
La propagande politique n’est pas née avec les réseaux sociaux, loin s’en faut. Au Portugal, dès les années 1930, la radio devient plus qu’un simple moyen de diffusion. On lui accorde, entre autres tâches, la lourde responsabilité de s’adresser aux diasporas. Car chez Salazar, le chef du gouvernement d’alors, figure de proue de la dictature, rien n’est jamais désintéressé. Même quand il s’agit de faire entrer le Portugal dans une toute nouvelle ère technologique. La radio ne jouerait-elle pas chez Salazar un rôle politique ?
L’Emissora Nacional : la naissance d’une radio politique

La volonté de création d’un service public de radiodiffusion au Portugal remonte au début des années 30, malgré quelques expériences au sein de l’armée au début du siècle. Toutefois, dans un régime salazariste qui vient de naître, mais qui compte vite gagner en puissance et en légitimité, les tentatives seules ne suffisent pas : ordre est donné de se lancer et de pérenniser au plus vite l’expérience radiophonique.
Bien sûr, il existe déjà des radios privées depuis quelques années, émettant de manière sporadique, et c’est bien là le problème : elles sont privées. Le gouvernement n’a aucun pouvoir là-dessus.
Pourquoi la radio ? Salazar, chef du gouvernement, voit avec grand intérêt la naissance de stations comme la BBC, et pense se servir de cet outil si en vogue outre-Manche et outre-Atlantique, afin de propager son idéologie.
Dans un Portugal alors sévèrement confronté à l’analphabétisme, le gouvernement de Salazar convient que la création d’une station de radio permettra de toucher un public plus large.
C’est ainsi que l’Emissora Nacional commence à émettre dès le 1er août 1935, sous l’égide d’un militaire, le capitaine Henrique Galvão, et d’un ministère de tutelle, celui des PTT. Le message politique de Salazar est présent en toutes choses, jusqu’au choix des chansons diffusées, scrupuleusement sélectionnées par le régime en place.
« Dieu, Patrie, Autorité, Famille et Travail : tels étaient les cinq grandes valeurs et principes sur lesquelles Salazar appuyait son action et sa pensée politiques, et qu’il tâcha d’imprégner les Portugais dans leur vie quotidienne. Son objectif était de parvenir à une révolution mentale et morale, qui puisse mettre fin à la décadence des classes dirigeantes et qui puisse redonner à la Patrie foi et confiance. » (nous traduisons)
Reis, 1996: 717, cité par s. correia santos, 2013
Le lecteur de ces présentes lignes, qui vit au XXIème siècle, ne pourra peut-être pas s’empêcher de penser à une autre révolution, bien différente, celle-ci, survenue près de trente ans plus tard, sous d’autres latitudes : la révolution culturelle chinoise, fruit d’une idéologie communiste, si méprisée par Salazar.
Trois décennies et une perception politique différentes séparent ces deux événements. Pourtant, les moyens utilisés sont très similaires : influencer tout ce que l’on pourrait qualifier de culture mainstream, à des fins de propagande.
Manipuler les médias et la culture est un phénomène qui ne date pas d’hier. À la manière des premiers missionnaires portugais qui évangélisent, Salazar décide d’« évangéliser » les diasporas portugaises : où qu’ils vivent, quoi qu’ils fassent, ils sont fondamentalement portugais.e.s.
Un objectif international : parler aux diasporas
En réalité, Salazar avait toujours eu l’idée de s’adresser aux diasporas. Mais on peut imaginer que le processus s’est accéléré pour une raison.
Le Rádio Clube Português, station privée, se lance dans le reportage radiophonique en 1936. Virage d’autant plus important qu’il s’opère au moment même de la Guerre civile en Espagne que Salazar surveille avec une attention soutenue :
«Salazar, rappelons-le, s’est toujours considéré comme étant “en croisade” contre l’ennemi communiste. Issu d’une dictature militaire instaurée en 1926, l’Estado Novo, l’ “Etat Nouveau” de Salazar ne peut, pour des raisons idéologiques, tolérer qu’un régime républicain, ayant pour fondement la souveraineté populaire, puisse cohabiter avec lui sur la même péninsule. Ses sympathies vont à l’Espagne nationaliste pour cette raison.»
