« Bacon en toutes lettres » 2019

luisriveramarquez

« Bacon en toutes lettres » 2019 

Dans le cadre de la relecture des œuvres majeures du XXe siècle comme celles de Marcel Duchamp, René Magritte, Henri Matisse ou André Derain, le Centre Pompidou consacre une grande exposition au peintre anglo-irlandais Francis Bacon. Cette exposition est réalisée du 12 septembre 2019 au 30 janvier 2020 dans la galerie 2 du musée. L’exposition est organisée par le commissaire Didier Ottinger. La dernière exposition importante de l’artiste à Paris a eu lieu en 1996. 23 ans plus tard, le Centre Pompidou rassemble 55 peintures provenant de collections publiques et privées (dont 12 triptyques, quelques portraits et autoportraits), produites entre 1971, année de sa consécration dans le monde de l’art, et 1992, année de sa mort, c’est-à-dire des œuvres appartenant à son étape tardive. 

Cependant, l’exhibition des œuvres n’est pas le seul élément que propose la totalité de l’exposition. À titre de valeur ajoutée, tout au long des six salles, la proposition curatoriale cherche à établir un dialogue entre la peinture de Bacon et certaines œuvres littéraires et philosophiques qui font partie de sa bibliothèque. À ce point-là, l’exposition tente d’explorer les relations entre les tableaux de Bacon et six textes des auteurs suivants : Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad et Eliot.  

Cette façon peu orthodoxe d’exposer l’œuvre individuelle d’un artiste consacré avec des éléments étrangers à la sienne nous amène à la question suivante : Pourquoi le commissaire d’exposition choisit de faire un lien entre l’œuvre du peintre, vigoureuse et imposante pour être exposée seule, et certaines œuvres littéraires et philosophiques, qui, tout en faisant partie de ses lectures, sont externes à lui, et inclus dans le cadre d’un même modèle conceptuel d’exposition ? Pour répondre à la problématique de cette présentation, tout d’abord nous aborderons le thème de la conformation et de la disposition physique de l’exposition entre les tableaux et les textes, puis nous étudierons le choix et la relation artistique directe entre les textes et les peintures de Bacon, si elle existe, pour conclure par une analyse de quelques considérations dans la proposition conceptuelle et symbolique de la part du commissaire d’exposition. 

  1. Conformation et disposition physique de l’exposition 

L’exposition « Bacon en Toutes Lettres » a comme lieu d’exposition une galerie ouverte de musée moderne conventionnel avec des murs et des lumières claires, (white cube). Le parcours est orienté dans le même sens, c’est-à-dire qu’il y a une entrée et une sortie d’un extrême à l’autre, comme nous pouvons le voir dans l’image ci-dessus. Le long des murs qui composent la galerie, on peut admirer les 55 peintures accrochées de manière uniforme, à la même hauteur, progressivement. Chaque triptyque est montré comme une unité, les portraits et autoportraits présentés en série, et les autres œuvres sont exposées individuellement, dans un choix qui joue avec le contraste des couleurs des fonds des peintures, très bien choisi, sans garder une cohérence chronologique, plutôt visuelle. 

De même, le parcours pictural est marqué et interrompu par six petites chambres fermées, plus sombres que l’extérieur, avec des lumières plus chaudes, qui montrent, chacune, dans une vitrine, un livre volé directement de la bibliothèque du peintre. Comme fond sonore, en utilisant un klaxon, des fragments du livre exposé sont lus par une voix off dans chaque appareil, certains en français, d’autres en anglais. Les livres observés et écoutés dans ces espaces sont : Les Euménides de Eschyle, La vision dionysiaque du monde de Friedrich Nietzsche, La terre vaine de T.S. Elliot, Miroir de la tauromachie de Michel Leiris, Au coeur des Ténèbres de Joseph Conrad y Chronique. Dictionnaire de Georges Bataille. 

