Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Édito du n°13

Pour ce numéro 13, nous nous sommes demandé, avec saint Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus[1] ». Ainsi est le temps, impalpable et fugace, qui nous contient et nous contraint, nous échappe ou nous poursuit, voire nous effraie. Source de controverses philosophiques et de désaccords scientifiques, la notion de temps passionne autant qu’elle divise. Si, pour les sciences naturelles, le temps se mesure, certain·e·s, comme Henri Bergson, s’appliqueront à démontrer que le temps physique et le temps vécu ne désignent pas la même chose. Pour Bergson, il nous faut, pour penser le temps de l’humain, l’extraire de la donnée spatiale dans laquelle la science physique l’a enfermé. Son travail de conceptualisation du temps hors de la notion d’espace le conduit notamment à définir ce qu’il nomme la « durée », c’est-à-dire le temps intime, subjectif, celui de la conscience.

Si l’objet « temps » donne lieu à tant de postures différentes, voire radicalement opposées, c’est bien parce que, précisément, il n’est pas objectivable. Il est à la fois le contenant et le contenu – grande est la tentation de confondre le temps avec ce qu’il se passe dans le temps ou ce qui passe avec le temps. Il est la mesure et l’intime, l’indicible et l’évidence. Nous le passons, le tuons, le cherchons, le recherchons, nous en manquons parfois : notre langue regorge d’expressions, plus ou moins imagées, qui mettent en scène notre relation au temps. Infiltrant les jours et le langage, ces nombreuses métaphores prouvent à quel point l’humain est un être à cycles, à rythmes, à Histoire et à mémoire.

Le joug des jours qui passent – avec, en toile de fond, le spectre de la finitude – conduit à un désir de dépassement de cette contrainte implacable. Ainsi, naissent les fictions les plus troublantes qui tentent de dépasser ou de déformer la loi du temps, « à la recherche » d’un passé qui n’est plus ou d’un demain qui n’est pas encore.

Au sein de ce numéro, Lola Marcault, Marie-Claude Garneau, Julia Stockhausen et Karine Bayeul déploient des réflexions croisées sur les corps et les âges au théâtre : l’expérience du devenir côtoie celle du vieillir, engendrant des échos fertiles entre leurs différentes approches.

Si Eve Tayac nous propose d’entrer dans son geste de recherche-création par le prisme du cinéma d’animation pour mieux saisir la « mise en formes du temps », Leslie Cassagne, quant à elle, met « les ruines en mouvement » à travers l’écoute d’archives mises en danse(s).

Avec Mafalda Sofia Borges Soares, Isadora Fichou, François Chanteloup et Célestine Dibor Sarr, nous sommes invité·e·s à repenser les concepts d’éphémère, d’instantané, de brièveté et d’éternité à travers le geste d’écriture, qu’il soit épistolaire, romanesque ou habité par l’urgence. Au cours d’une chevauchée dans les univers de Jean Giono et de Claude Simon, Diane de Camproger nous propose une réflexion sur les apparitions équines au sein de leurs œuvres et sur ce qu’elles provoquent dans le temps narratif et fictionnel.

La contribution de Camille Le Gall nous permet d’aborder le texte sous un autre temps, celui de la traduction et de la retraduction du Vernaculaire Africain Américain et des « voix marginales ».

Claude Patricia Tardif choisit d’étudier la morphologie et la matérialité du texte, pour une approche visuelle des mots, de leur(s) rythme(s) et de leur partition. La partition musicale n’est pas en reste puisque Nicolas Bonichot, en explorant l’œuvre de György Ligeti, se penche sur la conception et la perception du temps musical.

Enfin, Nawel Belghith nous offre un voyage dans le temps – ou dans l’atemporalité – grâce à une analyse de scénographies événementielles.

Au sein de ce numéro pluridisciplinaire, nous nous proposons de traverser, sinon le temps, du moins ses vertiges en termes de représentations temporelles, ainsi que d’interroger les contextes de création mais aussi d’explorer les effets du temps sur le corps ou sur la matière.

Aurélie Barré, Lucas Bassuet, Pauline Boschiero, Camille Dekeyser, Lucie Dumas, Andréa Leri, Camille Migeon-Lambert et Eva Touron pour le Comité de rédaction de Litter@ Incognita.

Notes

[1]saint Augustin, Les Confessions, traduit par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1964.

Comité scientifique du n°13

  • Anne-Julie Ausina – Directrice de la Galerie La Papesse. Thèmes de recherche : Ecritures et arts de la transgression, expressions du tatouages, pratiques des oracles et des tarots. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Hélène Beauchamp – MCF en Littérature comparée. Thèmes de recherche : Théâtre de la première moitié du XXe siècle en Europe, pièces pour marionnettes, « théâtre de guerre », agit-prop. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Pierre-Yves Boissau – PR en Lettres modernes. Thèmes de recherche : Cioran et la francophonie européenne dans son contexte, mondes slaves et interculturalité, adaptations cinématographiques, romans et films policiers. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Jérôme Cabot – MCF en Langues et Littératures Françaises. Thèmes de recherche : Recherche-création, performance, poésie orale et slam, action culturelle, écriture littéraire et oralité, esthétique romanesque et analyse stylistique du roman du XIXe au XXIe siècles, littérature et territoires ruraux. LLA- Créatis, Université
  • Cyrielle Dodet – MCF en Études théâtrales. Thèmes de recherche : Théâtre contemporain, poésie à travers les arts du spectacle, relations intermédiales et interartistiques entre la scène et la littérature, théories et pratiques de l’intermédialité, théâtre et arts visuels. LLA-Créatis, Institut National Universitaire Champollion.
  • Guy Larroux – PR en Lettres modernes. Thèmes de recherche : Poétique du récit, réalisme et naturalisme au XIXe siècle, critique et théorie littéraires, littérature contemporaine. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Jean-Yves Laurichesse – PR en Langues et Littératures Françaises. Thèmes de recherche : Romans des XXe et XXIe siècles, intertextualité et bibliothèques d’écrivains, littérature et sensation, littérature et mémoire, littérature et géographie. Patrimoine, Littérature, Histoire, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Sophie Lécole Solnychkine – MCF en Esthétiques. Thèmes de recherche : Théorie de l’image, esthétique du cinéma, esthétique du paysage, matériaulogie, puissances expressives, formelles et réflexives des matériaux, cinéma fantastique, cinéma d’horreur. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Marion Le Torrivellec – ATER en Arts plastiques. Thèmes de recherche : Relation interespèces, pratiques hybridantes, performativité des corps, philosophie du corps, autofiction, méthodologie de la recherche-création. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Catherine Mazauric – PR en Littérature contemporaine d’expression française. Thèmes de recherche : Francophonie du Sud global, écritures migrantes, littérature africaines postcoloniales, littérature et migrations, transculturalité, dynamique transculturelle, sujet lecteur. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Muriel Plana – PR en Études théâtrales. Thèmes de recherche : Relations théâtre-roman, théâtre-cinéma, théâtre-musique, dramaturgie et mise en scène du XXe siècle et du XXIe siècle, esthétique théâtrale, théâtre et politique, théâtre et féminin. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Mathias Rousselot – MCF en Musique. Thèmes de recherche : L’improvisation et langage musical, histoire et théorie du jazz. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Élise Van Haesebroeck – MCF en Études théâtrales. Thèmes de recherche : Théâtre politique contemporain, érotisme au théâtre, scénographie, théâtre et danse, théâtre et marionnette, théâtre et image, Claude Régy, Le Théâtre du Radeau, Le Groupe Merci, Maguy Marin. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Emma Viguier – MCF en Arts plastiques et Théories de l’art. Thèmes de recherche : Corps et pratiques du corps, performance rituel et « ornementaction », pratiques sorcières, spectral and ghost studies, pratique et esthétique de la photographie, écriture(s) et plasticité. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.
  • Danielle Wieckowski – MCF en Littérature française. Thèmes de recherche : littérature et arts visuels, l’œuvre poétique de Stéphane Mallarmé. LLA-Créatis, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Numéro 13 : Temps à l’œuvre, temps des œuvres

L’équipe

Le comité scientifique

Édito

Les articles

La maison du temps : HOME, morceaux de nature en ruine mis en scène par Magrit Coulon, Compagnie Nature II – Karine BAYEUL

La scénographie événementielle et la quête du divin – Nawell BELGHITH

Les déclinaisons du temps musical dans l’oeuvre de Ligeti – Nicolas BONICHOT

Du cheval éternel à la mort du cheval : la figure équine dans les récits de Jean Giono et Claude Simon, fuite ou revanche du temps ? – Diane de CAMPROGER

Traverser le temps : un passé qui ne meurt pas ? A l’écoute d’archives qui dansent chez Anne-Teresa de Keersmaeker et Faustin Linyekula – Leslie CASSAGNE

Le temps qu’il fait, le temps qui passe : dire le temps, le subir, l’apprivoiser. Une correspondance entre deux poètes romands – François CHANTELOUP

L’indétermination du temps dans le Nouveau Roman : du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture dans Portrait d’un inconnu (1948) de Nathalie Sarraute – Célestine Dibor SARR

Le temps dans la poésie de Chairil Anwar : vitesse du poème et urgence de l’écriture – Isadora FICHOU

Gamètes de Rebecca Déraspe (Québec) : la maternité-comme-travail au confluent du temps dramatique et du temps social – Marie-Claude GARNEAU

Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain – Camille LE GALL

Fiction et « retour d’âge »: la difficile mesure de la vieillesse féminine dans les comédies du premier XVIIIe siècle – Lola MARCAULT-DEROUARD

Circularité et linéarité du temps dans deux romans contemporains Olivier Rolin, Le météorologue ; Patrick Deville, Kampuchéa – Dorel OBIANG NGUEMA

Au croisement de l’éphémère et de l’éternel : une réflexion sur les temps du monde et les temps du livre – Mafalda SOARES

Contes et légendes de Joël Pommerat: Simulation(s) du futur ? – Julia STOCKHAUSEN

Un autre temps de l’oeuvre littéraire : le temps du texte – Claude Patricia TARDIF

Pour un cinéma d’animation mineur : Tourner le dos à l’éternité, un temps composite tendu vers le devenir – Eve TAYAC

Édition et rédaction du n°13

– Aurélie Barré, doctorante en Littératures comparées, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Lucas Bassuet, doctorant en Cinéma, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Pauline Boschiero, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Camille Dekeyser, doctorante en Arts plastiques, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Lucie Dumas, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Andréa Leri, doctorante en Arts du spectacle, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Camille Migeon-Lambert, doctorante en Littérature comparée, Université Toulouse-Jean Jaurès.

– Eva Touron, doctorante en Langues et Littératures Françaises, Université Toulouse-Jean Jaurès.

Traverser le temps : un passé qui ne meurt pas ? À l’écoute d’archives qui dansent chez Anne-Teresa de Keersmaeker et Faustin Linyekula[1]

Leslie CASSAGNE

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure (Ulm), Leslie Cassagne  est doctorante en théâtre et danse à l’Université Paris 8 (EA 1573  « Scènes du monde, création, savoirs critiques »).  Dans le cadre de sa thèse sur les usages des matériaux documentaires dans la création chorégraphique  contemporaine, elle s’intéresse au travail d’artistes tels que Luciana  Acuña, Faustin Linyekula, Sandra Iché, Dorothée Munyaneza, Rachid  Ouramdane, Arkadi Zaides. Récemment, elle a publié dans La Revue Documentaire (octobre 2022) « Un écho porteur d’une émotion politique. Archives sonores et corps en mouvement ». Actuellement, elle est également en formation en danse-mouvement thérapie à l’Université Paris Cité.

avril.65@orange.fr

Pour citer cet article : CASSAGNE, Leslie, « Traverser le temps : un passé qui ne meurt pas ? À l’écoute d’archives qui dansent chez Anne-Teresa de Keersmaeker et Faustin Linyekula », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/09/27/traverser-le-temps-un-passe-qui-ne-meurt-pas-a-lecoute-darchives-qui-dansent-chez-anne-teresa-de-keersmaeker-et-faustin-linyekulaa1-a/

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Résumé

Par une analyse de deux pièces mobilisant en leur sein une archive sonore – Elena’s aria (1984) de Anne-Teresa de Keersmaeker et Sur les traces de Dinozord (2012) de Faustin Linyekula – cet article propose de penser la pièce de danse comme espace possible où faire sentir la complexité du temps. Alors que la danse, art par excellence de l’éphémère, pourrait être perçue comme la pratique phare d’une époque présentiste, elle se révèle ici instrument pour faire éclater la conflictualité à l’oeuvre dans le temps, reposant sur la conscience que les archives sont vivantes et le passé une matière à sans cesse dé-monumentaliser.

Mots-clés : danse contemporaine – archive – reenactment – contre-présentisme – Congo

Abstract

Through the analysis of two choreographic works, Anne-Teresa de Keersmaeker’s Elena’s aria (1984) and Faustin Linyekula’s Sur les traces de Dinozord (2012), both using sound archives, this paper aims to think of the dancing play as a site where time complexity can be experienced. While dance, the ephemeral art, could be seen as the top artistical practice of our lifetime, focused on the present, it appears to be a way of blowing up time conflictuality by raising awareness about the living aspect of archives and coming down the past from its pedestal. 

Key words : contemporary dance – archive – reenactment – counter-presentism – Congo

Sommaire

Introduction
1. L’anti-monument : vie et métamorphose des archives
2. Des voix subalternes dans des monuments de la danse contemporaine
3. De multiples couches de temps, vernis d’un mémorial détruit ?
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Les archives sont des organismes vivants. Ce n’est pas parce qu’un objet est entré dans une collection d’archives qu’il appartient entièrement au passé. Bien au contraire : l’entrée dans l’archive[2] signifie pour l’objet – matériel, textuel, visuel ou sonore –  l’inauguration d’une nouvelle forme de vie, d’une nouvelle inscription dans le temps. Une fois archivé, l’objet a un devenir, tout à la fois matériel et symbolique : s’il est parfois sur-préservé, il peut être oublié, détérioré voire détruit… Ou encore manipulé ou re-signifié. Si les archives sont vivantes, c’est qu’elles sont inscrites dans une temporalité, et donc dans un processus de métamorphose.

Une société qui refuse de percevoir le caractère métamorphique des archives et qui les considère comme des blocs immuables, témoins fiables d’un passé, s’abîme paradoxalement dans ce que François Hartog nomme « présentisme ». Par l’usage d’un tel terme, il décrit le tournant pris par les sociétés européennes depuis les années 1970, qui se caractérisent par une attitude de « réponse immédiate à l’immédiat », le présent devenant « seul horizon possible[3] ». Dans Régimes d’historicité[4], il explique que si le début XXe siècle a été marqué par le « futurisme », axé sur la confiance en un futur meilleur, impliquant l’idée de progrès, c’est le point de vue du présent qui a pris de plus en plus de place : puisqu’il n’est plus possible de croire en un avenir émancipateur, humainement comme techniquement, on en vient à générer des besoins et inventer des réponses au jour le jour. Le présentisme prend un double visage : celui de l’accélération, de la consommation effrénée du temps d’un côté ; la stagnation de la survie au jour le jour, de l’autre. Ce qu’il est important de souligner, c’est que le corollaire de ce présentisme n’est pas l’oubli du passé, mais bien plutôt sa patrimonialisation : pris dans des enjeux mémoriels qui reposent sur la nécessité de définir des identités, le présentisme manifeste son désir de préserver les traces du passé « en l’état ». Ceci est le signe d’une rupture entre le passé et le présent, puisque le passé n’est plus vivant mais figé. Ces pratiques n’intègrent pas ce que clame Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir, à savoir  que le document est toujours déjà monument, c’est-à-dire un énoncé assemblé par un individu, un groupe ou une société afin de soutenir un discours et par extension, de défendre une vision  de l’histoire.

1. L’anti-monument : vie et métamorphose des archives

La place de la danse dans cette réflexion est particulièrement intéressante. Fréquemment considérée comme un art de l’éphémère, elle reposerait sur un geste qui ne laisserait pas de traces.  « Art mineur et hybride, offert selon l’espace louche de la scène et de la fête, produisant des “objets” évanouis sitôt que montrés[5] », comme le souligne Frédéric Pouillaude en introduction à une réflexion autour des écrits de Valéry sur la danse. Cette dimension se double de la volonté postmoderne de ne surtout pas reproduire le passé. La danse contemporaine, à l’époque d’une pensée et d’une pratique du happening, de l’event, de la performance et du non reproductible, a pu être séduite par cette idée, et ce dès les années 1950, lorsque Merce Cunningham rompt radicalement avec la danse moderne, en proposant des pièces qui s’émancipent de cette tradition, notamment par la quête de mouvements inédits, obtenus à travers une pratique du hasard. La danse contemporaine occidentale est traversée par cette double dimension de l’éphémère et de l’inédit, mais également par l’autre face du présentisme : la patrimonialisation. En effet, dans les années 1980, on se lance volontiers dans des « reconstitutions » de pièces du passé, dans une optique résolument anti-foucaldienne. Alors que des historien·nes imprégné·es par un regard critique sur l’historiographie expliquent qu’il ne s’agit pas de « faire parler des traces[6] » mais bien d’assumer qu’il existe une posture spécifique depuis laquelle un discours est construit à partir d’éléments qu’on a choisi d’isoler et de mettre en relation, certain·es pensent détenir le discours de vérité sur le patrimoine chorégraphique européen[7]. Or, c’est justement à la fin des années 1980 qu’apparaissent les premières résistances à cette vision de l’histoire. Mark Franko indique qu’il s’agit alors de l’entrée de la danse dans la « Post-Ephemeral Era[8] » : il analyse les manifestations d’une danse contemporaine qui n’est plus hypnotisée par la seule idée de présence au présent, mais qui joue avec les témoignages du passé afin de comprendre la complexité des temporalités historiques, et qui souvent réinterprète le passé à la lumière du présent, explorant les « futurs possibles du passé [9]». Cela se manifeste dans la multiplication des reenactments, qui selon Franko ne sont pas de simples entreprises de reconstruction, mais qui jouent bien au contraire sur les façons d’habiter la distance avec les pièces convoquées.

Je souhaite faire dialoguer ces réflexions sur le contre-présentisme et le post-éphémère avec l’étude de deux pièces de danse qui accueillent des archives sonores en leur sein, inventant un espace de mémoire – plus ou moins précaire – pour des voix de l’histoire. Les pièces elles-mêmes sont devenues des archives qui traversent le temps et se métamorphosent dans leurs parcours, que ce soit du fait d’un travail du / de la chorégraphe, comme de celui du regard des récepteur·trices. À dessein, je réalise dans cette confrontation un grand écart, à la fois temporel et esthétique. À un bout, Elena’s Aria créée à Bruxelles en 1984 par la chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker, représentante d’une esthétique abstraite et mathématique. Elle-même semble devenue un monument de la danse contemporaine occidentale, avec une oeuvre que je m’avance à dire patrimonialisée[10]. À l’autre, Sur les traces de Dinozord créée en 2012 par le chorégraphe congolais Faustin Linyekula, qui propose plutôt des formes ouvertes pour lesquelles importe peu l’aboutissement esthétique. Dans l’urgence de dire, il expose dans ses pièces les ruines d’un pays pulvérisé par le colonialisme. Si l’on songe aux modes de création des deux artistes, il peut sembler que leurs pièces sont symptomatiques du présentisme : d’un côté la dynamique de patrimonialisation, de l’autre celle d’un présent précaire qui produit dans l’urgence puisqu’il ne peut s’appuyer sur aucun passé stable. Or, ces deux pièces mobilisent chacune un document sonore de plusieurs minutes. Et c’est justement la présence de ces archives matérielles et leur devenir qui mettent en oeuvre la résistance au présentisme. Qui plus est, elles ont pour point commun de renvoyer à des événements critiques qui ont secoué un même pays : le Congo belge. 

Si, du point de vue matériel, l’archive est de l’ordre du fixé, les corps dansants sont remarquables par leur qualité de présent. Or, le jeu entre des corps au présent et une matière traversant les époques permet de saisir non seulement comment une archive peut changer de statut au fil du temps, mais aussi à quel point cette métamorphose touche la pièce de danse en son entier. Alors qu’on pourrait avoir la tentation de faire des oeuvres de danse des archives-monuments, nous savons bien aujourd’hui que les monuments peuvent être détériorés-déconstruits-détournés, qu’ils sont donc vivants et non pas marques d’un passé intouchable. À travers la confrontation de ces œuvres, c’est avant tout un retour du refoulé colonial que je propose d’observer. Et il me semble que cela n’est possible que si l’on accepte de considérer les pièces de danse comme des instruments d’optique et d’écoute où se révèle avec éclat la complexité du temps.

Fig. 1 : Un passé qui ne meurt pas ? Frises chronologiques par Leslie Cassagne.

2. Des voix subalternes dans des monuments de la danse contemporaine.

En 1984, Anne Teresa de Keersmaeker fait figurer une archive historique au cœur de sa pièce Elena’s Aria. Il s’agit d’une pièce non-narrative, surtout attachée à l’exploration de la  qualité dansante, à l’émotion produite par les formes et les rythmes, dans un moment où la danse contemporaine redéfinit son rapport à la musique et tente de mobiliser des supports sonores singuliers.

Deux ans auparavant, Anne Teresa de Keersmaeker avait composé une chorégraphie sur une voix de l’histoire, mais à partir d’un document déjà travaillé par un musicien. Il s’agissait de Come Out, le troisième mouvement de Fase (Four movements to the music of Steve Reich). Ce morceau avait été créé au Town Hall de New York en 1966, dans le cadre d’une manifestation de soutien à six jeunes hommes noirs accusés de meurtre pendant les émeutes de Harlem (en 1964) arrêtés par la police et violemment battus[11]. C’est un militant du mouvement des droits civiques qui confie à Reich dix heures de témoignages des jeunes hommes, matière au sein de laquelle le musicien décide de garder une seule phrase — « I had to, like, open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them » — et de lui appliquer la technique du phasing — deux magnétophones démarrant en même temps puis se désynchronisant progressivement. 

