Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 2 of 13)

Au croisement de l’éphémère et de l’éternel : une réflexion sur les temps du monde et les temps du livre

At the crossroads of the ephemeral and the eternal : a reflection on the times of the world and the times of the book

Mafalda Sofia Borges Soares

Mafalda Sofia Borges Soares est docteure en Littérature Comparée de la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne et lectrice à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. En 2019, elle a publié sa traduction en portugais de Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust. Ses axes de recherche portent essentiellement sur les littératures francophones et lusophones du XXème et du XXIème siècles.

Pour citer cet article : SOARES Mafalda Sofia Borges, « Au croisement de l’éphémère et de l’éternel : une réflexion sur les temps du monde et les temps du livre  », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/10/02/au-croisement-de-lephemere-et-de-leternel-une-reflexion-sur-les-temps-du-monde-et-les-temps-du-livre//

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Résumé

Dans l’imaginaire collectif, le temps prend souvent la forme d’une entité absolue embrassant trois instances : le passé, le présent et le futur. Il apparaît volontiers comme une force extérieure à l’être humain, le mettant en mouvement sur un axe temporel déterminé et le conduisant vers une fin aussi inexorable qu’inconnue. Or, malgré le fait que ces représentations subsistent encore aujourd’hui, au fil du xxème siècle des changements majeurs dans les paradigmes cognitifs et esthétiques – dont la théorie de la relativité d’Einstein et la notion d’inconscient chez Freud – modifièrent notre vision de l’écoulement du temps. Celui-ci devint une réalité admettant des avancées et des reculs – parfois même des superpositions – au rythme des intermittences de la mémoire, voire de la vie. À l’instar de ce qui se passa dans les domaines de la physique et de la psychanalyse, la perception du temps comme dimension transversale et humaine fut amplement approfondie dans la sphère littéraire par Marcel Proust et Clarice Lispector. Tout en analysant quelques passages d’œuvres proustiennes et lispectoriennes, cet article se propose de réfléchir sur une conception moderne du temps grâce à un exercice comparatif. Nous partirons d’une représentation traditionnelle du temps (celui-ci conçu comme dynamique liée à une désagrégation) pour prendre progressivement conscience de sa relativité : son caractère multiforme, propre à la singularité de chaque individu. Nous commencerons par réfléchir sur le temps tel qu’il est entendu dans le domaine empirique pour nous concentrer ensuite sur le traitement qu’en fait la littérature. Nous nous apercevrons que, loin d’être des réalités contradictoires, l’éphémère et l’éternel se touchent au sein de l’univers littéraire – et que c’est à l’instant même où les deux s’effleurent que naît le sentiment esthétique.

Mots-clés : Marcel Proust – Clarice Lispector – Littérature Comparée – temps – réel – littérature – éternel – éphémère

Abstract

In the collective imaginary, time often takes the form of an absolute entity embracing three instances: the past, the present and the future. It is often seen as a force external to human beings, setting them in motion on a specific temporal axis and leading them towards an end that is as inexorable as it is unknown. However, despite the fact that these representations still exist today, in the course of the 20th century major changes in cognitive and aesthetic paradigms – including Einstein’s theory of relativity and Freud’s notion of the unconscious – modified our vision of the passage of time. Time became a reality that allowed for advances and retreats – sometimes even superimpositions – to the rhythm of the intermittences of memory, even of life. As in the fields of physics and psychoanalysis, the perception of time as a transversal and human dimension was amply explored in the literary sphere by Marcel Proust and Clarice Lispector. While analysing some passages from Proust’s and Lispector’s works, this article proposes to reflect on a modern conception of time through a comparative exercise. We will start from a traditional representation of time (conceived as a dynamic linked to a disintegration) to gradually become aware of its relativity: its multiform character, specific to the singularity of each individual. We will begin by reflecting on time as it is understood in the empirical domain and then focus on the treatment of it in literature. We will see that, far from being contradictory realities, the ephemeral and the eternal touch each other within the literary universe – and that it is at the very moment when the two touch that aesthetic feeling is born.

Keywords : Marcel Proust – Clarice Lispector – Comparative Literature – time – reality – literature – eternal – ephemeral

Sommaire


Considérations initiales

1. Le temps chez Proust
2. Le temps chez Lispector
Conclusion
Notes
Bibliographie

Considérations initiales

Au sein de l’imaginaire collectif, il n’est pas rare d’établir une dichotomie entre le temps (associé à une sensation d’éphémère) et l’éternité. Cette logique binaire empêche que le temporel et l’intemporel s’entremêlent : en définissant une frontière qui sépare le temps et le non-temps, l’esprit humain développe l’idée que les êtres et les choses se déplacent dans un cycle temporel fini, lequel peut être mesuré1. La temporalité apparaît comme quelque chose de fugace qui n’admet pas de sauts, d’inversions ou de traversées.
Bien que la notion d’un temps inexorable soit omniprésente dans notre quotidien, depuis Einstein, le temps est attaché à l’espace dans un ensemble que l’on désigne par l’espace-temps. Le temps comme réalité absolue fait ainsi place à une temporalité relative et interactive : le temps et l’espace s’influencent mutuellement et l’espace-temps peut se rétrécir ou se dilater, ce qui vient modifier les notions de passé, de présent et de futur comme des sections distinctes et chronologiques d’une même ligne droite.
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) associe pour sa part le temps à la conscience humaine. On dit souvent que le temps suit son cours, telle une rivière qui coule vers un point défini, ce qui donne l’impression que le temps est une dynamique ininterrompue et séparée de l’être humain. Il n’est pas rare non plus de penser le temps comme un tout divisé en trois catégories : le passé – vers lequel les moments finissent par être aspirés –, le présent – l’instant qui n’est pas encore passé mais qui contient le poids de l’éphémère – et le futur – réalité à laquelle le sujet n’a pas accès car le flux du temps ne l’a pas encore atteinte. La relation entre ces temporalités est souvent comprise comme une chaîne de causes et d’effets dans laquelle le présent est la conséquence du passé (puisque les actions passées ont une influence sur le présent et une continuité dans celui-ci) et le futur la conséquence du présent2. Dans l’optique de Merleau-Ponty, la notion du temps comme flux causal est erronée puisqu’elle confond une dynamique évolutive avec un exercice de comparaison spatiale. En réalité, l’expérience temporelle naît d’une confrontation subjective d’espaces successifs : c’est l’acte testimonial d’un sujet établissant des différences et des similitudes entre plusieurs lieux et situations qui érige une sensation de temps qui passe. C’est le point de vue de l’être humain sur l’espace qui l’entoure – point de vue basé sur un transfert des limites du sujet sur son environnement – qui érige la conception du temps comme un cours éphémère3. La temporalité de Merleau-Ponty présuppose donc un détachement : c’est parce que la conscience a la capacité de se retirer du moment présent que le temps en tant que mouvement apparaît dans le monde. Le réel, enveloppé dans un trop-plein qui ne sait que s’accomplir, ne peut pas être à l’origine du temps qui passe, puisque celui-ci implique la coexistence de l’être – de ce qui existe – et du non-être – de ce qui n’existe plus et de ce qui n’est pas encore arrivé. Chez Merleau-Ponty, seule la conscience humaine est capable d’introduire de la négativité dans la positivité, de cette opération résultant la sensation du passage du temps4. Le « temps » du monde est une présence toujours actuelle et indifférenciée, tandis que le temps humain résulte d’un « sens de » qui part du sujet et s’attache au réel5. Ce qui, selon Merleau-Ponty, définit la temporalité dans une perspective humaine, c’est la possibilité d’expérimenter le temps comme quelque chose de plus vaste qu’un présent toujours actuel – et de comprendre que chaque expérience subjective du temps est une expérience de ce que ce temps est déjà ou de ce que ce temps n’est plus ou pas encore. Somme toute, chaque dimension temporelle contient en elle-même une potentialité suggérée par l’existence de ce qui est présent(é).
Or, avec pour base théorique le temps comme dimension relative que nous venons brièvement d’exposer, notre article se propose de comprendre de quelle(s) façon(s) les conceptions du temps de Marcel Proust (1871-1922) et de Clarice Lispector (1920-1977) sont intimement liées à une subjectivité, voire à une intériorité humaine qui finit par se manifester au niveau de l’écriture. Nous avons bien évidemment conscience de l’ampleur inhérente à la question du temps, et ne souhaitons pas – puisque nous ne pouvons pas – étudier ici les conceptions du temps de Proust et de Lispector sous tous les angles possibles. Notre ambition est tout simplement de contribuer à l’étude partielle de ces conceptions et de suggérer d’éventuelles pistes de réflexion pour de futurs travaux. Nous commencerons par accorder une section à Proust et nous consacrerons par la suite une section à Lispector, non sans établir de temps à autre d’importants liens entre les pensées des deux auteurs. En guise de conclusion, nous nous adonnerons à un exercice comparatif et de synthèse plus marqué, qui nous amènera à une certaine idée de temps apercevable dans – et commune à – la prose de ces écrivains. Il s’agira non seulement d’examiner ce que nous appelons « les temps du monde » – la manière dont l’écoulement du temps est conçu et vécu par l’être humain lors de son expérience dans le monde – mais aussi d’analyser quelles tournures prennent « les temps du livre » – ces temporalités qui se déploient et se transfigurent au niveau de l’œuvre grâce à un travail esthétique que l’artiste opère sur le langage.
Le choix d’extraits proustiens et lispectoriens comme points d’appui pour une réflexion sur le temps n’est pas aléatoire. En vérité, maints passages attestent d’un changement significatif de paradigme temporel au sein du XXème siècle : le temps absolu et extérieur à l’être humain se relativise et se transforme en perspective intérieure ; et ce changement, solidifié par les travaux d’Albert Einstein (1879-1955) et de Sigmund Freud (1856-1939), se trouve de plus en plus ancré dans notre rapport actuel à la réalité et à la fiction. Par conséquent, lire Proust et Lispector peut nous aider à mieux comprendre notre relation contemporaine à nous-mêmes et aux autres dans un univers où l’axe temporel n’est plus ce qu’il fut au cours des siècles précédents. En outre, rapprocher les représentations temporelles d’écrivains qui a priori n’ont rien en commun – puisque Clarice Lispector naquit deux ans avant la mort de Marcel Proust et que ces deux personnalités vécurent dans des pays différents, ne s’étant jamais croisées – se trouve être un merveilleux exercice de découverte de points de contact tout à fait surprenants. Par ailleurs, travailler à la fois sur Proust et Lispector sert à donner continuité aux récentes célébrations de deux mémorables centenaires : la naissance de l’écrivaine brésilienne, en 2020, et la mort de l’auteur français, en 2022.
La bibliographie primaire de notre article (relative à Proust et à Lispector) est composée de trois volumes de la Recherche où certaines réflexions nous sont apparues comme essentielles pour la compréhension des nuances du temps proustien, à savoir : À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Albertine disparue (1925) et Le Temps retrouvé (1927). Nous nous sommes également appuyée sur Contre Sainte-Beuve (1954) – ouvrage posthume qui mêle critique littéraire, théorie de la littérature et quelques esquisses de la Recherche –, lequel représente, d’après nous, une excellente introduction à la complexe pensée de Proust et aux thèmes phares de son chef-d’œuvre. En ce qui concerne Clarice, nous nous sommes concentrée sur deux livres : Água Viva (1973) – une sorte de flux de pensée philosophique qui ne correspond à aucun genre littéraire défini et qui contient de précieuses réflexions sur le temps – et Chroniques (A Descoberta do Mundo en portugais, 1984) – une dense compilation, publiée à titre posthume, d’articles que Clarice écrivit pour le Jornal do Brasil, dont certains constituent de passionnantes considérations métalittéraires sur les coulisses de l’écriture.
Afin d’orienter le lecteur vers l’approfondissement de ses propres lectures de Proust et de Lispector, nous recommandons la consultation des ouvrages suivants : Le Temps sensible (1994) et Pulsions du temps (2013) de Julia Kristeva ; Proust et le temps. Un dictionnaire (2022) dirigé par Isabelle Serça. Dans la même optique, nous tenons à souligner que deux dissertations de Master, écrites au Brésil, établissent un rapprochement entre l’œuvre de Marcel Proust et celle de Clarice Lispector, à savoir : A adolescência escrita em Marcel Proust, Clarice Lispector e Anne Hérbert (2004) de Flávia de Andrade Lima et Intermitências de corações: um estudo comparado entre Clarice Lispector e Marcel Proust (2008) de Ettore Dias Medina. Les références bibliographiques complètes se trouvent dans la section « Bibliographie », à la fin de cet article.
Somme toute, il sera question, au cours des pages qui suivront, d’entrer dans les univers temporels de deux figures majeures du XXème siècle et de comprendre comment leurs temporalités se transformèrent peu à peu en réalités personnelles et artistiques qui parcourent, encore aujourd’hui, notre imaginaire. Autrement dit : un parcours d’exploration au cœur même des certitudes les plus anciennes sur l’être humain et sur son rapport à la fois au monde extérieur et à son propre monde intérieur.

1. Le temps chez Proust

En guise d’introduction à la temporalité proustienne, nous nous concentrerons d’abord sur une idée de temps comme entité extérieure à l’individu pour ensuite la déconstruire au fur et à mesure de nos analyses. Pour ce faire, examinons premièrement un extrait de la Recherche dans lequel le père de Marcel est bouleversé de constater que son fils refuse une carrière de diplomate pour se consacrer à la littérature. Nous tenons à souligner que Marcel est, dans ce contexte, le prénom du héros de la quête proustienne du temps perdu :

[…] en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux soupçons terriblement douloureux. Le premier, c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon […], c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois […]. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie6.

Le protagoniste se trouve devant une notion prédatrice du temps. Par l’intermédiaire de la voix de son père, Marcel (personnage principal du livre, à ne surtout pas confondre avec l’auteur biographique Marcel Proust) se découvre reclus à l’intérieur d’un temps aussi linéaire (qui passe sans revenir en arrière) que circulaire (qui passe sans apporter de changement). Le jeune homme prend tout à coup conscience que le temps passé est à jamais perdu. Contrairement à ce qu’il avait pensé, les minutes passées n’étaient pas une préparation à un avenir brillant, mais plutôt un gaspillage d’heures. Par conséquent, Marcel se découvre projeté au milieu de la ligne d’un temps en mouvement, in medias res : le passé, le présent et le futur s’abattent, séquentiels et inexorables, sur le héros, de sorte qu’il est confronté à sa propre condition mortelle et à la nature vaine de son existence. La tranquillité avec laquelle Marcel affrontait le temps est liée à l’expérience la plus immédiate de celui-ci : une existence d’espaces qui se succèdent sans être associés à la notion d’éphémère. Le protagoniste vivait dans une dynamique spatiale qui ne se perdait ni se dégradait et qui contenait en elle la potentialité d’une gloire future. Il fallut qu’une subjectivité extérieure vienne mettre les espaces en mouvement, les traversant d’une durée et d’une fin.
Si dans la Recherche le temps est, au départ, une instance linéaire et irréversible, il finit par se révéler comme une dimension comparable à l’espace, à l’intérieur de laquelle l’individu peut se déplacer de façon involontaire. La voix narrative commence à concevoir l’existence d’un « système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l’espace7 » suite à une réflexion sur l’absence d’Albertine – petite amie du personnage Marcel qui abandonne inopinément l’appartement dans lequel elle vivait avec le protagoniste. Peu de temps après ce départ inattendu, Marcel reçoit la nouvelle de la mort de son amoureuse. Et c’est précisément cette circonstance qui provoque une prise de conscience de la mobilité du (et dans le) temps – mobilité qui a lieu dans une zone intérieure humaine, alors que le déplacement dans l’espace a lieu dans la sphère empirique. De même que la conscience du père de Marcel établit le passage du temps dans l’espace toujours présent de son fils, dans Albertine disparue, c’est l’expérience douloureuse du protagoniste qui instaure une mobilité temporelle dans les différents souvenirs, ce qui confirme l’une des lignes de pensée de Merleau-Ponty : le fait que le temps est la marque de l’être humain sur ce qui l’entoure. Quand il apprend la mort d’Albertine, le protagoniste vit l’expérience du deuil comme un voyage de retour aux instants partagés. Le processus d’oubli est une dernière remontée à la surface de moments passés dans un état impressionnable, avant qu’ils ne s’effacent :

Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle8.

De mouvement linéaire et circulaire, le temps se reconfigure en espace individuel et psychique, surgissant comme une zone à l’intérieur de laquelle certains souvenirs émergent, non pas de manière chronologique mais selon les circonstances. Au lieu d’habiter le temps et de se laisser porter par son flux, le protagoniste se trouve habité par ce même temps. De plus, si dans les mots du père de Marcel le temps qui passe annonce un éternel retour, le passage du temps pour un jeune homme amoureux représente une transmutation du sujet et du monde en quelque chose de différent. L’être qui souffre est un voyageur qui s’engage dans un parcours involontaire à travers un temps spatio-personnel qui le traverse et modifie9. Loin d’être une réalité figée, le passé est mouvant, et on peut y revenir lors d’épiphanies sensorielles ou émotionnelles. L’être proustien contient en lui à la fois l’être (le moment présent) et le non-être (les temps passés) – tout comme la temporalité de Merleau-Ponty implique une interconnexion de la positivité et de la négativité. Et comme l’affirment les écrits de Proust, l’oubli – que Freud appellera « refoulement » – sert la (ré)adaptation au réel car il affaiblit l’influence émotionnelle des instants sur le sujet conscient. Tout comme Einstein, Proust sut reconnaître la relativité du temps – rendu relatif vis-à-vis de l’unicité de chaque être humain – et son lien avec les espaces auxquels l’individu se lie de manière sensible. L’axe temporel proustien – qui suppose des reculs, des avancées et des superpositions – est ainsi tracé par les intermittences de la vie. Et à l’image de ce qui deviendra la théorie de l’inconscient de Freud, la conception proustienne prévoit une (quasi) perpétuité du temps, conservé à l’état pulsionnel dans une zone de l’intériorité humaine à laquelle on accède occasionnellement. Même si l’oubli a une action léthargique sur les heures vécues, ces heures ne cessent, en certaines occasions et avant qu’elles ne perdent leur force suggestive, de rappeler à l’individu sa connexion sensorielle au monde. Certains moments réémergent précisément parce qu’ils ne furent perdus, ayant seulement glissé vers un espace auquel la conscience et la volonté avaient cessé d’avoir accès.
Jusqu’ici, nous avons associé le temps à un sentiment de perte. Nonobstant, les écrits proustiens ne manquent pas d’aborder la possibilité de transférer les instants mnésiques vers l’espace de l’art, afin de libérer les essences qui traversent les minutes vécues. Gilles Deleuze (1925-1955) soutient que la Recherche se concrétise par un apprentissage progressif de signes propres à chaque sujet et dont la traduction artistique entraîne la révélation de vérités. Par un déchiffrement analogique – qui compare un instant présent à un instant passé – et dialogique – qui fait communiquer deux moments en soulignant leur relief commun –, le narrateur dévoile les essences que les signes contiennent10. Mais la découverte du signe passé auquel se réfère le signe présent n’est pas la fin de la quête proustienne, dont le but est une substance idéale qui unit les différents signes entre eux11. Il est nécessaire de les interpréter à travers un parcours de reformulations indispensable à l’apprentissage, accompagné d’un exercice métaphorique concrétisé au niveau de l’écriture. Les essences de Proust sont la manifestation de l’identité dans la disparité, unifiant les supports spatio-temporels dans lesquels elles se révèlent. Grâce à ces instants de superposition temporelle, enveloppés dans un élément humain commun qui les conserve, la supposée flèche temporelle se déploie comme sur elle-même, rapprochant deux points distincts et faisant ressortir la qualité commune – que Proust appelle « extra-temporelle » – dans une zone qui est en dehors du temps12. Il faut ici souligner que « extra » ne signifie pas tout ce qui est séparé du temps, mais tout ce qui le traverse et le transcende. L’extra-temporalité provient d’un dialogue entre la matière intérieure de l’individu (des signes passés conservés) et la matière du monde qui lui est encore extérieure (des signes empiriques présents). Par ailleurs, être en dehors du temps ne doit pas être interprété comme « être indépendant du temps », mais plutôt comme « être capable d’empêcher la conservation du temps dans un espace auquel la conscience n’a pas accès ». Être en dehors du temps équivaut à ne pas être exposé à l’action de l’oubli.
Malgré le fait que l’extra-temporalité puisse avoir un rapport avec le temps retrouvé, car c’est dans cette dimension immunisée contre l’action du temps que se révèle la substance commune aux différentes sensations physiques, cette extra-temporalité ne recouvre pas, selon Paul Ricœur (1913-2005), toute la complexité du temps retrouvé :

Que l’extra-temporel soit seulement le premier seuil du temps retrouvé, quelques notations du narrateur nous en assurent : d’abord, le caractère fugitif de la contemplation elle-même ; ensuite, la nécessité d’appuyer la découverte que fait le héros d’un être extra-temporel qui le constitue sur la « céleste nourriture » de l’essence des choses ; enfin, le caractère immanent, et non transcendant, d’une éternité qui, d’une façon mystérieuse, circule entre le présent et le passé dont elle fait unité13.

La découverte d’une extra-temporalité – inhérente, mais non limitée, à l’expérience empirique – n’est qu’une facette du temps retrouvé, de sorte que la recherche peut rester inachevée si l’écriture ne la complète pas. Au niveau de la vie, on découvre que quelque chose traverse différents éléments, mais cette reconnaissance est trop éphémère pour pouvoir analyser la signification profonde de la substance spirituelle. Seule la littérature, par sa capacité à fixer les événements dans la matérialité de la parole, arrache la superposition des éléments à une brièveté sensible, permettant à l’écrivain de figer cette superposition afin d’explorer ce qui en résulte. Les épiphanies proustiennes sont des indications sur le chemin à suivre, laissant chez le sujet une impression brute, mais l’enseignement qui en résulte n’est possible que dans le domaine de l’écriture14. Et ces journées ne peuvent être comprises que si, au cœur du temps retrouvé, sont réunis à la fois l’extra-temporalité perçue dans la vie – grâce à une rémission de la sensation présente à une sensation passée – et le temps passé ressuscité dans la parole présente.
Faisant allusion à la dernière scène de la Recherche, Thomas Carrier-Lafleur souligne que la littérature y est présentée comme une zone propice à la concrétisation du temps retrouvé15. L’écriture est une traduction métaphorique et progressive de temps préservés en une seule dimension spatiale : l’œuvre d’art. Après que l’espace empirique est devenu le temps intérieur par la transformation des signes sensoriels en impressions animiques, le temps humain de Proust se transforme à nouveau en espace, cette fois artistique, capable de dévoiler des vérités cachées par l’opacité sensorielle. Julia Kristeva met, elle aussi, en évidence l’interdépendance du temps et de l’espace dans le domaine de l’écriture. En privant le temps de son action destructrice et en utilisant la parole comme support concret où le langage peut exister visuellement, l’écriture arrache les mots à l’ordre mondain, constituant une zone littéraire au sein de laquelle le temps vécu est traversé et éternisé par la surface écrite16. La littérature est le lieu dans lequel les événements passés et futurs sont pensés en tant que tels, mais vécus dans le moment présent de l’écriture ou de la lecture. La perpétuité rendue possible dans le domaine littéraire ne provient pas d’une substitution du non-être à l’être (d’une transformation d’événements passés ou futurs en événements présents), mais plutôt d’une coexistence non destructrice entre les trois temporalités. Ce qui nous émeut dans la recherche du temps perdu, ce n’est pas le pouvoir dont l’écrivain fait preuve pour convertir le temps passé en temps présent, mais plutôt l’art dont cet auteur fait preuve pour faire resurgir le passé dans la parole comme un temps qui n’est plus. Et le sentiment esthétique naît au cœur même de cet infime seuil où l’éternel se laisse visiter par le fugace sans être détruit par ce dernier.
Mais si la littérature est un espace de confluence de diverses temporalités, qu’est-ce qui fait tenir cette diversité ensemble ? La réponse se trouve éventuellement chez l’auteur d’Études sur le temps humain : « Le temps est donc comme une quatrième dimension qui, en se combinant avec les trois autres, achève l’espace, rapproche et rentoile ses fragments opposites, enferme en une même continuité une totalité qui autrement resterait toujours irrémédiablement dispersée17 ». Bien que Georges Poulet parle ici du temps que l’être humain attribue au monde sensible, ses propos nous semblent applicables au temps littéraire. Le temps traverse les trois dimensions spatiales et leur confère une unité au cœur de la différence elle-même, en évitant la dispersion. Cela signifie que le temps littéraire rassemble les lieux successifs dans une toile sémantique – la totalité des temps contenus dans le récit –, se présentant comme une structure significative qui traverse les événements sans s’y consumer. L’éternité littéraire – qui est une confluence de temporalités – avec laquelle l’écriture traverse les événements décrits ne sert pas à immortaliser les faits au sein de la parole, les transformant en une actualité qui ne fuit pas. Le temps littéraire sert à préserver l’éphémère en tant que tel sans qu’il soit soumis aux lois de l’oubli. Grâce au caractère concret de la parole, les événements deviennent indépendants des dynamismes de la mémoire humaine et s’immobilisent dans l’écriture. En effet, ce sont les processus d’oubli propres à la mémoire humaine qui font que le temps est (ou non) perdu. Bien que Proust parle de fragments de temps qui réapparaissent sous forme de sensations, ravivant chez le sujet d’anciens souvenirs, il y a des moments dans la prose proustienne où le temps est trop éloigné pour être rappelé18. Ce temps impossible à ressusciter reste conservé à l’intérieur du sujet, mais les processus d’oubli, qui affaiblissent la force sensorielle des moments vécus, transforment ce temps en ruines qui ne peuvent être reconstruites. L’action suggestive du réel – qui s’appuie sur la sensation présente pour appeler à la conscience un autre moment de sensorialité similaire – cesse d’avoir un effet lorsque la sensation passée perd son potentiel sensoriel. Le temps perdu n’est pas le temps que l’individu perd quelque part dans le monde ; le vrai temps perdu est celui qui reste à l’intérieur de l’individu, mais tellement affaibli que ni le réel ni le sujet n’ont les moyens de le ramener sur la scène de la conscience. Somme toute, le vrai temps perdu est celui qui reste piégé dans les mailles de l’être humain qui le cherche. Et c’est ce genre de perte que le temps littéraire empêche. L’écriture, dans sa présence, n’empêche pas le temps de passer – elle n’empêche pas la succession des différents espaces empiriques de générer des modifications dans les éléments qui les habitent. L’écriture ne fait qu’empêcher les effets de l’oubli constitutif de la mémoire humaine grâce au présent – ou à la présence – de la parole.

2. Le temps chez Lispector

Pour faire le pont entre la présente section et la section précédente dédiée à Proust, laquelle s’est terminée avec une réflexion sur le temps de l’écriture, concentrons-nous désormais sur la temporalité lispectorienne, plus précisément sur le temps spécifique à la création d’un roman. À titre de curiosité, rappelons ici au lecteur que Clarice Lispector eut contact avec la prose de Marcel Proust à partir de 1945, comme nous le confirme Benjamin Moser : « Clarice traveled a bit and read a great deal, including Proust, Kafka, and Lúcio Cardoso’s translation of Emily Brontë’s poetry19». Mais avant cela, lors de la publication de son premier roman Près du cœur sauvage, l’écriture de Clarice avait déjà été comparée à celle de Proust, entre autres : « It is remarkable how rarely critics compared the work to that of any other Brazilian writer. Instead, they mentioned Joyce, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Dostoevsky, Proust, Gide, and Charles Morgan20 ».
À l’image de la chronologie de Proust, qui s’accomplit au rythme des sensations et des impressions, pouvant se produire à la fois dans la réalité (de manière fugace) et dans l’écriture (de manière durable) comme une simultanéité métaphorique21, la temporalité de Clarice Lispector apparaît également pour l’individu comme une réalité non fractionnée, comme le témoigne cet extrait issu d’une chronique intitulée « Souvenir de la composition d’un roman » que Lispector écrivit pour le Jornal do Brasil en 1970 :

Je ne me rappelle plus où s’est situé le début, je sais que je n’ai pas commencé par le commencement : en quelque sorte tout a été écrit en même temps. Tout était là, au moins apparemment, comme dans le spatio-temporel d’un piano ouvert, sur les touches simultanées d’un piano.
J’ai écrit en cherchant avec une très grande attention ce qui était en train de s’organiser en moi, et que je n’ai commencé à percevoir qu’après la cinquième patiente mouture. J’ai commencé à mieux comprendre la chose qui voulait être dite22.

Le processus littéraire se fait de manière non phasée : « la chose qui voulait être dite » est enveloppée dans un temps qui apparaît d’un seul coup dans l’espace – ayant droit à l’appellation « espace-temps » et ne pouvant identifier les marques d’un passé (d’un début) ni d’un futur (d’une fin) indépendamment d’un présent qui se manifeste. Lispector réunit ainsi une perception du temps à une perspective dans l’espace, puisqu’il ne peut y avoir de temps sans espace, le premier unifiant la diversité du second. L’accent est mis sur une chronologie non successive : ce qui vient pleinement à l’écrivain ne se laisse pas imprégner par un décalage temporel. Notons toutefois que, à l’instar du temps littéraire proustien, qui rassemble tous les temps et crée la permanence grâce à cette union, ici aussi les différentes temporalités sont contenues dans la simultanéité. On parle de la chose qui voulait être dite avant le début de l’écriture. Par ailleurs, on mentionne qu’ « après la cinquième patiente mouture » quelque chose fut perçu, ce qui constitue un futur par rapport à l’apparition de ce qui « était là ». Il existe une dynamique temporelle inhérente à l’acte d’écrire, caractérisée par une communication entre les différents temps qui, au lieu de se différencier, se poursuivent. De même que chez Merleau-Ponty le temps se déplace dans toutes les directions en un seul geste dynamique, de même chez Lispector le présent qui fonde l’acte d’écriture contient en lui-même le passé de la chose et le futur de celle-ci. Autrement dit : la manifestation de la chose – qui avant d’être écrite voulait être dite – précède et annonce l’œuvre dans laquelle se lancera l’écrivain. Notons en outre que la voix poétique ne mentionne pas une « chose que je voulais dire », mais plutôt quelque chose qui cherche à être dit à travers un sujet : quelque chose précède l’individu, apparaissant devant lui indépendamment de sa volonté, telle une épiphanie proustienne. Après un instant de révélation empirique, suit un mouvement non linéaire – fait d’avancées et de reculs – d’approfondissement scripturaire, afin de ressusciter la vision première23.
Même si le processus littéraire est caractérisé par une temporalité simultanée, il y a toujours, dans la prose de Lispector, une sensation de fugacité du présent. Voici un extrait du livre Água Viva dans lequel se fait entendre la voix claricienne (puisqu’il n’y a pas de vrai personnage, mais un flux continu de pensée) :

Je te dis : j’essaie de capter la quatrième dimension de l’instant-ci qui d’être si fugitif, n’est plus, car maintenant est devenu un nouvel instant-ci qui à son tour n’est plus. Chaque chose a un instant où elle est. Je veux m’emparer du est de la chose. Ces instants qui s’écoulent dans l’air que je respire : en feux d’artifice ils éclatent muets dans l’espace. Je veux posséder les atomes du temps. Et je veux capturer le présent qui, par sa nature même, m’est interdit : le présent me fuit, l’actualité m’échappe, l’actualité c’est moi toujours dans le déjà24.

En portugais, l’« instant-ci » apparaît, au début de la citation, comme « instante-já » alors que, vers la fin de la citation, la voix élide le mot « instante » pour ne laisser que le mot « ». Toutefois, la traduction française présente l’« instante-já » comme l’« instant-ci » et le « já » (isolé) comme « déjà », ce qui empêche de voir en français que le « déjà » fait, lui aussi, partie de l’instant. La voix claricienne de Água Viva nous dit qu’elle veut saisir la quatrième dimension de l’« instant-ci ». La contraction de la préposition « de » avec l’article élidé « l’ » est généralement interprétée comme un possessif. L’« instant-ci » serait donc formé de trois dimensions spatiales (perceptibles dans l’expérience empirique) et d’une quatrième dimension temporelle (que l’écrivaine cherche à saisir dans son écriture). L’« instant-ci » se manifesterait dans le monde empirique en tant que tel (comme un présent qui est toujours là), à travers un espace tridimensionnel, et s’imprimerait dans l’écriture (dans sa condition de présent qui ne fuit pas) à travers une temporalité (d’une écriture qui s’étend dans le temps). Si nous concevons la phrase dans ce sens, alors le texte de Lispector entend pénétrer à travers la littérature dans une dimension plus profonde de l’« instant-ci » (quatrième dimension), non visible à l’œil nu, après avoir expérimenté cet « instant-ci » dans les trois dimensions spatiales. La transposition de l’expérience sensible vers la parole transformerait l’espace (vécu) en temps (écrit), mais ne changerait pas la nature de l’« instant-ci », qui conserverait, dans les quatre dimensions, sa condition de présence continue.
Cependant, la contraction de la préposition « de » avec l’article élidé « l’ » peut cacher une autre interprétation, plus subtile. La phrase peut être comprise comme « la quatrième dimension qui est constituée par l’« instant-ci » et non comme « la quatrième dimension dont l’« instant-ci » est constitué ». Nous ne sommes pas devant un instant formé de plusieurs dimensions – trois spatiales (empiriques) et une temporelle (littéraire). Il s’agit de comprendre cet « instant-ci » comme quelque chose qui ne se trouve que dans une quatrième dimension de nature temporelle, et qui ne peut être saisi en tant que tel que dans cette quatrième dimension. L’« instant-ci » ne serait pas vécu dans l’espace, pouvant apparaître uniquement dans la temporalité – dans le présent qui rassemble en lui-même tous les temps – de l’écriture. Les écrits de Clarice Lispector semblent confirmer cette seconde interprétation lorsqu’ils déclarent que le présent est interdit. L’expérience (tridimensionnelle) que la voix du livre Água Viva fait de l’instant est celle d’une fugacité. C’est pourquoi il faut recourir à l’écriture pour saisir ce qu’il n’est pas possible d’avoir dans les trois autres dimensions : le « -ci » – l’éternel présent – que l’instant empirique cache continuellement. Ainsi se justifie l’affirmation « c’est seulement dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi25 ». Ce n’est que dans le temps de l’écriture qu’il y a de l’espace pour une présence qui ne se dissout ni dans le passé ni dans le futur.
Remarquons que la voix poétique ne mentionne pas, dans la dernière phrase, le mot « instant », se référant au « déjà » comme actualité dans laquelle le sujet se trouve toujours. L’écrivain cherche le « déjà » dans l’écriture car c’est ce qui lui échappe dans la vie. Mais ce que la voix veut vraiment saisir, ce n’est pas seulement le « déjà », c’est le « déjà » qui est aussi instant et qui, dans cette condition d’instantanéité, fuit. À l’image de l’art de Proust qui devient éternel en admettant la présence du passé et du futur détachés de l’oubli, l’art de Lispector cherche aussi à travers la présence du mot (le « déjà » qui ne se dissout pas) l’instant qui passe mais qui n’est pas soumis à l’oubli. L’« instant » et le « déjà » (ce qui donne l’« instante-já » en portugais) ne forment pas un nouveau mot qui les agglutine – une sorte d’« instanjá ». Les deux gardent leur singularité – l’un comme chose éphémère (instant), l’autre comme chose éternelle (déjà). Et c’est dans cette dynamique d’une éternité qui se laisse traverser par l’éphémère – qui marque le présent de la parole sans s’y attacher – que les temps littéraires de Proust et de Lispector se fondent.
Il faut souligner que la voix poétique se réfère à l’« est » de la chose (et non à l’« être » de la chose), mettant l’accent sur le moment ontologique dans lequel les choses s’accomplissent dans une conjugaison continue. Le verbe abandonne sa neutralité infinitive – qui est absence de temps et de personne verbaux – pour se livrer à une flexion au présent de l’indicatif. Dans l’écriture, « être » (quelque chose d’écrit ou de lu) est également « avoir été » (quelque chose qui voulait être dit) et « ne pas encore être » (quelque chose de pleinement compris).
Nous avons défini le temps littéraire comme une présence qui rassemble en soi toutes les temporalités. Mais y a-t-il une autre façon pour l’écriture d’être présente ? Edson Ribeiro da Silva nous rappelle que l’une des techniques de Clarice Lispector pour la « présentification » de l’écriture consiste à « se situer comme producteur du texte, en simulant le temps de la narration et en le rapprochant du temps de la lecture26 […] ». Par un transfert, vers l’écriture, des caractéristiques du temps de la lecture, la prose de Lispector met en évidence le processus littéraire comme voie d’exploration. De même que le lecteur est emporté par la continuité d’un présent qui apparaît au cours de la lecture, de même l’écrivain fait l’expérience d’un moment toujours actuel au rythme de l’écriture elle-même. Grâce à Lispector, la figure de l’écrivain apparaît comme un corps habité par une force involontaire – et non comme une intention aprioriste et omniprésente. Comme le rappelle Ribeiro da Silva, l’écriture de Lispector incarne « la condition de l’instant comme temps qui permet à l’être de se regarder lui-même27 ». Dans cette actualité où l’être humain écrit pour observer les choses sans l’urgence du futur ou la voracité du passé, il est capable d’approfondir son expérience du monde. Le réel bouleverse sensoriellement le sujet en même temps que celui-ci reste attentif aux possibilités de recherche qui s’ouvrent en lui. Plus tard, l’artiste peut se lancer dans un approfondissement de ce qui a été esquissé dans son corps, en scrutant l’action que la réalité continue d’exercer sur son intériorité. L’expérience du monde n’est pas exclusivement involontaire (l’individu doit y participer consciemment pour au moins mémoriser ce qui se passe) et le processus d’écriture n’est pas non plus entièrement marqué par une volonté d’auteur qui est clarifiée par le langage. La conscience et l’inconscience – comme le temporel et l’intemporel – s’entremêlent dans la vie et dans la littérature elle-même28.

Conclusion

Nous avons conclu que, chez Maurice Merleau-Ponty, Marcel Proust et Clarice Lispector, l’existence du temps dans le monde n’est pas absolue, mais relative à la subjectivité humaine, c’est-à-dire à sa capacité de concevoir la négativité au cœur de la positivité. Pour contourner les effets d’une dispersion qui pourrait conduire à une disparition du vécu, Proust et Lispector fondent un espace littéraire qui rassemble toutes les temporalités (passé, présent et futur), les soustrayant à la désintégration caractéristique du temps empirique. Puisque la parole littéraire n’est pas soumise aux altérations auxquelles sont soumis les corps physiques, elle a la possibilité de préserver les événements des changements à potentiel destructeur. Nous voici devant le seuil du temps : un passage entre l’éternité – l’union de toutes les temporalités dans la tangibilité de la parole – et la brièveté – des instants qui alternent continuellement. Un chemin entre ce qui échappe – ce qui s’insinue dans l’écriture sans y apparaître entièrement – et ce qui reste – des possibilités impliquées dans un enchaînement narratif. Le temps littéraire est le fil d’Ariane des espaces vécus – la diégèse qui les perpétue dans une zone commune, les empêchant de se dissoudre dans l’oubli. Écrire, ce n’est pas une capacité divine à faire du passé et du futur un présent qui ne cesse de l’être. Écrire, ce n’est pas arracher les moments au temps, mais perpétuer dans la parole l’essentialité qui les a traversés.

Notes

1 CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont, « Bouquins », 2012, p. 1083.

2 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception [format ePub], Paris, Gallimard, « Tel », 2014, p.1549-1550.

3 Ibid., p. 1550-1551.

4 Ibid., p. 1554-1555.

5 Ibid., p. 1562.

6 PROUST, Marcel, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1966, p. 59.

7 PROUST, Marcel, Albertine disparue, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1967a, p. 235.

8 Idem.

9 Ibid., p. 236.

10 DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2020, p. 18.

11 Ibid., p. 21.

12 PROUST, Marcel, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1967b, p. 226-227.

13 RICOEUR, Paul, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « L’ordre philosophique », 2013, p. 594-595.

14 Ibid., p. 596.

15 CARRIER-LAFLEUR, Thomas, « Proust et l’autofiction : vers un montage des identités », @nalyses, Printemps-Été 2010, 5 : 2 [En ligne], p. 21-22.

16 KRISTEVA, Julia, Le langage, cet inconnu [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2014, p.75.

17 POULET, Georges, Études sur le temps humain. La Durée Intérieure, Paris, Univers Poche, « Agora », 2017, p. 481.

18 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, p. 48.

19 MOSER, Benjamin, Why this world. A Biography of Clarice Lispector, London, Penguin Books, 2009, p. 158.

20 Ibid., p. 126.

21 TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 2015, p. 412.

22 LISPECTOR, Clarice, Chroniques [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2019, p. 413.

23 Ibid., p. 414.

24 LISPECTOR, Clarice, Água Viva [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2018, p. 6.

25 Ibid., p. 7.

26 Silva Edson Ribeiro da, « Jogos ficcionais como máscaras em obras de Clarice Lispector », Patrimônio e Memória, Janeiro-Junho 2014, 10 : 1, p. 229. Nous traduisons. Citation originale : « colocar-se como produtor do texto, simulando o tempo da narração e aproximando-o do próprio tempo da leitura ».

27 Ibid., p. 230. Nous traduisons. Citation originale : « a condição do instante como tempo que possibilita ao ser olhar-se ».

28 COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1998, p. 105.

Bibliographie

CARRIER-LAFLEUR, Thomas, « Proust et l’autofiction : vers un montage des identités », @nalyses, Printemps-Été 2010, 5 : 2, 25 p. [En ligne]. https://uottawa.scholarsportal.info/ottawa/index.php/revue-analyses/issue/view/188
[Consulté le 03.11.2022]
CHEVALIER, Jean, COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1998, 350 p.
KRISTEVA, Julia, Le Langage, cet inconnu [format ePub], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2014, 553 p.
KRISTEVA, Julia, Pulsions du temps, Paris, Fayard, « Sciences humaines », 2013, 780 p.
Lima Flávia Andrade de, « a adolescência escrita em marcel proust, clarice lispector e anne hérbert » (programa de pós-graduação em letras), universidade federal de pernambuco, recife, 2004, 93 p. [En ligne]
https: //repositorio.ufpe.br/bitstream/123456789/7954/1/arquivo8272_1.pdf
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LISPECTOR, Clarice, Água Viva, Lisboa, Relógio d’Água, « Ficções », 2012, 88 p.
LISPECTOR, Clarice, Água Viva [format ePub], Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2018, 96 p.
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Medina Ettore Dias, « intermitências de corações: um estudo comparado entre Clarice Lispector e Marcel Proust » (Programa de Pós-Graduação em Letras), Universidade Estado Paulista, Faculdade de Ciências e Letras de Araraquara, 2008, 103 p. [En ligne]
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[Consulté le 28.05.2023]
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception [format ePub], Paris, Gallimard, « Tel », 2014, 1176 p.
POULET, Georges, Études sur le temps humain. La Durée Intérieure, Paris, Univers Poche, « Agora », 2017, 708 p.
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SERÇA, Isabelle (sous la dir. de), Proust et le temps, Paris, Le Pommier, 2022, 294 p.
Silva Edson Ribeiro da, « jogos ficcionais como máscaras em obras de clarice lispector », patrimônio e memória, janeiro-junho 2014, 10 : 1, p. 222-243.
TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 2015, 448 p.

