Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

L’accès à la lecture par et pour tous : Magnolia Cartonera

Daniele Carneiro et Juliano Rocha  donnent naissance à l’editora Magnolia Cartonera en 2014 à Curitiba – Brésil. Fruit d’un projet de long-terme, les deux artistes travaillent depuis 2012  pour favoriser l’accès à la lecture pour tous. Tout commence avec la création d’une bibliothèque communautaire, libre et indépendante dans la zone rurale de Morretes, Etat de Paraná au Brésil. Une bibliothèque communautaire, c’est un espace de lecture, d’apprentissage, qui a surgi à l’initiative de la communauté et qui est géré par elle. En d’autres mots, la bibliothèque est créée par et pour la communauté, dans le but de permettre un accès à la culture, la littérature, les arts, là où cet accès n’existait pas ou peu.

source: bibliotecas do brasil

En effet, la démocratisation du livre au Brésil est initiée en 1994, avec le plan de stabilisation du Réal brésilien. Auparavant, entre 1884 et 1984, l’inflation était telle – 20% par mois – qu’il n’existait pas un prix stable du libre. Depuis 2002, le Brésil voit naître de nombreuses maisons d’éditions et de nouveaux canaux de vente de livres : cela permet l’augmentation des ventes et du nombre de livres.

Motivés à promouvoir le partage de livres, Daniele et Juliano créent le blog Bibliotecas do Brasil en 2012. Ce dernier devient un répertoire des actions et projets nationaux compilés par nos deux auteurs. Le blog permet visibilité, création d’un réseau, partage, coopération à ces projets. A la suite de cette initiative, le duo crée l’action Leia, empreste ou devolva (Lis, prête ou rends) en 2013, toujours dans l’optique de favoriser et faciliter le partage de livres. Ils offrent gratuitement des ressources visuelles et un tutoriel de création de bibliothèque communautaire sur leur blog.

source: bibliotecas do brasil
source: bibliotecas do brasil

La découverte du mouvement cartonero lors d’un voyage en mai 2014 à Porto Alegre sera le tournant pour le duo. La première editora cartonera naît pendant la grande crise économique et politique du début des années 2000 à Buenos Aires. Ce sont  Washington Cucurto et Javier Barilaro qui créent Eloisa Cartonera en 2003. Au Brésil, la première est Dulcineia Catadora (La Dulcinée Collectrice ; collectrice de cartons recyclables) en 2007 à São Paulo. Le Brésil n’est à ce moment-là pas empreint d’une crise comme en Argentine. Cependant, les editoras cartoneras au Brésil comme en Argentine reflètent la volonté pour tous de créer et d’avoir accès aux livres, sans passer par le marché éditorial capitaliste en place.

Les livres cartoneros sont des créations artisanales et artistiques uniques de livres en carton recyclé. Ils ont l’avantage d’être très peu coûteux, à la production comme à la  vente et d’offrir une indépendance totale en matière de création, d’édition et de publication. Les cartoneros s’alignent sur les questions sociales : motivation à la lecture, promotion d’auteurs latino-américains, locaux et indépendants, économie collaborative et juste.

Une véritable résistance culturelle face au néolibéralisme, un mouvement transgressif des marges contre la production de livres centralisée. Transgression d’une marge contre le centre, transgression des déchets qui deviennent de l’art, transgression de la littérature qui se lie aux arts visuels.

Permettre un accès à l’information et à la connaissance pour tous, voilà leur priorité. Ils mettent gratuitement à disposition du lecteur des idées, projets, et outils pour ceux qui ne peuvent acheter leurs créations. Ainsi, ils offrent un moyen aux plus défavorisés d’ « élargir leur vision du monde » :


« L’accès aux connaissances et aux outils que l’éducation permet doivent être accessibles à tous ceux qui souhaitent élargir leur vision du monde et, en faisant usage de ces connaissances, potentiellement améliorer leur qualité de vie. » 

Site Bibliotecas do brasil, traduction de l’auteur

Dès lors, et jusqu’à aujourd’hui, Magnolia Cartonera publia six livres au format cartonero et huit zines, des revues artisanales.
817 livres vendus dans 26 Etats et 161 villes brésiliennes. De plus, leurs créations sont disponibles dans plusieurs bibliothèques étasuniennes et anglaises. Voici ici quelques-unes de celles-ci :