Ce morceau a une place centrale dans l’analyse des relations entre musique et document sonore que réalise Pierre-Yves Macé[12]. Celui-ci considère qu’on ne peut parler de document que dès lors qu’il y a une intention documentaire dans l’usage de celui-ci, là où le statut d’archive tient à sa présence dans un lieu de conservation. Le travail de Reich fait tension, car, s’il est pour lui tout à fait représentatif de la façon dont une matière documentaire peut « s’intégrer au tissu de l’oeuvre », perdre « sa qualité d’élément étranger[13] » – c’est-à-dire devenir musique et non plus indice –  il souligne néanmoins que Come out trouve sa source non pas dans « l’appréciation des qualités musicales d’une voix, mais plutôt dans l’événement particulier dont cette voix porte le témoignage[14] ». Plus encore, il s’agit d’un véritable acte politique dans la mesure où l’écriture du morceau a été pensée dans une visée très pragmatique, pour servir à acquitter les frais d’avocat du jeune garçon lors de son procès. Le rapport au document n’est pas documentaire, mais le geste de Reich fait du document juridique une pièce d’archive, dans la mesure où il fait le choix de le conserver et lui offre un espace singulier. Or, proposer un espace d’archivage à une voix que la société américaine raciste voudrait passer sous silence, c’est un acte politique. Car il s’agit d’un acte d’archivage qui n’attache pas la voix à un passé révolu, mais qui propose de lui redonner vie en lui permettant un devenir.

La chorégraphie créée à partir de Come out par Anne Teresa de Keersmaeker en 1982 peut  être lue de deux façons. D’un côté, on pourrait avancer que la pièce de danse est un espace de rencontre entre une voix qui exprime la nécessité d’exhiber les blessures – « show them » –   et les corps des danseuses qui, à chaque réactivation, se laissent mouvoir dans une composition heurtée par cette voix lancinante et fantomatique, jusqu’à un certain épuisement. De l’autre, on ne manquera pas d’avancer que le fait de se concentrer sur les qualités sonores et rythmiques de l’objet musico-documentaire de Reich l’esthétise, le décontextualise et lui fait donc perdre sa portée politique. En effet, Keersmaeker reprend la logique de la composition de Reich en adoptant le schéma d’accumulation par décalages. L’utilisation par une chorégraphe de ce matériau lui confère d’autant plus une identité musicale, tant la démarche est de construire un mouvement qui semble faire corps avec la trame musicale qui l’accompagne. Come out est toujours présenté avec les trois autres pièces constituant Fase, sans aucun élément contextuel autour de la genèse de la musique de Reich : celle-ci perd clairement sa portée référentielle. Dans ses carnets de chorégraphe, Anne Teresa de Keersmaeker reconnaît que les choix chorégraphiques ne sont aucunement liés aux émeutes de Harlem, et que la série était bien plutôt un « manifeste en faveur de l’abstraction chorégraphique[15] ». 

Pour Elena’s Aria, la démarche est formellement très différente : le document sonore n’est pas retravaillé musicalement. La composition chorégraphique cherche d’ailleurs à s’émanciper d’un certain rapport à la musique. On contemple dans cette pièce cinq femmes en robe fuseau et talons hauts, dans une tonalité plutôt mélancolique, avec le silence pour point de départ de la recherche :  une grande place est laissée au souffle des danseuses, au glissement des corps au sol, aux chocs des objets, la trame sonore finale juxtaposant plusieurs matériaux hétérogènes : extraits d’arias en sourdine, son violent d’une machine à vent, des fragments de textes de Dostoïveski, Tolstoï et Weill, lus par les danseuses. C’est juste avant la section d’or de la pièce[16], constituée par une vidéo d’immeubles qui s’écroulent, que l’on entend l’enregistrement d’une voix solennelle en espagnol, longtemps identifiée par la chorégraphe et la critique comme étant celle de Fidel Castro. Cet enregistrement dure le temps de toute une séquence constituée par un solo de l’une des danseuses, Roxane Huilmand. Celle-ci circule alors entre les chaises en tourbillonnant, en s’y asseyant et se relevant rapidement. Pendant ce temps, les quatre autres danseuses sont assises, détendues, et la regardent. Roxane Huildmand ne danse pas à partir de la matière du document sonore, elle ne joue pas avec sa présence. C’est la co-présence et l’effet de montage entre l’image visuelle et l’image auditive qui crée des éclats de sens : bien qu’Anne-Teresa de Keersmaeker se défende de toute logique narrative ou sémantique, l’assemblage entre l’image de la femme en mouvement et le discours révolutionnaire prend une force symbolique qui n’est pas la même à la création en 1982, à la recréation en 2011 et à la réception que j’en fais en 2023. 

Dans le projet d’Anne Teresa de Keersmaeker, il ne s’agissait pas que la voix prononçant le discours soit identifiée et questionnée. Pourtant, c’est l’une des premières remarques des critiques étasunien·nes. Les journalistes du New York Times ou de Art in America commentent, entre 1987 et 1988 : « des enregistrements de Mozart ou un discours de Fidel Castro sont représentatifs de l’univers sonore qui a remplacé les partitions minimalistes ayant d’abord attiré de Keersmaeker[17] » ; « un discours enregistré de Fidel Castro autour de la politique internationale, plus ou moins inaudible (quand j’en ai parlé avec elle, de Keersmaeker n’a pas voulu révéler son identité ou son contenu)[18] ». Les journalistes soulignent cette présence, mais insistent sur le fait que le document n’est pas surexposé. Le son produit par les pas des danseuses était bien plus audible que celui de l’enregistrement, restant au second plan. C’est en fait au moment où Keersmaeker constitue sa propre archive qu’elle est amenée à commenter ce choix de matière sonore. En collaboration avec sa dramaturge Bojana Cvejić, elle constitue en 2012 ses Carnets de chorégraphe, sous la forme de deux livres et sept DVD où elle explore ses créations de jeunesse ainsi que deux pièces plus récentes. C’est en répondant à une question de Bojana Cvejić qu’elle révèle l’identité de la voix mystérieuse. Il s’agit en réalité d’un discours prononcé par Che Guevara devant l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1964, dans lequel il dénonce l’opération Dragon Rouge des forces armées belges au Congo, qu’il considère comme une marque de l’impérialisme et du néocolonialisme dans un pays ayant récemment conquis son indépendance. On entend d’ailleurs très distinctement le nom de Lumumba, l’un des principaux constructeurs de l’indépendance du Congo, assassiné en 1961, et dont le mémorial a été détruit par l’opération en question. La chorégraphe, qui se refuse généralement à expliciter les sens auxquels pourraient ouvrir ses compositions, se livre alors à une activité interprétative. Elle parle de contraste entre l’univers intime et la crise politique, et la sensation d’une urgence dans les propos du Che : « le malaise émotionnel personnel et individuel qui existait au départ s’est transformé en une crise politique et une inquiétude globale [19]». On sent ici la volonté de la part de Keersmaeker de souligner une connexion entre l’intime et le politique, de suggérer que son œuvre, souvent qualifiée de formaliste, n’en est pas moins un écho du monde. Ces jeunes femmes vivent à leur échelle les effondrements qui sont ceux que vivent les citoyens des années 1980 : effondrement des grands idéaux et des espoirs révolutionnaires, « fin de l’histoire » et du futurisme, là où le passé était porteur d’une trajectoire vers le futur, entrée dans le présentisme. En 2012, alors que la pièce est entrée dans un répertoire de la compagnie Rosas, il me semble que le discours qui entoure l’oeuvre, probablement amené par Bojana Cvejić, est possible non seulement parce que Keersmaeker arrivée à une certaine maturité de sa trajectoire artistique fait retour sur celle-ci, mais aussi parce qu’a émergé une nouvelle figure de l’artiste, qui non seulement s’inscrit dans une histoire mais est  également appelé à ouvrir son atelier, exposer ses sources[20].

Cependant, pour la spectatrice hispanophone que je suis, sensibilisée à l’histoire des élans révolutionnaires latino-américains des années 1960 et de leurs liens avec les luttes tiers-mondistes dans un contexte de décolonisation, le cadre d’écoute de cette archive, lorsque je m’y confronte en 2018 génère chez moi un malaise, et plus encore aujourd’hui, après deux séjours de recherche en Argentine et la rencontre avec des penseur·euses afrodescendant·es latino-américain·es. C’est un ami et collègue colombien, Ivan Jimenez, qui me met sur la piste d’Elena’s Aria lorsque je lui explique que je m’intéresse aux usages du document sonore en danse contemporaine. Il me parle de la confusion qu’il a pu y avoir entre les voix de Castro et du Che. Je lève alors les yeux au ciel face à la faible rigueur documentaire de la démarche, en me disant qu’alors que le béret étoilé scintille sur des tee-shirts aux quatre coins du monde, on n’a peut-être jamais vraiment pris la peine d’écouter attentivement sa voix. Mon irritation grandit lorsque j’écoute à plusieurs reprises l’archive en question et que je finis par entendre distinctement : « hoy, en nombre de la defensa de la raza blanca, asesinan a millares de congoleños » – « aujourd’hui, au nom de la défense de la race blanche, on assassine des millions de congolais ». C’est la confrontation avec les créations de Faustin Linyekula, dont je vais bientôt parler, qui m’a amenée à m’intéresser à l’histoire du Congo belge, aux exactions qui y ont été commises par Léopold II et ses complices zélés depuis le XIXe siècle, puis par ses successeurs, et qui ont débouchées sur la situation alarmante dans laquelle se trouve la République démocratique du Congo aujourd’hui. Voir la danse tourbillonnante de cette femme blanche bourgeoise – c’est en tout cas l’archétype que je lis dans cette robe droite et ces talons hauts – et comprendre qu’il a pu s’agir de mettre en corrélation son « malaise émotionnel personnel et individuel » avec les violences subies par les congolais dont parle le Che me laisse sans voix. Car ce qui se révèle avec violence, c’est bien le retour d’un refoulé colonial. En 1982, lorsqu’est créée la pièce, le Congo belge est devenu République du Zaïre, gouvernée par le dictateur Mobutu, dont on sait que la prise de pouvoir a été soutenue par les États-Unis afin d’empêcher l’installation de Lumumba, proche des communistes. Or, l’archive mobilisée évoque l’opération qui, en plus d’affaiblir les rebelles congolais, a détruit un mémorial dédié à Lumumba assassiné deux ans auparavant. Alors que Keersmaeker voulait faire signe vers un « malaise global », elle pointe un malaise tout à fait localisé et situé, qui implique au premier chef l’histoire du pays dans lequel elle vit et crée. 

Il me semble clair que les Carnets d’une chorégraphe de Keersmaeker participent à une patrimonialisation de son œuvre, qu’elle le veuille ou non. Toutefois, la chorégraphe et sa dramaturge ont eu l’intelligence d’exposer clairement les processus de fabrication du monument. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons débusquer ce qui permet de faire voler le monument en éclats, et ce à travers une pratique avisée et critique de l’écoute.

3. De multiples couches de temps, vernis d’un mémorial détruit ?

Si ce sont les entours de la pièce qui permettent de réaliser une écoute critique de l’archive dans l’étude de cas précédente, chez Faustin Linyekula, c’est la dramaturgie même de la pièce qui constitue un appareil discursif explicitant la réalité documentée par l’enregistrement sonore. En mobilisant un document contemporain, constitué pour la création de la pièce, le chorégraphe entre plus directement dans une démarche documentaire dans laquelle il s’agit « d’habiter » la relation avec l’enregistrement sonore. En 2012, il crée Sur les traces de Dinozord, pièce au centre de laquelle intervient un enregistrement de près de 10 minutes, dans un dispositif d’écoute particulier. 

Cette pièce accompagne la trajectoire de Faustin Linyekula entre 2001 et 2018, et naît de la juxtaposition de différentes strates événementielles. En 2001, le chorégraphe retourne en République Démocratique du Congo après plusieurs années d’exil, et y monte une structure dans laquelle il créera tous ses spectacles, les studios Kabako. Le pays est alors en pleine guerre civile : le gouvernement contrôle 20% du territoire, le reste étant aux mains de divers mouvements rebelles (dont Kisangani, la ville de Faustin). En 2006, après la fin officielle de la guerre, ayant la possibilité de faire des allers-retours entre l’Europe et Kisangani, il crée The dialogue series III : Dinozord[21]. Cette pièce naît de ces retrouvailles avec son pays, de l’envie de construire un projet avec les camarades de ses aventures théâtrales zaïroises, ainsi qu’avec deux très jeunes hommes qu’il rencontre à son retour, un contre-ténor et un danseur de hip-hop, Dinozord, qui a donné son nom à la pièce. Il rassemble ainsi deux générations : l’une ayant connu le Zaïre de Mobutu et la RDC de Laurent Désiré Kabila, l’autre ayant grandi après l’assassinat de ce dernier. The Dialogue Series III : Dinozord est créée et jouée à Kisangani, puis en Europe. A cette époque-là, l’un des camarades de Faustin Linyekula est enfermé dans la prison de Makala à Kinshasa. Il s’agit de Antoine Vumilia Muhindo, dit Vumi, révolutionnaire ayant participé à la rébellion qui a conduit à la chute de Mobutu en 1996, puis arrêté pour haute trahison au moment de l’assassinat de Laurent Désiré Kabila en 2001. Linyekula affirmant construire des pièces people-specific, comme d’autres pratiquent le site-specific[22], il lui est impossible de réaliser cette pièce sans la participation de son ami acteur et écrivain. Il lui fait donc parvenir un appareil photo et un magnétophone en prison, afin que sa voix et les images qu’il a sous les yeux soient présentes sur scène. En 2012, Faustin Linyekula propose une reprise de la pièce. Non pas une reconstitution, mais un retour sur, une réactivation de la pièce dans un contexte qui a évolué : l’expérience deviendra Sur les traces de Dinozord, une pièce qui entrelace les reconstructions de fragments de la pièce originelle avec des discours rétrospectifs sur la façon dont elle était construite en 2006, sa dramaturgie, les matériaux utilisés, les références à son contexte de représentation. 

En 2012, le comédien Antoine Vumilia Muhindo a réussi à s’évader de prison, il est donc présent sur scène, aux côtés de ses camarades, tous plus ou moins exilés en Europe. Pourtant, l’enregistrement est toujours présent dans la pièce. Ce qui a été constitué pour pallier l’impossibilité d’une présence physique survit dans les versions suivantes en tant qu’archive. Archive de la première pièce, mais également d’une histoire du Congo, dont la scène est espace vivant de conservation, de présentation et d’activation.  Sur les traces de Dinozord ne se constitue pas comme un monument figé traversant le temps, mais rend visible les changements de statut que peut avoir un document. L’enregistrement de Vumi est un très bon exemple de ce processus : entre 2006 et 2012, et plus encore en 2017, lorsque la pièce est reprise, ce document n’a plus la même portée. En 2006, Vumi étant enfermé à Makala, le document parvenait à l’écoute du public presque au présent, enregistré quelques mois auparavant et, accompagné de photographies, servait de preuve d’une situation à dénoncer. En 2012, comme le dit Faustin, ce sont les mots d’un « revenant » qui, du fait de l’écart temporel prennent le statut de document historique, auréolé de son « effet de passé ». Une strate supplémentaire s’ajoute en 2017 : Vumi a obtenu le droit d’asile en Suède, mais pour voyager il a besoin d’une autorisation de déplacement. Or les bureaux les délivrant sont alors submergés par les demandes de réfugiés Syriens qui arrivent en masse et Vumi n’obtient pas son autorisation. Son intervention, qui se fait par Skype  – encore une fois Faustin doit trouver un moyen de rendre présents ses acteurs, condition de sa pièce “people specific” –, constitue alors une preuve au présent des conditions de traitement des réfugiés, et cohabite sur scène avec ce qui est devenu par la force du temps document historique.

Dans la dramaturgie globale de la pièce de 2012, le document sonore est environné d’une série d’éléments qui font jouer l’archive avec la qualité de présent de la performance. Avant que n’intervienne l’enregistrement à proprement parler, apparaissent des fragments de discours politiques. Cependant, alors que l’archive sonore semble à la fois conservée et fragile, surgie du passé et patinée par le temps, les discours politiques sont interprétés au présent par les performeurs. Si ceux-ci font corps et voix avec ces bouts d’histoire passés à la postérité, c’est pour les singer et les parodier. Rassemblés autour d’une malle devenue tribune, les danseurs font suivre chaque énoncé d’une danse et de cris de liesse exagérés. Chaque déclaration est accompagnée d’une légende qui apparaît sur l’écran en fond de scène. Ceux qui les prononcent ne sont jamais nommés, seulement désignés par leur fonction[23] : à la scène, la ribambelle d’hommes politiques est privée de noms, réduite à des fonctions et des discours. 

En revanche, le discours du vaincu, de celui qui a été enfermé et qui a dû s’exiler, apparaît dans la dignité que peut conférer le support de l’archive historique. La liesse provoquée par ces discours est stoppée brutalement par Vumi, puis Faustin Linyekula, en conteur, prend le micro pour détailler l’histoire de son ami : sa foi dans les slogans révolutionnaires, la façon dont il intègre l’armée rebelle, sa participation au conseil national de sécurité, l’assassinat de Kabila dont il est accusé, la prison dans laquelle il a enregistré en 2006 le texte que nous entendons juste après… Passeur entre la scène et la salle, Faustin énonce l’identité de cet homme, alors que celle des grands noms du Zaïre-Congo ont été réduites au minimum. Les performers applaudissent, réunis autour de la malle rouge qu’ils portent à l’avant-scène. C’est à ce moment-là qu’intervient le document sonore, les applaudissements se superposant à la voix de Vumi pendant quelques secondes encore, alors que les six hommes quittent le plateau. Les premiers instants de l’enregistrement sont donc peu audibles, puis face au plateau vide, la lumière baissée, l’auditeur peut se concentrer sur la voix de Vumi, qui emplit l’espace, le plateau restant un peu éclairé — dans les pays non francophones, l’enregistrement est surtitré. Le texte lu par Vumi passe par une construction rhétorique et poétique : il est déjà discours, et le sujet de l’énoncé observe sa trajectoire en la problématisant. Vumi ne s’attarde pas sur son quotidien à Makala : il ne s’agit pas d’un témoignage sur sa condition de prisonnier, mais plutôt d’un regard rétrospectif sur sa trajectoire et sur la fabrique des subjectivités révolutionnaires. 

Le présent scénique se construit dans une relation toute particulière avec ce témoignage du passé. Après un moment d’effacement des corps  – la scène reste vide pendant trois minutes, comme pour que rien ne vienne interférer avec l’écoute  –, les six performers entrent lentement sur la scène, mais ils restent à la lisière. Ils ont le visage et les mains peintes en blanc, comme un masque effaçant leur identité singulière, qui les fait devenir hommes-statues pénétrant dans un espace de rituel. Ils s’avancent lentement en ligne vers le public, bras ouverts comme en signe de reddition. Ils arrivent au bord du plateau une fois que Vumi a terminé sa lecture et qu’il commence un chant : il entonne une phrase puis la reprend, rejoint par les voix des performeurs au présent, se connectant à l’archive par le son. Tous sont immobiles, sauf un jeune danseur, au centre, le corps parcouru de vibrations, qui finalement s’effondre derrière le coffre rouge. Ce danseur fait écho à la figure originelle de Dinozord[24], et semble avoir à peu près l’âge qu’avait Vumi quand il a rejoint les troupes rebelles. C’est donc ce corps, qui a pour héritage les multiples crises traversées par le Congo, les guerres et les assassinats, qui réagit physiquement au document sonore. Deux trajectoires de vies se rencontrent : celle du corps du danseur et celle de l’archive sonore, dans une danse qui éclaire l’interdépendance du corps individuel et du corps social avec les temporalités  d’un pays.

Conclusion

Originellement, l’archive au singulier n’est pas le document. Le terme désigne à la fois un choix, un espace matériel et un dispositif de conservation, du savoir comme du pouvoir. Je pense pouvoir désormais soutenir que les deux pièces que j’ai voulu que nous observécoutions non seulement mobilisent des archives, mais surtout qu’elles font archive. Elles ont permis de conserver deux documents, dans des performances éphémères mais répétées, mais encore dans leur captation vidéo, que j’ai pu me passer et repasser en boucle. Elles ont construit, chacune à leur façon et plus ou moins consciemment, des espaces matériels et symboliques de présentation de discours subalternes. Ce qui m’émeut, c’est que la démarche esthétique peut être celle du monument comme celle de la ruine, celle des vainqueurs comme celle des vaincus, dans les deux cas, la co-présence des corps dansants et des archives met à mal une conception figée et mortifère du faire histoire. Elle ouvre la possibilité de dynamiter les monuments et de mettre les ruines en mouvement. Et c’est ici qu’on peut retrouver Foucault : 

L’archive, ce n’est pas […] ce qui recueille la poussière des énoncés redevenus inertes et permet le miracle éventuel de leur résurrection ; c’est ce qui définit le mode d’actualité de l’énoncé-chose ; c’est le système de son fonctionnement […], elle fait apparaître les règles d’une pratique qui permet aux énoncés à la fois de subsister et de se modifier régulièrement[25].

La danse comme espace d’une pratique critique de l’archive démontre que le passé est aujourd’hui bien vivant. J’ose espérer qu’il ne mourra que lorsque nous aurons tout écouté. 

Notes

[1] Ce texte lui-même a vécu un processus de traversée du temps. Les réflexions nées dans le cadre d’une communication pour le colloque « Pratiquer le réel en danse : document, témoignage, lieux » ont depuis lors beaucoup évolué, grâce aux discussions avec les participant·es au colloque (Julie Perrin, Gérard Mayen, tout particulièrement, retrouveront je pense certaines de leurs impulsions dans ce texte), et au passage du temps et des espaces. Sans l’invitation de Pauline Boschiero pour le numéro « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », elles seraient sans doutes restées archivées au fond de mon disque dur. Je les sens désormais elles aussi vivantes, prêtes à poursuivre leur chemin.

[2] Ici, nous entendons l’archive au singulier comme lieu et dispositif institutionnel, où sont conservés certains document, mais aussi au sens foucaldien d’un système d’énoncés qui fait pouvoir :  « L’archive est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singulier », Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 170-171. C’est par extension que l’archive au singulier est devenue archives au pluriel, à savoir l’ensemble des documents qui sont conservés dans le lieu archive, sources des historien·nes  pour élaborer leur discours. Pour plus de détails, voir Henri Méchoulan « Des archives à l’archive », Archiver/archiving, revue Intermédialités / Intermediality, Numéro 18, automne 2011, p. 9–15.