Le temps dans la poésie de Chairil Anwar : vitesse du poème et urgence de l’écriture

Présentation de l’autrice

Isadora FICHOU (CERLOM/INALCO Paris)

Isadora Fichou est docteure en Littératures et Civilisations (INALCO). En avril 2023, elle a soutenu une thèse rédigée sous la direction d’Etienne Naveau et intitulée « L’écriture poétique de la brièveté chez Chairil Anwar à la lumière des œuvres de Sitor Situmorang et de René Char ». Ses recherches portent sur la poésie indonésienne moderne et contemporaine et la traduction littéraire. En parallèle de sa thèse, elle a mené plusieurs enquêtes de terrain en Indonésie et a enseigné la littérature indonésienne ainsi que la traduction littéraire. Elle a traduit l’œuvre du poète indonésien Chairil Anwar, dont la publication est prévue pour 2024 aux éditions Abordo. Elle étudie actuellement le développement et le rôle des communautés littéraires en Indonésie et enseigne la traduction spécialisée aux étudiants de licence et master à l’INALCO.

Pour citer cet article : FICHOU Isadora, « Le temps dans la poésie de Chairil Anwar : vitesse du poème et urgence de l’écriture »,  Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/09/26/le-temps-dans-la-poesie-de-chairil-anwar-vitesse-du-poeme-et-urgence-de-lecriture/

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Résumés

Dans l’œuvre du poète indonésien Chairil Anwar, le processus qui mène vers la mort est engendré dès l’instant où la vie apparait. Les ravages du temps sur l’homme amènent Anwar à faire le constat suivant : puisque tout est perdu d’avance, autant vivre comme s’il n’existait pas de rivages, pas d’issue possible à la solitude, sinon le rêve, la folie et la poésie. Pour le poète, le temps est à l’origine d’une lutte du langage contre la mort. Il déforme les amours, affaiblit l’inspiration et le corps. Il semble que le temps soit finalement combattu par l’écriture elle-même. Le poème, comme la vie, deviennent ainsi éternels à travers une forme d’urgence et de vitesse au sein de l’écriture, qui cherche à échapper au décompte de la mort. Pour défier cette cruelle chronologie qui rythme son existence, le poète doit aussi se faire violence et vivre dans l’ivresse permanente pour repousser les limites du monde et du langage. Vivre dans l’instant revient dès lors à célébrer l’oubli et à transgresser les lois morales.

In Chairil Anwar’s poetry, the process that leads to death is produced the moment life appears. The ravages of time on man lead Anwar to make the following statement: since all is lost in advance, one might as well live as if there were no shores, no possible way out of loneliness, except dreams, madness and poetry. For the poet, time is at the origin of a struggle of language against death. It deforms loves, weakens the inspiration and the body. It seems that time is finally fought by the writing itself. The poem, like life, thus becomes eternal through a form of urgency and speed within the writing, which seeks to avoid counting down death. To challenge this cruel chronology that punctuates his existence, the poet must also do violence to himself and live in permanent intoxication to push back the limits of the world and of language. Living in the moment therefore amounts to celebrating oblivion and transgressing moral laws.

Mots-clefs

Instant – langage – poésie indonésienne – urgence – vitesse – oubli

Moment – language – Indonesian poetry – urgency – speed – oblivion

Sommaire

Introduction

1. L’injonction à vivre dans le présent et l’absence de ligne de temps

2. La fulgurance de l’instant et l’éternité du poème

3. Course et vitesse dans l’écriture de la brièveté

Conclusion

Notes

Bibliographie

Introduction

Chairil Anwar, poète indonésien de l’après-guerre, a marqué la littérature indonésienne moderne. Son écriture incisive a contribué à renouveler le langage poétique. Anwar a choisi d’écrire en indonésien, la langue de l’indépendance, à laquelle il a mêlé sa langue natale, le malais de la ville de Medan. Inspiré par les œuvres des écrivains néerlandais, anglais et allemands, le poète a participé à introduire l’absurde et l’individualisme dans la poésie indonésienne. Ses poèmes expriment ainsi la solitude et les contradictions de l’homme du xxe siècle. Ils décrivent la brièveté de l’existence et la nécessité vitale de l’écriture pour repousser la mort. Dans l’œuvre d’Anwar, l’urgence et la vitesse sont avant tout liées au désir d’explorer toutes les facettes du monde : « mon but est de régler son compte à tout ce qui est susceptible de m’entourer[1] », écrit le poète en 1944 dans l’une de ses lettres, adressée au critique H. B. Jassin. Dans la société indonésienne des années quarante, Anwar semble penser la vitesse comme un jeu, un défi que lui lancent au quotidien le monde urbain et les découvertes scientifiques :

Nous ne sommes pas seulement capables de prendre des photos, nous savons aussi utiliser les rayons X pour observer jusqu’au blanc de l’os. En un mot, nous ne pouvons plus être les instruments de musique de l’existence. Nous sommes les musiciens qui jouons la chanson de la vie, elle qui nous fait aller droit au but, pour toujours. Parce que nous possédons le courage, la conscience, la croyance et le savoir[2] .

Il y a aussi, chez Anwar, une urgence de la création qui tend à lutter contre la mort, la fin et la stagnation. Il y a donc une urgence de vivre, que l’on retrouve d’ailleurs dans le vitalisme dont s’inspire le poète et à travers son attirance pour le feu, pour ce qui se consume et ne se vit qu’une fois. Notre hypothèse est que l’urgence nécessaire et bénéfique liée à la création prend le dessus sur l’urgence négative chez Anwar. Elle est un choix, non une contrainte. Ce qui compte, c’est écrire avant que la mort ne surgisse, avant que le langage ne se perde et que l’homme ne succombe à la terreur. Si la vitesse, par sa capacité de destruction, peut être aliénante, elle peut aussi, à travers la poésie, être surmontée. L’urgence et la vitesse caractéristiques du xxe siècle s’accompagneraient d’une brièveté de la forme poétique chez Anwar :

Nous vivons aujourd’hui à 1000 kilomètres par heure ! Être ferme et concis ne signifie pas ne pas avoir de contenu, non ! Dans une petite phrase comme celle-ci : « Avoir du sens une fois, puis mourir aussitôt » – nous pouvons entremêler tous les buts de notre existence. C’est donc être concis, et non être vide[3]

L’écriture permet de recréer cette vitesse pour la dissoudre, la fragmenter et en tirer des parcelles de lumière La vitesse propre à une époque peut aussi constituer une force, une opportunité pour rompre avec le passé et inventer de nouvelles formes d’art. Elle rejoint ainsi le désir de Chairil Anwar de faire table rase du passé pour affronter l’inconnu. La vitesse viserait dès lors à prendre corps et à faire sens à travers une forme brève qui s’imposerait à la mémoire. Elle donnerait à voir au lecteur une série d’images en peu de temps. Lorsque l’urgence d’écrire engendre une vitesse dans l’agencement des mots, le poème produit non seulement une cadence, un mouvement, mais aussi une transformation et même une déformation de l’espace et du temps. « Finalement, qu’est-ce qui va vite dans le langage ? La vitesse engendrée par la brièveté n’y est pas une donnée physique[4] », écrit Gérard Dessons. Si la vitesse n’est pas qu’une affaire de concision de l’expression, il faut alors se concentrer sur ce qui provoque ce sentiment de hâte : « En réalité, ce qui “bouge” dans le langage ne se déplace pas, mais déplace, comme on dit que quelque chose “vous bouge[5]”. ».

Dans la poésie de Chairil Anwar, la vitesse de l’instant et sa fulgurance ne semblent saisissables que par éclairs, ou, pour reprendre une expression de Camus, par « le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs[6] ». Ces moments ancrés dans le temps présent ont une telle intensité qu’ils s’inscrivent dans l’éternité imaginaire de notre mémoire. C’est pourquoi leur exaltation est violente, parce qu’elle vit peu de temps puis finit par laisser une empreinte à travers le souvenir, qui n’est cependant jamais entièrement fidèle à l’évènement passé. Chez Chairil Anwar, cet éloge de l’instant est souvent lié à la solitude et à une forme de marginalité :

Le marin est seul sur la mer bleue,

Parmi ceux qui ont oublié d’être heureux […]

Mais ne comprends-tu pas, ma petite,

Toi qui verses des pleurs de déchirement,

Que le fugitif sera toujours laissé à l’écart

Et que même dans ce pays lointain, le soleil ne revient jamais[7] ?

Pour Anwar, la vitesse de l’instant et la joie qu’elle produit invitent avant tout à ne pas s’attacher à une forme de durée. Cette vitesse semble également dire dans un même temps la victoire et l’échec. C’est ainsi que l’on peut ressentir un élan et entrevoir un sommet où se rejoignent les contraires dans la poésie d’Anwar. À peine la vie est-elle célébrée que la mort surgit. À peine l’instant est-il découvert, apprécié, qu’il se fige en souvenir ou nous échappe. L’instant est alors un point de condensation extrême. Il est ce moment où la vie et la mort, le souvenir et l’oubli, la communication et le silence se retrouvent au coude à coude et finissent par lutter ensemble, sur un pied d’égalité. Le poème constituerait l’unique et le dernier témoignage juste de l’instant vécu, capable de traduire sa vitesse. Nous nous intéresserons ici à trois aspects du temps dans l’œuvre d’Anwar : l’invitation à vivre le moment présent, la capacité de fulgurance de l’écriture poétique, et enfin, le rythme de la course au sein du poème.

1. L’injonction à vivre dans le présent et l’absence de ligne de temps

La poésie de Chairil Anwar est marquée par l’instant. Échappant à toute mesure, à toute chronologie car isolé et fulgurant, celui-ci sauve l’homme en le libérant du décompte de la mort. Le poète, en recréant le souvenir de l’instant à travers l’écriture, appelle également à rompre sans cesse avec ce que nous obtenons, accomplissons et créons. Il ne peut dès lors que fuir toute sorte de durée et d’établissement. L’amour, le mariage, la famille, la religion, le travail, le métier[8], la carrière. Tout est désacralisé dans une écriture qui renverse au cœur de l’instant les traditions de la société indonésienne d’après-guerre. Cet amour de l’instant et ce refus de s’attacher à qui ou à quoi que ce soit amènent inéluctablement le poète à affronter sa solitude. Elle est ainsi le revers de la liberté, cette jouissance du présent qui se vit au jour le jour.

Le poème d’Anwar intitulé « À un ami » (« Kepada kawan ») reflète bien l’attachement du poète à une vie libre, solitaire et vécue toute entière dans l’instant :

Kawan, mari kita putuskan kini disini :

Ajal yang menarik kita, juga mencekik diri sendiri !

Jadi 

Isi gelas sepenuhnya lantas kosongkan,

Tembus jelajah dunia ini dan balikkan

Peluk kucup perempuan, tinggalkan kalau merayu

Pilih kuda yang paling liar, pacu laju,

Jangan tambatkan pada siang dan malam

Dan

Hancurkan lagi apa yang kau perbuat

Hilang sonder pusaka, sonder kerabat,

Tidak minta ampun atas segala dosa,

Tidak memberi pamit pada siapa saja !

Mon ami, prenons une décision ici et maintenant :

La mort qui nous attire s’étrangle elle-même !

Alors

Remplis ton verre à ras-bord puis vide-le immédiatement,

Traverse et explore ce monde, retourne-le

Étreins et embrasse les femmes, abandonne-les si elles se lamentent

Choisis le cheval le plus sauvage, fais-le galoper à vive allure,

Ne te lie ni au jour ni à la nuit

Et

Détruis à nouveau ce que tu as fait

Disparais sans héritage, sans famille

Sans demander pardon pour tes péchés

Sans adieux pour personne !

Chairil Anwar incite ici à rompre avec toutes sortes d’attaches : liens sociaux, lieux, héritages. Le poème est une invitation à profiter de l’instant présent (« vide-le immédiatement »). De cet éloge du moment présent découlent des actes ainsi qu’un état d’esprit marqués par l’audace et la subversion. Nous retrouvons ici le thème de la vitesse. L’emploi de l’impératif ainsi que les images employées, comme celle du « cheval sauvage » qui galope « à vive allure », participent à précipiter l’écriture. Il y a comme un désir d’aller vers l’excès dans le poème, pour rompre avec les valeurs du passé : « Détruis à nouveau ce que tu as fait / Disparais sans héritage, sans famille ». Dans son poème, c’est presque comme un pari qu’Anwar fait avec lui-même. Le poète a le sentiment qu’il faut dépasser certaines limites pour progresser mais les moyens employés amènent à se faire violence, à vivre dans les extrêmes. Dès lors, faire l’expérience de l’instant revient à cultiver l’oubli et à transgresser les règles : « Sans demander pardon pour tes péchés / Et sans adieux pour personne ! »

Le sujet du poème « À un ami » se revendique comme un Don Juan sans pitié envers les femmes : « Étreins et embrasse les femmes, abandonne-les si elles se lamentent ». L’éloge du plaisir chez Chairil Anwar s’accompagne d’un désengagement total et provocateur envers toutes formes de traditions et de devoirs. La jouissance n’est pas le résultat d’une recherche raisonnée des plaisirs comme c’est le cas chez Epicure, mais bien une sensation engendrée par l’ego du poète, par son goût pour le jeu et pour le risque. Le carpe diem vise ici à l’expression de l’individualisme par tous les moyens. Les autres poèmes d’Anwar montrent à quel point il peut aussi souffrir de cet état d’insatisfaction permanente. Dans le poème « Libre » (« Merdeka »), c’est avant tout cette insatisfaction qu’il décrit comme étant la première condition de sa liberté :

Aku mau bebas dari segala

[…]

Sedang meradang

Segala kurenggut

Ikut baying

Je veux être libre de tout

[…]

Dans mon déchaînement

J’ai tout arraché,

Chassé les ombres

« À un ami » exprime non seulement un dépassement des limites sociales qui établissent une séparation entre le marginal et l’homme qui se soumet aux normes, mais il met aussi en avant un dépassement des limites spatiales et temporelles puisque plus rien ne semble pouvoir régir le monde qu’imagine le poète, qui semble sans cadres (si ce n’est ceux de la forme artistique), sans valeurs, sans heures, et même, sans jour et sans nuit, qui seraient eux aussi des apparences trompeuses. On observe ici le désir de s’approprier l’espace, et même de le « retourner ». Cet individu que décrit le poète, qui n’a pas de comptes à rendre et ne fonde sa cause sur rien évoque à nouveau ce courant de l’anarchisme individualiste. Le fort caractère individualiste qui ressort de « À un ami » reflète la position du poète dans la société et son incapacité à s’établir quelque part. L’image du cheval (« Choisis le cheval le plus sauvage ») intensifie et incarne cet individualisme que rien ni personne ne peut refréner. Ainsi, les traits de ce personnage errant et insaisissable ont parfois été poussés à l’extrême par les critiques et les écrivains, jusqu’à faire de lui un symbole de l’anarchisme et de l’athéisme. Le poète propose de vivre sans affection, dans l’abandon et la solitude :

Tak sepadan

Aku kira : beginilah nanti jadinya

Kau kawin, beranak dan berbahagia

Sedang aku mengembara serupa Ahasveros

Dikutuk-sumpahi Eros

Aku merangkaki dinding buta

Tak satu juga pintu terbuka

Jadi baik kita padami

Unggunan api ini

Karena kau tidak ‘kan apa-apa

Aku terpanggang tinggal rangka

Février 1943

Désaccordés

Je pense

Que les choses se passeront ainsi :

Tu te marieras, tu auras des enfants et seras heureuse

Tandis que je vagabonderai, semblable à Ahasvérus

Maudit par Eros

Je rampe sur un mur aveugle

Pas une porte n’est ouverte

Il vaut mieux que nous éteignions

Ce feu de brousse

Car cela t’est égal

Mon corps est brûlé, il ne reste de moi qu’un squelette.

Dans ce poème, le poète appelle à nouveau à rompre pour vivre dans l’instant. Ce qu’il ne peut supporter ici, c’est la durée de l’établissement, du confort familial, du foyer. Il désire briser cette durée, pour se lier à l’imprévu et à l’inconnu. En refusant la stabilité, le poète fait le choix de l’errance éternelle : « Tandis que je vagabonderai, semblable à Ahasvérus ».  L’incapacité du poète à s’engager ou à s’établir est vécue ici comme une véritable malédiction : « maudit par Eros », ce dernier est confronté à un univers flou et plein de dangers : « je rampe sur un mur aveugle », sans repères temporels. La rupture avec la durée d’une relation amoureuse amène à nouveau à vivre de façon solitaire : « Je n’ai pas l’intention de partager mon destin / Le destin, c’est la solitude de chacun ». Choisir un destin revient ainsi à rompre avec toute sorte de durée pour Chairil Anwar. En éclairant ses poèmes de la fulgurance de l’instant, il donne une chance à l’homme de se détacher du poids de son passé et d’entrevoir un avenir possible, inconnu et lumineux. Cette conception laisse place à une énergie tournée vers le futur, qui permet le questionnement permanent.

2. La fulgurance de l’instant et l’éternité du poème

La fulgurance de l’instant marque le poème d’une durée infinie. Celle-ci tient au rayonnement que provoque l’éclatement du moment présent, son éparpillement dans la mémoire. Dans le poème « Invitation » (« Ajakan ») de Chairil Anwar, l’instant s’accompagne d’un sentiment intense d’exaltation :

Ria bahgia

Tak acuh apa-apa

Gembira girang

Biar hujan datang

Kita mandi basahkan diri

Tahu pasti sebentar kering lagi.

Ravis, joyeux

Insouciants de tout

Euphoriques

Laissons venir la pluie

Nous nous éclabousserons

Certains d’être à nouveau secs dans un instant.

La fulgurance monte ici progressivement, débutant par la joie, l’insouciance et l’euphorie, sentiments que l’écriture rend puissants par leur enchaînement, chacun occupant une ligne du poème. Puis, l’arrivée de la pluie va constituer le point où la fulgurance sera à son apogée puisqu’elle va révéler l’événement présent, lui donner un mouvement. C’est à travers la sensation de cette pluie que se déroulent l’instant et sa fin : au verbe « s’éclabousser » succède presque immédiatement la conscience « d’être à nouveau secs dans un instant ». Nous remarquons que l’instant ici n’est cependant pas achevé, il n’y a que la certitude qu’il finira dans peu de temps. C’est peut-être justement dans l’interstice entre cet instant pleinement vécu et la projection d’une future disparition de ce dernier que réside sa fulgurance. Le fait que les corps soient encore mouillés à la fin du poème accentue l’intensité du moment vécu et fait à la fois perdurer cette émotion. Celle-ci semble prise dans une vitesse inéluctable, celle de l’oubli du sentiment amoureux. Là encore, c’est bien l’expérience – celle de l’instant et de l’ivresse du bonheur – que le poète décrit, et qui semble se dérouler sous nos yeux.

Dans le poème, l’instant peut cependant prendre une autre dimension, qui est celle du souvenir. En effet, les quelques lignes qui précèdent l’extrait que nous venons de citer peuvent semer le doute quant au temps dans lequel se projette le poète :

Mari ria lagi

Tujuh belas tahun kembali

Bersepeda sama gandingan

Kita jalani ini jalan.

Soyons à nouveau heureux

Revenons à nos dix-sept ans

À vélo, côte à côte

Nous parcourons cette route.

Ici, est-ce l’évocation d’un souvenir de jeunesse ou le souhait de vivre à nouveau cet âge qui amène le poète à recréer l’instant dans le poème ? Lorsque ce dernier écrit « Revenons à nos dix-sept ans » (« Tujuh belas tahun kembali »), il peut aussi vouloir dire « dix-sept ans plus tôt/en arrière », comme il décrirait un souvenir, et non un véritable retour à cette époque. La suite du poème se déroulerait alors au rythme de la mémoire : l’image d’un garçon et d’une fille à vélo, jouant sous la pluie, désirant rejouer éternellement ce moment de jeu dans l’eau de pluie, ferait prendre conscience au poète du caractère éphémère de l’instant. Si la pluie est l’occasion d’un jeu innocent pour les deux amoureux, le poète voit en elle le meilleur et le pire : ici la pluie, comme l’instant, illumine et frappe dans un même temps. La distance qui sépare le poète de cette époque lui permet de comprendre que l’instant est peut-être seulement saisissable dans l’insouciance. Qu’il soit souvenir ou moment à nouveau vécu, l’instant arrive dans le poème au moyen d’images simples et de phrases brèves, que rien ne vient troubler. La fin du poème est à la frontière de deux dimensions temporelles. Son intensité tient encore à ces quelques minutes qui restent aux deux jeunes gens pour vivre pleinement le présent. Dans cet entre-deux, « certains d’être à nouveau secs dans un instant » (« tahu pasti sebentar kering lagi »), mais encore mouillés, l’instant est une durée que l’expression condensée tente d’allonger et de capturer.

Dans les poèmes d’Anwar, nous remarquons que la mémoire et l’oubli sont évoqués à travers plusieurs termes. Par exemple, la forme « kenang », qui peut signifier « se souvenir », « se rappeler », « se remémorer », « repenser à », « imaginer » (« kenang » dans le poème « Nouvelles de la mer », « kenangan », « souvenir, réminiscence », dans le poème « Notes de 1946 »). La forme « ingat », elle, signifie « penser à », « se souvenir de », « se rappeler ». On trouve chez Anwar la forme « ingatan » (« souvenir », « mémoire ») dans le poème « Nocturne », ou encore la forme « mengingatkan » (« rappeler », « se rappeler », « faire souvenir ») dans « Les voix de la nuit ». Une autre forme, moins courante, retient tout particulièrement notre attention : « tanda mata », qui signifie littéralement « les signes/marques des yeux ». Cette expression figure dans le poème d’Anwar intitulé « Poème pour Basuki Resobowo » : « Que reste-t-il des souvenirs ? » (« Apa tinggal jadi tanda mata ? »). Elle évoque quelque chose qui « subsiste dans le regard », tout en rappelant la fugitivité de ce dernier. Sören Kierkegaard note le caractère séduisant de l’instant dans son rapport à quelque chose d’éphémère et de rapide puisque que le mot « instant » signifie « coup d’œil » en danois (« øjeblik ») et en allemand (« Augenblick ») :

Rien en effet n’a la vitesse du regard, et pourtant il est commensurable au contenu de l’éternité. […] Un regard est donc une catégorie du temps, mais bien entendu du temps dans ce conflit fatal où il est en intersection avec l’éternité[9].

Le souvenir serait un clin d’œil du passé. Le dictionnaire des intraduisibles nous éclaire sur ce lien entre le regard, le moment présent et le mouvement qui caractérise ce dernier :

L’allemand représente l’instant non comme un point immobile sur une ligne (in-stans), mais comme un mouvement organique, le clin d’œil. L’Augen-blick allemand évoque à la fois la vitesse du regard et la lumière que celui-ci retient (cf. le poème de Schiller, « Die Gunst des Augenblicks » [« La Faveur de l’instant »]). Le mot signifie littéralement le « regard » et la « fermeture des yeux » ; c’est le cillement de l’œil qui fixe son objet, puis par extension la « brève durée » d’une telle fermeture, qu’on s’accorde à considérer comme « indivisible[10] ».

Le coup d’œil ou le clin d’œil symboliseraient ainsi le moment où resurgissent les souvenirs, de façon soudaine et rapide. Le rapport entre le regard, la vitesse, la lumière et l’instant nous ramène à l’« Invitation » d’Anwar et à son euphorie lumineuse, éphémère et éternelle à la fois.

Le poème « Tuti Artic » témoigne lui aussi de ce pouvoir de la poésie de capter les sentiments amoureux, lesquels, selon Anwar, ne durent jamais longtemps en dehors de l’écriture :

Antara bahagia sekarang dan nanti jurang ternganga,

Adikku yang lagi keenakan menjilat es artic ;

Sore ini kau cintaku, huhiasi dengan susu + coca cola.

Isteriku dalam latihan : kita hentikan jam berdetik.

Entre le bonheur présent et l’abîme du futur

Ma petite chérie lèche sa glace avec plaisir

Ce soir tu es mon amour, je te pare de crème + coca cola

Ma femme en apprentissage, nous avons arrêté les tic-tacs de l’heure

À l’illusion de l’amour, succède avec violence, à nouveau, les ravages du temps sur les deux amoureux :

Pilihanmu saban hari menjemput, saban kali bertukar ;

Besok kita berselisih jalan, tidak kenal tahu :

Sorga hanya permainan sebentar.

Aku juga seperti kau, semua lekas berlalu

Aku dan Tuti + Greet + Amoi . . . . . . hati terlantar,

Cinta adalah bahaya yang lekas jadi pudar.

Tes choix t’invitent chaque jour et sont chaque fois différents.

Demain nos chemins dériveront, nous ne nous connaîtrons plus :

Le paradis n’est qu’un jeu éphémère.

Je suis comme toi, tout s’est si vite envolé

Moi et Tuti + Greet + Amoi… cœur indocile

L’amour est un danger qui se fane vite.

« Le paradis n’est qu’un jeu éphémère » ; « L’amour est un danger qui se fane vite ». Le jeu et le risque attirent si vite le poète vers l’amour que ce dernier semble s’évaporer dès lors qu’il est ressenti, compris, dévoilé. Chez Anwar, nous remarquons que l’instant et l’éternité sont souvent réunies au moyen d’images liées aux éléments, à la nature, au jour et à la nuit. Mer, ciel, nuage, lumière, feu, soleil, éclair, lune, vent, font souvent corps avec l’instantanéité d’un évènement ou d’une émotion dans le poème.  Dans son essai « Hoppla ! », le poète écrit : « Comprennent-ils en quoi consiste réellement mon but ? Il est le diamant limé par un éclair éblouissant, qui fait cligner celui qui le regarde[11] ». L’éclair a ici à voir avec la brièveté puisqu’il incarne le souhait d’aller droit au but, de ne pas avoir peur de franchir des frontières à travers l’écriture.

L’instant peut aussi être étendu à une forme d’éternité à travers l’écriture poétique elle-même. Le combat que mène le poète dans « Aku » et son indifférence face à la mort l’amènent à écrire : « Je veux vivre encore mille ans ». Plus tôt dans le poème, l’action se déroule pourtant si vite que l’instant semble atteindre un point de non-retour : la mort du poète. La précipitation de cet « animal sauvage » est telle qu’aucune durée ne semble possible :

Laissant les balles transpercer ma peau

J’enrage et j’attaque sans trêve

Fuyant, j’emporte les plaies et le poison

Fuyant[12]

La mort semble ici n’être qu’un instant fugitif que le poète traverse pour accéder, à nouveau à un autre univers. La vie est urgence, hâte, frénésie. La mort est l’affaire d’une minute où la balle passe à travers la peau. L’éternité est donc à chercher ailleurs, dans le poème lui-même peut-être. Celui-ci témoigne de l’instant et laisse en suspens ce moment de lutte où la vie et la mort semblent être à égale distance du poète. 

3. Course et vitesse dans l’écriture de la brièveté

Chairil Anwar cherche à échapper, à fuir, mais aussi à devancer l’ennemi, les mots ou les choses. C’est donc aussi une forme de course qu’expriment ses poèmes : 

Kita guyah lemah

Sekali tetak tentu rebah

Segala erang dan jeritan

Kita pendam dalam keseharian

Mari tegak merentak

Diri-sekeliling kita bentak

Ini malam purnama akan menembus awan[13]

Nous vacillons

Un coup et c’est la chute assurée

Au quotidien nous enfouissons

Toutes les plaintes, tous les cris

Restons droits et tapons du pied

Pour semer la terreur tout autour de nous

Une nuit comme celle-ci, la pleine lune traversera les nuages.

Le poème ci-dessus évoque à la fois une urgence liée au combat et une préparation méticuleuse de celui-ci, reflétées  toutes les deux par un rythme saccadé. L’écriture est ici empreinte de tension et d’attente : « Nous vacillons / Un coup et c’est la chute assurée ». Les individus décrits chez Anwar se trouvent souvent sur cette ligne située en marge d’un non-lieu, d’un territoire où tout cesserait soudain d’exister. La douleur est occultée pour laisser place à la lutte : « Au quotidien nous enfouissons / Toutes les plaintes, tous les cris ». On retrouve à nouveau, cette association de la nuit et de la clarté, avec ici l’image de la lune. Celle-ci semble être attendue, elle est une promesse. Sa lumière « traversera les nuages » pour amener un éclairage neuf sur le monde. Au niveau du rythme, l’indonésien permet de créer une tension qui est due à la brièveté des phrases et à l’enchaînement des rimes. Le début du poème est ainsi marqué par la faiblesse et l’effondrement, à travers les rimes en « ah » (« lemah » : « faible » ; « rebah », « s’effondrer ») qui menacent le « Nous ». Le poème s’achève sur la combattivité : « merentak », « bentak ». La simplicité et la brièveté des phrases reflètent ici l’insoumission et un désir collectif de lutte. Elles entraînent aussi le poème dans un rythme rapide, qui fait ressortir la détermination et l’incitation à la révolte. À cette lucidité se mêle à nouveau une part d’imaginaire : « Une nuit comme-celle-ci, la pleine lune traversera les nuages ». La tension qui se dégage du poème est donc à la fois le résultat d’une expression simple et brève, associée à l’attente d’une lutte, d’un évènement, que la « pleine lune », cachée derrière les nuages, symbolise.

De la même façon, l’animal sauvage de « Aku » « enrage » et « attaque » mais il y a quelque chose de placide dans le poème, une marche droite et courageuse vers l’ennemi :

Aku ini binatang jalang

Dari kumpulannya terbuang

Biar peluru menembus kulitku

Aku tetap meradang menerjang

Je suis un animal sauvage

Rejeté par son troupeau

Laissant les balles transpercer ma peau

J’enrage et j’attaque sans trêve

L’animal sauvage ne dérive pas, son but est précis, comme la trajectoire de la balle qu’il laisse « transpercer » sa « peau ». Les rimes en « ku » donnent un rythme saccadé au poème. L’enchaînement de « meradang » et « menerjang » engendre un élan par le dynamisme des rimes en « ang ». Ces sonorités créent des ruptures au sein du poème, ruptures qui sont d’ailleurs déjà présentes à travers la brièveté des phrases. Concises, elles semblent dire la reprise permanente d’une bataille qui se joue ici et maintenant :

Luka dan bisa kubawa berlari

Berlari

Hingga hilang pedih perih

Fuyant, j’emporte les plaies et le poison

Fuyant

Jusqu’à ce que disparaissent peines et blessures

La répétition de « Berlari » (« Courir ») instaure à la fois une continuité de l’action et une rupture à travers le passage à la ligne. Le sujet, comme pour reprendre son souffle, détache ces deux mots pour poursuivre sa course. Il existe un rythme interne au poème chez Anwar qui produit une hâte. Mais il y a aussi un intérêt pour la course et la fuite, très présentes dans l’imaginaire du poète. Une menace permanente explique cette urgence : « Le danger est présent à chaque tournant ». Il y a là l’idée d’un risque lié à la mort, omniprésente. Dans « Aku », il y a une confrontation entre le sujet et les autres à travers la course : l’ennemi, le colonisateur et l’occupant, mais aussi les traîtres, ceux qui obéissent au système. Pourtant, dans la plupart de ses poèmes, c’est une course avec ses peurs, ses angoisses, les ombres de son enfance que le poète exprime et que l’écriture traduit. On trouve par exemple dans le poème « Le fugitif » (« Pelarian ») un état de détresse qui s’exprime par une fuite désordonnée : « Tandis qu’il court / Il heurte violemment les portes ». Le poète se lance constamment des défis, même dans ses rapports avec les femmes :

Tes yeux me défient – Un instant !

[…] Dans ton corps mince se poursuivent encore

La femme et l’homme.

Dans le poème « Invitation » (« Ajakan »), c’est à deux que la course contre le temps est évoquée. Les deux sujets sont « à vélo », et « Certains d’être à nouveau secs dans un instant ».

Au-delà de la langue, quelle temporalité engendre cette course dans le poème ? Celle-ci mêle plusieurs temps, étant à la fois dans l’immédiateté de l’action et dans la projection d’une mort imminente. Que nous disent le langage et le rythme de l’écriture sur l’implication du poète ? Il semble que ses poèmes soient toujours pris entre un élan et un mouvement opposé qui le contrôle, retient le sujet, instaurant une tension. Le poème « Coucher de soleil au petit port » déploie des sonorités et des images au sein desquelles se rencontrent la fuite du temps et l’immobilité du monde :

Gerimis mempercepat kelam. Ada juga kelepak elang

Menyinggung muram, desir hari lari berenang

Menemu bujuk pangkal akanan. Tidak bergerak

Dan kini tanah dan air tidur hilang ombak.

La bruine accélère la venue de la nuit. Il y a aussi le battement d’ailes d’un aigle

Qui effleure l’obscurité, et le murmure des jours se dérobe

Pour rencontrer les charmes du futur port. Rien ne bouge,

A présent la terre et l’eau sommeillent, les vagues se dissipent.

Conclusion

Telle qu’elle est vécue par Chairil Anwar, la vitesse semble parfois incontrôlable. Pourtant, à travers l’écriture, celle-ci devient la mesure, le cadre même de l’existence de ce dernier. La vitesse est un défi pour le poète, qu’elle soit palpable à travers l’instant, la nuit qui file ou l’impatience de transformer le monde par l’écriture. La temporalité qu’instaure la vitesse dans le poème questionne aussi la capacité d’une langue à exprimer la brièveté ou la durée d’un évènement ou d’un sentiment. La traduction permet de voir comment ce rythme peut être transmis, ou à l’inverse, comment il résiste dans le passage vers une autre langue. Explorer cette vitesse revient ainsi à faire un pacte avec le langage (poétique ou non), qui ne cesse à travers le temps d’évoluer, et qui dans ses transformations, ses défigurations et ses contraintes, oblige le poète à le travailler sans cesse.

Note : Cet article est un extrait modifié d’une partie de la thèse de l’auteure, intitulée L’écriture poétique de la brièveté chez Chairil Anwar, à la lumière des œuvres de Sitor Situmorang et de René Char[14].

Notes

[1] ANWAR, Chairil, Aku ini binatang jalang, (« Je suis un animal sauvage ») recueil de poèmes rédigés de 1942 à 1949, Jakarta : Gramedia, 1996. Il s’agit de l’édition de référence de tous les poèmes cités dans cet article. Extrait d’une lettre de Chairil Anwar au critique HB JASSIN, rédigée le 8 mars 1944. Texte original : « […] maksudnya aku akan bikin perhitungan habis-habisan dengan begitu banyka di sekelilingku. ».

[2] Extrait du « Discours de 1943 » (« Pidato 1943 ») : Kita sudah sanggup bukan mengambil gambar-gambar biasa saja, tapi juga gambar Rotgen sampai keputih tulangbertulang. Pendeknya kita tidak boleh lagi alat musik dari penghidupan. Kita pemain dari lagu penghidupan, membikin kita selamanya lurus berterang. Karena keberanian, kesadaran, kepercayaan dan pengetahuan kita punya.

[3] Ibid. « Kita hidup sekarang dalam 1000 km sejam! Tegas dan pendek bukan tidak berisi, tidak! Dalam kalimat kecil seperti : “Sekali berarti, sudah itu mati“ — kita bisa jalin-anyamkan seluruh tujuan hidup kita. Jadi tegas, bukan kosong. »

[4] DESSONS, Gérard, La voix juste, Essai sur le bref, p. 89.

[5] Ibid.

[6] Extrait du discours de réception du prix Nobel d’Albert Camus, 10 décembre 1957.

[7] ANWAR Chairil, « Pour l’album de DS », extrait de Aku ini binatang jalang, op. cit. Texte original : « Kelasi bersendiri dilaut biru, dari/Mereka yang sudah lupa bersuka. […] apa mengertikah addiku kecil/Yang menangis mengiris hati/Bahwa pelarian akan terus tinggal terpencil,/Juga di negeri jauh itu surya tidak kembali ? ». Tous les poèmes sont traduits par l’auteure de l’article.

[8] Anwar refuse la proposition de Jassin de travailler pour Balai Pustaka et dans sa revue.

[9] KIERKEGAARD, Sören, Miettes philosophiques – Le concept de l’angoisse – Traité du désespoir, p. 254.

[10] ADELUNG, Johann C, Grammatischkritisches Wörterbuch der Hochdeutschen Mundart, t.1, Leipzig, 2ème éd. 1793, sous art. « Augenblick », col. 561, cité par BALIBAR, Françoise, BUTTGEN, Philippe, CASSIN, Barbara, dans CASSIN, Barbara, Le dictionnaire des intraduisibles, p. 816-818.

[11] « Adakah insap mereka, tujuanku: intan yang dicapai kilatnya menyilaukan, mengedip-ngedipkan mata si penglihat. »

[12] « Biar peluru menembus kulitku/Aku tetap meradang menerjang/Luka dan bisa kubawa berlari/Berlari ».

[13] Poème sans titre.

[14] Date de la soutenance : 7 avril 2023.

Bibliographie

ANWAR, Chairil, Aku ini binatang jalang, (« Je suis un animal sauvage ») recueil de poèmes rédigés de 1942 à 1949, Jakarta : Gramedia, 1996, 111p.

CASSIN, Barbara, Vocabulaire européen des philosophies. Le dictionnaire des intraduisibles, Paris : Éditions du Seuil, 2019, 1600p.

DESSONS, Gérard, La voix juste, Essai sur le bref, Le marteau sans maître, Paris : Éditions Manucius, 2015, 155p.

KIERKEGAARD, Sören, Miettes philosophiques – Le concept de l’angoisse – Traité du désespoir, Paris : Gallimard, 1990, 504p.

La maison du temps : HOME, morceaux de nature en ruine mis en scène par Magrit Coulon, Compagnie Nature II

House of time: HOME, morceaux de nature en ruine directed by Magrit Coulon,
Compagnie Nature II

Fig.1 :HOME, morceaux de nature en ruine, mise en scène de Magrit Coulon, compagnie Nature II, création février 2020 au Manège Fonck, Liège. Crédit photo, Hubert Amiel.

Karine Bayeul

Après l’obtention d’une licence de géographie à L’Université de Bourgogne, Karine BAYEUL est admise dans le Cycle d’Orientation Professionnel du Conservatoire à Rayonnement Régional de Dijon. Elle poursuit ensuite sa formation de comédienne et metteuse en scène au sein du Master d’Ecriture Dramatique et Création Scénique à L’Université de Toulouse Jean Jaurès.

Pour citer cet article : BAYEUL Karine, « La maison du temps : HOME, morceaux de nature en ruine mis en scène par Magrit Coulon, Compagnie Nature II, Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/07/09/la-maison-du-temps-home-morceaux-de-nature-en-ruine-mis-en-scene-par-magrit-coulon-compagnie-nature-ii/

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Résumés

Cet article est une analyse de la pièce de théâtre HOME, morceaux de nature en ruine, créée par Magrit Coulon, en février 2020 au Manège Fonck de Liège, à partir de sa représentation au théâtre Sorano de Toulouse, le samedi 13 novembre 2021. La création a débuté par un temps d’observation dans une maison médicalisée bruxelloise. La compagnie Nature II nous invite à regarder une suite de tableaux vivants réalisés dans une lenteur irréaliste qui contraste avec le monde extérieur. Comme des visiteur.euse.s, nous observons trois protagonistes à l’intérieur d’une maison de retraite, un lieu qui semble être dénué de mémoire et où les âmes ne font que passer. Dans cette création, le silence remplit le temps dans un espace où la seule occupation des personnages est l’attente. En incarnant des corps âgés, les trois jeunes comédien.ne.s font à la fois la rencontre avec des corps étrangers et anticipent leur propre vieillissement. Le corps permet alors d’habiter le temps. En plus du travail corporel, la diffusion d’enregistrements sonores réalisés pendant l’observation nous plonge plus directement au sein de la maison de retraite. Dans cet article, nous allons nous intéresser à la manière dont ce spectacle nous propose d’habiter le temps au théâtre.

Mots-clés :

Théâtre – temps – espace – mémoire – attente – corps – silence – transmission

Abstract

This article is an analysis of the play HOME, morceaux de nature en ruine, created by Magrit Coulon, in February 2020 at the Fonck Armoury in Liège, from its performance at the Sorano Theatre in Toulouse, on Saturday, November 13, 2021. The creation began with a period of observation in a Brussels nursing home. The company Nature II invites us to look at a series of paintings made in an unrealistic slowness that contrasts with the outside world. Like visitors. s, we observe three protagonists inside a retirement home, a place that seems to be devoid of memory and where souls only pass through. In this creation, silence fills time and space and waiting is the only occupation of the characters. Playing old bodies, the three young actors. At the same time, they encounter foreign bodies and anticipate their own aging. The body allows them to inhabit time. In addition to the physical work, the broadcast of sound recordings made during observation plunges us more directly into the home of retirement. In this article, we will focus on how this show proposes us to live time in the theatre.

Key-words :

Theatre – time – space – memory – expectation – body – silence – transmission


Sommaire

Introduction
1. Une ouverture vers d’autres possibles
1.1. L’attente comme expérience théâtrale
1.2. Le silence: une ouverture du temps et de l’espace
2. Le corps comme relais mémoriel
2.1. Le traitement musical du corps
2.2. Transmission intergénérationnelle
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Dans une société où la vitesse est devenue norme, la metteuse en scène nous invite à appréhender le temps différemment. Dans un récit fictif et documentaire, les acteur.rice.s incarnent des corps vieillis et prennent le temps pour partenaire de jeu. Pour ce spectacle, la compagnie s’est inspirée de l’observation d’une maison médicalisée bruxelloise, un lieu où le temps passe autrement. Du silence surgissent parfois des enregistrements audio où se mêlent histoires racontées, moments d’échanges entre résident.e.s et chansons. Les tableaux vivants s’enchaînent dans une lenteur irréaliste contrastant avec le monde extérieur. Enfermés dans un huis clos, les personnages attendent et nous attendons avec eux. Dans cette pièce de théâtre, on ne gagne pas du temps, on le regarde passer, on l’habite. Ainsi, le temps présent est vécu pleinement et peut être divisé en trois temps, comme l’écrit Gil Delannoi :

La conscience connaît le présent ou plutôt des présents. Par la conscience, je saisis le présent et je le saisis comme passage. En ce sens Saint Augustin distinguait trois présents : le présent du passé qui est mémoire, le présent du futur qui est attente, le présent du présent qui est attention, tous ensemble coexistant dans une tripartition de la conscience. Sans mémoire l’avenir est vide béant, trou insondable. Le futur n’est pas aussi virtuel que cela. Par exemple, nous nous réveillons toujours dans le futur. Et sans trop de [1].

