Marion LE TORRIVELLEC

Diplômée de l’école des beaux-arts de Toulouse, Marion Le Torrivellec est aujourd’hui artiste plasticienne et doctorante en arts plastiques à l’université Toulouse 2 Jean Jaurès. Elle enseigne cette discipline dans le secondaire ainsi qu’au sein du département arts plastiques / design de son université. Intitulée « À cheval, tout contre lui : fusion et plasticité de la relation à l’animal », sa thèse explore la relation au cheval et ses analogies avec la pratique de la sculpture.

marionletorrivellec@gmail.com

Pour citer cet article : Le Torrivellec, Marion, « L’enfance et l’animal chez Françoise Pétrovitch : Traversée entre deux mondes », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n° 11 « L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2020, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lenfance-et-lanimal-chez-francoise-petrovitch-traversee-entre-deux-mondes/>.

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Résumé

Cet article vise à définir la relation existant entre les figures de l’animal et celles de l’enfant dans la peinture de Françoise Pétrovitch. Pour ce faire, nous élargissons notre focus à d’autres artistes, depuis la renaissance italienne, pour collecter différents exemples d’œuvres et tenter d’échafauder un certain nombre d’hypothèses pour interpréter ces portraits.

Mots-clés : animal – enfance – portrait – peinture – Renaissance – Françoise Petrovitch – Balthus

Abstract

This article aims to define the relashionship between animals and children in Françoise Petrovitch’s paintings. Within article, the reader will studies other artists since the Renaissance, to collect différent examples of artworks to try to construct a spectrum of notions to interpret these portraits.

Keywords : animal – childness – portrait – painting – Renaissance – Françoise Petrovitch – Balthus


Sommaire

Introduction
1. Enfants témoins d’un monde cruel
2. Les épreuves de l’enfance
3. Adolescence : état d’entre deux mondes
4. Balthus : ses animaux et ses jeunes filles
5. L’animal dans les portraits classiques des XVIe et XVIIe siècles
6. Le vêtement chez Françoise Pétrovitch, une seconde peau 
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Nous allons aborder la peinture de Françoise Pétrovitch comme une fenêtre ouverte sur un questionnement intime, sur une fiction floue dont les contours, familiers, demeurent durs à saisir. Le traitement énigmatique qu’elle réserve aux figures de l’enfance et à celles de l’animal va particulièrement nous intéresser car la mise en scène de cette relation singulière, où le dialogue est réduit au silence, semble intimer à qui l’observe de remonter une piste et de trouver les clés de lecture de ces images. Comme Daniel Arasse qui nous a bercé de ses analyses du détail1, déchiffrant les toiles de maîtres, nous les présentant « non comme un texte à dérouler mais comme un nœud à défaire2 » pour nous convaincre que l’image a des choses à nous dire bien au-delà des mots qu’elle n’a pas ; ce présent article questionne la réception des peintures de Françoise Pétrovitch et le cheminement analytique qu’elles suscitent, entre observation, interrogations et suppositions. Dans cet élan ludique, nous croiserons ses œuvres avec celles d’autres peintres, toutes possédant ce même pouvoir d’intriguer, d’éveiller le désir de percer à jour leur genèse. Remontant la piste d’une histoire de l’art qui nous fera cheminer jusqu’à la Renaissance italienne, nous tenterons d’échafauder un certain nombre d’hypothèses visant à interpréter ces images et à les décrypter, pour enfin restituer sous la forme d’une progression par étape, jusqu’au dénouement, l’enquête qui se mène mentalement, lorsque l’on est seul, assourdi, face au silence d’une œuvre.

Lien vers les visuels des œuvres : http://www.francoisepetrovitch.com/

1. Enfants témoins d’un monde cruel

L’univers de Françoise Pétrovitch est celui de la fable. Elle y convoque un vocabulaire récurrent, entremêlant figures humaines en devenir, monde animal et coulures colorées. Il est plus précisément question de l’enfance, de l’adolescence, mais aussi d’une expression de la féminité qui pourrait laisser supposer le caractère autobiographique de son travail. L’artiste est avant tout dessinatrice et le traitement de ses formes en couleur passe par l’encre et l’aquarelle, laissant apparaître ce qui se joue au moment où la couleur prend possession de l’espace. Une certaine temporalité est alors apparente et cela sert au plus près son sujet : enfant ou adolescent, l’être en devenir est représenté effacé, envahi et flottant. Il se confond avec son environnement et parfois ne fait plus qu’un avec le fond, nous faisant ainsi penser qu’il se laisse voguer à une rêverie légère, dans un monde affranchi de toute apesanteur.