[3] François Hartog, « Présentisme et vivre ensemble », Entre temps court et temps long. Les Forums du CESE sur le vivre ensemble, Paris, PUF, 2013, p. 43-52.

[4] François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Points, 2015.

[5] Frédéric Pouillaude, « Un temps sans dehors : Valéry et la danse », Poétique 2005/3 (n° 143), p. 359-376, consultable sur : https://www.cairn.info/revue-poetique-2005-3-page-359.htm

[6] Michel Foucault, op. cit., p. 16.

[7] Voir Juan Ignacio Vallejos,  « El cuerpo–archivo y la ilusión de la reconstrucción: el caso de la Consagración de la Primavera de Dominique Brun », in Maria Julia Carozzi, Escribir las danzas. Coreografías de las ciencias sociales, Buenos Aires, Gorla, 2015. Il analyse la confrontation de deux visions de la reprise d’un monument de la danse moderne : celle de Milicent Hodson et Kenneth Archer, qui se revendiquent auteur·rices de la version la plus proche de l’original de la pièce de Nijinski ; celle de Dominique Brun et son équipe, dont a fait partie J. I. Vallejos, qui assume la distance intrinsèque qui sépare la pièce de 1913 du travail contemporain, qui est justement ce qui permet de jouer avec le passé.

[8] Mark Franko, « Introduction. The Power of Recall in a Post-Ephemeral Era », in  Mark Franko, The Oxford Handbook of Dance and Reenactment, New York, Oxford University Press, 2018, p. 1-17.

[9] Voir Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Des causes historiques aux possibles du passé ? Imputation causale et raisonnement contrefactuel en histoire », Labyrinthe, 39 | 2012, p. 55-79. Si les auteurs utilisent la formule « futurs possibles du passé » pour analyser les pratiques d’histoire contre-factuelle,  l’expression me semble adéquate pour désigner les formes de reenactment qui s’autorisent à imaginer à la scène les devenirs qu’auraient pu avoir une pièce du passé.

[10] Ce n’est pas le champ de cet article, mais la réflexion sur le temps implique une réflexion sur l’espace, au sens géographique et symbolique : alors que les espaces dominants se constituent souvent sur des pratiques patrimoniales, les espaces dominés, pour survivre, inventent des pratiques contre-patrimoniales.

[11] Anne Teresa de Keersmaeker, Fase, Rosas danst Rosas, Elena’s Aria, Bartok. Carnets d’une chorégraphe, Bruxelles, Rosas, 2012, p. 47.

[12] Pierre-Yves Macé, Musique et document sonore, Paris, Les Presses du réel, 2012.

[13] Ibid., p. 7.

[14] Ibid., p. 65.

[15] Ibid., p. 153.

[16] Fascinée par les mathématiques, Keersmaeker utilise fréquemment la suite de Fibonacci et le nombre d’or pour construire l’architecture de ses pièces. Qui, si elles sont éphémères, portent en leur sein un projet monumental, me semble-t-il.

[17] « Recordings of Mozart or a speech by Fidel Castro are typical of the accompanying sound that has replaced the minimalist scores that first attracted Miss de Keersmaeker […] The sudden intrusion of Fidel Castro’s speech in Spanish during Elena’s Aria is used for emotional and structural purposes, Miss de Keersmaeker said. « It doesn’t matter if you understand Spanish or not. This has to do with doubling layers and breaking things out of their intimacy », Anna Kisselgoff, The New York Times, novembre 1987, article reproduit dans Anne Teresa de Keersmaeker, op. cit., p. 187. 

[18] « A tapes speech by Fidel Castro is about international politics and was more or less inaudibly presented (when I spoke to her, De Keersmaeker would not reveal its identity or content », Bill Johnston, Art in America, janvier 1988, article reproduit dans Anne Teresa de Keersmaeker, op. cit., p.189-190. 

[19] Extrait du DVD qui accompagne les Carnets.

[20] Ici il conviendrait d’établir des liens entre la démarche des Carnets  et les différents avatars de la recherche-création qui sont apparus sur les scènes et dans les universités depuis une vingtaine d’années. 

[21] Voir Sabine Sorgel, « The global politics of Faustin Linyekula’s dance theater. From Congo to Berlin and back again via Brussels and Avignon », in Brandstetter, Gabriele, Hartung, Holger (Ed.), Moving (across) borders. Performing Translation, Intervention, Participation, Bielefeld, Transcript, 2017.

[22] Rencontre avec Faustin Linyekula le 1er juin 2018, Maison des sciences de l’Homme, Paris. 

[23] Sont ainsi mentionnés : « le président de la République du Zaire 1965-1997 » qui fête le Zaïre uni autour « d’un père, une mère, un chef » (Mobutu), « l’archevêque de Kisangani (1992) », qui commente la conférence nationale souveraine comme une « possibilité de réconciliation du peuple avec lui-même, un « opposant historique » (sans doute Kabila) qui désigne Mobutu comme le mal du Zaïre, le « président de la RDC, 2001-… » affirmant que le peuple congolais est fatigué des négociations (Kabila fils). 

[24] Le jeune danseur Dinozord, qui a donné son nom à la pièce, s’étant présenté ainsi à Linyekula, parce que se considérant comme « le dernier de sa race », assez pessimiste quant aux possibilités d’horizon de sa génération, se révélant tout à fait symptôme du « présentisme » exposé en introduction.

[25] Michel Foucault, op. cit., p. 171.

Bibliographie

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DE KEERSMAEKER, Anne Teresa, Bojana CVEJIĆ, Fase, Rosas danst Rosas, Elena’s Aria, Bartok. Carnets d’une chorégraphe, Bruxelles, Rosas, 2012. 

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La scénographie évènementielle et la quête du divin

Nawel BELGHITH

Nawel Belghith est enseignante chercheure à l’Institut Supérieur des Beaux-arts/ Université de Sousse Tunisie et titulaire d’un mastère de recherche en esthétique et pratiques des arts visuels. Elle est également docteure en théories et pratiques du design avec une thèse de doctorat intitulée : « Le sensoriel dans la scénographie urbaine contemporaine ; contraintes et perspectives. Le cas de la fête des lumières de la ville de Lyon ».

belghithnawel2020@gmail.com

Pour citer cet article : BELGHITH Nawel, « La scénographie évènementielle ou la quête du divin », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/09/28/la-scenographie-evenementielle-et-la-quete-du-divin/

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Résumé 

Fort de sa technologie et de ses progrès techniques et scientifiques, l’homme moderne aspire désormais à dominer sa servitude face au temps et à l’espace desquels il est prisonnier. Longtemps considéré comme une condition qui détermine l’existence humaine, l’espace-temps est désormais à portée de main de l’homme grâce aux apports de la technologie qui ont rendu possible, notamment dans les arts, la possibilité de créer un cadre spatio-temporel malléable et maniable. À l’éternel questionnement sur la vie et l’existence, la technologie numérique et la scénographie événementielle se proposent de plus en plus d’offrir des réponses capables de satisfaire la quête du divin chez l’homme.

À travers cet article, nous nous proposerons d’analyser le rôle de l’art scénographique dans le traitement de la question de la temporalité.

Pour ce faire, nous allons répartir ce travail de recherche en trois parties d’égale importance. Dans un premier temps, nous analyserons les représentations scénographiques du Festival du Mouled de Kairouan afin de démontrer comment la scénographie événementielle offre au visiteur la possibilité de voyager dans le temps.

Dans un second temps, nous analyserons le spectacle Évolution qui a eu lieu sur la façade de la Cathédrale Saint-Jean lors de la fête des Lumières de Lyon en 2016. À travers cette analyse, nous démontrerons comment la scénographie événementielle a permis aux spectateurs de se placer en dehors du temps et de contempler l’évolution de la cathédrale de Saint Jean dans un contexte d’atemporalité.

Dans un dernier temps, nous analyserons le spectacle Van Gogh Une nuit Étoilée en 2019 à l’Atelier des Lumières de Paris pour mettre en avant la mise en scène d’une infinité de temporalités simultanées qui conjuguent le temps de l’artiste et celui du visiteur.

Mots clés : scénographie – événementiel – divin – temporalité – malléabilité – pouvoir – spectateur- technologie

Abstract 

Armed with his technology and his technical and scientific progress, modern man now aspires to dominate his servitude to the time and space of which he is a prisoner. Long considered a condition that determines human existence, space-time is now within man’s reach thanks to the contributions of technology which have made possible, particularly in the arts, the possibility of creating a spatial framework. -time malleable and manageable.

To the eternal questioning of life and existence, digital technology and event scenography are increasingly offering answers capable of satisfying man’s quest for the divine.

In this article we propose to analyse the role of scenographic art in dealing with the question of temporality.

In order to do so, we will divide this research work into three equally important parts. Firstly, we will analyse the scenographic representations of the Mouled Festival of Kairouan in order to demonstrate how the scenography of the event offers the visitor the possibility to travel in time. Secondly, we will analyse the Evolution show that took place on the façade of the Saint-Jean Cathedral during the Lyon Festival of Lights in 2016. Through this analysis, we will demonstrate how the event scenography allowed the spectators to place themselves outside of time and contemplate the evolution of the Cathedral of Saint John in a context of atemporality. Finally, we will analyse the Van Gogh Une nuit Étoilée show in 2019 at the Atelier des Lumières in Paris to highlight the staging of an infinite number of simultaneous temporalities that combine the time of the artist and that of the visitor.

Keywords : event – scenography – divine – temporality – malleability – power – spectator- technology

Sommaire

Introduction
1. Le festival du Mouled de Kairouan : une exposition en dehors du temps et de l’espace
2. Spectacle Évolution sur la façade de la Cathédrale Saint-Jean en 2016
3. Une nuit étoilée de Van Gogh à l’atelier des lumières en 2018
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Le XXIème siècle a ouvert la voie à d’innombrables perspectives dans le domaine de la scénographie. En effet, le développement technologique et les avancées numériques ont permis à l’homme moderne de vaincre ses anciens démons et de triompher de sa finitude et de sa condition de mortel en créant un univers malléable à son image. Dans ce contexte, la scénographie a évolué d’un moyen pour mettre en scène l’espace en un art à part entière riche en perspectives et en significations. Le vidéo mapping ou la projection architecturale de vidéos et de lumières, la réalité augmentée, la vidéo haptique et la vue 360° sont des technologies qui ont offert à l’artiste le pouvoir et la mobilité nécessaires pour modeler et manier l’espace et le temps. À l’éternel questionnement sur le sens de la vie et de l’existence, la technologie numérique et la scénographie événementielle se proposent de plus en plus d’offrir des réponses capables de satisfaire la quête du divin chez l’homme et de mêler traditions et contemporanéité. Nous pouvons considérer que la quête du divin chez l’homme se réfère à la recherche spirituelle, à la recherche d’une connexion profonde avec une réalité supérieure ou transcendante. C’est une aspiration humaine fondamentale qui cherche à trouver un sens plus profond à la vie, à comprendre l’existence de forces supérieures et à explorer les dimensions spirituelles de l’existence[1]. À travers des expositions scénographiques qui offrent au spectateur la possibilité d’effectuer des voyages temporels et de remonter à l’aube des temps, la scénographie propose de satisfaire la curiosité et l’égo de l’être humain en lui offrant, à travers des stratégies de réceptions variées, la possibilité de bénéficier d’une expérience immersive et singulière unique. 

À travers cet article, nous nous proposerons d’analyser le rôle de l’art scénographique dans le traitement de la question de la temporalité.

Pour ce faire, nous allons répartir ce travail de recherche en trois parties d’égale importance. Dans un premier temps, nous analyserons les représentations scénographiques du Festival du Mouled de Kairouan afin de démontrer comment la scénographie événementielle offre au visiteur la possibilité de voyager dans le temps. Dans un second temps, nous analyserons le spectacle Évolution qui a eu lieu sur la façade de la Cathédrale Saint-Jean lors de la fête des Lumières de Lyon en 2016. À travers cette analyse, nous démontrerons comment la scénographie événementielle a permis aux spectateurs de se placer en dehors du temps et de contempler l’évolution de la cathédrale de Saint Jean dans un contexte où le temps cesse d’exercer une quelconque domination. Dans un dernier temps, nous analyserons le spectacle Van Gogh Une nuit Étoilée en 2019 à l’Atelier des Lumières de Paris pour mettre en avant la mise en scène d’une infinité de temporalités simultanées qui conjuguent le temps de l’artiste et celui du visiteur.

1. Le festival du Mouled de Kairouan : une exposition en dehors du temps et de l’espace

La ville de Kairouan occupe une place particulière en Tunisie et dans le monde arabo-musulman. Elle représente la quatrième ville de l’Islam après la Mecque, la Médine et Jérusalem[2]. Le rôle qu’elle a joué dans l’expansion de l’Islam en Afrique du Nord et en Europe lui confère le statut de ville sainte. Par son architecture et son histoire, Kairouan représente une extension de l’Orient et de la culture arabo-musulmane au Maghreb. D’ailleurs, vu la place importante qu’elle occupe, aujourd’hui encore, dans le monde sur le plan religieux, il arrive encore que des personnes des quatre coins du monde, choisissent de venir à Kairouan pour apprendre la théologie, le coran et même pour se convertir à l’islam dans certains cas. Toutes ces raisons font en sorte que la fête de la naissance du prophète Mahomet transforme annuellement la ville en un lieu de rencontres pour les Tunisiens et les étrangers qui viennent visiter la grande mosquée de Okba Ibn Nafâa, assister à la prière et aux cérémonies religieuses et également acheter de la porcelaine, des tapis ou des ustensiles de cuisine en cuivre. Or, avec le temps, le Mouled a cessé d’attirer un grand public et les jeunes en particulier semble se désintéresser du patrimoine aggravant par la même occasion la crise économique qui touche la ville de Kairouan marquée par une hausse du chômage et une baisse des recettes du tourisme. Afin de dynamiser l’économie de la ville et de promouvoir son identité patrimoniale et culturelle, le Festival du Mouled a été créé en 2017. Durant près d’une semaine, plusieurs spectacles artistiques, concours religieux de psalmodie et d’exégèse du Coran, événements gastronomiques et manifestations culturelles sont organisés aux quatre coins de la ville. Le succès de cet événement a conduit à l’augmentation du nombre de visiteurs, passant de 700 000 à plus de deux millions lors sa cinquième édition en 2022[3]. Les spectacles majeurs du festival se déroulent face à la grande mosquée de Kairouan. Afin de séduire toutes les tranches d’âges, des spectacles scénographiques qui mélangent la technique du vidéo mapping, les lasers et les lumières sont projetés sur les murs de la mosquée. 

Figure 1 : Exposition en vidéo mapping sur le minaret de la mosquée en 2022

Durant le spectacle, des versets du coran, des chansons faisant l’éloge du prophète sont projetés sur le minaret de la mosquée ainsi que des vidéos qui mettent en scène les principaux moments clés de l’évolution de l’islam. Les vidéos mapping diffusés à l’aide de projecteurs sont accompagnés par des faisceaux lasers, des lumières de différentes couleurs et de la musique soufi pour offrir au public l’impression de se déplacer dans le temps et l’espace pour partager des moments intenses sur le plan religieux et se déplacer corps et âme à la Mecque, à l’époque du prophète Mahomet au VIIème siècle. En effet, la combinaison de la musique et les projections de vidéos et de lumières donnent forme et consistance à un espace sonore et à un univers mental dans lequel le spectateur matérialise ses perceptions du spectacle. En d’autres termes, les lumières et les sons transfèrent l’individu dans un univers sensible dans lequel il va construire à travers son esprit ses propres perceptions du thème du spectacle. Ainsi, l’essentiel du spectacle prend forme non pas sous les yeux du spectateur mais plutôt dans son esprit qui construit à son tour des scénarios et des représentations mentales basées sur sa propre conception de la religion, en dehors du contexte et de l’espace de la représentation. Les projections de vidéos de la ville de Kairouan en noir et blanc qui remontent au début du XXème siècle, les extraits de films religieux évoquant la vie du prophète et les calligraphies en arabe Kufi avec des poèmes faisant l’éloge de l’islam fonctionnent comme des stimuli qui invitent le spectateur à s’extraire du temps de l’exposition pour se projeter dans un espace-temps infini, transporté et guidé par sa propre imagination. Au-delà de son aspect divertissant, la scénographie événementielle urbaine se transforme lors du festival du Mouled en un moyen de vivre une expérience immersive et multisensorielle intense durant laquelle le spectateur effectue une sorte de pèlerinage religieux. En assistant aux représentations scénographiques religieuses, les spectateurs ont l’impression de se rapprocher de Dieu et de vivre pleinement leurs croyances religieuses à travers des pratiques communautaires qui renforcent leur identité religieuse. Ainsi, grâce à la scénographie événementielle urbaine mise en place dans le cadre du festival du Mouled, le sacré, qui était jusque-là réduit à l’intérieur de l’espace religieux, évolue à travers les vidéos mapping et la musique soufie pour envahir l’espace environnant. En effet, alors que la mosquée est réservée à un public de fidèles pratiquants, les spectacles projetés sur le minaret de la mosquée, donnent l’impression au public de se rapprocher du divin sans avoir besoin de franchir le seuil des lieux de culte. Par conséquent, le spectateur se retrouve transporté dans l’espace, tantôt se projetant à la Mecque, à la Médine ou à Jérusalem et tantôt il se projette dans d’autres temporalités du Moyen-âge, à une époque où la ville de Kairouan était encore la capitale politique du pays. Le spectacle se transforme ainsi en un voyage initiatique dans l’espace et le temps qui permet au visiteur de vivre une expérience sacrée, d’effectuer un voyage vers lui-même et de se livrer à un pratique culturelle et religieuse personnalisée à travers laquelle il sa propre relation au divin, selon ses propres codes, croyances et perceptions. En combinant la méditation à la vue de la mosquée et aux chansons soufis religieuses, le visiteur a l’impression de profiter d’un moment de paix intérieure durant lequel il devient son propre guide spirituel.

2. Spectacle Évolution sur la façade de la Cathédrale Saint-Jean en 2016

Chaque année, du 6 au 11 décembre, a lieu dans la ville de Lyon, la célèbre Fête des Lumières qui accueille chaque année des millions de visiteurs français et étrangers. Cet événement culturel représente un moyen pour la ville de Lyon de mettre en valeur son identité culturelle et patrimoniale et de dynamiser son économie. Durant la Fête, des représentations scénographiques ont lieu aux quatre coins de la ville sur les façades de ses monuments clés. Nous avons choisi dans cet article de présenter le spectacle Évolution qui s’est déroulé en 2016 et qui a été réalisé par l’artiste Yann Nguema Ez3kiel. Afin de comprendre les spécificités du spectacle scénographique en question, il est nécessaire de présenter un aperçu de l’histoire de la cathédrale de Saint-Jean dont la construction s’est étalée sur trois siècles entre 1175 et 1480.  De plus, elle a évolué au fil des siècles et des architectes pour être un témoin de l’évolution des prouesses techniques et des courants architecturaux français. L’église emblématique de la ville a été également sérieusement endommagée par plusieurs événements historiques importants comme les Guerres de Religion en 1562, la Révolution française et enfin le siège de Lyon en 1793. À travers ce bref aperçu historique, nous constatons que la cathédrale Saint-Jean a évolué en style : du roman au gothique, puis du classicisme à la Renaissance avant d’arborer un style plus moderne de type néo-renaissance. La projection nous permet de saisir également l’évolution des matériaux utilisés au cours des siècles. En effet, les choins, des pierres calcaires, ont été remplacées au fil du temps par des pierres de Lucenay à dureté moyenne ou encore des pierres dorées appelées également pierres de Couzon. À travers l’exposition scénographique Évolution, l’artiste a cherché à rendre hommage à la cathédrale en recourant à l’art et à la scénographie. Pour ce faire, il a eu recours à plusieurs technologies telles que le vidéo mapping des hologrammes, des lumières, des enregistrements musicaux, et des lasers tous synchronisés pour projeter sur la façade de la cathédrale un spectacle dynamique et vivant qui met en avant la richesse historique de la place Saint-Jean Baptiste, la chronologie de la construction de la cathédrale et les styles architecturaux qui ont façonné son évolution. Lors du spectacle, les spectateurs sont debout face à la façade de l’église tandis que les dispositifs techniques et les projecteurs ont été placés autour de la place pour donner l’impression au public de faire partie intégrante du spectacle et de l’espace scénique. Durant le spectacle, les mouvements des faisceaux lasers, le changement des lumières et la construction et la déconstruction de textures mouvantes orchestrent le temps scénique qui évolue en temps forts et faibles en fonction de l’évolution des sons et des projections. La représentation se compose de plusieurs tableaux virtuels dont chacun évoque un fragment de l’histoire passée, présente et future de la cathédrale. Lors de chaque tableau, le rythme musical et les effets visuels atteignent leur paroxysme à travers des mouvements accélérés qui s’intensifient de minutes en minutes avant de céder la place au tableau suivant. Ensuite, le rythme de la musique ralentit avant de s’arrêter brusquement pour annoncer la fin d’une époque avant que, la lumière s’estompe pour plonger momentanément la place dans l’obscurité pour annoncer quelques instants après la renaissance de la cathédrale. L’évolution des séquences et la succession des tableaux virtuels placent le spectateur face à deux relations au niveau des interactions entre l’espace et le temps : une première temporalité qui apparaît lors de l’extinction des lumières et qui permet au spectateur de se repérer dans l’espace de la représentation au temps présent et une seconde temporalité fictive qui évolue lors du spectacle scénographique. Cette association de temporalités offre au spectateur la possibilité  de méditer et de réfléchir par rapport à l’évolution de la cathédrale au fil des temps. De cette association entre le temps concret et le temps scénique, une relation complexe naît pour permettre au public d’entretenir une relation singulière avec l’œuvre scénographique exposée. En effet, en exposant sur la façade de la cathédrale Saint-Jean, la représentation d’une église virtuelle dont les matériaux, la façade et la texture changent au rythme des lumières et de la musique, la scénographie transforme le regard du public par rapport au monument qui se projette à son tour dans l’histoire racontée par le spectacle au-delà des frontières du temps et de l’espace. Par conséquent, il ne faut pas considérer le spectacle Évolution uniquement comme une représentation poétique et lyrique des moments marquants de l’histoire de la cathédrale, mais aussi comme un moyen de plonger le public à des époques variées.  La façade de la cathédrale qui se compose de 13000 pierres est transformée à travers la scénographie événementielle urbaine pour accueillir une projection de 13000 pixels 3D pour offrir au public un voyage dans le temps qui ouvre la voie à l’imagination et à l’immersion[4]. Le spectateur remonte dans le temps et assiste à la construction de la cathédrale en papier, en soie, en pierre et en lumière. Cette représentation symbolique marque les différentes étapes de conception et de construction de la cathédrale au fil des âges ainsi que les événements historiques qui ont conduit à endommager partiellement ou totalement l’église. Plus qu’un voyage dans le temps, le spectacle se présente comme un voyage dans l’histoire pour offrir au spectateur l’occasion de méditer sur son histoire et son héritage patrimonial. La rapidité des changements d’ambiances et de rythmes poussent le spectateur à réfléchir concernant le temps qui passe. L’éclairage illumine sans arrêt la façade de la cathédrale sans l’écraser ou l’effacer. 

