
Au Moyen-Âge croyait on que la Terre était plate ? Absolument pas ! Cette légende historiquement incorrecte s’est malheureusement ancrée dans l’imaginaire collectif.
Cependant, nous avons aujourd’hui en notre possession plusieurs récits de voyage médiévaux nous permettant de contester ce mythe faussement répandu. Un, tout particulièrement, retient notre attention : Le Livre des merveilles.
En 1356, Jean de Mandeville (1300-1372), un chevalier-explorateur aux origines méconnues, publie son fameux récit de voyage. Un itinéraire de près de 34 ans qui le conduit de péripéties en péripéties, de la Terre Sainte jusqu’en Chine. Un parcours semé d’embûches et de merveilles qui nous transporte d’un Orient véridique vers un Orient fabuleux. En mêlant références religieuses et histoires fantastiques, Mandeville réussit à établir une géographie de son époque, à la fois réelle et merveilleuse. Mais comment s’y prend-t-il ?
Pour répondre à cette question, embarquez dans un tour du monde avec Le Livre des merveilles, un récit qui vous émerveillera littéralement.
Un itinéraire entre vérité et fiction
« Ici commence le livre que composa le noble chevalier Jean de Mandeville des merveilles du monde […] »
Juan de mandevilla : libro de las maravillas del mundo y del viaje de la tierra sancta de jerusalem
Le Livre des merveilles est un récit datant du XIVe siècle où l’auteur Jean de Mandeville, relate un voyage qu’il aurait entrepris autour du monde connu alors (Europe, Afrique et Asie). Voyage ou prétendu « voyage » ? Car oui, il est fort probable que notre cher aventurier n’est en réalité jamais mis les pieds hors de son pays, mais avant d’hâter le pas vers de merveilleuses destinations, essayons de comprendre comment il en est arrivé là…
Dans ce récit digne des plus grandes gestes médiévales, Mandeville se consacre d’abord à la description de son voyage au Moyen-Orient, en Terre Sainte principalement. Dans une deuxième partie, il se centre sur son périple vers l’Extrême-Orient. Il donne également plusieurs itinéraires pour qui veut se rendre en Terre Sainte.
Dès l’incipit, il expose les nombreuses routes possibles pour entreprendre ce voyage, en reprenant certainement les chemins terrestres empruntés par les pèlerins et les commerçants depuis l’Antiquité. Une fois arrivé là-bas, si l’on veut continuer jusqu’en Extrême-Orient, le plus commun est de suivre le trajet de la Route de la soie afin d’arriver à destination. Dans le Livre des merveilles nous nous retrouvons face à deux géographies : une géographie réelle et une géographie merveilleuse qui se forment autour de ces deux itinéraires.
La géographie réelle se développe dans la première partie du livre et se construit autour du voyage en Terre Sainte. Elle présente une topographie terrestre et humaine, qui pour la société médiévale du XIVe siècle, est attestée et acceptée car elle suit la tradition biblique et la culture classique antique. La géographie merveilleuse s’articule lors de la seconde partie du livre où l’auteur relate son voyage du Moyen-Orient jusqu’en Chine. Il s’agit d’une géographie qui ne provient ni de la pensée chrétienne ni de la tradition classique mais plutôt de l’imaginaire fabuleux médiéval. En résumé, c’est surtout le lieu où la créativité fantastique de Mandeville est permise.
Vous l’aurez compris, tout au long de ce voyage, il y a une relation omniprésente entre réel et irréel. Un jeu constant entre imaginaire et véridique qui se dessine au fil des pages.
Une géographie réelle
Dans une première partie, nous trouvons Mandeville qui se présente comme un fidèle chrétien entreprenant un voyage vers Jérusalem. Il est absolument fasciné par les lieux saints de la Chrétienté (plutôt arrangeant pour faire accepter son livre non ?). Il décrit la grande majorité des villes qu’il traverse et les lieux religieux qui se trouvent en Terre Sainte (églises, reliques, sépultures des saints). Il attache énormément d’importance à la ville de Jérusalem à laquelle il consacre plus de chapitres qu’à tout autre.
Il ne se contente pas d’une géographie terrestre mais il produit également une géographie humaine. Il décrit l’organisation sociale, religieuse, les systèmes de gouvernement, les lois. Il réalise une sorte d’étude anthropologique de ces peuples là en se focalisant d’abord sur l’histoire sacrée du monde et de ces terres. Il nous montre comment un homme occidental appréhende l’Orient; comment il le conçoit, l’imagine et le découvre.
Soyons honnêtes, avec Mandeville, l’Orient n’est pas seulement une fantaisie ou un lieu étrange entouré de mystères. C’est aussi un terrain de recherche, un espace géographique fait pour apprendre. Plusieurs fois, il s’informe auprès des populations locales pour trouver son chemin, une direction, mais il se renseigne aussi sur leurs coutumes, leurs religions. Il en avertit ses lecteurs afin qu’ils sachent comment se comporter, comprendre des manières de penser, de raisonner, évidemment différentes des leurs.