Dans son article Après, Nancy Huston insiste sur la référence permanente à la figure de la poupée : « La poupée joue à être une petite fille qui joue à être une femme qui joue à être une poupée3. » Effectivement, il pourrait s’agir d’un jeu car les œuvres de Françoise Pétrovitch sont jalonnées de déguisement, de masques, de bonhommes de neige, de cordes à sauter. Pourtant, aucun rire n’en émane, aucune joie apparente. Les enfants sont bien grimés mais l’impression qui s’en dégage n’est pas joyeuse. Elle met en lumière un certain malaise, celui de ne jamais être au bon endroit au bon moment. Ces enfants chaussées des talons hauts trop grands de leur mère, ou ces adolescentes qui jouent aux petites filles, nous renvoient l’image d’une temporalité sans sens bien défini, d’un temps qui passerait à rebours ou faisant du sur place.

2. Les épreuves de l’enfance

L’enfant de Je te tiens étrangle une forme rouge sur talons hauts. En a-t-elle assez des femmes autoritaires de son entourage ? Maman l’étoufferait-elle ? Est-ce l’âge adulte et sa propre féminité qu’elle souhaite anéantir ?

Dans une série d’encre sur papier, Sans titre, nous pouvons distinguer plusieurs petites filles qui se font brosser les cheveux. Leur a-t-on intimé l’ordre de rester tranquille ? Le coiffage relève-t-il du désir d’une figure féminine supérieure, probablement maternelle qui se trouve hors champ et dont on ne voit que les mains s’affairer ?

Les différentes épreuves que semble devoir surmonter l’enfant nous amènent du côté du conte initiatique. Une des principales références de l’artiste est d’ailleurs Lewis Caroll et son œuvre Alice au pays des merveilles. En effet, cette fiction retrace le parcours ponctué d’épreuves d’une fillette qui se lance à la poursuite d’un lapin blanc un jour où elle s’ennuie et qui, s’engageant dans son terrier, se retrouvera de l’autre côté du miroir4, dans un autre monde où les animaux parlent et où les adultes sont fous et/ou cruels.

Sans doute est-ce pour cela que l’enfant occupe le premier plan et que, lorsque l’adulte apparaît, il est morcelé, fractionné, hors champ. Quand l’enfant est accompagné, c’est souvent l’animal qui lui tient compagnie. Ce dernier semble d’ailleurs davantage présent pour son image de peluche, compagnon rassurant et protecteur que pour sa dimension sauvage. Il se confond avec la figure de la poupée dans sa série d’encres sur papier, Présentation, lorsque l’artiste le représente ainsi, affublé de petits chaussons en laine.

Cette objetisation, qui dépasse toute domestication, se retrouve également dans la série Nocturne, et notamment dans les œuvres Nocturne et Dans mes mains, où nous voyons des enfants jouer à la poupée avec des oiseaux. Dans mes mains illustre cette expérience si caractéristique de l’enfance où le jeune être humain veut guérir le plus faible et recueille pour lui redonner vie un oiseau sur le point de mourir. Le cadrage est intéressant car c’est littéralement entre ses mains que l’enfant appréhende, saisit et embrasse le monde animal. L’épreuve est initiatique et l’amène à comprendre le principe vital régissant même le plus petit des êtres. La seconde peinture de cette série montre une jeune fille de dos dans une robe rouge qui lève un bras dont la main tient un oiseau, comme une marionnette, sa gestuelle mime l’envol. Une autre huile sur toile de cette même année fait cohabiter le visage d’une fillette avec un oiseau visiblement blessé qu’elle porte dans ses mains. L’animal est ramené contre son visage et le rouge s’échappant du noir plumage se confond avec la couleur de ses lèvres. Les yeux fermés, rouges eux aussi, elle semble se recueillir avec solennité devant l’oiseau défunt, communiant en ce qui semble être un baiser, à moins qu’elle ne s’apprête à le dévorer. Le va-et-vient entre rêve et cauchemar semble être ici un des ressorts de cette série. L’enfant oscille entre la figure d’une candeur passée et celle d’une cruauté à peine dissimulée. Garçon avec la poupée, toujours dans ces mêmes teintes, digère l’image d’un garçonnet dans l’arrière-plan du tableau. La petite poupée qu’il tient entre ses mains nous apparaît plus animée que lui et, bien que ses yeux soient ouverts, l’enfant semble somnambule, hors de son propre corps, hors de son esprit, comme un zombi ou une sorte d’apparition nocturne relevant d’un cauchemar. Les couleurs utilisées par l’artiste vont du moins en ce sens. La série Nocturne n’est pas la seule à jouer sur ce tableau : nombre des dessins et lavis à l’encre nimbent les enfants représentés de coulures rouge sang.

