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La langue latine et le droit romain

Le droit romain et la langue juridique latine occupent une place proéminente dans l’histoire culturelle et intellectuelle romaine. En outre, l’histoire du latin juridique coexiste avec l’histoire du latin lui-même : les extraits des Douze Tables et les inscriptions à partir du IIe siècle avant n. è. mis à part, le latin juridique est attesté tout au long de la période classique et il a exercé une influence sur la langue littéraire (Powell 2011 : 465). Bien que plusieurs études y aient été consacré (Daube 1956, Pascucci 1968, De Meo 2005 et Kalb 1888 pour le Digeste, parmi d’autres), le latin juridique est un sujet qui mérite toujours l’attention : d’une part, les moyens linguistiques charactéristiques des textes juridiques n’ont pas été étudiés de manière systématique ; d’autre part, l’identification des citations ou des allusions au langage juridique dans les textes littéraires permettrait d’évaluer l’influence du droit romain sur la littérature romaine. L’objectif de cette journée d’étude est d’inviter des linguistes et des spécialistes du droit romain à explorer en détail divers aspects de la langue utilisée dans la législation romaine. On trouve des éléments juridiques dans les comédies de Plaute et de Terence, chez Cicéron, Quintilien, Pline le Jeune, Horace, Ovide, Pétrone … Par exemple, chez Plaute, il y a des témoignages directs du langage juridique (telle la conclusion d’un contrat en Poen. 1157) de même que des allusions à la législation romaine (comme dans Amph. 64-74), surtout pour les effets comiques. Chez Cicéron, outre le célèbre passage de la proposition de loi (Leg. 2.19-22 et 3.6-11), on trouve des citations des rogationes (propositions de loi, comme Dom. 44) ou d’autres documents juridiques. Le discours judiciaire (Rhetorica ad Herennium 2 et Cicéron, De inventione 2) est une source particulière, notamment pour les concepts et la terminologie juridiques.

1. Le lexique

La langue juridique latine est une sorte de langue technique utilisant un registre spécial de la langue et une terminologie appropriée. Outre les mots qui ont un sens lexical juridique (verba iudicialia), tels que stipulor ‘engager’, spondeo ‘promettre’, accuso ‘accuser’, le noyau de la terminologie juridique est constitué de mots ordinaires utilisés dans un sens particulier (Powell 2011 : 466). Par exemple, manum inicere, qui signifie ‘poser la main sur’ (Cic. Q. Rosc. 48), acquiert un sens technique spécial ‘appeler devant un juge’ (et aussi, ‘prendre possession de’, Liv. 3.44.6) ; manu mittere ‘libérer’, dans le sens technique ‘émanciper’ ; causam dicere ‘dire la raison’, dans le sens technique ‘se défendre’ ; ou des expressions telles que pater familias ‘père en tant que chef de famille’ ou patria potestas ‘pouvoir légal du père’.

La langue juridique latine se caractérise par un développement cumulatif : à mesure que le droit évolue dans la pratique, de nouveaux concepts et de nouvelles distinctions apparaissent qui appellent une nouvelle terminologie. Dans l’Antiquité, les concepts juridiques, comme la responsabilité ou la validité, n’étaient pas encore clairement élaborés, comme le souligne Fritz Schulz dans ses Principes de droit romain (Schulz 1936 : 40-41). En outre, il postule qu’il n’est guère possible de prouver que les Romains auraient formulé de tels principes de droit au niveau d’abstraction que nous pouvons observer aujourd’hui. En conséquence, les noms et les verbes utilisés comme des termes permettent une large échelle d’interprétations (Gebhardt 2009 : 19-20). Cet aspect de la terminologie juridique peut également constituer un domaine de recherche prometteur.

En comparaison avec l’époque moderne, la pratique juridique latine n’a pas été professionnalisée dans la même mesure. La langue juridique latine n’était pas seulement entre les mains des experts juridiques (iuris experti), mais elle était pratiquée aussi par des magistrats, des juges et des avocats de la cour, qui n’étaient pas de leur rang (Powell 2011 : 465).

