Kodama est la première maison d’édition cartonera fondée à Tijuana, en novembre 2010. Son nom désigne des esprits de la forêt dans la mythologie japonaise, qu’on retrouve notamment dans les films d’Hayao Miyazaki comme Princesse Monoke. C’est déjà un élément significatif d’ouverture sur le monde et sur les cultures. De plus, la culture japonaise, et notamment la part qui est liée aux animés et aux mangas, est très populaire chez les jeunes dans beaucoup de pays développés. Le fait de reprendre cette culture et de s’en servir par exemple pour illustrer certaines couvertures des œuvres qu’ils éditent participe d’une popularité possible au niveau international. Kodama Cartonera possède un blog tumblr, une page facebook et un compte twitter, ce qui montre aussi son intégration aux canaux de diffusion modernes, présents sur toute la planète, et là encore très populaires chez les jeunes.

Le lieu de fondation, Tijuana, est aussi un élément important, puisqu’il s’agit d’une ville frontière, d’une ville jumelle avec San Diego aux États-Unis. On comprend ainsi qu’une des clés pour analyser cette maison d’édition est la bonne compréhension du contexte social et économique de cette zone. Tijuana tout comme les autres villes frontières avec les États-Unis compte énormément de maquiladoras, ces usines appartenant à des firmes américaines, et qui emploient énormément de mexicains, en particulier des femmes, en les rémunérant très peu alors même que les conditions de travail sont extrêmement difficiles. Cette source d’emploi, même précaire, attire beaucoup d’immigrés notamment des régions rurales et montagneuses du Sud du pays. Les femmes subissent énormément de violences, notamment de la part de leurs employeurs mais pas uniquement. Les violences envers les femmes, pour le seul motif qu’elles soient femmes, sont tellement courantes qu’elles entraînent des milliers de mortes, et qu’on en vient à utiliser le terme féminicide pour qualifier le phénomène. Pour Kodama Cartonera, la lutte contre ces violences, la lutte féministe émancipatrice est très importante, et s’accompagne de manière logique d’une critique du capitalisme et du néo-libéralisme, à l’origine de la situation économique et sociale difficile.

Cette lutte contre le capitaliste et contre les conséquences concrètes qu’il peut avoir sur la société se traduit notamment dans le domaine de l’édition qui voit le développement de grandes multinationales qui ont racheté beaucoup d’entreprises du secteur, et pratiquent des prix prohibitifs ne permettant pas l’accès universel à la culture. Les éditions cartoneras en général, et Kodama en particulier, s’organisent en atelier coopératifs, avec une structure horizontale, où chaque personne participe à la production de l’ouvrage. Cette ouvrage n’est plus au final le produit du seul artiste, même si celui-ci participe activement et concrètement à son édition, mais bel et bien le fruit unique et original d’un travail collectif. Chaque membre apporte ses savoirs faire, augmente les capacités d’autoformation du groupe, et dans le cas de Kodama héberge les ateliers chez lui, puisque la maison d’édition n’a pas de local. Le système de droits d’auteurs, de licence, peut aussi être considéré comme étant subversif envers le système capitalisme, et les incidences qu’il a sur le monde de la culture. Les œuvres sont en effet placés sous licence creative commons, ce qui signifie que leur partage et leur modification (dans la plupart des cas) sont libres. L’utilisation, comme c’est le cas aussi dans les autres maisons d’éditions cartoneras, du copyleft, c’est-à-dire de la session des droits pas les auteurs.

La lutte anti-capitaliste, et pour une autre société plus coopérative que représente cette initiative est aussi à remplacer, dans un contexte national, au-delà du contexte local de Tijuana. Le Mexique est un des pays du monde plus plus touchés par la violence et le développement de groupes armés, paramilitaires. Le trafic de drogue est depuis longtemps un élément important du pays, notamment à cause de sa situation géographique idéale pour l’exportation vers les États-Unis. Le DEA, département de lutte anti-drogue américain, exerce des pressions importantes sur les gouvernements successifs, officiellement pour mettre fin au trafic de drogues. En 2006, le président Calderón, à peine élu, prononce un discours dans lequel il déclare la guerre au narcotrafic. Les conséquences de cette prise de position sont très importantes, puisque le pays subit une très forte militarisation, qui va de la police aux groupes paramilitaires. La situation devient très difficilement contrôlable, et la violence augmente partout dans le pays. Les quantités de capitaux que possèdent les groupes de trafiquants provoquent des problèmes de corruption très importants, et cela altère par exemple le fonctionnement de la police et de la justice. De plus, le pouvoir des multinationales, notamment nord-américaines, est énorme, et renforcé par les politiques successives de privatisations engendrées depuis le début des années 2000.

