Pour chaque Congrès, un thème général est proposé. Les organisateurs ont choisi pour cette douzième édition un thème suffisamment large pour accueillir des chercheurs travaillant dans des domaines très différents : spécialistes de la littérature médiévale, moderne ou contemporaine, linguistes, sociolinguistes, spécialistes de l’histoire médiévale, moderne ou contemporaine, musicologues, anthropologues, sociologues…
Fidélités et dissidences
L’usage s’est établi, au fil du temps, de désigner par « Croisade des Albigeois » ou « croisade contre les Albigeois » la campagne militaire menée a partir de 1208 contre le catharisme établi dans une partie du Midi de la France. Cette appellation qui associe la croisade et les Albigeois (ou l’Albigeois) a beau ne correspondre qu’en partie à la réalité historique, elle est solidement implantée dans les esprits. C’est à partir de cet événement historique que la thématique du Congrès a été définie : le catharisme représente une hérésie, une dissidence, par rapport à la doxa catholique. À l’occasion de ce conflit, les sentiments de fidélité sont mis à l’épreuve : fidélité au seigneur, au roi, à l’Église. Cet antagonisme entre fidélité et dissidence, vécu sur un mode particulièrement dramatique au moment de la croisade, se retrouve peut-être à d’autres niveaux, selon d’autres modalités et à d’autres périodes, dans divers champs de l’activité culturelle produite en lien avec la langue ou la culture occitanes.
Dans le domaine des études littéraires, il est clair qu’à chaque époque, l’écriture se déploie en tenant compte de normes, de règles, véhiculées implicitement ou formulées explicitement, qui définissent des modèles d’écriture. Les auteurs choisissent en conscience de se conformer à ces prescriptions, de s’y opposer ou de les ignorer. Les troubadours connaissent sans doute la période la plus critique de l’histoire de la dissidence en Occitanie, où l’action militaire va jusqu’à l’extermination des acteurs, et la chanson lyrique devient alors un instrument de propagande quand elle ne sert pas d’exutoire tout en respectant scrupuleusement les modèles esthétiques du trobar. À l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), les fidélités et les dissidences se définissent par rapport à des modèles d’écriture qui sont français ou occitans (Godolin, Bellaud et les Provençaux…). La fondation du félibrige (1854) et l’apparition d’un occitanisme militant, après la Seconde Guerre mondiale, permettent de définir des voies, de produire des modèles et en même temps génèrent des contre-modèles que l’histoire littéraire a peut-être eu tendance, comme pour les périodes précédentes, à négliger. Dans toutes les époques, la fidélité ou l’opposition à l’autorité locale, au roi ou à l’État (français, italien ou espagnol), aux Églises, constitue un ressort peut-être plus central qu’on ne croit dans la conception et la diffusion des œuvres de langue occitane.
Sur le plan linguistique, l’occitan connaît à toutes les époques une tension entre la fidélité à l’usage local et la convergence spontanée ou construite vers une koinè ou un standard. Cela est vrai dès le moyen âge où l’importance de la dialectalité a peut-être été sous-estimée ou occultée par la tradition d’étude ou d’édition qui met en avant les convergences. Cela est vrai jusqu’aujourd’hui dans les mouvements renaissantistes, soucieux tantôt de fidélité aux usages hérité, tantôt de bâtir un acrolecte capable de rivaliser en prestige avec le modèle français.
La fidélité et la dissidence peuvent également fonder un renouvellement ou une autre lecture de l’histoire sociolinguistique de l’occitan en incitant s’interroger sur le renversement ou le maintien des modèles, sur la loyauté linguistique (à la langue globalement, ou à sa forme locale) et sa rupture, sur les conflits de loyautés (à l’occitan d’un côté, au roi, à la République de l’autre). Dans la linguistique interne, fidélité ou dissidence concernent plus l’attitude des linguistes que leurs objets. Les linguistes occitans et les linguistes de l’occitan ont été, dans la linguistique romane, parfois conservateurs (des notions de langue et de dialecte par exemple) et par là même dissidents face aux doxas montantes, parfois et en même temps courageusement novateurs, en allant les premiers explorer le terrain. Aujourd’hui, la linguistique de l’occitan moderne doit continuer d’inventer des dialogues fructueux entre l’héritage de la tradition dialectologique et les modernités, parfois contradictoires et conflictuelles, de la technologie des corpus et des constructions théoriques.
Dans le champ des études historiques, pour la période médiévale, la thématique de la fidélité renvoie explicitement à la structuration de la société féodale. Fidélité et féodalité ont partie liée : les serments, les hommages, les convenientiae, conservés en très grand nombre dans le Midi de la France, éclairent le fonctionnement d’une société sans État, dont les liens inter-personnels constituent le fondement. Aux époques plus récentes, la fidélité se décline, en France, dans plusieurs directions de la recherche en histoire, depuis les affrontements religieux des XVIe-XVIIIe siècles, qui ont suscité des fidélités concurrentes entre catholicisme et protestantisme, jusqu’à la construction de l’État-nation (fidélité à la province et aux « petits pays »), depuis les querelles révolutionnaires entre Jacobins et Girondins, jusqu’aux planifications contemporaines de la décentralisation et de la réforme des régions.
Pour toutes les disciplines et sous-disciplines représentées au sein du Congrès, les notions de fidélité et de dissidence peuvent donner l’occasion de repenser la façon dont se sont élaborées des œuvres et se sont constitués des champs de savoir dont nous sommes à la fois, en tant que chercheurs, à la fois les héritiers, les exégètes et, parfois aussi peut-être, les prisonniers.