2. Propriétés formelles des textes juridiques latins

En général, les textes juridiques – tels que les lois ou les décrets – représentent un type de texte particulier qui se distingue par un registre formel et par un style impersonnel (Tiersma 1999 : 55-69). Ils visent une précision sans ambiguïté et, en même temps, une large applicabilité de la norme établie (cf. Mattiello 2010). Ces deux aspects sont également observables dans les textes juridiques latins ; ils sont en apparence contradictoires mais en réalité, ils sont complémentaires. Ils ont des conséquences sur le choix des expressions linguistiques : d’une part, les textes juridiques présentent souvent la répétition des verbes à différents temps (fecit fecerit ‘il a fait ou ferait’), la répétition des noms dans les propositions relatives (qui ager ‘quel champ’), l’accumulation de synonymes et l’emploi des moyens résomptifs. D’autre part, on y rencontre des expressions indéfinies (si quis ‘si quelqu’un’, ne quis ‘que personne’), de propositions relatives à sens générique (qui petit ‘l’accusateur’), la voix passive et la nominalisation. Outre ces deux caractéristiques, le registre formel et le style impersonnel, les textes juridiques latins doivent faire autorité. D’où le conservatisme dans l’utilisation des archaïsmes variés pour augmenter leur caractère autoritaire (Crawford 1996 : I.16-19) : les archaïsmes typiques du latin archaïque, tels que les diphtongues (nei) et l’orthographe archaïque ou archaïsante (pequnia), ainsi que les archaïsmes juridiques spécifiques (siremps) et la morphologie archaïque (par exemple le nominatif pluriel sigmatique en –es ou –eis).

3. Identification des éléments juridiques

Les caractéristiques du latin juridique ont été discutées à plusieurs reprises, en particulier en ce qui concerne les « correspondances » entre la langue parlée et la langue juridique, notamment par Pascucci (1968) et par De Meo (2005 : 87-118). Cependant, il est nécessaire de distinguer les éléments juridiques des autres traits, en particulier des traits qui caractérisent le latin archaïque en général et le latin « de tous les jours » en particulier. Afin de traiter des éléments juridiques d’une manière appropriée, il est important d’adopter une méthodologie rigoureuse. L’identification des éléments qui peuvent être qualifiés de « traits des textes juridiques » pose des problèmes similaires que l’identification des éléments du latin dit « vulgaire » ou « colloquial ». J. Adams (2013 : 331, 376-377 et passim) a développé une méthode claire pour traiter de tels éléments : si un élément n’apparaît que dans les textes à caractère « colloquial », il peut être considéré comme un trait du latin « colloquial » ; si un élément apparaît également dans d’autres types de textes, par exemple dans les textes littéraires ou didactiques, il n’y a aucune raison de le considérer comme tel (cf. également identification des traits régionaux par Adams 2007 : 378 sqq.). Une méthode similaire pourrait être utilisée pour identifier les caractéristiques du latin juridique :

i) si un élément se trouve uniquement dans les textes juridiques et ne se trouve pas dans d’autres types de textes, il peut être considéré comme un ‘élément juridique’ ;

ii) les occurrences dans les textes littéraires doivent être analysées dans leur contexte ; par exemple, une occurrence dans un passage de Plaute ou de Térence concernant la législation romaine peut être considérée comme un « contexte juridique » et compter comme i).

L’exemple de unde dans un contexte juridique où d’autres éléments juridiques sont présents serait (Ter. Eun. 10) : Thensauro scripsit causam dicere prius unde petitur, aurum qua re sit suom, quam illum qui petit … ‘dans son Trésor, il a fait parler le défendeur en premier pour montrer pourquoi l’argent était à lui avant que le demandeur ne fasse son discours …’                      

Dans ce passage, plusieurs éléments signalent un contexte juridique : causam dicere, petit/petitur, re. Unde (au lieu de quo) peut être considéré comme employé dans un contexte juridique.

iii) si un élément d’un texte juridique n’est pas limité à ce type de texte, il peut être un trait de la langue latine en général, qui est fréquent ou préféré dans les textes juridiques (par exemple, la coordination asyndétique).

4. Questions de recherche supplémentaires

1) Typologie des éléments juridiques dans la littérature latine.

2) Comment identifier les allusions et quels types de signes explicites aident à identifier les passages juridiques ?

3) Dans quelle mesure la structure des formules juridiques latines aide-t-elle à l’identification des passages juridiques ? Par exemple, existe-t-il des constructions clairement reconnaissables comme telles ?

4) Y a-t-il des degrés de formalité dans les allusions ou dans les citations juridiques ? Par exemple, on pourrait s’attendre à la langue juridique formelle dans les citations de documents officiels par Cicéron, mais à des expressions juridiques plus allégées et moins formelles dans les comédies de Plaute.

5) Quel genre d’erreurs les philologues commettent-ils habituellement dans l’interprétation ou dans la traduction des passages contenant des allusions ou des citations de la langue juridique ?