  • Guia prático para bibliotecas comunitárias en 2016, manuel pratique qui donne des outils pour créer et organiser une bibliothèque communautaire autogérée et indépendante.
source: bibliotecas do brasil
  • Bibliotecas mudam o mundo en 2016, qui offre des exemples d’impacts sociaux positifs de bibliothèques pour leurs communautés. Œuvre très importante car elle permet d’entendre facilement les bénéfices des actions et projets mis en place par de nombreuses bibliothèques communautaires brésiliennes.
source: bibliotecas do brasil
  • Sobre os livros cartoneros en 2019, encourageant ceux qui le souhaitent à publier leurs textes et écrits de manière artisanale. Toujours selon leur objectif d’accessibilité aux livres, ils offrent des outils pour créer ces livres et les vendre.
source: bibliotecas do brasil

Depuis la création d’une bibliothèque communautaire jusqu’à celle d’une librairie en ligne , Daniele et Juliano ont mené des actions spontanées pour encourager un accès aux livres, à la lecture et à l’éducation (par des cours et dans des bibliothèques). La force de leur travail s’explique par la vocation nationale de leurs projets et de leurs actions. En témoigne par exemple l’initiative multiculturelle Cartoneras Populares : une série de textes de diverses personnes, editoras et collectifs pour populariser l’art cartonero qui, selon le duo, n’est que très peu connu au Brésil. Cartoneras Populares propose des ateliers pour un meilleur accès à l’écriture, les confections artisanales et les publications indépendantes. Cette initiative encourage la participation des femmes.

« Pour composer l’initiative « Cartoneras Populares », nous sommes entrés en contact avec des personnes d’horizons et de milieux les plus divers. Ce sont des artistes solos et des collectifs très conscients de la réalité de l’édition indépendante pour les personnes qui font face à des sacrifices financiers quotidiens. Nous recherchons des artistes, des enseignants, des bibliothécaires, des éducateurs, des médiateurs en lecture, des écrivains, des révolutionnaires, des étrangers, des gens ordinaires qui comprennent ce que signifie être financièrement désavantagé au-delà de leurs moyens. »

Site bibliotecas do brasil, traduction de l’auteur
source: bibliotecas do brasil

L’essentiel du contenu de Magnolia Cartonera est indirectement lié à la production cartonera, en ce sens qu’il donne les outils pour que tous puissent créer et organiser des bibliothèques communautaires et des cartoneras. Cette approche unique au Brésil représente toute l’originalité du projet. Bien-sûr, Magnolia Cartonera publie des œuvres uniques à vocation artistique: « Eles chegaram !/No terminal » par exemple, conte apocalyptique couplé d’une bande dessinée sur les voyages dans les transports en commun des deux auteurs. Mais la plupart de ses créations est destinée à populariser ces pratiques. A l’instar de Dulcineia Catadora, cette editora embrasse plusieurs causes sociales ; valorisation et inclusion sociale des défavorisés en leur donnant la parole et les outils pour qu’ils créent leur art.  Le livre est l’expression de l’art et du pouvoir.

source: bibliotecas do brasil

Le projet éditorial promu par Magnolia Cartonera est unique en son genre, nous l’avons dit. Néanmoins il participe – au même titre que les autres cartoneras – à l’expression de la marginalité, et assume une position d’autoréflexion pour comprendre et faire entendre la société dans laquelle il évolue.  L’editora fait partie d’un mouvement culturel dont la réception se veut locale ET internationale : leurs créations sont vouées à la vente à petite, moyenne et grande échelle, comme le démontre le simple fait d’avoir une boutique en ligne ou d’être présent sur plusieurs réseaux sociaux.

La réception de leur editora peut aussi se mesurer par l’accueil de leurs projets. Chaque année, Magnolia Cartonera met en place de plus en plus de projets, fortifie son réseau dans de nouveaux Etats brésiliens et met en place des activités dans des bibliothèques et écoles.

La lecture offre un moyen d’accéder à d’autres mondes, histoires, personnes, connaissances. Le livre est le gardien de la conscience et des pensées humaines. Les livres cartoneros sont la réponse de diverses voix latino-américaine inconnues aux crises, à la marginalité, la pauvreté … Une alternative à la logique capitaliste, ouverte à des expériences artistiques et littéraires humaines. Magnolia Cartonera archive des micro-histoires du présent et contribue à ce qu’il en naisse toujours plus dans le futur, pour une historiographie plus juste, plus complète de la société brésilienne.