Mais de quelle sorte de crime s’agit-il ? Sont-ils enfants d’une autre époque ? D’un Après, comme l’intitulé du texte de Nancy Huston nous incite à le croire ? Sont-ils les survivants d’une apocalypse, ou le monde dont il est question ne serait ici que l’autre face du nôtre ? Un autre côté du miroir pour reprendre Lewis Caroll, où la prétendue innocence et légèreté associées à l’enfance ne seraient qu’une légende urbaine ?

Dans le monde de ces enfants-là tout se fait sans un bruit. Les jeux sont silencieux, les déambulations masquées et c’est comme happés par ce monde aquatique, où le lavis met sur un même plan fond et forme, que les êtres évoluent. Enfants soldats d’une armée souterraine prise dans les nuages épais d’un humide brouillard, reliquats de souvenirs d’un âge où la morale se définit tout juste : les représentations que l’artiste nous livre de cette enfance sont empreintes de douleur. Corps blessés, masqués, ils sont inatteignables dans leur unité et semblent nous indiquer qu’il rôde non loin de là, une force du mal dont il faut se défendre. Cela serait-il une explication à la façon qu’ils ont de tenir l’animal ? Encore une fois, l’artiste joue sur le flou de l’enfance. Dans Présentation, l’animal est mis au premier plan : est-il montré et porté dans les bras parce qu’on l’aime et que l’on en est fier ou est-ce par soucis de protection que l’on s’efface derrière lui ? Il est un être déjà fini, un être appartenant à un monde défini, à une espèce qui le reconnaît. Dans les fables de la peintre il n’a pas la parole et, comme dans Alice aux pays des merveilles, il incarne le pont entre l’imaginaire du monde de l’enfance et le fantasme d’un état naturel et originel à tout jamais perdu.

3. Adolescence : état d’entre deux mondes

Chez Françoise Pétrovitch, l’adolescent est effacé, hors sol, il semble en lévitation. Dans sa gravure de 2011, S’envoler, de la série Les Sommeils, une adolescente est étendue sur le sol, la tête relevée, elle regarde ses pieds et les petits talons qui la chaussent. Les ombres qui parcourent son corps mettent en évidence une poitrine naissante et donc le départ de l’enfance pour la vie de femme adulte. Peut-être porte-t-elle sa première paire de talons ? Quoi qu’il en soit, elle semble être l’objet de son attention et par le titre S’envoler, nous comprenons que le sujet de cette image est le fantasme d’un autre mode de déplacement, d’un moyen de prendre la fuite. La moitié supérieure de la feuille est d’ailleurs occupée par un oiseau en plein vol, tête haute, qui ne semble pas prêter attention à cette jeune fille étendue sous lui. Son couloir de vol ne semble en aucun cas pouvoir interférer avec le monde terrestre et l’apesanteur que subit l’adolescente. Contrairement à la proximité qui ralliait l’enfant à l’animal dans la représentation que l’artiste fait de ce jeune âge, ces derniers ne semblent plus rien avoir à faire ensemble quelques années plus tard. Là où l’animal était objetisé par l’enfant, nous n’en percevons plus que la dimension sauvage dans sa cohabitation avec l’adolescent.

Pourtant, tout ceci pourrait être nuancé dans la mesure où l’espace de la feuille demeure partagé. Dans son dessin à l’encre sur papier, Sans titre, de 2013, l’animal accompagne la jeune fille mais le réconfort que semblait procurer à l’enfant la présence animale n’est plus ici d’actualité. Ils cohabitent à peine, comme juxtaposés en deux dimensions parallèles. En effet, dans cette œuvre, nous pouvons distinguer une fille que nous imaginons adolescente, étendue avec les yeux fermés et les jambes croisées, paraissant s’abandonner à un autre état, celui que l’on traverse pour arriver au sommeil. Le traitement du dessin estompé par le lavis place la jeune fille à un second plan fantomatique, comme engloutie par l’espace sans profondeur du papier qui l’accueille. Au-dessus d’elle, constituant la moitié supérieure de l’œuvre, une pie se tient farouchement campée sur ses pattes, ses plumes sombres contrastent avec la clarté du fond beige.

L’animal s’est-il ici élevé au-dessus du corps pour veiller sur lui ? Les deux êtres pourraient sembler connectés dans le sens où les yeux fermés de l’adolescente nous poussent à croire qu’elle regarde un ailleurs, un en-dedans du monde des esprits. L’oiseau serait alors une sorte d’animal totem guidant l’adolescente vers son identité.