De cette façon, le spectateur est confronté à deux atmosphères constamment divergentes. Dans une première le spectateur est devant ces toiles explosives, violentes et colorées de Bacon. Ensuite, le spectateur s’enferme dans une caméra dépourvue d’éléments picturaux, où il n’y a qu’un seul livre et une seule voix qui lit un texte qui n’a peut-être pas de relation logique avec ce qui vient d’être vu visuellement. Ici, l’expérience est assimilée par l’oreille. Ce parcours est répété tout au long de l’exposition. Cette façon de structurer l’espace et le concept de l’exposition font qu’il existe un rythme dissocié qui provoque chez le spectateur une expérience esthétiquement stimulante, avec un revirement, avec des pauses, qui font peut-être augmenter l’intensité de l’œuvre de Bacon. 

  1. Choix et relation artistique entre les textes et l’œuvre de Bacon. 

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’exposition rassemble 55 peintures de l’artiste réalisées entre 1971 et 1992. Cette période de Bacon est marquée en 1971 par deux grands événements de sa vie : une rétrospective consacrée à lui au Grand Palais, qui marque sa consécration comme artiste global à 62 ans, et le suicide de son compagnon, George Dyer, deux jours avant l’exposition, dans la chambre d’hôtel qu’ils partageaient tous les deux. Ces événements marqueraient un tournant dans le style pictural de l’artiste jusqu’à sa mort, en 1992. Ces dates justifient la raison de cette délimitation temporelle choisie par le commissaire d’exposition. De 1971 à 1992, la peinture de Bacon est marquée par sa simplification, son intensité visuelle, sa violence à travers des images abstraites et charnelles, des figurations géométriques et des fonds colorés. Il existe un registre chromatique inédit, avec des couleurs électriques en jaune, orange, rose, couleurs saturées. Il y a une intention de dépouiller les tableaux d’une fonction narrative, comme le souligne Deleuze dans son essai Francis Bacon, logique de la sensation, que nous aborderons plus tard. 

Quelques exemples de peintures exposées sont : Triptyque (1976), Triptyque mai juin 1973 (1973), In Memory of George Dyer (1971), Study form the human body (1986), pour citer quelques-unes. 

Par ailleurs, les extraits des œuvres des auteurs qui accompagnent l’exposition ont été spécifiquement choisis par le commissaire d’exposition car il s’agit d’œuvres mentionnées par Bacon dans plusieurs interviews, qui ont un lien direct ou indirect avec l’œuvre elle-même. Par exemple, Bacon a accédé à l’Orestie à travers une adaptation théâtrale d’Eschyle, signée par T.S. Eliot. Il a ensuite approfondi les deux auteurs. Son premier triptyque, incluant l’idée de confronter trois images, aurait émergé « de la composition tripartite de l’Orestie

Aussi, Eschyle lui conduit à La naissance de la tragédie, de Nietzche. Comme conséquence, comme le souligne Ottinger : « Ce dialogue entre la géométrie parfaite des portiques de Bacon et le geste pictural instinctif, dépendant du hasard ». Également, Bacon transposa « le style kaléidoscopique d’Eliot, qui utilise plus de six langues dans les 434 versets de La terre vaine, avec une esthétique qui ressemble au collage ». 

Quant à Georges Bataille, Bacon raconte que c’est la peintre Isabel Lambert qui a laissé des textes de Bataille dans son atelier. L’un des six espaces sonores expose Chronique. Dictionnaire, de Bataille, avec sa description de l’abattoir. Le conflit de la vie et de la mort, le matérialisme radical de Bataille « résonnaient à Bacon comme des échos à la philosophie de Nietzche« , déclare Ottinger dans une interview. 

Ainsi, il existe une cohérence dans le choix des textes, qui correspond à une recherche bibliographique préalable sur l’artiste, ses lectures et une relation possible par rapport à l’influence que ces lectures pourraient avoir sur la création de certaines de ses œuvres. 

