Le document se présente sous la forme de deux pages assez rigides portant en page de titre « Inne Gregau de F. Mistral emé la traducioun franceso Hymne pour la Grèce. Musico de G. Borel ». Le document est donc à la fois en langue occitane et en langue française. Le document est un tiré-à-part, don de Frédéric Mistral à Emile Cartailhac qu’il a par ailleurs signé à son intention. Il fait partie du fonds d’archives conservé par l’association Louis Bégouën.
Et pour la première fois, vous pourrez entendre la partition interprétée par Pablo Cartigny.
Quelques mots sur Emile Cartailhac
Emile Cartailhac (1845-1921) est un archéologue spécialiste entre autres de Préhistoire. Né à Marseille mais dont la famille avait des attaches rouergates, il déménagea à Toulouse où il fit ses études au Lycée Pierre de Fermat avant de se diriger vers des études de Droit. Durant ses vacances, il effectua plusieurs fouilles archéologiques en Aveyron et commença aussi à se faire remarquer dans la sphère scientifique toulousaine malgré son jeune âge. Lorsque Edouard Filhol fonda le Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse en 1865, Emile Cartailhac assista le naturaliste et le jeune directeur, Eugène Trutat, pour la confection de la galerie des Cavernes dans la section Anthropologie du Muséum. Cartailhac assista aussi d’autres scientifiques à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1867 où furent présentées des pièces archéologiques uniques. A seulement 22 ans, il fut désigné secrétaire adjoint de la première édition du Congrès International d’Archéologie préhistorique. Abandonnant la charge d’avocat qu’il n’exerça jamais, il devait se consacrer entièrement à ses recherches archéologiques et aux musées de Toulouse, notamment le Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse mais aussi le Musée Saint-Raymond dont il fut l’un des fondateurs. Longtemps directeur de la revue d’anthropologie historique Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, il a aussi publié de nombreux ouvrages et articles non seulement sur la préhistoire mais aussi sur ses découvertes notamment dans la péninsule ibérique. Il a parcouru l’Europe et assister à de nombreux congrès sur la Préhistoire, ainsi que participer à de nombreux débats scientifiques tout au long de sa vie. Enfin à partir de 1882, il a ouvert pour la première fois un cours d’anthropologie préhistorique à l’université des Sciences de Toulouse, enseignement qui n’existait pas auparavant dans la sphère académique. Malgré une courte suspension, Emile Cartailhac a donné ce cours et plusieurs conférences à des publics variés jusqu’à sa mort. Parmi les nombreuses distinctions qu’il a obtenues, il fut président de la Société archéologique du Midi de la France et également membre de l’Académie des Jeux Floraux. C’est au membre des Jeux Floraux que Frédéric Mistral adressa son tiré-à-part et sa dédicace.
Un document conservé par l’Association Louis Bégouën
Le document fait partie des archives de l’Association Louis Bégouën, une association qui vise à la sauvegarde et à la valorisation du site des cavernes du Volp. Situé en Ariège, ce site est constitué de plusieurs grottes qui appartiennent à l’époque paléolithique. L’histoire du site explique que Henri Begouën, père de trois enfants, avait lancé une excursion sur l’ensemble du site, intéressé qu’il était par la question de l’ancienneté de l’homme. Ce fut qui trouva la première trace d’une présence passée, mais c’est le cadet, Louis qui finira par acheter une partie du site afin de s’en assurer la propriété pleine et entière. Par la suite il fera l’acquisition des autres grottes. Louis Begouën, lui aussi préhistorien, légua ses possessions à ses quatre enfants qui, en 1989, fondent l’association sans but lucratif selon la loi de 1901. C’est Robert Begouën, le second fils qui est aujourd’hui le conservateur du site.
Au fil des années, la famille Begouën avait noué des relations étroites, pour ne pas dire familiales, avec Emile Cartailhac. Cela explique qu’une bonne partie des archives du préhistorien ait été récupérée par Henri Bégouên, celui-ci ayant aussi pris la suite des fonctions d’Emile Cartailhac au Musée d’Histoire naturelle de Toulouse et à la faculté des Lettres. Ce document dédicacé par F. Mistral faisait donc partie du lot d’archives qu’Henri Bégouën avait récupéré.
Frédéric Mistral, le poète provençal
Poète et philologue, Frédéric Mistral est un écrivain et lexicographe français provençal de langue d’oc. Né le 8 septembre 1830 à Maillane dans les Bouches-du-Rhône, il est mort le 25 mars 1914. Il est considéré comme le défenseur de la langue et de la culture provençales. Il est souvent défini comme « Le chantre de la Provence ». Au cours de ses études de droit à l’université d’Aix-Marseille de 1848 à 1851, il apprend l’histoire de la Provence, sa langue et son histoire qu’il souhaitera défendre toute sa vie.
