Eric Castex

Université de Toulouse le Mirail

L’écriture de l’histoire en hypertexte, les historiens à l’heure des réseaux (2005)

Histoire de l’utilisation de l’informatique dans les disciplines historiques depuis le milieu des années 60 en France

L’écrit numérique

En quelques années, notre société basée sur l’imprimé a basculé dans le monde de l’écrit numérique qui est caractérisé par la rapidité des échanges, les possibilités de mises à jour et la liberté de production. Cependant, le numérique introduit une dépendance vis-à-vis d’une machine ou d’un l’outil intermédiaire (CD-ROM, Web, …) et génère de nouveaux comportements tant pour le producteur que pour l’utilisateur de l’écrit. L’usage courant du couper/coller facilite et simplifie à tel point l’écriture que l’auteur peut ne plus avoir réellement besoin de s’approprier le savoir qu’il diffuse. A l’opposé, l’acte de lecture se voit complètement chahuté par les liens hypertextes et la navigation virtuelle. N’étant plus guidé par la forme matérielle de l’objet et la linéarité des supports traditionnels, le lecteur « d’hyperdocuments » peut suivre, à l’intérieur d’une oeuvre, un parcours de lecture complètement unique. Sur le Web, l’hypertextualité oblige le lecteur à s’astreindre à une grande vigilance pour ne pas se perdre dans la multiplicité des offres qu’il croise et être capable de structurer et construire un sens à son parcours de lecture.

Les caractéristiques de l’écrit numérique

On appelle texte numérique, un texte produit par un auteur et encodé par un ordinateur en une suite de 0 et de 1. Sous cette forme ce texte est transmissible par différents moyens, stockable sur différents supports et lisible après décodage à l’aide d’une machine. En effet, les écrits numériques reposent entièrement leur existence sur l’utilisation d’une machine à la fois comme interface avec l’auteur et avec le lecteur. Ce point est très important pour l’analyse des évolutions de l’écrit. La tradition orale n’a besoin d’aucun vecteur pour être transmise entre deux personnes, simplement elle est subjective et déformable. L’écrit nécessite un support et un instrument pour sa production, sa lecture par contre ne fait appel à aucune machine. Cependant, une fois inscrit sur un support (papier ou autre), cet écrit présente un caractère définitif, il est figé.

Contrairement à l’imprimé figé sur le papier au moment de sa publication, l’écrit numérique est malléable et immatériel. Il permet aisément les modifications et se trouve ainsi toujours dans un état potentiellement provisoire. En un sens, il perd de sa stabilité. Mais en même temps, à chaque instant, il est susceptible de devenir définitif parce qu’il peut être facilement imprimé. Il présente ainsi un caractère interactif très fort tant avec l’auteur qu’avec le lecteur.

L’interactivité est, en effet, une des composantes essentielle de l’écriture numérique. Elle se positionne sur deux niveaux :

  • une interactivité de « structure » appelée hypertexte qui permet de relier différents textes par des liens dans ou hors de toute structure linéaire ou hiérarchique.
  • une interactivité de « surface » appelée hypermédia qui permet de juxtaposer dans un même document des données de différentes natures sémiotiques : texte, son, image et vidéo.

L’écrit sur une feuille de papier ou sur un écran d’ordinateur n’est donc pas du tout de même nature. Dès son origine, l’écrit hypertextuel est segmenté en noeuds d’information autonomes que le lecteur doit être capable de reconstituer. Cet écrit, dé-contextualisé et fragmenté, offre au lecteur une multiplicité et une liberté dans ses parcours, ses déplacements n’étant plus limités par la linéarité du texte matérialisée par un début et une fin. Dès lors, chaque mot devient virtuellement le lieu d’un nœud qui va permettre au lecteur d’enchaîner avec une nouvelle fenêtre de texte. Le passage d’une information à une autre, ou d’une idée à une autre, obéit alors au désir et aux associations mentales du lecteur plutôt qu’à un découpage conceptuel imposé par l’auteur.

L’avènement de l’écrit hypertextuel encourage les individus à affirmer leur différence. On savait déjà que deux personnes qui avaient lu le même livre pouvaient ne pas en avoir fait une lecture identique. Désormais, elles n’auront probablement pas lu le même livre !

Il en résulte que sous forme numérique, un document perd sa vocation d’être lu in extenso. Grâce à « l’écriture hypertextuelle », on ne lit même plus rapidement, on déroule, on survole, on explore, on surfe, on cherche, on zappe, on circule et on se perd dans un feuilleté de fenêtres et de pages… On s’active également à ouvrir et à fermer, à écouter et à revenir et même parfois déboguer. On est bien loin de la lecture reposante et apaisante d’un beau livre.

Par ailleurs, le numérique ouvre également de nouvelles voies pour les documents. Il autorise l’enregistrement, le stockage et la transmission de plusieurs types de données : texte, image fixe ou animée et son sur un même support. La combinaison et juxtaposition de ces différentes données est à l’origine de documents multimédia. Seulement là encore, seule une machine équipée d’un écran et de hauts parleurs est capable de recombiner et donc de restituer le document dans son intégralité.