4. Balthus : ses animaux et ses jeunes filles

Cette lecture pourrait s’appliquer également à la peinture de Balthus qui, tout au long de sa carrière, s’employa à l’utilisation d’un même vocabulaire pictural visant à mettre en lien la figure animale et celle d’adolescentes, se revendiquant lui aussi fasciné par le monde de Lewis Caroll et l’impétueux désir d’aller voir de l’autre côté du miroir. De façon systématique, le peintre réunira donc, durant   les soixante-dix années qu’il consacrera à son œuvre, des figures de jeunes filles, de chats et l’objet miroir. Commençons par la fin et observons son dernier tableau, La Jeune fille à la mandoline, laissé inachevé à sa mort en 2001.

On y voit une jeune fille à peine pubère, étendue nue sur une méridienne dans une position évoquant l’abandon à un état physique délectable. Ses jambes sont écartées, sa tête est basculée en arrière et elle passe sa main gauche dans ses cheveux, semblant savourer un récent orgasme. Non loin du lit, un chat sur une chaise regarde dans une direction opposée, comme montant la garde.

Deuxième sentinelle du tableau, un grand chien blanc aux oreilles noires, portant un collier rouge, est debout sur ses pattes arrière, la tête passée par la fenêtre ouverte, semblant guetter un visiteur. En arrière-plan, un chemin serpente sur la montagne et s’enfonce dans les bois, créant un pont entre la nature sylvestre (impénétrable ? Vierge ?) et l’univers reclus de la pièce.

Les différents éléments du tableau sont également formellement connectés : la fenêtre ouverte sur une vue dégagée et le rideau tiré qui dévoile cette fenêtre font écho à la position de la jeune fille. Ses jambes écartées, dont la gauche repose lourdement sur le matelas, sont, à la manière du rideau, un élément massif qui sut ici se contenir, se décaler pour accepter d’offrir aux regards un lieu de passage du dedans au dehors : d’un côté une fenêtre ouverte sur la nature, de l’autre le sexe fendu de la jeune fille. Pour Balthus, « la fente qui prolonge le croisement de ses cuisses est comme la brèche qui fait passer de l’autre côté du miroir5 ». Dans un cas comme dans l’autre, le dévoilement constitue une ouverture sur le mythe et la question des origines du monde, mais aussi sur la nature de celui que nous peuplons : avons-nous accès à toutes ses dimensions ?

Les animaux présents dans cette toile nous apparaissent comme des veilleurs, gardiens autorisant ce passage au visible et la révélation d’un mystère. Ils apparaissent complices, connectés, voire au service des abandons de la jeune fille. Comme le peintre, l’animal régit cette sempiternelle interdiction du voir. C’est ici que la comparaison avec le travail de Françoise Pétrovitch trouve ses limites. Balthus dénude ses modèles et les inonde de lumière comme pour lutter contre une angoisse qui serait propre à sa fonction de peintre : celle de ne pas tout montrer. La présence du chien dans cette scène nous rappelle d’ailleurs la mythique scène du bain de Diane, lorsqu’un chasseur égaré ou trop curieux, tombe nez à nez dans la forêt avec la déesse nue se baignant dans une rivière. Courroucée par le regard de l’inconnu sur son intimité, cette dernière le change en cerf et il se fait dévorer par ses propres chiens. À la fin de la scène, il ne reste donc plus que la femme nue et les chiens6.

La Chambre est une huile sur toile peinte entre 1952 et 1954 qui joue sur cette même triangulation. Là encore, une jeune fille s’abandonne dans les bras d’un fauteuil, la tête révulsée et les cheveux tombant. Elle ne porte qu’une paire de chaussettes hautes et des souliers qui, tout comme sa poitrine visiblement naissante, nous la présentent comme une écolière à peine pubère. La position de la jeune fille est identique à celle du tableau précédent. Les yeux clos et la bouche entrouverte du sujet évoquent aussi un état d’abandon succédant à la jouissance. Le dévoilement de cette impudeur se fait également face à un rideau tiré mais ici c’est directement la lumière qui rentre par la fenêtre baigner le jeune corps nu et nous permettre de le distinguer. Non loin de là, un chat assis sur une commode veille. Il détourne le regard du corps et fixe le petit personnage, sorte de gnome qui s’affaire à tirer le rideau. Le chat semble faire autorité et veiller à ce que le dévoilement opère, que la mise en lumière ait lieu selon les règles dictées par une autorité suprême : le peintre.

Dans la trilogie Le Chat au miroir, le dévoilement est symbolisé par le miroir. Balthus le rapprochera des figures du chat et du peintre car l’un comme l’autre entraînent le regard dans « l’invisible des choses7 ». Ils sont tous trois une « voie de passage8 », « un outil de la traversée9 ».