La musique contribue fortement à faciliter l’immersion du public à travers des bandes sons spécifiques qui renvoient à des instruments musicaux variés inspirés du patrimoine culturel lyonnais relatifs à chaque époque. Le changement des rythmes et des sons favorise l’immersion du public et renforce la charge émotionnelle engendrée par la projection des tableaux virtuels sur la façade du monument. Cette évolution sonore qui rythme la représentation et envahit l’espace scénique permet de submerger le spectateur et d’offrir une représentation scénographique immersive et multisensorielle. Le temps sonore conjugué à la temporalité de l’œuvre et l’expérience temporelle offerte par le voyage dans le temps présenté dans l’œuvre offre au spectateur la possibilité d’expérimenter des temporalités plurielles qui le submergent. La répartition des hauts parleurs, des lasers et des projecteurs autour de la place Saint-Jean facilite l’adhésion du public qui se trouve emporté par les sons et les lumières vers un univers fictif et atemporel. Ainsi, tout a été pensé pour que les temps réels et fictifs, l’espace réel et l’espace scénique, se trouvent mêlés et liés pour favoriser l’immersion du spectateur. Le passage d’une époque à une autre tout au long du spectacle est favorisé par la rythmicité rendue possible par l’association entre les lumières et les sons, qui offrent au spectateur les outils pour saisir les sens des éléments scéniques et les moyens d’avoir plusieurs lectures et interprétations possibles. Dans ce contexte, l’artiste EZ3kiel résume le sujet de son spectacle de la manière suivante : 

La première cathédrale fut construite au douzième siècle. Les bâtisseurs choisirent la pierre, l’acier et le bois. Immobile, lourde, tendue vers le ciel, la primatiale a traversé l’histoire, les guerres, pour se dresser telle qu’on la connaît aujourd’hui. Les temps changent, doucement, les lois de la physique cèdent leur place à d’autres plus malicieuses, plus poétiques. La pierre tremble, bouge et s’absout de toute gravité pour glisser, emportée légèrement par un souffle imaginaire. Il tire, ploie les fondations, courbe les arêtes de la cathédrale que l’on redécouvre malléable comme du papier de soie. Elle se déchire, s’éventre à droite, se froisse à gauche, s’effondre mollement, avant de se redresser dans un ultime salut. Vestiges d’une réalité oubliée, abandonnée par sa pierre, la cathédrale n’est plus. Les premières cathédrales ont disparu à cause des lois de la physique. Commence le cycle des renaissances. De nouveaux bâtisseurs, de nouvelles lois, de nouveaux atomes, pour parachever l’œuvre éphémère impossible d’un architecte de l’imaginaire. La cathédrale est de nouveau hissée, tressée, soudée par la lumière pure dans un enchevêtrement de fil d’acier ondoyant dangereusement avant de s’affaler une dernière fois. Qu’à cela ne tienne, on recommence, mais avec du papier, plus de vent, d’insouciance, et l’espoir sitôt balayé qu’un château de cartes réussisse là où la pierre et l’acier ont échoué. Puis vient l’âge des lumières. Là où la matière a échoué, la lumière perdurera. Le temps de l’atome révolu, il faut tout reconsidérer, apprendre à courber les longueurs d’onde, lisser les clairs obscurs, et se convertir à la dynamique des lasers. On allume les premières cathédrales, insensibles aux vents, aux pluies, à l’érosion du temps, elles brillent nourries par le feu du laser. Hologramme monochrome, mirage flamboyant abusé par la persistance rétinienne, elles ont vacillé lors des premières coupes budgétaires. Black-out, courts circuits et surtensions ont finalement eu raison de la plus grande d’entre toutes, disparue dans un dernier crépitement aux mille feux épileptiques. Noir[5]. 

À travers la présentation de l’artiste, nous constatons que le spectacle présente dans un premier temps l’évolution historique et architecturale de l’édifice. Il met l’accent sur l’évolution des matériaux qui ont servi à sa construction mais également les conflits et les guerres qui ont conduit à la renaissance perpétuelle de la cathédrale. Dans un second temps, le spectacle met en avant les caryatides qui marquent la période de la renaissance mais surtout l’évolution de la pensée humaine à travers la quête de la beauté et de l’espoir. Le second âge est suivi par l’âge des lumières : l’espoir auquel ont aspiré les hommes durant le second âge, se transforme en énergie qui remplace les matériaux de constructions classiques et qui triomphe des ravages du temps. À travers cette allégorie de la condition humaine, le spectacle Évolution offre au spectateur l’opportunité de réfléchir sur la temporalité et les moyens de triompher de la finitude humaine. La performance technique rendue possible à travers la scénographie événementielle urbaine et la technologie numérique offre au spectateur le moyen de faire des sauts temporels et de triompher de l’aspect irréversible du temps[6]. D’un autre côté, une autre lecture est possible. Alors que les édifices humains sont voués à disparaître, les images et les valeurs qu’ils laissent derrière eux sont éternelles et immortelles.

3. Une nuit étoilée de Van Gogh à l’atelier des lumières en 2018

Le spectacle Van Gogh : une nuit étoilée a été exposé à l’Atelier des Lumières de Paris pour la première fois en 2018. Ancienne fonderie transformée en un centre culturel numérique, cet espace qui fait 3300 m2 a accueilli plusieurs représentations artistiques et scénographiques.  À travers un dispositif immersif constitué de « 140 vidéoprojecteurs et une sonorisation spatialisée[7] », les artistes Gianfranco Iannuzzi, Renato Gatto et Massimiliano Siccardi mettent en scène la vie intense et tourmentée du peintre Van Gogh, plus précisément les dix dernières années de sa vie, à travers près de 2000 tableaux[8] qui sont exposés sur l’ensemble de la superficie de l’Atelier des Lumières du sol au plafond. Cela donne l’impression au spectateur en pénétrant dans l’espace de la représentation d’entrer littéralement dans l’univers artistique du peintre : « Des paysages ensoleillés aux scènes nocturnes, des portraits aux natures mortes, les chefs-d’œuvre évoquent le monde intérieur à la fois démesuré et poétique de l’artiste ignoré de son vivant. Un voyage visuel et sonore qui renouvelle le regard sur la peinture et la richesse chromatique de Van Gogh[9]». Les dimensions de chaque tableau sur le mur sont de dix mètres. Cela donne au spectateur l’impression d’être submergé et envahi par les émotions et l’intensité des chefs-d’œuvre, par les craintes, l’anxiété, les déceptions et les rêves qui ont animé la vie de l’artiste. Par conséquent, le spectateur adhère à un univers impressionniste, spatial, atemporel et psychologique. Le réalisme de l’univers scénographique dans l’exposition Une nuit Étoilée a été rendu possible grâce à l’emploi de projecteurs lasers et d’enceintes qui permettent aux images diffusées d’embrasser l’espace de projection et de s’adapter aux reliefs de l’espace sans que l’image ne change. Cette démarche renforce l’authenticité de l’exposition tout en donnant l’impression au spectateur de ne plus être dans l’Atelier des lumières mais plutôt dans le monde de Van Gogh qui est constitué d’images géantes de tableaux et de fresques artistiques qui racontent la vie du peintre, ses tourments et qui rendent visible- son for intérieur. Les tableaux qui bougent sur le sol et les murs de l’espace de représentation prennent vie au contact des pieds du visiteur et lui offrent l’occasion de mieux s’immerger dans le monde artistique du peintre. Cet univers caractérisé par la dualité entre l’ombre et la lumière et le dynamisme des couleurs audacieuses et changeantes permet au visiteur de mieux saisir les dix dernières années de la vie démesurée, chaotique et poétique de Van Gogh. Afin de favoriser l’immersion du public, les tableaux sont accompagnés d’une musique qui mime l’animation des tableaux. La bande sonore comporte plusieurs registres musicaux de différents compositeurs appartenant à des genres musicaux variés : de la musique classique, du jazz, de la musique pop, etc. Les compositions du pianiste italien Luca Longobardi mettent en relief les moments forts de la vie de l’artiste à travers des séquences d’Oliviers et Cyprès et de La Plaine d’Auvers et de l’épilogue. La chanson Kozmic Blues de la chanteuse américaine Janis Joplin a accompagné la séquence scénographique associée au thème de la lumière provençale. Les créations de la musicienne russe Sofia Asgatovna Goubaïdoulina et du compositeur norvégien Edvard Grieg ont été associées à l’exposition des œuvres de jeunesse de Van Gogh. Le Jazz a servi, à travers la musique de Nina Simone, à exposer le passage du peintre à Saint-Rémy-de-Provence et à mettre en relief la violente crise qu’il a vécu tandis que les œuvres de Miles Davis ont été utilisées pour raconter le passage de Van Gogh à Arles. Nous retrouvons durant l’exposition scénographique les œuvres d’autres compositeurs célèbres comme Brahms et Vivaldi. À travers le choix de bandes sonores variées qui combinent des compositions musicales et des chansons, le visiteur voyage à travers le temps d’époque en époque et d’un genre musical à un autre pour saisir l’intensité de la vie du peintre durant la dernière décennie de sa vie. Cela a été confirmé dans le dossier de presse publié par les artistes : « Nous avons alterné des morceaux classiques et contemporains, concerts et symphonies, jazz et musique pop avec, en écho à la vie de l’artiste, des moments plus sombres et d’autres plus solaires[10] ».

Lors de ses déplacements dans l’espace, le spectateur est en contact avec plusieurs temporalités qui coexistent lors de la représentation scénographique : le temps réel, les temporalités présentées par les tableaux et les temporalités présentées par les bandes sonores qui renvoient à d’autres périodes de l’histoire moderne et la sphère temporelle en dehors de l’espace et du temps que construit le visiteur au contact de l’univers artistique de Van Gogh. La sensibilité que dégagent les tableaux exposés permet au visiteur d’associer la souffrance et les tourments du peintre à son propre vécu personnel. Selon Alessandra Mariani, au contact des différentes temporalités, le spectateur devient « coproducteur de ses propres expériences, de son interprétation des contenus, puisque l’exposition interactive/immersive lui offre de nouvelles possibilités, des choix qu’il n’avait pas auparavant[11] ». En l’absence de médiateurs entre le visiteur et l’exposition, ce dernier déambule dans l’espace et forge son propre itinéraire. Il ne suit aucun chemin préconstruit par les organisateurs pour découvrir à sa manière et en s’appuyant sur ses propres conceptions artistiques la vie de l’artiste. Cette démarche lui permet de construire sa propre temporalité et de coécrire le récit de sa visite. En étant le maître de l’espace et du temps, le visiteur participe à la trame narrative de l’exposition en y apportant sa propre sensibilité, vision et expérience à travers ses sens et son corps qui lui permettent d’appréhender l’œuvre scénographique d’une façon singulière. De plus, même si l’exposition Une nuit étoilée met en scène à travers des tableaux la vie du peintre, l’approche adoptée par les artistes n’est nullement chronologique. En effet, la recherche historique et iconographique, l’écriture du story-board, les animations vidéographiques, l’association des images, des vidéos et des bandes-son et la diffusion audiovisuelle, ont pour but d’appréhender la vie de Van Gogh d’une manière sensible et sensorielle, à travers l’immersion scénographique. La sensibilité du visiteur par rapport à l’exploit artistique et numérique mis en place lors de l’exposition scénographique est alimentée par des stimuli qui dotent le spectateur de clés de lecture pour dresser un portrait singulier, succinct et complet de la vie de Van Gogh. En réunissant dans le même espace des tableaux dispersés aux quatre coins du monde dans les musées, le public effectue un voyage initiatique et poétique en dehors de l’espace et du temps pour contempler, admirer et découvrir la vie d’un peintre atypique. L’animation audiovisuelle redonne vie aux tableaux tandis que la technique du vidéo mapping rend les maux du peintre plus actuels que jamais. Les expositions scénographiques mettent en scène les tableaux célèbres du peintre comme Des Mangeurs de pommes de terre (1885), Tournesols (1888), La Nuit étoilée (1889) et La Chambre à coucher (1889). Grâce à la technologie numérique utilisée, les chefs-d’œuvre du peintre s’animent et prennent vie pour mettre en relief l’intensité de l’existence mouvementée du peintre. Pour le spectateur qui déambule dans l’espace, Van Gogh cesse d’être un peintre qui a vécu à une époque révolue, mais devient un artiste dont l’intensité de la vie et des émois est actuelle. Par conséquent, la scénographie événementielle a offert le temps d’un spectacle à Van Gogh de renaître de ses cendres pour tisser une relation particulièrement intense avec le public et s’ancrer dans la réalité du monde d’aujourd’hui. Ainsi, la scénographie et le recours à la technologie numérique ont pu mettre en place différentes stratégies créatives dans l’espace de l’exposition pour placer le spectateur au cœur d’un processus de décisions et d’opinions dans lequel il est libre d’établir une relation émancipée et singulière avec l’œuvre exposée. Cette nouvelle relation esthétique entre le spectateur et l’exposition modifie le lien du spectateur à l’œuvre, à l’art et au temps. 

Conclusion

À travers l’analyse des expositions scénographiques citées, nous avons mis en relief le rôle de la scénographie dans le développement d’un rapport singulier au temps. En effet, avec l’évolution technologique et la démocratisation du numérique, la scénographie a évolué en termes d’utilisation et de fonctionnement pour prendre en charge la dimension spatio-temporelle et permettre au public de manier le temps, de se l’approprier et d’effectuer, le temps de la représentation, des sauts dans le temps et ainsi avoir l’illusion de triompher de la finitude humaine, d’avoir le sentiment d’être connecté au Grand Tout. Sans notion de frontière temporelle ni de limite spatiale, les expériences scénographiques immersives offrent à l’homme les moyens de braver les lois physiques et humaines pour entrer dans les lois divines.

L’analyse des différentes expositions a mis en relief la thématique de la temporalité et le lien au divin à travers les notions d’éternité et de reliance qui suscitent chez les visiteurs une expérience immersive et une réflexion profonde concernant l’éternité, la transcendance et la persistance au-delà de la vie humaine individuelle. L’emploi des éléments visuels, sonores et textuels invite le visiteur à la méditation concernant le passage du temps, la continuité historique, les cycles naturels et les traditions ancestrales, et l’appelle à explorer le continuum temporel. La participation à la fois individuelle et collective des visiteurs aux expositions offre aux spectateurs la possibilité de mettre l’accent sur la relation symbiotique entre l’homme et son environnement.

En intégrant des symboles et des métaphores visuelles dans les expositions scénographiques, les concepteurs offrent aux visiteurs des moments de contemplation profonde, les invitant à réfléchir à leur place dans le monde et à explorer des questions existentielles, et éveillent par la même occasion chez le public un sentiment d’émerveillement, de connexion et de transcendance.

Notes

[1]Flippo, Claude, « Développement humain et croissance spirituelle », Études, vol.402, n°3, 2005, p.347-357.

[2]Safa, Isabelle, « Kairouan, un islam des Lumières », Les Cahiers de l’Orient, vol. 97, n°1, 2010, p. 83-87. 

[3]Zaghoueni, Fatma, : « Kairouan, capitale du Mouled», La Presse [En ligne], 2022: https://lapresse.tn/140825/5e-edition-du-festival-du-moualed-du-1er-au-9-octobre-kairouan-capitale-du-mouled/

[4]Laganier, Vincent, « Fête des Lumières 2016 : Évolutions de Yann Nguema, EZ3kiel », Light Zoom Lumière [En ligne], 16 décembre 2016, consultable sur : https://www.lightzoomlumiere.fr/realisation/fete-des-lumieres-2016-evolutions-de-yann-nguema-ez3kiel/ 

[5]Wallers-Bulot, Jean-Baptiste, « Évolutions, récit du scénario d’un mapping par EZ3kiel », Light Zoom Lumière [En ligne] 2017: https://www.lightzoomlumiere.fr/realisation/evolutions-recit-scenario-dun-mapping-ez3kiel/Wallers-Bulot, Jean-Baptiste, « Évolutions : genèse du spectacle de lumière total par EZ3kiel », Light Zoom Lumière [En ligne], 2017: https://www.lightzoomlumiere.fr/realisation/evolutions-genese-du-spectacle-lumiere-total-par-ez3kiel/ 

[6]Wallers-Bulot, Jean-Baptiste, « Évolutions : genèse du spectacle de lumière total par EZ3kiel », Light Zoom Lumière [En ligne], 2017: https://www.lightzoomlumiere.fr/realisation/evolutions-genese-du-spectacle-lumiere-total-par-ez3kiel/ 

[7]Iannuzzi, Gianfranco, Gatto Renato, Siccardi Massimiliano, « Van Gogh : une nuit étoilée », Dossier de Presse,  Culture espace [En ligne], 2019, p.4. : https://www.culturespaces.com/sites/ceportail/files/dp_van_gogh_atelier_des_lumières_paris_0.pdf/

[8]Coll, Laura, « L’exposition immersive « Van Gogh, la Nuit Étoilée » de retour cet été en Nocturnes à l’Atelier des Lumières ! », Paris Secret [En ligne], 2022: https://parissecret.com/van-gogh-la-nuit-etoilee-atelier-des-lumieres/

[9]Ibid. 

[10]Iannuzzi Gianfranco, Gatto Renato, Siccardi Massimiliano, op. cit., p. 23.

[11]Mariani, Alessandra, « Pratiques interactives et immersives ; pratiques spatiales critiques. La réalité augmentée de l’espace d’exposition », MediaTropes, vol. 3, n°2, 2012, p. 30.

Bibliographie

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Les déclinaisons du temps musical dans l’œuvre de Ligeti

Nicolas BONICHOT

nicolas.bonichot.mus@gmail.com

Docteur en Musique et Musicologie de l’Université Bordeaux-Montaigne, chercheur associé au laboratoire LLA-CREATIS (EA 4152, Université Toulouse-Jean-Jaurès), professeur d’Éducation musicale et de Chant Choral. Il étudie la musique savante contemporaine d’un point de vue analytique et transhistorique. Son travail est spécialement centré sur les conceptions du temps musical après 1950. Ses recherches actuelles examinent les super-signaux jalonnant le temps à moyen terme afin d’élaborer une poétique du temps musical.

Pour citer cet article : BONICHOT Nicolas, « Les déclinaisons du temps musical dans l’œuvre de Ligeti »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/?p=5925.

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Résumés

Cet article examine la construction du temps musical dans plusieurs œuvres de Ligeti – Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin (composé en 1978), Trio pour violon, cor et piano (1982), Atmosphères pour grand orchestre (1961), Musica ricercata VII per pianoforte (1951-52) et Apparitions pour grand orchestre (1958-59) – telle qu’elle se manifeste par l’intermédiaire de la partition. Cette analyse parcourt trois échelles de temps (les court, moyen et long termes). L’objectif, d’ordre esthétique, est de montrer en quoi les différentes manières de construire le temps montrent chez le compositeur divers types d’idées musicales et leurs singularités.

Mots-clefs

Ligeti – temps musical – échelles de temps – polyrythmie – polymétrie – esthétique – théorie

Abstract

This article examines the construction of musical time in several of Ligeti’s works – Hungarian Rock (Chaconne) for harpsichord (composed in 1978), Trio for violin, horn and piano (1982), Atmosphères for large orchestra (1961), Musica ricercata VII per pianoforte (1951-52) and Apparitions for large orchestra (1958-59) – as manifested through the score. This analysis covers three-time scales (short, medium and long-term) The aesthetic aim is to show how the different ways of constructing time reveal the composer’s various types of musical ideas and their singularities.

Keywords

Ligeti – musical time – time scales – polyrythmia– polymetry – aesthetics – theory

Sommaire

Introduction

1. Les déclinaisons du temps pulsé dans Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin et le Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

2. Les déclinaisons du temps musical à moyen terme dans Atmosphères de Ligeti par la construction numérique

3. Le temps de la polymétrie et du statisme dans Musica ricercata VII et Apparitions de Ligeti

Conclusion

Notes

Bibliographie

Introduction

György Ligeti (1923-2006), est un compositeur hongrois dont la production a laissé une empreinte considérable dans l’histoire de la musique contemporaine. Effectivement, les compositions de Ligeti ont apporté des alternatives au courant dominant des années cinquante – de plus, sa musique aura largement influencé les compositeurs de la génération spectrale plus particulièrement par sa conception singulière du temps musical.

Selon les réflexions d’André Souris[1] et d’André Boucourechliev[2], le temps musical serait une réorganisation du flux sonore, – le niveau de la conception analytique permettrait, à rebours, d’en retrouver la construction, de les apprécier à diverses échelles de temps : à court terme, à moyen terme, enfin à long terme. Ainsi, la temporalité de l’analyse, afin de retrouver et d’expliciter l’organisation de la pièce musicale, semble éloigner un instant la dimension de la perception, et détourne la propagation du phénomène local lié au court terme, soit le temps analytique, au phénomène plus global lié à un terme plus large, les moyen et long termes, soit le temps de la synthèse.