En représentant des corps âgés, les acteur.rice.s nous transmettent la mémoire des personnes qu’iels ont pu observer lors du travail de création et mettent en avant une génération souvent oubliée par une jeunesse en quête d’identité. Dans ces observations, l’attente s’est trouvée être un élément essentiel, vécu comme un présent qui s’ouvre sur le futur. Dans cette création, nous observons une maison de retraite appelée « Home » en Belgique, terme qui est également un anglicisme et qui signifie « maison », « chez-soi ». Non seulement cette création propose une retranscription naturaliste d’une maison de retraite, mais les corps des comédien.ne.s deviennent aussi maison du temps, hébergeant le passé, le présent et le futur dans un seul être et prennent le temps pour matière sensible.
Dans cet article, il conviendra de nous demander comment le théâtre propose une manière d’habiter le temps. Nous verrons d’abord que la pièce offre une ouverture vers d’autres possibles, puis nous évoquerons le corps comme relais mémoriel.

1. Une ouverture vers d’autres possibles

1.1. L’attente comme expérience théâtrale

La scénographie du spectacle retranscrit le huis clos de la maison de retraite. Les comédien.ne.s sont comme dans une boîte et nous pouvons les observer en train de passer le temps. Le plateau est recouvert d’un lino blanc et un rideau à volets gris recouvre les murs. La scénographie est essentiellement composée d’une table, trois chaises, une horloge, un fauteuil, une radio. Les âmes semblent passer dans ce lieu sans y laisser de trace. Parce qu’il est dénué d’identité, l’espace blanc est aussi dépourvu de mémoire et peut représenter le non-lieu : il est à la fois vide et infini. Alors que le public s’installe dans la salle, l’horloge présente sur scène affiche 20h35, l’heure à laquelle le spectacle doit commencer. Deux comédien.ne.s sont déjà présent.e.s sur le plateau ; l’une est assise à une table et le second est debout face au rideau, tous deux le corps voûté et la mâchoire crispée. Alors que la lumière de la salle s’éteint, annonçant le début du spectacle, la situation initiale demeure inchangée. En effet, les comédien.nes semblent toujours dans l’attente et nous attendons avec elleux. Le silence sera brisé lorsque la dernière comédienne apparaîtra lentement sur scène à l’aide d’un déambulateur. Elle traversera le plateau en six minutes, d’après l’horloge qui est présente en fond de scène, pour finalement atteindre un fauteuil dans lequel elle peinera à s’asseoir. Nous comprenons très vite que le temps du théâtre ne sera pas le même que celui de l’extérieur, comme le souligne Magrit Coulon :

On travaille clairement sur le contraste avec l’extérieur, qui est aussi lié à la sensation que nous avons eu durant nos visites en maison de retraite. […] L’idée c’était donc de provoquer chez le spectateur cette sensation de coupure, qu’il ait l’impression d’entrer dans un lieu avec d’autres lois, un lieu où le temps peut passer différemment[2].

Fig.2: HOME, morceaux de nature en ruine, mise en scène de Magrit Coulon, compagnie Nature II, création février 2020 au Manège Fonck, Liège. Crédit photo, Hubert Amiel.

Dans son article, Gil Delannoi nous explique que « nous fragmentons la réalité en comptant le temps en heures, en minutes, en secondes, cette fragmentation nous permet de faire passer plus rapidement le temps, en tout cas, d’en avoir l’impression[3] ». Ralentir est-il un moyen de dire que notre monde va trop vite ? Ce spectacle nous permet de reconsidérer le temps dans une société où « la présence de la vitesse, la recherche de l’accélération créent un monde où domine la tachynomie, autrement dit, la vitesse devenue norme[4] ». Cette fragmentation du temps a permis de mécaniser le quotidien, selon les mots de Thierry Paquot : « L’horloge génère un nouveau rapport au temps (la division des heures en soixante minutes est admise aux alentours de 1345), on attribue au temps mécanique des valeurs de régularité, de ponctualité, puis de rentabilité, qui échappent en partie au temps organique[5] ». Ce que l’on pourrait appeler « l’horloge biologique » a été bafoué puisque « la recherche de la rentabilité absolue a conduit le capitalisme industriel d’abord puis bureaucratique à quantifier le temps en le chronométrant[6] ». Mais nous pouvons constater que, malgré le repère temporel donnée par l’horloge, chaque individu ne possède pas le même rapport intime au temps, comme en fait état Pascal David :

Maurice Halbwachs, a appelé « les cadres sociaux de la mémoire » (Alcan, 1925), en cherchant à montrer que sans l’organisation sociale que suppose et permet le calendrier, la mémoire humaine se réduirait à une rêverie incohérente – peu importe que ce calendrier soit juif ou chrétien, grégorien ou julien, voire aztèque, repartant de zéro tous les cinquante-deux ans, de manière cyclique, pour peu qu’il soit communément admis, c’est-à-dire rende possible ce que Maurice Halbwachs appelle précisément : une « mémoire collective » comme fondement du lien social. Toujours est-il qu’il n’y a de mémoire que pour un être s’inscrivant dans le temps, la mémoire (memoria) étant, comme l’a dit saint Augustin, « la présence du passé », tout comme l’espoir (spes) est celle de l’avenir, […]. Il reste à se demander toutefois si le temps constitue seulement un cadre externe ou, bien plutôt, une structure interne. Que savons-nous, que pouvons-nous savoir au juste du temps ? Le philosophe Maurice Merleau-Ponty a pu dire du temps qu’il « n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être[7].

En vivant l’attente, les individus peuvent alors entretenir un rapport plus intime au temps présent. Ainsi, la mélancolie s’installe au sein du récit. Du silence surgissent parfois des enregistrements audio sur lesquels les comédien.ne.s effectuent un playback avec une très grande précision. Ils constituent des récits racontés par les résident.e.s de la maison de retraite bruxelloise où la compagnie a effectué son travail d’observation. Afin de mieux vivre cette attente, les résident.e.s s’attachent à faire revivre le passé en narrant leur propre vie. La parole permet alors de sortir de ce vide parfois angoissant, d’occuper l’espace physique et métaphysique. Allant de l’humour au drame, en passant par la chanson, les voix retentissent dans le théâtre et poussent les murs pour nous transporter au sein d’une maison de retraite, laissant les spectateurs devenir à leur tour visiteurs et observateurs du temps qui passe. Loin d’être une maladie du temps, la mélancolie nous permet de venir puiser dans notre mémoire l’expérience nécessaire pour imaginer, inventer l’avenir.
La pièce propose un espace dans lequel les individus sont à la fois seuls et ensemble, figés dans une attente comme l’explique Magrit Coulon :

C’était très important pour nous de travailler sur la question de l’attente, parce que ce sont des choses que nous avons vécues dans les maisons de retraite. C’est-à-dire : quelqu’un arrive à 10h00 dans le réfectoire et s’installe à sa table pour attendre le repas de midi. Évidemment il y a des similitudes avec l’attente des spectateurs qui entrent dans la salle et attendent quelque chose de la pièce qu’ils viennent voir. On leur renvoie cette sensation en disant « Nous aussi, nous attendons »[8].

Il est intéressant d’observer que l’étymologie du mot « attente » est « attention ». L’attente se définit comme un mouvement de tension entre le sujet et l’objet, ce vers quoi il tend, ce qui fait l’objet de son attention[9], comme en fait état Laure Barillas lors d’une émission radiophonique sur France Culture, au cours de laquelle elle commente la philosophie de Jankélévitch :

Pour Jankélévitch, on s’attend soi-même, une des définitions qu’il donne de l’attente c’est de dire que le temps est une façon, avec toute son ironie, relativement positive de se compléter dans le devenir. Le temps, conçu comme un devenir, c’est la tension vers soi-même, l’ipséité, un concept très important chez Jankélévitch, ce qu’on est irréductiblement soi-même. C’est par l’intermédiaire du temps, et donc de l’attente, de ce rapport au temps qui est passionné, aventureux ou en même temps ennuyeux ou sérieux, que le sujet devient lui-même… Il se construit dans ce rapport au temps. Nous ne sommes pas une temporalité uniquement tournée vers la mort. Le temps de la vie c’est de l’attention à soi[10].

Si la mélancolie pioche dans la mémoire pour imaginer le futur, l’attente semble, elle aussi, tendre vers futur, elle est une action. L’attente, parce qu’elle est tournée vers nous-mêmes, n’aurait d’autres objectifs que de nous permettre de devenir. Elle offrirait la possibilité de donner un sens au temps présent parce qu’elle propose une ouverture directe vers le futur, comme le souligne Laure Barillas à propos de la pensée de Jankélévitch :

Ce que Jankélévitch reconnaît à Bergson c’est l’optimisme en philosophie, un thème très sérieux chez Jankélévitch, il va même lui donner une dimension métaphysique en disant que le sens du présent, c’est le futur. Le sens empirique du présent c’est le futur. Tout est là, si le sens de notre présence ce n’est pas simplement ce qu’il est, une fermeture, une clôture, mais au contraire une ouverture vers ce qu’il appelle « la futurition », c’est-à-dire le futur en train d’advenir, alors tout est encore possible… Le présent n’est pas simplement la fatalité de ce qui nous arrive, de notre destin qui serait clôt mais au contraire c’est un temps polarisé vers la futurition où tout demeure possible[11].

L’attente serait une manière d’occuper le temps et donc de faire théâtre. Elle serait l’action qui permettrait de tendre vers des futurs possibles où, nous allons le voir, le silence joue un rôle important.

1.2. Le silence: une ouverture du temps et de l’espace

Le silence est souvent associé au vide, à l’absence, mais il n’est pas pour autant dénué de sens. Il ne représente pas simplement un espace lacunaire entre deux mots, il existe pour ce qu’il est et paradoxalement ce qu’il dit, comme le fait remarquer Franck Evrard :

Pour Claude Régy, le langage ne pourra retrouver sa profondeur qu’en se libérant de la tyrannie de l’information et de la communication. C’est pourquoi l’esthétique du jeu de l’acteur doit privilégier le silence entre les répliques, les phrases et au sein même des mots si elle veut faire entendre « la voix muette de l’écriture » dont parle Marguerite Duras, et restituer une parole d’avant les mots et d’avant le langage. Cette part non écrite et secrète ouvrant sur l’infini de l’imaginaire, seuls les sons, les rythmes et les silences peuvent la révéler[12].

Le silence est aussi une ouverture, une porte, une échappatoire, dans le discours. Il est aussi une aventure de pensée, un instant où le cerveau peut partir à la dérive ou initie une réflexion. En résumé, le silence est une brèche offerte à tous les possibles et permet de casser les murs enfermant du discours pour nous laisser aller vers autre chose, de plus grand ou de plus intérieur. Si le silence ouvre de nouvelles perspectives, c’est parce qu’il entretient une relation directe au temps et à l’espace, comme le souligne Claude Régy :

L’espace intervallaire, ce sont simplement les intervalles, le vide entre les pleins. Mais ça veut dire déjà que le silence est une aventure, ce qu’il est quand même très important de penser. Et je me sers personnellement beaucoup du silence. En même temps, il faut essayer de vivre l’aventure du silence et du vide, c’est-à-dire ce qui lie le silence et le vide, ce qui fait leur rapport. Très tôt il m’a semblé que l’absence de remplissage agrandissait l’espace et le temps[13].

Claude Régy nous propose d’envisager le silence comme matière à explorer, un moment de vie à part entière. Le silence fait de la parole un événement, le vide donne au geste une importance accrue et permet aux spectateur.ice.s de rediriger leur attention. Il peut être un instant de partage, comme un moment intime. Tel un immense miroir, il semble agrandir l’espace et le temps et nous offrir la possibilité de prendre conscience de l’événement dans l’instant même de son advenue : notre attention est alors captivée. Dans HOME, morceaux de nature en ruine, la chute de l’horloge marque un tournant dans le récit, les murs semblent s’écrouler, la scène se transforme en un non-lieu. Nous imaginons alors que l’horloge qui tombe symbolise la chute du temps, ce qui permet d’ouvrir de nouveaux espaces imaginaires beaucoup plus vastes que le huis clos dans lequel se trouvaient les personnages au début de la pièce. L’un des comédiens, qui avait quitté le plateau, réapparaît avec des feuilles d’arbre dans les cheveux. Aucune indication n’est donnée sur ce que le personnage a pu vivre, mais nous imaginons facilement que le temps et le lieu du voyage n’était pas les mêmes que ceux du récit. Une création sonore a été ajoutée par-dessus les enregistrements vocaux (chant d’oiseaux, bruits de vaisselle, etc.) permettant d’ouvrir des espaces autres que celui de l’EHPAD.
Le silence, l’absence de parole, permettent au corps de s’emparer de l’espace et du temps pour nous offrir une nouvelle poésie. Pour passer le temps, les résident.e.s discutent dans un langage autre que celui de la parole : le langage du corps.

2. Le corps comme relais mémoriel

2.1. Le traitement musical du corps

À la différence de la parole, le corps raconte en faisant appel à des émotions sensuelles. Dans le spectacle Home, morceaux de nature en ruine, les trois jeunes acteur.rice.s qui habitent et incarnent des corps âgés nous offrent une partition musicale corporelle. Si le corps sait être silencieux, il peut aussi très bruyant. Les personnages se raclent la gorge, toussent, haussent les sourcils. Le corps se transforme alors en un véritable outil de communication, comme le raconte Magrit Coulon :

Une salle commune dans une maison de retraite est bien plus bruyante que dans notre spectacle, mais ce sont surtout les corps qui sont très bruyants. Et c’est ce que nous avons voulu montrer avec le début du spectacle. Le temps partagé dans les espaces communs et les moments d’attente sont très silencieux, parce que ces personnes ne communiquent pas uniquement avec le langage[14].

Le travail physique effectué pour cette création, ainsi que l’exploration de la lenteur, nous donnent à voir des corps qui composent avec le temps et l’espace, comme pourrait le faire une chorégraphie, sans pour autant renoncer à la théâtralité. La gestuelle est mimétique et nous raconte le quotidien des habitant.e.s de l’EHPAD. Ce spectacle nous montre que les frontières qui séparent les différentes disciplines scéniques sont floues, comme le souligne Eugenio Barba : « Les principes que nous cherchons, et d’où jaillit la vie de l’acteur, ne tiennent pas compte des distinctions entre théâtre, mime ou danse[15]. En effet, le théâtre du mouvement, du geste, nous donne à voir un corps qui décompose le temps, comme le note la grande diversité de dynamo-rythmes recensée par Etienne Decroux. En plus des observations qu’ils ont faites dans la maison de retraite, les acteur.rice.s sont passés par diverses expériences de travail physique comme la méthode Feldenkreis, un travail avec la coach Natacha Nicora ou encore le butō[16]. Ces techniques ont permis aux comédien.ne.s de travailler une corporalité plus précise en développant une conscientisation du mouvement. Dans ce spectacle, le corps tout entier devient parole, remplissant le temps et l’espace différemment. Par sa difficulté à appréhender le monde et à se mouvoir, le corps âgé semble se perdre dans l’espace et dans le temps, égarement évoqué par l’un des comédiens, Tom Geels :

C’est vertigineux de transformer son rapport aux choses, de voir le sol parfois comme un ennemi ou d’être un peu accaparé par les grands espaces, de pouvoir tomber ou de transformer un geste minuscule en une action qui dure longtemps. Avec toutes ces observations, tu te rends compte que chaque geste, chaque mouvement qui nous parait si normal, comme prendre son téléphone ou prendre le métro, perdait toute notion du temps. Rien que boire une gorgée de jus de pomme prenait le temps que ça prenait[17].

Le silence traverse les tissus corporels des acteur.rice.s et les moments d’immobilité sont réalisés avec une grande précision au plateau. À la fin de chaque séquence, les comédien.ne.s s’immobilisent puis reprennent un rythme quotidien pour effectuer les transitions entre les différents tableaux.
La maison de retraite est un lieu conçu pour des personnes en fin de vie, proches de la mort. Dans HOME, morceaux de nature en ruine, c’est dans un huis-clos que les corps arpentent avec lenteur l’espace aseptisé de la maison de retraite, tels des fantômes. À la fin de la pièce, le comédien qui quitte la scène semble même pouvoir traverser les murs pour accéder à un au-delà, à un autre monde. Magrit Coulon rend sans nul doute hommage à ces corps vieillissant, mais nous pouvons nous poser la question de la monstruosité de ces corps. Par monstrueux, nous entendrons étranger. En incarnant ainsi les corps d’autres personnes, les comédien.ne.s font la rencontre d’un corps étranger. Nous pouvons même parler de possession, puisque les personnes de la maison médicalisée bruxelloise habitent le corps des acteur.rice.s. C’est sans l’aide de costumes que les jeunes comédien.ne.s revêtent des corps vieillis et anticipent ainsi leur propre vieillissement. La représentation courante du temps est de penser que c’est le temps qui passe et que les hommes demeurent, et non l’inverse[18]. Ainsi, le passage du temps peut également être mesuré par le vieillissement du corps. Chaque individu possède son propre repère temporel qui est son âge. Dans un même présent, des individus d’âges différents se rencontrent, interagissent et tissent des relations qui conduisent à une transmission entre les générations.

2.2. Transmission intergénérationnelle

Dans ce spectacle, les interprètes offrent leur corps aux résident.e.s d’une maison de retraite. Comme sur des écrans vivants, les voix enregistrées sont projetées sur leur corps pour nous transporter dans cette maison médicalisée bruxelloise. Dans cette création, c’est un véritable matériau sensible qui a été exploité ; une étude sociologique et ethnologique a été réalisée. Le playback permet de ne pas trahir le travail du corps puisque la voix peut facilement tomber dans la caricature, alors que le corps peut traduire la vieillesse. Chaque bruit de bouche, de reniflement, de toux, est retranscrit dans un corps auquel la voix semble appartenir. Le corps présent sur scène devient alors un passage entre ce qui a été vécu, travaillé, et ce qui est partagé avec le public. Dans un même corps, le passé et le présent se rejoignent pour nous laisser entendre des récits de vie. Cette transmission est une manière pour les anciens de laisser une trace, une mémoire, qui ne disparaîtra pas avec eux.
Dans diverses cultures, les personnes âgées sont souvent perçues comme des conteurs et des conteuses. Par la parole, elles transmettent leurs récits de vie aux générations futures et forment ainsi un lien entre le passé et le futur. Nos ainé.e.s agissent sur l’avenir par ce qu’iels disent et aussi par ce qu’iels font. À travers qui nous sommes, notre identité, nous continuons de faire vivre nos parents dans le futur grâce à un lien génétique, à une histoire commune et un héritage culturel. Nous reconnaissons chez nous des mimiques familières que nous avons inconsciemment incorporées. En effet, la transmission intergénérationnelle existe également à travers le geste, comme le fait remarquer Philippe Geslin, ethnologue:

-[…] Est-ce que le spectacle, la représentation théâtrale font partie des transmissions possibles ?
-[…] En fait, il y a toujours eu, dans toutes les communautés, à travers certains rituels, des formes de mise en scène pour transmettre des connaissances. […] Je pense que la transmission des connaissances et des savoirs passe aussi par le travail sur les corps. […] Si on prend les Inuits par exemple, les Inuits héritent du prénom d’un ancêtre, et en héritant du prénom de cet ancêtre- qui n’a pas de lien de parenté forcément avec soi – on hérite aussi de ses manières de penser et d’agir. Ce qui fait que, dans certaines communautés du Groënland, les Inuits ont souvent deux anniversaires : l’anniversaire de l’ancêtre dont ils ont hérité du nom, et puis leur anniversaire propre. Et donc à travers cette transmission, par les gens qui ont connu cet ancêtre, des manières de penser et d’agir de cette personne, ce qui fait que parfois, vous pouvez arriver dans une communauté et voir un enfant fumer une pipe, sans la fumer vraiment, mais la tenir entre ses dents tout simplement parce que l’ancêtre dont il a hérité du nom était fumeur de pipe, voilà[19].

Magrit Coulon nous invite à penser que pour imaginer l’avenir, nous devons également puiser dans la force de nos anciens et que la révolution ne peut pas se faire sans elleux. En habitant un corps âgé, les comédien.ne.s de Home, morceaux de nature en ruine, se confrontent à eux-mêmes. En observant nos grands-parents, nos parents, nous cherchons à anticiper ce que nous deviendrons. L’avenir se transformerait alors en devenir. Ainsi, ne pourrait-on pas dire que le temps devient l’être même de chaque individu ? Prendre conscience du temps, en effet, c’est prendre conscience de soi, comme le souligne Pascal David en revenant sur la pensée d’Heidegger :

Martin Heidegger, auteur, en 1927, d’un traité précisément intitulé Être et temps ne se contente pas de reprendre la formulation classique de la question depuis Aristote et saint Augustin, « quid est ergo tempus ? » dans le livre XI des Confessions, « qu’est-ce que le temps ? », il en a risqué dès 1924 (conférence « Der Begriff der Zeit ») une formulation autrement audacieuse en demandant : Wer ist die Zeit ? / « Qui est le temps ? ». Et il apporte à cette question pour le moins déroutante et inattendue une réponse non moins inattendue et déroutante : « Wir sind Zeit », « Nous sommes temps ». Le temps est notre étoffe, nous sommes d’étoffe temporelle, et la trame de cette étoffe – en quelque sorte le texte de notre vie – est constituée par ce qu’on appelle le fil du temps, qu’il appartient aux ciseaux des Parques de trancher le moment venu. C’est au fil du temps que l’être humain s’achemine de la naissance à la mort – ce qui fait que les Anciens ne disaient pas en général « les hommes » mais « les mortels ». Se confronter au temps, c’est donc se risquer à la confrontation la plus difficile qui soit : la confrontation avec soi-même. D’où le caractère exemplaire de l’expérience de l’ennui et – ou plutôt en – sa valeur initiatique[20].

En habitant un corps âgé, les comédien.ne.s se confrontent à qui iels pourraient être dans le futur. De tout temps, sans doute, nous avons eu besoin de connaître notre passé pour construire notre futur, manière de savoir d’où l’on vient pour être ce que l’on est et deviner ce que l’on sera. Alors que les personnes âgées semblent être une génération oubliée, ce spectacle nous propose d’écouter ce qu’ils ont à nous transmettre, offrant ainsi aux générations futures un point d’ancrage dans l’immensité du temps.

Conclusion

Grâce au travail documentaire, la pièce HOME, morceaux de nature en ruine se présente comme un véritable laboratoire que nous prenons le temps d’observer. En contrastant avec le temps du monde extérieur, la pièce nous invite à ralentir dans une société où la vitesse est devenue la norme. En permettant à la mélancolie d’exister à travers les récits racontés, les protagonistes laissent une trace de leur existence dans ce monde et cherchent dans la mémoire les réponses nécessaires pour imaginer d’autres mondes possibles. L’attente est l’action théâtrale principale de la pièce. Dans un même présent, la mémoire et l’attente se lient pour tendre ensemble vers l’avenir, le devenir.
Par le travail réalisé, les comédien.ne.s ont pu éprouver le vieillissement dans leur corps et ainsi réaliser une forme d’anticipation de soi. Pour cette création, ils ont dû apprendre à voir le monde autrement, accepter le temps nécessaire pour accomplir diverses tâches. Chaque geste permet de raconter une histoire sans parole, l’histoire d’une rencontre entre de jeunes artistes et des personnes âgées.
En montrant un lieu souvent caché, la pièce tente de mettre en avant la parole d’une génération parfois oubliée dans la conception d’un monde nouveau. Dans une société où la jeunesse serait en quête d’identité et à la recherche d’un nouveau paradigme, le spectacle HOME, morceaux de nature en ruine nous invite à écouter les histoires de nos ainés pour mieux appréhender le futur.

Notes

[1] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », [en ligne], in Esprit, 2008, n° 6, pp. 153-164, [consulté le 14 décembre 2022]. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-6-page-153.htm, p. 159.

[2] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, [en ligne], Festival d’Avignon, Théâtre des Doms, [consulté le 24 août 2021. Disponible en ligne : https://www.szenik.eu/fr/home-de-magrit-coulon-interview-avec-lequipe-artistique-au-festival-off-davignon-42055, consulté le 14 décembre 2021.

[3] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit, p. 158.

[4] Ibid, du grec tachys (rapide) et nomos (loi), p. 153.

[5] Paquot, Thierry, « Un temps à soi. Pour une écologie existentielle », [en ligne], in Esprit, 2014, n° 12, pp. 18-35, [consulté le 11 janvier 2021], p. 22. Disponible en ligne : https://esprit.presse.fr/article/thierry-paquot/un-temps-a-soi-pour-une-ecologie-existentielle-38163

[6] Delannoi, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit., p. 158.

[7] David, Pascal. « L’ennui comme expérience du temps », op. cit, p. 11.

[8] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, op. cit.

[9] Sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, vol I, p. 138.

[10] Van Reeth, Adèle, avec Barillas, Laure, Épisode 1 : Vladimir Jankélévitch, le meilleur est à venir ?, [en ligne], série : L’attente (4 épisodes), Les chemins de la philosophie, France Culture, 53’, diffusé le 17 décembre 2018, [consulté le 16 janvier 2022]. Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lattente-14-vladimir-jankelevitch-le-meilleur-est-a-venir

[11] Ibid

[12] Evrard, Franck, « Au commencement du théâtre…, le silence », [en ligne], in Sigila, vol. 29, n° 1, p. 135-146, [consulté le 19 mars 2023], p. 145. Disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-sigila-2012-1-page-135.htm

[13] REGY Claude, Mises en scène du monde, Solitaires intempestifs, Besançon, coll. « Du désavantage du vent », 2005.

[14] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, op. cit.

[15] Barba Eugenio, « Théâtre eurasien », in Le Théâtre qui danse.Anthropologie théâtrale (3). Nouvelles recherches, Bouffonneries 1989, n° 22-23, p.17-22, p. 41.

[16] Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OOF d’Avignon, op. cit.

[17] Ibid

[18] Delannoi, Gil. « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », op. cit. p. 155.

[19] Gayot, Joëlle, avec Geslin Philippe et Behr Anne, Explorer les lointains, [en ligne], Une saison au théâtre, France Culture, 31’, diffusé le 31 décembre 2017, [consulté le 12 décembre 2021].Disponible en ligne: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-saison-au-theatre/explorer-les-lointains-quand-le-theatre-sort-du-theatre-9834223

[20] DAVID, Pascal, « L’ennui comme expérience du temps », [en ligne], in Psychotropes, 2011, vol. 17, n° 2, pp. 9-17, [consulté le 20 décembre 2022], p. 11-12. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2011-2-page-9.htm

Bibliographie

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DELANNOI, Gil., « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », [en ligne], in Esprit, 2008, n° 6, pp. 153-164, [consulté le 14 décembre 2022]. Disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-6-page-153.htm

Entretien avec Magrit Coulon, Tom Geels, Anaïs Aouat et Carole Adolff, HOME de Magrit Coulon, Interview avec l’équipe artistique au Festival OFF d’Avignon, [en ligne], Festival d’Avignon, Théâtre des Doms, [consulté le 24 août 2021. Disponible en ligne : https://www.szenik.eu/fr/home-de-magrit-coulon-interview-avec-lequipe-artistique-au-festival-off-davignon-42055, consulté le 14 décembre 2021.

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REGY Claude, Mises en scène du monde, Besançon, Solitaires intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2005, 448 pages.

VAN REETH, Adèle, avec BARILLAS, Laure, Épisode 1 : Vladimir Jankélévitch, le meilleur est à venir ?, [en ligne], série : L’attente (4 épisodes), Les chemins de la philosophie, France Culture, 53’, diffusé le 17 décembre 2018, [consulté le 16 janvier 2022]. Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lattente-14-vladimir-jankelevitch-le-meilleur-est-a-venir

Contes et légendes de Joël Pommerat: Simulation(s) du futur?

Julia Stockhausen

Julia Stockhausen a fini son master en recherche-création (Écriture dramatique et création scénique) à l’Université Toulouse II Jean-Jaurès en juin 2022. Dans ses créations théâtrales ainsi que dans ses recherches, elle questionne la relation des arts scéniques avec la durée, les paradoxes du temps métaphysique en lien avec les temps subjectifs et politiques. Elle a écrit cet article dans le cadre du séminaire de Master de Muriel Plana intitulé  » Théâtre et Temps « (2021-2022).

Site : juliastockhausen@gmx.de

Pour citer cet article : STOCKHAUSEN Julia, « Contes et légendes de Joël Pommerat »,Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/26/contes-et-legendes-de-joel-pommerat-simulations-du-futur/

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Résumé

Contes et Légendes de Joël Pommerat, une pièce créée en 2019, traite le thème de la pré-adolescence à travers le spectre de l’intelligence artificielle, en nous situant dans un futur indéterminé. Le spectacle, composé de différentes séquences plus ou moins liées entre elles, met en scène des rencontres de jeunes adolescent.e.s dans un monde qui ne leur appartient pas, dans lequel il.elle.s cherchent toujours leur place. Malgré ce thème commun, la fable s’éparpille du fait de la structure dramaturgique et scénique, brouillant les repères temporaux des spectateur.rice.s. Cet article analyse la manière dont le spectacle établit un dialogue entre le présent et le futur par la fragmentation temporelle et grâce à la forme d’anticipation engendrée. Celle-ci permet de simuler le futur en établissant des mondes parallèles possibles. La pièce fait allusion à la simulation à travers la mise en œuvre d’un bug technologique, que ce soit à l’intérieur de la fable ou de la forme. En s’inspirant de Simulacres et Simulation de Jean Baudrillard, cet article interroge, outre la forme d’anticipation proposée, les répercussions que le simulacre peut avoir sur les relations humaines et politiques lorsqu’il efface la relation entre l’original et la copie, et, par conséquent, la notion de  » faux « .

Abstract

 Joël Pommerat’s Contes et Légendes, a play created in 2019, deals with the theme of pre-adolescence through the spectrum of artificial intelligence, somewhere in the future. The performance, composed of different sequences more or less linked to one another, stages encounters of young teenagers in a world that does not belong to them, and in which they are trying to find their place. Despite the common theme stretching through the entirety of the play, the fable is scattered throughout the dramaturgical and scenic structure, blurring the temporal reference points for the spectators. This article analyses the way in which the play establishes a dialogue between the present and the future through the temporal fragmentation and the so generated form of anticipation. This one allows to imagine simulations of the future by establishing possible future worlds. The play alludes to simulation through the implementation of the technological bug, whether this takes place within the fable or the form. Through Jean Baudrillard’s work Simulacra and Simulation, and in addition to the analyzation of the form of anticipation, this article questions the repercussions that simulacra can have on human and political relations by eliminating the relation between the original and the copy, and thus the notion of the fake.

Mots-clés :

Intelligence artificielle — Anticipation — Théâtre contemporain — Adolescence — Temps — Philosophie — Original — Simulation — Pommerat — Baudrillard — Robot

Key-words :

Artificial Intelligence — Anticipation — Contemporary Theatre — Adolescence — Time — Philosophy — Original — Simulation — Pommerat — Baudrillard — Robot


Sommaire

Introduction
1. Un dialogue temporel
1.1. Fragmentation de la dramaturgie
1.2. Des robots qui restent enfants
2. Mondes parallèles
2.1. Les contes et les légendes
2.2. Théâtre expérience: quelle forme d’anticipation?
3. Le simulacre à double sens
3.1. Un bug dans la simulation
3.2. Le danger du simulacre
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Les thèmes de l’intelligence artificielle et des robots ont longtemps dominé les récits de science-fiction, qu’ils soient utopiques ou dystopiques. Nous pouvons, au XXᵉ siècle, penser à des œuvres littéraires, telles que Les Robots d’Isaac Asimov, ou encore théâtrales comme R.U.R. de Karel Čapek. C’est surtout à partir de l’industrialisation et de l’âge moderniste que l’anticipation de ce que la machine peut faire au monde tel qu’on le connait surgit. La question de son autonomie, de sa survie sans les humains, se pose. Joël Pommerat, auteur de spectacles français, se lance pour la première fois avec Contes et Légendes (2019)[1] dans le genre de l’anticipation. Mais, alors que des fictions comme A.I. Intelligence Artificielle[2] et autres se tournent vers le robot en tant qu’objet principal à déchiffrer et à comprendre, la pièce de J. Pommerat s’interroge plutôt sur la relation que l’humain entretient avec l’artificiel. Prenant le point de vue de l’enfant pré-adolescent, il explore sa crise d’identité face à la perspective de devenir adulte. La simulation et l’illusion sont partout, le monde construit par la fable n’offre plus aucun repère sûr. Les choix scéniques, ainsi que la construction dramaturgique de la pièce, renforcent cette impression de confusion. À travers de courtes séquences interrompues par des noirs scéniques, les spectateur.rice.s ont accès à des aperçus de ce monde futur indéterminé. Les enfants représentés dans cette pièce se trouvent au moment de leur vie où ils découvrent la sexualité, l’amour, le genre comme problème, mais aussi la solitude et la violence que ces nouvelles découvertes peuvent engendrer. Leur vie est également perturbée par le fait qu’une autre instance fait partie de leur quotidien : des robots androïdes, aussi appelés « personnes artificielles ». Grâce à des échanges et à de courts récits, J. Pommerat explore cette nouvelle relation avec l’intelligence artificielle. Mais Contes et Légendes, par sa forme même, ne fait pas partie des récits typiques de la science-fiction. De quel type d’anticipation relève ce spectacle ? Quelle conception du temps ou, plus précisément, du futur, se laisse lire dans cette forme d’anticipation ? Et en quoi cet aspect temporel est-il utile pour interroger le réel et le simulacre, surtout quand il est appréhendé par la pré-adolescence ?
Dans cet article, nous allons d’abord déconstruire les différents éléments qui permettent un dialogue temporel, que ce soit au niveau de la construction dramaturgique ou de la relation entre les personnages de la fiction. Ensuite, nous déterminerons, à partir de la différenciation proposée par Couttelec et Weil-Dubec[3], à quelle forme d’anticipation la conception du futur de l’œuvre de J. Pommerat réfère. Enfin, en nous appuyant sur l’idée de simulacre théorisée par Jean Baudrillard[4], nous analyserons la relation entre réel et artificiel que la pièce met en scène.

1. Un dialogue temporel

1.1. Fragmentation de la dramaturgie

Nous sommes dans la Grande Salle du Théâtre National Bruxelles-Wallonie : la pièce commence. Nous observons deux garçons pré-adolescents à jardin, parlant à une jeune fille située côté cour. Dès le début du spectacle, le public sent une tension dans la distance qui semble infranchissable entre les deux groupes. « Touche-la » commande l’un des garçons à l’autre, qui a visiblement peur de s’approcher de la jeune fille. Il veut savoir si elle est réelle ou non. Nous sommes confronté.e.s à une angoisse palpable, dont nous nous demandons d’où elle vient. Dans la scène suivante, une femme, probablement une représentante d’entreprise, s’adresse directement au public en parlant de nouveaux développements techniques concernant des robots androïdes. Ceux-ci, qui ressemblent à des enfants et sont appelés parfois « personnes artificielles », sont achetés par certaines familles afin d’accomplir les tâches domestiques — surtout l’aide aux devoirs pour les enfants. Contes et Légendes raconte l’histoire d’enfants négligés qui voient déjà le monde adulte s’approcher d’eux et qui essaient d’y trouver leur place. La fable est unifiée par un contexte temporel. Ce dernier, en considérant les vêtements et le langage actuel, paraît se trouver dans un futur plus proche que lointain. Ce monde est transmis à travers des bribes de récit rassemblées, plus ou moins liées. Pendant le spectacle, les repères temporaux sont perturbés grâce à une fragmentation du récit. Comme les séquences ne sont pas chronologiquement enchaînées, il faut supposer qu’elles se passent à un même moment, peut-être simultanément, dans le futur. Elles sont séparées par des noirs scéniques, ce qui détermine le rythme du spectacle. Grâce au « montage » des séquences les unes à la suite des autres — sans transition autre que le noir scénique — celles-ci dialoguent entre elles, se présentant comme des interviews ou des rencontres de gens qui se connaissent déjà. Des informations supplémentaires pour contextualiser la situation ne sont pas données. Le.la spectateur.rice est laissé.e libre d’interpréter le futur des personnages de chaque scène. Le point de vue du public, observateur séparé de l’action, ne donne accès qu’à un moment précis d’une vie ; mais ce n’est qu’une impression, qui reste floue, parce que les décors sont gris, neutres et interchangeables scènes après scènes, ce qui leur enlève toute précision spatiale. En outre, la lumière froide qui crée une ambiance stérile et artificielle ne délimite pas clairement l’espace scénique et laisse les spectateur.rice.s littéralement dans l’obscurité. C’est grâce à ces flashes de voyance, comme si l’on découvrait l’univers mis en scène à travers une boule de cristal, et avec un effet de retardement, que le public commence à comprendre le rôle que les robots occupent dans les vies des enfants du futur. Les spectateur.rice.s sont obligé.e.s (et ils le font automatiquement) de reconstruire le puzzle à partir des bribes qui leur sont données pour comprendre les enjeux de ce futur hypothétique.

1.2. Des robots qui restent enfants

Contes et Légendes ne présente pas seulement un dialogue temporel à travers la structure dramaturgique de la pièce, mais aussi à travers les interactions entre robots et enfants. Tandis que la réalité du monde des pré-adolescent.e.s ressemble encore fortement à la nôtre, la réalité robotique dessine un futur potentiel. Ce contraste est renforcé via la relation au temps qu’entretiennent les « vrais » et les « faux » enfants. En même temps que d’avoir une projection dans le futur de la société, nous nous retrouvons face à un retour à l’enfance, précisément à la pré-adolescence où l’on est en train de s’interroger sur son identité future et de perdre une forme d’insouciance.
Les robots androïdes, eux aussi, ont un corps d’enfant, ils sont faits pour être les compagnons, les amis, les confidents des humains auxquels ils sont attribués. Cependant, alors que les enfants « réels » doivent commencer à prendre des responsabilités, peut-être trop tôt, et sont confrontés à des violences, les robots restent dans leur état « enfantin ». Ainsi, l’utilisation des objets par les personnes artificielles est plutôt infantile, que ce soient des livres pour enfants ou des livres de coloriage. En outre, ils ont un rapport de dépendance très fort avec les enfants qu’ils accompagnent. Enfin, ils sont capables d’apprendre afin de servir leur « maitre », mais non d’évoluer, contrairement aux enfants humains qui les dépassent rapidement en capacités intellectuelles et critiques. « Je vais devenir vieux, mais toi, toi, tu resteras toujours le même » dit un des enfants à son idole, un robot « star » médiatisé. Il chante ensuite Mourir sur scène de Dalida. D’autres allusions à la mortalité de l’enfant et à l’immortalité du robot émaillent la pièce mais sont récurrentes. Une interrogation plus métaphysique sur le temps et sur la mort apparaît grâce à ces interactions dans la pièce. Non seulement l’enfant, mais aussi le.la spectateur.rice, est directement renvoyé à sa propre finitude.

2. Mondes parallèles

2.1. Les contes et les légendes

Le récit de Contes et Légendes se construit sur un mode fragmenté, à travers des bribes de fiction. Nous retrouvons, certes, quelquefois les mêmes personnages, mais nous ne pouvons pas être sûr.e.s qu’ils s’inscrivent dans la même histoire, dans le même univers. Vers le début de la pièce, il s’agit de la troisième scène, les spectateur.rice.s découvrent le personnage d’Arnaud, qui s’est retrouvé handicapé en fauteuil roulant à cause d’un accident lié à une personne artificielle — les détails nous seront donnés dans une scène ultérieure. Dans une autre séquence, Arnaud n’est plus en fauteuil roulant et va vendre à une autre famille la personne artificielle qui vit dans la sienne. Est-ce une ellipse temporelle vers le passé, c’est-à-dire avant l’événement fatal de l’accident, ou nous déplaçons-nous entre mondes parallèles où certains événements ont eu lieu, et d’autres non ?
Le titre de la pièce pourrait nous éclairer sur ce point : le Larousse définit le conte comme un « récit, en général assez court, de faits imaginaires[5] » et la légende, entre autres, comme un « récit à caractère merveilleux, où les faits historiques sont transformés par l’imagination populaire ou l’invention [6] ». Dans les deux, on parle de faits imaginaires et de faits historiques. Mais des faits peuvent-ils être contés au futur ? Alors que la pièce imagine certains faits réels du futur — un cadre dans lequel se déroulent les actions —, ils peuvent être repensés, imaginés, changés. Le monde créé par J. Pommerat permet à ses personnages de pouvoir vivre plusieurs destins différents et de connaître d’autres fins possibles.
Il ne s’agit donc pas, comme J. Pommerat le dit lui-même, de « travailler la dystopie pour critiquer les dérives de l’intelligence artificielle ou pour mettre en scène une énième révolte des machines[7] ». Le spectacle est plutôt une manière d’imaginer des futurs possibles, afin de les porter plus loin, de les jouer jusqu’au bout. L’interrogation sur le futur, qui incite à se demander ce qui se passerait si on imaginait tel ou tel « fait », est ici fondamentalement liée au jeu du théâtre et à l’imaginaire non déterminé de situations hypothétiques qui restent à explorer.