Chez Françoise Pétrovitch en revanche, on voile, on laisse la technique employée recouvrir les sujets, les mettre en forme mais aussi, s’il le faut, les faire se confondre et s’effacer. Sa peinture ne semble pas figée comme celle de Balthus qui nous renvoie l’impression d’un instantané. Chez Pétrovitch le temps s’écoule, doucement, silencieusement, à l’étouffée, mais les éléments semblent soumis au mouvement, tout semble graviter.

5. L’animal dans les portraits classiques des XVIe et XVIIe siècles

Dans les portraits de la peinture italienne de la Renaissance, les enfants accompagnés de chiens semblent se comporter envers eux comme ils le feraient avec une poupée. Portrait de Clarissa Strozzi du Titien, datant de 1542, représente la fille d’une importante famille florentine âgée de deux ans. Elle est peinte de pied, à taille réelle, accompagnée d’un chiot épagneul. Les traits de ce dernier au front bombé, aux grands yeux et au museau court, ne sont pas sans nous rappeler les proportions du visage d’un bébé, le reléguant au statut de poupon. L’enfant l’enlace, protectrice, presque maternelle, tandis que le chiot semble presser sa tête contre son épaule. Nous pouvons alors imaginer que nous assistons aux projections des qualités fécondes et maternelles de la fillette qui seront des atouts certains pour sa famille, commanditaire de la toile. Suivant ce même procédé, Véronèse réalise une vingtaine d’années plus tard Les Pèlerins d’Emmaüs, toile qui lui valut d’être accusé d’hérésie car il y faisait cohabiter Jésus Christ ressuscité et la famille du commanditaire autour d’une même table. Au pied de cette table, une fillette semble s’amuser à toiletter un chien, lui imposant une position singulière, couché sur ses genoux, une patte avant dans chacune de ses mains, contrôlant ses gestes comme avec une marionnette. Il est intéressant de relever ici la dimension genrée de cette pratique à la Renaissance mais aussi chez Françoise Pétrovitch, dans Présentation ou Nocturne, où seules les fillettes jouent à la poupée avec les animaux. Une fois adultes, les femmes, contrairement aux hommes, continuent à être représentées aux côtés de races miniatures dont le XVIIIe siècle voit fleurir le commerce à la cour, en véritables accessoires de mode. Les portraits de madame De Porcin par Greuze en 1770 ou celui de la marquise De Pontejos par Goya en 1786 en témoignent, tous deux représentant Madame accompagnée d’un petit chien, coiffés respectivement d’une couronne de fleurs et d’un collier de tulle et de grelots. Cela contraste en tous points avec le portrait masculin où l’on peut voir que le chien évolue en même temps que son maître, voire plus vite que lui… Par exemple, les portraits successifs de Charles II par Anthoon Van Dick nous montrent un enfant d’environ deux ans avec un King Charles, puis, aux alentours de cinq ans avec un épagneul et c’est dès sept ans que l’on pourra le voir, trônant fièrement, la main reposant sur la tête d’un gros mastiff. À l’instar du cheval, le chien est un symbole de virilité, ratifiant la capacité de l’homme à exercer le pouvoir. Le Portrait de Charles Quint comprend lui aussi un grand chien aux côtés de l’empereur. Notons que dans sa version de 1532 par Jakob Seisenegger, le lévrier l’accompagnant est une femelle aux mamelles ostensiblement gonflées, tandis que Le Titien, en 1533, représente Charles Quint avec un chien plus épais, très probablement un mâle. Ce détail change sensiblement le caractère de l’homme portraitisé, représenté tour à tour veillant sur les plus vulnérables, femmes et enfants, puis dominant les plus féroces, les soumettant à lui. Cependant, la présence du chien sur un portrait n’a pas toujours pour fonction de « materniser » sa maîtresse ou « viriliser » son maître. Sur un portrait féminin, cela diffère dès lors qu’il est empreint d’érotisme. C’est un thème récurrent dans l’histoire de l’art que de voir la femme nue, Vénus ou odalisque, s’offrir aux regards, accompagnée d’un animal, chien ou chat. Les notions de pudeur et d’intrusion jouent alors directement avec la place du spectateur. Dans le tableau de Manet, L’Olympia, nous relevons la présence d’un chat noir sur le lit qui fixe le spectateur, avec autant d’intensité que sa maîtresse, comme pour lui signifier son intrusion. Référence directe de Manet pour ce tableau, c’est chez Titien que nous retrouvons aussi cette triangulation. La Vénus d’Urbin, de 1538, adresse également un franc regard au spectateur tandis qu’un petit chien dort sur son lit. Elle suggère cependant tout autre chose car sa main gauche caresse son sexe. La représentation de la masturbation nous pousse à nous tourner à nouveau vers Balthus, même si le voyeur ne surprend plus une scène interdite mais qu’elle lui est offerte, destinée. En effet, il s’agit chez Titien d’une invitation au rapport charnel, le chien se faisant symbole de la luxure comme dans un autre tableau du peintre, Danaé de 1553, dont la scène retrace la transformation de Zeus en pluie d’or pour posséder la jeune femme. Lorsque le portrait est celui d’un couple, nous pensons ici aux fameux Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, le petit chien aux pieds de la femme enceinte est présent pour le caractère fidèle qui lui est attribué, scellant, d’une certaine façon, le pacte des jeunes mariés. Quelques-uns de ces exemples sont rassemblés par l’historien de l’art Daniel Arasse dans son livre On n’y voit rien qu’il présente comme une « enquête sur une évidence du visible10 ». Il met en lumière le lien entre peinture et miroir qui, appréhendé à travers les traits de Narcisse, impose une distance à la condition du voir. En effet, qu’il s’agisse de peinture, d’un reflet sur l’eau ou dans un miroir, on ne peut ni toucher, ni embrasser la figure. Il faut s’imposer un certain recul pour en saisir les contours, les enjeux, et, à l’instar de Daniel Arasse, en déjouer l’intrigue.

