Des vieux lessivés par le temps qui passe sont la marque de fabrique du réalisateur italien Paolo Sorrentino. Fred Ballinger, le personnage principal de Youth (2015), n’y fait pas exception. Pourtant, l’exemple de ce chef d’orchestre, touché par l’ennui, nous révèle comment l’être humain peut goûter à la « vraie vie ». Sommes-nous capables de le faire tout seuls/toutes seules ? De quoi avons-nous besoin pour intensifier nos vies et nous révéler à nous-mêmes ? La réponse est plus simple qu’elle ne semble l’être.

Les indispensables

Paolo Sorrentino représente le renouveau du cinéma italien dans les deux premières décennies du XXIe siècle. Le décès accidentel de ses parents a définitivement marqué sa vision du monde. Dans ses films, construits autour de l’ennui, ce réalisateur autodidacte explore plusieurs formes de solitude et il fait souvent référence à un sentiment d’éloignement du monde. Les scenarios de Paolo Sorrentino, axés sur les sensations ressenties par le protagoniste et non sur la narration pure, contribuent à une étude plus approfondie de l’être humain. Youth (2015) n’échappe pas à ces règles.

Fred Ballinger (Michael Cain) et Mick Boyle (Harvey Keitel), deux vieux amis, passent leurs vacances dans un hôtel de luxe dans les Alpes suisses où ils se retrouvent depuis des années. Fred, un compositeur et chef d’orchestre britannique à la retraite, n’a aucune envie de reprendre la musique qu’il a abandonnée. Mick, un réalisateur de films toujours en activité, travaille sur le scénario de son dernier film – son testament cinématographique. Les deux amis passent leur temps à observer les autres clients, à discuter de leurs problèmes de prostate et des caprices de leur mémoire.

Une lessive à l’effet plus blanc que le blanc

J’en ai fini avec mon travail et avec la vie.

Fred Ballinger, Youth (2015), Paolo sorrentino
Figure 1 : Fred Ballinger, Youth (2015). Crédit : www.ilsussidiario.net.

Si on se concentrait sur le personnage de Fred Ballinger ? Dès le début du film, on remarque qu’il est enfermé dans une sorte de prison virtuelle – le spleen. Cet ennui sans cause et le dégoût de la vie se manifestent, entre autres, dans les contacts avec les autres par la stratégie d’inaccessibilité. Cette âme créative, reconnue dans le monde de la musique, veut se faire oublier. Cependant, le monde ne l’oublie pas. Même l’émissaire envoyé par la cour royale d’Angleterre n’arrive pas à le convaincre de diriger l’orchestre de la BBC pour le couple royal à l’occasion de l’anniversaire du prince Philippe. Il ne veut pas non plus donner la chance d’interpréter ses célèbres Chansons simples à une grande soprano. Il les a écrites pour sa femme et elle est la seule à les avoir interprétées. Malheureusement, elle ne peut plus chanter. Selon Fred, personne d’autres n’a le droit de le faire.

Toutefois, les propositions continuent à arriver… Des Français bombardant en vain sa fille de mails pour qu’il écrive ses mémoires. Les activités proposées par le spa luxueux, dans lequel il passe ses vacances, ne font aucun effet sur lui. Rien ne l’intéresse. Son travail ne lui manque pas. Il ne fait rien de ses journées. Le chef d’orchestre à la retraite assume cet état d’apathie et il n’a pas du tout envie d’en sortir malgré les efforts de son entourage. Pourtant, inconsciemment, il sait ce qu’il devrait faire.

  • Rien ne vous manque alors ?
  • Si, ma femme me manque. Ma femme, Mélanie.
Jimmy à Fred, Youth (2015), Paolo sorrentino

Pour quelle raison ne va-t-il pas voir sa femme malgré la solitude ressentie, l’insistance de sa fille « tu ne lui as pas apporté de fleurs depuis au moins dix ans », et une proximité relative entre son hôtel en Suisse et la maison médicale dans laquelle sa femme malade se trouve à Venise ? De plus, c’est Mélanie qui a suscité en lui les sentiments qui lui ont permis de composer les Chansons simples « je l’ai composée quand j’étais encore amoureux ». Le mot encore de la citation indique qu’il y a un moment dans sa vie où Fred a arrêté d’aimer. Une autre question se pose tout naturellement : que s’est-il passé dans la vie du chef d’orchestre pour qu’il se montre aussi indifférent envers sa femme qu’il aimait profondément ?