Toutefois, ces niveaux temporels et leur dichotomie théorique, au plan de la perception des structures à petite et à grande échelle de temps comme au plan du temps de la performance embrassant l’ensemble des échelles, semblent poser problème. Comme le montre Adam Ockelford[3] il existe un processus relatif aux fondements de l’apprentissage, de la mémorisation et de la restitution des éléments musicaux soit une interaction entre la mémoire à court terme et la mémoire à long terme – une manifestation possible de ce que William Berz[4] appelle « module de musique ». Par ailleurs, Rolf Godøy[5] explique que les sons musicaux – tout comme les gestes liés à la musique – peuvent être observés à diverses échelles de temps : une échelle de temps macroscopique, c’est-à-dire globale, et une échelle de temps plus localisée, microscopique. Nous entendrions donc le local dans le contexte du global et inversement ; nous expérimenterions le global à la suite de relations de cause à effet d’événements sonores locaux. Finalement, l’acte de composition, en interdépendance avec l’acte de perception, semble intégrer les paramètres temporels explicités ci-dessus ; cela permet de discerner et d’examiner, par l’acte de l’analyse, les relations entre les éléments constituant le temps musical à court terme comme à moyen terme – l’acte de perception reconstituant au niveau local comme au niveau global, par intrication, l’agencement temporel du flux sonore.

Dans ce travail, j’examinerai la construction du temps musical dans plusieurs œuvres de Ligeti, telle qu’elle se manifeste par l’intermédiaire de la partition, afin « d’isoler par abstraction chacun des composants du langage musical et d’éprouver dans la forme leurs forces réciproques de liaison[6] » enfin, de les apprécier à diverses échelles de temps : Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin[7] (composé en 1978), Trio pour violon, cor et piano[8] (1982), Atmosphères pour grand orchestre[9] (1961), Musica ricercata VII per pianoforte[10] (1951-52) et Apparitions pour grand orchestre[11] (1958-59). Mon objectif, d’ordre esthétique, est de montrer en quoi les différentes manières de construire le temps montrent chez le compositeur divers types d’idées musicales et, de ce fait, en quoi celles-ci sont singulières.

1. Les déclinaisons du temps pulsé dans Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin et le Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Dans Rock Hongrois pour clavecin, le tempo est fixé à 50 battements par minute pour une mesure – en dépit des rares fluctuations aux mesures 156-160, 176-179, qui concernent des indications relatives au rubato et aux changements de vitesses ordinaires (ad. Lib. Poco sostenuto, accelerando, poco allargando) – jusqu’à la section finale indiquée sostenuto puis lento rubato, molto semplice. La mesure reste invariable et notée de manière ordinaire (9/8), Ligeti précisant néanmoins l’articulation des durées de l’ostinato (2+2+3+2) / 9. Ce dernier est réparti en cinq impulsions par mesure, son cycle élaboré sur quatre mesures (donc un cycle de vingt impulsions symétriques). Au plan des masses, l’amorce est toujours formée de deux fréquences suivies de trois, sauf pour la section finale (quatrième membre du cycle). En fait, il s’agit d’un subterfuge – particulièrement ingénieux, souvent utilisé par C.P.E. Bach dans ses pièces concertantes, plus spécialement dans le Concerto pour deux clavecins, deux cors et cordes en fa majeur wq. 46 : accroître la masse pour simuler un sforzato ou un crescendo (impossible à réaliser au clavecin) afin de souligner la fin du cycle de l’ostinato (chez Ligeti), à la limite de l’articulation cadentielle propre au style Empfindsamkeit. La basse de l’ostinato, quant à elle, est alors répétée (sol-fa-ut-ré-la, octave 2 vers octave 1 pour le la final), mais propose quatre harmonisations différentes. Pour Pierre Michel, cette ligne de basse semble caractériser une conception tonale de la pièce :

Le schéma harmonique de cet ostinato est très clair : la ligne mélodique de basse […] est harmonisée de façon différente dans chaque mesure. Les sons qui la composent constituent d’abord les fondamentales de l’accord […], puis les quintes […], les tierces […], et les septièmes [de dominantes dernier renversement, soit +4] […]. Chaque mesure expose deux cadences plagales (IV-I) dans deux tonalités différentes […][12].

Effectivement, les enchaînements d’accords sont représentatifs du système tonal, d’un certain point de vue. Hypothétiquement, au plan tonal, en imaginant une construction tonale ici, cela engendrerait une tonalité par mesure : mesure 1, la Majeur ; mesure 2, Majeur ; mesure 3, fa Majeur ; mesure quatre, chute d’accords +4 non résolus (fin du cycle de l’ostinato, retour à la Majeur), non résolution engendrant d’emblée un problème. De plus, à la mesure 7, pénultième accord, une doublure de sixte inhabituelle dans le contexte tonal, apparaît : en effet, la doublure de sixte se résout habituellement en mouvement contraire conjoint si l’accord est de passage, et tolérée sur le deuxième degré seulement en mode majeur afin de rehausser l’attraction vers la dominante, la basse étant alors le IVe degré (il existe encore d’autres possibilités). Dans cette pièce, Ligeti ne résout pas cet accord, car il ne le traite ni comme un degré de cadence plagale, ni comme un accord de sixte.

Cependant, ces détournements volontaires du système compositionnel tonal peuvent s’entendre comme des interférences uchroniques, pour rejoindre la description de Michel, mais semblent aussi relever d’une autre conception. Les accords de l’ostinato sont composés de l’intégralité du spectre chromatique, avec trois enharmonies : ut  / ré ♭, sol  / la ♭, enfin ré  / mi ♭. Ces enharmonies sont les indicateurs d’une organisation modale, légèrement troublés par des positions chromatiques, mais aussi des notes pivots permettant les déplacements d’un mode à l’autre – notes amphibologiques. De la sorte, le mode de référence est un mode de  : ré-mi-fa- (fa ) -sol-la-si – (si ) -ut, observant une organisation intervallique distancielle[13], malgré les faibles fluctuations chromatiques ornementales.

Ce mode est exposé en mesures 1 et 2. Partant de ce dernier, par transposition, Ligeti obtient les modes ut (mesure 3) et si (mesure 4), lesquels conservent les proportions distancielles – les fluctuations chromatiques fonctionnelles préparent alors les transpositions. De plus, la note répétée 33 fois en 29 mesures, avec 20 longues et 9 finales, accentue la polarisation modale référentielle.

Dans cette pièce, la polyrythmie est créée grâce aux déplacements progressifs des phrasés assignés à la main droite, celle-ci indiquée en dehors, nécessitant de fait un clavecin à double clavier (en fonction d’une registration appropriée, les parties de mains gauche et droite conservent un timbre différencié). Au cours des premières mesures, entre 1 et 96, la phrase mélodique se déploie par prolifération, graduellement, par la juxtaposition de simples valeurs longues et brèves : ces dernières étant les divisions paires des longues, en partant de la blanche jusqu’à la double croche, valeur mesurable la plus brève, les divisions peuvent être groupées par une rythmique binaire ou ternaire alors en contradiction avec l’organisation de l’ostinato – par ailleurs, les mordants, appoggiatures variées et gruppetti n’excèdent pas la double-croche. Dans un premier temps de prolifération, les croches sont en phase avec l’ostinato, afin de ponctuer les finales du mode. Jusqu’à la mesure 46, l’alternance entre temps forts et temps faibles est strictement respectée – malgré le léger décalage d’amorce mélodique. Dès la mesure 46, le déphasage s’effectue sur les deux derniers membres du deuxième groupe de durées de l’ostinato (en supplément aux transpositions modales, qui à elles seules génèrent un déphasage harmonique) : le déphasage d’articulation engendre un début de polyrythmie. Les moments de polyrythmies sont régulièrement encadrés par des sections en phase pour permettre la prolifération mélodique, souvent par le centre du phrasé – technique relativement proche des formes rhapsodiques.

Dans cette œuvre, le déphasage harmonique ainsi que le déphasage d’articulation entrainant la polyrythmie auraient tendance à effacer les repères relatifs au temps pulsé. Ce dernier deviendrait alors ambigu, et la perception du temps musical glisserait du temps pulsé au temps statique, épisodiquement. Cependant, de manière plus systématique, Ligeti utilisera de nouveau le décalage de phase dans le troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano. Il écrit à ce sujet que « la section de marche du troisième mouvement comprend un geste qui cite, dans ses contours, des scherzi beethovéniens, tout en s’en écartant légèrement. Par ailleurs, ce caractère pseudo-beethovénien est recouvert par l’idée de décalage de phases, à la manière de Steve Reich[14]. »

L’annotation de ce mouvement « alla marcia » doit être comprise de deux façons. Alla marcia, (par simple traduction du terme italien), signifie : interpréter dans le style d’une marche. Implicitement, ce terme renvoie à une structuration métrique mesurée précise et à un tempo plutôt vif : un découpage à 2/4 ou à 4/4, avec cependant la particularité de souligner les temps faibles. Ligeti fixe la mesure à 4/4 et la pulsation à 112 par noire (étalon de pulsation et unité de temps). Il ajoute de plus l’indication de mode de jeu « energico, con slancio, [bondissant, enlevé] molto ritmico ». Si les contours de la marche de Ligeti sont proches des scherzi beethovéniens c’est tout d’abord par la place qu’elle occupe au sein de l’ensemble des mouvements constituant le Trio, c’est-à-dire celle du troisième mouvement (le scherzo est encadré par le mouvement lent et le final chez les classiques). Effectivement, dans les formes sonate du style classique disposées en quatre mouvements, le scherzo (qui a progressivement remplacé le menuet), occupe traditionnellement le troisième mouvement (néanmoins, dans la symphonie postromantique, il peut intervenir dès le second mouvement, comme dans les Huitième et Neuvième Symphonies de Bruckner). Habituellement le scherzo est structuré, ou plutôt planifié, comme suit (avec toutefois des possibilités d’addition de sections et/ou des reprises) : scherzo-trio-scherzo. D’autre part, les scherzi beethovéniens sont généralement disposés à 3/4 ; mais il n’est pas rare de rencontrer des formes scherzo à 2/4 : Troisième Partita de J.S. Bach et Deuxième Symphonie de Brahms par exemple (dans cette dernière, deux scherzi opposeront une répartition binaire et ternaire, 2/4 et 3/8, dans le même mouvement). Ligeti propose dans sa pièce, un quasi-scherzo alla marcia mesuré à 4/4, dont la disposition tripartite conserve l’alternance classique scherzo-trio-scherzo – avec interpolations du cor lors de la reprise (interpolations manipulées à partir de matrices par empilements de tierces). Le découpage, en mesures est le suivant : pseudo-scherzo A, mesuré à 4/4, mesure 1 à 30 (incluse) ; pseudo-trio B, mesuré à 3/4 avec une pulsation établie à 76 par blanche pointée, mesure 31 à 104 (incluse) ; A’ de nouveau pseudo-scherzo, mesure 105 à la fin (mesure 134).

L’examen du comportement des durées du pseudo-scherzo montre que celles-ci sont regroupées par trois mesures (donc toutes les douze pulsations), systématiquement – le piano et le violon étant traités homorythmiquement les dix premières mesures jusque sur le premier temps de la mesure 11. Autrement dit, la section A est constituée de dix articulations regroupant trois mesures. Cette carrure ne semble pas, a priori, si proche des carrures observées dans les formes scherzo de Beethoven, ces dernières s’articulant autour d’un regroupement par quatre mesures. Mais, dans la pièce de Ligeti, demeure une ambiguïté quant à l’utilisation de l’anacrouse. Dans les formes classiques, l’anacrouse est « comptabilisée », c’est-à-dire que l’ultime mesure d’une section sera tronquée en fonction de la valeur de l’anacrouse, afin d’équilibrer la métrique imposée par le cadre de la mesure (et la rythmicité liée au système tonal), ce que Ligeti évite. Toutefois, il faut tenir compte de cette valeur – le cadre strictement mesuré de ce troisième mouvement l’impose – en réorganisant les « contours » de l’articulation.

Le schéma infra propose, au-dessus de la règle graduée (en noir et en rouge, les impulsions rythmiques), l’organisation de la partition originale (les lettres minuscules désignant les articulations), au-dessous, une réorganisation observant un regroupement théorique disposé sur quatre mesures à 3/4. On remarque que l’articulation issue du regroupement théorique ne fonctionne pas, car l’anacrouse sera placée une fois sur deux sur le premier temps, alors que, même si celle-ci n’est pas comptabilisée au plan d’une structure plus globale, la disposition originale de Ligeti conservera correctement l’anacrouse.

Figure représentant l'organisation théorique et originale des trois premières mesures du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti
Figure 1. Organisation théorique et originale des trois premières mesures du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Or, la réorganisation théorique devient fonctionnelle lorsque l’on examine la structure à partir de la mesure 11, c’est-à-dire lors du premier déphasage – décalage de phase d’une double-croche, extrêmement serré, au violon, à la manière de Steve Reich – comme le propose le schéma suivant.

Schéma représentant les mesures 10-11-12
Figure 2. Organisation théorique et originale des mesures 10-11-12 du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano de Ligeti

Le pseudo-scherzo est formé de deux parties asymétriques observant les proportions 1/3+2/3, avec A1 =1/3, soit dix mesures et A2 =2/3, soit vingt mesures. Le décalage de phase indique le passage d’A1 à A2, au milieu de la mesure 11, il se situe au centre de la section d), sur la septième pulsation. En suivant la réorganisation théorique évoquée précédemment, ce décalage apparaît alors sur la levée de la mesure à 3/4, à la manière d’une anacrouse. Ainsi, par la conduite singulière du temps pulsé, les modèles beethovénien et reichien semblent se rencontrer.

2. Les déclinaisons du temps musical à moyen terme dans Atmosphères de Ligeti par la construction numérique

Atmosphères est constituée de 21 champs de temps continus, aux durées variables (sauf les 10e et 16e champs, tous deux équivalents à 18 secondes), délimités par un regroupement de mesures (de prime abord), aléatoire : la succession des durées chronométriques ne fait apparaître aucune logique formelle (cf. infra tableau 1). Toutefois, cette répartition empreinte d’une certaine liberté – si l’on se fie à l’aléatoire des proportions – semble volontairement brouillée, désordonnée.

Dans un premier temps d’observation, il est nécessaire de rejeter les durées propres aux champs de temps et de se concentrer uniquement sur l’organisation des mesures, sans les mettre en rapport avec les proportions chronométriques correspondantes. Il s’agit d’examiner exclusivement leur construction numérique.

Tableau indiquant la répartition chronologique des champs de temps
Tableau 1. Répartition chronologique des champs de temps d’Atmosphères de Ligeti

La construction numérique par le facteur 11 est alors flagrante (cf. infra tableau 2) : 21 champs de temps répartis en 3  7 sections croissantes.

Tableau indiquant la répartition tripartite des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti
Tableau 2. Répartition tripartite des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti

Cette construction numérique pourrait relever de la coïncidence ou du hasard. Cependant, à un autre niveau d’analyse, la construction numérique par le facteur 11 semble émerger. L’agencement chronologique des durées, en fait, proche d’une forme chaotique, permet toutefois de noter la répétition d’un élément de durée, aux 10e et 16e champs de temps. Une organisation croissante des valeurs de durées des champs de temps donne le tableau suivant (cf. infra tableau 3) – par lettres repères (celles de la partition ; le tiret correspond au premier champ de temps, mesures 1 à 8) :

Tableau indiquant l'organisation croissante des champs de temps
Tableau 3. Organisation croissante des champs de temps dans Atmosphères de Ligeti

L’organisation montre une répartition bipartite autour du facteur 11, une nouvelle fois, avec, de plus, la valeur 18 comme régulateur par rapport à la durée la plus longue (90 = 5  18). De manière combinée aux plans chronologique et chronométrique, en retenant l’élément régulateur, le facteur 11, je prolonge le champ de temps J[15] (soit le 11e champ de temps) en mesure 55 (5  11) pour faire apparaître la forme en arche suivante (cf. infra tableau 4) – donc équilibrée, malgré la répartition a priori statistique des durées :

Tableau représentant la forme en arche d’Atmosphères de Ligeti
Tableau 4. Forme en arche d’Atmosphères de Ligeti

Dans cette œuvre, le phénomène sonore local – autrement dit le temps musical à court terme – se trouve immédiatement intégré par fusion perceptive au phénomène sonore global – le temps musical à moyen et long terme. La fusion perceptive, comprise comme phénomène d’atténuation des paramètres sonores individuels réunis en un tout perceptif, est par ailleurs l’objectif recherché par le compositeur afin de faire naître la forme musicale[16]. L’analyse numérique globale proposée rend compte d’une volonté organisationnelle de la part de Ligeti afin de conduire la forme sonore de manière continue, malgré la variabilité chronométrique de chaque champ de temps. La forme en arche homogène d’Atmosphères serait une manifestation possible d’une construction numérique rendue audible.

3. Le temps de la polymétrie et du statisme dans Musica ricercata VII et Apparitions de Ligeti

Dans Musica ricercata VII, l’on trouve un surprenant exemple de superposition de temps pulsés, aux coupures et modulos déterminés, fixes[17]. L’organisation polymétrique des durées est la suivante : main droite mesurée à 3/4, noire à 116 ; la main gauche, non mesurée, s’exprime en groupes de septolets réguliers de croches, chaque groupe exécuté autour de 88 battements par minute. La pièce expose l’ostinato seul (répété cinq fois), à la main gauche – répété invariablement dans le même registre (octaves 2-1) et à la même intensité (pp) avec des articulations semblables (staccato) jusqu’à la mesure 117, dans laquelle il gagne l’octave supérieure, pour se figer à l’accord parfait de la mesure 127 ; dans cette dernière, l’ostinato est transposé à l’octave supérieure et exécuté à la main droite. La pièce se termine en trois phases (au cours desquelles l’ostinato est réduit, progressivement contracté) : tout d’abord, par la répétition des trois dernières fréquences (cinq fois, par symétrie avec l’exposition de l’ostinato), puis des deux dernières (quatre fois), lesquelles enfin, deviennent trille.

Concernant les hauteurs, l’ostinato présente une fonction particulière pour l’élaboration de la modalité – en fait, il détermine le caractère modal (un mode de fa). Ramassé dans une octave, il est composé de sept fréquences avec double répétition (celle de la finale et de la dominante, fa2-1ut2), et présente les degrés suivants (en chiffres romains), dans l’ordre des quartes justes descendantes :

IVVII (ceux-là mêmes délimitant la modalité) IV-V-II-I. Ces degrés sont les pôles de référence de l’aria superposée à l’ostinato et exécutée à la main droite. L’aria, indiquée par la mention « cantabile », exposée dans son intégralité après les cinq cycles de l’ostinato, se développe sur 17 mesures en un très long phrasé exécuté « molto legato » ; les polarisations internes en sont les suivantes : première séquence, I (mesures 1-6) / IV (6-7) / I (8-11) ; deuxième séquence, IV (12-16) / V (16-18) ; enfin, troisième séquence, I (19-24), V (25-27). Ces trois séquences représentent l’ossature des enchaînements ordinaires des degrés de ce mode de fa.

L’aria est proposée six fois mais avec des modifications, légèrement fluctuantes mélodiquement, mais bien plus accusées polyphoniquement, d’une exposition à l’autre. La deuxième exposition, à l’octave 4, contient une voix supplémentaire, un contrechant évoluant par consonances parfaites et imparfaites – les repos (blanches pointées en fins de séquences) observent naturellement des consonances parfaites (quintes justes, sauf aux mesures 102-103, quarte ajoutée non frappée). La troisième exposition est un canon à la quinte inférieure (quelques mutations, au plan des durées, ont été réalisées). Pour conserver les rapports d’intervalles, une mutation apparaît en mesure 62 (la4♭). La quatrième exposition est à trois voix (aria, contrechant et canon à la quinte sur les octaves 3-4) ; celle-ci est alors prématurément interrompue et reconduite à l’octave 4 sans le canon. L’ultime exposition est la répétition du dernier membre de la phrase de la deuxième exposition, à l’octave 5, se résolvant en consonance imparfaite (tierce).

Cette présentation sommaire met en relief deux éléments : la construction polymétrique pulsée, ensuite la mise en abîme de la répétition par la saturation du registre médium / aigu. Cet aspect est d’autant plus évident lorsque l’on compare la répartition des registres avec l’ensemble des types d’écriture ainsi que l’organisation des intensités. Le tableau 5 infra récapitule chronologiquement, les superpositions de registres.

Tableau indiquant la répartition des registres
Tableau 5. Répartition des registres en fonction des types d’écritures et des intensités dans Musica ricercata VII de Ligeti

La construction polymétrique permet au compositeur de superposer efficacement deux temps pulsés de qualités différentes. En revanche, la saturation du registre médium / aigu engendrée par le phénomène de répétition a tendance à lisser la perception du temps pulsé sur l’échelle du temps à court terme. La variation des registres et la légère modification des intensités seront de nouveaux repères pulsés, intégrés dans le temps à moyen terme.

Dans Apparitions, Ligeti utilise le chromatisme intégral, organisé par des clusters de différentes qualités : par la variation des masses, des registres, des intensités. Le premier mouvement est agencé par une coupure déterminée, fixe (invariable), et un modulo variable des durées, aux temps courbes non focalisés. Le continuum est ici défini par l’opposition entre le continu et le discontinu – les blocs statiques et les impulsions se régénérant dans des blocs temporels de silences ou alors en tuilage serré, graduellement.

Cependant la qualité du temps à moyen terme, par l’utilisation des blocs stasiques[18] semble totalement lisse et continu, si l’on tient compte des phases de silences – on peut envisager ces dernières comme des blocs statiques. Ainsi, ses blocs statiques pourtant opposés en termes d’intensités, provoquent un effet de stase. Les 19 premières mesures sont délimitées par la section d’or (la section d’or des 32 premières). Je vais considérer pour cet exemple, la répartition des blocs de durées en fonction des intensités.