6. Le vêtement chez Françoise Pétrovitch, une seconde peau 

Aucun nu chez Françoise Pétrovitch, au contraire, le vêtement est un élément central de sa représentation de la figure de l’adolescent. Dans les séries Supporters et Paysages à l’estomac, ce qu’affiche le vêtement, son motif, sa marque, est un élément central du portrait, comme si ce dernier donnait les clés de lecture pour ces mystérieux êtres en devenir. Dans la série Supporters, l’adolescent est reconnaissable par sa silhouette et l’allure générale propre à cet âge que lui donne son vêtement. Affublé d’une inscription en anglais, tour à tour dreams, love, slow, fun… ce qui semble être une marque vestimentaire lui confère un caractère propre que le seul visuel du portrait n’aurait pas permis. Cela vient remplacer, d’une certaine façon, les codes véhiculés par la présence de l’animal. Il n’y a plus de chien/poupée, fidèle ou virilisant. La peintre opte cette fois pour une série de mots qualificatifs, semblant aller à l’encontre de la représentation de la silhouette, dénuée de tout ancrage. Les figures adolescentes semblent être ce qu’elles portent, ce qu’elles affichent, et la représentation de leur corps nous semble plus que jamais fantomatique. L’alignement des silhouettes pousse d’ailleurs à effacer l’individualité au profit de la série, pour représenter un âge où l’on se sent différent alors même que l’on aspire à la normalité.

La série Paysages à l’estomac retranscrit également la jeunesse à travers une sorte d’atmosphère brumeuse et saturée, comme ostensiblement absente. La surface de la toile est marquée horizontalement par ce qui semble être d’épaisses nappes de brouillard, faisant le lien, à la façon des lavis que l’artiste affectionne, entre la figure dessinée et le fond du tableau. Ici encore, tout est silencieux, en suspens. Le titre nous amène à regarder plus en détail le t-shirt du jeune homme. Il porte un paysage, motif assez classique du vêtement sportwear mais qui, mis en lien avec l’organe estomac, apparaît comme une fenêtre ouverte sur un monde qui lui appartient, pour lequel il a de l’appétit et qu’il s’apprête à conquérir. Ses passions nous apparaissent alors en incubation, soumises à un sommeil qui ne permettra qu’une révélation plus vive de ces dernières. Mais pour le moment rien ne bouge, le jeune homme est assis, les yeux baissés tandis que sa position paraît presque méditative.