2.2. Théâtre expérience : quelle forme d’anticipation?

Dans Contes et Légendes, le futur est composé de faits qui restent indéterminés, qui peuvent varier. Que peut-on en déduire de la manière qu’a J. Pommerat de le penser ? Selon Léo Coutellec et Paul-Loup Weil-Dubec, il existe trois formes d’anticipation : la prédictive, l’adaptative et la projective[8]. La première se définit par une prédiction qui calculerait la probabilité que telle ou telle chose arrive. Pour cela, des données du passé sont utilisées afin de faire des liens de causes à effets et de les transposer dans le présent : le « passé surdétermine l’avenir[9] ». Là se cache une certaine forme de déterminisme, l’idée que si l’on pouvait calculer tout jusqu’au dernier détail, le futur nous serait évident. La deuxième forme d’anticipation, l’anticipation adaptative, pense le futur comme ouvert et indéterminé. Le savoir d’aujourd’hui va être utilisé une fois que l’imprévu se produit, non pour le calculer. Dans ce cas, on ne va pas essayer de prévoir ce qui va arriver, mais de savoir comment réagir lorsque cela arrivera, d’expérimenter la situation grâce au savoir que l’on a déjà acquis. Enfin, il y a l’anticipation projective qui sépare radicalement le présent du futur. Elle essaie de penser ce qui est totalement nouveau, que cela soit désirable ou non. C’est celle qui se rapproche le plus de ce que devrait être la pure fiction.
Le monde représenté dans ce spectacle se construit à partir de notre monde et en prenant en compte le développement prévisible de l’intelligence artificielle. Ce calcul de probabilité dans l’imaginaire de la pièce d’une cohabitation avec des robots peut relever d’une anticipation prédictive. Néanmoins, dans Contes et Légendes, les faits ne sont pas déterminés et ce qui arrive peut varier. Nous pouvons être confronté.e.s à de « bons » événements comme à de « mauvais ». La conception du temps peut ainsi être lue comme linéaire — il s’agit de prolonger notre réalité vers le futur — mais tout de même comme multiple, c’est-à-dire envisageant une pluralité de possibilités. Le monde dans Contes et Légendes ne se différencie donc pas radicalement du nôtre, et nous ne pouvons pas dire que l’anticipation y est projective. Il s’agit d’une anticipation adaptative, dans laquelle des mondes possibles du futur se croisent et co-existent.
Comme le regard se pose plutôt sur l’enfant pré-adolescent que sur les réels enjeux de l’intelligence artificielle, le.la spectateur.rice assiste plutôt à une expérience théâtrale des relations que l’enfant construit. Ainsi, Joël Pommerat pense le futur sans prétention à la vérité ni posture prophétique ; il le présente plutôt comme une série de possibilités que l’on peut envisager. Par ce choix, en ne voulant pas en dire trop sur le monde à venir, il se protège de l’erreur factuelle. En même temps, à travers cette pièce, il pense le théâtre comme lieu d’expérimentation, de la simulation, qui permet d’imaginer et d’éprouver d’autres réalités.

3. Le simulacre à double sens

3.1. Un bug dans la simulation

La forme d’anticipation mise en oeuvre dans la pièce de J. Pommerat, l’anticipation adaptative, est une manière de faire dialoguer le présent actuel avec un futur potentiel. Elle permet aussi un dialogue entre le réel, qui est actuel, et la simulation, qui reste virtuelle, dans le champ du possible. Les robots androïdes sont la première instance apparente de cette simulation, puisqu’ils imitent l’humain par des mouvements saccadés et des voix déformées, peu naturalistes. Mais il peut y avoir des erreurs dans leur programmation qui, en les rendant moins efficaces, les humanisent paradoxalement tout en les rendant étranges : ils répondent parfois trop tard aux questions qui leur sont posées, créant un silence gênant, ou rient à des moments qui ne sont pas appropriés. J. Pommerat établit un parallèle à travers la mise en scène de sa pièce : les bugs que l’on retrouve chez les robots se reflètent dans des illusions qui s’emboitent tout au long du spectacle. La réalité même des faits présentés est alors remise en question.
Ces autres perturbations apparaissent : le noir scénique tranchant la pièce en contes singuliers évolue étrangement au fil du spectacle. Au début, en quelques secondes d’obscurité seulement, le décor simple est transformé comme par magie sans bruit apparent : on est dans un nouvel endroit et une autre histoire commence ; mais, plus on se rapproche de la fin, plus le noir est perturbé, s’installe trop tard, finit trop tôt, ou n’arrive pas du tout. Les changements de décor sont alors mis en scène, comme un bug dans la simulation autrefois parfaite, brisant le quatrième mur à travers le travail de l’équipe technique. D’autres petites perturbations de l’espace scénique laissent entrevoir le contraste entre réalité théâtrale et illusion théâtrale. Pour quelques entrées des comédien.ne.s, l’espace du public est utilisé.
De surcroît, tout au long du spectacle, nous ne savons pas exactement combien de comédien.ne.s jouent dans cette pièce. Nous sommes face à beaucoup de personnages différents, et il est rare que nous en retrouvions les noms. C’est seulement au salut qu’il devient clair que la dizaine de personnes qui ont figuré dans la dernière scène constitue la totalité de la distribution. Deux comédien.ne.s se sont divisé les rôles des adultes, pendant que les huit autres actrices adultes ont incarné les garçons et, parfois, leur alter ego féminin pré-adolescent, ainsi que les robots. L’illusion a été maintenue grâce à un travail conséquent de maquillage, de costume et de jeu. L’éclairage utilisé pour cette pièce a lui aussi un rôle dans cette illusion : il brouille consciemment la vue des spectateur.rice.s. L’effet de douche inclinée n’éclaire pas totalement les visages, ce qui nous laisse aussi dans le flou par rapport à l’âge et au genre supposé des comédien.ne.s. Les illusions auxquelles Pommerat livre les spectateur.rice.s ne les manipulent pas. Ce sont plutôt des illusions qui, parce qu’on ne les démystifie que vers la fin du spectacle, brouillent la perception temporelle au fil de la pièce et mettent en évidence l’opposition entre présent réel et futur simulé.

3.2. Le danger du simulacre

La mise en scène de la simulation, que ce soit à l’intérieur de la fiction ou non, et la perturbation qui en découle, souligne les dangers qu’elle peut engendrer. Dans son ouvrage Simulacres et Simulation de 1981, Jean Baudrillard développe sa théorie du simulacre dans l’ère postmoderne. Le simulacre y est défini comme un signe qui ne dénote plus rien : à l’inverse de l’idée de la mimésis qui postule l’existence de l’original et de la copie chez Platon, le simulacre ne se réfère plus au premier et existe indépendamment de celui-ci. Il n’est donc pas le double imité de l’original ; par manque de lien avec ce dernier, son caractère factice disparait comme tel. Le simulacre représenté dans ce spectacle n’est pas le robot en soi ; c’est plutôt l’amour éprouvé à son égard, la relation que l’enfant construit avec lui : « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie10 ». Contes et Légendes interroge donc la relation hyper-réelle qui se tisse entre les enfants pré-adolescents et les robots androïdes : même sans réalité naturelle, originale, un objet artificiel peut produire des relations vraies.
Dans le spectacle, il existe une seule séquence de trois scènes qui s’enchaînent chronologiquement. Un homme, une sorte de coach qui déclare la « guerre des sexes », regroupe une dizaine de pré-adolescents pour leur apprendre la « masculinité » . Il leur demande de lui dire ce que signifie « être un homme ». Les enfants citent quelques adjectifs : « Fort », « courageux ». « Beau ? » Le dernier adjectif ne provoque pas la même réaction que les autres, il ne s’inscrit pas dans la série d’attributs qui constituent l’image homogène recherchée. Il y a une quête essentialiste d’origine, de vérité, de naturel. C’est ironique, car tous les garçons sur scène sont joués par des femmes. Le fait que cette séquence soit la seule dans toute la pièce qui soit constituée de trois scènes qui se suivent révèle son importance. De plus, aucun robot ne se trouve sur le plateau à cet instant. Ce détail implique que cette séquence est plus réelle que les autres scènes du spectacle, une réalité imposée par sa durée. J. Pommerat reconnaît dans son expérimentation du futur en quoi cette perte de repères et cette « invention du réel » provoquent diverses angoisses, dont parle également Baudrillard :

Le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu’il n’y a rien, marque le tournant décisif. Les premiers renvoient à une théologie de la vérité et du secret (dont fait encore partie l’idéologie). Les seconds inaugurent l’ère des simulacres et de la simulation, où il n’y a plus de Dieu pour reconnaître les siens, plus de Jugement dernier pour séparer le faux du vrai, le réel de sa résurrection artificielle, car tout est déjà mort et ressuscité d’avance11

Le passage du signe qui dénote quelque chose, c’est-à-dire une vérité sous-jacente, au signe qui ne dénote plus rien mais qui agit tout de même en tant que réel dans le monde, provoque, selon Baudrillard, une perte de jugement. « Lorsque le réel n’est plus ce qu’il était, la nostalgie prend tout son sens12 ». Cette nostalgie provoque un retour à une autre vérité, quelconque, à laquelle on peut se rattacher. « Il nous faut un passé visible, un continuum visible, un mythe visible de l’origine, qui nous rassure sur nos fins. Car nous n’y avons au fond jamais cru13 ». La simulation qui est expérimentée dans la pièce de Jean Pommerat pose donc aussi la question de la fin : si nous ne pouvons pas nous fier aux certitudes du passé et du présent, comment avoir confiance en l’avenir?

Conclusion

Contes et Légendes de Joël Pommerat élabore un dialogue entre le présent et le futur, mais aussi entre les différentes possibilités que ce futur propose. C’est à travers une fragmentation en contes imaginaires, une notion normalement appliquée au passé, mais ici dirigée vers le futur, que le spectacle imagine une cohabitation entre robots androïdes et humains à travers le regard de l’enfant pré-adolescent. Ce dernier, en quête d’identité, mais aussi de relations avec les autres, se retrouve face à un être artificiel qui apprend mais qui ne se développe pas, ce qui le renvoie vite à sa propre temporalité de vivant organique et à sa finitude tragique. Le fait de proposer un futur hypothétique et d’expérimenter directement au plateau les relations qui pourraient, à partir de données d’aujourd’hui, émerger de cette nouvelle instance qu’est l’intelligence artificielle, renvoie à une forme d’anticipation adaptative. Dans cette dernière, le futur reste indéterminé, tandis que les données épistémiques déduites du passé et du présent servent à créer des situations hypothétiques. Cela renvoie directement au fonctionnement du théâtre expérience, qui ne vise pas à proclamer une vérité, mais essaie d’en produire plusieurs et de les mettre en dialogue. Finalement, nous avons reconnu en quoi cette quête de vérités multiples renvoie à une différenciation fondamentale entre réel et simulation, présente à l’intérieur de la fiction du spectacle, mais aussi reprise dans la structure scénique. En reprenant le thème de la quête d’identité de l’enfant pré-adolescent, J. Pommerat réactive la distinction entre réel et simulacre, qui devient finalement indistinction, selon Baudrillard, pour parler des dangers qu’elle porte.
Le spectacle tout entier peut être reçu comme traitant d’un futur hypothétique, d’une simulation qui n’est pas encore réelle, mais J. Pommerat réclame tout de même une certaine vérité, qui se construit à partir d’interrogations sur l’identité d’aujourd’hui. Que dit Contes et Légendes d’une quête d’identité dangereuse et de la montée actuelle de partis « identitaires », face aux brouillages postmodernes des repères entre vrai et faux, fiction et réalité?

Notes

1 Jean Pommerat, Contes et Légendes. Vu le 13 novembre 2021 au Théâtre National de Bruxelles.

2 Steven Spielberg, A.I.Intelligence Artificielle, 2001

3 Léo Coutellec, Paul-Loup Weil-Dubuc, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur », Revue française d’éthique appliquée, N°2, 2016, p.14-18

4 Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Editions Gaulée, 2001, ebook.

5 Larousse. Conte. in Dictionnaire en ligne.Consulté le 3 décembre 2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ conte/18551#definition.

6 Larousse. Légende.in Dictionnaire en Ligne. Consulté le 3 décembre 2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/l%C3%A9gende/46567.

7 Jean Pommerat,Théâtre contemporain,[En ligne], Compagnie Louis Brouillard, 2019. Consulté le 3 décembre 2021 sur : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Contes-et-legendes pommerat/ensavoirplus/idcontent/96578.

8 Léo Coutellec, Paul-Loup Weil-Dubuc, op.cit., p.14-18.

9 Ibid., p.15.

10 Jean Baudrillard, op.cit., p.7.

11 Ibid., p.16.

12 Ibid., p.17.

13 Ibid., p.24.

Bibliographie

BAUDRILLARD Jean, Simulacres et Simulation, Editions Gaulée,1981, eBook.

COUTELLEC Léo, WEIL-DUBUC Paul-Loup, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur. », Revue française d’éthique appliquée, 2016, N°2, p. 14-18.

Le temps qu’il fait, le temps qui passe : dire le temps, le subir, l’apprivoiser. Une correspondance entre deux poètes romands.

François CHANTELOUP

François Chanteloup prépare actuellement une thèse sur l’œuvre de Gustave Roud, qu’il soumettra aux prochains concours doctoraux du laboratoire ICD (Interactions Culturelles et Discursives) de l’Université de Tours. Après avoir réalisé deux mémoires de recherche portant sur l’œuvre de Jean Giono, il travaille à présent sur celle du poète suisse romand Gustave Roud, à travers une approche écopoétique.

Pour citer cet article : CHANTELOUP François, « Le temps qu’il fait, le temps qui passe : dire le temps, le subir, l’apprivoiser. Une correspondance entre deux poètes romands », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/06/le-temps-quil-fait-le-temps-qui-passe-dire-le-temps-le-subir-lapprivoiser-une-correspondance-entre-deux-poetes-romands/

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Résumés

La correspondance entre Georges Nicole (1898-1959) et Gustave Roud (1897-1976), en plus d’offrir un document historique précieux rendant compte des nombreuses activités culturelles de la Suisse romande au milieu du XXe siècle, est également le lieu d’un échange durable entre deux amis aux sensibilités proches et singulières. Pour Roud et Nicole, ce dialogue est notamment l’occasion d’un échange enthousiaste autour des fleurs, à travers lesquelles se lit l’avancée du temps – entre floraisons domestiques, grêles destructrices et observations montagnardes. Néanmoins, l’écriture épistolaire contribue parfois à une suspension du temps, de sorte que la correspondance entre les deux poètes devient à l’occasion un lieu de refuge contre le siècle et son actualité dévorante. Dès lors, l’écriture épistolaire se fait lutte contre le temporel, et lieu de recherche ou d’expression poétique.

D’autre part, et plus simplement, la forme même de la correspondance inclut un rapport au temps tout à fait particulier : régulières, les lettres échangées par Nicole et Roud scandent leurs recherches poétiques comme elles scandent, plus prosaïquement, leurs rythmes de vie. Enfin, le temps à l’œuvre impose également sa griffe sur le corps des deux hommes. Et tandis que la mort, présente en sourdine tout au long de leur vaste échange, obsède les deux locuteurs, la lettre se présente comme un espace permettant d’exprimer le deuil. Ainsi, entre observations phénologiques et conscience du vieillissement, la correspondance entre Gustave Roud et Georges Nicole est un poste d’observation privilégié permettant de saisir les flux temporels qui agissent au cœur même de la vie des deux écrivains, mortels avant tout, mais mortels ayant cherché à pénétrer cet autre espace, où le temps s’abolirait, pour laisser place à quelques profondes vérités, si humbles soient-elles.

 The correspondence between Georges Nicole (1898-1959) and Gustave Roud (1897-1976) is a precious historical document about the different manifestations of culture in the French-speaking Switzerland in the middle of the 20th century, but it’s also a lasting exchange between two friends with common sensibilities. For Roud and Nicole, this dialogue is an occasion to talk with enthusiasm about flowers, in which fleeting time is visible – in the domestic blossoming, the ravaging hail, the mountain’s observations. Nevertheless, the epistolary writing enables, occasionally, a suspension of time. In this way, the correspondence between the two poets becomes sometimes a refuge against the social world and its consuming current affairs. Therefore, epistolary writing struggles against the temporal, and represents a space of research and poetic expression.

Furthermore, the form of the correspondence includes a specific relation with time: the letters exchanged by Roud and Nicole chant their poetical researches, but also, more prosaically, their pace of life. Finally, time’s work also imposes its signature on the bodies. Death obsesses the two speakers, and the epistolary writing becomes a way to express the mourning. Thus, the correspondence between Roud and Nicole is an interesting observation post, which enables us to grasp the flow of time. Indeed, the two writers, despite their mortal condition, were continually trying to reach the other space, where time can be abolished, to move on to some humble but deep truths.

Mots-clés :

littérature – correspondance – Suisse romande – Gustave Roud – Georges Nicole – temps phénologique – mort – nature

literature – correspondence – French-speaking Switzerland – Gustave Roud – Georges Nicole – phenology – nature


Sommaire

Introduction – La correspondance, un miroir que l’on promène le long du temps
1. Les travaux et les jours, ou le temps phénologique : voir les saisons
2. « Le rythme de ma pensée est celui des saisons » : sentir l’influence des saisons
3. Les « instants de grâce », ou les portes de l’intemporel
4. Le temps, facteur d’altération et d’absolu
Conclusion – L’éternel et l’instant
Notes
Bibliographie

Introduction – La correspondance, un miroir que l’on promène le long du temps

Bénéficiant d’un rapport au temps nécessairement étroit, l’écriture épistolaire se présente comme un poste d’observation fécond permettant d’étudier le temps à l’œuvre – ce « temps qui passe » que les correspondants essayent d’apprivoiser, avec plus ou moins de réussite, ou auquel ils choisissent de s’abandonner, consentants ou contraints. Plus encore, une des grandes vertus de la correspondance est qu’elle permet de représenter le « temps long » : les locuteurs s’y meuvent directement, tandis que les lecteurs, rétrospectivement, accompagnent le déroulement du quotidien des deux subjectivités qui se donnent à lire. Ainsi, le vaste échange épistolaire entre Georges Nicole (1898-1959) et Gustave Roud (1897-1976), publié en 2009 chez Infolio par les soins de Stéphane Pétermann, offre un large parcours temporel, entraînant le lecteur au sein d’une relation amicale durable et profonde, débutant en 1920 et s’achevant près de 40 ans plus tard à la mort de Nicole.

Les lettres échangées par Roud et Nicole témoignent donc à leur manière du passage du temps. C’est pourquoi, à travers elles, quelques résonnances historiques ne peuvent manquer d’émerger. Cependant, c’est bien davantage d’un temps intime qu’il est question. En effet, la nature de la relation entre les deux poètes et critiques romands que sont Roud et Nicole est bien plus qu’une simple fréquentation intellectuelle : les deux hommes, se sentant de profondes affinités poétiques et sensibles, écrivent souvent sur le ton de la confidence, et donnent toujours le sentiment de se livrer à une âme sœur, qui seule pourrait recevoir de telles paroles.

Cette situation entraîne par conséquent un échange où le personnel acquiert une place fondamentale : le quotidien le plus prosaïque et le plus immédiat côtoie ainsi les vues les plus vastes. Et la nature épistolaire de ces écrits nous rappelle leur vocation d’adresse, la lettre étant définie depuis l’antiquité comme une « conversation entre amis absents1 ». Ce contexte d’énonciation, qui implique le croisement de deux subjectivités, permet alors de confronter deux perceptions différentes du temps, qui parfois se rejoignent, et parfois s’éloignent, dans la mesure où, comme on le sait depuis Bergson, le temps de la conscience diverge selon les individus et selon les moments de leur existence2.

Ainsi, nous entendons aborder la correspondance comme un miroir que l’on promène le long du temps, reprenant à notre compte la fameuse formule s’attachant à décrire le roman, que Stendhal attribue, dans Le Rouge et le Noir, à Saint-Réal. Pour le dire autrement, la correspondance serait une forme privilégiée de témoignage temporel, en ce qu’elle marcherait à la même vitesse que le temps, ne pouvant pas plus le ralentir que l’accélérer, à l’inverse des pouvoirs que permet la fiction. Néanmoins ce temps vécu, autobiographique, non-fictionnel, bénéficie en lui-même de ses propres délimitations, de ses propres lois – et de sa propre horloge. Fréquemment, l’un des deux destinateurs s’excuse de son silence prolongé, et de ses manquements épistolaires. Ainsi de Roud, commençant de la manière suivante sa lettre du 20 décembre 1943 : « Me voici affreusement en retard avec toi » (R., 20/12/43, p. 7903).

Plus encore, le commerce épistolaire, que Roud nomme son « épistolat », demande une gestion du temps éminemment subtile et rigoureuse, au risque de crouler sous le courrier en attente. Les lettres reçues et envoyées par Roud sont légion, ses correspondants pléthoriques. Aussi, le fait d’accorder plus ou moins de temps à son destinataire est un enjeu majeur des diverses correspondances de Roud. Celle qu’il entretient avec Nicole n’échappe pas à la règle : sans cesse le poète romand, qui acquiert au fur et à mesure des années une gloire et une importance toujours plus grandes dans le milieu littéraire suisse, se montre pressé par le temps. Souvent il écrit sous le couperet que symbolise le passage du tram-courrier : la lettre qu’il rédige, affirme-t-il alors, ne saurait souffrir de plus amples développements si elle veut partir sans retard vers sa destination. L’ethos de Roud se construit alors comme celui d’un prisonnier enchaîné à son travail ; et « [c]e grignotement quotidien est parfois insupportable. » (R., 23/07/49, p. 1025)

Cependant, Nicole n’est pas en reste. En vertu de son intense activité de critique, lui aussi vit sous le joug des dates butoirs concernant les textes à livrer. Et régulièrement, le professorat lui apparaît comme une activité nécessaire (financièrement et psychologiquement) mais exceptionnellement chronophage. C’est ainsi que, retenu à Nyon par les cours à donner, il identifie Carrouge, le lieu où vit Roud, comme un espace soustrait à l’« actualité » et au superflu de la vie séculaire, citadine :

Et ne trouves-tu pas souvent bien difficile de protéger les zones de silence contre le bruit de « l’actualité » ? Il faut souvent de la peine pour opposer un « Ce n’est pas l’essentiel » à tant de faits qui trouvent un écho en vous. Que je t’envie « Carrouge » ! Non comme un refuge, qu’il n’est du reste pas pour toi, mais comme un lieu d’où apparaissent plus clairement que d’ailleurs les limites du temporel et du spirituel. N’est-ce pas un peu cela ? (N., 17/02/34, p. 136)

En somme, la correspondance entre Roud et Nicole présente de nombreuses accroches temporelles. Nous entendons, pour notre part, l’aborder à l’aune du « temps qu’il fait », c’est-à-dire à l’aune des cycles naturels rythmant la vie biologique des êtres vivants : le temps phénologique, pour le dire plus brièvement – la phénologie étant la « science qui étudie l’influence des variations climatiques sur certains phénomènes périodiques de la vie des plantes (germination, floraison) et des animaux (migration, hibernation)4 ». Comme nous le verrons, les deux hommes se montrent particulièrement attentifs à leur environnement naturel, et à la progression des saisons, tantôt presque imperceptible, tantôt évidente. Cette sensibilité de poète, dont découlent de belles pages sur l’arrivée du printemps ou sur la persistance de l’hiver, est loin cependant de se cantonner aux seules floraisons et aux seules moissons.

En effet, le temps qui passe est également celui qui mène à la dégradation, à la fanaison, à la mort. En d’autres termes, non seulement le temps comme force altérante n’est pas occulté, mais il acquiert même une place toute particulière quand, au périssement des fleurs ou à celui de l’été, se noue la mort humaine. Dès lors, celle-ci rejoint ces instants de grâce récoltés au milieu des saisons, pour mener l’être endeuillé vers un absolu perçu comme dépassement du temps phénoménal. La poésie, qui infuse chacune des pages de leur correspondance, est bien, pour Roud comme pour Nicole, ce qui permet d’aborder un autre espace, fait d’abandon paisible et intemporel.

1. Les travaux et les jours, ou le temps phénologique : voir les saisons

Néanmoins, si le deuil ou l’observation des saisons mènent à une intuition de l’absolu et d’un autre monde, c’est bien dans celui-ci que vivent les gestes contemplés, et que sont éprouvées les joies et les tristesses. La poésie de Roud, tout entière tournée vers un lieu, vers un pays – le Jorat – n’est pas pour autant une poésie où l’humain se perd dans une nature qui ne le signifie pas, et d’où il est parfaitement exclu. De même, si cette poésie accorde une place indéniablement conséquente aux éléments naturels et ruraux, il faut tout de suite préciser que la conception roudienne de la campagne et du monde agricole n’a rien de réactionnaire, comme l’affirme Peter Schnyder : « Dans un monde qui a déprécié le sens de l’idylle (et donc une conception du paradis dans ce qu’il a d’archaïque et de naïf), Roud évite constamment de glisser vers une idylle passéiste, tout comme il évite de se faire le chantre de la nostalgie d’un monde rural à jamais perdu.5 »

Ainsi, les notations phénologiques contenues dans sa correspondance avec Nicole vivent toujours sur fond de présent immédiat. Ce qu’observe Roud, ce sont bien les travaux et les jours, mais sans qu’aucune nuance nostalgique ne vienne accompagner ces relevés factuels du temps qui passe. Malgré tout, saisons après saisons, c’est bien la fin du monde paysan qu’il lui est donné d’observer – ou tout au moins sa transformation, sa mécanisation. Mais cet aspect historique demeure constamment secondaire, quand bien même il arrive fréquemment au marcheur carrougeois de s’indigner de la disparition des haies ou de la bétonisation excessive. Ce qui importe bien plus à Roud, comme à Nicole, ce sont les signes fugaces d’une nature toujours à l’œuvre, que cette nature soit domestiquée et travaillée par l’homme, ou qu’elle soit laissée à elle-même.

Pour les deux poètes romands, l’enjeu est avant tout de voir les saisons. Autrement dit, il s’agit de décanter son regard pour l’élever au-dessus des diverses pressions quotidiennes et ainsi le rendre réceptif aux floraisons comme aux signes des premières neiges. Pris par nos occupations, il arrive que l’on ne voie pas même l’automne passer, parce que le temps nous manque pour le regarder. Sous le joug de ses travaux de traduction, Nicole confie par exemple : « Cela m’a éloigné de toute autre occupation, et comme toi, j’ai laissé passer cet automne magnifique presque sans le voir, cueillant pourtant dans la ville des lumières, et des feuillages débordants des murs, qui faisaient allusion à ce monde de l’automne que j’aime tant. » (N., 02/11/43, p. 788) Roud, de même, regrette de ne pas voir les moissons. Occupé lui par des impératifs horticulaires qui ne peuvent être remis, il n’a accès qu’à de brefs tableaux lointains et partiels : « De plus en plus je suis dévoré par ce domaine : jardins, vergers, ‘‘plantage’’. Vers le 20 août, je cueillais encore les cerises et je n’ai guère vu des moissons que ces pans de collines soudain mis à nu par une branche que j’abaissais au flanc des cerisiers. » (R., 09/10/44, p. 829)

Ces lignes, issues des années 1943 et 1944, semblent ainsi en tout point consacrées à des observations naturalistes tranchant nettement avec le contexte historique prégnant. Ce n’est plus seulement le lieu (Carrouge, et plus largement la Suisse neutre), qui constitue l’équivalent d’une de ces « zones de silence » appelées de ses vœux par Nicole, mais la correspondance même entre les deux poètes. De sorte que l’échange épistolaire devient un espace de respiration, permettant la construction d’une réalité autre que guerrière ou militaire. Car si les lettres que nous lisons paraissent parfaitement détachées du conflit mondial, il n’en va pas de même dans le journal de Roud : « souvent brèves, les notations sont nombreuses qui évoquent le conflit, ses développements internationaux, la participation des amis paysans à la mobilisation, la garde locale dont il est chargé.6 » Plus encore, dans le domaine poétique, le recueil Air de la solitude qui paraîtra en 1945, et dont la majeure partie des textes est écrite dans les années de guerre, est intensément informé par l’Histoire, à tel point que Claire Jaquier peut affirmer : « La guerre constitue un thème organisateur aussi important que le déroulement des saisons.7» Ainsi, même au cœur des plus grands troubles historiques, les saisons offrent une réalité connue et souhaitable, à quoi se rattacher, et par laquelle il est possible de supporter l’insupportable. S’attacher à voir les saisons peut ainsi devenir une forme de consolation.

Par ailleurs, et bien qu’ils subissent fréquemment un même aveuglement involontaire, Roud et Nicole vivent deux expériences nettement divergentes. En effet, retenu la plupart du temps en ville, à Nyon, où il vit avec sa famille et où il donne ses cours, Nicole est un peu plus en retrait de la vie naturelle, et ses observations sont bien plus fugaces que celles de Roud. Souvent, ses notations phénologiques concernent son jardin, ou bien les marches montagnardes qu’il ne manque pas de faire dès que son corps le lui permet. Ainsi, le 1er décembre 1949, il écrit à Roud, après une excursion au Marchairuz, un col jurassien : « Trouvé, encore fleuries, quelques potentilles (j’espérais des gentianes), et des feuilles de géranium rouge sang, dans une herbe qui appelait déjà les crocus. » (N., 01/12/58, p. 1220)

Toutefois, les chroniques saisonnières sont principalement du ressort de Roud, dont le lieu d’habitation, sur les hauteurs de Lausanne, lui permet une fréquentation journalière d’espaces où s’expriment pleinement les diverses manières d’être vivant. Dès lors, se crée spontanément une opposition entre la ville, lieu de Nicole, et la campagne, lieu de Roud. Carrouge devient ainsi pour Nicole le lieu lui permettant de s’élever au-dessus de la mêlée, en rejoignant l’amitié et les saisons. Fréquemment, Roud l’encourage, en lui donnant la force nécessaire pour surmonter ses lourdes obligations professionnelles :

Je sais, il va y avoir ces vacances, et nous nous en réjouissons autant que toi, puisqu’elles te permettront de monter enfin à Carrouge ! Quand tu viendras les rebuses auront pris fin, j’espère. Elles attristent un peu ce début de mai, gênent les floraisons et les abeilles – mais c’est parfois assez beau, ce ciel bas et gris qui joue avec les cerisiers presque défleuris et les pommiers presque épanouis. (R., 05/05/47, p. 926)

On le voit, Roud offre à Nicole de véritables chroniques du monde naturel ; et Nicole ne manque pas de lui confier combien de tels propos lui offrent une respiration opportune : « Comme je te remercie de tes deux derniers messages, si amicaux, si bienvenus dans un ‘‘quotidien’’ que j’avais tant de peine à surmonter, ces jours derniers. » (N., 07/02/43, p. 745) Ainsi, à leur façon et selon les spectacles qui s’offrent à leurs yeux, les deux épistoliers font chacun preuve d’une grande habileté à voir les saisons. Et, comme nous allons le montrer, une telle capacité est loin de se limiter à une seule visée esthétique. Bien que cette dernière soit souvent présente, l’observation naturelle est également une source de respiration, ainsi qu’une force secrète agissant directement sur ceux qui ne se contentent pas de regarder, mais vivent véritablement la saison.

2. « Le rythme de ma pensée est celui des saisons » : sentir l’influence des saisons

« Garde le rythme, observe les heures de l’univers, et non celle des trains.8 » Voici ce qu’écrit Henry David Thoreau en manière d’exhortation, dans son Journal, le 28 décembre 1852. Et, d’un journal l’autre, voici ce que Roud lui-même consigne dans le sien, à la date du mardi 27 mai 1924 : « Le rythme de ma pensée est celui des saisons ; inutile de chercher en elle-même sa ligne conductrice, elle est ailleurs, hors d’elle. Monstre sans précédent je suis soumis aux astres, au monde, moi qui cet hiver encore croyais à ma délivrance.9 » Avec un ton pouvant rappeler celui qui ouvre les Confessions de Rousseau, Roud affirme un lien entre sa « pensée » et les « saisons », toutes se mouvant sur un même rythme. Ce qui est certain, c’est que l’existence de Roud est entièrement scandée par l’alternance des saisons, entre hiver difficilement supportable, automne aimé, et printemps enivrant.

Pour commencer par ce qui est peut-être le plus évident, nous pouvons d’ores et déjà nous arrêter un instant sur la saison hivernale, conçue comme un point bas, une période moralement dure à supporter et qu’il convient de traverser avec le plus de vaillance possible. Le 2 février 1938, Roud écrit ainsi à Nicole :

J’ai éprouvé si souvent moi-même cette vertigineuse angoisse (au réveil surtout) de ne savoir à qui, à quoi me ‘‘raccrocher’’ durant cette traversée de l’hiver, le sentiment qu’aucun contact réel n’était possible avec qui ou quoi que ce fût, que je partage amicalement ton souci. Mais je m’assure – avec d’autant plus de certitude – que ce malaise né de la saison va se dissiper avec elle. Et déjà ce matin, une autre lumière – tellement d’avant-printemps ! – t’apportera peut-être, à toi aussi, quelque allégeance. (R., 05/02/38, p. 380)

On le voit, la « traversée de l’hiver » est pour Roud une véritable épreuve, dans la mesure où elle entraîne comme une atrophie dans son échange avec le monde. Saison morte, ou tout au moins douée de peu de vie, l’hiver devient une puissance empêchante, qui renvoie douloureusement le sujet à lui-même, l’enfermant dans un intérieur peu amène, et lui faisant subir une paralysie presque maladive. Rendant les rencontres avec ses amis paysans comme celles avec la faune et la flore plus rares, plus intermittentes et moins consistantes, l’hiver condamne Roud à un défaut de contact avec le monde sensible. C’est en ce sens que l’arrivée du printemps, via le chant du merle ou le bourdonnement des abeilles, lui offre quelque espoir de sortie d’une période aride voire apathique : « Hier, le merle pour la première fois – et des abeilles. Je sais que comme moi tu accueilles avidement ces signes plus précieux que tout, comme un viatique au long du pénible chemin de février et de mars. » (R., 29/01/43, p. 739)

Un mois plus tard, Roud se montre toujours aussi enthousiaste et toujours aussi reconnaissant envers les merles, qui peuplent ses réveils d’une promesse printanière :

As-tu des réveils comme les nôtres, tous ces merles depuis quelques jours, et cette lumière un peu amortie si fraternelle ? Il y a aussi mille alouettes sur chaque colline et l’autre jour déjà, le fils d’Olivier me montrait des étourneaux sur chaque vieux poirier de son verger. Que cette approche d’avril doit t’être, à toi aussi, quelque chose d’enivrant ! (R., 26/02/43, p. 751)

Enfin, quelques jours après ces mots, Roud écrit encore à Nicole : « Ma tante a rapporté de Vucherens, hier, les premières violettes avec des pulmonaires et des pâquerettes. Et samedi, sous la neige, j’ai cueilli dans notre verger les premières nivéoles. Ne trouves-tu pas que cette année la moindre fleur devient d’un prix infini ? » (R., 09/03/43, p. 759-760)

En somme, Roud quête inlassablement les signes d’une sortie de l’hiver, transperçant la neige pour percevoir et toucher de vivants témoignages du printemps. Et quand celui-ci arrive pour de bon, c’est avec une franche joie qu’il est reçu : « Quelle joie de deviner ce que peut être pour toi, pour vous, ce vivant mois de mai, si beau avec ses explosions soudaines de fleurs, de feuillages, et aussi ces espèces de crispations grelottantes – une suite de surprises inépuisables ! » (R., 08/05/52, p. 1108) Nicole également vit le printemps comme une importante force de renouvellement et comme l’occasion d’un nouveau regard porté sur le monde : « Ce printemps se passe pour moi je ne sais comment. Il me paraît que c’est l’un des plus beaux que j’aie vus, lent, délicat, changeant, tantôt brumeux, tantôt limpide jusqu’à faire exister chaque objet pour lui-même, tantôt bousculé par la bise. » (N., 08/04/45, p. 849)

Et après un été passé à courir la campagne (pour Roud) ou la montagne (pour Nicole), vient immanquablement la fin des moissons, transition vers l’automne : « ce retombement d’après est toujours mélancolique et on dirait que le pays lui-même s’en attriste. » (R., 23/07/49, p. 1024) Le terme « retombement », comme celui de « renversement », dit bien la perception cyclique du temps qui est celle de Roud. Pour autant, ce n’est pas parce qu’elle est perçue, que cette approche cyclique est véritablement vécue. Preuve en est la difficulté avec laquelle Roud se débat lorsqu’un passage un peu trop brusque d’une saison à l’autre vient comme perturber l’alternance classique des signes :

Ce quelque chose que tu sens en toi de douloureusement prisonnier me semble très proche de la presque impossibilité que j’éprouve à m’abandonner à cet extraordinaire « renversement » de la saison qui nous jette, à peine exhumés de la neige, dans ce suspens temporel d’entre-saison où les choses cessent d’être signe pour devenir présence – mais une présence stricte, sans rayonnement, et comme retirée en soi : les couleurs ne chantent pas encore, elles sont murmurées comme une gamme, énumérées, faudrait-il dire. (R., 19/02/45, p. 844)

Dans cette dernière phrase, c’est bien d’une « impossibilité » dont il est question : celle de s’« abandonner » à un univers de présences, lesquelles ne sont plus prioritairement signifiantes, mais seulement manifestes, comme si elles n’émergeaient que pour elles seules, indépendamment du regard humain qui les contemple.

Car l’enjeu est bien de faire corps avec les saisons : non pas comme une volonté préétablie, mais plutôt comme une fatalité qu’il incombe au poète de réaliser. Cependant, à quelques moments de disgrâce intérieure, celui qui devrait y être lié quitte le rythme des saisons, instaurant bien malgré lui un décalage entre son propre rythme et celui du dehors. C’est par exemple le cas en mai 1950, lorsque Roud, se sentant « instable, divisé », confie à Nicole : « Un tel trouble m’interdit de rien refléter de ce riche printemps, d’être vraiment touché par ces consolations inouïes que sont pourtant le vent dans les feuilles nouvelles et ces merles, ces fauvettes infatigables au cœur même des plus vives averses ! » (R., 22/05/50, p. 1051) Tandis que les chants d’oiseaux ou le bruit du vent dans les arbres pourraient agir comme des « consolations » apaisant la douleur de vivre, une certaine forme de détresse psychologique empêche de tels contacts avec le réel.

Treize ans plus tôt, Roud utilisait déjà l’adjectif « divisée » pour caractériser sa vie intérieure, qu’il opposait alors aux certitudes pleines d’une fin d’été harmonieuse : « Tu ne saurais croire quelle vie divisée et incohérente je mène au milieu d’une saison si sûre d’elle-même et si belle. Le contraste est douloureux. » (R., 08/09/37, p. 349) Ainsi, l’influence des saisons peut autant être bénéfique que négative, et peut être plus ou moins forte selon les dispositions intérieures du sujet. Dans tous les cas, le rythme des saisons, s’il peuple l’univers poétique de Roud comme les lettres de Nicole, est également un facteur puissant de métamorphose temporelle : c’est en effet au creux des plus évidents comme des plus humbles signes naturels, par eux et grâce à eux, que peuvent émerger l’intuition de l’intemporel et sa réalisation inouïe.

3. Les « instants de grâce », ou les portes de l’intemporel

Effectivement, c’est au sein même du quotidien le plus prosaïque que s’ouvre le passage vers l’intemporel. Dans Le sacré et la profane, l’historien des religions Mircea Eliade oppose frontalement deux temporalités, le Temps sacré et le Temps profane :

Pas plus que l’espace, le Temps n’est, pour l’homme religieux, homogène ni continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques) ; il y a, d’autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s’inscrivent les actes dénués de signification religieuse.10

Pour Gustave Roud en revanche, la distinction entre ces deux formes de temps est nettement moins bien définie. En s’appuyant sur les travaux de Claire Jaquier, nous pouvons, de fait, définir deux espaces roudiens, chacun étant relié à une temporalité spécifique : il y a d’abord l’espace de la communion, de la sociabilité, relié à un bref temps de rencontre et de partage spirituel ou relationnel (c’est la halte, au coin d’un champ ou dans le lieu clos d’une auberge) ; et il y a la route ouverte, celle par laquelle le vagabond est renvoyé à sa solitude, marquée par une reprise de l’écoulement temporel et par une forme de liberté retrouvée. Difficile, alors, de dire quel espace et quel temps recouvriraient ceux qu’Eliade définit comme « sacrés », et quels autres ressortiraient au domaine du « profane ».

À première vue, il serait tentant d’assimiler la halte et le moment de repos à des formes d’existences prosaïques, et la route à une expérience du sacré – dans la mesure où elle permet précisément l’ouverture à de mystérieuses correspondances. Néanmoins, les « instants de grâce » peuvent surgir de l’un ou l’autre espace, indistinctement. De sorte que, s’il est une opposition valable, dans l’optique qui est la nôtre, c’est plutôt celle que met en place Nathalie J. Ferrand, entre « succession des instants » et « lumière de l’éternel » : « D’un côté se trouvent les apparences, l’illusion, la succession des instants et des fragments, l’opacité, de l’autre le tout, la lumière de l’éternel, le monde réel, où s’abolissent les catégories usuelles de la pensée.11 »

Ainsi, la quête poétique de Roud passe par une sorte de colligation visant à rassembler les morceaux épars d’un paradis terrestre disséminé sous la forme, notamment, d’« instants de grâce ». Cette dernière expression est utilisée par Nicole lui-même, le jour où il rend compte de « Différence », un texte poétique que lui a envoyé Roud, et qui rejoindra le recueil Air de la solitude en 1945 : « Je l’ai lu avec l’émotion et l’admiration que tu devines, songeant combien ton art si sûr et si riche te permet de saisir désormais de près les instants de grâce. » (N., 12/01/44, p. 796) Saisir les instants de grâce : c’est bien, en effet, ce que s’attache à faire Roud, lequel s’efforce alors d’être sensible à ces brefs moments de réception totale qui représentent précisément ces passages vers ce que Nicole, de nouveau, appelle « les portes de l’intemporel ». À propos cette fois-ci d’« Appel d’hiver », un poème de Pour un moissonneur, le critique écrit à son ami : « jamais, depuis Adieu, tu n’as proféré des incantations si justes, si pressantes, pour que s’ouvrent les portes de l’intemporel, et qu’apparaisse le monde où l’on ne vit plus, où l’on contemple seulement. » (N., 19/04/41, p. 585)

Pour autant, il ne suffit pas de rester sur le pas de la porte, au risque de ne faire que « côtoyer éternellement le bord de l’éternité », comme le redoute le narrateur du Manuscrit trouvé dans une bouteille : « Nous sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de l’éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.12 » Pour ne pas demeurer ainsi comme rejeté par l’éternité, il convient alors non seulement de « [lire] à même la nature les signes les plus solennels de l’éternité13 », mais également de savoir s’immiscer dans ces signes, de manière à sentir réellement cette émotion cosmique, prélude à une ouverture sans retenue du sujet lyrique. Une telle expérience trouve certainement un équivalent dans ce que Romain Rolland désignait du nom de « sentiment océanique » : « En parlant de ‘‘sentiment océanique’’, Romain Rolland a voulu exprimer une nuance très particulière, l’impression d’être une vague dans un océan sans limites, d’être une partie d’une réalité mystérieuse et infinie.14 »

Dès lors, devant l’étrangeté et la difficulté de concevoir une telle expérience, les mots pour la dire arrivent péniblement. Lord Chandos de même concédait l’impossible mise en mots de « ce quelque chose qui ne possède aucun nom » :

Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée.15

Peut-être que, tout compte fait, l’illustration la plus simple d’une ouverture à l’intemporel est donnée par Nicole lui-même. Convalescent, et immobilisé dans un chalet de haute montagne, celui-ci goûte l’abandon paisible que lui permet la compagnie de telle lumière ou celle de tel oiseau :

Oui, c’est peut-être ce que j’attends le plus du soleil, plus encore que la santé, ces heures de non-vigilance, de non-révolte, de non-angoisse, où un choucas qui s’arrête sur l’air avant de se poser sur un toit, la visite d’un pinson, une lumière un peu plus claire vers le Saint-Bernard, c’est-à-dire l’Italie, le bruit du torrent, un cri d’enfant suffisent à maintenir en vous le sentiment de l’existence – une existence que l’on sent alors sans commencement ni fin. (N., 20/04/52, p. 1105)

Ne plus sentir les bornes temporelles d’une vie humaine soucieuse de passé et d’avenir c’est, en somme, plus encore que de se consacrer au seul présent, se lancer dans l’Ouvert tel que Rilke le définit dans sa huitième élégie de Duino, dans laquelle l’animal agit comme un modèle de perception cosmique : « Et là où nous voyons de l’avenir, lui voit tout / et lui-même dans tout et sauvé pour toujours.16 »

4. Le temps, facteur d’altération et d’absolu

Entrecoupé de quelques instants privilégiés, le quotidien n’en demeure pas moins le lieu d’un mouvement incoercible, jetant sur toutes choses comme un voile d’altération. C’est ainsi que Nicole, dans une « Étude sur Gustave Roud » publiée en 1951, rend compte de l’expérience qu’a faite jadis son ami de la dégradation permanente du monde : « Il a appris peu à peu, dès l’adolescence, que tout y meurt et s’y corrompt. Il a vu le bûcheron abattre les arbres aimés, le chevreuil inquiet périr par le chasseur, la fleur être coupée, et s’altérer les beaux dimanches et les fêtes d’autrefois.17 » Cette empreinte de la mort dans le monde sensible incarne parfaitement la façon dont Roud conçoit l’écoulement temporel : force de transformation et d’altération, le temps consiste en une fuite angoissante à laquelle il convient de s’abandonner, tant le combat est inégal.