Il a été membre fondateur du Félibrige fondée en 1854 : il s’agit d’une association qui œuvre à la sauvegarde et la promotion de la langue, de la culture et de tout ce qui constitue l’identité des pays de langue d’oc.
De cette volonté de sauvegarder et de restaurer sa langue maternelle, Frédéric Mistral en fera la publication d’un dictionnaire provençal/français en août 1886. Il est en effet l’auteur de Lou Tresor dou felibrige, un dictionnaire publié en 1886, comprenant 80000 entrées et regroupant tous les dialectes du pays d’Oc. Ce dictionnaire est toujours utilisé aujourd’hui, près de 120 années après sa publication. Il est également l’un des auteurs de l’Almanach provençal, dans lequel il a publié la plupart de ses textes.
Il a également été membre de l’Académie de Marseille et de l’Académie des jeux floraux de Toulouse, ainsi que chevalier de la Légion d’honneur en 1863. Il fonde le « Museon Arlaten » en 1896, musée destiné à recueillir les traces et les témoignages des traditions de la Provence dans une volonté de transmission de cette culture régionale. C’est un des premiers musées d’ethnographie régional. En 1904, Frédéric Mistral remporte le prix Nobel de littérature pour son œuvre Mirèo publiée en 1859, poème épique en douze chants qui évoque la vie et les traditions provençales au XIXe siècle et qui a été traduit en plus de dix-sept langues. C’est d’ailleurs l’un des rares prix Nobel de littérature dans une langue non reconnue officiellement par l’État. Ami de Lamartine et d’Alphonse Daudet, il a également remporté le prix Vitet en 1884 et le prix Alfred Née en 1897.
Fervent défenseur de la Provence, il a élargi son action au-delà des limites de cette région comme le montre cet hymne.
Le félibrige
Le mot félibrige provient étymologiquement du dérivé félibre qui était une vieille chanson de Saint-Anselme, rapportée par Frédéric Mistral. Cette association est donc fondée au château de Fontségune, à l’est d’Avignon, le 11 mai 1851 par sept poètes dont Frédéric Mistral. L’association a son propre hymne « coupo Santo », composé par Nicolas Saboly et réécrite par Frédéric Mistral. Son symbole est une étoile avec sept rayons, représentant les sept poètes fondateurs. L’objectif principal du félibrige est de restaurer et de codifier la langue provençale. Ses membres doivent mettre en place des écoles félibréennes.
Si l’association agit seule à l’origine, elle organise des colloques afin de diffuser divers œuvres poétiques en provençal, sans oublier de définir la langue avec notamment en 1852 la publication de « Li Prouvençalo », un recueil collectif de principes littéraires sur la poésie provençale.
Un hymne mis en musique par Gilles Borel
Hérité du grec hymnos et désignant à l’origine un poème chanté en l’honneur d’une divinité ou d’un héros, l’hymne est un genre littéraire et musical aux formes évoluant au cours des siècles. De ses origines grecques, il conserve sa vocation unitaire et commémorative, décliné selon les sujets en hymne épique « épè », mélique « mélè », philosophique ou vertueux et souvent accompagné d’une cithare. La chrétienté offre à l’hymne liturgique une place de premier rang sur ses bancs d’église et emploie son émotion musicale pour en faire un outil de catéchèse. Le Moyen Age puis la Renaissance voit se développer diverses branches hymniques littéraires, poétiques ou politiques. L’hymne devient à l’âge contemporain expression artistique des mouvements nationaux, pour lesquels il se porte messager de revendications culturelles qui inspirent les poètes : Verdi, Mistral, Orff pour n’en citer que quelques-uns. À la différence d’un genre musical tel qu’on le conçoit aujourd’hui, soit avec ses formes métriques et instruments spécifiques, l’hymne est à la fois émotion et aspiration poétique : une recherche, à un temps et selon un sujet donné, de la plus adéquate expression de louange.
Connu pour ses qualités de musicien et de compositeur de pièces, de musiques légères provençales et de poésie félibréenne, Gilles Jacques Borel est né en 1830 à Aix-en-Provence. Il devient membre de l’Académie des Arts et Belles-Lettres de cette ville. Parallèlement à sa carrière, il a reçu le titre de chevalier de la Légion d’honneur pour ses exploits militaires après avoir été fait prisonnier à Spandau, à l’ouest de Berlin durant la guerre franco-allemande de 1870. À la fin de sa vie, le musicien compte à son actif plus d’une cinquantaine de morceaux composés entre 1873 et 1906. Il s’éteint finalement en 1911, à l’âge de 81 ans dans sa ville natale. Si nous n’avons pas beaucoup d’informations sur la vie de ce musicien, la vie de sa femme, Octavie Allain, nous en dit un peu plus sur lui. Fille d’un luthier et grande pianiste de métier, l’épouse de Gilles Borel partagea avec lui sa grande passion pour la musique et les félibriges.