Nous pourrions ici faire le lien avec le travail de Mohamed Bourouissa et sa photographie « Le cercle imaginaire » de la série Périphérique11. Une personne qui semble être un jeune homme se tient debout un milieu d’un cercle de feu. Il porte une veste à capuche floquée du dessin d’un squelette, même motif que l’on retrouve sur le jeune garçon avec un masque dans Nocturne, l’huile sur toile de Françoise Pétrovitch. La capuche fonctionne là aussi comme un masque, elle semble se refermer devant car le visage de l’homme est recouvert d’une tête de mort, faisant de son vêtement un déguisement, rendant impossible son identification. On reconnaît une dalle en béton, quelques tags, une bouche d’égout : nous sommes dans une zone urbaine plus ou moins abandonnée, où les jeunes semblent se retrouver et vivre leur adolescence dans de petits jeux en marge de la légalité, des jeux où l’adrénaline est la seule récompense. L’épreuve est initiatique, le vêtement un costume de combat. L’adolescent cherche ses limites, arborant le dessin d’un squelette comme pour défier la mort, nous rappelant qu’à cet âge la vie se trouve devant soi, vaste étendue à conquérir. Le titre de l’image pointe précisément la place de l’imaginaire dans un monde bien tangible, cet entre-deux qui rend floues certaines frontières, ces territoires urbains mais pourtant désertés qui se sont vus traiter par Pétrovitch en dessin sous un titre similaire Périphéries12. Les flammes de Bourouissa renforcent l’apparente immortalité du modèle, prenant la place de l’animal, le virilisant, plus dangereux encore qu’un puissant mastiff de monarque. De plus, d’un point de vue graphique, elles fonctionnent tels les lavis de la peintre : elles viennent engloutir la forme, la faire disparaître dans un second plan où les jeunes semblent se préparer là aussi à être soldat d’une armée souterraine. Animé par ce même désir de tout montrer, le photographe place son modèle au centre des flammes, éclairé au milieu d’un cercle. C’est donc là où les regards convergent que le personnage mis en scène semble s’absenter, happé dans un autre monde, souterrain, nous jouant une descente – ou une simple entrée ? – aux Enfers. Tout comme le miroir ou la surface de l’eau accueillant le reflet de Narcisse, le feu ne permet pas d’embrasser la figure. Il la désigne, tout autant qu’il l’éclaire, comme une apparition nous imposant, là aussi, un certain recul pour en saisir les traits. De la même façon que Pétrovitch compose ses toiles, Mohamed Bourouissa met en scène ses photographies, invitant la fiction au sein d’une technique ayant valeur de témoin. Il nous offre alors par un jeu de filtres – modèle au visage dissimulé, photographie semblant témoigner du réel alors qu’il s’agit d’une mise en scène, cercle de feu qui éclaire autant qu’il éloigne – l’image d’un double qui convoque là encore les questions du voir et, plus précisément dans notre cas, les problématiques de représentation liées à l’âge de l’adolescence. En effet, c’est lorsqu’il existe un décalage entre un corps qui grandit, qui devient adulte, et un esprit invisible qui, lui, demeure enfant – ou le contraire, car les enfants représentés par Pétrovitch semblent avoir des jeux de grands – qu’un écart se crée, qu’une brèche s’ouvre et qu’une ambiguïté vient flouter le sujet, le rendre insaisissable. Chez Balthus, c’est précisément la projection d’un érotisme sur ces corps d’enfants, voire d’une activité sexuelle réservée aux corps pubères, qui dérange. C’est cette inadaptation avec leur monde qui place les portraits de Françoise Pétrovitch dans une dimension spectrale. Le titre de la série de photos de Mohamed Bourouissa, Périphérique, nous renvoie également à cette même piste : il existe un monde et ce qui nous est ici donné à voir n’est que sa périphérie, ce qui gravite autour, au-devant, en dessous.

Conclusion

On ne sait pas vraiment, chez Françoise Pétrovitch, si un âge est enclin au bonheur. L’enfance est choyée, regrettée par l’adulte et ses références au monde du conte témoignent de la richesse de l’imaginaire à ce jeune âge. Pourtant, l’enfant est sombre et se grime pour jouer à être plus vieux.

Sage comme une image13 est une nouvelle d’Éric Pessan, créée en collaboration avec Françoise Pétrovitch qui a accompagné le texte de ses œuvres. Le récit nous propose le point de vue interne de la narratrice, et cela devient une ligne de lecture limpide sur l’œuvre de la peintre : une petite fille raconte qu’elle a perdu sa sœur, disparue, métamorphosée et dissoute dans le monde animal, et qu’elles continuent à communiquer car elle-même est encline à la métamorphose. La narratrice raconte avec dégoût sa vie d’enfant d’humains au cœur de sa cellule familiale : papa et maman sont hypocrites et font comme s’ils n’avaient jamais eu de fille aînée, les grands-parents sont chasseurs et amateurs de gibier et ils hébergent leur fils, l’oncle de la petite fille dont les penchants pédophiles sont plus que sous-entendus. Ce dernier serait d’ailleurs, selon l’enfant, responsable de l’absence de sa sœur. Hélas, chaque week-end est passé chez les grands-parents et le même scénario se reproduit, rythmé par les repas carnassiers, l’ivresse que leur procurent le vin et la bêtise simultanément croissante de leurs propos.