En permettant au texte de s’émanciper du papier, l’ordinateur l’a doté de propriétés comme la fluidité, l’interactivité, la connectivité ou l’indexation intégrale. Cependant l’écran d’ordinateur induit en retour des contraintes pour le lecteur. En effet, si l’écran bouleverse les modes d’organisation, de structuration et de consultation des textes, lire sur un écran n’a rien à voir avec le fait de lire dans un livre. Lire sur un écran, c’est vraiment lire dans un milieu technique. La posture devant un ordinateur est bien moins confortable que celle dans un fauteuil, sur un lit ou sur la plage… et le calme mat et reposant du papier n’a rien à envier à la lumière scintillante des écrans qui fatigue très rapidement le lecteur.

Les effets de la dématérialisation de l’écrit

En s’immisçant progressivement dans notre société de communication, l’écrit numérique conduit à des modifications de comportements et d’habitudes pour l’écriture et la lecture des textes mais génère également de nombreuses problématiques tant au niveau de la pérennité des oeuvres et de leur archivage que de la signature électronique pour n’en citer que quelques unes.

Ce transfert du support papier vers des supports numériques, accompagné de tous les problèmes qu’il engendre, oblige les bibliothèques à réfléchir sur le rôle qu’elles auront à jouer dans le futur. La technologie numérique redistribue les points de repère du monde documentaire, basé depuis cinq siècles sur les valeurs essentielles de l’imprimerie : matérialité du support, opposition manuscrit unique/imprimé multiple, séparation texte/image.


Un territoire à conquérir

En dehors de ces formes canoniques, la recherche universitaire connaît bien peu d’espaces d’énonciation de son discours. On oublie pourtant que la fonction première de l’écrit est la mémorisation de la réflexion et que le papier n’est qu’une modalité de cette conservation, sans doute transitoire entre le papyrus et les formes futures de transcription de la pensée humaine.

Les atouts scientifiques de l’écriture électronique

L’écriture électronique présente plusieurs atouts majeurs qui l’imposeront sans doute comme un véritable partenaire de l’édition classique. L’écriture peut échapper aux difficultés de stockage et de consultation propres au papier. Désormais, un livre publié électroniquement sera consultable indifféremment sur Internet, sur un CD-ROM, sur une feuille imprimée et même sur un livre relié classique. De fait, l’émancipation du support physique ne provoque pas l’abolition mais la multiplication des supports. Plus encore, en s’extrayant de la gravité, l’édition électronique s’intègre dans un nouvel espace, le cyber-espace, qui comporte ses propres contraintes et avantages. Internet, espace privilégié de l’édition électronique, dispose en effet d’un outil que ne connaît pas l’édition classique : l’hypertexte. L’hypertexte peut être défini comme une forme électronique de la note de bas de page qui permet d’accéder directement, d’un simple clic, à la référence signalée. Grâce à l’hypertexte, un article devient un nœud du réseau mondial : il peut être référencé par d’autres articles ou d’autres sites et peut lui-même renvoyer vers un nombre illimité de références. Ainsi, le lecteur de cet article publié sur Internet  peut-il directement cliquer sur tous les liens hypertextes signalés alors que la version papier du même article est inerte et fermée : le lecteur doit se contenter de noter qu’il existe des références qui appuient ou illustrent le discours de l’auteur, mais il n’a pas les moyens de consulter rapidement celles qui l’intéressent.

Le potentiel de l’hypertexte est à peine effleuré aujourd’hui. Il est extraordinaire parce qu’il recompose sans cesse l’espace du réseau, créant des liens et des affinités selon une logique extrêmement proche de celle de notre cerveau, qui fonctionne par association d’idées. Bien maîtrisée, cette cascade de liens compose une pensée collective originale, dont il faudra bien un jour prendre la mesure. Au-delà de ce caractère réticulaire, l’écriture électronique présente également l’avantage d’être vivante. Le livre s’est imposé par sa capacité à conserver une trace pérenne de la pensée humaine mais, parallèlement, il a littéralement plombé cette pensée en la figeant. Alors que la pensée scientifique évolue, s’enrichit d’objections et de nouvelles avancées, elle s’ankylose au contact du papier. Les errata illustrent parfaitement cette impossibilité de revenir sur la chose imprimée. L’écriture électronique est évolutive, elle permet à l’auteur de modifier son texte et ses références, la forme autant que le fond. Dans l’édition papier, les ouvrages suscitant une polémique fertile restent souvent dissociés de celle-ci, et il faut attendre une réédition pour que soient regroupés les arguments. Le lien hypertexte permet de relier les ouvrages à leurs commentaires ; il est même envisageable de publier ensemble le texte critiqué et le compte-rendu alors que cela est quasiment impossible dans le cadre de l’édition papier pour des raisons de coût.

À titre d’exemple, on peut regretter que la réédition du livre de Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle), ait eu lieu quinze ans après la première édition, privant ainsi le lecteur des critiques auxquelles la préface à la deuxième édition fait écho. De même, dans le cadre de l’édition papier, des livres majeurs se déprécient en quelques années parce que leur bibliographie n’est plus mise à jour.