Bibliographie:

– ALMEIDA, Marcelo Henrique Barbosa de. « O que são esses livros com capas de papelão ? Aspectos da história do LivrosCartoneros – 2003/2018 ». Marca de Fantasia, João Pessoa, 2019.
– FANJUL, Adrián Pablo. « Malha fina cartonera: novidade e projeto formador ». Alea: Estudos Neolatinos18(2), 369-374. 2016.
– LIMA, Andrea Terra. « A estética do (in)desejável ». (Trabalho de Conclusão de Curso) Porto Alegre: UFRGS, 2009
– ROSA, Flávia Goulart Mota Garcia. « Os primórdios da inserção do livro no Brasil ». In PORTO, CM., org. Difusão e cultura científica: alguns recortes [online]. Salvador: EDUFBA, 2009. pp. 75-92.
https://www.bibliotecasdobrasil.com/
http://www.magnoliacartonera.com/

1 Comment

  1. fannyn

    Je n’ai pas eu le bonheur de connaître les productions cartoneras lors de mon séjour au Brésil, mais j’ai pu constater le prix très élevé des livres par rapport au niveau de vie de la population. J’ai été aussi étonnée de voir qu’il existe très peu de livres au format poche, la clientèle des librairie est manifestement de la classe aisée. En revanche, tout un réseau informel de vente de livre s’organise dans les rues, mais la qualité des contenus n’est pas toujours au rendez-vous. Lorsque j’étudiais à l’Université d’État de Rio de Janeiro, nous travaillions sur des ressources numériques que l’on pouvait imprimer si l’on avait un peu d’argent, la méthode la plus utilisée était d’afficher le texte sur l’écran du téléphone portable. La bibliothèque universitaire tombe en ruine, les livres sont parfois en lambeaux et le contenu est pauvre pour une université. Dans ce contexte très inégalitaire, le modèle éditorial Cartonera, tel qu’il s’est d’abord développé en Argentine, est d’autant plus pertinent. Le réseau éditorial capitaliste ne permettant pas l’accès de la lecture au plus grand nombre, comme cela a été clairement expliqué dans ce billet.
    Les projets de Magnolia Cartonera qui proposent des outils de création, qu’il s’agisse des livres Cartonera ou des bibliothèques communautaires, ont particulièrement retenu mon attention. De même que le collectif Otraparte, Magnolia Cartonera oeuvre à la création de nouveaux réseaux grâce au blog « Bibliotecas do Brasil ». Les espaces informels que représentent les bibliothèques communautaires obtiennent ainsi plus de visibilité et font partie d’un réseau qui se consolide, à côté des bibliothèques publiques. Le manuel pratique « Guia prático para bibliotecas comunitárias » invite l’individu lambda à devenir lui-même acteur du monde du livre, et non plus essentiellement consommateur. Magnolia Cartonera invite les brésiliens à fabriquer leur propre livre Cartonero. Il s’agit de montrer que la production de livre n’est pas l’apanage des grandes maisons d’édition, le projet en est d’autant plus émancipateur. Le titre de ce billet le montre très bien : « […] la lecture PAR tous et POUR tous ».
    Il s’agit d’une énième évolution de l’objet-livre, en parallèle à celle du livre numérique. Les deux évolutions étant étroitement liées au contexte économique et social de notre monde globalisé. Elles permettent l’accès à la lecture pour des populations marginalisées économiquement, culturellement et socialement, et fondent de nouveaux réseaux de partage informels et indépendants. Les productions cartonneras comme Magnolia ne sont pas des maisons d’édition lucratives et reste indépendantes, ce qui exclue toute pression économique sur les contenus : la littérature nationale est ainsi valorisée dans un pays où la littérature étrangère est davantage représentée et traduite.
    Il me semble intéressant de mettre en perspective le projet de Magnolia Cartonera, et dans une plus large mesure, tout ce que nous avons vu en terme de productions cartoneras et de cyber-culture en Amérique latine, avec la multiplication des « bibliothèques solidaires » mises en ligne dans le contexte du confinement de la moitié de la population mondiale en raison de la propagation du Covid-19. Ces bibliothèques virtuelles se présentent sous la forme d’un groupe Facebook ouvert à tous, certaines sont dédiées aux ouvrages textuelles, d’autres aux formats vidéos : film, spectacles, théâtre, ect. Chaque membre peut faire la demande d’un ouvrage spécifique et répondre à la demande d’un autre internaute. Les fichiers numériques sont ainsi partagés, parfois il est demandé de photographier certaines pages. Un processus qui remplace les bibliothèques publiques actuellement fermées. Cette bibliothèque virtuelle a déjà bénéficié à beaucoup d’étudiant et son public s’élargit chaque jour. De même, les éditions cartonneras sont nées dans un contexte de crise en Argentine. Lorsque les services publics ne sont plus suffisamment disponibles pour la population, qu’il s’agisse d’une crise économique ou sanitaire, nous assistons à la formations de nouveaux réseaux informels de création, où chacun de nous est susceptible d’agir, de partager son inventivité et de faire preuve de solidarité.

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