La maison d’édition s’inscrit aussi dans un contexte éditorial mexicain et plus largement latino-américain. Le Mexique est aujourd’hui le pays dans lequel il y a le plus d’éditions cartoneras. À l’origine de ces éditions, il y a deux éditions, Cuernavaca et Santa Muerte (qui se revendiquent elles-mêmes d’Eloísa Cartonera), qui ont inspiré les éditions créées plus récemment, notamment dans les années 2010. Kodama s’inscrit dans la filiation de la seconde. Les membres du collectif d’édition ont pris conscience de leur inscription dans un « champ cartonero » lors de la 2nde Feria de Editoriales Independientes de Cuernavaca (2011). Kodama collabore d’ailleurs avec Red de editoriales cartoneras latinoamérica, un réseau de cartoneras de tout le territoire latino-américain. La collaboration avec le milieux éditorial indépendant et cartonero se fait aussi au niveau du Mexique, avec de nombreuses publications en coédition avec notamment La Verdura ou Cohína. Un point de vente fixe est d’ailleurs né de la collaboration entre Kodama et une maison d’édition indépendante, non cartonera, Grafógrafo ediciones, qui leur cède une place dans leurs locaux.

Les supports physiques, livres, avec des couvertures en cartons, ne dépassent généralement pas les 300 tirages et sont confectionnés à la demande. Ce n’est pas la seule activité de la maison d’édition. Elle met aussi en ligne les ouvrages, en format numérique, et sous licence creative commons, et notamment à travers la plateforme gratuite Issuu. C’est quelque-chose de fondamental, puisque cela place la maison d’édition au carrefour de deux champs culturels : celui des cartoneras et celui de la cyberculture. L’écho de leurs publications est renforcé par la publication en ligne puisqu’elle permet un succès national et même international alors que les publications physiques ne permettent qu’une réception relativement locale. La publication elle-même change aussi de nature artistique, et permet l’intégration de nouveaux éléments, comme les liens ou bien encore les commentaires. L’interaction avec les lecteurs, que ce soit par les commentaires ou bien via les réseaux sociaux (autour de 900 abonnés sur Facebook et Twitter), est rendu possible, et permet aux membres du collectifs d’amplifier les possibilités de retour sur leurs publications.

Il est important de montrer aussi comment se place la maison d’édition dans le champ cartonero en général. Cette application du concept de Bourdieu est soulevée par les membres de l’édition Kodama eux-mêmes dans un article sur les éditions cartoneras au Mexique.

« Luego de una década del nacimiento de Eloísa, la editorial cartonera fundadora, en Latinoamérica y el resto del mundo se ha ido constituyendo (como diría Pierre Bourdieu) un ‘‘campo’’ cartonero ».

Dix après la naissance d’Eloisa, la maison d’édition cartonera fondatrice, en Amérique du Sud et dans le reste du monde s’est petit-à-petit construit (comme le dirait Pierre Bourdieu) un ‘‘champ’’ cartonero.

Ils définissent ainsi les caractéristiques du champs cartonero :

copyleft

– promotion de la conscience écologique

– fabrication à la main

– tirages bas, et à la demande

– basées localement

– publication d’auteurs encore inconnus, censurés ou bien oubliés

– abolition de la hiérarchie et collectivisation de l’édition de livres

Pour terminer cette présentation de Kodama, voici un fragment d’un texte qu’ils ont édité en 2017 et qui est disponible en ligne, El Creador de Mitos y Otros Cuentos, de Viviana M. Hernández Alfonso.

UN LABERINTO, UN TORO, UN OVILLO

Nuestro hermoso deber es imaginar

que hay un laberinto y un hilo.

Jorge Luis Borges

Al general Tauro le gustaba hacer la misma broma, una y otra vez, riéndose a costa del rey Minos y su sino poblado de toros. Le gustaba hacer reír a Pasifae diciendo que lo más apropiado para el hijo de Europa era llevar un buen par de cuernos.

Tanto empeño ponían la reina y el general para que aquellas protuberancias óseas se desarrollaran, que para calmar aquellos ardores, los dioses decidieron premiarlos con un embarazo.

De los dolores del parto, Pasifae pasó el pasmo de ver entre sus brazos a un niño que era una copia diminuta de su amante y que, admás de los cabellos negros y los ojos verdes, tenía la piel del color de las aceitunas que se secan al sol hasta tornarse saladas. La vergüenza de Minos estaba expuesta en aquel niño que mamaba de la teta que antes había besado el padre.

 

Pour plus d’exemples vous pouvez consulter le catalogue en ligne de Koadama, ainsi que le portail de Kodama sur Inssu qui permet de télécharger gratuitement les œuvres.

Pour conclure, on peut simplement dire que Kodama se place à la frontière de la cyberculture et de l’édition cartonera, grâce à l’important travail de mis en ligne et à leur présence sur les réseaux sociaux. Elle se place aussi sur une frontière physique, celle qui sépare le Mexique et les États-Unis, les villes jumelles de San Diego et de Tijuana. Enfin elle se place sur la frontière idéologique entre le Mexique capitaliste marqué par la violence et le sexisme et la société anti-capitaliste, pacifiste et féministe pour laquelle elle milite, tant par la politique éditoriale qu’elle met en place que par la structure même de la maison d’édition.