Introduction

Lorsqu’il part pour voyager en Grèce, Émile Cartailhac est un préhistorien reconnu : à 41 ans il est chargé d’un cours d’archéologie préhistorique à la Faculté des lettres de Toulouse1 ; il est aussi membre fondateur et co-directeur de la revue L’Anthropologie, auteur de plusieurs articles et ouvrages scientifiques ; enfin il est associé au Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse ainsi qu’au Musée Saint-Raymond. En matière de photographie, il est loin d’être un amateur : depuis pas mal d’années, en effet, il s’est formé auprès de grands maîtres toulousains tels Eugène Trutat, son collègue du Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse, et Charles Fabre, professeur de chimie à la Faculté des Sciences de Toulouse qu’il rencontrait régulièrement lors de ses cours de préhistoire, mais aussi Nadar avec lequel il était en contact. Quelques années auparavant, en 1892, il avait publié une étude sur les Baléares dont un volume entier de phototypies tirées des photographies qu’il avait lui-même réalisées sur le terrain2.
Après son retour de Grèce, et comme à son habitude, Cartailhac a donné une incroyable publicité à ce voyage en multipliant les conférences à Toulouse et dans la région.

Ainsi, au printemps 1897, il donne à Montauban, pour les membres de la Société archéologique de Tarn-et-Garonne, une conférence qui fut largement appréciée, comme le note l’auteur du compte-rendu publié dans le Bulletin de la Société en 1897 :

« grâce à un appareil de projection merveilleux, les vues photographiques atteignaient des proportions considérables et donnaient l’illusion de la réalité ; il était dirigé par M. Lassale, le distingué photographe de Toulouse, et a fonctionné admirablement. »3

Cartailhac a aussi eu l’heureuse idée de consigner les différentes étapes de son voyage dans une longue relation qui fut publiée par le Bulletin de la Société de géographie de Toulouse4. Cet article est pour nous un outil particulièrement précieux, car il complète par un commentaire toujours vif et savoureux beaucoup des clichés qu’il avait réalisés et que restitue l’ensemble des plaques de verre en très bon état que nous présentons. Entre voyage d’études et témoignage personnel, entre texte et images, chacun pourra ainsi se mettre pour quelques minutes dans les pas de l’archéologue toulousain.

La « croisière des savants »5 de 1896

Le projet d’un tel voyage, premier du genre, émane d’un homme dont la science et l’érudition ont considérablement marqué le milieu de l’archéologie de cette époque : Salomon Reinach (1858-1932). Ancien de l’École française d’Athènes, conservateur des musées de France, celui-ci souhaitait célébrer le cent cinquantenaire de cette vénérable institution et donner aussi la possibilité à tous ceux qui contribuaient à l’érudition française de pouvoir, enfin, visiter un pays que beaucoup connaissaient par leurs études, mais sans n’y avoir jamais mis les pieds6.
Le projet fut pourtant contrarié par le fait que, la même année, les jeux Olympiques devaient renaître de leurs cendres sous l’impulsion de Pierre de Coubertin. Si le projet de célébration de l’École française d’Athènes fut abandonné, le voyage eut bien lieu, et la publicité qui en fut faite par la maison Hachette, propriétaire de la revue Le Tour du Monde. Journal des voyages et des voyageurs, suffit à rassembler un nombre important de participants, auquel s’agrégèrent plusieurs dizaines de jeunes athlètes qui souhaitaient participer aux jeux et y défendre les couleurs de la nation.

Cartailhac, « conseiller » dans l’organisation du voyage

Dans la correspondance de Cartailhac7, quelques courriers d’Émile Bourgeois, directeur de la revue Le Tour du Monde, permettent de se rendre compte de l’implication de l’archéologue dans la préparation du voyage. Il faut dire qu’il était doté d’une longue expérience dans l’organisation des excursions archéologiques ayant eu à s’occuper de plusieurs manifestations scientifiques, parfois d’ampleur internationale.

Avant le départ, il semble avoir suggéré quelques idées pour occuper les passagers durant la traversée, comme en témoigne une lettre d’Émile Bourgeois :

« Encore une fois merci de tout ce que vous nous donnez d’utiles indications. Votre idée des conférences est adoptée. Une salle spéciale sera réservée à bord du paquebot. Nous ferons des projections à l’électricité, qui est à bord du paquebot. Il faut évidemment craindre les coups de mer. Nous ne pourrons pas donner suite à votre idée d’un journal de bord, pour des raisons que je vous exposerai quand j’aurai le plaisir de vous voir à Marseille. Mais nous cherchons à le remplacer par autre chose. » (lettre du 19 mars 1896).