C.Gonçalves, 2011
Or, le gouvernement portugais considère que le Rádio Clube Português tend à afficher un peu trop ostensiblement son soutien aux républicains, ce qui est à l’encontre même de la philosophie salazariste. Salazar ne porte pas Franco dans son cœur, mais il ne tient absolument pas à une victoire des insurgé.e.s républicain.e.s et à risquer que toute la Péninsule Ibérique devienne communiste.
Car Salazar, qui vit dans le culte de l’Empire colonial portugais, se rappelle parfaitement des nombreuses rivalités et guerres entre l’Espagne et le Portugal, et particulièrement de la crise dynastique de 1580, qui a conduit le Portugal à être gouverné jusqu’en 1640 par les rois d’Espagne. Une telle humiliation ne peut se reproduire, d’après Salazar, qui pense que si les républicains gagnent en Espagne, la victoire sera aussi assurée de l’autre côté du Tage. D’autre part, un célèbre proverbe portugais ne dit-il pas : «Il ne vient, de l’Espagne, ni bon vent, ni bon mariage» … ?
Henrique Galvão, président de l’Emissora Nacional, va donc concrétiser la volonté du régime, et ce, grâce aux avancées technologiques opérées en très peu de temps.
Peu de temps après son inauguration, la station peut être écoutée dans de nombreux endroits du monde ; et pourtant, aucune émission n’est destinée aux diasporas. Le problème est résolu dès 1937, avec le lancement de l’émission A Meia Hora da Saudade, une émission d’une demi-heure aux accents mélancoliques où les Portugais.e.s s’adressent, de manière presque intimiste, à leur famille qui vit si loin du pays natal.
«Dans ce contexte, on comprend à la lecture de nombreux numéros de la revue Rádio-Semanal (…) que la Meia-Hora da Saudade est diffusée pour la première fois dans les colonies africaines le 24 avril 1937.»
F.C. Moura, 2014
Le succès de cette émission est incontestable. De mensuelle, elle devient bihebdomadaire ; d’une durée d’une demi-heure, on lui octroie une demi-heure supplémentaire. La Meia-Hora da Saudade devient alors la Hora da Saudade, et ce, avant même la fin de l’année 1937. En effet, dès l’été 1937, l’émission est diffusée sur les continents asiatique, africain, et américain.
Là se trouve la rhétorique du programme : faire parler un journaliste ou un homme politique pour parler de la beauté et de la noblesse du Portugal ne toucherait pas au cœur des émigré.e.s. C’est la famille qu’il faut faire parler, conformément à la doctrine salazariste qui lui accorde une importance fondamentale. Ainsi, on émeut l’émigré.e, et on s’assure que le message est bien compris. Si une mère rappelle à son fils qu’il est Portugais, même s’il vit aux États-Unis, le cœur de l’émigré est touché (car il se rappelle sa maman et son pays) et sa raison également (car, selon Salazar, quel enfant n’écouterait pas sa mère ?)
Le tournant de la Révolution des Œillets (1974)
Petit problème : dès les années 60, le Portugal doit affronter une multitude de crises. La guerre coloniale vient de commencer et elle ne se passe déjà pas comme prévu. Le régime salazariste vieillit très mal et devient impopulaire, en partie à cause de cette guerre coloniale en Afrique lusophone qui vide les caisses. Salazar lui-même cesse d’être chef du gouvernement en 1968, suite un AVC. Cependant, jusqu’à sa mort en 1970, il est convaincu d’être encore au pouvoir. Marcelo Caetano prend le relais.
La radio évolue avec le régime, et donc inévitablement, avec son temps. C’est le Rádio Clube Português, celui-là même à qui on reprochait d’afficher son soutien aux républicains espagnols, qui donne le coup de départ pour la Révolution des Œillets, le 25 avril 1974, avec la présence du MFA dans ses locaux. La liberté commence donc d’abord à la radio avant de se propager dans la rue.