Nicole également se montre persécuté par l’épreuve du temps, qui entraîne en lui, en plus de ses souffrances physiques, une forte souffrance morale : « Je donnerais combien d’années de ma vie pour un matin de la seizième année à revivre, ou à retrouver intact dans la mémoire. Je me sens souvent l’objet d’une telle dégradation ! » (N., 27/01/46, p. 878) Chez Roud au contraire, nulle nostalgie. À la suite d’une rencontre d’anciens bacheliers à laquelle il vient de se rendre, il confie ainsi à Nicole : « Samedi j’ai vu Paul à un dîner d’anciens bacheliers de 1915, où j’avais fort hésité à descendre, car ces involontaires hommages à la toute-puissance du temps peuvent être presque tragiques. Mais non : tous, je crois, y ont pris plaisir, avec l’envie d’une récidive… » (R., 09/07/45, p. 858)

La toute-puissance du temps : une telle expression représente bien la manière dont Roud perçoit le temps. Celui-ci, doté d’une majuscule, apparaît même parfois comme proprement insupportable ; ainsi de ces attentes interminables qui semblent étirer les jours, quand les nouvelles d’un ami malade tardent à venir : « Le Temps, par simple grossissement, peut devenir quelque chose d’intolérable. » (R., 19/02/45, p. 845) Et la mort, alors, est une séparation, mais une séparation qui n’est que corporelle. Au moment où la mère de Nicole meurt, en février 1947, Roud a déjà perdu la sienne depuis près de quinze ans. Sous le coup d’une telle nouvelle, il adresse à son ami les lignes suivantes : « Ah je puis te le dire, ce n’est pas une privation d’amour que ces heures te préparent, c’est une présence éternelle qui va naître pour toi de cette absence, un regard éternel de ces yeux clos, un appel éternel de ces lèvres fermées. Crois-moi, je le sais. » (R., 19/02/47, p. 913)

Deux jours plus tard, Roud reprend la même idée, augmentée d’une nouvelle image : « C’est comme deux êtres longtemps confondus dans l’échange de leurs cœurs – qui s’écartent pour un moment l’un de l’autre afin de mieux se voir dans le rayonnement de leur amour, et bientôt les voici rapprochés qui reprennent leur dialogue à voix basse pendant l’éternité. » (R., 21/02/47, p. 915) Ainsi, on le voit, le temps est pour la première fois contourné. Son emprise fatale est renversée, puisque ce qui pourrait être une perte totale devient en réalité la possibilité d’un surcroît de présence. Pour le dire autrement, le temps et son cortège funéraire permettent, dans quelques cas bien particuliers, une inversion de la dichotomie présence/absence, ou perte/gain. À la présence corporelle se substitue non pas seulement une absence de même type, mais aussi et surtout une présence spirituelle détachée des contraintes temporelles et vouée à une activité sans relâche.

De plus, la « présence éternelle » dont parle Roud n’est pas assimilable à une simple pensée unilatérale : au contraire, il y a bien échange, car « dialogue ». Et ce dialogue, impulsé par un « appel », revêt toutes les caractéristiques d’un échange inouï visant à réparer tant bien que mal les entailles que le temps a créées. En 1967, la parution de Requiem marquera, pour Roud, une étape décisive de cet échange ; comme le dit si bien Philippe Jaccottet : « Le Requiem est tout entier tourné vers la mère perdue dont le poète veut à tout prix ressaisir l’appel, entendu miraculeusement un jour, dans l’espoir presque fou que la blessure de la séparation, qui est aussi celle du Temps, guérisse enfin à jamais.18 » Ainsi, le temps, facteur d’altération, devient également facteur d’absolu, dans la mesure où il peut devenir l’occasion d’une autre forme de rapport à l’autre et au monde, par-delà la sora nostra morte corporale19.

Conclusion – L’éternel et l’instant

La correspondance entre Gustave Roud et Georges Nicole, en plus d’offrir un témoignage vivant sur le temps qui passe, via l’alternance rituelle des saisons, est également le lieu d’un questionnement sans cesse renouvelé sur les marques visibles et invisibles que laisse le temps de son passage. Attentifs aux manifestations météorologiques les plus immédiates, Roud et Nicole se montrent aussi tendus vers une expérience élargie du temps, comme s’il s’agissait de voir derrière, ou plus loin que le seul quotidien. Peut-être la meilleure imbrication de ces deux formes temporelles (l’une limitée aux seules vues présentes ; l’autre étendue à un absolu par définition sans bornes) est-elle proposée par Albert Béguin.

Commentant en juin 1941 Pour un moissonneur, qui vient de paraître deux mois plus tôt, Béguin relie en effet « l’éternel » à « l’instant », à tel point qu’il fait du second la source du premier : « Celui qui est allé jusqu’au fond de la nuit et qui a eu la témérité de renoncer à vivre, obtient cette récompense inespérée : de voir se lever l’aube sur les prairies terrestres et de recommencer à vivre, sachant bien maintenant qu’il n’est d’accession à l’éternel que dans l’instant, – de présence sensible du surnaturel que dans le temporel.20 » Ces mots, qui seront en outre approuvés sans réserve par Roud lui-même, disent suffisamment que l’éternité dont parlent à plusieurs reprises les deux correspondants n’a rien d’éthérée, mais qu’elle prend au contraire racine dans le monde sensible et dans l’épaisseur du temps la plus palpable. De sorte que c’est en disant l’instant que naît l’éternité, et en effleurant du doigt l’intemporel qu’émerge pleinement le temporel.


Notes

1 L’expression est une traduction du latin de Cicéron : « amicorum colloquia absentium » (Philippiques, 4, 7). Cité par Élisabeth Gavoille et François Guillaumont, « Introduction », Conflits et polémiques dans l’épistolaire [en ligne], Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015 [consulté le 02 novembre 2022], URL : http://books.openedition.org/pufr/10877.

2 À l’entame de l’« Avant-propos » qui ouvre le quatrième et dernier volume de ses Études sur le temps humain, Georges Poulet lance ainsi l’appel suivant : « Il faudrait inventer une mesure de l’instant. Car ses dimensions varient. » (Georges Poulet, Études sur le temps humain, t. IV, Paris, Plon, 1964, p. 9) À l’autre extrémité du même avant-propos, Poulet conclut : « L’instant a toutes les mesures et les démesures. Qui saura jamais concevoir une mesure de l’instant ? » (id., p. 13).

3 Les citations de la correspondance Gustave Roud/Georges Nicole, nécessairement nombreuses, seront présentées dans le corps du texte pour ne pas alourdir les notes de fin. Elles prendront la forme suivante : l’initiale du locuteur sera suivie de la date d’envoi de la lettre, puis du numéro de page (voir bibliographie finale pour les références complètes).

4 Trésor de la langue française [en ligne], entrée « phénologie ».

5 Peter Schnyder, « Pour saluer Gustave Roud », dans Peter Schnyder (sous la direction de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 16.

6 Claire Jaquier, « Introduction à Air de la solitude », in Gustave Roud, Œuvres complètes, t. 1, Œuvres poétiques, Genève, Zoé, 2022, p. 762.

7 Ibid., p. 763.

8 Henry David Thoreau, Journal, trad. Brice Matthieussent, Marseille, Le mot et le reste, 2018, p. 222.

9 Gustave Roud, Œuvres complètes, t. 3, Journal 1916-1976, Genève, Zoé, 2022, p. 209.

10 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1988, p. 63.

11 Nathalie J. Ferrand, « Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis » [en ligne], paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 18 juillet 2007 [consulté le 14 octobre 2022], URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1802.

12 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 178.

13 Georges Nicole, « Gustave Roud », article publié dans Horizon, n° 74, février 1946, p. 106, en traduction anglaise, sous le titre « Biography », et reproduit p. 1229 de la correspondance Roud/Nicole.

14 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, p. 27.

15 Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1980, p. 81.

16 Rainer Maria Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, Élégies de Duino, « La Huitième Élégie », trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 549.

17 Georges Nicole, « Étude sur Gustave Roud », article publié dans Vie Art Cité, n°1, 1951, et reproduit p. 1232 de la correspondance Roud/Nicole.

18 Gustave Roud, Air de la solitude et autres écrits, préface de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2002, p. 15.

19 Cette expression, tirée du Cantique de frère soleil, ou Cantique des créatures, de saint François d’Assise, et que l’on peut traduire par « notre sœur la mort corporelle », est régulièrement citée par Roud, notamment dans la première page d’Adieu, son premier recueil, publié en 1927.

20 Albert Béguin, « Pour un moissonneur », article publié dans Suisse contemporaine, juin 1941, et reproduit dans Gustave Roud et Albert Béguin, Lettres sur le romantisme allemand, Lausanne, Les Études de Lettres, 1974, p. 199.


Bibliographie

ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1988, 185 p.

FERRAND Nathalie J., « Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis » [en ligne], paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 18 juillet 2007 [consulté le 14 octobre 2022], URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1802.

GAVOILLE Élisabeth, GUILLAUMONT François, « Introduction », Conflits et polémiques dans l’épistolaire [en ligne], Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015 [consulté le 02 novembre 2022], URL : http://books.openedition.org/pufr/10877.

HADOT Pierre, La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, 281 p.

HOFMANNSTHAL Hugo von, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1980, 452 p.

JAQUIER Claire, « Gustave Roud, une poésie en quête de lieux », dans SCHNYDER Peter (sous la dir. de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 37-51.

MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, 324 p.

POE Edgar Allan, Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, 1165 p.

POULET Georges, Études sur le temps humain, t. IV, « Mesure de l’instant », Paris, Plon, 1964, 398 p.

RILKE Rainer Maria, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, 1894 p.

ROUD Gustave, BÉGUIN Albert, Lettres sur le romantisme allemand, Lausanne, Les Études de Lettres, 1974, 215 p.

ROUD Gustave, Air de la solitude et autres écrits, préface de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2002, 229 p.

ROUD Gustave, NICOLE Georges, Correspondance, 1920-1959, éd. de Stéphane Pétermann, Gollion, Infolio, 2009, 1283 p.

ROUD Gustave, Œuvres complètes, sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti, Genève, Zoé, 2022, 4 t.

SCHNYDER Peter, « Pour saluer Gustave Roud », dans SCHNYDER Peter (sous la direction de), Les chemins de Gustave Roud, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 7-19.

THOREAU Henry David, Journal, trad. Brice Matthieussent, Marseille, Le mot et le reste, 2018, 784 p.

Gamètes de Rébecca Déraspe (Québec) : la maternité-comme-travail au confluent du temps dramatique et du temps social.

Marie-Claude GARNEAU

Marie-Claude Garneau est docteure en littérature de l’Université d’Ottawa, autrice, chargée de cours à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM et co-directrice littéraire de la collection de théâtre féministe « La Nef », aux éditions du Remue-ménage. Elle a co-dirigé, avec Nicholas Dawson, l’ouvrage Savoir les marges : écritures politiques en recherche-création (Remue-ménage, 2022) et est aussi co-autrice, avec Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent, de l’essai indiscipliné La Coalition de la Robe (Remue-ménage, 2017). On retrouve de ses textes critiques, savants ou de création dans les ouvrages Self-care (Hamac, 2021), QuébeQueer (PUM, 2020), dans Génération(s) au féminin et nouvelles perspectives féministes (Codicille, 2017), ainsi que dans plusieurs revues savantes et culturelles.

Pour citer cet article : Garneau Marie-Claude, « Gamètes de Rébecca Déraspe (Québec) : la maternité-comme-travail au confluent du temps dramatique et du temps social », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/06/gametes-de-rebecca-deraspe-quebec-la-maternite-comme-travail-au-confluent-du-temps-dramatique-et-du-temps-social/

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Ce texte est tiré en partie de la thèse de doctorat de l’autrice, intitulée Néolibéralisme, postféminisme et militantisme : la liberté de choix dans la dramaturgie des femmes au Québec (2015-2019), Université d’Ottawa, Ottawa, ON, 2023, en ligne : https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/44635

Résumés :

Cette contribution porte sur l’enjeu de la maternité-comme-travail (Robert, 2017; Toupin, 1996), dans la pièce Gamètes (2017) de l’autrice québécoise Rébecca Déraspe, et sur la manière dont celui-ci se noue à la notion de temps, dans ses déclinaisons dramatique et sociologique. Divers jeux temporels sont utilisés, principalement des retours en arrière, mais aussi une parole anticipatrice ainsi qu’un temps du présent qui s’appuie sur l’argumentation, pour éclairer les temps sociaux hétérogènes et multiformes (Haicault, 2000) que traverse principalement le personnage d’Aude, enceinte d’un enfant trisomique. C’est donc par la friction entre le temps comme unité dramatique et le temps comme enjeu féministe que s’élabore, dans la pièce de R. Déraspe, la maternité-comme-travail et plus largement la question du choix des femmes d’avoir ou non un enfant.

This contribution focuses on the topic of motherhood-as-work [la maternité-comme-travail] (Robert, 2017; Toupin, 1996), in the play Gamètes (2017) by French-Canadian playwright Rébecca Déraspe, and more specifically on how this topic is embedded in the notion of time, in its dramatic and sociological declinations. Various temporal strategies are used, such as flashbacks, but also anticipatory speech and dynamic exchanges such as arguments between the characters, to shed light on the social times at work, that the character of Aude, who is pregnant with a Down’s syndrome child, mainly experiences. Thus, it is by the friction between the time as a dramaturgical element and the time as a feminist stake, that the maternity-as-work and more widely, the issue of women’s choice to have or not to have a child, are elaborated in Déraspe’s play.

 Mots-clés : personnages féminins – temps dramatique – temps social – dramaturgie québécoise – théâtre québécois – écriture dramatique – féminisme – maternité.

Keywords: female characters – dramatic time – social time – French-Canadian dramaturgy – Quebec drama – playwriting – feminism – motherhood.

 


Sommaire

Le présent de la joute verbale
De la rétrospection pour se consolider soi-même
Dans l’anticipation, la charge mentale
Gamètes : les angles morts de l’accomplissement de soi
Notes
Bibliographie

Publiée au Québec par la maison d’édition Atelier 10 en 2017, la pièce Gamètes de Rébecca Déraspe a été créée sur la scène de la Petite Licorne, à Montréal, la même année, dans une mise en scène de Sophie Cadieux. La pièce met en scène Lou et Aude, deux trentenaires, amies depuis toujours. Aude, ingénieure civile, annonce un soir à Lou, journaliste féministe, qu’elle est enceinte d’un enfant trisomique. Alors que son amie l’implore de se faire avorter, Aude tente de réfléchir à ce que ressemblera sa vie si elle donne naissance à cet enfant. À lire ce qu’en dit elle-même Rébecca Déraspe dans son « mot de l’auteure » en ouverture de la publication, la pièce aurait d’abord eu comme visée de parler de « l’accomplissement au féminin », mais aurait fini par devenir « un texte sur l’amitié1 ». Pourtant, l’accomplissement au féminin demeure présent dans Gamètes et il s’appréhende par l’entremise du thème de la maternité-comme-travail2. La question de la maternité est ici envisagée comme « activité de travail3 » et non comme une définition ou une expérience biologique. Offrir un point de vue dramaturgique sur la question de la maternité demeure nécessaire et vise, dans le cadre de cette analyse, à comprendre comment la fiction théâtrale arrive à traiter formellement cet enjeu, du point de vue du travail.

Dans Gamètes, le sujet de la maternité-comme-travail se noue à la notion de temps et l’autrice utilise divers jeux temporels, principalement des retours en arrière, mais aussi une parole anticipatrice, pour structurer la situation dramatique et proposer différents points de vue sur l’enjeu de la maternité-comme-travail. Comme le rappellent Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert : « La simultanéité, l’apparition et le développement d’un temps multiple, où les répliques et les évènements s’entrecroisent, sont désormais des constantes majeures des “façons de raconter”4 ». C’est par une déconstruction du temps dramatique, c’est-à-dire le temps « des événements rapportés5 » dans la fiction, qu’apparaissent les temps sociaux hétérogènes et multiformes que traversent les femmes6. C’est par la friction entre les deux, le temps comme unité dramatique et le temps comme enjeu féministe, que s’élabore plus largement dans la pièce de R. Déraspe la question du choix des femmes d’avoir ou non un enfant7.

Le temps présent de la situation dramatique s’élabore en premier lieu par des échanges dynamiques de l’ordre de l’argumentaire entre les deux personnages, à travers lesquels se font et se défont des stéréotypes liés à la maternité. Ceux-ci sont étroitement liés au pouvoir que détiennent les deux protagonistes féminines de faire des choix concernant leur situation en dehors de l’espace privé. Le présent agit alors comme un lieu de négociation entre Aude et Lou, un lieu où se joue l’ambivalence entre sphère privée et sphère publique. C’est dans ce temps de la négociation qu’on constate la mise en fiction du scénario culturel genré du « You Can’t Have it All8 », c’est-à-dire une représentation attendue des femmes dans l’espace social9 qui renvoie ici à l’obligation pour celles-ci de choisir entre la maternité ou le travail. Dans Gamètes, ce scénario genré empêche Aude et Lou d’articuler un espace-temps alternatif entre sphères privée et publique. En second lieu, quelques retours en arrière significatifs permettent de revisiter les événements et les préjugés qui ont mené Aude à devenir ingénieure civile. Ce travail de la « rétrospection10 » nous transporte dans un temps distancé plus ou moins récent, dont la portée laisse présager la façon dont Aude a pu intérioriser certains stéréotypes. C’est de cette manière, entre autres, que se développe un dialogisme entre les paroles dites dans le temps passé et les répercussions de ces discours dans le temps présent. Dans son étude sur la poétique de Dostoïevski, Bakhtine parle du dialogisme comme d’un rapport entre les différents points de vue des personnages :

Chaque émotion, chaque pensée du personnage est intérieurement dialogique, teintée de polémique, pleine de résistance ou au contraire, ouverte à l’influence d’autrui, mais en tout cas jamais concentrée exclusivement sur son propre objet; toutes s’accompagnent d’un regard perpétuel sur autrui11.

Dans Gamètes, le dialogisme ouvre donc sur des points de vue différents sur le travail des femmes. En troisième et dernier lieu, la charge mentale12 de s’occuper d’un enfant trisomique, les prédictions et les peurs qui sont mises en texte relèvent de l’anticipation. Dans Gamètes, l’anticipation comme temps dramatique sert de structure formelle pour examiner justement le temps social que représente la charge mentale. Temps, espace, argent et corps13 sont ainsi les modalités dont les deux personnages féminins se servent pour tenter de prévoir ce que pourrait être la vie future avec un enfant lourdement handicapé.

Le présent de la joute verbale

C’est dans le temps initial qu’est le présent, celui où tout débute, que Aude et Lou discutent dans l’appartement de cette dernière et argumentent d’abord au sujet de l’accomplissement de soi. Les échanges entre elles font intervenir la question du choix de manière détournée, sous celle plus frontale de l’accomplissement des femmes :

LOU. C’est pas la féministe qui parle. C’est l’amie. Pis l’amie, elle dit que tu vas gâcher ta vie.

AUDE. Ça veut dire quoi “gâcher sa vie”?

LOU. Ça veut dire “gâcher ses chances de s’accomplir”.

AUDE. Ça veut dire quoi “s’accomplir”?

LOU. Toute. Ça veut dire toute.

AUDE. Toute?

LOU. Ça veut dire des affaires.

AUDE. Des affaires?

LOU. Tu comprends ce que ça veut dire.

AUDE. Absolument pas.

LOU. Ça veut dire être fière de ce qu’on fait pis se coucher le soir en se disant “yep yep”.

AUDE. Pis pourquoi je pourrais pas être “yep yep” en élevant un enfant handicapé?

LOU. Y’a pas grand-chose de gratifiant là-dedans14.

L’accomplissement au féminin tel que le présente Lou renvoie à une vision qui exclut, on le comprend par omission, tout travail de reproduction, principalement ici l’éducation d’un enfant trisomique. « S’accomplir » pour Lou signifie gagner sa vie sur le marché du travail, se réaliser en dehors de la maternité. Elle divise même sa propre personne entre la féministe et l’amie, supposant que « l’amie » est celle qui comprend ce qui se passe dans la sphère privée. Pour Aude, la perspective qu’elle mette au monde un enfant handicapé qui requerra d’elle toute son attention lui offre la possibilité de remettre en question ses propres façons de s’accomplir. En effet, toutes les questions – par les répétitions et les interrogations – qu’elle dirige vers Lou attestent du fait qu’elle doute du point de vue de son amie et elle cherche ainsi à obtenir des précisions sur ce que Lou entend par « accomplissement ». Les réponses vagues, les hésitations et les détournements de sens dans les termes employés par cette dernière dénotent l’ambivalence qui l’habite, ambivalence quant à la pertinence même de cet échange avec Aude. Par la manière dont l’échange se termine – « Y’a pas grand-chose de gratifiant là-dedans » – elle insinue qu’il est préférable de valoriser la carrière professionnelle plutôt que celle de mère à temps plein. Or, c’est justement dans cette manière binaire d’envisager le travail d’être mère, c’est-à-dire celui qui consiste à laisser complètement de côté la carrière professionnelle, que la position de Lou prolonge le discours du « You Can’t Have it All15 ». Du dialogue entre Lou et Aude se dégage, en filigrane, l’idée selon laquelle le choix de ne pas garder un enfant trisomique serait le seul geste adéquat à poser, si Aude souhaite se réaliser sur le plan professionnel.

Dans ses nombreux arguments pour tenter de convaincre Aude d’avorter, Lou s’appuie aussi sur des considérations écologiques et sociales qui suggèrent de s’occuper du déjà là, plutôt que de continuer à avoir des enfants :

LOU. J’ai une question

AUDE. …

LOU. As-tu pensé à l’environnement?

AUDE. What?

LOU. Le réchauffement climatique?

AUDE. What?

LOU. Tsé qu’y a des enfants affamés en Afrique? Des petites filles abandonnées en Chine? Des bébés haïtiens couchés dans des paniers de nattes?

AUDE. What?

LOU. Mettre un enfant au monde, c’est mettre un consommateur de plus sur terre. Imagines-tu ta trisomique? Elle va porter des couches toute sa vie. Sais-tu ce que ça fait une couche à la couche d’ozone?

AUDE. Avant de dire qu’un trisomique de trente ans porte des couches, peux-tu faire des recherches?

LOU. Ok. Je veux bien.

AUDE. Tu serais la première à condamner ton discours s’il venait pas de toi16.

De nouveau, la question collective, liée également à la sphère publique, pèse de son poids sur la décision d’Aude. Les arguments soulevés par Lou ne font que renforcer le sentiment de culpabilité qui habite souvent les femmes quand vient le moment de décider ou non d’avoir des enfants. Le discours social et moral autour de la maternité est d’autant plus important qu’il circule beaucoup dans Gamètes, agissant tel une injonction constante à prendre la décision la plus éclairée. Chez Lou, le refus d’avoir un enfant pour protéger la planète se pose en contradiction avec son premier argument, selon lequel l’accomplissement des femmes devait passer par des choix individuels. Or, à travers toutes ses tergiversations et ses opinions contradictoires, la raison pour laquelle Lou souhaite qu’Aude avorte, c’est parce qu’elle préfère voir son amie continuer de se réaliser dans son emploi.

Alors que Lou utilise l’argument planétaire et collectif pour jouer sur le sentiment de culpabilité de son amie, Aude, de son côté, alimente les préjugés positifs envers les mères : « Une mère, c’est heureux. Point. Final […]17 », dit-elle pour s’encourager dans sa prise de décision. Dans la poursuite de leur échange, Lou y va d’un nouvel argument à teneur sociale pour solidifier sa position : « Ça profite à la société de dire que “toutes les mères sont heureuses”. Comme ça, y a personne qui se préoccupe du fait que les femmes ont pas de postes de pouvoir. Ben non. De toute façon, les femmes, elles sont ben contentes, elles ont des enfants18 ». Encore une fois, les arguments soutenus par Lou traduisent une certaine inquiétude de sa part face au fait que les femmes pourraient préférer avoir des enfants plutôt que de se réaliser professionnellement. À l’inverse, Aude essaie de penser autrement l’idée d’élever un enfant trisomique, en le voyant comme un défi : « C’est pas tout le monde qui a ma chance. Tu le sais, j’ai toujours aimé ça, relever des défis19. » La construction dialoguée rythmée de l’argumentaire sert bien la réflexion féministe qui, malgré son manichéisme, porte sur la question du travail des femmes. Ces allers-retours de commentaires et d’opinions entre Aude et Lou rappellent ce que Bakhtine soulevait à propos du dialogisme, c’est-à-dire que « les rapports contradictoires n’étaient pas des chemins ascendants ou descendants de la personnalité, mais un état de la société20 ». La parole entre les personnage, les idées défendues par chacun dans l’intimité de la discussion, ouvrent ainsi plus largement sur certains présupposés sociaux qui circulent autour des femmes et de la maternité-comme-travail. De plus, avec les tensions et les rapports paradoxaux dont sont empreints leurs échanges, les personnages contredisent dans une certaine mesure l’idée selon laquelle il y aurait une « absence de débats sur le travail de reproduction21 ». Lou, dans la position qu’elle occupe, montre la difficulté d’aborder cette question, elle qui n’a de cesse de diriger la réflexion vers l’accomplissement au féminin. Or, les hésitations de Aude et ses remises en question soulignent qu’elle cherche peut-être à « réhabilite[r] théoriquement le travail domestique comme travail22 » et donc, à envisager les soins et l’attention donnés à son futur enfant comme un travail tout aussi gratifiant que celui d’ingénieure. Le temps du présent, comme unité dramatique au sein de la pièce, met ainsi en lumière la diversité et la multiplicité des propos tenus par les personnages, dont les échanges argumentés permettent la construction d’une réflexion critique plus globale au sujet de la maternité-comme-travail.

De la rétrospection pour se consolider soi-même

Les personnages de Gamètes naviguent, au fil de leur joute verbale, sur les souvenirs de leur adolescence, souvenirs qui nous permettent de saisir l’évolution de leur position argumentative respective. Ces jeux d’aller-retours entre le présent et le passé sont signifiés par l’usage de l’italique pour marquer les segments qui se déroulent dans le passé, italiques qui ne sont pas sans rappeler la forme didascalique. Son usage circonscrit les souvenirs de Lou et Aude, tout en faisant en sorte que « la structure temporelle [soit] comme fondue dans le discours [des] personnages23 ». Les retours en arrière spécifiques à Aude renvoient surtout aux effets pervers des stéréotypes de genre et à leur influence sur son choix de carrière. Le temps du passé nous la montre face à un professeur sexiste ou encore à une conseillère en orientation qui soutient que « les femmes optent davantage pour un métier qui fait appel à leur intelligence émotive […]24 ». De manière plus générale, les retours en arrière provoquent une réflexion sur les injonctions sociales qui reposent sur les jeunes femmes à devoir se réaliser professionnellement, encouragées qu’elles sont par la rationalité néolibérale, c’est-à-dire par « une certaine norme de vie25 » qui s’immisce partout.

L’usage de ce recul temporel explicite les nombreuses barrières qui se dressent devant Aude avant qu’elle puisse devenir ingénieure, ce qui explique en partie pourquoi, dans le présent de la situation dramatique, Lou ne peut envisager que son amie délaisse ce métier pour choisir d’élever un enfant handicapé. Cet acte de la « rétrospection26 » crée ainsi du dialogisme entre les points de vue passés et présents. Les paroles du passé traduisent des injonctions, voire des préjugés auxquels fait face Aude. Un exemple tiré d’un souvenir qui se déroule dans l’environnement de travail d’Aude et qu’on présume avoir eu lieu quelques semaines plus tôt, éclaire les comportements et les commentaires sexistes d’un collègue – ni plus ni moins qu’un « champion en rhétorique » – au sujet de la place des femmes dans la sphère de l’ingénierie27 :

AUDE, souvent. Je pense qu’il faudrait prendre le problème par un autre angle

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. C’est pas une question d’angle, ma belle/ C’est un question de trouver une solution/

AUDE, souvent. Ce que je veux dire, c’est que si on regarde les bases de données qu’on a/ On se rend compte de l’importance de prendre en considération les marges de sécurité et les réactions d’appuis

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. Mathieu/Tu disais quoi avant?

AUDE, souvent. Non, mais c’est vrai/La résistance à la flexion de notre matériau de base/Est pas tout à fait cohérente avec l’idée générale

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. Oui oui/C’est bien gentil là/Mais

[…]

AUDE, souvent. Tu fais-tu exprès?

LE CHAMPION EN RHÉTORIQUE. Voyons faut pas prendre ça comme ça/C’est un combat d’idées/Faut mettre nos sensibilités à l’extérieur de ça/T’es trop émotive pour débattre/Tu devrais le savoir/Veux-tu aller te reposer aujourd’hui?/J’imagine que t’as tes règles?28

Aude en conclut, après avoir relaté ce souvenir, que « [sa] fille [handicapée] aurait pas à vivre ça29 ». On peut lire deux idées derrière les interrogations et les craintes d’Aude, derrière l’emploi du « ça » : la peur que son enfant subisse le sexisme dans le monde du travail, mais aussi le doute sur la légitimité des femmes dans ces environnements de travail. La récurrence de l’adverbe « souvent » lié à ses répliques marque aussi formellement la lutte quotidienne d’Aude contre le sexisme de son collègue et on devine qu’elle voudrait soustraire sa fille à cette constante réitération.

Alors que Lou lui pose la question suivante : « Faque toi, tu penses que c’est plus facile d’être trisomique que d’être une femme30? » Aude lui répond : « [d]es fois je me demande31 » sous-estimant tout à coup la place des femmes dans des métiers moins traditionnels tels que l’ingénierie. On peut aussi se demander si, en ressassant ce souvenir, Aude ne tente pas de défier Lou, qui n’a de cesse de magnifier et de célébrer le métier d’ingénieure de son amie, en lui rappelant les difficultés et les préjugés qui y sont rattachés. Muriel Plana souligne que « l’œuvre dramatique politique idéale, soutenue par la fiction, traversée par le dialogisme, déchirée par les divisions, s’efforce de montrer et d’affronter les conflits. Elle se pousse de la sorte elle-même dans ses propres retranchements32 ». Ainsi, R. Déraspe nous montre le dialogisme interne d’Aude, aux prises avec des questionnements sur ce qu’il faudrait accomplir au nom de la libération des femmes (la liberté d’être sur le marché du travail) et sur les façons de s’occuper d’un enfant trisomique, sans reproduire les clichés associés à la mère au foyer (victimisation, dépendance économique, etc.) Ce dialogisme permet une réflexion plus générale sur « la valeur » des emplois occupés par les femmes et force à s’interroger sur ce que signifie réellement pour celles-ci s’accomplir en dehors de la sphère domestique.

Un autre exemple se présente plus loin, quand Aude commence sérieusement à se demander si le projet d’avoir cet enfant trisomique ne serait pas une autre manière détournée de se réaliser, d’être heureuse. C’est à nouveau avec un souvenir d’adolescence que le sujet s’impose. Face à un professeur à qui elle demande de « refai[re] [son] calcul33 », ce dernier, insulté, lui répond : « Ça sert pas à grand-chose de faire la plus fine/ T’es encore jeune/ Mais bientôt tu vas comprendre que les filles deviennent secrétaires/ Pas ingénieures/ Donc prends des notes à la place d’essayer de révolutionner mon cours34. » Tout de suite après cette réplique, Lou, nous ramenant au présent, répond, interloquée : « Des dizaines d’années d’études, juste pour envoyer chier une personne35? » On comprend donc qu’Aude a décidé de devenir ingénieure pour faire mentir ce professeur sexiste. Ce serait donc en termes de défis relevés que les accomplissements des femmes seraient plus légitimes et valorisés et c’est suivant ce même raisonnement que l’on comprend que pour Aude, élever un enfant trisomique représente aussi un défi. En isolant les souvenirs associés à la manière dont cette dernière est devenue ingénieure, en faisant du passé une temporalité rétrospective qui permet de voir le chemin parcouru de ce personnage, ces segments de Gamètes éclairent l’idée selon laquelle les femmes doivent se réaliser en dehors de la sphère domestique, dans une logique de dépassement de soi, et que les efforts demandés seront toujours plus grands pour elles.

Dans l’anticipation, la charge mentale

Les jeux temporels multiplient ainsi les voix qui traversent la discussion entre les deux personnages, en viennent à influencer leurs propres positions et à faire pencher leurs arguments d’un côté ou de l’autre. C’est donc par l’anticipation – surtout celle que produit Lou à partir de la situation d’Aude – que l’on est amené·e à imaginer ce que pourrait être l’emploi du temps de la mère d’un enfant trisomique. Tel qu’exposé précédemment, ni l’un ni l’autre des personnages ne pense la question de la maternité autrement que par le « thème du double », ou encore du mode de la « vie en deux36 ». C’est en ce sens que la question du choix, d’être mère ou d’avoir une carrière professionnelle, fait figure de pivot dramaturgique. Puisque c’est Lou qui tente de convaincre Aude du bien fondé d’un avortement pour sa carrière, les répliques d’anticipation qui servent ici d’exemples révèlent, à partir du point de vue de Lou, les obstacles auxquels elle croit qu’Aude devra faire face si elle choisit de garder l’enfant.

La notion de charge mentale se déploie donc sous diverses formes, à partir des répliques de Lou, pour nourrir la situation dramatique. Pour Monique Haicault, la charge mentale relève de « l’imbrication de temps sociaux multiples, d’activités diversifiées dans une pluralité de lieux dispersés autour de l’espace domestique37». Pour le dire autrement, il s’agit en quelque sorte d’une action mentale, celle de consolider pensées et gestes, temps requis et déplacement entre les lieux, pour que chaque activité de la vie se déroule le plus efficacement possible. C’est ce que font Lou et Aude quand elles simulent en pensée ce qui va peut-être se produire si Aude amène la grossesse à son terme. Les deux personnages sont donc déjà dans la charge mentale en essayant de voir venir les événements. Apparaissent dans le temps dramatique de l’anticipation des « modes de gestion des espaces-temps38 » réinscrits, répétés et maintenus, en raison de ce que Haicault nomme « l’idéologie des “rôles sexuels” qui alimente les imaginaires sociaux39 ». Dans Gamètes, cet imaginaire des modes de gestion se manifeste dans l’anticipation des tâches à accomplir et dans la manière dont elles vont modifier la présence d’Aude sur le marché du travail :

LOU. Non mais c’est vrai, Aude. Tu vas te suicider en dessous de ta trisomique à essayer d’y apprendre à s’essuyer comme y faut. Tu vas te pendre avec des listes à pus finir de rendez-vous avec des spécialistes. […] Tu vas arrêter de travailler. Tu vas scraper ton avenir pour un enfant qui en aura même pas. Non Aude. Juste non, Aude. T’es ingénieure. Mon amie est ingénieure civile. Si tu savais comme ça me rend fière, ça40.

Lou crée un effet de gradation avec les différentes activités, pour démontrer la lourdeur des tâches qui finiront par accaparer le temps de vie d’Aude. Elle lui donne d’abord en exemple un geste en apparence simple, « apprendre à s’essuyer », et c’est en sous-entendant la répétition de ce geste tout au long de la vie qu’elle imagine l’exaspération complète d’Aude par la figure choc « tu vas te suicider ». La seconde situation apparaît aussi sans issue – à nouveau, la métaphore de la mort, cette fois-ci, par pendaison – alors que se dessine sans difficulté toute la charge mentale derrière « les listes à pus finir ». Finalement, Lou arrive à la seule conclusion possible selon elle, c’est-à-dire celle où son amie va « arrêter de travailler » et donc, surtout, « scraper [son] avenir ». Spécifier qu’elle devra quitter son emploi nous ramène à la notion de maternité-comme-travail et au fait qu’il apparaît impossible d’avoir un enfant trisomique et d’occuper un emploi en dehors de la sphère domestique. Le côté étouffant, anxiogène de la charge mentale se construit ici dans une forme de synecdoque, au sens où le regard totalisant que porte Lou sur la situation rend pratiquement impossible d’isoler chacune des actions particulières et d’en diminuer les possibles effets sur le quotidien d’Aude. Dans le rapport d’accumulation, de répétition, et au cul-de-sac que l’on voit se profiler, la charge mentale apparaît tel un vertige qu’il faut contrer. En répétant deux fois le termes « ingénieure » à la fin de son plaidoyer, Lou s’assure qu’Aude n’oublie pas cette donnée, qui vient jeter une lumière plus ambitieuse et positive sur les actions dites suicidaires.

Dans l’anticipation du pire, Lou ne manque pas de pointer la solitude qui finira inévitablement par s’abattre sur Aude si elle concrétise son projet d’enfanter :

LOU. Un gars qui joue aux jeux vidéos au lieu de faire la vaisselle, c’est un gars qui laisse sa blonde enceinte affronter le médecin toute seule. Qui la laisse crever de peine pendant que lui “y avait tellement de travail, tu comprends”. Ça va être beau cette vie-là! David va se gratter la fourche en buvant du gin pendant que toi, tu vas crever dans le vomi de ton handicapée. Mais en même temps, c’est pas étonnant, tsé. Ça le concerne pas que votre enfant soit trisomique. Ben non, voyons. Les tâches domestiques sont encore majoritairement assumées par des femmes41.

Cette fois-ci encore, Lou utilise des effets d’amplification et d’accumulation pour convaincre Aude. Le terme « crever » est utilisé deux fois, ce qui contribue à associer le travail de reproduction à une charge trop lourde pour être même dépassée, une charge pour laquelle les femmes meurent, littéralement. David, le conjoint d’Aude, est dépeint comme un adolescent égocentrique et immature alors que l’enfant à venir est constamment caractérisé par son inaction et ses déjections. De son point de vue qui laisse entrevoir certains préjugés, Lou met en garde Aude contre une maternité qui relève de certains stéréotypes, mais dans le but de l’amener à réfléchir à la nécessité de se réaliser en dehors de la sphère domestique, puisque celle-ci semble la condamner inévitablement à l’isolement.

 Finalement, Lou utilise l’argument du rejet et du départ de David pour alimenter la peur chez Aude :

LOU. Pis David, y va te tromper. La bouche sur un autre vagin. Pis un matin, y va te dire : je suis désolé, je pense que je suis plus amoureux. Pis y va s’en aller avec ta dignité. Avec ce qui te restait de vie. Pis tu vas te retrouver toute seule avec la garde d’un enfant dysfonctionnel. Pis un moment donné, tu vas prendre la décision de la placer en centre spécialisé parce que ça va faire quatre cent vingt et un jours que tu te demandes comment faire pour pas aller étouffer ton enfant pendant son sommeil […]42.

Après avoir montré que son amie ne sera capable ni de s’accomplir professionnellement ni de s’occuper adéquatement de son enfant, en dernière instance, Lou évoque d’une part, le spectre de la rupture amoureuse comme conséquence de la maternité et d’autre part, la prise en charge de l’enfant par une instance publique. Les réflexions autour de la charge mentale culminent dans une peur quasi irrationnelle, où même la mort de l’enfant devient souhaitable. Ce troisième exemple d’anticipation dénote la circularité des arguments de Lou, la charge mentale étant représentée telle une boucle qui se referme sur elle-même et dans laquelle le pire est prédit, c’est-à-dire la mort de l’enfant. Monique Haicault soutient, à nouveau :

[l]a charge mentale est faite de ces perpétuels ajustements, de la viscosité du temps qui n’est que rarement rythme et beaucoup plus souvent immanence, où se perd le corps, où se tue la tête, à calculer l’incalculable, à rattraper sur du temps et avec du temps, le temps perdu à faire, à gérer43.