Cependant, au fur et à mesure que Mandeville s’aventure en Asie, on se retrouve petit à petit face à une sorte de monde parallèle, un monde merveilleux qui nous conduit même jusqu’aux portes du Paradis terrestre. On passe d’une géographie réelle à une géographie merveilleuse et de là, un Orient mythique commence à se profiler à l’horizon.
Une géographie merveilleuse
Par excellence, dans le Livre des merveilles, l’Orient est le monde de l’exotisme et tout ce qui est contraire. C’est le parfait exemple de l’altérité, d’une singularité qui s’oppose à l’Occident. C’est un lieu hors norme qui renferme aussi bien des sites sacrés que des contrées démoniaques. Le voyage qui au début ressemblait à un pèlerinage, un voyage d’initiation, se transforme en un périple fabuleux où on découvre un monde merveilleux qui ne correspond en rien à l’espace occidental. Plus l’auteur s’aventure en Asie, plus nous nous retrouvons face à des phénomènes surnaturels. Mais lesquels ?
Premièrement Mandeville rencontre des animaux imaginaires comme des dragons, des chimères ou des licornes. Il dit avoir visité le pays des Amazones et les décrit comme des guerrières courageuses, sages, qui défendent férocement leurs terres et viennent en aide même aux peuples voisins. Peu après, il s’aventure aussi dans le royaume mythique du Prêtre Jean qui selon lui est le plus noble, le plus puissant et le plus riche des royaumes sur Terre. Un territoire peuplé d’une faune et d’une flore merveilleuse où on peut trouver des satyres, des cyclopes, des phénix, des fleuves de lait ou de miel ou encore des collines de pierre précieuses. Plus tard, Mandeville affirme également avoir découvert la fontaine de jouvence.
La fascination de la société médiévale pour le fantastique se retrouve dans les nombreuses gravures de créatures fabuleuses dans les manuscrits du Livre des merveilles.

Nous pouvons voir des Blemmyes, des êtres sans tête avec le nez, la bouche et les yeux sur le torse.

Des sciapodes, un peuple fantastique ne possédant qu’une seule jambe leur permettant de courir rapidement et de se protéger du soleil quand ils se reposent en la levant vers le ciel.

Nous trouvons également des cynocéphales, des créatures avec des corps humains et des têtes de chiens.
Le Livre des merveilles regorge d’une infinité de mythes et de légendes qui pourtant ne choquent pas ses lecteurs contemporains. Ce voyage qui finit par proposer une géographie merveilleuse sera pendant longtemps, reconnu comme véridique. Mandeville réussit en mêlant imaginaire et réalité à rendre crédible l’extraordinaire. Mais comment ?
Une géographie religieuse pour valider une géographie merveilleuse?
Premièrement, dans le cas de Mandeville, le périple de fiction fantastique ne s’oppose pas à l’authenticité des découvertes scientifiques réelles. Cette acceptation du merveilleux est possible grâce à la quantité de références bibliques et classiques incluses dès le début du récit.
En effet, il s’appuie sur de nombreux érudits et religieux qu’il cite à plusieurs reprises dans son œuvre pour lui donner encore plus de crédibilité. Il se réfère non seulement aux textes bibliques mais aussi à de célèbres penseurs et à leurs travaux, tout cela pour faire reconnaître la véracité de ses propres écrits. Nous retrouvons Pline l’Ancien (Histoire naturelle), Vincent de Beauvais (Speculum naturale), Jacques de Voragine (Legenda aurea) ou encore Ptolémée (Géographie). Notre explorateur apparait comme un homme savant, religieux, une personne qu’aucun individu n’oserait contredire. Comment un homme si instruit, si pieux pourrait-il nous mentir ?
Mandeville essaye d’exposer sa traversée du monde comme une vraie expérience qui peut se vérifier à travers son itinéraire réel qui se développe au début de l’œuvre. Tout ce qui renvoie au caractère merveilleux de son voyage, bien que ce soit questionnable, n’est pas réfuté grâce à la quantité d’éléments scientifiques, véridiques autant religieux que profanes. L’énumération de toutes ces merveilles ne paraît pas être remise en doute parce qu’elle a été vécue par l’auteur en qui les lecteurs ont confiance. Et cette confiance a pu se construire avec la première partie du voyage dans laquelle l’auteur narre son voyage en Terre Sainte d’une manière édifiante.
On pourrait même se demander si ce voyage religieux, pèlerin dans un premier temps, ne pourrait-il pas être un outil pour faire accepter la partie merveilleuse de l’œuvre ? Car en effet, Mandeville a bien réussi à faire accepter une géographie merveilleuse en s’appropriant une géographie réelle d’abord et en créant, par la même occasion, un fabuleux hoax du Moyen-Âge.
Bibliographie :
- DELUZ, Christiane, « Images et signes de l’Orient dans l’Occident médiéval », Presses universitaires de Provence, n° 11, 2014, p. 3-28.
- CASTRO HERNANDEZ, Pablo, « Los viajes y lo maravilloso. Una lectura a los relatos de viajes y la construcción imaginaria de las criaturas y lugares de Oriente (ss. XIII-XIV) », Revista electrónica de historias del Orbis Terrarum, n° 6, 2011, 34 p.
- RUBIO TOVAR Joaquín, “Monstruos y seres fantásticos en la literatura y el pensamiento medieval” en Poder y seducción de la imagen románica, Palencia, in Centro de estudios del románico, 2006.
- THOMAZ Luís, “L’énigme du prêtre Jean”, in Sigila, n°31, 2013, p 127-137.
- VALTER Charles, « Les “voyages” de Jean de Mandeville, Best-seller du Moyen Âge ou le triomphe de la traduction. », Équivalences, n° 1-2, 1976, p. 25-36.
Excellent article, j’ai vraiment apprécié de le lire. Peut-être que Le Livre des merveilles fût l’équivalent d’Alice au Pays des merveilles. Sûrement que c’était une stratégie de Mandeville d’ajouter son imaginaire pour rendre plus attractive et attirante son œuvre. Quand la deuxième partie ?!