Le changement s’opère très vite dans l’Emissora Nacional qui cesse d’être l’un des organisme officiel de l’État. Dès le 28 avril, une direction intérimaire prend le relais. On ressort les disques interdits des placards. L’esthétique sonore de la radio se veut plus dynamique, plus moderne. On nationalise l’ensemble des stations de radio dès novembre 1975. En février 1976, le nom d »Emissora Nacional est remplacé par celui, plus moderne pour l’époque, d’Antena 1. Sa priorité, dans l’immédiat, n’est pas les diasporas. Il s’agit d’abord de reconstruire une réputation et d’effacer les stigmates de la radio autrefois d’État.
Tandis qu’Antena 1 jouit, dès le début des années 80, d’une belle notoriété, le rebelle Rádio Clube Português sombre dans l’oubli, allant jusqu’à partager sa fréquence avec la Rádio Comercial (devenue très rapidement l’une des plus populaires stations de rétro) jusqu’à cesser définitivement d’émettre au début des années 90. Elle aura ressuscité par deux fois, sans grand succès. Aujourd’hui, elle est devenue une webradio, établie à Newark, à destination des communautés portugaises vivant aux États-Unis.
Antena 1, qui appartient à la nouvelle holding RDP, continue à retransmettre la Hora da Saudade jusqu’en 1994. Le nouveau monde est définitivement en place. Dix ans plus tôt, la RDP avait lancé une station de radio intégralement destinée aux communautés portugaises à travers le monde. Antena 1 justifie ainsi la fin de cette émission par l’existence de cette station, mais aussi par un changement de philosophie : il ne s’agissait plus de parler uniquement aux émigré.e.s, mais bien à tous les lusophones. Le point d’orgue de cette philosophie fut le lancement de la station RDP África en 1996, afin de renforcer les liens entre l’Afrique lusophone et le Portugal. Depuis lors, il ne s’agit plus d’émissions larmoyantes sur l’amour du pays, mais bien de faire parler les émigré.e.s portugais.e.s à la première personne du singulier. Pari gagné.
Bibliographie :
- Correia Santos S., 2013, Da Rádio Estatal ao Modelo Integrado : Compreender o serviço públio de radiodifusão em Portugal, Coïmbre: Impresa da Universidade de Coimbra.
- Costa Ribeiro N., 2005, A Emissora Nacional nos Primeiros Anos do Estado Novo (1933-1945), Lisbonne: Quimera.
- Moura F.C., 2014, «Contacto com a Origem : a Hora da Saudade», Media & Jornalismo, n°24, vol.13.
- Rezola M.I., 2017, «Emissora Nacional (1974-1975): uma estação do povo, ao serviço do povo», Revista Portuguesa de História da Comunicação, n°0.
- Gonçalves C., 2011, «Salazar et la Guerre civile espagnole», Diacronie , n° 7, vol.3.
Bravo et merci pour votre article, il est très clair précis et concis! Pouvez-vous me suggérer d’autres références bibliographiques sur la question ?
Merci infiniment pour votre commentaire !
Malheureusement, il n’y a que très peu de références bibliographiques en français sur ce sujet. Je peux néanmoins vous recommander des articles sur le Portugal sous Salazar, et notamment sur l’émigration à cette époque, par le biais de :
– Pereira, Victor, et Lillo, Natacha « Entre modernisateurs et conservateurs : les débats au Portugal sur l’émigration portugaise en France, 1958-1974 ». Exils et migrations ibériques au XXe siècle, vol. 3, no 2, 2006, p. 183‑210. http://www.persee.fr, https://doi.org/10.3406/emixx.2006.1085.
– Pereira, Victor, et Nunes, Ilda. Exils: témoignages d’exilés et de déserteurs portugais, 1961-1974. Chandeigne, 2022.
– Volovitch-Tavares, Marie-Christine. « Les Portugais des Trente Glorieuses ». Plein droit, vol. 55, no 4, 2002, p. 3‑6. http://www.cairn.info, https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2002-4-page-3.html.
Je vous souhaite une très bonne lecture !