La première section formée par les 19 mesures initiales contient 12 blocs de masses d’intensités et de densités variables, lesquels sont dominés par 6 types d’intensités différentes et 14 changements de modulos de durées. Les intensités observent la hiérarchisation (ou la série) suivante :

Ø (silence), pppp, ppp, pp, p et mp

Le plus petit commun multiple des figures de durées est la triple-croche (que je note t) ; par addition, je comptabilise le nombre de triples constituant chaque bloc afin de les mettre en regard de leur intensité respective. J’obtiens une échelle de six éléments :

1, silence : 44 t ; 2 pppp : 97 t ; 3, ppp : 128 t ; 4 pp : 173 t ; 5, p : 8 t ; 6, mp : 16 t

La volonté d’une répartition progressive croissante des durées d’intensités est manifeste jusqu’à l’intensité pp. Les durées les plus courtes sont assimilées à des impulsions – mais l’impulsion p, superposée au cluster pppp imperturbable correspondrait plutôt le soulignement de la section d’or par l’accroissement de l’intensité. De manière chronologique, le tableau 6 infra montre une répartition statistique des agrégats en fonction des durées et des intensités.

Tableau représentant la répartition chronologique des blocs
Tableau 6. Répartition chronologique des blocs en fonction des durées et des intensités dans les 19 premières mesures d’Apparitions de Ligeti

La répartition progressive des intensités mesurables sur l’échelle proposée précédemment demeure ici invisible. Or, l’addition des durées de tous les agrégats (sauf les impulsions mp et Ø, celles-ci s’annulant l’une l’autre, correspondent aux contours extrêmes de structures symétriques et signalent une structure à un autre niveau) donne 434 triple-croches. Considérons les premiers membres avant l’intervention de la première impulsion : leur durée est de 217 triple-croches, 434/2 ; ces deux premiers blocs stasiques constituent un cluster de référence, lesquels, suite à l’impulsion, se transforment en 8 agrégats, dont la totalité des durées est aussi de 217 triple-croches. Ainsi, la distribution des durées, entre l’élément le plus long (phase stasique) et les éléments les plus courts (phase mouvante) est-elle très homogène.

Dans les 19 premières mesures d’Apparitions, Ligeti limite considérablement la possibilité de structurer et de reconstruire, au niveau de la perception, une comptabilité des durées dans le temps à court et moyen termes – la polarisation successive d’agrégats statiques et la conception de champs stasiques répartis statistiquement orientent l’œuvre vers la construction d’un temps lisse généralisé.

Conclusion

En préambule à ce travail, j’ai souligné l’intrication fondamentale entre la conception et la perception du temps musical ainsi que l’interaction des trois niveaux temporels inhérents à la forme musicale. L’examen des déclinaisons des notions temporelles parcourant les œuvres de Ligeti ont permis de mettre en évidence les aspects polymorphes de ces dernières et d’en montrer leurs singularités. Dans Hungarian Rock ainsi que dans Musica ricercata VII, le temps pulsé (polyrythmique et polymétrique) conduit de manière non homogène, entraine la perception d’un temps musical statique. Le décalage de phase pulsé du troisième mouvement du Trio pour violon, cor et piano permet la rencontre singulière d’une forme scherzo beethovenienne et d’un principe compositionnel propre à Reich. Enfin, dans Apparition et Atmosphères, le traitement du temps à court terme par une construction statistique et numérique particulières engendre un temps statique généralisé.

Notes

[1] Voir André Souris, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000. La réflexion de Souris sur « les conditions de la musique » avait été communiquée par celui-ci lors de conférences dispensées dans les années 1944-1948 dans le cadre d’un Séminaire des Arts. Souris avait poursuivi ses considérations à travers la rédaction de notices publiées aux éditions Fasquelle dans l’Encyclopédie de la musique entre 1958 et 1961. En 1976, les textes du musicologue ont ensuite été édités dans l’ouvrage Conditions de la musique et autres écrits aux Editions de l’Université de Bruxelles et du Centre National de la Recherche scientifique de Paris. Les éditions Mardaga proposent une réédition de l’essai en 2000.

[2] Voir André Boucourechliev, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, et Dire la musique, Paris, Minerve, 1995.

[3] Voir Adam Ockelford, « A Music Module in Working Memory? Evidence from the Performance of a Prodigious Musical Savant », Musicae Scientiae, 11 (2007), p. 5-36.

[4] Voir William L. Berz, « Working Memory in Music: A Theoretical Model », Music Perception, 12/3 (1995), p. 353-364.

[5] Voir Rolf I. Godøy, « Sonic Object Cognition », Handbook of Systematic Musicology, Rolf Bader (éd.), Berlin, Springer-Verlag, 2018, p. 761-778.

[6] André Souris, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000, p. 288.

[7] György Ligeti, Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin, Mainz, Schott Musik International, ED 6805, 1979.

[8] György Ligeti, Trio pour violon, cor et piano, Mainz, Schott Musik International, ED 7309, 1984.

[9] György Ligeti, Atmosphères pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 590, 196

[10] György Ligeti, Musica ricercata per pianoforte, Mainz, Schott Musik International, ED 7718, 1995.

[11] György Ligeti, Apparitions pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 573, deuxième édition révisée en 1971.

[12] Michel Pierre, György Ligeti : compositeur d’aujourd’hui, Paris, Minerve, 1985, p.  116.

[13] Les termes « distanciel » et « adistanciel » sont des néologismes empruntés à Márta Grabócz, Morphologie des œuvres pour piano de Liszt : influence du programme sur l’évolution des formes instrumentales, Paris, Kimé, 1996. Le terme « distanciel » désigne l’ensemble des gammes construites en fonction d’une logique mathématique stricte suivant certaines proportions intervalliques symétriques. Au contraire, le terme « adistanciel » désigne l’ensemble des gammes construites en fonction d’une logique mathématique stricte suivant certaines proportions intervalliques asymétriques et apériodiques.

[14] György Ligeti, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013, p.  284.

[15] Le repère J n’est pas choisi au hasard : Ligeti a épuisé ici toutes les techniques d’écriture micropolyphonique.

[16] Ligeti avait déjà expérimenté ce phénomène au studio électronique de Cologne en 1957 aux côtés de Gottfried Michael Koenig, au moment où ce dernier composait la pièce électronique Essay. Cf. György Ligeti, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013, p. 95-96.

[17] Selon Pierre Boulez, à l’échelle microscopique des sons exécutables, la coupure serait une discontinuité définissant la qualité du continuum ; un modulo est un intervalle de définition, de référence, à partir duquel est élaboré une série de hauteurs, de durées ou d’intensité. Cf. Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Denoël/Gonthier, 1963.

[18] L’adjectif stasique employé ici, est un néologisme, dérivé du terme stase. Ainsi, ce néologisme entre dans le champ lexical de l’amorphe, du stationnaire, mais a l’avantage de différencier efficacement les phases statiques si souvent rencontrées chez Ligeti, à partir de 1958. En cela le terme stasique me semble approprié pour qualifier les phases statiques d’Apparitions, car les champs de temps lisses sont dans cette œuvre, ralenties ou bien figées au gré des événements – ce qui n’est pas tout-à-fait le cas d’Atmosphères.

Bibliographie

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Ligeti György, L’Atelier du compositeur : écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Genève, Contrechamps, 2013.

Ockelford Adam, « A Music Module in Working Memory? Evidence from the Performance of a Prodigious Musical Savant », Musicae Scientiae, 11 (2007), p. 5-36.

Souris André, La Lyre à double tranchant, Liège, Mardaga, 2000.

Toop Richard, « L’illusion de la surface », Contrechamps, 12-13 (1990), p. 61-96. [Numéro intitulé « Ligeti, Kurtág ».]

Partitions/Sources musicales

Ligeti György, Atmosphères pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 590, 1963.

Ligeti György, Apparitions pour grand orchestre, Vienne, Universal Edition 13 573, deuxième édition révisée en 1971.

Ligeti György, Hungarian Rock (Chaconne) pour clavecin, Mainz, Schott Musik International, ED 6805, 1979.

Ligeti György, Trio pour violon, cor et piano, Mainz, Schott Musik International, ED 7309, 1984.

Ligeti György, Musica ricercata per pianoforte, Mainz, Schott Musik International, ED 7718, 1995.

La maison du temps : HOME, morceaux de nature en ruine mis en scène par Magrit Coulon, Compagnie Nature II

House of time: HOME, morceaux de nature en ruine directed by Magrit Coulon,
Compagnie Nature II

Fig.1 :HOME, morceaux de nature en ruine, mise en scène de Magrit Coulon, compagnie Nature II, création février 2020 au Manège Fonck, Liège. Crédit photo, Hubert Amiel.

Karine Bayeul

Après l’obtention d’une licence de géographie à L’Université de Bourgogne, Karine BAYEUL est admise dans le Cycle d’Orientation Professionnel du Conservatoire à Rayonnement Régional de Dijon. Elle poursuit ensuite sa formation de comédienne et metteuse en scène au sein du Master d’Ecriture Dramatique et Création Scénique à L’Université de Toulouse Jean Jaurès.

Pour citer cet article : BAYEUL Karine, « La maison du temps : HOME, morceaux de nature en ruine mis en scène par Magrit Coulon, Compagnie Nature II, Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/07/09/la-maison-du-temps-home-morceaux-de-nature-en-ruine-mis-en-scene-par-magrit-coulon-compagnie-nature-ii/

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Résumés

Cet article est une analyse de la pièce de théâtre HOME, morceaux de nature en ruine, créée par Magrit Coulon, en février 2020 au Manège Fonck de Liège, à partir de sa représentation au théâtre Sorano de Toulouse, le samedi 13 novembre 2021. La création a débuté par un temps d’observation dans une maison médicalisée bruxelloise. La compagnie Nature II nous invite à regarder une suite de tableaux vivants réalisés dans une lenteur irréaliste qui contraste avec le monde extérieur. Comme des visiteur.euse.s, nous observons trois protagonistes à l’intérieur d’une maison de retraite, un lieu qui semble être dénué de mémoire et où les âmes ne font que passer. Dans cette création, le silence remplit le temps dans un espace où la seule occupation des personnages est l’attente. En incarnant des corps âgés, les trois jeunes comédien.ne.s font à la fois la rencontre avec des corps étrangers et anticipent leur propre vieillissement. Le corps permet alors d’habiter le temps. En plus du travail corporel, la diffusion d’enregistrements sonores réalisés pendant l’observation nous plonge plus directement au sein de la maison de retraite. Dans cet article, nous allons nous intéresser à la manière dont ce spectacle nous propose d’habiter le temps au théâtre.

Mots-clés :

Théâtre – temps – espace – mémoire – attente – corps – silence – transmission

Abstract

This article is an analysis of the play HOME, morceaux de nature en ruine, created by Magrit Coulon, in February 2020 at the Fonck Armoury in Liège, from its performance at the Sorano Theatre in Toulouse, on Saturday, November 13, 2021. The creation began with a period of observation in a Brussels nursing home. The company Nature II invites us to look at a series of paintings made in an unrealistic slowness that contrasts with the outside world. Like visitors. s, we observe three protagonists inside a retirement home, a place that seems to be devoid of memory and where souls only pass through. In this creation, silence fills time and space and waiting is the only occupation of the characters. Playing old bodies, the three young actors. At the same time, they encounter foreign bodies and anticipate their own aging. The body allows them to inhabit time. In addition to the physical work, the broadcast of sound recordings made during observation plunges us more directly into the home of retirement. In this article, we will focus on how this show proposes us to live time in the theatre.

Key-words :

Theatre – time – space – memory – expectation – body – silence – transmission


Sommaire

Introduction
1. Une ouverture vers d’autres possibles
1.1. L’attente comme expérience théâtrale
1.2. Le silence: une ouverture du temps et de l’espace
2. Le corps comme relais mémoriel
2.1. Le traitement musical du corps
2.2. Transmission intergénérationnelle
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Dans une société où la vitesse est devenue norme, la metteuse en scène nous invite à appréhender le temps différemment. Dans un récit fictif et documentaire, les acteur.rice.s incarnent des corps vieillis et prennent le temps pour partenaire de jeu. Pour ce spectacle, la compagnie s’est inspirée de l’observation d’une maison médicalisée bruxelloise, un lieu où le temps passe autrement. Du silence surgissent parfois des enregistrements audio où se mêlent histoires racontées, moments d’échanges entre résident.e.s et chansons. Les tableaux vivants s’enchaînent dans une lenteur irréaliste contrastant avec le monde extérieur. Enfermés dans un huis clos, les personnages attendent et nous attendons avec eux. Dans cette pièce de théâtre, on ne gagne pas du temps, on le regarde passer, on l’habite. Ainsi, le temps présent est vécu pleinement et peut être divisé en trois temps, comme l’écrit Gil Delannoi :

La conscience connaît le présent ou plutôt des présents. Par la conscience, je saisis le présent et je le saisis comme passage. En ce sens Saint Augustin distinguait trois présents : le présent du passé qui est mémoire, le présent du futur qui est attente, le présent du présent qui est attention, tous ensemble coexistant dans une tripartition de la conscience. Sans mémoire l’avenir est vide béant, trou insondable. Le futur n’est pas aussi virtuel que cela. Par exemple, nous nous réveillons toujours dans le futur. Et sans trop de [1].

En représentant des corps âgés, les acteur.rice.s nous transmettent la mémoire des personnes qu’iels ont pu observer lors du travail de création et mettent en avant une génération souvent oubliée par une jeunesse en quête d’identité. Dans ces observations, l’attente s’est trouvée être un élément essentiel, vécu comme un présent qui s’ouvre sur le futur. Dans cette création, nous observons une maison de retraite appelée « Home » en Belgique, terme qui est également un anglicisme et qui signifie « maison », « chez-soi ». Non seulement cette création propose une retranscription naturaliste d’une maison de retraite, mais les corps des comédien.ne.s deviennent aussi maison du temps, hébergeant le passé, le présent et le futur dans un seul être et prennent le temps pour matière sensible.
Dans cet article, il conviendra de nous demander comment le théâtre propose une manière d’habiter le temps. Nous verrons d’abord que la pièce offre une ouverture vers d’autres possibles, puis nous évoquerons le corps comme relais mémoriel.

1. Une ouverture vers d’autres possibles

1.1. L’attente comme expérience théâtrale

La scénographie du spectacle retranscrit le huis clos de la maison de retraite. Les comédien.ne.s sont comme dans une boîte et nous pouvons les observer en train de passer le temps. Le plateau est recouvert d’un lino blanc et un rideau à volets gris recouvre les murs. La scénographie est essentiellement composée d’une table, trois chaises, une horloge, un fauteuil, une radio. Les âmes semblent passer dans ce lieu sans y laisser de trace. Parce qu’il est dénué d’identité, l’espace blanc est aussi dépourvu de mémoire et peut représenter le non-lieu : il est à la fois vide et infini. Alors que le public s’installe dans la salle, l’horloge présente sur scène affiche 20h35, l’heure à laquelle le spectacle doit commencer. Deux comédien.ne.s sont déjà présent.e.s sur le plateau ; l’une est assise à une table et le second est debout face au rideau, tous deux le corps voûté et la mâchoire crispée. Alors que la lumière de la salle s’éteint, annonçant le début du spectacle, la situation initiale demeure inchangée. En effet, les comédien.nes semblent toujours dans l’attente et nous attendons avec elleux. Le silence sera brisé lorsque la dernière comédienne apparaîtra lentement sur scène à l’aide d’un déambulateur. Elle traversera le plateau en six minutes, d’après l’horloge qui est présente en fond de scène, pour finalement atteindre un fauteuil dans lequel elle peinera à s’asseoir. Nous comprenons très vite que le temps du théâtre ne sera pas le même que celui de l’extérieur, comme le souligne Magrit Coulon :

On travaille clairement sur le contraste avec l’extérieur, qui est aussi lié à la sensation que nous avons eu durant nos visites en maison de retraite. […] L’idée c’était donc de provoquer chez le spectateur cette sensation de coupure, qu’il ait l’impression d’entrer dans un lieu avec d’autres lois, un lieu où le temps peut passer différemment[2].

Fig.2: HOME, morceaux de nature en ruine, mise en scène de Magrit Coulon, compagnie Nature II, création février 2020 au Manège Fonck, Liège. Crédit photo, Hubert Amiel.

Dans son article, Gil Delannoi nous explique que « nous fragmentons la réalité en comptant le temps en heures, en minutes, en secondes, cette fragmentation nous permet de faire passer plus rapidement le temps, en tout cas, d’en avoir l’impression[3] ». Ralentir est-il un moyen de dire que notre monde va trop vite ? Ce spectacle nous permet de reconsidérer le temps dans une société où « la présence de la vitesse, la recherche de l’accélération créent un monde où domine la tachynomie, autrement dit, la vitesse devenue norme[4] ». Cette fragmentation du temps a permis de mécaniser le quotidien, selon les mots de Thierry Paquot : « L’horloge génère un nouveau rapport au temps (la division des heures en soixante minutes est admise aux alentours de 1345), on attribue au temps mécanique des valeurs de régularité, de ponctualité, puis de rentabilité, qui échappent en partie au temps organique[5] ». Ce que l’on pourrait appeler « l’horloge biologique » a été bafoué puisque « la recherche de la rentabilité absolue a conduit le capitalisme industriel d’abord puis bureaucratique à quantifier le temps en le chronométrant[6] ». Mais nous pouvons constater que, malgré le repère temporel donnée par l’horloge, chaque individu ne possède pas le même rapport intime au temps, comme en fait état Pascal David :

Maurice Halbwachs, a appelé « les cadres sociaux de la mémoire » (Alcan, 1925), en cherchant à montrer que sans l’organisation sociale que suppose et permet le calendrier, la mémoire humaine se réduirait à une rêverie incohérente – peu importe que ce calendrier soit juif ou chrétien, grégorien ou julien, voire aztèque, repartant de zéro tous les cinquante-deux ans, de manière cyclique, pour peu qu’il soit communément admis, c’est-à-dire rende possible ce que Maurice Halbwachs appelle précisément : une « mémoire collective » comme fondement du lien social. Toujours est-il qu’il n’y a de mémoire que pour un être s’inscrivant dans le temps, la mémoire (memoria) étant, comme l’a dit saint Augustin, « la présence du passé », tout comme l’espoir (spes) est celle de l’avenir, […]. Il reste à se demander toutefois si le temps constitue seulement un cadre externe ou, bien plutôt, une structure interne. Que savons-nous, que pouvons-nous savoir au juste du temps ? Le philosophe Maurice Merleau-Ponty a pu dire du temps qu’il « n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être[7].

En vivant l’attente, les individus peuvent alors entretenir un rapport plus intime au temps présent. Ainsi, la mélancolie s’installe au sein du récit. Du silence surgissent parfois des enregistrements audio sur lesquels les comédien.ne.s effectuent un playback avec une très grande précision. Ils constituent des récits racontés par les résident.e.s de la maison de retraite bruxelloise où la compagnie a effectué son travail d’observation. Afin de mieux vivre cette attente, les résident.e.s s’attachent à faire revivre le passé en narrant leur propre vie. La parole permet alors de sortir de ce vide parfois angoissant, d’occuper l’espace physique et métaphysique. Allant de l’humour au drame, en passant par la chanson, les voix retentissent dans le théâtre et poussent les murs pour nous transporter au sein d’une maison de retraite, laissant les spectateurs devenir à leur tour visiteurs et observateurs du temps qui passe. Loin d’être une maladie du temps, la mélancolie nous permet de venir puiser dans notre mémoire l’expérience nécessaire pour imaginer, inventer l’avenir.
La pièce propose un espace dans lequel les individus sont à la fois seuls et ensemble, figés dans une attente comme l’explique Magrit Coulon :

C’était très important pour nous de travailler sur la question de l’attente, parce que ce sont des choses que nous avons vécues dans les maisons de retraite. C’est-à-dire : quelqu’un arrive à 10h00 dans le réfectoire et s’installe à sa table pour attendre le repas de midi. Évidemment il y a des similitudes avec l’attente des spectateurs qui entrent dans la salle et attendent quelque chose de la pièce qu’ils viennent voir. On leur renvoie cette sensation en disant « Nous aussi, nous attendons »[8].

Il est intéressant d’observer que l’étymologie du mot « attente » est « attention ». L’attente se définit comme un mouvement de tension entre le sujet et l’objet, ce vers quoi il tend, ce qui fait l’objet de son attention[9], comme en fait état Laure Barillas lors d’une émission radiophonique sur France Culture, au cours de laquelle elle commente la philosophie de Jankélévitch :

Pour Jankélévitch, on s’attend soi-même, une des définitions qu’il donne de l’attente c’est de dire que le temps est une façon, avec toute son ironie, relativement positive de se compléter dans le devenir. Le temps, conçu comme un devenir, c’est la tension vers soi-même, l’ipséité, un concept très important chez Jankélévitch, ce qu’on est irréductiblement soi-même. C’est par l’intermédiaire du temps, et donc de l’attente, de ce rapport au temps qui est passionné, aventureux ou en même temps ennuyeux ou sérieux, que le sujet devient lui-même… Il se construit dans ce rapport au temps. Nous ne sommes pas une temporalité uniquement tournée vers la mort. Le temps de la vie c’est de l’attention à soi[10].

Si la mélancolie pioche dans la mémoire pour imaginer le futur, l’attente semble, elle aussi, tendre vers futur, elle est une action. L’attente, parce qu’elle est tournée vers nous-mêmes, n’aurait d’autres objectifs que de nous permettre de devenir. Elle offrirait la possibilité de donner un sens au temps présent parce qu’elle propose une ouverture directe vers le futur, comme le souligne Laure Barillas à propos de la pensée de Jankélévitch :

Ce que Jankélévitch reconnaît à Bergson c’est l’optimisme en philosophie, un thème très sérieux chez Jankélévitch, il va même lui donner une dimension métaphysique en disant que le sens du présent, c’est le futur. Le sens empirique du présent c’est le futur. Tout est là, si le sens de notre présence ce n’est pas simplement ce qu’il est, une fermeture, une clôture, mais au contraire une ouverture vers ce qu’il appelle « la futurition », c’est-à-dire le futur en train d’advenir, alors tout est encore possible… Le présent n’est pas simplement la fatalité de ce qui nous arrive, de notre destin qui serait clôt mais au contraire c’est un temps polarisé vers la futurition où tout demeure possible[11].

