnelles, de mettre toujours l’œuvre d’art au niveau du regard du spectateur. « L’idea del 8 junio me tera su molto », écrit-elle en italien, à la marge de ces photos pendant son séjour à Rome.

L’époque dans laquelle Francesca vit et crée a ses spécificités à ne pas ignorer. En Europe et dans l’Amérique du Nord les mêmes problèmes surgissent – il faut redéfinir en urgence les styles de vie, les conceptions de ce qui est le « quotidien », la maison dans un sens élargi, le territoire en termes de mobilités plus que de fixations. Cette effervescence critique mène vers l’ouverture de ce que Roland Barthes va appeler des espaces qui expriment une « multiplicité de dimensions »[14], dans un climat global d’insécurité et dans le besoin d’autonomie :

Les enjeux sont voyager, la dimension nomade et la conception de capsules et modules vivants ; la recherche de contact avec la nature, le partage de nourriture, la sensibilité pour l’environnement et la marche à travers des villes. Et, en plus, nous pouvons ajouter : l’intérêt pour l’archéologie industrielle, avec ses conversions et démolitions, l’occupation des grands espaces, sans subdivisions et hiérarchies de l’espace (lofts) ; et l’usage des habits « vintage » qui peuvent correspondre à plusieurs styles, avec pour résultat une grande variété d’identités possibles[15].

Dans le travail de Woodman, ces signes hybrides tissés d’images, allégories, textes et sous-textes se précipitent dans un ensemble qui n’est pas défini ou déterminé par la place centrale du narcissisme individuel. Ce phénomène de dispersion post-moderne se manifeste déjà dans d’autres formes d’art comme la fragmentation du sujet à travers l’écriture de James Joyce et d’autres.

C’est une manière haptique et performative d’agir par rapport à ce que l’artiste intériorise, à ce qu’il est en train de résoudre à travers sa physicalité, sur son lieu d’habitation, notamment New York, et au cours de ses nombreux voyages, comme celui inspiré par l’ambiance de Rome. Ici, le terme d’« haptique » est explicité : « comme l’étymologie grecque nous le dit, haptique veut dire « être capable de rentrer en contact avec[16] ». En tant que fonction cutanée, le sens haptique constitue notre contact réciproque entre nous et l’environnement, abritant et élargissant des surfaces en communication.

Entre plusieurs photographies de Francesca, nous pouvons établir un continuum temporel qui nous mène vers différents lieux immersifs et contemplatifs. Il s’agit d’une narration aux strates plurielles et de projections très intimes d’images mentales. L’incohérence énigmatique de plusieurs objets qui peuvent apparaître, est cartographiée de sorte à construire, malgré tout, une histoire. Les images comportent cette instabilité cinématique qui s’avère particulièrement fonctionnelle pour des effets de narration comme dans Some Disordered Interior Geometries, artist’s notebook 1980/81, cahiers tenus par Francesca Woodman.

4.Camouflages

Le désir a souvent recours au camouflage, impersonnel, entièrement ou partiellement. Paradoxalement, l’action de camoufler peut nous ramener au plus près de la sphère intime de ceux et celles qui s’y cachent ; au lieu de créer plus de distance, le camouflage montre plus qu’il ne cache. Il agit comme crocheteur qui déconstruit les attentes sociales par leur intérieur – ainsi Francesca met en scène l’adolescence affrontée, arrogante, fragile. Ses déguisements esthétiques et intellectuels témoignent de sa franchise et d’une vulnérable impudence.

Elle peut insinuer des strates de sous-textualité (« undertexuality »), et en même temps, orienter le regard vers un point précis, de façon à faire voir ce qu’elle veut montrer au moment où elle veut le montrer. Le traitement de la lumière affecte en outre les valeurs picturales pour moduler l’espace et le corps qui s’y fige, fait surgir des faisceaux d’images et d’ombres au point que le corps photographié tend presque naturellement à se picturaliser[17]. Les photographies de la série Providence font ainsi supposer qu’elles en savent déjà un peu plus que Woodman, comme si elles avaient devancé sa pensée.