La bibliographie d’une publication sur Internet est modifiable très rapidement, sans frais et sans difficulté technique majeure. Les nouvelles études et de nouveaux liens hypertextes peuvent ainsi être signalés. Le caractère vivant d’Internet est encore plus manifeste lorsqu’il permet des débats de qualité entre chercheurs.

Mettre en place un débat scientifique dans une revue ou au cours d’un colloque est coûteux et prend beaucoup de temps. Internet permet de mener ce type de débats en amont, en aval ou en remplacement du colloque grâce aux mailing-lists. On appelle mailing-lists des espaces de discussion qui utilisent le courrier électronique et dont le fonctionnement s’apparente à celui d’un forum. Le fonctionnement de ces listes de discussion est très simple. Tous les abonnés peuvent contribuer à un débat public en envoyant à la liste une question, une remarque, une annonce de colloque, un compte rendu d’ouvrage ou d’article. Tous les abonnés à la liste reçoivent, dans un délai très bref, le courrier électronique envoyé. Ils peuvent, s’ils le souhaitent, expédier une réponse que tous les adhérents recevront.

Quels sont les atouts de ces listes ? Le premier d’entre eux est l’émancipation des frontières. En abolissant les distances géographiques, le courrier électronique crée les conditions de développement d’une véritable communauté scientifique de chercheurs à l’échelle mondiale. Ainsi, la liste H-Français permet-elle de réunir les historiens de la France de part et d’autre de l’Atlantique, ce qui n’est pas insignifiant au regard du nombre d’historiens américains de ce pays. La gratuité, la rapidité et l’archivage des débats sont d’autres avantages notables des listes. Ainsi, la liste apparaît comme un compromis intéressant entre la publication et le colloque : du colloque, elle a la rapidité et l’interactivité entre les différents   protagonistes ; de la publication, elle a le caractère écrit et archivable. Les listes ne remettent pas en cause les modalités de débat scientifique qui ont prévalu jusqu’ici mais elles offrent une forme complémentaire et inédite d’échanges intellectuels.

Un problème ou une solution ?

Le principal fondement des réticences est l’investissement en temps qui est un préalable nécessaire pour qui veut utiliser l’ordinateur pour écrire l’Histoire, à la fois comme consommateur et comme producteur de contenu. L’informatique n’est pourtant pas inaccessible pour une communauté de chercheurs dont la profession implique une ouverture à la nouveauté et une capacité d’apprentissage plus élevée que la moyenne. En outre, la technicité requise est relativement sommaire, mais c’est précisément cet aspect technique qui fait barrage. Le clavier, l’écran, la souris médiatiseraient tellement le rapport entre le chercheur et sa matière qu’ils élimineraient toute  » sensualité  » de l’acte de recherche, le ramenant à une froide quête dénuée de sens. Les oppositions à l’informatique ignorent trop souvent que l’écriture, l’imprimerie, l’alphabet ne sont elles aussi que des techniques dont la maîtrise favorise et conditionne la pensée. Ces techniques font partie de nous, elles sont intimement intégrées au processus de création et personne ne s’en plaint. De plus, il est impossible de réduire l’écriture électronique à un seul support de lecture comme voudraient le croire certains détracteurs qui critiquent la lisibilité sur écran, considérée à raison comme très inconfortable. C’est méconnaître là un des atouts principaux de l’écriture électronique : son caractère multi supports.

Un autre ensemble de critiques porte sur les faiblesses techniques du réseau ou de l’informatique, prétextant l’immaturité des solutions dont nous disposons. Cette immaturité serait inscrite dans la caractéristique principale de l’informatique, la rapidité, dont le revers serait le manque de pérennité. Il est vrai que le problème de la conservation des données informatiques se pose parfois avec acuité. Mais sur ce point aussi la normalisation des formats s’impose.

Conclusion

La technologie numérique, le multimédia et les réseaux perturbent les points de repère du monde de l’historien basé depuis toujours sur les valeurs de l’écrit imprimé. Comme lors des précédentes évolutions (culture orale vers la culture écrite, puis culture écrite vers la culture du livre), l’adoption de l’écrit numérique génèrent actuellement de vifs débats. En effet, les dépositaires de l’ancien savoir ont toujours eu une réaction de peur face à l’idée de perdre leur identité du fait de l’apparition des nouvelles techniques.

Le développement réel du numérique est surtout lié à celui du Web, et date de 1993-1994 avec une accélération ces dernières années. Depuis lors, l’utilisation extensive d’Internet couplée à la généralisation des ressources numériques sur l’internet amène de profonds changements dans notre rapport à l’écrit. Cependant l’histoire nous montre qu’au lieu de les remplacer, les nouvelles pratiques s’ajoutent souvent aux anciennes et viennent même les compléter.

Sitographie :

L’initiative de l’Académie de Toulouse :

http://pedagogie.ac-toulouse.fr/histgeo/menus2004/midipyrenees.html (22-01-2011)

http://www.cliosoft.fr/archives_cliosoft.htm (22-11-2005)

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