Joseph Roumanille (1818-1891) dont le nom apparaît en occitan “Véuso Roumanille” est issu d’une famille très croyante qui le destinait à la carrière ecclésiastique. Il prend un autre chemin : d’abord clerc de notaire, il devient surveillant et enseignant dans un collège en Avignon, ce qui lui permet de rencontrer Frédéric Mistral. Passionné par la langue provençale, il est l’un des sept fondateurs du félibrige et surtout renonce à l’enseignement pour exercer comme libraire et éditeur « en Avignoun ».
D’Avignon à la Grèce: la réception d’un hymne provençal
Pour comprendre la réception et l’utilisation qui sera faite de cet hymne en Grèce, il faut revenir sur les événements qui ont alors affecté la Crète. À la fin du XIXe siècle, celle-ci est toujours rattachée à l’empire ottoman, malgré le désir des populations chrétiennes qui y vivent d’intégrer le royaume de Grèce, désir partagé par ce dernier. Les Crétois se soulèvent à plusieurs reprises contre les Ottomans dans les dernières décennies du siècle. Une de ces insurrections est à l’origine de la guerre de Trente jours, qui oppose l’empire ottoman à la Grèce de mars à avril 1897. Au printemps 1896, une série de pogroms est perpétrée à l’encontre des chrétiens dans les villes crétoises où ils sont minoritaires. Ces exactions sont parfois commises avec la complicité des troupes turques. Les chrétiens de l’intérieur de l’île, où ils sont majoritaires, envoient des volontaires en soutien. L’arbitrage de la Russie permet d’apaiser temporairement les tensions. La situation se dégrade à nouveau en janvier-février 1897, quand de nouveaux massacres sont perpétrés contre les chrétiens crétois. Alors que la Grèce envoie un corps expéditionnaire occuper l’île, les puissances européennes refusent d’intervenir et se contentent d’organiser un blocus. En France, l’opinion publique s’indigne de la passivité de l’État face à la situation : des manifestations étudiantes éclatent dans les grandes villes du pays, à Marseille, à Toulouse et à Paris notamment. Le 27 février, Frédéric Mistral montre son soutien en publiant Hymne Grec à la une du journal du Félibrige l’Aioli, dans lequel il appelle des volontaires à partir en Crète. Son Hymne est repris par les manifestants français et connaît même un certain succès en Grèce. Il connaît trois traductions en langue grecque, une par un étudiant grec, une autre par un professeur français mais on retient surtout celle du poète Costis Palamas. Celui-ci fait publier sa traduction dans le journal athénien l’Hestia. Le succès de l’Hymne grec est avant tout politique : il symbolise les liens de fraternité qui lient les Français etles Grecs. Après la mort de Mistral en 1914, Palamas se bat dans son pays pour faire connaître l’œuvre du poète français. Son action n’est pas vaine : un buste de Frédéric Mistral est en effet inauguré à Athènes le 1er décembre 1957.
SITOGRAPHIE ET BIBLIOGRAPHIE
DUBOIS Sebastien, « Emile Cartailhac », Tolosana [en ligne], (consulté le 29 novembre 2022).
URL : https://tolosana.univ-toulouse.fr/fr/corpus/archives-prehistoriens/cartailhac
Sur l’Association Louis Bégouën:
http://cavernesduvolp.com/
Sur Frédéric Mistral:
Sur le Félibrige:
Sur les événements de Crète:
DELORME Olivier, La Grèce et les Balkans (tome 1), Paris, Folio, 2013
PECOUT Gilles, « Amitié littéraire et amitié politique méditerranéennes : philhellènes français et italiens de la fin du XIXè siècle », Revue germanique internationale, 1-2, 2005, pp 207-218
Ont participé à ce commentaire collectif: Bolteau Louise & Olano Chloé; Moriette Noa & Tuery Gwladys; Guarnieri Emma & Couairon Inès; Bruna Enzo & Landat Thomas; Cartigny Pablo & Paul Thomas; Longhi Roberto & Bietry Manon & Blancot Joséphine; Pichoud Angélina & Armengod Camille; Dal Pra Amandine. Merci à elles et eux pour ce joli travail! et à la musique interprétée par Pablo Cartigny.