Woodman fait une revendication très nette de la sexualité féminine à travers une figure de la femme-enfant très stylisée – l’écolière perverse – vraisemblablement héritée du surréalisme. De l’aveu de l’artiste, il s’agit ici de « photographies littéraires, dont elle dit avoir oublié la métaphore d’origine[18] ». La présence de l’artiste est souvent sous la forme d’une allusion, et presque spectrale, dans la tradition de la photographie surréaliste. Paradoxalement, le sens de l’autoportrait est signifié dans son Journal : « être photographiée m’aide à être moi », « je ne peux pas aller plus loin pour ce qui est de faire salon[19] ». Autrement dit, Woodman appartient à une génération de femmes artistes qui considèrent que l’expression de la subjectivité féminine est la priorité de leur agenda politique et de leur recherche formelle.

 

5.Performativité du désir dansant

Tout corps bouge dans des luminosités, des effets d’apparition et de disparition :

D’apparence fébrile, le mouvement est, sur ces deux clichés, d’une minutie à couper le souffle. Tout se joue sur un geste, une position tellement infime qu’elle témoigne d’un souci de penser chaque photographie jusqu’à l’obsession. C’est ce dont attestent les planches de croquis et les prises de notes réalisées avant la prise de vue… Entre exubérance et pudeur, le corps oscille entre une matérialité extrêmement physique et une immatérialité onirique. Mais l’aspect erratique de ces poses demeure très sensible[20].

Pour fabriquer ses poses dansantes, Francesca a recours au miroir – non comme un outil de contemplation narcissique, mais pour faire jaillir ce qui relève du refoulement. Leur sophistication réside en grande partie dans la détermination avec laquelle elle organise les éléments spatiaux. La théâtralité insuffle une élégance parcimonieuse à ces autoportraits… c’est d’abord le corps qui regarde l’œil. L’esthétique du morcellement souligne ainsi l’urgence de la quête de soi, rythmée par un désir de voir et de faire voir.  Dans « On being an angel », l’interrogation féministe émergeant de l’artiste apparaît dans ses ambiguïtés, paradoxes et même contresens : « Qu’est-ce qui pousse les gens à faire ce qu’ils font? »[21]

Dans ses journaux intimes, Francesca explique le rapport complexe qu’elle entretient avec les autoportraits : d’abord, elle souligne que l’autoportrait en photographie n’est ni le lieu, ni le moment de parler de soi dans le sens d’une contemplation narcissique – ce qui explique la facilité de sa nudité et l’usage de son corps comme matériau traversé et mis en scène par plusieurs regards, fantasmes et pensées critiques, appartenant à une culture plus large. Ensuite, elle souligne l’attention qu’elle porte pour éviter toute « confusion » entre son humeur noire « tantôt noir[e], tantôt empreint[e] de cruauté ou d’espièglerie[22] » et l’intention (qui n’est absolument pas la sienne) de délivrer un message univoque, qui peut être interprété comme jugement, constat, etc.

La même négation apparaît dans le travail du photographe contemporain chinois Ren Hang, qui souhaite uniquement avoir la tranquillité de déployer son imaginaire, tel quel, sans contrainte et sans censure. Cette envie d’imaginaire subjectif sera abordée plus loin dans l’étude. Le fonctionnement des discours performatifs en Gaga (danse contemporaine) est similaire. Ils élaborent et incorporent dans le vif un récit cinétique co-émergeant selon la présence des participant/e/s. Sa mise en perspective démontre un lien potentiel entre l’image cinétique et les mots qui l’accompagnent. Cette référence propose aussi un éclairage possible de la gestuelle particulièrement dansante de Francesca Woodman, ou de l’imaginaire sensuel dans le travail de Ren Hang et incarné sur le vif par ses modèles.