C’est ce que prévoit Lou, dans l’exemple précédent; la perte du corps dans la perte de la dignité, perte du « reste de vie »; perte de la tête, ne plus y voir clair et « calculer l’incalculable » en choisissant de « placer » l’enfant. Plus généralement, c’est bien cette « viscosité du temps » qui perdure, au fil des exemples d’anticipation, dans l’usage répété de ce « tu vas » récurrent (scraper ta vie, arrêter de travailler, te pendre, te suicider, …), dans une actualisation toujours immédiate du pire. La charge mentale, telle qu’imaginée grâce à ces divers « tu vas » (et nourrie par les actions attribuées à David) exemplifie ce qui a été mentionné précédemment à la suite d’Haicault, à savoir, « l’idéologie des “rôles sexuels”44 ». Le discours de Lou concernant la maternité et son anticipation rejoint ce que Nicole-Claude Mathieu appelle « la limitation de la “conscience propre” chez les femmes45», c’est-à-dire que la liberté de choix des femmes s’avère, dès le départ, un chemin parsemé d’embûches, quand on sait à quel point les actions des femmes dans la maternité-comme-travail, « sont orienté[e]s en fonction des autruis […]46 ». C’est cette trajectoire laborieuse que Lou tente de dessiner pour Aude. Les exemples sont certes exagérés par la peur de Lou mais cette orchestration de l’amplification, à travers le jeu temporel de l’anticipation, donne sa dimension théâtrale à la question de la charge mentale telle que R. Déraspe l’aborde dans sa pièce.

Gamètes : les angles morts de l’accomplissement de soi

Monique Haicault explique que dans le contexte du travail, « [les femmes] jouent avec les temps et sur les temps, car le temps est une donnée qui varie selon les espaces et les places occupées47 ». Une analyse combinée du temps dramatique et du temps social mis en texte dans Gamètes fait ressortir les charges sociale et mentale de l’activité productrice attribuée à la maternité-comme-travail. Le rythme des échanges et la construction argumentative serrée qui structurent le temps présent de la situation dramatique traduisent les injonctions néolibérales de l’accomplissement au féminin, celles d’être à la fois femme de carrière et mère. Pour comprendre comment Aude est devenue ingénieure civile et expliciter les défis associés à ce métier non-traditionnel pour les femmes, quelques retours en arrière sont particulièrement efficaces. Enfin, c’est surtout par l’anticipation que l’on voit apparaître la charge mentale associée à la maternité-comme-travail et c’est grâce à ces incursions dans un avenir imaginé que fonctionne le discours théâtral sur la question.

L’imbrication des divers temps dramatiques stimule, en somme, une réflexion plurielle, alors qu’en passant par la question de la maternité-comme-travail, la pièce de R. Déraspe tente de détourner les fondements traditionnels et les stéréotypes associés à la famille nucléaire. Malgré tout, c’est le chum d’Aude, David, qui semble être la solution à la situation à la fin de la pièce. C’est lui finalement qui accepte de quitter son emploi pour s’occuper de l’enfant à naître et c’est en envisageant ainsi la suite que Lou croit que David et Aude tenteront de « changer le paradigme48 ». En ce sens, ce que la pièce suggère à travers le discours féministe tenu par Lou, c’est que la liberté de choix des femmes demeure subordonnée à l’engagement des hommes. Au plus creux des enjeux soulevés par Gamètes, c’est l’hétérosexualité comme régime politique et social49 qui devient aussi un défi à relever.


Notes

1 Déraspe Rébecca, Gamètes, Montréal, QC, Atelier 10, collection « Pièces », 2017, p. 10.

2 J’emprunte l’expression à Camille Robert (2017), qui elle-même la reprend de Louise Toupin (1996). Toutes deux ont analysé cette question d’un point de vue historique.

3 Robert Camille. « Toutes les femmes sont d’abord ménagères » : discours et mobilisations des féministes québécoises autour du travail ménager (1968-1985), Mémoire de maîtrise, Montréal, QC, Université du Québec à Montréal, 2017, p. 43.

4 Ryngaert Jean-Pierre & Sermon Julie, Théâtres du xxie siècle : commencements, Paris, France, Armand Collin, 2012, p. 21.

5 Pavis Patrice, L’Analyse des spectacles, Paris, France, Armand Collin, 2016, p. 167

6 Haicault Monique, L’Expérience sociale du quotidien. Corps, espace, temps, Préface de Marie-Blanche Tahon, Ottawa, ON, Les Presses de l’Université d’Ottawa, collection Science sociales, 2000.

7 Selon Pavis, le temps comme composante dramaturgique ne peut être analysé sans prendre en considération son rapport à l’espace. Pavis, id. Il est intéressant de souligner que Haicault constate la même chose, d’un point de vue féministe et sociologique : « Le temps, l’espace et le corps agissent comme des facteurs puissants dans la construction quotidienne de l’expérience sociale » (id., p. 30). Sans vouloir délaisser complètement une analyse de l’espace, je me concentrerai surtout sur les effets des jeux temporels sur les propos des personnages.

8 McCarver Virginia, The Rhetoric of Choice and 21st-Century Feminism: Online Conversations about Work, Family, and Sarah Palin, Women’s Studies in Communication, 34, 2011, p. 29.

9 Voir à ce sujet Julie Lavigne, Anne-Marie Auger, Joseph Josy Lévy, Kim Engler et Mylène Fernet, Les scripts sexuels des femmes de carrière célibataires dans les téléséries québécoises. Études de cas : Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A.1. Recherches féministes 261, 2013, p. 185–202.

10 Sarrazac Jean-Pierre, Poétique du drame moderne. De Henrick Ibsen à Bernard-Marie Koltès, Paris, France, Seuil, 2012, p. 67.

11 Bakhtine Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski, trad. Isabelle Kolitcheff, présentation de Julia Kristeva. Paris, France, éditions du Seuil, 1970, [1963], p. 66.

12 Haicault Monique, op. cit., p. 30

13 Ibid.

14 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 30

15 McCarver Virginia, op. cit., p. 29

16 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 43

17 Ibid., p. 60

18 Ibidem.

19 Ibid., p. 61

20 Bakhtine Mikhaïl, op.cit., p. 60. L’italique est dans le texte.

21 Seery Annabelle, « Les jeunes féministes et la valorisation du travail de reproduction : quelques réflexions sur le mouvement des femmes au Québec », Recherches féministes, 28(1), 2015, p. 157.

22 Galerand Elsa & Kergoat Danielle, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles Questions Féministes, 27(2), 2008, p. 76.

23 Ryngaert Jean-Pierre, Écritures dramatiques contemporaines, 2e édition, Paris, France, Armand Collin, 2011, p. 124.

24 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 35

25 Dardot Pierre & Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, France, La Découverte, 2009, p. 5

26 Sarrazac Jean-Pierre, op. cit., p. 67

27 La barre oblique dans cette série de répliques indique un saut à la ligne dans le texte.

28 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 63-64. L’italique est dans le texte.

29 Ibid., p. 65

30 Ibidem.

31 Ibidem.

32 Plana, Muriel, Théâtre et politique, pour un théâtre politique contemporain, Paris, France, Orizons, 2015, p. 114.

33 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 82

34 Ibidem. L’italique est dans le texte.

35 Ibidem. L’italique est dans le texte.

36 Haicault Monique, op. cit., p. 83

37 Ibid., p. 15.

38 Ibid., p. 86.

39 Ibid., p. 85.

40 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 32-33. L’italique est dans le texte.

41 Ibid., p. 36-37.

42 Ibid., p. 68.

43 Haicault Monique, op. cit., p. 92.

44 Ibid., p. 85.

45 Mathieu Nicole-Claude, L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe [1991], Donnemarie-Dontilly, France, éditions iXe, 2013, p. 176.

46 Mathieu Nicole-Claude, ibid.

47 Haicault Monique, op. cit., p. 87.

48 Déraspe Rébecca, op. cit., p. 85.

49Wittig Monique, La pensée straight [2001, 2007], Paris, France, Amsterdam, 2013.


Bibliographie

Pièce de théâtre

Déraspe Rébecca, Gamètes, Montréal, QC, Atelier 10, collection « Pièces », 2017, 120 p.

Ouvrages théoriques

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Articles

Galerand Elsa. & Kergoat Danielle, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles Questions Féministes, 2008, 27(2), p. 67-82.

Julie Lavigne, Anne-Marie Auger, Joseph Josy Lévy, Kim Engler et Mylène Fernet, « Les scripts sexuels des femmes de carrière célibataires dans les téléséries québécoises. Études de cas : Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A.1 », Recherches féministes 261, 2013, p. 185–202.

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Toupin Louise, « Des “usages” de la maternité en histoire du féminisme. Recherches féministes, 1996, 9(2), p. 113-135.

Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VVA)

Camille Le Gall

Camille Le Gall est doctorante à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Elle écrit sa thèse sur la transcription et la (re)traduction des voix marginales en français dans quatre romans du Sud des Etats-Unis. Ces voix marginales sont variées, allant des voix africaines américaines aux voix queer ou encore handicapées. Elle est dirigée par Nathalie Vincent-Arnaud et Aurélie Guillain (CAS).

camille.le-gall@univ-tlse2.fr

Pour citer cet article : LE GALL Camille, « Temps, traduction et retraduction : la question de la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VVA) », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°13 « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/temp-traduction-et-retraduction-la-question-de-la-traduction-du-vernaculaire-africain-americain-vva/

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Résumé

Les dynamiques de traduction et de retraduction en littérature suivent-elles un schéma temporel prévisible et linéaire ? Selon Antoine Berman, qui a théorisé la retraduction en 1990, le modèle classique observé en traduction littéraire serait celui d’une domestication première, suivie par une étrangéisation plus grande à partir de la deuxième traduction. Le temps confèrerait au traducteur et à l’œuvre traduite une plus grande marge de créativité et d’expérimentation linguistique en langue cible, dans le but de se rapprocher des effets et des étrangetés produits par la langue, le style et la culture du texte source, alors que la première traduction aurait pour but d’introduire le texte source dans la culture cible, dans une optique de lisibilité et d’accessibilité. Il s’agira d’explorer cette théorie à partir de romans (et de leurs traductions) du Sud des États-Unis datant de la première moitié du xxe siècle, qui mettent en scène des personnages africains américains et font usage du sociolecte appelé Vernaculaire Africain Américain (VAA). Dans le cadre d’une étude sur la traduction de la voix « marginale » ou « minoritaire » en littérature, la théorie de la retraduction de Berman sera particulièrement intéressante à observer, mais également à nuancer. Il sera pertinent notamment d’interroger la chronologie des traductions et des retraductions pour explorer cette théorie : par exemple, quand la première traduction est-elle apparue en langue cible par rapport à la publication originelle de l’œuvre ? Comment ce potentiel décalage temporel peut-il influencer l’approche poétique et politique de la traduction de la voix marginale ? Que faire des textes traduits devenus canoniques, « intouchables », et qui n’ont donc jamais été retraduits ?

Abstract

Can we predict the patterns at play in the dynamics of literary translation and retranslation? According to Antoine Berman, who emitted the first retranslation theory in 1990, the common pattern in literary translation is that the first translation has domesticating undertones, while the retranslations then tend towards more and more foreignization. Time allows for more room for the translators to be creative with the characteristics of the target language, in the aim of reflecting the effects and specificities of the source text’s language, style and culture. On the other hand, the aim of a first translation is that of introducing and integrating the source text into a foreign culture, making it as accessible as possible. In this article I will explore this theory through the study of four novels (and their translations) from the South of the United States and from the first half of the 20th century, which stage Africain American characters and which use African American Vernacular English (AAVE). I will strive to prove the cogency of the association between the study of the translation of “minority voices” and Berman’s theory of retranslation, which I will also put into question. I will study the chronology of the translations and retranslations of the novels under scrutiny and ask questions like the following: when was the first translation published compared to the publication date of the source text? How is that potential discrepancy relevant when it comes to the poetic and political approach of minority voices in translation? What do you do with so-called « canonical” texts which have not been retranslated due to their status?

Mots-clés

Traductologie – Retraduction – Sociolecte – Vernaculaire Africaine Américain – Littérature du Sud des États-Unis – William Faulkner – Carson McCullers – Zora Neale Hurston

Sommaire

Introduction

1. Les enjeux socio-idéologiques liés à la représentation du Vernaculaire Africain Américain

2. Les premières traductions du Vernaculaire Africain Américain : la difficile entreprise d’introduire l’étranger dans la langue et la culture cibles

3. Les potentialités d’une théorie de la retraduction des sociolectes dans le cas du Vernaculaire Africain Américain

Bibliographie

Introduction

L’association entre les Retranslation Studies, ou théories de la retraduction, et la question de la traduction des sociolectes constitue une base théorique pertinente pour l’analyse de notre objet d’étude, à savoir la traduction du Vernaculaire Africain Américain (VAA) tel qu’il apparaît dans trois romans d’auteurs·rices du Sud des États-Unis : The Sound and the Fury (1929) de William Faulkner, Their Eyes Were Watching God (1937) de Zora Neale Hurston, et The Heart Is a Lonely Hunter (1940) de Carson McCullers.

La notion de sociolecte a été définie par Annick Chapdelaine et Gillian Lane-Mercier :  

On peut […] considérer le terme de sociolecte comme un terme générique qui recouvre ceux, plus spécifiques car fondés sur un ensemble plus restreint de paramètres, de vernaculaire, qui désigne le parler d’un groupe ethnique en marge de la langue officielle comme des instances de pouvoir, de patois, qui renvoie au seul parler paysan, de pidgin et de créole, basés surtout sur des critères de formation linguistique et d’appartenance ethno-géographique, de dialecte, enfin, où les déterminations géographiques impliquent en règle générale des déterminations socio-culturelles[1].

Le Vernaculaire African Américain, bien qu’il contienne le terme de « vernaculaire » dans son acceptation, peut également entrer dans la catégorie du « dialecte » tel que l’entendent Chapdelaine et Lane-Mercier, puisqu’il s’est développé dans un contexte géographique bien particulier impliquant des déterminations socio-culturelles, à savoir les plantations de coton du Sud des États-Unis pratiquant l’esclavage. Ainsi, nous engloberons les caractéristiques de cette forme d’anglais non-standard sous l’appellation de « sociolecte ».

En France, le débat sur la traduction des sociolectes a émergé à l’époque où l’article mentionné plus haut fut publié, dans le volume 7 de la revue TTR (Traduction Terminologie Rédaction). Déjà, Bernard Vidal y étudiait la question de la traduction du VAA, les limites des traductions existantes et le besoin de développer de nouveaux outils de traduction afin de le retraduire sans occulter ses caractéristiques culturelles, historiques et avant tout politiques.

Nous pouvons associer ces considérations à la théorie de la retraduction d’Antoine Berman, qu’il a introduite dans le quatrième numéro de la revue Palimpsestes en 1990. Paul Bensimon résume le propos de Berman dans sa « Présentation » :

La première traduction procède souvent — a souvent procédé — à une naturalisation de l’œuvre étrangère ; elle tend à réduire l’altérité de cette œuvre afin de mieux l’intégrer à une culture autre. […] La première traduction ayant déjà introduit l’œuvre étrangère, le retraducteur ne cherche plus à atténuer la distance entre les deux cultures ; il ne refuse pas le dépaysement culturel : mieux, il s’efforce de le créer[2].

Aujourd’hui, les catégories de « naturalisation » et de « dépaysement culturel » sont plus souvent entendues comme « domestication » et « étrangéisation », deux stratégies de traduction définies par Lawrence Venuti dans The Translator’s Invisbility[3]. La notion de « décentrement » est également souvent associée à l’étrangéisation et fait référence à l’utilisation de procédés discursifs et linguistiques « non-standards » dans la culture et la langue cible, surtout dans une traduction dont la langue cible est une langue majoritaire imposée dans les institutions officielles sous une forme acceptée comme « standard », comme le français dans le cas de notre étude.

Berman établit également dans son article la définition d’une grande retraduction : celle-ci serait marquée par une certaine abondance linguistique et culturelle, et adviendrait à un « moment favorable » dans l’histoire de la traduction, qui « (re)vient lorsque, pour une culture, la traduction d’une œuvre devient vitale pour son être et son histoire[4] ». Cette notion de « moment favorable » nous sera utile pour considérer la chronologie des traductions des romans que nous étudierons.

Dans cette exploration des traductions et des retraductions des romans mentionnés plus haut, nous nous poserons les questions suivantes : quels sont les enjeux socio-idéologiques des différentes représentations du VAA dans les textes sources et comment les refléter dans les traductions ? Quand la première traduction est-elle apparue en langue cible par rapport à la publication originelle de l’œuvre ? Comment ce potentiel décalage temporel peut-il influencer l’approche poétique et politique de la traduction de la voix africaine américaine ? Quelles stratégies ont été adoptées par les traducteurs·rices en fonction de l‘époque de traduction et quels en sont les effets sur le lectorat ? Que faire des textes traduits devenus canoniques, « intouchables », et qui n’ont donc jamais été retraduits ?

1. Les enjeux socio-idéologiques liés à la représentation du Vernaculaire Africain Américain

Chacun des trois romans de notre corpus présente une transcription particulière du Vernaculaire Africain Américain et il est important de délimiter les enjeux socio-idéologiques liés à ces spécificités. Hurston et Faulkner représentent tous deux le VAA de manière très poussée et détaillée, dans les dialogues notamment, via les marqueurs qu’ils utilisent pour le retranscrire. Des marqueurs phonographologiques (en gras dans les extraits suivants) et grammaticaux (en italiques) sont notamment employés pour souligner les particularités syntaxiques et phonologiques du sociolecte. Le premier paragraphe est un extrait de Hurston, le second de Faulkner :

What she doin’ coming back here in dem overhalls? Can’t she find no dress to put on?—Where’s dat blue satin dress she left here in?—Where all dat money her husband took and died and left her?—What dat ole forty year ole ’oman doin’ wid her hair swingin’ down her back lak some young gal?[5]

Whut I want to waste my time foolin a man whut I don’t keer whether I sees him Sat’dy nighter not? I won’t try to fool you,” he says. “You too smart fer me. Yes, suh,” he says […][6].

Si Faulkner et Hurston n’avaient pas la même expérience du VAA, Faulkner étant blanc, Hurston africaine américaine, leurs transcriptions produisent un résultat similaire mettant en avant un parler bien spécifique (rehaussé notamment par son contraste avec l’anglais dit « standard » utilisé soit dans la narration, soit par d’autres personnages). Cependant, si nous prenons en compte les éléments diégétiques de chacun des deux romans, les enjeux socio-idéologiques propres à l’utilisation du VAA ne sont pas identiques.

Hurston, en plus d’utiliser des marqueurs linguistiques propres au VAA, construit l’identité africaine américaine de ses personnages via un usage extensif de ce qu’elle a elle-même décrit comme la « volonté de parure » (« the will to adorn[7] ») propre à l’expressivité africaine américaine : une de ses particularités est l’usage de métaphores et de comparaisons, présentes en abondance dans le roman (« dey’s gone lak uh turkey through de corn[8] », « If you kin see de light at daybreak, you don’t keer if you die at dusk. It’s so many people never seen de light at all. Ah wuz fumblin’ round and God opened de door[9] »). On remarque également la présence de nombreuses références culturelles à des activités propres aux communautés africaines américaines, comme la mention du « ring shout[10] », une tradition religieuse chantée et dansée. Chez Hurston, la représentation de l’identité africaine américaine est enjouée, célébrant la richesse de cette culture qui s’exprime sans barrières imposées par des personnages blancs ; en effet, le roman décrit notamment la construction d’Eatonville en Floride, dans laquelle la communauté africaine américaine vivait en autonomie.

Au contraire, dans le roman de Faulkner, les relations entre la communauté africaine américaine et la société blanche sont au cœur de l’histoire, elle-même centrée sur la déchéance de la famille Compson. Les personnages africains américains travaillant pour la famille sont présentés comme témoins perspicaces et lucides de la descente aux enfers des Compson, ultime humiliation pour une famille désargentée du Sud qui tirait autrefois sa richesse de l’esclavage. Compte tenu de cet enjeu, le contraste entre le VAA des personnages africains américains et l’anglais relativement « standard » des personnages blancs est d’autant plus important à souligner. De plus, plusieurs personnages africains américains du roman sont capables de jouer avec leur identité et leur manière de s’exprimer dans le but d’évoluer au sein la société blanche. Le cas du révérend Shegog est particulièrement parlant : il s’agit d’un personnage vivant dans le nord du pays mais descendu dans le sud pour assurer la messe de Pâques. Ayant l’habitude de naviguer dans la société blanche et éduquée du Nord, le révérend commence la messe avec le ton d’un homme blanc, « une voix unie et froide[11] », utilisant une prononciation standard : « I got the recollection and the blood of the Lamb[12]! ». Il lui faudra cependant peu de temps pour s’adapter subtilement à son public, la congrégation africaine américaine, et pour passer à un parler reconnu par ses pairs : « ”I got de ricklickshun en de blood of de Lamb!” They did not mark just when his intonation, his pronunciation, became negroid[13] ». Les jeux de contraste établis dans le roman mettent en lumière la présence et l’importance du VAA dans la communauté africaine américaine du Sud, bien qu’elle se construise quasiment uniquement vis à vis de la société blanche dans laquelle elle est opprimée et discriminée, contrairement au roman de Hurston.

La représentation du Vernaculaire Africain Américain dans The Heart Is a Lonely Hunter de Carson McCullers se fait bien plus discrète que dans les deux romans mentionnés précédemment. Là où Hurston et Faulkner font usage de marqueurs à la fois grammaticaux et phonographologiques, donnant lieu à une transcription riche et déstabilisante pour un·e lecteur·rice d’anglais « standard », McCullers n’utilise quasiment que des marqueurs grammaticaux, et dans une bien moindre mesure que les deux autres auteurs·rices. Par exemple, lorsque Portia, une femme africaine américaine travaillant au service de la famille Kelly, est introduite dans le roman, son identité africaine américaine nous est révélée dans du discours direct certes, mais de manière thématique plus que linguistique, puisque Portia mentionne elle-même sa couleur de peau : « ”And that is the various reason why I’m a whole lot more fortunate than most colored girls,” Portia said as she opened the door[14] ». Le seul indice de son usage d’un anglais « non-standard » est l’élision du pluriel dans le segment « the various reason why ». Par la suite, les marqueurs du VAA sont disséminés de manière assez parlante dans le discours direct des personnages africains américains pour faire comprendre au lectorat l’identité du personnage, mais cette transcription n’entrave pas la lecture pour un·e lecteur·rice d’anglais « standard » : « It about our Willie. He been a bad boy and done got hisself in mighty bad trouble. And us got to do something[15] ». En effet, le texte de McCullers a pour ambition, entre autres, de mettre en lumière les injustices subies par la communauté africaine américaine au sein de la société blanche (arrestations injustifiées, violences physiques et psychologiques), et le roman n’adopte pas la visée enjouée et culturelle de celui de Hurston par exemple, mais une perspective bien plus sociale.

Chacun des romans de notre corpus contient des enjeux socio-idéologiques bien spécifiques quant à la représentation de l’identité africaine américaine via la transcription du VAA dans les textes. Il s’agit à présent de nous demander si ces enjeux ont été reflétés dans les choix opérés par les traducteurs·rices des romans, et si la dynamique de traduction/retraduction énoncée par Berman peut être observée ou nuancée dans le cas de notre corpus.

2. Les premières traductions du Vernaculaire Africain Américain : la difficile entreprise d’introduire l’étranger dans la langue et la culture cibles

Il s’agit tout d’abord de dégager les principales tendances liées à la première traduction du sociolecte qu’est le VAA en fonction des époques. Si les premières traductions de Faulkner et de McCullers ont suivi leur publication originale de près (1938 pour la première traduction de The Sound and the Fury, 1947 pour celle de The Heart Is a Lonely Hunter), la première traduction de Their Eyes Were Watching God en France n’est apparue qu’en 1993, soit plus de cinquante ans après sa publication aux États-Unis. Nous verrons que ce décalage temporel entre les premières traductions de notre corpus n’est pas sans incidence sur les choix opérés par les traducteurs·rices.

Nous nous focaliserons dans un premier temps sur les traductions de Faulkner et de McCullers. En effet, bien qu’elles datent toutes deux de la première partie du xxe siècle, époque effervescente pour la popularité des auteurs·rices américain·e·s en France (avec Steinbeck et Faulkner comme figures de proue), les traducteurs·rices ont opté pour des stratégies de traduction bien différentes.

Dans le cas de The Sound and the Fury, la première traduction du texte a été réalisée par le traducteur phare des auteurs·rices américain·e·s en France à l’époque, Maurice-Edgar Coindreau. Le défi de la traduction du VAA dans le texte source s’est imposé d’emblée au traducteur, qui a abordé la question dans son introduction au texte de Faulkner : « J’ai […] résolument écarté toute tentative de faire passer dans mon texte la saveur du dialecte noir. Il y a là, à mon avis, un problème aussi insoluble que le serait, pour une traduction de langue anglaise, la reproduction du parler marseillais[16] ». Malgré cette prise de position, il n’a pas  complètement neutralisé la voix africaine américaine en lui attribuant un parler français « standard », mais il l’a domestiquée en lui substituant un parler rural francophone, qu’il justifie dans son article intitulé « On Translating Faulkner »:

On m’a souvent demandé : « Comment traduire un dialecte ? » Selon moi, c’est un détail de peu d’importance. Si les personnages ruraux de Faulkner parlent un dialecte issu du Mississippi, ils parlent avant tout comme des ruraux, et c’est là tout ce qui compte. On peut appliquer le même raisonnement aux personnages africains américains. Si Dilsey, l’admirable « nanny » de la famille Compson, retient notre attention, ce n’est pas pour la couleur de sa peau. Ce qui fait d’elle une grande figure de fiction sont sa noblesse de caractère, sa dévotion, son abnégation et sa résilience, qualités qui peuvent être reflétées dans n’importe quelle langue sans détourner notre attention de la grandeur du personnage. Tous les hommes de ma génération en France ont connu dans leurs familles des équivalents de Dilsey. Nous connaissons leur manière de parler, et c’est tout ce qui nous importe[17].

Voici un exemple de ce parler rural francophone mis en place dans la traduction du VAA dans Le Bruit et la fureur : « Je l’ai trouvée là où qu’on les trouve. Y en a encore des tas, là d’où elle vient[18] ». Pour reprendre les propos de Coindreau, s’il est vrai que le personnage de Dilsey retient l’attention du lecteur par sa grandeur d’âme et son abnégation, le contraste entre celle-ci et la laideur humaine de la famille Compson n’est que renforcé par l’ironie du renversement de situation entre les personnages blancs et africains américains dans le roman. Ce contraste est très spécifique à l’histoire sociale et politique du Sud des États-Unis, et ramener le VAA à un parler rural proche du patois francophone relève d’une domestication neutralisant toute trace des enjeux politiques et historiques contenus dans la représentation du VAA en littérature. Cependant, cela est longtemps resté une tendance tenace en traduction française comme le souligne Bernard Vidal dans son article sur la traduction du VAA[19]– une tendance qui a même dépassé les limites de la première moitié du xxe siècle, comme nous le verrons ci-après. Cette stratégie de domestication donnant lieu à une neutralisation de l’identité africaine américaine reste néanmoins la moins « risquée » quant à la représentation d’une identité vue comme « noire », puisqu’elle évite le choix d’une équivalence essentialisante relevant d’une potentielle vision caricaturale de la voix noire. Comparons en effet cette stratégie avec celle adoptée par Marie-Madeleine Fayet dans sa première traduction de The Heart Is a Lonely Hunter, datant de 1947. Dès la première apparition d’une voix africaine américaine dans le roman, la stratégie choisie par Marie-Madeleine Fayet se fait tristement notable :

Willie, le nègre de la cuisine, était devant lui, en toque blanche et long tablier blanc. L’émotion le faisait bégayer :

« Et il c-c-cognait son poing fe’mé cont’ le m-m-mu’ de b’iques[20]. »

Le lectorat remarquera d’emblée l’utilisation d’un terme aujourd’hui dépassé[21] pour traduire l’expression plus neutre de « coloured boy » utilisée par McCullers[22] : il est intéressant de soulever ce décalage, puisque l’utilisation de « coloured boy » par McCullers apparaît comme un choix visant une certaine « neutralité idéologique » (le personnage de Portia revendique la dimension « correcte » de cette expression : « polite peoples – no matter what shade they is – always says coloured.[23] »). S’il est vrai que, dans le roman, le personnage africain américain du Dr Copeland utilise le terme de « Negro » dans la même dynamique de ré-appropriation identitaire que le mouvement des droits civiques dans les décennies suivantes, la voix narrative emploie l’expression plus « neutre », à l’époque, de « coloured » ; il semble alors que la traductrice n’ait pas identifié ce décalage, source de débats dans la société de l’époque et au sein même du roman, entre « neutralité idéologique » et « revendication identitaire » dans l’utilisation des différents termes par différentes voix dans le texte. En outre, Fayet a opté, pour retranscrire l’identité du personnage, pour la transcription d’un accent vu à l’époque comme la représentation stéréotypique de la voix « noire » arrivant notamment des territoires colonisés par la France. Pour ce faire, la traductrice a ôté les « r » dans les occurrences de discours direct de personnages africains américains dans le roman, nous faisant alors entendre un accent dit « noir » très présent dans l’imaginaire collectif en France à cette époque[24]. Il s’agit également de la stratégie adoptée par Pierre-François Caillé dans sa traduction des voix africaines américaines présentes dans le roman Gone With the Wind de Margaret Mitchell, dont la traduction française a été publiée en 1938. Sa traduction précédant celle de Fayet, il est possible que cette dernière s’en soit inspirée pour ses propres choix face au texte de McCullers, compte tenu de la popularité du texte traduit par Caillé en France à l’époque. Cependant, il reste important de préciser que les deux romans, celui de Mitchell et celui de McCullers, n’envisageaient pas du tout les mêmes enjeux quant à la présence des personnages africains américains dans l’histoire. Là où le texte de Mitchell affiche une position esclavagiste, présentant les personnages africains américains comme fidèles servants des Blancs, satisfaits de leur condition, McCullers n’avait pas du tout le même positionnement quant à sa représentation de l’identité africaine américaine, très réaliste au sujet de la réalité de la société du Sud à l’époque et ne glorifiant en aucun cas l’héritage de l’esclavage.

Ainsi, si la stratégie de Coindreau est discutable sur des aspects historiques et politiques, le choix de Fayet est encore plus problématique, en particulier aux yeux de lecteurs·rices contemporain·e·s. À l’époque de ces traductions, la question de la traduction des sociolectes n’était pas encore engagée dans les cercles académiques, et la réflexion autour de l’utilisation de formes linguistiques « non-standards » en traduction française n’était pas non plus encore entamée comme elle l’est depuis une trentaine d’années, rendant difficile l’expérimentation linguistique. On observe alors dans ces deux premières traductions une dynamique de domestication forte, comme prévue par la théorie de Berman, mais ayant deux résultats bien différents : la neutralisation chez Coindreau d’une part, et la représentation caricaturale chez Fayet d’autre part. Dans les deux cas, les choix d’équivalences des traducteurs·rices pour la voix africaine américaine (un parler rural francophone et un parler typique perçu comme « noir ») entrent dans une dynamique ethnocentrique d’intégration d’un texte étranger dans une culture cible, ce qui correspond aux propos de Berman quant aux premières traductions.

Cependant, serait-il possible d’attribuer les défauts de ces premières traductions à l’époque de leur production, et qu’en est-il alors de la première traduction du roman de Zora Neale Hurston ? Comme mentionné plus haut, celle-ci date de 1993, soit bien plus tard que les textes de Faulkner et McCullers. Hurston avait elle-même énormément perdu en popularité aux États-Unis, tombant presque dans l’oubli jusqu’aux années 1970-1980, époque à laquelle la tonalité féministe de son premier roman fut célébrée par une autrice féministe africaine américaine, Alice Walker. Ainsi, il fallut encore un peu de temps à ce texte pour faire son chemin jusqu’en France, traduit pour la première fois aux éditions de l’Aube, maison d’édition engagée pour l’introduction en France de textes dits « du monde[25] ». Françoise Brodsky, première traductrice de Their Eyes Were Watching God en France, a mené un travail poussé sur le texte pour essayer d’en rendre certaines particularités propres à l’expressivité africaine américaine. Elle a notamment publié un article peu après la publication de sa traduction, revenant sur ses méthodes et mettant en avant une connaissance des enjeux liés à la traduction du sociolecte : « Pour ce qui est des dialogues, écrits phonétiquement, il était bien entendu exclus (sic) de se rabattre sur un dialecte français genre berrichon ou auvergnat, petit-nègre ou argot parisien[26] ». Elle met ainsi de côté les stratégies de domestication les plus communes opérées en traduction française face aux voix « non-standards » en littérature. Elle a alors opté pour une certaine créativité musicale autour de la langue dans le but de refléter certains aspects linguistiques et grammaticaux du VAA ; par exemple, elle a souhaité reproduire la redondance grammaticale du sociolecte (présent par exemple dans les doubles participes passés : « They done ”heard” ’bout you just what they hope done happened[27] ») qui selon elle, « confère une sonorité insistante à la phrase[28] »; elle a pour ce faire inventé un système de doubles mots : « rien de c-que j’ai enduré-subi est de trop si tu te tiens sur les hautes terres ainsi que jl’ai rêvé[29] ». « Mais jcrois bien qu’elle était épuisée-fatiguée pasqu’elle m’a plus frappée[30] ». Bien qu’elle ait fait preuve de créativité linguistique et musicale par ce procédé (elle a par ailleurs traduit tous les chants rimés présents dans le texte), reflétant par là une certaine étrangeté propre à la dimension « non-standard » du sociolecte, le fait de disséminer ces doubles mots çà et là dans le texte ne permet pas vraiment d’en faire un système linguistique cohérent. De plus, si Brodsky a insisté dans son article sur sa volonté de reproduire une langue traînante, les contractions utilisées dans sa traduction (visibles dans les exemples cités plus haut) impliquent une certaine rapidité, voire une fragmentation dans l’expérience de lecture, alors que la lecture du VAA dans le texte source se veut plus fluide et lente[31]. Elle a également eu recours à plusieurs endroits à une syntaxe rappelant fortement le parler rural qu’elle souhaitait éviter (« où qu’elle est », « pourquoi qu’elle », « où qu’elle l’a laissé[32] »). Sa traduction apparaît alors comme représentative de son époque de production, affichant une certaine conscience des enjeux impliqués dans la traduction d’un sociolecte, tout en conservant une grande lisibilité linguistique dans ses choix de traduction, permise par une expérimentation langagière présente mais limitée.

Ainsi, il est évident que l’époque de traduction a une influence sur les stratégies adoptées par les traducteurs·rices : les questionnements formulés par Brodsky dans le cadre de sa traduction ont été permis par les débats traductologiques actifs dans la sphère académique depuis le tournant éthique de la traduction marqué par les travaux d’Antoine Berman et de Lawrence Venuti. La prise en considération de l’autre, de l’étranger, ancré dans un cadre culturel, historique et politique particulier, est ainsi devenu un des critères principaux à respecter en traduction ces dernières années. Un autre paramètre à prendre en compte est le cadre éditorial dans lequel la traduction est produite : traduire pour une maison d’édition « engagée » comme l’Aube, comme l’a fait Brodsky, ne recouvre pas les mêmes enjeux, en termes de créativité et d’expérimentation, mais également de diffusion et de réception, que le fait de traduire pour une maison à portée bien plus large comme Gallimard, dans le cas de The Sound and the Fury, ou Stock, pour The Heart Is a Lonely Hunter[33]. Pour revenir à la théorie de Berman, on observe bien dans le cas des deux premiers textes traduits une tendance à la domestication, bien moindre dans la tentative de traduction de Hurston par Brodsky, qui ne fait pourtant pas vraiment preuve d’étrangéisation ou de décentrement, mais plutôt de créativité stylistique. Il faut tout de même souligner que cette créativité stylistique permet de préserver la lisibilité du texte pour le lectorat cible, ce qui favorise, là encore, l’intégration de cette première traduction dans la culture cible.

3. Les potentialités d’une théorie de la retraduction des sociolectes dans le cas du Vernaculaire Africain Américain

Dans cette partie, nous nous focaliserons sur les retraductions de McCullers et de Hurston, puisque, nous le verrons plus bas, le texte de Faulkner n’a jamais été retraduit mais simplement révisé pour l’édition de la Pléiade des romans de l’auteur.

La retraduction de The Heart Is a Lonely Hunter par Frédérique Nathan a été publiée en 1993, c’est-à-dire la même année que la première traduction de Hurston. Mais alors, la retraductrice de McCullers a-t-elle aussi été influencée par le tournant éthique traductologique ? Si la première traduction du VAA dans The Heart Is a Lonely Hunter était marquée par la reproduction d’un accent stéréotypique, poussant ainsi la représentation de l’identité noire jusqu’à la caricature, la retraduction du roman, peut-être par surcompensation et par peur de retomber dans les défauts de la première traduction, prend le chemin inverse et neutralise l’identité africaine américaine en appliquant la stratégie la plus commune déjà énoncée, à savoir l’utilisation d’un changement de registre dans le sens d’une certaine informalité et d’un parler rural : « Il vient et il s’arrête pour voir ce qui se passe. Et Mr. B-B-Blount le voit et commence à parler et à brailler. Pis d’un coup y tombe par terre[34] ». Ici, la polysyndète nous rappelle un parler simple et factuel, informel, voire enfantin, et le remplacement du pronom « il » par « y » relève d’un parler rural, comme l’utilisation de « pis » à la place de « puis ». Il est intéressant de noter que cette manipulation du registre est également la stratégie adoptée par la retraductrice de Gone With the Wind en 2020, Josette Chicheportiche, comme si le caractère problématique des premières traductions de ces textes avaient motivé cette rétrogradation vers une certaine neutralité, ou plutôt neutralisation. À cela s’ajoute l’argument de l’accessibilité des textes pour le lectorat cible, garantissant une plus large diffusion de l’œuvre retraduite (argument lourd d’implications, compte tenu du poids financier que représente la retraduction d’un texte pour une maison d’édition). Cette accessibilité se construit notamment en offrant au lectorat un texte à la fois « standard » (au contraire d’expérimental) et allant dans le sens des conventions morales de l’époque (l’impact des théories post coloniales et la diffusion des discussions sur la représentation des minorités, en France et aux États-Unis, proscrivent aujourd’hui les représentations stéréotypiques de ces minorités). En ce sens, les années 1990 représentaient un « moment favorable » pour une retraduction du roman bannissant le stéréotype raciste présent dans la première traduction.

Ainsi, l’évolution entre traduction et retraduction décrite dans le schéma de Berman n’est pas vraiment observable dans le cas des traductions de McCullers, qui vont d’une domestication particulièrement flagrante et caricaturale à une autre domestication, plus discrète mais neutralisant l’identité africaine américaine présente dans le VAA. En tout cas, la retraduction ne se veut pas vraiment « attentive […] à la lettre du texte source, à son relief linguistique et stylistique, à sa singularité[35] ». On notera également que la deuxième traduction a de nouveau été prise en charge par les éditions Stock, dont la portée est large et accessible dans le paysage littéraire français.

En comparaison, la retraduction de Hurston, datant de 2018, présente au lectorat français un travail linguistique accompli : publié chez Zulma, maison d’édition publiant de la « littérature du monde entier[36] », la retraduction a été produite par Sika Fakambi, traductrice franco-béninoise plusieurs fois récompensée pour sa traduction du roman en anglais « non-standard » de Nii Ayikwei Parkes, Tail of the Blue Bird. Fakambi a fait preuve de créativité linguistique pour élaborer un système langagier francophone « non-standard » (évitant ainsi de choisir une équivalence comme un créole bien particulier, qui serait tout à fait essentialisante), appliqué de manière cohérente tout au long de son texte traduit. Rejetant l’utilisation systématique d’un français métropolitain « standard » dans les dialogues, Fakambi fait œuvre de décentrement dans sa retraduction. Elle crée également des effets d’étrangéisation lorsqu’elle reproduit la grammaire redondante du VAA (« en-dans », « si tant », « faire ça que », « toi y’a pas personne qu’est ton paa ») et laisse même des termes voire des passages entiers en anglais, non-traduits, comme les chants qu’avait entrepris de traduire Brodsky par exemple. La stratégie adoptée par Fakambi tend vers une reproduction des effets d’étrangeté du texte source sur un·e lecteur·rice d’anglais « standard », déstabilisant de la même manière le lectorat d’un français « standard ». Voici par exemple sa traduction de la phrase suivante : « Betcha he off wid some gal so young she ain’t even got no hairs[37] » ; « Te parie ça qu’y a filé avec une de ces gal si tant jeunette qu’elle a même pas aucun poil[38] ? » Nous pouvons émettre l’hypothèse que cette retraduction de Hurston par Fakambi, proche de la lettre et soucieuse de recréer les effets d’étrangeté du texte source, est intervenue au « moment favorable » dont parlait Berman dans le cas des grandes traductions : nous nous trouvons en effet dans une époque sensible aux questions d’identités politiques, de ré-appropriations postcoloniales et d’expérimentations postmodernes, ce qui a probablement motivé et laissé place aux entreprises traductives comme celles de Fakambi.

Évidemment, il serait inenvisageable d’entreprendre une traduction du VAA d’une telle ampleur dans le cas du roman de McCullers, puisque comme nous l’avons montré dans la première partie de notre démonstration, la transcription du VAA dans le texte source lui-même n’est pas aussi poussée que chez Hurston et Faulkner, mais plutôt signalétique d’une certaine identité via des indices relativement discrets bien qu’immédiatement identifiables. Cependant, la retraduction de Fakambi laisse entrevoir de nouvelles possibilités pour la traduction et la retraduction du VAA. Certaines stratégies pourraient être retravaillées afin d’atteindre de manière appropriée les effets du texte source en langue cible, par exemple la redondance grammaticale du VAA, que l’on peut identifier dans le texte source de McCullers à travers des occurrences de doubles participes, et qui sont des éléments reproduits à la fois chez Brodsky et Fakambi. Dans une dynamique de rapprochement vers la lettre source, qui correspondrait à l’évolution décrite par Berman, il est possible de s’inspirer de stratégies déjà employées par d’autres traducteurs·rices et de les adapter aux effets et enjeux du texte source.

Ces considérations soulignent la potentialité de retraduction de certains textes identifiés comme faisant partie du canon littéraire dans le paysage littéraire francophone. C’est le cas de la traduction de The Sound and the Fury par Coindreau : ici, ce sont à la fois le roman et le traducteur lui-même qui ont acquis un statut canonique en France (c’est bien Coindreau qui a fait « naître » Faulkner en France[39]), si bien que le texte n’a pas été retraduit depuis 1938. Il a été révisé en 1977 par Michel Gresset, fidèle discipline de Coindreau, pour l’édition de la Pléiade des écrits de Faulkner, mais la portée des éditions de la Pléiade en France est particulièrement restreinte, de par leur prix d’achat notamment, par rapport à l’édition Stock du texte en format poche qui utilise toujours la première traduction.

