Ce n’est pas un hasard que les langues néolatines prononcent ces mots de façon à les faire rimer: les deux concepts voyagent sur des voies parallèles. Leur croisement, évidemment, provoquerait un conflit, où la puissance des souvenirs défierait la force des données. Quand on s’approche de l’un on a l’impression de s’éloigner de l’autre, de le manipuler pour le fusionner de manière à pouvoir le superposer à la voie qu’on a (plus ou moins inconsciemment) choisie comme privilégiée.
J’aime penser à la relation entre « Histoire » et « mémoire » comme à la distinction que Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu (1908-1922), institue entre « mémoire volontaire » et « involontaire » : la première, (à mon avis) correspondant à l’Histoire, rend possible le fait de se rappeler des évènements qui se sont succédés dans le passé de façon logique et chronologique ; la deuxième (la mémoire), permet de faire resurgir dans le présent les sensations du passé, et donc de revivre instantanément les temps que furent, à travers les émotions.
L’une n’est pas complète sans l’autre ; aucune des deux ne forme un chemin de fer, de façon autonome. La différence est que l’Histoire, en se servant de la mémoire de ses acteurs (ceux qui vécurent telle situation, dans telles conditions, à telle époque), parvient à être une science : un ensemble cohérent de données et de témoignages, grâce auquel on peut entreprendre le chemin qui mène à la vérité des faits. Au contraire, quand ce n’est pas l’Histoire qui se trouve à la base, mais la mémoire, cette dernière utilise une sélection de faits objectifs pour justifier une idée subjective : elle se sert de certaines sources, choisies arbitrairement (sur la base soit d’une idéologie, soit d’une attente précise de résultats…) afin de prouver la supposée véridicité d’une théorie. Dans ce sens-là, la mémoire n’est qu’une version de l’Histoire (par exemple, la sénatrice Mussolini vous dira que le fascisme a été un âge d’or pour l’Italie); voilà pourquoi cette dernière mérite d’être écrite avec une majuscule, et non pas l’autre.
La mémoire est toutefois nécessaire à l’Histoire. A ce propos, ma conception de la relation qui lie ensemble « mémoire » et « Histoire » a été considérablement influencée par l’incipit du roman de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être (1982) : l’auteur commence par expliquer l’idée de l’éternel retour (théorisée par Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885), selon laquelle « la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est […] sans poids, […] et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien. Il ne faut pas en tenir compte, pas plus que d’une guerre entre deux royaumes africains du XIVe siècle, qui n’a rien changé à la face du monde, bien que trois cent mille Noirs y aient trouvé la mort dans d’indescriptibles supplices. » Ce qui ferait la différence, dans ce conflit entre deux royaumes africains du XIVe siècle, serait la répétition de l’évènement historique pour « un nombre incalculable de fois dans l’éternel retour », car dans ce cas-là il deviendrait « un bloc qui se dresse et perdure, et sa stupidité » serait « sans rémission ».
Kundera explicite le concept en théorisant comment « Si la Révolution française devait éternellement se répéter, l’historiographie française serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d’une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots, des théories, des discussions, elles sont plus légères qu’un duvet, elles ne font pas peur. Il y a une infinie différence entre un Robespierre qui n’est apparu qu’une seule fois dans l’histoire et un Robespierre qui reviendrait éternellement couper la tête aux français. »
Ce qui manque aux récits de l’historiographie (française), d’après Kundera, est une sensation : dans le cas spécifique, la peur. Si Proust était toujours parmi nous, on lui demanderait de tremper sa madeleine dans une tasse de thé pour être témoins de sa joie. Si les acteurs de l’époque révolutionnaire française étaient encore vivants, les historiens pourraient les interroger comme l’on fait avec nos grands-parents à propos de la Seconde Guerre Mondiale ; en alternative, la direction que doit prendre la recherche historique est celle du recueil de données « subjectifs » (journaux, lettres, œuvres d’art…), à confronter avec les données objectifs de base (statistiques, dates, taux, nombres…).
Kundera termine son explication de l’idée de l’éternel retour en disant qu’il « désigne une perspective où les choses […] nous apparaissent dans la circonstance atténuante de leur fugacité. Cette circonstance atténuante nous empêche en effet de prononcer un quelconque verdict. Peut-on condamner ce qui est éphémère ? ». Je crois que dans cette phrase réside l’une des fonctions fondamentales de l’Histoire (que, comme nous l’avons vu, doit s’appuyer aussi sur la mémoire afin d’être complète) : celle de préserver de l’oubli. La possibilité de formuler un jugement sur le passé s’exerce à posteriori, en faisant un bilan et une analyse des conséquences d’un évènement historique : l’Histoire est donc le sel de l’humanité, dans la mesure où elle est capable de conserver (potentiellement, de manière efficace comme l’est le sel dans la conservation alimentaire) vive une mémoire des faits (en tant que mémoire, authentique) qui se rapproche le plus possible à l’objectivité. Ce passé « dans le sel » peut non seulement être soumis à un verdict par les générations futures, mais il peut être aussi évité s’il est condamné et perpétuellement rappelé comme tel : dans ce sens-là, l’Histoire exerce aussi une fonction préventive, celle de potentiel remède des cancers de l’humanité.

BIBLIOGRAPHIE:
BENNETT Alan, The History boys (2004) ;
KUNDERA Milan, L’insoutenable légèreté de l’être (1982) ;
NIETZSCHE Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra (1885) ;
PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu (1922).

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