Inventé par le chorégraphe et pédagogue israélien Ohad Naharin, ce langage de mouvement est actuellement répandu et disséminé par des voix multiples aux cours des pratiques variables : apprentissage, entraînement, transmission de répertoire. Le Gaga possède la particularité similaire d’élaborer un scénario enraciné dans un récit kinesthésique autobiographique. Ce récit est co-crée sur la base de sensations en surgissement, en partage ; ceux et celles qui guident les pratiques (cours, ateliers, transmission de répertoire) doivent avoir, d’une certaine manière, le courage et la délicatesse de dire leur « désir de mouvement ». La scène sociale de cet exercice est également très particulière : entre les participant/e/s qui en demandent, et redemandent, qui y apprennent, et celles et ceux qui essayent de censurer ou de réguler la pratique selon leurs propres limites de compréhension, ou d’autres conventions. La zone trouble au milieu de l’espace de danse est occupée par celle ou celui qui dit et décrit verbalement ce désir, tout en incarnant le geste qui en émerge Ceci demande une pratique assidue d’auto-observation, de capter ce qui émerge en soi, de mettre des mots sur ce flot sensoriel, d’en inventer les images, etc.[23]

Dans l’altération des perceptions, par le discours hypnotisant (et les choix faits par les praticien/ne/s les plus averti/e/s), il émerge une certaine valeur féministe dans l’action même d’incarner sur le champ ce qui est dit au sujet du « plaisir ». Les groupes de danseuses et danseurs arrivent à des « peaks » partagés (ce qui peut engendrer des effets sociaux de « chasse aux sorcières ») …

Ce langage performé, et d’autres exemples, soulèvent la question d’équité concernant le travail sur le désir des femmes : est-ce qu’il peut être attribué uniquement à des femmes artistes et y a-t-il vraiment une différence entre le discours femme et le discours homme ? Si la définition élargie de « féministe » est une personne qui croit dans l’égalité sociale, politique et économique des sexes (selon les dernières avancées de l’écoféminisme), les artistes hommes doivent aussi avoir leur place et leur droit de parole en ce qui concerne le travail et la recherche sur le désir au féminin.

 

6.Perspectives : d’autres médiations du désir au féminin.

Le travail d’investigation masculine sur le désir au féminin – les mots et les images qui en découlent – fait partie de l’œuvre de Ren Hang, composée essentiellement de portraits et de nus d’amis, ou de jeunes Chinois sollicités sur internet. L’exposition LOVE, REN HANG (6 mars-26 mai 2019, MEP Maison européenne de la photographie), présente l’artiste chinois, qui est un des plus influents de sa génération, avec une sélection de 130 photographies :

Ses photographies, si elles semblent mettre en scène ses sujets, sont pourtant le fruit d’une démarche instinctive. Leur prise de vue, sur le vif, leur confère légèreté, poésie et humour. Ren Hang questionnait, avec audace, la relation à l’identité et à la sexualité. Artiste homosexuel, particulièrement influent auprès de la jeunesse chinoise, son ton considéré comme subversif ou qualifié de pornographique, représentait vis à vis d’un contexte politique répressif, l’expression d’un désir de liberté de création, de fraîcheur et d’insouciance[24].

Ren Hang. Untitled, 2016 © Courtesy of Estate of Ren Hang and stieglitz19

Présentés en regard de cet important corpus photographique, de nombreux écrits de Ren Hang,  partagés régulièrement sur son site internet, témoignent de son combat contre la dépression. « Si la vie est un abîme sans fond, lorsque je sauterai, la chute sans fin sera aussi une manière de voler ». L’artiste s’est donné la mort en 2017, à l’âge de 29 ans.  Son commentaire sur la censure est : « Mes images n’ont rien à avoir avec la Chine. C’est la politique chinoise qui veut interférer avec mon art. »[25] Simon Baker, universitaire et directeur de la Maison européenne de la photographie, explique la genèse de ce projet :