  1. Considérations conceptuelles et symboliques 

En Logique de la Sensation (1981), Gilles Deleuze analyse le sens conceptuel de l’œuvre de Bacon. Dans cet essai, le philosophe traite sur la figuration dans l’œuvre du peintre. L’auteur s’interroge sur ce qui suit : « Y a-t-il un autre type de relation entre Figures, qui ne soit pas narratif et dont aucune figuration ne dérive ? Diverses Figures qui incitent au même fait, qui appartiennent à un seul et même fait unique, au lieu de raconter une histoire et renvoyer les différents objets à un ensemble de figuration ? Les relations non narratives entre Figures, et les relations non illustratives entre les Figures et le fait ? Bacon ne cesse de faire Figures jointes, qui ne racontent aucune histoire. Les panneaux séparés d’un triptyque ont plutôt une relation intense entre eux, même si cette relation n’a rien de narratif ». Sur la base de ce qui a été jugé Deleuze, les peintures de Bacon sont dépourvues d’une fonction illustrative ou narrative, c’est-à-dire que dans ses œuvres il n’existe aucune trame, contrairement à la littérature ou à la philosophie. De cette façon, de retour à l’exposition « Bacon sur Toutes Lettres » nous pourrions assurer que le fait d’inclure les six œuvres littéraires pourrait ne pas avoir été un point de départ ou une influence directe des œuvres ou quelque chose de cohérent dans l’idéal, du point de vue du concept dans une exposition de Bacon, c’est-à-dire qu’il pourrait y avoir une contradiction conceptuelle dès le départ. Cependant, les œuvres écrites ont pu avoir influencé conceptuellement le destin de certaines peintures, certaines images visuelles, idées ou sensations, il est important de répéter que les œuvres littéraires ont été lues par le peintre et ont été mentionnées par lui-même dans le cadre de son corpus intellectuel. 

La décision d’inclure les six œuvres littéraires dans l’exposition de Bacon fait interagir, dialoguer les œuvres soutenues avec un autre élément, ce qui donne un sens dynamique à l’exposition. Peut-être en utilisant un format numérique comme le son de la lecture des extraits, contrairement à la peinture toujours analogue, est-ce une décision qui fait couler autrement ce qui est exposé, provoquant chez le spectateur une expérience dissociée. 

Il est important de noter que cette nouvelle façon d’exposer l’œuvre d’un artiste consacré est également motivée par un changement de génération, de plus en plus dépendant des médias et des formats audiovisuels. Grâce à la fonction du son dans les petites chambres, l’exposition parle à un public nouveau, marquant un nouveau paradigme dans le concept d’exposer l’œuvre d’un peintre du dernier siècle. C’est aussi un nouveau pari qui montre la tendance dans le monde des expositions d’art contemporain, de plus en plus pluridisciplinaire. 

De plus, un autre élément novateur est la décision du commissaire d’exposition de supprimer tout type d’information, y compris les cartels ou tout texte explicatif sur l’œuvre. Le message est clair : l’œuvre parle d’elle-même. 

La proposition de l’exposition accentue la peinture de Bacon, la fait ressortir encore plus. Nous considérons comme idéale la décision d’exposer les peintures avec six œuvres littéraires qui font partie de la bibliothèque du peintre, exposées comme son. C’est une ressource qui permet d’établir un dialogue entre les peintures elles-mêmes et les lectures qui ont pu ou non l’influencer dans le cadre de son processus créatif. De même, comme nous l’avons déjà mentionné, le fait d’enfermer les œuvres extérieures dans de petites chambres marque un rythme tout à fait différent, tant spatial que temporel, est une manière sensée de transformer l’espace symbolique et matériel d’une galerie. À son tour, l’expérience qui provoque ce changement dissociatif chez le spectateur est satisfaisante, en contrastant la beauté explosive et visuelle de la peinture de Bacon avec une rupture dans l’attention sonore, ce qui est sensoriellement une expérience de plus grande richesse et provoque dans la perception sensorielle ce message dépourvu de narration dont parle Deleuze à propos de l’œuvre de Francis Bacon. 

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