L’attente serait une manière d’occuper le temps et donc de faire théâtre. Elle serait l’action qui permettrait de tendre vers des futurs possibles où, nous allons le voir, le silence joue un rôle important.

1.2. Le silence: une ouverture du temps et de l’espace

Le silence est souvent associé au vide, à l’absence, mais il n’est pas pour autant dénué de sens. Il ne représente pas simplement un espace lacunaire entre deux mots, il existe pour ce qu’il est et paradoxalement ce qu’il dit, comme le fait remarquer Franck Evrard :

Pour Claude Régy, le langage ne pourra retrouver sa profondeur qu’en se libérant de la tyrannie de l’information et de la communication. C’est pourquoi l’esthétique du jeu de l’acteur doit privilégier le silence entre les répliques, les phrases et au sein même des mots si elle veut faire entendre « la voix muette de l’écriture » dont parle Marguerite Duras, et restituer une parole d’avant les mots et d’avant le langage. Cette part non écrite et secrète ouvrant sur l’infini de l’imaginaire, seuls les sons, les rythmes et les silences peuvent la révéler[12].

Le silence est aussi une ouverture, une porte, une échappatoire, dans le discours. Il est aussi une aventure de pensée, un instant où le cerveau peut partir à la dérive ou initie une réflexion. En résumé, le silence est une brèche offerte à tous les possibles et permet de casser les murs enfermant du discours pour nous laisser aller vers autre chose, de plus grand ou de plus intérieur. Si le silence ouvre de nouvelles perspectives, c’est parce qu’il entretient une relation directe au temps et à l’espace, comme le souligne Claude Régy :

L’espace intervallaire, ce sont simplement les intervalles, le vide entre les pleins. Mais ça veut dire déjà que le silence est une aventure, ce qu’il est quand même très important de penser. Et je me sers personnellement beaucoup du silence. En même temps, il faut essayer de vivre l’aventure du silence et du vide, c’est-à-dire ce qui lie le silence et le vide, ce qui fait leur rapport. Très tôt il m’a semblé que l’absence de remplissage agrandissait l’espace et le temps[13].

Claude Régy nous propose d’envisager le silence comme matière à explorer, un moment de vie à part entière. Le silence fait de la parole un événement, le vide donne au geste une importance accrue et permet aux spectateur.ice.s de rediriger leur attention. Il peut être un instant de partage, comme un moment intime. Tel un immense miroir, il semble agrandir l’espace et le temps et nous offrir la possibilité de prendre conscience de l’événement dans l’instant même de son advenue : notre attention est alors captivée. Dans HOME, morceaux de nature en ruine, la chute de l’horloge marque un tournant dans le récit, les murs semblent s’écrouler, la scène se transforme en un non-lieu. Nous imaginons alors que l’horloge qui tombe symbolise la chute du temps, ce qui permet d’ouvrir de nouveaux espaces imaginaires beaucoup plus vastes que le huis clos dans lequel se trouvaient les personnages au début de la pièce. L’un des comédiens, qui avait quitté le plateau, réapparaît avec des feuilles d’arbre dans les cheveux. Aucune indication n’est donnée sur ce que le personnage a pu vivre, mais nous imaginons facilement que le temps et le lieu du voyage n’était pas les mêmes que ceux du récit. Une création sonore a été ajoutée par-dessus les enregistrements vocaux (chant d’oiseaux, bruits de vaisselle, etc.) permettant d’ouvrir des espaces autres que celui de l’EHPAD.
Le silence, l’absence de parole, permettent au corps de s’emparer de l’espace et du temps pour nous offrir une nouvelle poésie. Pour passer le temps, les résident.e.s discutent dans un langage autre que celui de la parole : le langage du corps.

2. Le corps comme relais mémoriel

2.1. Le traitement musical du corps

À la différence de la parole, le corps raconte en faisant appel à des émotions sensuelles. Dans le spectacle Home, morceaux de nature en ruine, les trois jeunes acteur.rice.s qui habitent et incarnent des corps âgés nous offrent une partition musicale corporelle. Si le corps sait être silencieux, il peut aussi très bruyant. Les personnages se raclent la gorge, toussent, haussent les sourcils. Le corps se transforme alors en un véritable outil de communication, comme le raconte Magrit Coulon :

Une salle commune dans une maison de retraite est bien plus bruyante que dans notre spectacle, mais ce sont surtout les corps qui sont très bruyants. Et c’est ce que nous avons voulu montrer avec le début du spectacle. Le temps partagé dans les espaces communs et les moments d’attente sont très silencieux, parce que ces personnes ne communiquent pas uniquement avec le langage[14].

Le travail physique effectué pour cette création, ainsi que l’exploration de la lenteur, nous donnent à voir des corps qui composent avec le temps et l’espace, comme pourrait le faire une chorégraphie, sans pour autant renoncer à la théâtralité. La gestuelle est mimétique et nous raconte le quotidien des habitant.e.s de l’EHPAD. Ce spectacle nous montre que les frontières qui séparent les différentes disciplines scéniques sont floues, comme le souligne Eugenio Barba : « Les principes que nous cherchons, et d’où jaillit la vie de l’acteur, ne tiennent pas compte des distinctions entre théâtre, mime ou danse[15]. En effet, le théâtre du mouvement, du geste, nous donne à voir un corps qui décompose le temps, comme le note la grande diversité de dynamo-rythmes recensée par Etienne Decroux. En plus des observations qu’ils ont faites dans la maison de retraite, les acteur.rice.s sont passés par diverses expériences de travail physique comme la méthode Feldenkreis, un travail avec la coach Natacha Nicora ou encore le butō[16]. Ces techniques ont permis aux comédien.ne.s de travailler une corporalité plus précise en développant une conscientisation du mouvement. Dans ce spectacle, le corps tout entier devient parole, remplissant le temps et l’espace différemment. Par sa difficulté à appréhender le monde et à se mouvoir, le corps âgé semble se perdre dans l’espace et dans le temps, égarement évoqué par l’un des comédiens, Tom Geels :

C’est vertigineux de transformer son rapport aux choses, de voir le sol parfois comme un ennemi ou d’être un peu accaparé par les grands espaces, de pouvoir tomber ou de transformer un geste minuscule en une action qui dure longtemps. Avec toutes ces observations, tu te rends compte que chaque geste, chaque mouvement qui nous parait si normal, comme prendre son téléphone ou prendre le métro, perdait toute notion du temps. Rien que boire une gorgée de jus de pomme prenait le temps que ça prenait[17].

Le silence traverse les tissus corporels des acteur.rice.s et les moments d’immobilité sont réalisés avec une grande précision au plateau. À la fin de chaque séquence, les comédien.ne.s s’immobilisent puis reprennent un rythme quotidien pour effectuer les transitions entre les différents tableaux.
La maison de retraite est un lieu conçu pour des personnes en fin de vie, proches de la mort. Dans HOME, morceaux de nature en ruine, c’est dans un huis-clos que les corps arpentent avec lenteur l’espace aseptisé de la maison de retraite, tels des fantômes. À la fin de la pièce, le comédien qui quitte la scène semble même pouvoir traverser les murs pour accéder à un au-delà, à un autre monde. Magrit Coulon rend sans nul doute hommage à ces corps vieillissant, mais nous pouvons nous poser la question de la monstruosité de ces corps. Par monstrueux, nous entendrons étranger. En incarnant ainsi les corps d’autres personnes, les comédien.ne.s font la rencontre d’un corps étranger. Nous pouvons même parler de possession, puisque les personnes de la maison médicalisée bruxelloise habitent le corps des acteur.rice.s. C’est sans l’aide de costumes que les jeunes comédien.ne.s revêtent des corps vieillis et anticipent ainsi leur propre vieillissement. La représentation courante du temps est de penser que c’est le temps qui passe et que les hommes demeurent, et non l’inverse[18]. Ainsi, le passage du temps peut également être mesuré par le vieillissement du corps. Chaque individu possède son propre repère temporel qui est son âge. Dans un même présent, des individus d’âges différents se rencontrent, interagissent et tissent des relations qui conduisent à une transmission entre les générations.

2.2. Transmission intergénérationnelle

Dans ce spectacle, les interprètes offrent leur corps aux résident.e.s d’une maison de retraite. Comme sur des écrans vivants, les voix enregistrées sont projetées sur leur corps pour nous transporter dans cette maison médicalisée bruxelloise. Dans cette création, c’est un véritable matériau sensible qui a été exploité ; une étude sociologique et ethnologique a été réalisée. Le playback permet de ne pas trahir le travail du corps puisque la voix peut facilement tomber dans la caricature, alors que le corps peut traduire la vieillesse. Chaque bruit de bouche, de reniflement, de toux, est retranscrit dans un corps auquel la voix semble appartenir. Le corps présent sur scène devient alors un passage entre ce qui a été vécu, travaillé, et ce qui est partagé avec le public. Dans un même corps, le passé et le présent se rejoignent pour nous laisser entendre des récits de vie. Cette transmission est une manière pour les anciens de laisser une trace, une mémoire, qui ne disparaîtra pas avec eux.
Dans diverses cultures, les personnes âgées sont souvent perçues comme des conteurs et des conteuses. Par la parole, elles transmettent leurs récits de vie aux générations futures et forment ainsi un lien entre le passé et le futur. Nos ainé.e.s agissent sur l’avenir par ce qu’iels disent et aussi par ce qu’iels font. À travers qui nous sommes, notre identité, nous continuons de faire vivre nos parents dans le futur grâce à un lien génétique, à une histoire commune et un héritage culturel. Nous reconnaissons chez nous des mimiques familières que nous avons inconsciemment incorporées. En effet, la transmission intergénérationnelle existe également à travers le geste, comme le fait remarquer Philippe Geslin, ethnologue:

-[…] Est-ce que le spectacle, la représentation théâtrale font partie des transmissions possibles ?
-[…] En fait, il y a toujours eu, dans toutes les communautés, à travers certains rituels, des formes de mise en scène pour transmettre des connaissances. […] Je pense que la transmission des connaissances et des savoirs passe aussi par le travail sur les corps. […] Si on prend les Inuits par exemple, les Inuits héritent du prénom d’un ancêtre, et en héritant du prénom de cet ancêtre- qui n’a pas de lien de parenté forcément avec soi – on hérite aussi de ses manières de penser et d’agir. Ce qui fait que, dans certaines communautés du Groënland, les Inuits ont souvent deux anniversaires : l’anniversaire de l’ancêtre dont ils ont hérité du nom, et puis leur anniversaire propre. Et donc à travers cette transmission, par les gens qui ont connu cet ancêtre, des manières de penser et d’agir de cette personne, ce qui fait que parfois, vous pouvez arriver dans une communauté et voir un enfant fumer une pipe, sans la fumer vraiment, mais la tenir entre ses dents tout simplement parce que l’ancêtre dont il a hérité du nom était fumeur de pipe, voilà[19].

Magrit Coulon nous invite à penser que pour imaginer l’avenir, nous devons également puiser dans la force de nos anciens et que la révolution ne peut pas se faire sans elleux. En habitant un corps âgé, les comédien.ne.s de Home, morceaux de nature en ruine, se confrontent à eux-mêmes. En observant nos grands-parents, nos parents, nous cherchons à anticiper ce que nous deviendrons. L’avenir se transformerait alors en devenir. Ainsi, ne pourrait-on pas dire que le temps devient l’être même de chaque individu ? Prendre conscience du temps, en effet, c’est prendre conscience de soi, comme le souligne Pascal David en revenant sur la pensée d’Heidegger :

Martin Heidegger, auteur, en 1927, d’un traité précisément intitulé Être et temps ne se contente pas de reprendre la formulation classique de la question depuis Aristote et saint Augustin, « quid est ergo tempus ? » dans le livre XI des Confessions, « qu’est-ce que le temps ? », il en a risqué dès 1924 (conférence « Der Begriff der Zeit ») une formulation autrement audacieuse en demandant : Wer ist die Zeit ? / « Qui est le temps ? ». Et il apporte à cette question pour le moins déroutante et inattendue une réponse non moins inattendue et déroutante : « Wir sind Zeit », « Nous sommes temps ». Le temps est notre étoffe, nous sommes d’étoffe temporelle, et la trame de cette étoffe – en quelque sorte le texte de notre vie – est constituée par ce qu’on appelle le fil du temps, qu’il appartient aux ciseaux des Parques de trancher le moment venu. C’est au fil du temps que l’être humain s’achemine de la naissance à la mort – ce qui fait que les Anciens ne disaient pas en général « les hommes » mais « les mortels ». Se confronter au temps, c’est donc se risquer à la confrontation la plus difficile qui soit : la confrontation avec soi-même. D’où le caractère exemplaire de l’expérience de l’ennui et – ou plutôt en – sa valeur initiatique[20].

En habitant un corps âgé, les comédien.ne.s se confrontent à qui iels pourraient être dans le futur. De tout temps, sans doute, nous avons eu besoin de connaître notre passé pour construire notre futur, manière de savoir d’où l’on vient pour être ce que l’on est et deviner ce que l’on sera. Alors que les personnes âgées semblent être une génération oubliée, ce spectacle nous propose d’écouter ce qu’ils ont à nous transmettre, offrant ainsi aux générations futures un point d’ancrage dans l’immensité du temps.

Conclusion

Grâce au travail documentaire, la pièce HOME, morceaux de nature en ruine se présente comme un véritable laboratoire que nous prenons le temps d’observer. En contrastant avec le temps du monde extérieur, la pièce nous invite à ralentir dans une société où la vitesse est devenue la norme. En permettant à la mélancolie d’exister à travers les récits racontés, les protagonistes laissent une trace de leur existence dans ce monde et cherchent dans la mémoire les réponses nécessaires pour imaginer d’autres mondes possibles. L’attente est l’action théâtrale principale de la pièce. Dans un même présent, la mémoire et l’attente se lient pour tendre ensemble vers l’avenir, le devenir.
Par le travail réalisé, les comédien.ne.s ont pu éprouver le vieillissement dans leur corps et ainsi réaliser une forme d’anticipation de soi. Pour cette création, ils ont dû apprendre à voir le monde autrement, accepter le temps nécessaire pour accomplir diverses tâches. Chaque geste permet de raconter une histoire sans parole, l’histoire d’une rencontre entre de jeunes artistes et des personnes âgées.
En montrant un lieu souvent caché, la pièce tente de mettre en avant la parole d’une génération parfois oubliée dans la conception d’un monde nouveau. Dans une société où la jeunesse serait en quête d’identité et à la recherche d’un nouveau paradigme, le spectacle HOME, morceaux de nature en ruine nous invite à écouter les histoires de nos ainés pour mieux appréhender le futur.

Notes

[1] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », [en ligne], in Esprit, 2008, n° 6, pp. 153-164, [consulté le 14 décembre 2022]. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-6-page-153.htm, p. 159.

[2] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, [en ligne], Festival d’Avignon, Théâtre des Doms, [consulté le 24 août 2021. Disponible en ligne : https://www.szenik.eu/fr/home-de-magrit-coulon-interview-avec-lequipe-artistique-au-festival-off-davignon-42055, consulté le 14 décembre 2021.

[3] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit, p. 158.

[4] Ibid, du grec tachys (rapide) et nomos (loi), p. 153.

[5] Paquot, Thierry, « Un temps à soi. Pour une écologie existentielle », [en ligne], in Esprit, 2014, n° 12, pp. 18-35, [consulté le 11 janvier 2021], p. 22. Disponible en ligne : https://esprit.presse.fr/article/thierry-paquot/un-temps-a-soi-pour-une-ecologie-existentielle-38163

[6] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit., p. 158.

[7] David, Pascal. « L’ennui comme expérience du temps », op. cit, p. 11.

[8] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, op. cit.

[9] Sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, vol I, p. 138.

[10] Van Reeth, Adèle, avec Barillas, Laure, Épisode 1 : Vladimir Jankélévitch, le meilleur est à venir ?, [en ligne], série : L’attente (4 épisodes), Les chemins de la philosophie, France Culture, 53’, diffusé le 17 décembre 2018, [consulté le 16 janvier 2022]. Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lattente-14-vladimir-jankelevitch-le-meilleur-est-a-venir

[11] Ibid

[12] Evrard, Franck, « Au commencement du théâtre…, le silence », [en ligne], in Sigila, vol. 29, n° 1, p. 135-146, [consulté le 19 mars 2023], p. 145. Disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-sigila-2012-1-page-135.htm

[13] REGY Claude, Mises en scène du monde, Solitaires intempestifs, Besançon, coll. « Du désavantage du vent », 2005.

[14] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, op. cit.

[15] Barba Eugenio, « Théâtre eurasien », in Le Théâtre qui danse.Anthropologie théâtrale (3). Nouvelles recherches, Bouffonneries 1989, n° 22-23, p.17-22, p. 41.

[16] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OOF d’Avignon, op. cit.

[17] Ibid

[18] Delannoi, Gil. « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit. p. 155.

[19] Gayot, Joëlle, avec Geslin Philippe et Behr Anne, Explorer les lointains, [en ligne], Une saison au théâtre, France Culture, 31’, diffusé le 31 décembre 2017, [consulté le 12 décembre 2021].Disponible en ligne: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-saison-au-theatre/explorer-les-lointains-quand-le-theatre-sort-du-theatre-9834223

[20] DAVID, Pascal, « L’ennui comme expérience du temps », [en ligne], in Psychotropes, 2011, vol. 17, n° 2, pp. 9-17, [consulté le 20 décembre 2022], p. 11-12. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2011-2-page-9.htm

Bibliographie

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REGY Claude, Mises en scène du monde, Besançon, Solitaires intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2005, 448 pages.

VAN REETH, Adèle, avec BARILLAS, Laure, Épisode 1 : Vladimir Jankélévitch, le meilleur est à venir ?, [en ligne], série : L’attente (4 épisodes), Les chemins de la philosophie, France Culture, 53’, diffusé le 17 décembre 2018, [consulté le 16 janvier 2022]. Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lattente-14-vladimir-jankelevitch-le-meilleur-est-a-venir

Contes et légendes de Joël Pommerat: Simulation(s) du futur?

Julia Stockhausen

Julia Stockhausen a fini son master en recherche-création (Écriture dramatique et création scénique) à l’Université Toulouse II Jean-Jaurès en juin 2022. Dans ses créations théâtrales ainsi que dans ses recherches, elle questionne la relation des arts scéniques avec la durée, les paradoxes du temps métaphysique en lien avec les temps subjectifs et politiques. Elle a écrit cet article dans le cadre du séminaire de Master de Muriel Plana intitulé  » Théâtre et Temps « (2021-2022).

Site : juliastockhausen@gmx.de

Pour citer cet article : STOCKHAUSEN Julia, « Contes et légendes de Joël Pommerat »,Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/26/contes-et-legendes-de-joel-pommerat-simulations-du-futur/

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Résumé

Contes et Légendes de Joël Pommerat, une pièce créée en 2019, traite le thème de la pré-adolescence à travers le spectre de l’intelligence artificielle, en nous situant dans un futur indéterminé. Le spectacle, composé de différentes séquences plus ou moins liées entre elles, met en scène des rencontres de jeunes adolescent.e.s dans un monde qui ne leur appartient pas, dans lequel il.elle.s cherchent toujours leur place. Malgré ce thème commun, la fable s’éparpille du fait de la structure dramaturgique et scénique, brouillant les repères temporaux des spectateur.rice.s. Cet article analyse la manière dont le spectacle établit un dialogue entre le présent et le futur par la fragmentation temporelle et grâce à la forme d’anticipation engendrée. Celle-ci permet de simuler le futur en établissant des mondes parallèles possibles. La pièce fait allusion à la simulation à travers la mise en œuvre d’un bug technologique, que ce soit à l’intérieur de la fable ou de la forme. En s’inspirant de Simulacres et Simulation de Jean Baudrillard, cet article interroge, outre la forme d’anticipation proposée, les répercussions que le simulacre peut avoir sur les relations humaines et politiques lorsqu’il efface la relation entre l’original et la copie, et, par conséquent, la notion de  » faux « .

Abstract

 Joël Pommerat’s Contes et Légendes, a play created in 2019, deals with the theme of pre-adolescence through the spectrum of artificial intelligence, somewhere in the future. The performance, composed of different sequences more or less linked to one another, stages encounters of young teenagers in a world that does not belong to them, and in which they are trying to find their place. Despite the common theme stretching through the entirety of the play, the fable is scattered throughout the dramaturgical and scenic structure, blurring the temporal reference points for the spectators. This article analyses the way in which the play establishes a dialogue between the present and the future through the temporal fragmentation and the so generated form of anticipation. This one allows to imagine simulations of the future by establishing possible future worlds. The play alludes to simulation through the implementation of the technological bug, whether this takes place within the fable or the form. Through Jean Baudrillard’s work Simulacra and Simulation, and in addition to the analyzation of the form of anticipation, this article questions the repercussions that simulacra can have on human and political relations by eliminating the relation between the original and the copy, and thus the notion of the fake.