Il y a deux aspects fondamentaux dans l’œuvre de Ren Hang : son extraordinaire talent pour la performance et la poésie qu’il insuffle dans le quotidien. Il vivait à Pékin dans un petit appartement ; c’est là, dans cet intérieur confiné, qu’il a photographié ses amis et modèles sur les toits des gratte-ciels, ou en extérieur nuit… Des images clandestines prises en vitesse pour ne pas se faire attraper par la police. Ces jeux interdits ont créé un langage visuel sur la liberté de la jeunesse, ses espérances, le sexe, la vie dans les mégalopoles. Les jeunes Chinois sont souvent considérés comme un bloc homogène, discipliné, travailleur, asexué, et là, on assiste à une pure désobéissance et à une jouissance des corps. Dans un pays au régime autoritaire, on est plus vrai quand on joue !
« Je ne programme rien. Mes idées surviennent quand je shoote », disait Ren Hang. Son œuvre est instinctive, immédiate, réalisée avec des moyens dérisoires, c’est fascinant. Malgré la dépression dont il souffrait, son travail n’était pas autocentré. Au contraire, il essayait de donner quelque chose à ses contemporains, à la jeunesse, à ses proches. Ces images ne sont pas tristes ou désenchantées, elles sont extrêmement intelligentes, créatives, subtiles et d’une grande énergie, ce qui en fait l’un des photographes préférés des jeunes générations et artistes du monde entier. Pour moi, c’était vraiment un génie. », explique la genèse de ce projet, Simon Baker, universitaire et directeur de la Maison européenne de la photographie [26].

Le documentaire  I’ve got a Little Problem (2017) par Zhang Ximing démontre que dans les images  performatives de Ren Hang se cache une autre polémique entre la production visuelle et les textes juridiques de son pays. On peut ajouter le discours de l’artiste en quête de liberté, et les nombreuses discussions avec ses amies autour des préparations des séances, pendant lesquelles les femmes chinoises, volontaires pour participer, expriment ouvertement et spontanément leur désir d’altérité – prendre l’air, courir nue, rire avec le corps entier, etc.

Conclusion

Ce qui nous touche et nous inspire dans le travail sur le désir au féminin de ces artistes, c’est la force et la richesse de leur expression – euphorisante, furieuse, insolente, ludique, sensible, rêveuse, mélancolique, rebelle, humoristique, douloureuse, investigatrice et vivante. Les transformations de Woodman (qui a aussi été lectrice passionnée de Virginia Woolf) créent un foisonnement infini de visions érotiques dans lequel elle peut disparaître dans son modèle et réciproquement. L’expression d’un être fragilisé par le carcan social dans un espace autre que celui de la photographie est au cœur du travail de Red Hang. Entre urgence de représentation et désir de disparition, ces divers concepts photographiques, articulés à quelques mots essentiels, oscillent à l’intérieur d’un dispositif érotique.

Couverture du catalogue On Being an Angel, Editions Xavier Barral, mai 2016.

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Notes

[1] VASSILEVA, Biliana, «Carolyn Carlson: The Stranger within Us »,, Interstudia Semestrial Review of the Interdisciplinary Center for Studies of Contemporary Discursive Forms N 2, Université de Bacau, Roumanie, 2008, pp. 35-45.

[2] « C’est une question d’aisance, je suis toujours à portée de main » Woodman citée dans RANKIN, Sloan  «Peach Mumble – Ideas Cooking », Francesca Woodman, exhibition catalogue, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1998, pp. 33-37, p. 35.

[3] TELLGREN Anna, WOODMAN, Georges, PALM Anna-Karin, Francesca Woodman : Devenir un ange, Editions Xavier Barral, mai 2016, p. 4.

[4] Ibid, p. 6.

[5] « Et alors, il est venu ce moment quand je n’avais plus besoin de traduire (en images N.A.)  les notes; elles sont allées directement dans mes mains ». WOODMAN, Francesca. Diary while taking photos, Providence, Archives: Phore Island, 1976, p. 12.

[6] « Tu ne peux pas voir d’où je me regarde », Ibid., p. 34.

[7] WOODMAN, Francesca. Carnet 6 (non daté) in TOWNSEND, Chris, Francesca Woodman, Phaidon Press Ltd., 2007, non paginé.

[8] PIERINI, Marco, «Dialogue of One », Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, p. 39.

[9] « Les choses avaient l’air drôle parce que mes images dépendent de mon état émotionnel … Je sais que ceci est vrai et j’y ai pensé depuis longtemps. D’une certaine manière ceci m’a fait me sentir très, très bien », Woodman citée dans RANKIN, Sloan, «Peach Mumble – Ideas Cooking », Francesca Woodman, exhibition catalogue, op. cit., p. 35.

