« Aujourd’hui en Espagne, demain en Italie »

Carlo Rosselli, « Oggi in Spagna, domani in Italia », Giustizia e Libertà, 27 novembre 1936

Véritable théâtre de la résistance ayant également sollicitée des nations étrangères, le retentissement de la guerre civile espagnole peut aujourd’hui s’observer à travers le conflit de ses mémoires. Les différentes stratégies mémorielles mises en place ont participé d’une part à la pluralité de ses formes et de ses voix et de l’autre à sa migration au-delà des frontières espagnoles. La perspective italienne à travers sa littérature va marquer un enjeu supplémentaire dans ces mémoires en conflit et dans leur légitimité.

Un écho international et commun

Mais quel est réellement son impact à l’échelle spatio-temporelle ? 

Pour beaucoup elle représente le soulèvement du peuple lui-même contre ses despotes. Or, force est de constater qu’elle fut aussi le berceau des affrontements idéologiques européens ultérieurs et qu’elle n’aurait pu connaitre une pareille issue sans la participation de certains pays tels que l’Italie fasciste de Mussolini. De même, la migration plus ou moins forcée de ses intervenants et des générations suivantes portera le sujet bien au-delà de ses frontières.

Rencontre entre Mussolini (au centre) et Franco (à droite)

Les pays étrangers occupent pour diverses raisons une grande place dans cette résistance. Si l’on se concentre principalement sur le cas de l’Italie, on se rend rapidement compte qu’au sein même de cette nation deux camps bien distincts ont combattu aux côtés des espagnols. Benito Mussolini et ses partisans fascistes vont se dévoiler comme un véritable soutien au dictateur Franco en lui fournissant le matériel nécessaire pour combattre massivement.

Mussolini va notamment fournir des avions. On pense alors instantanément au célèbre bombardement sur la ville de Guernica, tableau emblématique de cette guerre. Et là je vais vous étonner sans doute mais, excepté les historiens ayant longuement travaillé sur le sujet, peu d’entre nous savent réellement que ces mêmes avions appartenaient en partie à l’Italie.

Quant à lui, le mouvement « Giustizia e Libertà », comme d’autres encore, va s’unir au mouvement antifasciste au côté des républicains espagnols.

 « No pasarán ! ». 

L’union aux affronts qui surviennent en Espagne apparaissent rapidement pour les italiens comme un prélude au combat antifasciste qu’ils mèneront par la suite sur leur propre péninsule. Là encore on voit combien, aux yeux de nations étrangères, l’Espagne s’est imposée comme le baptême aux luttes d’idéologies européennes alors communes dans les années 30. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale et s’étant déjà exercés en Espagne, les partisans antifascistes vont créer à leur tour un vrai mouvement révolutionnaire dont ils feront entendre leur voix sous le célèbre slogan « Bella Ciao ». Ce véritable symbole de la résistance se verra repris à de nombreuses reprises dans divers pays.

Enfin, à travers la migration progressive de ces populations hors de la péninsule hispanique, celles-ci porteront dans leur valise leur propre mémoire des évènements, laissant de fait aux générations futures une trace de leur passage.

Franco-espagnole, arrière-petite-fille d’un républicain espagnol, je suis moi-même le fruit de cette migration dont je me porte fièrement porte-parole.

Motus ou plutôt mots tus

Bien que son nom soit connu de tous, connaissons-nous vraiment sa véritable histoire ? 

Au poids de la mémoire s’oppose rapidement le poids du silence. Précisément, les différentes stratégies mémorielles mises en place par les dirigeants ou bien par les conséquences directes du conflit sur les populations, ont, un certain temps durant, occultées l’histoire.

Affiche du film « Le silence des autres » par Almudena Carracedo et Robert Bahar, 2019 – dont le titre est très révélateur

En lisant différents récits sur le sujet et depuis divers points de vue, on retrouve comme dénominateur commun la censure. Imposée en Espagne jusqu’à la mort de son dictateur en 1975, puis soutenue en 1977 avec la loi d’amnistie, la reconnaissance officielle des victimes ne sera restituée qu’en 2007. Et là, il n’y a pas meilleure illustration de la tardive reconnaissance de ses mémoires et de ses victimes que la récente Loi de Mémoire Démocratique parue le 05 Octobre 2022. Soit plus de quatre-vingt trois ans après les faits.

Si l’on regarde maintenant du côté de l’Italie, on s’interroge notamment sur les peu de traces laissées de cette guerre. Comme pour l’Espagne, au cours de la même période, l’omertà, telle qu’on l’appelle en italien, sera-elle aussi coutume au sein du régime mussolinien. De manière plus précise, ce sont les récits de témoignage des victimes d’affrontements atroces qui vont être le plus censurés. Le but était de créer une zone d’ombre sur les pratiques douteuses (et violentes) appliquées par le régime totalitaire de Mussolini. Les récits douloureux sur la Shoah par l’écrivain italien Primo Lévi en sont ici LA référence. Du côté de notre corpus, il n’existe aucun lien direct entre nos auteurs italiens et l’histoire. Bien que leur récit semble plus que vérace.

Mais alors que reste t-il de l’Espagne en Italie?