Or, le concept même de retraduction, c’est-à-dire la remise en travail d’un texte dans le temps, laisse entrevoir la malléabilité du texte source, et la possibilité d’une mise en question des valeurs dans le temps (valeurs du texte source, valeurs admises en traductologie à un moment donné, valeurs de la culture cible, etc.) ainsi que du caractère intouchable d’un texte canonique. L’existence même d’une théorie de la retraduction nous laisse entrevoir un futur possible pour ces textes en France, la traduction étant envisagée comme un processus non fini, une traduction d’un texte pouvant être vue comme une étape parmi d’autres, le reflet d’un instant de traduction, dans l’existence de l’œuvre dans une culture cible[40]. La théorie de la retraduction de Berman, qui considère la traduction comme allant dans le sens d’une plus grande fidélité à la lettre et à l’étrangeté potentielle de celle-ci en ce qu’elle appartient à l’autre, à l’étranger, s’associe bien aux considérations éthiques sur la traduction des sociolectes, s’efforçant d’éviter à la fois la neutralisation et l’essentialisation linguistique et culturelle. Cependant, cette association théorique comme base d’étude de notre corpus nous permet également de nuancer le propos de Berman : si celui-ci considère la traduction et la retraduction en littérature comme objets culturels envisagés pour eux-mêmes en tant que textes, notre étude a permis d’identifier des facteurs forts pouvant influencer l’évolution du statut d’une œuvre dans une culture cible à travers ses traductions. Les enjeux stylistiques, culturels, historiques et politiques liés à la représentation d’un sociolecte comme le Vernaculaire Africain Américain posent des questions qui n’impliquent pas que l’auteur et le traducteur en tant que créateurs détachés d’un système littéraire, social et politique. L’évolution des traductions des textes de notre corpus dans le temps est marquée par des allers-retours, des hésitations et des expérimentations, qui rendent moins systématique le schéma temporel domestication/étrangéisation énoncé en 1990 par Berman.

Bibliographie

Sources primaires

Faulkner William, The Sound and the Fury, London, Penguin, « Vintage », 1995 [1929], 272p.

Faulkner William, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972 [1938], 445p.

Neale Hurston Zora, Their Eyes Were Watching God, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2013 [1937], 219p.

Neale Hurston Zora, traduction de Françoise Brodsky, Une Femme noire, L’Aube, 1996 [1993], 340p.

Neale Hurston Zora, traduction de Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Paris, Zulma, 2018, 305p.

McCullers Carson, The Heart Is a Lonely Hunter, Penguin Book, « Penguin Classics », 2016 [1940], 357p.

McCullers Carson, traduction de Marie-Madeleine Fayet, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2019 [1947], 445p.

McCullers Carson, traduction de Frédérique Nathan, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2007 [1993], 531p.

Sources secondaires

Bensimon Paul, « Présentation », Palimpsestes, no 4, 1990, 1-3.

Berman Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, no 4, 1990, 1‑7.

Brodsky Françoise, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », TTR: traduction, terminologie, rédaction 9, no 2, 1996, 165‑77.

Chapdelaine Annick, et Gillian Lane-Mercier, « Présentation : traduire les sociolectes : définitions, problématiques, enjeux », TTR: traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 7‑10.

Coindreau Maurice-Edgar, « On Translating Faulkner », The Princeton University Library Chronicle 18, no 3, 1957, 108‑13.

Coindreau Maurice Edgar (propos recueillis par Christian Giudicelli)(1971, mars), « Entretiens avec Maurice-Edgar Coindreau – William Faulkner 1/2 », France Culture, Radio France, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/maurice-edgar-coindreau-william-faulkner-est-l-auteur-dont-je-peux-revendiquer-la-naissance-en-france-8719758

Cunard Nancy, Negro: An Anthology, London, Whishart, 1934, 854p.

Mitchell Margaret, traduction de Pierre-François Caillé, Autant en emporte le vent, Paris, Gallimard, 2003, 1222p.

Mitchell Margaret, traduction de Josette Chicheportiche, Autant en emporte le vent. Tome 1. Paris, Gallmeister, 2020, 720p.

 Sapiro, Gisèle, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014, 125p.

Venuti Lawrence, The Translators Invisibility: A History of Translation, London, New York, Routledge, 1995, 353p.

Vidal Bernard, « Le vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker », TTR: traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 165‑207.


[1] Chapdelaine Annick et Gillian Lane Mercier, « Présentation : traduire les sociolectes : définitions, problématiques, enjeux », TTR : traduction, terminologie, rédaction 7, n°2, 1994, 8.

[2] Bensimon Paul, « Présentation », Palimpsestes, no 4, 1990, 1.

[3] Ci-après les définitions données par Venuti : « a domesticating method, an ethnocentric reduction of the foreign text to target-language cultural values, bringing the author back home, and a foreignizing method, an ethnodeviant pressure on those values to register the linguistic and cultural difference of the foreign text, sending the reader abroad. » Venuti Lawrence, The Translators Invisibility: A History of Translation, London, New York, Routledge, 1995, 20.

[4] Berman Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, no 4, 1990, 6.

[5] Neale Hurston Zora, Their Eyes Were Watching God, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2013 [1937], 2.

[6] Faulkner William, The Sound and the Fury, London, Penguin, « Vintage », 1995 [1929], 212.

[7] Neale Hurston Zora, « Characteristics of Negro Expression », dans CUNARD Nancy (sous la dir. de), Negro : An Anthology, London, Wishart, 1934, p. 39.

[8] Hurston, op.cit., p. 113.

[9] Ibidem., p. 159.

[10] Ibid., p. 157.

[11] Faulkner William, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972 [1938], p. 343.

[12] Ibidem., p. 249

[13] Ibid.,  p. 250-51.

[14] McCullers Carson, The Heart Is a Lonely Hunter, Penguin Book, « Penguin Classics », 2016 [1940], 46.

[15] Ibidem., p. 133.

[16] Préface de Coindreau, op. cit., p. 17.

[17] « I have been asked, ”How can you translate dialect?” This is, in my opinion, a detail of slight importance. If the country people in Faulkner’s work speak a Mississippi dialect, they speak above all as country people do, and nothing else matters. The same reasoning may be applied to Negroes. If Dilsey, the admirable ”mammy” of the Compson family in The Sound and the Fury, retains our attention, it is not because of the color of her skin. What makes her a great figure of fiction is the nobility of her character, her qualities of devotion, abnegation, and endurance, all of them qualities which can be rendered in any language without detracting in the least from Dilsey’s greatness. All men of my generation in France have known in the homes of their parents and their grandparents white counterparts of Dilsey. We know how they spoke and this is the only thing that concerns us. » Coindreau Maurice Edgar, « On Translating Faulkner », The Princeton University Library Chronicle 18, no 3, 1957, p. 111-112.

[18] Faulkner, traduction de Coindreau, op. cit., p. 33.

[19] « […] face au vernaculaire noir américain (VNA) la plupart des traducteurs ne voient qu’une seule alternative: l’argot ou le patois. Et le petit scénario que nous venons d’imaginer, que d’aucuns pourraient juger farfelu, n’a en fait rien d’incongru. Il n’est pas même imaginaire. Que l’on remplace le titre Their Eyes Were Watching God par The Color Purple, et nous nous trouvons face à une situation identique, bien réelle, où le traducteur, une traductrice en l’occurrence, forcée à un parti pris a résolument opté pour celui de la neutralisation du dialecte noir en conformant ses ressources aux seules limites de l’Hexagone. Trop à l’écoute de sa culture, elle s’est condamnée à puiser uniquement dans ce fonds les possibilités envisageables, au risque de colorer ses personnages d’une autre teinte; de leur prêter une voix parisienne ou vendéenne chargée d’une autre ”nature”. » Vidal Bernard, « Le vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker », TTR : traduction, terminologie, rédaction 7, no 2, 1994, 168.

[20] McCullers Carson, traduction de Marie-Madeleine Fayet, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2019 [1947], p. 41.

[21] L’utilisation du terme « nègre », introduit dans les dictionnaires de l’Ancien Régime, était encore répandue et acceptée à l’époque de la traduction de Fayet (et par ailleurs positivement ré-appropriée par le mouvement de la « négritude » dans les années 1930) pour faire référence aux personnes racisées « noires ». Elle serait aujourd’hui largement considérée comme offensante par la plupart des lecteurs·rices contemporain·e·s.

[22] McCullers, op. cit., p. 24.

[23] Ibidem., p. 77.

[24] Voir par exemple l’usage d’un parler perçu comme « noir » dans le slogan « Y’a bon Banania » des publicités Banania dans les années 1930, ou encore la transcription caricaturale de l’accent congolais dans « Tintin au Congo », bande dessinée publiée en 1931, très populaire dès sa sortie.

[25] Sous-titre mentionné sur le site internet de la maison d’édition.

[26] Brodsky Françoise, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », TTR: traduction, terminologie, rédaction 9, no 2, 1996, p. 171.

[27] Hurston, op. cit., p. 5.

[28]Brodsky, op. cit., p. 173.

[29] Neale Hurston Zora, traduction de Françoise Brodsky, Une Femme noire, L’Aube, 1996 [1993], p. 45.

[30] Hurston, traduction de Brodsky, op. cit., p. 47.

[31] Claudine Raynaud a souligné cette contradiction lors de son intervention à la journée d’études « Traduire la couleur noire » à Lille en 2020.

[32] Hurston, traduction de Brodsky, op. cit., p. 20-21.

[33] L’édition étant une institution parmi d’autres régissant la « vie littéraire », et donc déterminant le statut qu’acquerra une œuvre : « Le faible degré de codification du métier d’écrivain renforce leur importance en tant qu’instances régulatrices de la vie littéraire. » Sapiro Gisèle, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014, p.48.

[34] McCullers Carson, traduction de Frédérique Nathan, Le Cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, 2007 [1993], p. 38.

[35] Bensimon, op. cit., p. 1.

[36] Sous-titre mentionné sur le site internet de la maison d’édition.

[37] Hurston, op. cit., p. 2.

[38] Neale Hurston Zora, traduction de Sika Fakambi, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Paris, Zulma, 2018, p. 10.

[39] Coindreau Maurice-Edgar (propos recueillis par Christian Giudicelli) (1971, mars), « Entretiens avec Maurice-Edgar Coindreau – William Faulkner 1/2 », France Culture, Radio France, [En ligne] Url : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/maurice-edgar-coindreau-william-faulkner-est-l-auteur-dont-je-peux-revendiquer-la-naissance-en-france-8719758

[40] Propos inspirés de ceux de Tiphaine Samoyault lors de sa conférence intitulée « Quelle éthique pour la traduction aujourd’hui ? », séminaire « Poéthiques », Toulouse, décembre 2022.

L’indétermination du temps dans le Nouveau Roman : du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture dans Portrait d’un inconnu (1948) de Nathalie Sarraute

Célestine Dibor Sarr

SARR Célestine Dibor est docteur en littérature française, plus précisément sur l’esthétique de Nathalie Sarraute. Elle est l’auteur de plusieurs publications scientifiques dont les plus récentes sont : «  Le récit d’enfance : un dialogisme entre réalité et fiction dans Enfance (1983) de Nathalie Sarraute », Revue de la Faculté des Sciences et Technologie de l’éducation et de la formation, Liens, Nouvelle série, n°29- volume 2, juillet 2020, pp. 302-316 et « La prégnance de l’objet dans Le Planétarium (1959) de Nathalie Sarraute, entre réflexion et projection existentielle », Poétiques de l’objet, Travaux de littérature XXXIII, publiés par l’ADIREL, Genève, 2020, pp. 253-265.

Pour citer cet article : SARR Célestine Dibor, « L’indétermination du temps dans le Nouveau Roman : du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture dans Portrait d’un inconnu (1948) de Nathalie Sarraute », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/lindetermination-du-temps-dans-le-nouveau-roman-du-temps-chronologique-a-linstantaneite-de-lecriture-dans-portrait-dun-inconnu-1948-de-nathalie-sarraute//

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Résumé

Après les deux guerres, l’homme moderne s’est vu assailli par un doute existentiel. Le passé a été désastreux, le présent est angoissant et l’avenir incertain. Dans ces conditions, comment s’orienter ou s’identifier par rapport à une quelconque temporalité ? Dans le Nouveau Roman, nul ne s’intéresse alors à une quelconque évolution du personnage et de la narration, seuls importent l’Ici et le Maintenant. Ces derniers, chez Nathalie Sarraute en particulier dans son roman Portrait d’un inconnu, voient naître, se développer ou disparaitre le tropisme et la sensation sous-jacente. La représentation de cet instant présent, à travers l’écriture de la sensation, participe, dès lors, à une transcription de la simultanéité. Et c’est par le présent que Sarraute tente et cherche à rendre compte de ce qui ne se perçoit qu’au présent. Ce présent se joue à trois niveaux : présent de la parole pour le personnage, présent de l’écriture pour le romancier et présent de la lecture pour le lecteur.

Mots clés : temps – représentation – durée – indétermination – présent – tropisme– instantanéité – écriture.

Abstract

After the two wars, modern man was facing an existential doubt. The past is disastrous, the present is distressing and the future is uncertain. In these conditions, how to guide or identify oneself towards any temporality? In the New Novel, no one is interested in any evolution of both character and the narration, only the Here and the Now matter. Nathalie Sarraute’s novel, Portrait d’un inconnu, the latter see the tropism and the underlying sensation coming to life, growing and disappearing. Since then, the representation of this current moment contributes to the transcription of simultaneity. And it is with the present that Sarraute tries to make people realize what is only perceived in the present. The present is perceived on three levels: the present of word for the character, the present of writing for the novelist and the present of reading for the reader.

Key-words : time– representation – duration – interdetermination – present – tropism – instantaneity – writing.


Sommaire

Introduction
1. Une dilatation du temps chronologique
2. L’Ici et le Maintenant
3. L’instantanéité de l’écriture
Notes
Bibliographie

Introduction

Les bouleversements socio-historiques du début du XXe siècle ont favorisé l’avènement d’une nouvelle esthétique qui se fonde essentiellement sur la négation des structures du roman traditionnel. Toutefois, ce procédé de déconstruction va de pair avec une reconstruction de tout ce qui pouvait être considéré comme les fondements du roman. Ainsi, à la désarticulation des structures du roman dont font montre les néo-romanciers, sera opposée une nouvelle esthétique qui accorde une place de choix aux mutations chronologiques et stylistiques. Cette révision remet en question tout le système énonciatif du roman et avec lui tout ce qui faisait sa stabilité.

Avec Sarraute, ces mutations apparaissent dans la déconstruction de la chronologie du récit. Dès lors, créant une simultanéité plus qu’un écoulement du temps, la juxtaposition, la contiguïté et le parallélisme participent de l’errance du personnage dans un espace mal défini qui correspond à un temps mal reconnu. Une méconnaissance qui inscrit Portrait d’un inconnu[1] dans une temporalité qui brille par son indétermination. Aussi, le lecteur est-il mis en présence d’un récit qui passe du temps chronologique à l’instantanéité de l’écriture. Cette présente étude permettra d’analyser, d’une part, les facteurs qui favorisent une dilatation du temps chronologique chez Nathalie Sarraute. D’autre part, considérant son premier roman, nous montrerons comment elle cherche à représenter l’Ici et le Maintenant. Par ailleurs, il s’agira de montrer comment l’instantanéité de l’écriture participe de la saisie du tropisme, caractéristique de l’écriture sarrautienne.

1. Une dilatation du temps chronologique

Livré à lui-même, l’homme moderne a perdu tous ses repères quant à la perception du temps. En effet, la désagrégation du monde au lendemain des deux guerres transparaît dans l’univers néo-romanesque par une remise en question des piliers du roman. À l’instar du personnage et de l’intrigue, le temps s’est désarticulé pour suggérer les méandres de la réalité. Aussi, dans ces conditions, comment s’orienter ou s’identifier par rapport à une quelconque temporalité ? Ou comme s’interroge Robbe-Grillet, « pourquoi chercher à reconstituer le temps des horloges dans un récit qui ne s’inquiète que de temps humain ? N’est-il pas plus sage de penser à notre mémoire qui n’est « jamais » chronologique ?[2] ».

L’absence de chronologie est telle que le lecteur lui-même se perd. Il n’y a plus de passé mais un présent actualisé par la lecture ou encore par l’écriture. Michel Butor, dans La Modification, met en scène un personnage qui évoque, dans le train qui le ramène de Paris, ses autres parcours du même itinéraire. Il explore ainsi le passé et y trouve des raisons de décider de son avenir. Sous une géométrie méticuleuse, Butor veut reconquérir, dans l’enchevêtrement des souvenirs, les cheminements linéaires de la pensée et dominer ainsi le temps. Comme pour rappeler le « temps humain » dont parle Robbe-Grillet, cette linéarité des souvenirs du personnage de Butor participe, à plus d’un égard, à l’indétermination du temps qui se dilate.

Heureusement, le lendemain, hier jeudi, cela s’était apaisé, et les repas se sont passés calmement, par ce temps froid désespérant qui continue et qui s’aggrave, en cette journée de hâte et d’énervement où il vous fallait avoir réglé, pour ces courtes vacances que vous avez eu l’audace de vous octroyer jusqu’à Mercredi[3].

Le lecteur non averti se voit, dans cet extrait, confondu par les déictiques temporels qui se caractérisent par leur incohérence. La succession des jours de la semaine n’entre pas en adéquation avec le récit qu’en donne le narrateur. Ce bouleversement témoigne de l’indétermination du temps dans le Nouveau Roman.

Car pour les écrivains d’alors, « l’effort consistait à remplacer le temps conceptuel du récit par la suggestion d’une durée vécue[4]». Cette ambition oriente les personnages vers un avenir incertain qu’ils découvriront peu à peu et en même temps que le lecteur. Aussi, Jean-Paul Sartre a-t-il raison lorsqu’il constate qu’avec le Nouveau Roman, « le roman se déroule au présent comme la vie[5] ». La temporalité ne souffre plus de la cohésion et de la cohérence d’un processus narratif qui évolue. Au contraire, il annihile toute progression vers un objectif donné. C’est dans cette logique que des critiques, analysant l’évolution de la littérature au XXe siècle, défendront l’idée selon laquelle, « créé par le récit lui-même, le temps n’est plus linéaire, […] il n’accomplit plus rien[6] ». Ce temps, chez Sarraute, est devenu subjectif car ne se souciant plus du référentiel. Le récit n’est plus axé sur une réalité historique situable et datable, mais sur une réalité subjective.

Le temps n’est plus le temps universel mesurable sur le méridien e Greenwich, mais il a été personnalisé. C’est de cette personnalisation que découle toute l’indétermination du temps chronologique dans le Nouveau Roman. C’est ainsi que Claude Simon, dans Le Vent, fait dire à son narrateur qu’il recherchait son personnage dans « l’épaisseur du temps », ce temps « semblable à une sorte d’épais magma où l’instant serait comme le coup de bêche dans la sombre terre, mettant à nu l’indénombrable grouillement des vers[7] ». Chez Sarraute, la subjectivité du temps semble passer par la personnification de ce temps qui jouit d’une pluralité de conception selon le personnage-narrateur en prise avec lui. Dans Le Planétarium, on est mis en présence d’un « temps oublié, délivré, [qui] a fait un bond…[8] », ou encore dans Portrait d’un inconnu, où l’on est en présence d’« un temps qui se replie sur lui-même et guette[9] ».

Ces états du temps sont tributaires de la naissance ou de la disparition d’un tropisme[10]. Dès lors, sous la pression ou encore la tension du tropisme, « le temps plein de déférence s’écarte[11] ». L’indétermination du temps chronologique dépend, à plus d’un égard, de la personnalisation du temps selon le personnage en puissance. En effet, le temps est perçu selon les rapports que le personnage entretient avec lui mais aussi avec les autres. D’où la conception que le personnage-narrateur de Portrait d’un inconnu en donne : « le temps, comme l’eau qui se fend sous la proue d’un navire, s’ouvrait docilement, s’élargissait sans fin sous la poussée de mes espoirs, de mes désirs[12] ». Alors, le temps n’est plus un temps universel, il s’est métamorphosé pour devenir illimité puisque n’ayant pas de quantifiant. Il est devenu un temps capricieux, tributaire des sentiments et des sensations de ceux qui en font l’expérience.

Les caprices du temps transparaissent dans l’esthétique sarrautienne dans les anachronies assez fréquentes dans les romans de Sarraute. En effet, la fréquence des anticipations et des retours en arrière transgresse la durée de la narration. Le temps du récit est ponctué de souvenirs et n’est qu’un tissu de moments et d’instants relatifs à un événement ayant concouru à la naissance d’un tropisme. Une personnalisation du temps qui varie d’un personnage à un autre. Dans Portrait d’un inconnu, le personnage-narrateur partage au lecteur sa perception du temps et surtout la crainte voire l’angoisse qui l’accompagne :

Il y a au début des après-midis, je l’ai déjà dit, des moments dangereux. […] C’est l’heure de la sieste, du repos ; le moment, après l’excitation du déjeuner, où ceux qui restent seuls dans les appartements silencieux éprouvent tout à coup comme une sensation de froid, une crampe au cœur, un vertige, l’impression que le sol se dérobe soudain sous eux et qu’ils glissent, sans pouvoir se retenir, dans le vide[13].

La comparaison dans la perception de ce temps permet au lecteur de saisir la sensation éprouvée par le personnage et de comprendre son impact sur son imaginaire. Ainsi, à cause de son incidence sur le personnage, le temps, chez Sarraute, est un temps éclaté qui semble se répéter dans la pensée. Cette répétition est accentuée par l’absence de repères temporels, la décomposition de la durée qui donne une impression de dilatation du temps chronologique.

La dilatation du temps chronologique transparait également dans les « anachronies narratives[14] » qui brouillent l’évolution du récit pour le lecteur traditionnel. À cet effet, on peut déceler, dans Portrait d’un inconnu, deux types majeurs : les anachronies par anticipation et les anachronies par rétrospection. Celles par anticipation, encore appelées prolepses, consistant « à raconter ou à évoquer un événement avant le moment où il se situe normalement dans la fiction[15] », peuvent être considérées comme une constituante majeure de l’esthétique sarrautienne. Dans cette optique, nous nous appesantirons sur deux exemples tirés du roman et qui semblent être illustratifs à cet égard sans pour autant être les seuls. Ainsi, les tourments du « vieux », la nuit où il a découvert « la barre de savon fraîchement coupée[16] », sont annoncés par les ragots des vieilles femmes tout au début de l’œuvre : « On m’a dit que le vieux se lève la nuit… il ne dort jamais la nuit… il l’a fait venir… il la soupçonne toujours[17] ».

Ce même procédé est notable dans la scène de la dispute entre le « vieux » et sa fille. Ce passage peut être mis en corrélation avec la prolepse suivante : « Elle se tient dans la porte… et cela commence presque tout de suite entre eux (…) Cela porte sûrement sur des questions d’argent…[18] ». Cette dispute, qui n’était qu’ébauchée avec l’anachronie par anticipation, se développera pour donner plus d’une trentaine de pages. Tout compte fait, il est indispensable de souligner que ces « anachronies narratives » témoignent de l’évolution du personnage-narrateur entre deux états : la phase de novice dans cette exploration du monde intérieur (avant la visite au musée) et la phase d’expert en la matière car mis en état de grâce par le Portrait d’un Inconnu[19].

À l’instar de ces cataphores qui parsèment le récit sarrautien, les anachronies par rétrospection sont fréquentes bien que Nathalie Sarraute ait en aversion les souvenirs sous toutes leurs formes. En effet, son personnage, à l’image de l’homme moderne, est un corps sans âme, ballotté par des forces hostiles et n’est rien d’autre que ce qu’il paraît au dehors. Ce n’est ainsi qu’un personnage de surface car il n’y a plus de réminiscence : « On sent partout des enfances mortes. Aucun souvenir d’enfance ici. Personne n’en a. Ils se flétrissent à peine formés et meurent[20]». Toutefois, ces souvenirs peuvent subsister et ceux-ci n’existent que pour perdre davantage le lecteur déjà brouillé par l’absence de repères chronologiques. Ainsi, cette anachronie narrative, encore appelée analepse, peut, dans une certaine mesure, trouver sa validité dans les souvenirs du personnage-narrateur : « comme autrefois dans mon enfance, quand j’avais peur (c’était un sentiment d’angoisse, de désarroi), lorsque des étrangers prenaient mon parti contre mes parents, cherchaient à me consoler d’avoir été injustement grondé, […][21]».

Ces anachronies, étant des perturbations dans l’ordre préétabli, peuvent aussi mimer les tribulations d’un parcours psychique au gré des réminiscences ou contester l’objectivité du réel et la chronologie du roman. Pour Nathalie Sarraute, l’indétermination du temps constitue une démarche logique. Etant donné qu’elle s’est détournée de l’intrigue et du personnage conventionnels, le temps ne lui est d’aucune utilité pratique. Puisqu’elle travaille dans le tréfonds de l’être humain, dans cette zone ombreuse, anonyme, sans nom ni contours où notre vie psychologique prend sa source, le temps chronologique même dans son indétermination n’entame en rien la visée de l’écriture sarrautienne : saisir le tropisme et le faire ressentir au lecteur à l’instant présent.

2. L’Ici et le Maintenant

Dans l’écriture néo-romanesque, le temps des horloges est remis en question. Aucune chronologie ne semble régir les récits. Et à l’instar de la réalité historique qui brille par son incohérence suite au traumatisme de la guerre, le narrateur ne s’intéresse qu’au présent, un hic et nunc qui ralentit la narration afin de rendre compte au mieux de la sensation qui sous-tend l’avènement ou la disparition d’un tropisme. Une quête dans l’écriture sarrautienne qui rappelle, à plus d’un égard, le point de vue de Minkowski qui soutient qu’avec le roman moderne, « il n’y a que le maintenant qui existe[22]». Dans Portrait d’un inconnu, Sarraute s’attache à rendre compte de l’immédiat dans une narration qui ralentit au gré des comparaisons. Le ralentissement de la narration n’est pertinent qu’à partir du moment où le lecteur arrive à s’approprier la sensation que le personnage-narrateur cherche à lui communiquer. C’est, dès lors, « une sorte de sens spécial, pareil au sien, qui lui permettait de percevoir immédiatement, dissimulée partout, cette menace connue d’eux seuls, ce danger niché dans chaque objet en apparence inoffensif, comme une guêpe au cœur d’un fruit[23]».

Ainsi, le personnage-narrateur ne s’inscrit plus dans une logique de progression mais bien de pertinence. Il cherche à rendre perceptibles au lecteur les sensations qu’il a vécues. Aussi n’hésite-t-il pas à se répéter, à revenir sur des moments propices au tropisme. À sa suite, le lecteur doit se défaire de sa quiétude traditionnelle devant un roman pour faire sienne l’écriture qui en appelle à sa participation active. Pour arriver à ses fins, le narrateur ralentit le récit à sa guise, hésite, avance par à coup comme pour s’assurer que le lecteur arrive à le suivre. Et tant que la sensation ne sera pas rendue communicable, tout sera à refaire. « Du coup, perdant son universalité, il [le temps] se laisse apprivoiser par chacun des personnages qui, en fonction de sa compréhension des choses, le manipule : il se suspend dans un éternel présent qui nie toute progression[24]». Le narrateur suspend lui-même le récit pour s’intéresser au ressenti du personnage ou même au sien.

La suspension de la narration est le lieu pour Nathalie Sarraute d’œuvrer à rendre communicable la sensation dans l’immédiateté de l’écriture et de la lecture. Et à chaque fois, elle cherche un référent dans l’imaginaire du lecteur qui lui permettrait de faire un rapprochement entre la réalité décrite et une réalité familière. Par le recours aux analogies, la sensation est rendue communicable, au risque de ralentir le récit. La narration apparait dans un ralenti qui est, par ailleurs, suggéré par la répétition de scènes dans l’attente du tropisme. Les anachronies, au-delà de la dilatation du temps chronologique, participent à l’enlisement de la narration. Loin de favoriser une quelconque progression de l’action, le récit se répète afin de mieux saisir l’instant présent. Ce qui importe c’est alors le hic et nunc où se déploie le tropisme.

Aussi, le personnage-narrateur, dans son ambition de saisir la naissance du tropisme entre le « vieux » et sa fille, met en garde le lecteur et suggère toute la patience requise pour atteindre son objectif : « Prudence. Ils sont prudents. Ils ne se risquent jamais bien loin. Il faut les épier longtemps avant de percevoir en eux ces faibles tressaillements, ces mouvements toujours sur place comme le flux et le reflux d’une mer sans marées qui avance et recule à peine par petites vagues lécheuses[25] ». L’image de la mer stagnante favorise une analogie dans l’imaginaire du lecteur. Il est mis en présence d’un référent actualisable. À travers elle, il peut découvrir l’importance de l’instant présent qui ne se soucie plus de chronologie ou encore d’évolution. L’emploi de la comparaison est d’une grande importance dans la mesure où il permet le rapprochement avec une réalité connue du lecteur. Ce dernier est donc en mesure de saisir le lien entre ce qui est dit par le narrateur et ce qu’il a déjà vu ou vécu. L’analogie devient un canal privilégié afin de faire saisir au lecteur une sensation dans le présent de la lecture. Il cherche ainsi à rendre communicable une sensation en le rapprochant d’une réalité connue du lecteur.

À chaque lecture, la réalité est actualisée : passé, présent ou futur importent peu. Seul compte l’instant présent que tente de représenter l’écriture. Aussi, l’interruption de l’action est suivie de séquences descriptives qui tendent à se rapprocher de la réalité suggérée. Dans ces séquences, le présent est utilisé pour rendre compte au mieux de la suggestion. La description est actualisée à chaque fois que le lecteur se prête au récit et fait sienne la suggestion du personnage-narrateur. Car si « en écrivant au présent de l’indicatif, les auteurs du Nouveau Roman ont choisi sans se tromper le temps qui, dans la conjugaison, n’est chargé naturellement que de présence, mais qui est vide de signification[26] », c’est pour que le lecteur ajoute du sens au récit et participe ainsi à la construction de l’œuvre. Une construction qui passe par une pluralité d’analogie appelée à être actualisée en dehors de toute référence chronologique. Tout est à découvrir Ici et Maintenant : le sens, le tropisme comme la sensation qui l’a vu naître. La chronologie perd de son importance dans le récit et le temps est indéterminé. On ne se soucie plus de début ou de fin, encore moins de jour ou de mois, seul importe l’instant présent appelé à être actualisé par le lecteur afin de saisir le sens et de faire l’expérience de la sensation à l’origine de l’avènement ou de la disparition d’un tropisme.

L’usage des comparaisons dans Portrait d’un inconnu participe de cette construction du sens et surtout de la saisie de la sensation. Tout doit concourir à faire l’expérience du tropisme qui ne peut se dire et se faire ressentir que dans l’instant présent. Le passé et le futur sont considérés comme futiles car seuls l’Ici et le Maintenant sont dignes d’être pris en charge. Face à cette gageure du roman moderne, Pozzo, un personnage de Beckett, clame l’importance du présent de la parole qui seul importe : « Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? […] un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant[27]». Ce présent se joue à trois niveaux : présent de la parole pour le personnage, présent de l’écriture pour le romancier et présent de la lecture pour le lecteur. Dans ces trois niveaux du temps se retrouve une temporalité indéterminée à volonté.

Dans cette expérience du temps, le lecteur peut être confronté à un problème de concordance des indices, des témoignages et des souvenirs qui ne lui permettent plus de se mouvoir aisément dans l’œuvre sarrautienne. En une fraction de seconde, tout peut arriver. Comme on peut aussi attendre longtemps sans qu’il ne se passe rien. En effet, l’important ce n’est plus le temps où se déploie le tropisme mais bien sa force. C’est cette ampleur que cherche à annihiler l’être sarrautien à tout prix, même s’il faut s’affubler d’un masque. Aussi, les relations entre les personnages sont-elles biaisées par un jeu de simulation et de dissimulation afin d’éviter le déferlement du tropisme. Les vieux amis du père, dans Portrait d’un inconnu, « ne savaient jamais prévoir ses réactions, inattendues pour eux, inexplicables[28]». Le personnage-narrateur doit donc chercher à suivre ses personnages sans se soucier du temps de l’horloge.

En ce sens, il s’évertue à rendre compte du mieux possible de la sensation qui prévaut dans l’immédiat. Les comparaisons dont il use sont essentielles dans la saisie du tropisme comme dans la communicabilité de la sensation au lecteur. Elles témoignent de la chute des masques et surtout de la saisie du monde intérieur du personnage. Les dissensions entre le « vieux » et sa fille laissent transparaître leur vrai caractère au-delà de toutes références chronologiques et chaque analogie dans la description rapproche un peu plus le lecteur de la réalité de ces personnages : de là toute l’urgence et la pertinence de saisir leur monde dans le présent de l’écriture.

3. L’instantanéité de l’écriture

Avec le roman moderne, nul ne s’intéresse à une quelconque évolution du personnage et de la narration. Chez Nathalie Sarraute, seuls importent l’Ici et le Maintenant qui voient naître, se développer ou disparaître le tropisme et la sensation sous-jacente. La représentation de cet instant présent ne se soucie plus du temps chronologique ni de la cohérence du récit. Seul importe l’instant présent. C’est en ce sens que Zeltner Neukomm affirme : « Nathalie Sarraute ne peut plus raconter ce qui s’est passé, mais seulement ce qui est en train de survenir[29]». Ce qui explique l’emploi du présent de l’indicatif dans la narration de préférence au passé simple et à l’imparfait. L’usage de ce temps se justifie dans l’esthétique sarrautienne par le fait que la sensation est présente aussi bien pour le personnage que pour le narrateur et le lecteur. Et c’est par le présent que Sarraute cherche à rendre compte de ce qui ne se perçoit qu’au présent.

Ainsi, analysant son emploi par Sarraute, Wang Xiaoxia estime, avec justesse, qu’avec elle, « dans l’enchainement du récit, le passé n’existe pas. C’est le présent qui se déploie[30]». Cette écriture de la sensation, du tropisme au présent, se perçoit dans un enlisement descriptif très significatif de l’esthétique sarrautienne. En effet, dans le souci de rendre compte le mieux possible de la sensation, Sarraute n’hésite pas à reprendre une même scène tant que l’objectif n’est pas atteint. Aussi, suggère-t-elle une décomposition de la durée et une indétermination du temps par une foule de détails qui peuvent se répéter à foison. On assiste, de ce fait, à une dilatation du temps référentiel qui entraîne avec lui l’espace. Il se crée une impression d’étirement du temps par le récit tant que la sensation n’a pas été rendue communicable. Et si l’Ici et le Maintenant restent importants dans cette logique, c’est que tout se joue dans l’instant présent. L’écriture ne se préoccupe que du temps qui permet l’expérience du tropisme. Le personnage-narrateur ne cherche, alors, qu’à dire et à faire ressentir ce qui ne se laisse saisir que dans l’instant présent.

Le temps indéterminé dans le Nouveau Roman peut être mis en relation avec les doutes de l’homme moderne face à son destin. Aussi, à la suite de Gérard Genette, pouvons-nous soutenir que « l’homme d’aujourd’hui éprouve sa durée comme « une angoisse », son intériorité comme une hantise, une nausée ; livré à l’« absurde » et au déchirement, il se rassure en projetant sa pensée sur les choses […][31]». Une telle projection est suggérée, dans Portrait d’un inconnu, dans la relation que le père entretient avec sa fille en lien étroit avec le matériel. La barre de savon qui s’épuise sans raison, les problèmes de santé nécessitant un traitement de la fille, la fuite d’eau qui coule sur le mur sont autant d’exemples pour montrer le « vieux » et sa fille sans les masques de l’apparence. Le présent dans la narration permet alors au lecteur d’actualiser la quête du narrateur dans la saisie du tropisme et d’éprouver la même sensation. La fugacité de l’instant est pertinente dans la quête du personnage-narrateur, d’autant plus que selon Rachel Boué « saisir la sensation au vol détermine donc deux orientations non contradictoires de l’écriture sarrautienne : le brouillage des distinctions temporelles entre le passé et le futur – visant un effet d’éternelle atemporalité – et l’affirmation d’un présent sensoriel fugitif[32]».

Ce présent dans la narration justifie, à plus d’un égard, une narration au présent. En effet, l’écriture, en niant toute chronologie, s’inscrit dans une certaine actualité voire une actualisation du tropisme afin de le garder vivant et de communiquer la sensation sous-jacente. Les déictiques temporels perdent de leur importance et participent à l’indétermination du temps chronologique. Car, si avec Nathalie Sarraute, nous faisons l’expérience du « temps de l’éternel possible, le temps du non définitif[33] », c’est que la chronologie traditionnelle a perdu de son ampleur pour céder la place à la subjectivité, à la sensation. Ce temps, pour indéterminé qu’il soit, présente parfois un décalage assez sensible entre les souvenirs des personnages sarrautiens et ce qu’ils voudraient avoir vécu.

Certains d’entre eux sont, de ce fait, incités à refuser toute remémoration. Seul le narrateur peut se permettre de naviguer dans le courant de ses pensées si cela peut lui permettre d’appréhender un tropisme ou la sensation qui l’a fait naitre. Ainsi, en narrant une situation donnée, il ne se préoccupe pas de la logique humaine. C’est sans doute pourquoi il se permet de revenir sur une scène plusieurs fois, l’important résidant dans la saisie de la sensation prise à sa source. Ayant fait l’expérience de la naissance ou de la disparition d’un tropisme avec tel ou tel autre personnage, le narrateur cherche à partager cette trouvaille avec le lecteur. C’est dans cette perspective qu’il ne se lasse pas de répéter une même scène tant qu’il n’aura pas fait ressentir la même sensation. Aussi, chez Sarraute se retrouve-t-il une nouvelle temporalité : celle du tropisme qui semble être personnel car étant une temporalité de situation où « l’expérience esthétique se fait ainsi trouver hors du temps utile, productif, pour une découverte d’une temporalité plus proche d’une durée subjective[34] ».

La subjectivité de cette durée transparaît, dans une large mesure, sur l’évolution du récit et sur la représentation du temps. Elle est aussi liée à l’avènement du tropisme qui influe sur le temps et de l’écriture et de la lecture. Car la durée et le temps sont dispersés par une secrète catastrophe intérieure en relation étroite avec les craintes et les angoisses de ces personnages qui évitent à tout prix le surgissement du tropisme. Marie Auclair soutient en ce sens qu’avec Sarraute,« un temps est ainsi rendu visible, audible qui présentifie le temps de la naissance du tropisme et en fait une durée sensible, un repère dramatique : il répond donc à une nécessité réelle et logique en ce qu’il décrit l’ordre du surgissement, intégré au temps de l’écriture[35] ». C’est ce caractère sensible de la durée sarrautienne qui favorise l’indétermination du temps. Cette dernière va participer sensiblement aux mutations chronologiques et stylistiques que l’on retrouve dans l’écriture sarrautienne.

Il n’existe plus une quelconque évolution dans l’action pouvant permettre de saisir le parcours d’un personnage. Seule importe la pertinence de la saisie de l’instant propice à l’avènement du tropisme. Aussi, le personnage-narrateur se complait-il dans des retours et des répétitions qui en disent long sur sa quête du tropisme. Sa recherche est, dès lors, motivée par son désir de découvrir ce qui se cache derrière les silences, les paroles et même les gestes des protagonistes du récit. Loin de se limiter aux « racontars[36] », il se construit lui-même sa pensée et tente de découvrir les personnages sans les masques de l’apparence. Chaque rencontre peut-être le lieu d’une découverte majeure malgré les jeux de simulation et de dissimulation. L’avarice du père dans Portrait d’un inconnu est ainsi mise en exergue par les conflits qui l’opposent à sa fille. Plusieurs épisodes dans le roman peuvent permettre de découvrir ce personnage sans masque. Au-delà du vol du savon, du traitement médical de la fille, de son voyage à venir et même de son projet de mariage, la scène au restaurant où Dumontet présente au « vieux » leur projet de réhabilitation d’une maison laisse transparaitre toute l’avarice de ce personnage :

Dumontet parle : Hé oui… Et vous savez, quand on y réfléchit, 150000 francs à 3%, ça ne fait guère qu’un loyer annuel de 4500 francs. » Il a un petit rire malicieux : « C’est encore mieux, vous ne pensez pas, que de manger son argent dans certaines affaires… »

Le vieux plisse à son tour les paupières, il a l’air de calculer : « 4500 francs de loyer… Il faudrait dire 4500 francs de supplément de loyer. C’est un peu différent. Ce n’est tout de même pas négligeable… On peut toujours se tromper, c’est évident, mais ne dites pas ça, même par le temps qui court il y a encore moyen de faire des placements qui rapportent mieux que du 3% »[37]

Toutefois, il arrive à ce même personnage, qui brille par son avarice, de se livrer à des scènes d’altruisme quand il se trouve entouré de ses amis ou quand il se retrouve au restaurant. Et pourtant, le personnage-narrateur arrive à déceler en lui d’infimes réactions à des instants précis, après un mot, un ton, un geste ou un silence, révélateurs de son monde intérieur. L’important n’est plus alors l’action elle-même mais bien l’instant précis qui a favorisé cette réaction. L’indétermination du temps est donc liée à la nature de la quête du personnage-narrateur. Il ne se soucie plus de temps chronologique, seul importe l’instant présent en mesure de découvrir et de faire découvrir l’autre sans masques. On peut, dès lors, assister à une perturbation de la lecture par l’absence de déictiques temporels. Ainsi, dans l’esprit du lecteur, le récit piétine et s’embourbe, l’accent étant mis essentiellement sur la tension du tropisme.

L’indétermination du temps dépasse alors les mutations chronologiques pour bouleverser la syntaxe. En effet, la recherche de l’expression adéquate contraint le personnage-narrateur à donner une suite de mots, d’expressions et/ou de propositions dans une seule phrase afin de rendre compte au mieux d’une sensation, de la rendre communicable. Cela explique, un tant soit peu, la particularité voire la singularité de la ponctuation dans l’esthétique sarrautienne et la longueur des phrases. Comme le temps, qui est caractérisé par son indétermination, la syntaxe singulière chez Sarraute met en évidence une inaptitude des mots à dire le tropisme, à dire la sensation. Aussi, le récit est-il parsemé de séquences où le sens hésite à se faire jour. Une impuissance du langage à dire le monde mise en exergue par une particularité de la ponctuation. Car « ponctuer c’est insister. C’est marquer, tenir un instant le vif prisonnier. […] Ponctuer c’est faire une pause, temporiser[38]». Une temporisation qui, chez Sarraute, passe par une actualisation du tropisme qui n’est possible que dans l’instantanéité de l’écriture et de la lecture en dehors de repères temporels.