[10] PIERINI, Marco. «Dialogue of One », Francesca Woodman, op. cit., p. 43.

[11] SOLOMON GODEAU, Abigail.  Just like a woman. Photography at the dock: essays on photographic history, institutions and practices, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991, p. 9.

[12] TOWNSEND Chris, «To Tell The Truth», Francesca Woodman, op. cit.

[13] CARUSO, Rosella. «Room with a view on the interior», Francesca Woodman, op. cit., p. 37.

[14] BARTHES, Roland, «L’écriture de l’événement». Communications Année 1968, pp. 108-112.

[15] CARUSO, Rosella. «Room with a view on the interior », Francesca Woodman, op. cit., p. 44.

[16] BRUNO, Giuliana. Atlas of emotion, Italie: ed. Verso Libri, 2007, p. 6.

[17] À ce sujet cf ANTZENBERGER, Eléonore, Mise en scène de l’oeil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision», La scène érotique sour le regard, op.cit., pp. 27-41.

[18] Ibid., p. 29.

[19] WOODMAN, Francesca. Carnet 1 (non daté) in TOWNSEND Chris, Francesca Woodman, op.cit.

[20] ANTZENBERGER, Eléonore, «Mise en scène de l’œil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision». La scène érotique sour le regard op.cit., p. 40.

[21]WOODMAN, Francesca. Carnet 1 (non daté) in TOWNSEND Chris, Francesca Woodman, op.cit.

[22] ANTZENBERGER, Eléonore. «Mise en scène de l’oeil» dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision». La scène érotique sour le regard, op.cit, p. 39.

[23] À ce sujet cf VASSILEVA, Biliana. Dramaturgies of Gaga Bodies: Kinesthesia of Pleasure. Danza e Ricerca, N 8 E-journal, L’Université de Bologne: Laboratorio di studi, scritturi, visioni, Italie, 2016, 23 p.

https://danzaericerca.unibo.it/article/view/6605

[24] Archives, exposition LOVE, REN HANG, Paris, MEP, 2019.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

Bibliographie

ANTZENBERGER, Eléonore. Mise en scène de l’œil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision. La scène érotique sous le regard, Université de Rennes: Presses universitaires de Rennes, (collection Interférences), 2014, pp. 27-41

BARTHES, Roland. L’écriture de l’événement. Communications Année 1968, pp. 108-112 Fait partie d’un numéro thématique : Mai 1968. La prise de la parole

BRUNO, Giuliana. Atlas of emotion, Italie: ed. Verso Libri, paru en avril 2007

CARUSO, Rosella. Room with a view on the interior. Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, pp. 37-44

RANKIN, Sloan. Peach Mumble – Ideas Cooking. Francesca Woodman, exhibition catalogue, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1998, pp. 33-37

SOLOMON GODEAU, Abigail.  Just like a woman. Photography at the dock: essays on photographic history, institutions and practices, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991

VASSILEVA, Biliana. Dramaturgies of Gaga Bodies: Kinesthesia of Pleasure. Danza e Ricerca, N 8 E-journal, L’Université de Bologne: Laboratorio di studi, scritturi, visioni, Italie, 2016,  23 p.

https://danzaericerca.unibo.it/article/view/6605

VASSILEVA, Biliana. Carolyn Carlson: The Stranger within Us, Interstudia Semestrial Review of the Interdisciplinary Center for Studies of Contemporary Discursive Forms N 2, Université de Bacau, Roumanie, 2008, pp. 35-45

PALM Anna-Karin (commissaire) & TELLGREN Anna (romancière), FRANCESCA WOODMAN : DEVENIR UN ANGE, Editions Xavier Barral, mai 2016, 232 p.

PIERINI, Marco. Dialogue of One », Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, pp. 37-44

WOODMAN, Francesca. Diary while taking photos, Providence, Archives: Phore Island, 1976

WOODMAN, Francesca. Carnet 1 et Carnet 6 (non daté) in Townsend Chris, Francesca Woodman, Phaidon Press Ltd., 2007, non paginé.