Dire sa sexualité ou son identité de genre, lorsqu’elle diffère de la norme cis-hétéro représente un acte politique, car elle dérange l’ordre établi. La « sortie du placard », lorsqu’elle est faite par une personnalité influente dans le monde culturel, produit une rénovation du discours qui n’émane alors plus seulement des positionnements dominants. Elle ouvre ainsi de nouveaux espaces de construction et de légitimation des identités et des représentations des personnes dites hors-normes. C’est ce que fait le poète mexicain Elías Nandino (1900-1993) dans son autobiographie Juntando mis pasos (2000). Il nous invite à un voyage dans ses souvenirs où il revendique son identité gaie en s’affranchissant des normes qui le brimaient.

Son enfance

Nous découvrons grâce à son autobiographie des éléments importants de sa construction personnelle, en commençant par l’endroit où il a grandi. Cocula, petite ville de l’état de Jalisco entouré de ses parents et de ses deux sœurs, ainsi que de quelques membres de sa famille dont un oncle supposément homosexuel, décédé d’un cancer du rectum.

Cocula, Jalisco, Mexique.

Il nous fait part de la relation très conflictuelle qu’il avait avec son père. Il explique ce qu’il nomme son « hétérodoxie sexuelle », autrement dite, homosexualité, comme une conséquence du manque de tendresse de ce dernier. Il s’agit d’un exemple parfait d’intégration du discours dominant sur l’homosexualité construit par les institutions médicales et psychiatriques.

Il explique que dès son plus jeune âge il a subi des agressions sexuelles. Alors qu’il est âgé d’à peine 5 ans, il part jouer avec son groupe de copains, mais un garçon plus grand que lui s’amuse à « touche-pipi » et à suçoter les plus jeunes. Il n’en parle jamais, tout comme du premier garçon qu’il a aimé et qui s’est fait assassiner. Sans cesse dans le tabou, les auteurs des violences qu’il a subies sortent indemnes de leurs actes.

En 1913, il part à Jacona, une ville de l’état voisin pour suivre un enseignement catholique. Son intention est de fuir son environnement familial, mais il se rend vite compte que la religion lui pose un problème existentiel. Elle représente une forte autorité dans la société mexicaine et dans ce qui est considéré comme bon/mauvais, dans la norme ou en dehors.

Ses amitiés

Parti pour étudier la médecine à la ville de Mexico où il a créé une revue du nom d’Aliis Vivere en 1926, il se fit connaître par le célèbre groupe d’auteurs de l’époque : les Contemporáneos. L’un d’entre eux est devenu son fidèle ami et confident : Xavier Villaurrutia, décédé en 1950, après une dispute, au moment de Noël. Il évoque une amitié sincère (ils savaient tout l’un de l’autre) ponctuée de rivalité.

« Je suis convaicu que l’amitié est un sentiment sincère, mais les poètes, sournoisement, sont des ennemis »

Elías nandino (traduit de l’espagnol)

Il évoque d’agréables moments, des voyages, des sorties, des bals et des repas entouré du nec plus ultra de la culture mexicaine du XXème siècle qu’il opérait ou soignait :

Outre son amitié avec Villaurrutia, ses correspondances avec Salvador Novo ou les liens avec Gilberto Owen ou Carlos Pellicer des Contemporáneos, il a su intégrer parfaitement les réseaux culturels de la capitale, comme peut le prouver sa patientèle, mais aussi les plus hautes sphère de la médecine en tant que chef de Service de l’Hôpital Juárez. Dans le monde social il jouait entre discrétion et confidence au sujet de son désir homosexuel à l’origine des images qu’il créait en poésie.

Trajectoire sexo-affective, un chemin parsemé de violences

Il nous confie ses premiers rapports sexuels avec des garçons lorsqu’il était enfant et le traumatisme qu’il pense avoir dépassé après le viol dont il est victime par un prêtre de la paroisse de son village. Dans son enfance, il se perd entre les valeurs qu’il intègre de son éducation chrétienne et des représentations de la masculinité et ses « instincts ».