 

 

E. Bourgeois précise aussi en post-scriptum : « Nous allons faire le nécessaire pour les douanes. », une préoccupation pour Cartailhac qui apportait son propre matériel photographique et voulait éviter des contrôles qui auraient pu ruiner ses clichés.
Quelques jours plus tard, Émile Bourgeois le consulte à nouveau pour préparer les soirées de projections sur le paquebot :

« Il m’a été difficile de vous prier plus tôt de la démarche que vous m’aviez gracieusement offert de faire auprès de mon ami, le doyen de la Faculté des Lettres de Toulouse pour que cette Faculté voulût bien nous prêter les clichés à projections dont elle dispose. Il fallait que je fusse au préalable assuré de l’appareil à projections et je ne l’ai été qu’hier. Voudriez-vous demander donc à Mr Durrbach8 s’ils ont des clichés de Delphes, Olympie, Mycènes, Argos et Tirynthe, et m’avertir par un petit mot de réponse que j’aurais encore le temps de recevoir ici vendredi matin. Je ne pars que samedi pour Marseille. Je vous prierais en outre pour éviter tout risque de vouloir bien les apporter avec vous à Marseille. Je serai au bateau à partir d’une heure et demie. Et je vous présenterai à Mr Fontaine notre collaborateur, professeur au lycée de Versailles, de physique, très expert en fait de projections et qui s’entend ce matin avec Mr Molteni9 pour l’installation de l’appareil qu’il nous prête. » (lettre du 25 mars 1896)

Cette collaboration avec les organisateurs du voyage devait se prolonger après le retour, puisque Cartailhac fut sollicité pour fournir certains des clichés qu’il avait faits. C’est M. Fontaine qui s’occupait de collecter pour la maison Hachette les photographies qui seraient publiées dans l’Album photographique :

« La maison Hachette se préoccupe d’établir l’Album photographique qui devra contribuer à fixer le souvenir du voyage si intéressant dont le « Tour du Monde » a eu l’initiative. Cette collection serait plus variée, plus complète si une dizaine d’amateurs sérieux voulaient bien joindre quelques clichés à ceux que j’ai conservés. Je vous serais reconnaissant de vouloir bien m’adresser – le plus tôt possible – une épreuve sur papier des meilleurs clichés que vous avez obtenus. » (lettre du 27 avril 1896)

 

 

 

 

 

Cartailhac semble avoir répondu assez rapidement à cette demande, en fournissant toute une liste de ses clichés, dont on peut avoir une idée d’après une lettre de M. Fontaine10 :

« J’en vois quelques-uns qui pourraient compléter ma collection ; pour l’instant vous pourriez m’envoyer seulement une épreuve sur papier des vues suivantes :
– Castalie (Gorge avec un peu de ciel)
– Théâtre (Le mien est très sombre)
– Le temple
– Vue générale de Mycènes (la mienne est légèrement décapitée- Erreur du viseur)
– Vue du trésor d’Atrée (La meilleure des deux)
– Olympie : Wagon des cuisiniers ; La voie et les dîneurs
– Argos Rue principale (mon 13/18 est arrivé brisé)
– Syra Vue d’une rue montante avec porteuses d’eau ; vue d’une descente (balcons saillants)
– Nauplie Fenêtre avec « jolies fillettes »
– Éleusis Groupe de paysannes
Athènes Ancienne Cathédrale (Encore une décapitation ; désaccord entre le viseur & la plaque) ; Stade – Entrée du roi ; stade avec acropole dans le fond. » (lettre du 5 mai 1896).

 

Finalement, c’est une dizaine de clichés de Cartailhac qui seront utilisés dans l’album photographique11 , mais il semble aussi que quelques clichés aient été endommagés au grand dam du photographe toulousain12.

 

Couverture de l’Album photographique – Crédit : Sandra Péré-Noguès

 

Le voyage de Cartailhac

Mais revenons au voyage lui-même et d’abord à son prix. Il aurait coûté à Cartailhac la somme de 1350 francs pour 3 places13, sans que l’on sache vraiment qui l’accompagna. Néanmoins, il n’était probablement pas en première classe puisque le prix fixé par tête – pour les mieux lotis – semble avoir été de 600 francs aux dires de Salomon Reinach14. Malgré tout, l’engouement fut tel que le paquebot transporta plus de monde que prévu comme l’indique Cartailhac :

« Aussitôt cent soixante passagers sont inscrits et Paris télégraphie aux retardataires que le liste est close. Vous croyez peut-être que ceux-ci se tiennent pour satisfaits ? Quelle erreur ! Cinquante partent pour Marseille, décidés à coucher sur le pont ou dans la cale, résolus à tout, excepté à rester à terre. Le Bureau des Messageries, sur la Cannebière, ne vit jamais un pareil assaut ; finalement, il céda – au fond il ne demandait pas mieux – et voilà pourquoi nous étions sur le Sénégal quatre ou cinq dans nos cabines au lieu de deux ou trois. Je dois dire que nous n’avons pas eu à regretter cette multiplication : au nombre des derniers venus étaient quelques-uns des meilleurs d’entre nous, et trois jeunes vainqueurs aux jeux olympiques.15»

Parmi les illustres savants que la croisière comptait, se trouvaient deux membres de l’Institut, Gustave Larroumet qui fera lui aussi une relation de ce voyage16, et le mathématicien Henri Poincaré. L’excursion était conduite par un ancien membre de l’École française d’Athènes, Paul Monceaux, professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis à Paris, qui était un spécialiste du site d’Olympie, ainsi que deux représentants de la maison Hachette, MM. Fontaine et Jacottet. Sur place les excursionnistes purent profiter des lumières de Théophile Homolle, directeur de l’École et des fouilles de Delphes. Enfin, une trentaine de « dames » participèrent à ce voyage qui offrait la commodité que chaque nuit était passée à bord du paquebot, et non dans des hébergements qui, à l’époque, restaient en Grèce rares et peu confortables.