Blessée, Mélanie portait à son mari un amour profond et elle faisait tout son possible pour qu’il réussisse professionnellement en dépit de l’indifférence que Fred manifestait à son égard et celui de leurs enfants. Il était froid et ne s’intéressait pas à ce qu’ils pouvaient ressentir. La musique comptait plus que la famille. Il a même écrit une lettre d’amour à un homme que sa femme a retrouvée. Fred a banalisé la situation en disant que c’était juste une expérience sexuelle.

C’est en choisissant le masque de la réussite à tout prix que Fred se coupe de son vrai soi, des sentiments qui l’animaient, qui faisaient sublimer sa libido créatrice de musicien. Les gens se souviennent principalement de ses Chansons simples. Pourtant, il en a composé d’autres. Il est fort possible que le chef d’orchestre ressente une profonde culpabilité qui engendre son état et qui l’empêche d’aller se confronter à sa femme.

Un raviveur de couleur efficace

La vie n’est pas un long fleuve tranquille et elle nous prépare souvent des surprises. Ce serait trop simple d’être condamné à s’ennuyer jusqu’au dernier souffle. Sorrentino connaît bien la solution à cet état puisqu’il l’a déjà appliquée dans son premier long-métrage L’homme en plus (2001). Dans les deux films, le réalisateur italien se sert d’un système de couples. La mort de l’un provoque la rédemption de l’autre. Le suicide de Mick pousse Fred à quitter la « montagne enchantée ». Il n’a plus besoin d’aborder la question du bon fonctionnement de la prostate ou d’acheter des pansements qui ne servent à rien, juste pour tenir compagnie à son ami. Il est enfin disponible.

Je et tu – une couleur éclatante

Mais il suffit que je te rencontre, et tout commence.

Charles Pépin, La rencontre (2021)

Il est prêt à revoir Mélanie. Confronté à sa femme, conscient de tout ce qu’il lui a fait endurer, il exprime ses émotions refoulées. Il se rend enfin compte que ses ambitions maladives avaient détruit son couple et qu’il était toujours amoureux de sa femme. C’est en voyant sa femme pour la première fois sur scène qu’il est tombé amoureux d’elle. Il a fait une vraie rencontre, car il s’est métamorphosé et cette métamorphose a fait naître en lui de nouveaux désirs. Il a composé les Chansons simples. L’amour a sublimé son talent d’où le succès de l’œuvre. C’est en faisant une deuxième rencontre avec sa femme déjà malade et grâce à la force de l’amour qu’il lui porte toujours que de nouveaux désirs naissent. Il prend la décision de donner le concert pour le couple royal d’Angleterre tout en acceptant qu’une autre soprano chante à la place de sa femme. Tout (re)commence.

Figure 2 : Chansons simples, Youth (2015). Crédit : Indigo Film.

Les conseils d’entretien

Il n’est jamais trop tard pour goûter à la « vraie vie ». La vie dure longtemps et nous apporte des événements ou des tentatives qui peuvent nous faire oublier l’essence de notre existence. En se déconnectant de l’amour qui faisait sublimer sa créativité, Fred Ballinger s’est déconnecté de son vrai soi. Il a préféré la quête de la réussite, du pouvoir et du plaisir. Cependant, l’essence de cet être créatif et sensible était la quête du beau. C’est en partageant le fruit de sa quête que l’on peut se sentir vivant, faire ressentir le même sentiment aux autres et transformer leur vie. La quête de Fred n’aurait jamais été possible sans l’amour et sans l’objet de ce sentiment – sa femme Mélanie.

Sans les autres, personne ne serait autre chose que rien.

Quino

Bibliographie :

Gramegna J., 2020, Paolo Sorrentino – Monografia : I sentimenti generano mondi

Pépin Ch., 2021, La Rencontre, Paris, Allary Éditions

Pépin Ch., 2013, Quand la beauté nous sauve, Paris, Robert Laffont éditions

Sorrentino P., 2015, Youth, Italie/France/Grande Bretagne/Suisse, Indigo Film/Bis Films/Pathé/PSI [1] C-Films/Number 9 Films/Medusa Film/Barbary Films/France 2 Cinéma/Film4

Woroch A., 2019, Kicz i piękno w twórczości Paola Sorrentina, Siemianowice Śląskie, Fundacja „DZIEŃ DOBRY! KOLEKTYW KULTURY »