Alors, à son arrivée à la ville de Mexico, il passe de la négation de ses instincts, du remord que ceux-là lui provoquent, à l’acceptation de soi. Il parle d’absolution (un terme emprunté au vocabulaire ecclésiastique) pour parler de la phase de reconnaissance de soi et du fait qu’il ne considère plus monstrueuse son homosexualité, bien qu’il la considère toujours comme une maladie incurable. Cet adjectif, il l’emploie comme un médecin, une application directe du discours dominant qui tend à pathologiser les pratiques sexuelles dissidentes.

Il pense que l’homosexuel n’a pas d’autre choix que de chercher l’amour sans jamais pouvoir le garder, raison pour laquelle il a multiplié les rencontres, les relations d’une nuit à quelques années.

Un soir, il séduit un homme, puis le revoit, mais cette fois-ci, l’homme l’agresse, le frappe et lui vole ses affaires. Il le fait chanter et à chaque fois qu’ils se rencontrent, il lui extorque de l’argent. À l’époque des faits, Nandino avait des gardes auprès du département de police de la ville, mais il n’a jamais rapporté ce qui lui arrivait. Doublement victime, car ne voulant pas faire un scandale, il a choisi de se taire.

De retour dans sa région natale, il se trouve confronté à un crime de haine contre un homosexuel qu’il autopsie. Il n’était qu’interne à l’époque et il est horrifié par l’état du corps de cet homme qu’il reconnaît.

Pendant plusieurs années, il a fait des gardes dans l’hôpital de la prison de Mexico où il est appelé pour les urgences et il y ausculte des victimes de viol, sauve la vie d’une femme qui s’est fait avorter toute seule à la suite de ces violences, il sauve également la vie d’un jeune homme qui avait été enfermé injustement et le fait sortir de prison par la même occasion. Mais il n’a pas pu sauver tout le monde, y compris celui qui l’avait extorqué, qui est mort devant ces yeux.

La poésie pour donner corps aux émotions, un refus de l’ordre hétéronormé.

La poésie est un instrument de communication qu’il utilise pour visualiser sa propre peine et pour la communiquer. A la suite de la mort de sa sœur Beatriz, il n’a pas encore 18 ans. Il écrit pour trouver une consolation. Il fait la même chose avec Xavier Villaurrutia, la poésie lui permet de guérir la douleur qu’il pensait incurable. Elle est une représentation tangible d’un concept qui autrement lui échappe, elle lui permet de faire son deuil.

L’incorporation des discours pathologisants dont il parvient à se défaire au fil de sa trajectoire, notamment grâce à la mythologie alternative qu’il crée dans sa poésie, lui permet de construire un contre-imaginaire émancipateur. En constante réflexion sur le sens de cet enfer qu’il vit par ce désir selon lui incontrôlable et interdit, il doute de l’existence de Dieu presqu’autant qu’il s’en rassure lorsqu’il contemple sa création. Divisé entre le chaos qu’il vit et observe, et les instants d’extase comme l’orgasme qu’il trouve divin et cette perfection qu’il retrouve dans la nature, il écrit :

Extrait de Juntando mis pasos

Il opère un déplacement intéressant par rapport aux discours dominants qui font de la tragédie le destin inexorable de ceux qui s’écartent de la norme lorsqu’il dit réaliser ses fantasmes, revivre des souvenirs, donner un nouveau corps à celui qu’il a aimé grâce à sa poésie érotique inspirée par sa personnalité au désir sexuel insatiable. Lui-même conscient de son hypersexualité, il émet l’hypothèse que cela ne soit que le produit du manque d’affection de son père et de la violence qu’il a vécue. Son autodiagnostic est une nouvelle démonstration de l’intégration du discours dominant puisqu’il analyse son désir de représenter une figure paternelle pour ses conquêtes.

Un poète accompli et reconnu

Il a exercé pendant plus de 40 ans son métier de chirurgien proctologue et le docteur Nandino a toujours su manier avec autant de dextérité le bistouri que la plume. Quand il prend sa retraite du bloc, c’est pour continuer à consulter comme généraliste ou pour initier de nouvelles revues, de nouveaux ateliers d’écriture dans l’état de Jalisco et un peu partout au Mexique.