Le périple

Comme il n’était pas possible de reconstituer la chronologie précise du voyage à partir du texte de Cartailhac, nous avons recouru au compte-rendu de Salomon Reinach pour restituer le calendrier des visites.

– 30 mars départ du Sénégal à 4 heures du matin
– 1er avril : avant l’aurore, le paquebot jette l’ancre à Itea ; 2 heures de visite à Delphes
– 2 avril : mouillage à Katakolo ; train jusqu’à Olympie
– 3 avril : mouillage à Nauplie ; train spécial Argos-Mycènes et Tirynthe
– 4 avril jusqu’au 8 avril : Pirée ; inauguration des jeux Olympiques, visite des monuments et des musées
– 9 avril : Délos puis court arrêt à Syra et départ pour Marseille
– 13 avril : débarquement à Marseille

Fasciné par la Grèce, Cartailhac le fut au même titre que ses compagnons de voyage. Ses photographies et ses commentaires révèlent un profond attachement à une culture qu’il avait certes appris à connaître durant ses études, mais qu’il admirait et qui le fascinait. On pourra regretter de n’avoir pas assez de commentaires sur tout ce qui fut visité, mais un fort sentiment d’admiration et de respect pour l’Antiquité en ressort. L’archéologue se révèle aussi un excellent ethnologue dès lors qu’il s’agit de décrire les us et coutumes des Grecs de son temps, au risque de se montrer parfois critique à l’égard des grands événements, tels les jeux Olympiques qu’il ne semble pas avoir apprécié. C’est finalement l’amoureux mais aussi le parfait connaisseur de l’histoire grecque que le récit de Cartailhac nous donne à découvrir au travers de ce long texte dont nous n’avons retenu que quelques fragments.

 

1. Il avait inauguré à l’hiver 1882 un premier cours libre et gratuit « d’histoire naturelle de l’homme » à la faculté des Sciences de Toulouse, une première en France.
2. E. Cartailhac, Les monuments primitifs des Baléares, Privat, Toulouse, 1892. [Disponible sur Gallica Numérique]
3. Bulletin archéologique et historique de la Société archéologique de Tarn-et-Garonne, tome 25, 1897, p. 167.
4. E. Cartailhac, « Huit jours en Grèce », Bulletin de la Société de géographie de Toulouse, 1896, 15, p. 421-453 ; 533-576.
5. H. Yiakoumis et I. Roy, La Grèce. La croisière des savants 1896-1912, Picard, Paris, 2000.
6. H. Duchêne, « La croisière des jeux Olympiques », Dossiers d’Archéologie, 2003, 285, p. 102-113.
7. La correspondance d’Émile Cartailhac a fait l’objet d’un programme de numérisation et de mise en ligne qu’il est possible de consulter sur ce lien : http://tolosana.univ-toulouse.fr/corpus/archives-prehistoriens/cartailhac.
Pour les lettres d’Émile Bourgeois, on en compte six et toutes appartiennent au fonds Begouën.

8. Félix Dürrbach (1859-1931), professeur d’antiquités grecques et romaines à la Faculté des lettres de Toulouse, épigraphiste et membre de l’Institut.
9. On peut penser qu’il s’agit du photographe Alfred Molteni (1837-1907) qui fut aussi entrepreneur et créateur de nombreux appareils de projections lumineuses dont il fit la promotion pour l’enseignement scolaire.
10. Celui-ci le félicite de la qualité de son travail dans un courrier non daté et lui écrit : « J’aurais à apprendre de vous quantité de choses relativement à la pratique de la photographie et à savoir quel développement vous avez employé. Quel papier ? » (fonds Begouën : FBC_084_001)
11. Nous les avons marqués d’un astérisque dans la liste des illustrations.
12. Sur une carte non datée et adressée à Emile Bourgeois, Cartailhac a écrit : « reçu une partie de mes clichés tous odieusement abîmés c’est indécent et bête. Lettre suit » (fonds Begouën : FBC_084_001)
13. Comme l’atteste une lettre de la Compagnie des Messageries maritimes du 18 mars 1896 (fonds Begouën : FBC_084_002).
14. S. Reinach, « Le voyage du “Sénégal” », L’Anthropologie, 1896, 7, p. 246.
15. E. Cartailhac, op. cit., p. 423-424.
16. G. Larroumet, Vers Athènes et Jérusalem. Journal de voyage en Grèce et en Syrie, Hachette, Paris, 1898.