Affiche du film « Una vita venduta » par Aldo Florio, 1976

Sur le plan cinématographique, «Una vita venduta »sera l’unique film produit en Italie sur le sujet. Du côté de la littérature, les écrits se font plus nombreux, mais ils appartiennent à des générations postérieures au conflit espagnol. C’est le cas de « Guernica » écrit par Carlo Lucarelli (1996) et de « Tempo perso » écrit en 1997 par le napolitain Bruno Arpaia. Dans ces deux ouvrages, les auteurs se dressent en porte-parole à travers les personnages.

On observe alors deux réalités : la première est la tardive écriture des témoins directs et indirects de la guerre, fait que l’on peut expliquer à la fois par la censure mais également par la peur, la migration ou encore par le temps qui s’est écoulé. À ce propos, emblématique héros républicain de l’ouvrage « Tempo Perso », Laureano disait : « plus j’en parle autour de moi, plus je découvre que personne n’y connaît rien […] je resterai bientôt le seul sur terre à se souvenir de Gil Robles ». On peut ainsi noter que le temps est à son tour un marqueur de ces politiques mémorielles et il joue également sur la légitimité des écrits. Alors que nous pourrions considérer les témoignages post-guerre comme les plus authentiques, nous pourrions pourtant leur reprocher leur manque de recul ; qualité cependant attribuée aux témoignages plus récents.

La dernière observation concerne l’hypothèse de possibles divulgations de témoignages sous de faux noms, par peur de représailles. Récits que l’on pourrait considérer clandestins. Le personnage de Laureano fait souvent référence à cet espace temps qui peut jouer sur la qualité du discours.

La question de la légitimité… en littérature

Les années 2000 vont représenter à la fois le renouvellement progressif des mémoires mais aussi leur polyphonie par la pluralité de leurs voix et de leurs formes. Au cœur du conflit espagnol, dans son oeuvre « Tempo perso », Bruno Arpaia mêlent à la fois la question du récit des soldats espagnols, ceux des générations suivantes, mais également de la légitimité de ces écrits. Par le développement de la polyphonie dans le récit, la littérature à mené à deux controverses : comment en parler et par qui ?

 « La meilleure façon de lutter contre l’oubli est de recourir aux  impressionnantes et redoutables fictions […] »

Christophe Ronveaux & Bruno VEDRines, « Devoir des mémoires et pouvoir des fictions », chapitre sur la fiction, les témoignages et la mémoire, 2015.

Pour un sujet aussi fort, la première question que l’on doit se poser est : quelles sont les limites de la littérature de fiction ?

En lisant les oeuvres de notre corpus, il fut parfois difficile de comprendre qu’il s’agissait strictement d’une fiction, tant l’histoire met à la disposition du lecteur tous les faits réels connus du grand public. Ces romans historiques, tels qu’on les appelle, ont plus de facilité à s’implanter que les oeuvres de témoignages. En effet, par l’incorporation de faits fictifs, l’auteur ne s’expose pas à la garantie des faits rapportés ; à la différence de l’historien scientifique et du témoin lui-même qui doivent eux attester de la véracité de leur propos.

La force de la littérature de fiction s’expose dans l’émotion transmise au lecteur; émotion qui nous permet de la vivre à notre tour. Pris l’émoi, le lecteur ne se questionnera donc plus sur la véracité de ce qu’il lit. Pour autant, à travers ses personnages, le romancier nous partage lui son message. L’ émotion porte notamment à la prise de conscience de ce que pouvait être réellement la guerre d’Espagne. « Tempo Perso » est un ouvrage, à ce propos, très intéressant car il mélange à la fois le discours du jeune républicain lors du conflit espagnol, le discours sous-jacent de l’auteur et le discours du combattant à l’âge adulte. Par l’utilisation de ce type de récit, Bruno Arpaia se soustrait de la problématique de la légitimité d’écrire sur le sujet sans y avoir participé et y renouvelle à son tour le devoir de mémoire.

Le poids de la littérature face au temps qui passe

La deuxième question serait de s’interroger sur les intérêts pour les auteurs italiens d’écrire, plus de cinquante ans après, sur le sujet.

On l’a dis, l’Italie et l’Espagne partageait le même combat au coeur des années 30 : lutter contre leur despote autoritaire. Ainsi, la décision d’écrire cinquante ans après sur le conflit espagnol, en étant soi-même italien, ne serait-ce pas un moyen de chercher à comprendre son propre passé par le passé de son pays ? Ou encore l’expression indirecte d’un combat unique bien au-delà des frontières ?

Pour évoquer cette mutualité du passé espagnol et du passé italien, Carlo Lucarelli a lui choisi dans «Guernica » de mélanger les deux langues, fortes de leur empreintes dans les consciences collectives.

Pour finir, il est important de préciser que l’imprégnation du récit et la perspective que l’on choisit, ne dépendent que de notre propre conscience et de ce que l’on souhaite en faire. La pleine implication du lecteur dans la fiction lui fait à son tour comprendre tous les enjeux de cette guerre et l’anéantissement qu’elle a pu créer pour les populations.

La légitimité d’un fait plus qu’un autre ne serait-elle donc pas une notion subjective propre à chacun ?

À chacun son devoir de mémoire !

Bibliographie

Prezioso S., 2007, « Aujourd’hui en Espagne, demain en Italie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°97, vol 2007/1.

Arpaia B., 1997, Tempo perso, Ed. Tropea.

Lucarelli C., 2000, Guernica, Ed. Einaudi.

Dumortier J. L., Granata V., Raxhon P., & Van Beveren J., 2015, Devoir de mémoire et pouvoir des fictions, Namur : Presses universitaires de Namur.