Il a reçu de nombreux prix pour une ample œuvre : un premier prix en 1949 pour son poème « Naufragio de la duda » au concours du centenaire de la naissance de Manuel Acuña, puis le Prix National de Poésie d’Aguascalientes en 1979 et le Prix Jalisco en 1981, l’année suivante le Prix National de Littérature et enfin la Médaille José Clemente Orozco en 1989.

Il a été une sorte de parrain pour les jeunes auteurs avec par exemple la revue Estaciones (1956-1960) où ont été publiés pour la première fois : José Emilio Pacheco, Elena Poniatowska et Carlos Monsiváis.

« de jeunes écrivains non-conformistes qui avaient tendance à être ostracisés par les éminentes figures littéraires telles qu’Alfonso Reyes et Octavio Paz ».

Carlos monsiváis (Traduit de l’espagnol)

Une vieillesse émancipatrice

C’est du haut de ses 87 ans qu’il dicte et corrige cette autobiographie dont il confie l’écriture à l’un de ses protégés de l’atelier de poésie qu’il dirige à Guadalajara. Jusqu’au bout, il crée de la littérature, il tisse un corps aux émotions et aux souvenirs, il donne une forme intelligible au désir qui le pousse à vivre.

C’est cette écriture sans relâche à travers les décénies qui fait que sa plume évolue. Il n’est plus question dans les œuvres tardives du docteur retraité, de la même soif qu’il manifestait dans ses premiers sonnets. Non, car il n’a plus besoin de cacher ni de faire de détours lorsqu’il veut parler de sexe et de corps nus. Alors sa poésie évolue du désir subtilement décrit à un désir ironiquement épuisant. L’insatiabilité de Nandino ne peut tenter de s’accomplir que dans la littérature.

Après tant d’années à vivre comme il l’entendait, il est satisfait de ce qu’il laisse derrière lui et son autobiographie vient parfaire l’ensemble de son œuvre. Il rend publics son orientation sexuelle, ses relations, ses traumatismes au moment où il a obtenu le plus de reconnaissances. Il se détache de tout filtre et se définit d’un sexe intermédiaire : celui qui aime les hommes et qui est un homme.

Un modèle ?

Sa vieillesse, son accomplissement professionnel et son succès littéraire ont sûrement eu un poids au moment de signer ce coming-out. Il a rendu public quelque chose qui était problématique en 1987, en 2000 et qui l’est malheureusement toujours aujourd’hui, même 30 ans après sa disparition au Mexique et dans bien d’autres pays dans le monde. Mais c’est par cet acte qu’il passe d’auteur homosexuel à gay. Il s’agit d’une revendication rendue possible par un contexte international de libération de la parole autour des orientations sexuelles depuis les années 70.

Le désir homosexuel étant à l’origine de chaque publication de l’auteur, il nous offre une clé de lecture de l’ensemble de sa poésie et nous pousse à chercher à l’intérieur de son écriture les images qu’il a créées pour parler de cet infernale insatiabilité qu’il éprouvait.

Survivant d’une époque et fier d’être reconnu pour sa valeur littéraire, il est un exemple pour les jeunes auteurs homosexuels qu’il a eu comme disciples dans ses ateliers, mais pas seulement. Il est le seul dont l’évolution des images représentant le désir érotique gay a suivi l’évolution des mouvements, même inconsciemment, et sa participation dans le renouvellement des représentations de l’homosexualité le place comme modèle politique et culturel.

Bibliographie :

  • Pérez de Mendiola, Marina, 1994, in Foster, David William, Latin American Writers on Gay and Lesbian Themes: A Bio-Critical Sourcebook. Westport, Connecticut : Greenwood Press. pp. 281–286
  • Nandino, Elías, 2000, Juntando mis pasos. México, D.F. : Aldus.
  • Monsiváis, Carlos, “De los poderes menguantes y las recuperaciones irónicas”, 1983, in Nandino, Elías, Erotismo al rojo blanco. México, D.F. : Domés. pp. 7–16