Le monde de l’enfant est ici binaire : la nature l’éveille, l’orée de la forêt qu’elle peut apercevoir au bout du jardin de ses grands-parents excite ses sens : elle se sent femelle avec des poils dans les oreilles et un flair surdéveloppé. Son corps lui semble agile, rapide et l’herbe l’attire comme une gourmandise. En revanche, la cellule familiale l’effraye et la dégoûte. Elle se sent comme une proie face aux grandes mains moites et poisseuses de son oncle. Comme Alice au pays des merveilles, le comportement des adultes lui apparaît absurde, cruel et immoral. Elle préfère s’évader dans un monde bien à elle où les animaux sont des référents protecteurs.

Par ce conte, nous définissons le statut de l’animal comme adjuvant d’une enfance bancale. Il est référent, guide, esprit supérieur connecté à une autre réalité. Il est omniprésent et s’illustre comme une valeur sûre vers qui l’enfant peut se tourner à n’importe quel moment, surtout quand les adultes deviennent menaçants. À cette lumière, la lecture des dessins et des peintures de l’artiste s’éclaircit, ils se font décors d’un univers mental singulier où la porte vers l’autre côté du miroir serait, ou du moins a été, en chacun de nous. Les sculptures en céramique de l’artiste vont aussi dans ce sens : la figure animale est chaque fois morcelée, explicitant l’importance de la tête pour cette connexion inter-espèce. Le lapin dresse bien haut ses oreilles pour que rien ne lui échappe et, silencieusement, les Sentinelles veillent sur notre monde. Avec leurs couleurs toutes proches de celle des tapisseries du lieu d’exposition, l’animal reste pourvu de son arme secrète : le camouflage. Un jeu de cache-cache s’instaure et vient renforcer l’idée selon laquelle l’enfant a accès à un monde différent de celui de l’adulte, un monde où le dialogue avec l’animal lui serait réservé.

En cela une plongée au cœur du travail de Françoise Pétrovitch nous ramènerait à nos origines et ouvrirait nos sens à une autre dimension, nous invitant à garder l’œil ouvert et le souvenir vivace.


Notes

1 – À ce sujet, il est l’auteur de l’ouvrage Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1998.

2 – G. Wajcman, « Transverbération de Daniel Arasse », in B. Lafargue (dir.), « Daniel Arasse : la pensée jubilatoire des œuvres d’art », Figures de l’art, n°16, Pau, Presses universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2009.

3 – N. Huston, « Après » in B.Porcher (dir.), Françoise Pétrovitch, Paris, Sémiose éditions, 2014.

4 – De l’autre côté du miroir est la suite du premier volet Alice au pays des merveilles de l’auteur anglais Lewis Caroll, paru en 1865 chez l’éditeur Macmillan and Co. La première édition en français parut chez le même éditeur quatre années plus tard.

5 – A. Vircondelet, Les Chats de Balthus, Paris, Flammarion, 2013, p. 35.

6 – Nous noterons ici que Le Bain de Diane est le titre d’un roman de Pierre Klossowski, frère du peintre, paru en 1980 chez Gallimard.

7 – Ibid, p. 15.

8 – Ibid.

9 – Ibid.

10 – D. Arasse, « La femme dans le coffre », On n’y voit rien, Paris, Editions Denoël, 2000.

11 – Mohamed Bourouissa, Périphérique, série de photographies couleur, 2007-2009.

12 – En effet, l’artiste a publié un recueil de 24 dessins de paysages urbains sous le titre Périphéries, Paris, Sémiose éditions, 2003.

13 – F. Pétrovitch, E. Pessan, Sage comme une image, Montreuil


Bibliographie

ARASSE, Daniel, « La femme dans le coffre », On n’y voit rien, Paris : Editions Denoël, 2000.

ARASSE, Daniel, Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris : Flammarion,1998.

HUSTON, Nancy, « Après » in B. Porcher (dir.), Françoise Pétrovitch, Paris : Sémiose éditions, 2014.

KLOSSOWSKI, Pierre, Le Bain de Diane, Paris : Gallimard, 1980.

LANEYRIE-DAGEN, Nadeije, Animaux cachésanimaux secrets, Paris : Citadelles et Mazenod, 2016.

LAFARGUE, Bernard (dir.), « Daniel Arasse : la pensée jubilatoire des œuvres d’art », Figures de l’art, n°16, Pau : Presses universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2009.

PÉTROVITCH, Françoise, Périphéries, Paris : Sémiose éditions, 2003.

PESSAN, Eric, PÉTROVITCH, Françoise, Sage comme une image, Montreuil : Éditons Pérégrines, 2006.

VIRCONDELET, Alain, Les Chats de Balthus, Paris : Flammarion, 2013.