Mots-clés :

Intelligence artificielle — Anticipation — Théâtre contemporain — Adolescence — Temps — Philosophie — Original — Simulation — Pommerat — Baudrillard — Robot

Key-words :

Artificial Intelligence — Anticipation — Contemporary Theatre — Adolescence — Time — Philosophy — Original — Simulation — Pommerat — Baudrillard — Robot


Sommaire

Introduction
1. Un dialogue temporel
1.1. Fragmentation de la dramaturgie
1.2. Des robots qui restent enfants
2. Mondes parallèles
2.1. Les contes et les légendes
2.2. Théâtre expérience: quelle forme d’anticipation?
3. Le simulacre à double sens
3.1. Un bug dans la simulation
3.2. Le danger du simulacre
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Les thèmes de l’intelligence artificielle et des robots ont longtemps dominé les récits de science-fiction, qu’ils soient utopiques ou dystopiques. Nous pouvons, au XXᵉ siècle, penser à des œuvres littéraires, telles que Les Robots d’Isaac Asimov, ou encore théâtrales comme R.U.R. de Karel Čapek. C’est surtout à partir de l’industrialisation et de l’âge moderniste que l’anticipation de ce que la machine peut faire au monde tel qu’on le connait surgit. La question de son autonomie, de sa survie sans les humains, se pose. Joël Pommerat, auteur de spectacles français, se lance pour la première fois avec Contes et Légendes (2019)[1] dans le genre de l’anticipation. Mais, alors que des fictions comme A.I. Intelligence Artificielle[2] et autres se tournent vers le robot en tant qu’objet principal à déchiffrer et à comprendre, la pièce de J. Pommerat s’interroge plutôt sur la relation que l’humain entretient avec l’artificiel. Prenant le point de vue de l’enfant pré-adolescent, il explore sa crise d’identité face à la perspective de devenir adulte. La simulation et l’illusion sont partout, le monde construit par la fable n’offre plus aucun repère sûr. Les choix scéniques, ainsi que la construction dramaturgique de la pièce, renforcent cette impression de confusion. À travers de courtes séquences interrompues par des noirs scéniques, les spectateur.rice.s ont accès à des aperçus de ce monde futur indéterminé. Les enfants représentés dans cette pièce se trouvent au moment de leur vie où ils découvrent la sexualité, l’amour, le genre comme problème, mais aussi la solitude et la violence que ces nouvelles découvertes peuvent engendrer. Leur vie est également perturbée par le fait qu’une autre instance fait partie de leur quotidien : des robots androïdes, aussi appelés « personnes artificielles ». Grâce à des échanges et à de courts récits, J. Pommerat explore cette nouvelle relation avec l’intelligence artificielle. Mais Contes et Légendes, par sa forme même, ne fait pas partie des récits typiques de la science-fiction. De quel type d’anticipation relève ce spectacle ? Quelle conception du temps ou, plus précisément, du futur, se laisse lire dans cette forme d’anticipation ? Et en quoi cet aspect temporel est-il utile pour interroger le réel et le simulacre, surtout quand il est appréhendé par la pré-adolescence ?
Dans cet article, nous allons d’abord déconstruire les différents éléments qui permettent un dialogue temporel, que ce soit au niveau de la construction dramaturgique ou de la relation entre les personnages de la fiction. Ensuite, nous déterminerons, à partir de la différenciation proposée par Couttelec et Weil-Dubec[3], à quelle forme d’anticipation la conception du futur de l’œuvre de J. Pommerat réfère. Enfin, en nous appuyant sur l’idée de simulacre théorisée par Jean Baudrillard[4], nous analyserons la relation entre réel et artificiel que la pièce met en scène.

1. Un dialogue temporel

1.1. Fragmentation de la dramaturgie

Nous sommes dans la Grande Salle du Théâtre National Bruxelles-Wallonie : la pièce commence. Nous observons deux garçons pré-adolescents à jardin, parlant à une jeune fille située côté cour. Dès le début du spectacle, le public sent une tension dans la distance qui semble infranchissable entre les deux groupes. « Touche-la » commande l’un des garçons à l’autre, qui a visiblement peur de s’approcher de la jeune fille. Il veut savoir si elle est réelle ou non. Nous sommes confronté.e.s à une angoisse palpable, dont nous nous demandons d’où elle vient. Dans la scène suivante, une femme, probablement une représentante d’entreprise, s’adresse directement au public en parlant de nouveaux développements techniques concernant des robots androïdes. Ceux-ci, qui ressemblent à des enfants et sont appelés parfois « personnes artificielles », sont achetés par certaines familles afin d’accomplir les tâches domestiques — surtout l’aide aux devoirs pour les enfants. Contes et Légendes raconte l’histoire d’enfants négligés qui voient déjà le monde adulte s’approcher d’eux et qui essaient d’y trouver leur place. La fable est unifiée par un contexte temporel. Ce dernier, en considérant les vêtements et le langage actuel, paraît se trouver dans un futur plus proche que lointain. Ce monde est transmis à travers des bribes de récit rassemblées, plus ou moins liées. Pendant le spectacle, les repères temporaux sont perturbés grâce à une fragmentation du récit. Comme les séquences ne sont pas chronologiquement enchaînées, il faut supposer qu’elles se passent à un même moment, peut-être simultanément, dans le futur. Elles sont séparées par des noirs scéniques, ce qui détermine le rythme du spectacle. Grâce au « montage » des séquences les unes à la suite des autres — sans transition autre que le noir scénique — celles-ci dialoguent entre elles, se présentant comme des interviews ou des rencontres de gens qui se connaissent déjà. Des informations supplémentaires pour contextualiser la situation ne sont pas données. Le.la spectateur.rice est laissé.e libre d’interpréter le futur des personnages de chaque scène. Le point de vue du public, observateur séparé de l’action, ne donne accès qu’à un moment précis d’une vie ; mais ce n’est qu’une impression, qui reste floue, parce que les décors sont gris, neutres et interchangeables scènes après scènes, ce qui leur enlève toute précision spatiale. En outre, la lumière froide qui crée une ambiance stérile et artificielle ne délimite pas clairement l’espace scénique et laisse les spectateur.rice.s littéralement dans l’obscurité. C’est grâce à ces flashes de voyance, comme si l’on découvrait l’univers mis en scène à travers une boule de cristal, et avec un effet de retardement, que le public commence à comprendre le rôle que les robots occupent dans les vies des enfants du futur. Les spectateur.rice.s sont obligé.e.s (et ils le font automatiquement) de reconstruire le puzzle à partir des bribes qui leur sont données pour comprendre les enjeux de ce futur hypothétique.

1.2. Des robots qui restent enfants

Contes et Légendes ne présente pas seulement un dialogue temporel à travers la structure dramaturgique de la pièce, mais aussi à travers les interactions entre robots et enfants. Tandis que la réalité du monde des pré-adolescent.e.s ressemble encore fortement à la nôtre, la réalité robotique dessine un futur potentiel. Ce contraste est renforcé via la relation au temps qu’entretiennent les « vrais » et les « faux » enfants. En même temps que d’avoir une projection dans le futur de la société, nous nous retrouvons face à un retour à l’enfance, précisément à la pré-adolescence où l’on est en train de s’interroger sur son identité future et de perdre une forme d’insouciance.
Les robots androïdes, eux aussi, ont un corps d’enfant, ils sont faits pour être les compagnons, les amis, les confidents des humains auxquels ils sont attribués. Cependant, alors que les enfants « réels » doivent commencer à prendre des responsabilités, peut-être trop tôt, et sont confrontés à des violences, les robots restent dans leur état « enfantin ». Ainsi, l’utilisation des objets par les personnes artificielles est plutôt infantile, que ce soient des livres pour enfants ou des livres de coloriage. En outre, ils ont un rapport de dépendance très fort avec les enfants qu’ils accompagnent. Enfin, ils sont capables d’apprendre afin de servir leur « maitre », mais non d’évoluer, contrairement aux enfants humains qui les dépassent rapidement en capacités intellectuelles et critiques. « Je vais devenir vieux, mais toi, toi, tu resteras toujours le même » dit un des enfants à son idole, un robot « star » médiatisé. Il chante ensuite Mourir sur scène de Dalida. D’autres allusions à la mortalité de l’enfant et à l’immortalité du robot émaillent la pièce mais sont récurrentes. Une interrogation plus métaphysique sur le temps et sur la mort apparaît grâce à ces interactions dans la pièce. Non seulement l’enfant, mais aussi le.la spectateur.rice, est directement renvoyé à sa propre finitude.

2. Mondes parallèles

2.1. Les contes et les légendes

Le récit de Contes et Légendes se construit sur un mode fragmenté, à travers des bribes de fiction. Nous retrouvons, certes, quelquefois les mêmes personnages, mais nous ne pouvons pas être sûr.e.s qu’ils s’inscrivent dans la même histoire, dans le même univers. Vers le début de la pièce, il s’agit de la troisième scène, les spectateur.rice.s découvrent le personnage d’Arnaud, qui s’est retrouvé handicapé en fauteuil roulant à cause d’un accident lié à une personne artificielle — les détails nous seront donnés dans une scène ultérieure. Dans une autre séquence, Arnaud n’est plus en fauteuil roulant et va vendre à une autre famille la personne artificielle qui vit dans la sienne. Est-ce une ellipse temporelle vers le passé, c’est-à-dire avant l’événement fatal de l’accident, ou nous déplaçons-nous entre mondes parallèles où certains événements ont eu lieu, et d’autres non ?
Le titre de la pièce pourrait nous éclairer sur ce point : le Larousse définit le conte comme un « récit, en général assez court, de faits imaginaires[5] » et la légende, entre autres, comme un « récit à caractère merveilleux, où les faits historiques sont transformés par l’imagination populaire ou l’invention [6] ». Dans les deux, on parle de faits imaginaires et de faits historiques. Mais des faits peuvent-ils être contés au futur ? Alors que la pièce imagine certains faits réels du futur — un cadre dans lequel se déroulent les actions —, ils peuvent être repensés, imaginés, changés. Le monde créé par J. Pommerat permet à ses personnages de pouvoir vivre plusieurs destins différents et de connaître d’autres fins possibles.
Il ne s’agit donc pas, comme J. Pommerat le dit lui-même, de « travailler la dystopie pour critiquer les dérives de l’intelligence artificielle ou pour mettre en scène une énième révolte des machines[7] ». Le spectacle est plutôt une manière d’imaginer des futurs possibles, afin de les porter plus loin, de les jouer jusqu’au bout. L’interrogation sur le futur, qui incite à se demander ce qui se passerait si on imaginait tel ou tel « fait », est ici fondamentalement liée au jeu du théâtre et à l’imaginaire non déterminé de situations hypothétiques qui restent à explorer.

2.2. Théâtre expérience : quelle forme d’anticipation?

Dans Contes et Légendes, le futur est composé de faits qui restent indéterminés, qui peuvent varier. Que peut-on en déduire de la manière qu’a J. Pommerat de le penser ? Selon Léo Coutellec et Paul-Loup Weil-Dubec, il existe trois formes d’anticipation : la prédictive, l’adaptative et la projective[8]. La première se définit par une prédiction qui calculerait la probabilité que telle ou telle chose arrive. Pour cela, des données du passé sont utilisées afin de faire des liens de causes à effets et de les transposer dans le présent : le « passé surdétermine l’avenir[9] ». Là se cache une certaine forme de déterminisme, l’idée que si l’on pouvait calculer tout jusqu’au dernier détail, le futur nous serait évident. La deuxième forme d’anticipation, l’anticipation adaptative, pense le futur comme ouvert et indéterminé. Le savoir d’aujourd’hui va être utilisé une fois que l’imprévu se produit, non pour le calculer. Dans ce cas, on ne va pas essayer de prévoir ce qui va arriver, mais de savoir comment réagir lorsque cela arrivera, d’expérimenter la situation grâce au savoir que l’on a déjà acquis. Enfin, il y a l’anticipation projective qui sépare radicalement le présent du futur. Elle essaie de penser ce qui est totalement nouveau, que cela soit désirable ou non. C’est celle qui se rapproche le plus de ce que devrait être la pure fiction.
Le monde représenté dans ce spectacle se construit à partir de notre monde et en prenant en compte le développement prévisible de l’intelligence artificielle. Ce calcul de probabilité dans l’imaginaire de la pièce d’une cohabitation avec des robots peut relever d’une anticipation prédictive. Néanmoins, dans Contes et Légendes, les faits ne sont pas déterminés et ce qui arrive peut varier. Nous pouvons être confronté.e.s à de « bons » événements comme à de « mauvais ». La conception du temps peut ainsi être lue comme linéaire — il s’agit de prolonger notre réalité vers le futur — mais tout de même comme multiple, c’est-à-dire envisageant une pluralité de possibilités. Le monde dans Contes et Légendes ne se différencie donc pas radicalement du nôtre, et nous ne pouvons pas dire que l’anticipation y est projective. Il s’agit d’une anticipation adaptative, dans laquelle des mondes possibles du futur se croisent et co-existent.
Comme le regard se pose plutôt sur l’enfant pré-adolescent que sur les réels enjeux de l’intelligence artificielle, le.la spectateur.rice assiste plutôt à une expérience théâtrale des relations que l’enfant construit. Ainsi, Joël Pommerat pense le futur sans prétention à la vérité ni posture prophétique ; il le présente plutôt comme une série de possibilités que l’on peut envisager. Par ce choix, en ne voulant pas en dire trop sur le monde à venir, il se protège de l’erreur factuelle. En même temps, à travers cette pièce, il pense le théâtre comme lieu d’expérimentation, de la simulation, qui permet d’imaginer et d’éprouver d’autres réalités.

3. Le simulacre à double sens

3.1. Un bug dans la simulation

La forme d’anticipation mise en oeuvre dans la pièce de J. Pommerat, l’anticipation adaptative, est une manière de faire dialoguer le présent actuel avec un futur potentiel. Elle permet aussi un dialogue entre le réel, qui est actuel, et la simulation, qui reste virtuelle, dans le champ du possible. Les robots androïdes sont la première instance apparente de cette simulation, puisqu’ils imitent l’humain par des mouvements saccadés et des voix déformées, peu naturalistes. Mais il peut y avoir des erreurs dans leur programmation qui, en les rendant moins efficaces, les humanisent paradoxalement tout en les rendant étranges : ils répondent parfois trop tard aux questions qui leur sont posées, créant un silence gênant, ou rient à des moments qui ne sont pas appropriés. J. Pommerat établit un parallèle à travers la mise en scène de sa pièce : les bugs que l’on retrouve chez les robots se reflètent dans des illusions qui s’emboitent tout au long du spectacle. La réalité même des faits présentés est alors remise en question.
Ces autres perturbations apparaissent : le noir scénique tranchant la pièce en contes singuliers évolue étrangement au fil du spectacle. Au début, en quelques secondes d’obscurité seulement, le décor simple est transformé comme par magie sans bruit apparent : on est dans un nouvel endroit et une autre histoire commence ; mais, plus on se rapproche de la fin, plus le noir est perturbé, s’installe trop tard, finit trop tôt, ou n’arrive pas du tout. Les changements de décor sont alors mis en scène, comme un bug dans la simulation autrefois parfaite, brisant le quatrième mur à travers le travail de l’équipe technique. D’autres petites perturbations de l’espace scénique laissent entrevoir le contraste entre réalité théâtrale et illusion théâtrale. Pour quelques entrées des comédien.ne.s, l’espace du public est utilisé.
De surcroît, tout au long du spectacle, nous ne savons pas exactement combien de comédien.ne.s jouent dans cette pièce. Nous sommes face à beaucoup de personnages différents, et il est rare que nous en retrouvions les noms. C’est seulement au salut qu’il devient clair que la dizaine de personnes qui ont figuré dans la dernière scène constitue la totalité de la distribution. Deux comédien.ne.s se sont divisé les rôles des adultes, pendant que les huit autres actrices adultes ont incarné les garçons et, parfois, leur alter ego féminin pré-adolescent, ainsi que les robots. L’illusion a été maintenue grâce à un travail conséquent de maquillage, de costume et de jeu. L’éclairage utilisé pour cette pièce a lui aussi un rôle dans cette illusion : il brouille consciemment la vue des spectateur.rice.s. L’effet de douche inclinée n’éclaire pas totalement les visages, ce qui nous laisse aussi dans le flou par rapport à l’âge et au genre supposé des comédien.ne.s. Les illusions auxquelles Pommerat livre les spectateur.rice.s ne les manipulent pas. Ce sont plutôt des illusions qui, parce qu’on ne les démystifie que vers la fin du spectacle, brouillent la perception temporelle au fil de la pièce et mettent en évidence l’opposition entre présent réel et futur simulé.

3.2. Le danger du simulacre

La mise en scène de la simulation, que ce soit à l’intérieur de la fiction ou non, et la perturbation qui en découle, souligne les dangers qu’elle peut engendrer. Dans son ouvrage Simulacres et Simulation de 1981, Jean Baudrillard développe sa théorie du simulacre dans l’ère postmoderne. Le simulacre y est défini comme un signe qui ne dénote plus rien : à l’inverse de l’idée de la mimésis qui postule l’existence de l’original et de la copie chez Platon, le simulacre ne se réfère plus au premier et existe indépendamment de celui-ci. Il n’est donc pas le double imité de l’original ; par manque de lien avec ce dernier, son caractère factice disparait comme tel. Le simulacre représenté dans ce spectacle n’est pas le robot en soi ; c’est plutôt l’amour éprouvé à son égard, la relation que l’enfant construit avec lui : « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie10 ». Contes et Légendes interroge donc la relation hyper-réelle qui se tisse entre les enfants pré-adolescents et les robots androïdes : même sans réalité naturelle, originale, un objet artificiel peut produire des relations vraies.
Dans le spectacle, il existe une seule séquence de trois scènes qui s’enchaînent chronologiquement. Un homme, une sorte de coach qui déclare la « guerre des sexes », regroupe une dizaine de pré-adolescents pour leur apprendre la « masculinité » . Il leur demande de lui dire ce que signifie « être un homme ». Les enfants citent quelques adjectifs : « Fort », « courageux ». « Beau ? » Le dernier adjectif ne provoque pas la même réaction que les autres, il ne s’inscrit pas dans la série d’attributs qui constituent l’image homogène recherchée. Il y a une quête essentialiste d’origine, de vérité, de naturel. C’est ironique, car tous les garçons sur scène sont joués par des femmes. Le fait que cette séquence soit la seule dans toute la pièce qui soit constituée de trois scènes qui se suivent révèle son importance. De plus, aucun robot ne se trouve sur le plateau à cet instant. Ce détail implique que cette séquence est plus réelle que les autres scènes du spectacle, une réalité imposée par sa durée. J. Pommerat reconnaît dans son expérimentation du futur en quoi cette perte de repères et cette « invention du réel » provoquent diverses angoisses, dont parle également Baudrillard :

Le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu’il n’y a rien, marque le tournant décisif. Les premiers renvoient à une théologie de la vérité et du secret (dont fait encore partie l’idéologie). Les seconds inaugurent l’ère des simulacres et de la simulation, où il n’y a plus de Dieu pour reconnaître les siens, plus de Jugement dernier pour séparer le faux du vrai, le réel de sa résurrection artificielle, car tout est déjà mort et ressuscité d’avance11

Le passage du signe qui dénote quelque chose, c’est-à-dire une vérité sous-jacente, au signe qui ne dénote plus rien mais qui agit tout de même en tant que réel dans le monde, provoque, selon Baudrillard, une perte de jugement. « Lorsque le réel n’est plus ce qu’il était, la nostalgie prend tout son sens12 ». Cette nostalgie provoque un retour à une autre vérité, quelconque, à laquelle on peut se rattacher. « Il nous faut un passé visible, un continuum visible, un mythe visible de l’origine, qui nous rassure sur nos fins. Car nous n’y avons au fond jamais cru13 ». La simulation qui est expérimentée dans la pièce de Jean Pommerat pose donc aussi la question de la fin : si nous ne pouvons pas nous fier aux certitudes du passé et du présent, comment avoir confiance en l’avenir?

Conclusion

Contes et Légendes de Joël Pommerat élabore un dialogue entre le présent et le futur, mais aussi entre les différentes possibilités que ce futur propose. C’est à travers une fragmentation en contes imaginaires, une notion normalement appliquée au passé, mais ici dirigée vers le futur, que le spectacle imagine une cohabitation entre robots androïdes et humains à travers le regard de l’enfant pré-adolescent. Ce dernier, en quête d’identité, mais aussi de relations avec les autres, se retrouve face à un être artificiel qui apprend mais qui ne se développe pas, ce qui le renvoie vite à sa propre temporalité de vivant organique et à sa finitude tragique. Le fait de proposer un futur hypothétique et d’expérimenter directement au plateau les relations qui pourraient, à partir de données d’aujourd’hui, émerger de cette nouvelle instance qu’est l’intelligence artificielle, renvoie à une forme d’anticipation adaptative. Dans cette dernière, le futur reste indéterminé, tandis que les données épistémiques déduites du passé et du présent servent à créer des situations hypothétiques. Cela renvoie directement au fonctionnement du théâtre expérience, qui ne vise pas à proclamer une vérité, mais essaie d’en produire plusieurs et de les mettre en dialogue. Finalement, nous avons reconnu en quoi cette quête de vérités multiples renvoie à une différenciation fondamentale entre réel et simulation, présente à l’intérieur de la fiction du spectacle, mais aussi reprise dans la structure scénique. En reprenant le thème de la quête d’identité de l’enfant pré-adolescent, J. Pommerat réactive la distinction entre réel et simulacre, qui devient finalement indistinction, selon Baudrillard, pour parler des dangers qu’elle porte.
Le spectacle tout entier peut être reçu comme traitant d’un futur hypothétique, d’une simulation qui n’est pas encore réelle, mais J. Pommerat réclame tout de même une certaine vérité, qui se construit à partir d’interrogations sur l’identité d’aujourd’hui. Que dit Contes et Légendes d’une quête d’identité dangereuse et de la montée actuelle de partis « identitaires », face aux brouillages postmodernes des repères entre vrai et faux, fiction et réalité?

Notes

1 Jean Pommerat, Contes et Légendes. Vu le 13 novembre 2021 au Théâtre National de Bruxelles.

2 Steven Spielberg, A.I.Intelligence Artificielle, 2001

3 Léo Coutellec, Paul-Loup Weil-Dubuc, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur », Revue française d’éthique appliquée, N°2, 2016, p.14-18

4 Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Editions Gaulée, 2001, ebook.

5 Larousse. Conte. in Dictionnaire en ligne.Consulté le 3 décembre 2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ conte/18551#definition.

6 Larousse. Légende.in Dictionnaire en Ligne. Consulté le 3 décembre 2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/l%C3%A9gende/46567.

7 Jean Pommerat,Théâtre contemporain,[En ligne], Compagnie Louis Brouillard, 2019. Consulté le 3 décembre 2021 sur : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Contes-et-legendes pommerat/ensavoirplus/idcontent/96578.

8 Léo Coutellec, Paul-Loup Weil-Dubuc, op.cit., p.14-18.

9 Ibid., p.15.

10 Jean Baudrillard, op.cit., p.7.

11 Ibid., p.16.

12 Ibid., p.17.

13 Ibid., p.24.

Bibliographie

BAUDRILLARD Jean, Simulacres et Simulation, Editions Gaulée,1981, eBook.

COUTELLEC Léo, WEIL-DUBUC Paul-Loup, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur. », Revue française d’éthique appliquée, 2016, N°2, p. 14-18.

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