Ce que le langage n’arrive pas ou plus à nommer est pris en charge par la ponctuation. Cette ponctuation se métamorphose au gré de la sensation qu’elle cherche à traduire. Et c’est ainsi qu’elle se multiplie, se prolonge, marquant l’impossibilité d’un horizon pour l’écrivain et pour le lecteur. C’est en ce sens que l’esthétique sarrautienne s’est vue accompagnée d’une ponctuation connotée. Ainsi, le point habituel se métamorphose en points de suspension, devenant l’expression d’une sensation ou la suggestion d’un tropisme. Ce symbolisme peut être perçu comme un déplacement sémantique qui donne un autre sens voire un sens nouveau à une expression usuelle. Une chose exprimée dans une certaine neutralité avec le point se transforme et se charge d’une autre signification avec les points de suspension. On en veut pour preuve l’affrontement entre le « vieux » et la bonne sur la fuite d’eau du robinet :

Bien sûr… Mais ce n’est pas d’aujourd’hui… il se met à trépigner… ce n’est pas d’aujourd’hui que cela a commencé. Ce n’est pas en une demi-heure que cela a pu prendre de pareilles proportions… on ne lui avait pas dit, on lui avait caché… la fissure, le trou dans le mur… le plombier l’avait déjà expliqué la dernière fois… on est obligé, ici, de le faire venir tous les deux jours… le trou ne s’est pas fait tout seul… ce n’est pas dans la conduite d’eau…ce n’est pas vrai… il crie, la bonne effrayée, recule… ce n’est pas vrai, vous le savez, c’est le robinet qui n’est jamais bien fermé… toute la nuit, j’entends le tuyau de la douche qui coule… je suis obligé de me lever au milieu de la nuit pour le fermer derrière eux… leurs bains, leurs ablutions… le genre anglais, les douches froides… leurs théories absurdes sur l’hygiène… leur manie de la propreté… cette habitude – mais je la leur ferai passer – de tremper dans l’eau pendant des heures, étendus là comme des souches…[39]

Dans ce passage où, sur la moitié d’une page, le « vieux » de Portrait d’un inconnu se livre à une effusion de sentiments, Nathalie Sarraute par l’usage abusif des points de suspension[40] suggère une sous-conservation[41] où transparaissent les craintes et les appréhensions du personnage. Face à la fuite du robinet, il ressasse un bon nombre d’évènements qui participent à la saisie du tropisme sans se soucier de la chronologie des événements. On y retrouve ses propres paroles, ses pensées, les paroles des autres et même la présence du lecteur. Les points de suspension permettent ainsi à Sarraute de marquer des silences, de signaler des désaccords, de suggérer des angoisses et de laisser affleurer des sensations dans le présent de la narration. Le même passage repris sans la plupart des points de suspension ne serait pas chargé d’une certaine connotation et pourrait être lu de manière plus ou moins neutre.

En définitive, l’indétermination du temps dans le Nouveau Roman sape toute cohésion dans l’univers romanesque pour se poser comme une remise en cause des piliers du roman traditionnel. Chez Sarraute, cette remise en question valorise une écriture qui tente de saisir l’instant considéré comme seul référent dans la volonté de rendre communicable la sensation à l’origine du tropisme. Portrait d’un inconnu se détourne donc du temps chronologique pour mettre l’accent sur la pertinence du présent dans la saisie du tropisme. Ce présent est perceptible dans l’écriture quand la romancière s’attache à rendre compte de la sensation et de la transmettre à travers des répétitions, des analogies et de la ponctuation. Le personnage fait l’expérience de ce présent dans la parole avec ces silences et ces gestes qui permettent de dire l’être sans les masques de l’apparence. La perception du présent se vit aussi chez le lecteur dans l’actualisation même la sensation puisque ce qui importe c’est l’Ici et le Maintenant afin de s’approprier la quête de Nathalie Sarraute : saisir le tropisme en dehors toute référence temporelle voire chronologique.

Notes

[1]Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, Paris, Minuit, 1948.

[2] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 119.

[3] Butor Michel, La Modification, Paris, Minuit, 1957, p. 40.

[4] Raimond Michel, Le roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, 1981, p. 232.

[5] Sartre Jean-Paul, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 16.

[6] Toursel Nadine et Vassevière Jacques, Littérature : Textes théoriques et critiques, Paris, Nathan, 2001, p. 166.

[7] Simon Claude, Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Paris, Minuit, p. 163.

[8] Sarraute Nathalie, Le Planétarium, Paris, Minuit, 1959, p. 77.

[9] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 138.

[10] Essentiels dans l’écriture sarrautienne, les tropismes sont définis comme « ces mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents de faibles tremblements, des ébauches d’appels timides et de reculs des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie » (Sarraute Nathalie, L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 29).

[11] Sarraute Nathalie, Entre la vie et la mort, Paris, Minuit, 1968, p. 87.

[12] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 85.

[13]Idem, p. 141-142.

[14] Reuter Yves, L’analyse du récit, Paris, Nathan, 2000, pp. 63-64.

[15] Ibidem.

[16] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., pp. 120-123.

[17] Idem, p. 24.

[18] Idem, p. 35.

[19] Idem, p. 81.

[20] Idem, p. 27.

[21] Ibidem.

[22] Minkowski Eugène, Le temps vécu, Paris, PUF, 1965, p. 31.

[23] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 170.

[24] Coly Augustin, Poétique du Nouveau Roman : Les Gommes et La jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Berlin, Editions universitaires européennes, 2011, p. 143.

[25] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 136.

[26] Bloch-Michel Jean, Le présent de l’indicatif. Essai sur le Nouveau Roman, Paris, Gallimard, 1963, p. 56.

[27] Beckett Samuel, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 126.

[28] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 91.

[29] Neukomm Zeltner , « Nathalie Sarraute, une nouvelle expérience de l’intime », in Médiations n°3, 1961, p. 52.

[30] Xiaoxia Wang,  « Instant présent dans Vous les entendez ? – La nouvelle réalité de Nathalie Sarraute », Synergies Chine N°4, 2009, p. 105.

[31] Genette Gérard, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 101.

[32] Boué Rachel, Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 24.

[33] Idem, p. 40

[34] Auclerc Benoit, « Arracher toute la toile peinte » : peinture et écriture du tropisme chez Nathalie Sarraute », in Gaubert, Serge, et Toma, Radu (dir.), Littérature et peinture, Bucarest, Editura Babel, 2003, p. 110.

[35] Auclair Marie, « Ultima Verba ou les silences du tropisme », Protée, vol 28, n0 2, 2000, p. 82.

[36] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit., p. 24.

[37] Idem, p. 204.

[38] Servière Michel, « Ponctuation de Nietzsche », Motifs et figures, Centre d’Art, Esthétique et Littérature, Paris, PUF, 1974, p. 275.

[39] Sarraute Nathalie, Portrait d’un inconnu, op. cit. p. 150.

[40] 22 points de suspension pour un seul point sur plus de 15 lignes.

[41] Nous faisons ici référence à l’essai de Nathalie Sarraute paru à la NRF en Janvier-février 1950 et repris dans L’Ere du Soupçon, op. cit.

Bibliographie

AUCLAIR Marie, « Ultima Verba ou les silences du tropisme », Protée, vol 28, n°2, 2000.

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Du cheval éternel à la mort du cheval : la figure équine dans les récits de Jean Giono et Claude Simon, fuite ou revanche du temps ?

Diane de Camproger

Diane de Camproger est docteure en langue et littérature françaises, professeure de lettres modernes au sein de l’établissement secondaire St Michel, à Annecy et co-fondatrice du réseau de recherche « Cheval et Sciences Humaines et Sociales ».

Pour citer cet article : DE CAMPROGER Diane, « Du cheval éternel à la mort du cheval : la figure équine dans les récits de Jean Giono et Claude Simon, fuite ou revanche du temps ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’œuvre, temps des œuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/05/31/du-cheval-eternel-a-la-mort-du-cheval-la-figure-equine-dans-les-recits-de-jean-giono-et-claude-simon-fuite-ou-revanche-du-temps//

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Résumé

Cet article s’intéresse à comparer la présence de la figure équine dans les œuvres de deux romanciers français du XXe siècle, Jean Giono et Claude Simon, à la fois dans leur rapport aux mythes (indo-européens ou gréco-romains), mais aussi au temps. En effet, Jean Giono ou Claude Simon, en plus de réutiliser de nombreuses références aux figures équines mythiques (Pégase, les chevaux du vent, les Centaures), ont en commun d’utiliser le cheval pour suspendre le temps, tant dans l’histoire, pour évoquer des figures passées, que dans l’écriture. Si Jean Giono utilise l’animal comme véhicule des passions, matière vivante permettant de faire surgir l’épique, chez Claude Simon, il incarne la répétition d’un cycle guerrier mythique, tout en représentant différentes figures et personnages qui se chevauchent et se fondent dans le récit. En plus d’influencer la temporalité diégétique, la figure équine joue un rôle dans la construction du récit parfois interrompu par des scènes, ou des réminiscences qui, avec l’apparition d’images, créent un effet de surimpression ou d’emboîtement dans le tissu narratif. On peut alors se demander si la mort du cheval dans les récits gioniens ou simoniens ne signifie pas une victoire finale du temps sur l’animal, dont le corps se métamorphose pour se fondre à la matière qui l’entoure, le renvoyant à son statut mortel, comme un retour à la nature originelle dont il est pourtant le représentant, effaçant son existence, et questionnant la nôtre.

Mots-clés : Cheval-espace-temps-littérature-roman-mythes-centaures-hybrides-animal-humain-contemporain

Abstract

This article compares how the horses’ presence is represented in the work of two French novelists of the 20th century, Jean Giono and Claude Simon, in its relation with mythology, but also with Time. Indeed, Jean Giono or Claude Simon are not only using horses as a reference of mythical equine figures (Pegasus, horses of the wind, Centaurs), but also to suspend Time, in the story, especially to evocate past characters, and in the writing. If Jean Giono’s horses are a vehicle for passions, a live tissue allowing for the epic to emerge, Claude Simon’s are the incarnation of a mythic martial cycle, as well as representing different characters and faces that are impressing and merging together inside of the narrative. More than a simple influence on the narrative temporality, the horses play a role in the story construction, sometimes stopping it during equine scenes, or allowing a complex construction sometimes confusing the reader. Is it that the death of the horse, in Giono’s or Simon’s novels should mean a final victory of Time among the animal, which corpse will turn and shape into the elements surrounding it, returning to his mortal status, as a way back to the original nature of which he is yet the representative, erasing his existence, and questioning ours.

Keywords : Horse-space-time-literature-novel-myths-centauros-hybrids-animal-human-modern


Sommaire

Introduction

1. Le cheval comme fuite du temps
1.1. Une réutilisation des mythes équestres chez Jean Giono
1.2. La répétition d’un cycle guerrier éternel chez Claude Simon

2. La figure équine comme jeu entre le temps de l’histoire et celui du récit
2.1. Les « scènes équestres », des pauses dans la narration
2.2 De la chevauchée au chevauchement narratif

3. La mort du cheval, une revanche du temps ?
3.1. L’haruspice et le rituel dans Deux cavaliers de l’orage
3.2. La dissolution du corps équin, dans La Route des Flandres

Notes
Bibliographie

Introduction

Le cheval symbolise la conquête à la fois de l’espace géographique – il permet d’aller plus loin, et reste indépassé durant presque quatre millénaires, jusqu’à l’invention du moteur – et du temps – il permet d’aller plus vite. Cette victoire sur l’espace-temps se trouve figurée dans de nombreuses représentations équines mythologiques, comme Pégase, les chevaux d’Eole, dieu du vent, réputés indomptables, ou la licorne, plus rapide que le vent. Cet imaginaire autour de la figure du cheval a été longuement étudié, particulièrement par Gilbert Durand dans son livre Les Structures anthropologiques de l’imaginaire qui y voit la représentation de « la fuite du temps[1] », en raison de ses capacités de mouvement et sa rapidité, mais aussi de sa symbolique mythique.

Jean Giono ou Claude Simon, en plus de réutiliser de nombreuses références aux figures équines mythiques (Pégase, les chevaux du vent, les Centaures), ont en commun d’utiliser le cheval pour suspendre le temps, tant dans l’histoire, pour évoquer des figures passées, que dans l’écriture. Si Jean Giono utilise l’animal comme véhicule des passions, matière vivante permettant l’insertion de l’épique (« L’amour, c’est toujours emporter quelqu’un sur un cheval[2]»), chez Claude Simon, il incarne la répétition d’un cycle guerrier mythique, une « innombrable engeance sortie toute armée et casquée selon la légende[3] ».

Mais, comme personnage singulier du récit, l’apparition du cheval signifie la rupture du temps de la narration, par la concordance soudaine du temps diégétique et du temps du récit, ce qui définit la scène selon Gérard Genette[4]. Si Genette se focalise sur l’aspect temporel, il identifie aussi l’aspect fortement dramatique de la scène, « dont le rôle dans l’action est décisif[5] ». Nous pouvons ajouter que la scène obéit aussi à une concordance spatiale, dans le sens où elle se déroule souvent, dans la diégèse, en un seul endroit, ce qui contribue à sa dimension picturale ou cinématographique forte. Ce cadre spatio-temporel crée l’unité et l’effet d’ensemble de la scène, un « effet-scène[6] », aboutissant à son autonomie. Celle-ci apparait alors soit comme une pause dans le récit, dans une concordance soudaine du temps diégétique et du temps du récit, soit comme l’objet d’un chevauchement dans la narration. Parce que la figure du cheval renvoie à tout un imaginaire, les scènes équestres sont en effet parfois interrompues par des réminiscences ou l’apparition d’images, créant un effet de surimpression ou d’emboîtement dans le tissu narratif.

On peut alors se demander si la mort du cheval dans les récits gioniens ou simoniens – entre haruspice[7] et sacrifice[8] – ne signifie pas une victoire finale du temps sur l’animal, dont le corps se métamorphose pour se fondre à la matière qui l’entoure, le renvoyant à son statut mortel, comme un retour à la nature originelle dont il est pourtant le représentant, effaçant son existence, et questionnant la nôtre.

1. Le cheval comme fuite du temps

1.1. Une réutilisation des mythes équestres chez Jean Giono

Les chevaux de Giono ont une « beauté vive [qui] se prête aux images mythiques[9] ». Ils emplissent les récits par leurs hennissements et leur liberté affranchie, particulièrement les œuvres écrites entre 1936 et 1961 : Que ma Joie demeure (1936), Deux cavaliers de l’orage (1965), Les Récits de la demi-brigade (1972), Noé (1961). Ils sont une référence permanente aux mythes équestres gréco-romains, comme l’étalon de Que ma joie demeure, explicitement comparé à Pégase, dans une envolée prophétique de Bobi : « Ce qu’il a, ton cheval, […] c’est la graine des ailes. […] Il en sortira de grandes ailes blanches. Et ça sera un cheval avec des ailes, et il fera des enjambées comme d’ici au jas de l’Erable, et il galopera dix mètres au-dessus de terre et on ne pourra jamais plus l’atteler, ni lui, ni ses fils, ni les fils de ses fils[10]». Lorsque Bobi fait à Carle l’apologie de son cheval, il prend des allures de prédicateur, ou de Pythie antique, délivrant un oracle. L’homéotéleute « ra », provoquée par la répétition de verbes au futur simple, est un rappel inconscient de la divinité égyptienne solaire. L’oracle est à la fois une référence aux chevaux magiques et mythiques : Pégase évidemment, mais aussi les chevaux du soleil et des divinités (Apollon, Neptune), ou encore les chevaux du Ferghana, ces chevaux d’Asie centrale réputés plus rapides que le vent, aux couleurs flamboyantes, qu’on retrouve, peints, dans la chambre du narrateur de Noé[11]. Ces chevaux sont toujours des figures duelles, à la fois positives et négatives, rappelant tour à tour les chevaux mongols débonnaires ou ceux de l’Apocalypse, particulièrement par leurs couleurs (« le cheval rouge », « le cheval blanc », « le cheval noir »[12]).

Chez Giono, les chevaux, par leur nature libre et sauvage, permettent de reconstituer un « Éden » primitif. C’est la raison pour laquelle les personnages de Que ma joie demeure décident de les remettre en liberté, pendant la saison des amours (« j’ai une idée : si je lâchais mon étalon ? Et si vous lâchiez vos juments ? [13] »). Dans Deux cavaliers de l’Orage, Marceau est impressionné par le tableau à la fois pastoral et primitif qui s’offre à ses yeux, dans un haras de la Vallée du Rhône, où s’ébattent des chevaux en liberté :

On ne pouvait s’empêcher de jouir de tous les gestes des étalons flamboyants. Ils vivaient de frémissements, de voltes et de sauts dans les herbes luisantes. Le regard était saisi par une roue de jambes fines, de cuisses, de crinières qui tournaient sans cesse dans le vent et la frénésie de la joie à travers l’ombre et la lumière. Des éclairs pourpres clignotaient sur le doré des bêtes. Des poulains au poil encore collé allaient embarrasser leur tête de sauterelles et leurs pattes de fils dans les rocking-chairs et les robes. Les juments venaient les lécher jusqu’entre les mains des femmes, il y avait dans cette paix frénétique un fascinant repos[14].

L’isotopie de la lumière met en valeur l’aspect Ouranien et solaire du cheval (« flamboyants », « luisantes », « lumière », « éclairs », « doré »). L’animal est toujours en mouvement comme la vie elle-même, en proie à des « frémissements » ou à de la « frénésie » et exécutant des « voltes », des « sauts », des « roues ». Le mouvement cyclique, rappelant la forme ronde du soleil, est d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises par les noms (volte, roue) ou les verbes (tourner). L’oxymore, renforcé par la structure chiasmique de la dernière phrase – « paix frénétique » / « fascinant repos » – appuie la figure double du cheval, animal pacifique, herbivore, et pourtant animal de proie en mouvements, vif et rapide. De même, les mouvements décrits (frémissements, voltes, sauts, clignoter…) sont tous brusques et de courte intensité : ils ne s’inscrivent pas dans la durée. Ils accentuent la comparaison de l’animal avec la flamme ou l’éclat de lumière dansante. Cette mise en valeur de l’éphémère s’oppose à la valeur durative de l’imparfait (« sans cesse ») et inchoative des verbes de mouvement (allaient embarrasser / venaient lécher). L’utilisation du regard, du point de vue de Marceau, et l’alternance de détails triviaux (« poil encore collé ») et de métaphores (« tête de sauterelle ») permettent l’hypotypose. C’est une scène de vie et de fertilité : les étalons, poulains et juments forment un retour à la nature originelle. L’humanité et l’animalité se confondent, les poulains à peine nés embarrassent leurs pattes dans les pattes des chaises longues où sont assises les dames. Les juments elles-mêmes les lèchent « entre les mains des femmes ». Cette confusion des corps, humains et animaux, trouve son apogée dans l’utilisation équivoque du mot « robe », antanaclase implicite dont on ne sait s’il désigne les robes des femmes ou celles des animaux, les deux termes possédant un sens différent. Si chez l’humain, le substantif s’applique à désigner le vêtement, chez le cheval il désigne la couleur du pelage. Dans les deux cas on l’imagine chatoyante et pleine de vie à l’image de cette scène. Par effet de miroir, cette euphorie est un état auquel aspire Jason Marceau, lui dont le surnom est justement L’entier, expression utilisée pour désigner un étalon, c’est-à-dire un cheval non castré : « entier » car possesseur de ses parties génitales. Le récit nous transporte dans une scène pastorale d’inspiration mythique, déjà préfigurée par les noms des personnages inspirés par la mythologie. Abstraction faite des rocking-chairs, la scène pourrait aussi bien se dérouler dans un monde d’avant l’humanité, ou illustrer la création du monde. Car le cheval, par son renvoi aux images mythiques, acquiert une valeur atemporelle, représentant un temps éternel.

La figure équine chez Giono permet ainsi d’insérer du merveilleux dans le récit, qu’elle soit une représentation symbolique d’une idée de nature, dotée de pouvoirs ou de qualités surnaturelles, ou un rappel explicite d’une figure équine mythique ou légendaire. Cette présence du merveilleux, combinée à la figure de héros dont le cheval est le véhicule implicite, permet de caractériser le récit gionien comme profondément épique, et donc d’échapper à la prise du temps, puisque, comme le suggère Claude Simon, l’épopée équestre n’a-t-elle pas quelque chose d’intemporel ?

1.2. La répétition d’un cycle guerrier éternel chez Claude Simon

Claude Simon met en effet en scène, dès l’incipit du court texte Le Cheval[15], publié en 1958, la répétition d’un cycle guerrier mythique dont les chevaux sont l’incarnation : « Tout était noir. On ne pouvait pas voir la tête de la colonne. […] seulement entendre le monotone, l’infini et multiple piétinement, le multiple martèlement des centaines de sabots sur l’asphalte de la route[16] ». Cette mise en scène d’une colonne équestre sans début ni fin est une personnification de la guerre elle-même qui traverse les différentes œuvres de Claude Simon par la suite, de La Route des Flandres (1960) au Jardin des Plantes (1997), en passant par L’Acacia (1975). La réutilisation itérative de ce motif suggère que cette chevauchée se répète depuis la nuit des temps, depuis la création des mythes et les premiers récits historiques (« innombrable piétinement des armées en marche, les innombrables noirs et lugubres chevaux hochant balançant tristement leurs têtes[17] »). Ces chevaux noirs et lugubres sont un rappel aussi bien des chevaux funèbres mythiques[18], ceux, psychopompes, des divinités nordiques dans les croyances germaniques, ou de l’Apocalypse, que des chevaux réels morts au fil des siècles, dans les combats ou les guerres dans lesquelles les hommes les ont entraînés. Selon Simon, les chevaux sont indissociables du récit épique depuis les premiers textes, antiques ou bibliques : ils représentent tous les chevaux de toutes les guerres et de tous les récits avant eux. C’est pour cela qu’on trouve aussi de nombreuses références à l’Apocalypse dans Le Cheval ou La Route des Flandres, comme un retour à l’un des premiers textes épiques chrétiens. La tête du cheval mourant occupe le centre du récit. À chaque fois l’animal prend des dimensions effrayantes[19], s’allongeant à l’extrême comme si ce corps n’était que la continuation dans le temps des chevaux morts depuis les premiers récits. Cet allongement de la matière équestre se retrouve dans le rythme lui-même du récit, grâce à des assonances et des allitérations qui scandent le pas et allongent la phrase de la même façon que la succession d’adjectifs, avec un nombre de syllabes croissant (hochant ; balançant ; tristement) et l’homéotéleute (« en » / « an »).

Le cheval permet à l’écrivain de dresser un lien entre les vivants et les morts, aussi bien entre les personnages de la diégèse (« il permet de superposer différentes époques, différents membres de la famille, d’évoquer une lignée sans inscrire la temporalité successive de la généalogie[20] ») qu’entre les personnages de la vie de l’auteur : ses ancêtres, en particulier les figures omniprésentes dans le récit que sont Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel ou le propre père de l’écrivain, Louis Simon, mort dans la Grande guerre. En introduisant le cheval dans la fiction, Claude Simon interpelle les ressemblances et les liens qui existent entre les vivants et les morts. Le capitaine de Reixach, archétype de l’officier de cavalerie, est caractérisé par la fusion qui le lie à l’animal, devenant un « homme-cheval[21] ». Son origine aristocratique et son passif militaire l’ancrent lui aussi, comme l’auteur, dans une longue tradition familiale : « Se dessinant donc ainsi, […], et sans même que Georges ait eu besoin de les rencontrer, les de Reixach, la famille de Reixach, puis de Reixach lui-même, tout seul, avec, se pressant derrière lui, cette cohorte d’ancêtres, de fantômes[22] ». Le narrateur de La Route des Flandres n’est pas seulement marqué par la mort de son supérieur – à cheval – ou par la mort d’un cheval qui le renvoie à d’autres morts par chevauchements successifs, mais aussi par l’« interchangeabilité » qu’il ressent comme soldat, en raison de la désindividualisation causée par la guerre et illustrée par ses changements de monture successifs : il doit, plusieurs fois, monter les chevaux de soldats morts, comme si le cheval établissait alors une continuité entre ces morts et lui. Le cheval, porteur du soldat, est aussi celui par lequel la mort arrive, donnant au récit des allures de cycle infernal. Les chevaux de Claude Simon sont l’outil de la propagation du conflit depuis des siècles. Qualifiées d’ « immémoriales[23] » au sens latin du terme immemorialis, c’est-à-dire « sans mémoire », les « rosses » antiques évoquées par Simon semblent plus vieilles que le temps lui-même. La phrase est tout entière construite sur cette volonté de remonter le temps jusqu’à l’origine, en commençant par le sujet « les chevaux », répété aussitôt, amplifié par gradations successives (« les vieux chevaux d’armes »). Au fur et à mesure que la phrase se développe, elle semble ainsi remonter le temps, autant par la construction (les propositions s’allongeant progressivement) que par la gradation du vocabulaire utilisé (cheval/vieux cheval/rosse/animal héraldique) permettant au récit, grâce à l’atemporalité de la figure du cheval, de faire le lien entre le temps de l’histoire, passée et présente, et le temps de la narration.

Pourtant, paradoxalement, le cheval est à la fois le lien entre une temporalité passée et présente, ainsi qu’entre plusieurs niveaux de temporalité (temps de l’histoire et temps du récit), devenant une figure métadiégétique du temps, et une pause. Son apparition est en effet mise en scène et constitue à la fois une immobilisation de l’histoire dans le temps et l’espace, tout comme une pause dans le récit, qui s’interrompt pour permettre le surgissement de la figure animale et des représentations qui lui sont liées.

2. La figure équine comme jeu entre le temps de l’histoire et celui du récit

2.1. Les « scènes équestres », des pauses dans la narration

Les deux romans de Giono : Deux cavaliers de l’orage et Les Récits de la demi-brigade, nous offrent trois scènes équestres représentatives de cette influence du cheval sur les temporalités à la fois de l’histoire et du récit. Dans la première, construite comme une tragédie classique, les cinq scènes équestres, c’est-à-dire les passages « mettant en scène » des interactions précises entre chevaux et humains, et dans lesquels, tel que Gérard Genette le définit[24], le temps de l’histoire épouse le temps de la narration, sont autant de nœuds dramatiques menant au drame final : le fratricide. Ainsi, la première de ces interactions entre l’homme et le cheval[25] apparait dans le deuxième chapitre – le premier n’étant qu’un préambule racontant l’histoire des Jasons – et permet d’installer un décor pictural dont le texte s’éloigne ensuite, avec la mise en place progressive de la dimension tragique du texte. Comme l’indique le titre de l’œuvre, c’est un coup de tonnerre, un orage soudain qui s’abat sur les deux frères, par le biais d’un cheval, et surtout de sa mort, coup de théâtre précipitant la rencontre des protagonistes avec leur destin funeste.

En effet, au début de l’œuvre, Marceau décide de vendre des mulets à un propriétaire de haras sur les bords du fleuve, secondé d’Ange, son cadet. Le décor est verdoyant et pastoral, et permet d’installer une atmosphère de paix et de sérénité, à l’image de la relation unissant les deux frères en incipit. Les mulets y font figure de doubles des protagonistes, paysans endimanchés peu à leur place dans ce cadre riche et aisé, alors que des chevaux en liberté (étalons, juments et poulains) s’ébattent et renvoient une image de vie et de luxure, figurant les habitants oisifs du château. C’est dans ce même esprit de calme et de sérénité qu’Ange laisse apparaître ses qualités de cavalier, à la surprise de tous. Alors que le baron du château veut voir « ce jeune garçon monter cette mule folle », Ange fait « exécuter à sa bête, le plus naturellement du monde, un petit pas espagnol dont il avait le secret[26]», causant la surprise et l’admiration, non seulement du baron, mais de son propre frère. Cette scène d’apparente oisiveté, de repos, porte néanmoins une dimension plus prophétique, puisqu’elle permet de révéler un trait de la personnalité double d’Ange, qui était jusqu’alors encensé par son frère et érigé en symbole de pureté et d’innocence. Les manières du jeune garçon avec la mule, en plus de provoquer une pause dans l’histoire – puisque tous les personnages s’immobilisent pour l’observer – et dans le récit dans lequel le discours indirect surgit soudain, font naître le doute chez son frère aîné : « Marceau lui-même en était estomaqué ! Où diable ce garçon avait-il pris tout ça ? On ne pouvait pas savoir s’il s’arrangeait pour meurtrir la bête avec le mors ou s’il avait un sort pour dominer mais, monté sur la plus cabocharde des bêtes, il la fit papillonner et danser, et faire des grâces. » Cette pause du récit, permettant au lecteur de s’attarder sur le personnage d’Ange en épousant le point de vue de Marceau, exprimé au discours indirect libre, est aussi une révélation de l’aspect duel de la personnalité d’Ange, d’abord comparé à un dieu, puis renvoyé à la figure du diable (« où diable »). Sa propre technique équestre est interrogée de façon paradoxale, soit renvoyée à de la torture (« meurtrir la bête avec le mors »), soit à la magie (« un sort »), et devient, par glissement métonymique, une représentation du personnage lui-même dans toute son ambiguïté, car c’est Ange qui provoquera sa propre mort, en cherchant à affronter son frère à de multiples reprises, et en le battant, finalement, à la chute du récit.

La figure équine, en suspendant le temps de l’histoire et du récit, participe davantage, au fur et à mesure de la narration à la mise en place d’une tension dramatique. Dans une deuxième scène, très courte[27], narrant le départ des deux frères à la foire de Lachau où Marceau tuera un cheval, constituant l’élément déclencheur d’une série de péripéties conduisant au drame final, le récit s’arrête à nouveau, figeant ce départ dans le temps, comme une tentative du narrateur, en retardant l’action, de retarder la suite d’évènements conduisant à la mort des protagonistes.

Le départ des deux frères aux courses de Lachau, à cheval, est accompagné par l’inquiétude soudaine et incompréhensible d’Esther qui les observe par la fenêtre. Ce passage, au discours indirect libre, introduit une coupure dans le récit, marquée par l’emploi du présentatif « voilà », renvoyé à sa nature première de verbe défectif : « Et justement, voilà qu’on entend trotter des bêtes ». Le mot est en réalité, étymologiquement, une interjection verbale réduite à la forme unipersonnelle du présent de l’indicatif (« vois là »), interpellant l’interlocuteur. En l’utilisant, Esther attire l’attention sur la scène audible, qu’on pourrait qualifier de premier acte de la tragédie. Elle oblige aussi le lecteur à adopter sa focalisation en réutilisant le présentatif un peu plus loin (« les voilà là devant ») et à saisir l’objet scénique qui fait de cette scène un passage unique de l’histoire et annonciatrice du drame. Lorsqu’elle voit les deux cavaliers s’en aller, Esther développe un parallèle entre la violence de Marceau, qui transparaît dans sa façon de monter à cheval, et l’inquiétude qu’elle ressent. Derrière la scène émerge la vision prophétique, soulignée, à la fin de la scène, par une question au discours indirect libre à laquelle Marceau, qui ne l’entend pas, ne peut évidemment pas répondre : « qu’est-ce que tu veux donc faire avec tes bras ? [28] ».Ces bras sont les acteurs du drame, sans qu’elle le sache, puisque c’est grâce à eux que Marceau s’illustrera comme l’homme le plus fort du monde à la lutte ; c’est aussi eux qui tueront le cheval, à Lachau, et son propre frère, à la fin du récit. La scène s’achève sur cette question d’Esther, qui résonne dans le texte de manière forte, mise en exergue par le passage brutal au discours direct. L’inquiétude se trouve reflétée dans les éléments qui l’entourent et renforcent l’impression d’une suspension du temps : « Le jour ne se lève pas ce matin. Le jour se refuse à se lever[29] ».

Si on retrouve aussi ce jeu de mise en arrêt du temps chez Claude Simon autour de la figure équine, comme lors d’une scène de pause à l’abreuvoir dans La Route des Flandres, le cheval favorise aussi le chevauchement à la fois des temporalités et des voix de l’énonciation.

2.2. De la chevauchée au chevauchement narratif

Le chevauchement des motifs équestres chez Claude Simon permet de brouiller la limite entre présent et passé, réel et imaginaire. Par un renvoi à d’autres images, d’autres scènes ou visions qui se superposent, le narrateur se perd dans le récit et emmêle les différents niveaux de perception et d’imagination. Le « crépitement monotone des sabots », par exemple, se superposant au bruit de la pluie sur le toit de la grange, provoque d’autres visions[30], de même que l’image des courses de chevaux surgissant au sein des scènes de guerre. Lors de l’attaque allemande qui cause la mort de Wack, le narrateur superpose à la vision des cavaliers et des chevaux fuyant pour sauver leurs vies, « les petits chevaux-jupons et leurs cavaliers rejetés en désordre les uns sur les autres exactement comme des pièces d’échecs s’abattant en chaîne[31]». Pour dépeindre l’événement le narrateur renvoie aux jeux d’échec ou de domino grâce à la multiplicité des références liées aux chevaux (réels, mais aussi les petits chevaux du jeu de plateau). Les « chevaux-jupons » ou « à bascule » sont une référence aux jeux d’enfants dont parle Dumézil[32] dans son analyse du mythe du centaure, consistant à se déguiser en cheval, le corps de l’animal étant représenté par une jupe autour de la taille, parfois avec un autre camarade en dessous de la jupe pour figurer la longueur de l’animal et les membres postérieurs. C’est sur l’hippodrome que cette comparaison apparaît d’abord au narrateur[33], créant le lien entre les deux scènes, celle de la course hippique et celle de la course devant le feu allemand. La superposition des deux scènes met en exergue l’aspect tragi-comique de la guerre, « jeu » des hommes, et le peu de valeur de la vie des soldats, comparés à des pions d’échec ou à des pièces de domino. Le chevauchement de motifs a un fort pouvoir évocateur chez Simon, fonctionnant par la juxtaposition d’images qui sembleraient éloignées de prime abord mais dont la juxtaposition permet de saisir le sens de la scène à différents niveaux de lecture.

L’histoire de la nouvelle Le Cheval, racontant la mort d’un cheval dans l’étable d’une auberge où les cavaliers font étape, réapparaît dans La Route des Flandres mais aussi dans LAcacia. Il en est de même pour la scène représentant le brigadier aux prises avec une jument qui refuse de sauter, présente dans La Route des Flandres, L’Acacia et le Jardin des Plantes. Le malmenage d’un cheval de main par un cavalier terrorisé est aussi un motif récurrent du Cheval, de La Route des Flandres, ou du Jardin des Plantes, malgré des changements de noms propres ou de personnages (Iglésia devient, dans La Route des Flandres, un conducteur de chevaux anonyme). Les scènes équestres sont ainsi, chez Claude Simon, l’objet de superpositions du réel et de l’onirique, comme dans le cas de la mort de Reixach, introduite dès le début de La Route des Flandres et leitmotiv récurrent. Celle-ci n’apparaît, dès le départ, que comme le récit d’une action déjà passée, puisque la mort de Reixach, à cheval, est présentée tout de suite comme un fait établi. L’incipit de La Route des Flandres débute par la première rencontre entre le narrateur et Reixach, son capitaine. La scène de sa mort est annoncée : « par la suite » indique une succession dans le temps, ou l’alternance du présent, passé composé et plus-que-parfait. La scène est introduite par deux points, renforcée par le groupe nominal « un moment », qui provoque une pause de la durée. En obligeant la narration à s’interrompre, et en adoptant une énonciation à la première personne du singulier, le romancier attire l’attention du lecteur sur ce moment précis de l’histoire qui est la scène de la mort de Reixach. Là encore, la mort du capitaine semble le seul référent véritable dans un monde qui se désagrège, comme un fait auquel le narrateur se rattache pour se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Au fur et à mesure que le récit avance, la précision de la narration s’estompe et des digressions apparaissent dans une phrase qui n’en finit pas. Le narrateur s’interroge sur la réalité du cadre diégétique, « le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit[34]», blâmant le manque de sommeil et le fait de ne pas avoir dormi depuis dix jours, sauf à cheval. Cette référence au manque de sommeil et ces sauts temporels mettent en doute la réalité de l’expérience vécue, dans laquelle la mort de Reixach semble la seule certitude parmi les souvenirs de l’événement, un point fixe autour duquel s’articule la mémoire. Tous les souvenirs de la guerre semblent se ramener à cette scène absurde, mais factuelle, de suicide équestre. L’analepse, par le biais du souvenir et de la remémoration de faits réels ou de visions, donne à la scène équestre la forme d’une superposition de différentes époques, passé et présent, engendrant parfois la confusion au sein de la diégèse.

Seule la mort – celle du cheval, celle de Reixach – semble un point fixe et immuable autour duquel s’articule le récit, lui donnant une matérialité au sein même d’un processus de désagrégation de la matière, celle des corps, en lambeaux, qui se fondent dans la boue, et du récit lui-même, dans une phrase qui n’en finit pas de se dérouler.

C’est dans la mort que le temps prend sa revanche sur le cheval et sa valeur atemporelle. L’animal est en effet détaché peu à peu de toute la matière mythique qu’il véhicule et renvoyé à sa matérialité, et donc à sa finitude.

3. La mort du cheval, une revanche du temps ?

3.1. L’haruspice et le rituel dans Deux cavaliers de l’orage

Le chapitre central des Deux cavaliers de l’orage, construit autour des foires de Lachau et de la mort d’un cheval « fou » est en réalité une démythification progressive de l’animal qui devient le support du rituel et prend une dimension symbolique forte, proleptique, puisqu’il représente à la fois la naissance et la mort, un double du personnage et aussi sa mort annoncée. En cela le corps du cheval représente à la fois le passé et le présent de Marceau, alors même qu’il constitue une rupture, un coup de théâtre, dans le récit. On sait que le meurtre d’un cheval est quelque chose « d’impensable » chez Giono[35]. Le narrateur des Récits entame d’ailleurs la première nouvelle par cette mention : « je n’aime pas qu’on tue les chevaux[36]». On sait que l’œuvre de Giono comporte des résonnances narratives. D’un texte à l’autre, les personnages font retour. On retrouve des scènes communes dans différents récits. Or ce meurtre du cheval est un événement suffisamment important dans son univers fictif pour faire l’objet de deux récits identiques : un premier épisode radiophonique intitulé « Le cheval de Carpentras », enregistré en 1954, c’est-à-dire dix ans plus tôt[37] que celui des Deux cavaliers de l’orage, y fait déjà allusion. Cette permanence du cheval sacrifié en renforce encore la symbolique. Dans Deux cavaliers, Martial et Mon Cadet ne vont pas à Carpentras mais à Lachau ; un événement auquel, d’ailleurs, le lecteur n’a pas le droit d’assister puisqu’il ne lui sera délivré, ensuite, que par le discours rapporté des deux frères. Lorsque l’aîné revient, il ramène avec lui « un long fardeau sur son épaule. Un gros poids, quelque chose qui est dans un long sac, une chose molle et lourde qui pend de chaque côté de son épaule et qu’il porte en bombant le dos[38]». Alors que les personnages s’inquiètent de ne pas voir le cadet, cette peur préfigurant déjà la peur inconsciente, mais pourtant fondée, d’un fratricide constituant la seule issue possible de la relation fusionnelle des deux frères, Marceau révèle progressivement le contenu du sac sous le mode d’une devinette : « Ouvre-moi le sac et regarde-moi le beau tour de force qui est dedans[39]», « cette chose pleine de sang[40]», « la chose sanglante[41]», « un énorme morceau de viande de bête[42]». Au fur et à mesure du récit, le cadavre gagne en substance, « il doit y en avoir au moins cinquante kilos », « il y a encore la peau », « le poil est beau, lustré », et pourtant, jusqu’à la fin, personne ne comprend que ce sac contient un cheval mort. Comme si l’introduction de son corps, par des attributs triviaux, sanglants, propres à n’importe quelle bête de consommation humaine, empêchait les auditeurs – l’assemblée des quatre femmes, mais aussi le lecteur – d’associer l’image du cheval et cette chose sanguinolente au pied de Marceau. Il leur faut attendre les différentes allusions de Marceau, pourtant très explicites : « Viens manger une bonne tranche de cheval rôti[43]»; « il devrait venir un peu ici, manger du cheval rôti. » ; « tu vas prendre une poêle d’un mètre et tu vas nous frire cette viande de cheval[44]», sauf que ses propos paraissent si incohérents à l’assemblée, qu’il est accusé d’avoir trop bu et de délirer : « Quand tu iras à Lachau, ne bois plus le même vin Marceau, celui-là a l’air de te rester sur l’estomac. Qu’est-ce que c’est que cette viande de cheval dont tu parles tout le temps ? Et quel cheval ?[45]». L’esprit de l’auditeur/lecteur est partagé, par dissociation cognitive, entre l’image du cheval vivant et celle du cheval mort réduit à l’état de viande. Le processus naturel de dissolution du corps vivant en matière morte et sanglante est inversé, puisque la narration commence par un contact avec la matière. Il s’agit pour Marceau de provoquer d’abord un contact physique et matériel avec le cadavre, d’abord par la vue (« regarde ») puis par le toucher, en prenant conscience de son poids et de la douceur de son poil (« lustré »). Le sang est toujours chez Giono lié à un acte d’amour, et à une fascination similaire à celle que l’homme éprouve pour le feu. D’ailleurs l’adjectif « beau » est répété de nombreuses fois, comme si le cadavre était un objet esthétique. C’est parce que le sang induit d’autres représentations, esthétiques, symboliques, qu’il est difficile de superposer à l’image de la viande sanguinolente, signe de mort – mais aussi de vie, puisqu’elle permet la consommation, et donc la survie de l’homme – la vision de l’animal vivant, choyé, dans l’imaginaire collectif. Toute la description faite par Marceau semble une transfiguration du corps du cheval, qui transite du statut de chose sanguinolente à celui de bête, pour revêtir peau, poils, et enfin redevenir la « plus belle bête du monde ». Le fait de la manger devient alors extrêmement symbolique[46]. C’est un renvoi au mythe de la transsubstantiation – repris par l’Église catholique avec la pratique de l’Eucharistie – qui veut que la consommation permette à celui qui mange le corps de s’approprier les propriétés de l’être consommé : sa beauté, sa force, son âme, et peut-être ici sa fonction éternelle, comme le suppose Anne Simon en introduisant l’hypothèse de l’hybridité et la fusion de ce qu’elle appelle le « corps temps[47] ». Cet acte marque en effet le commencement de la renommée de Marceau comme homme le plus fort du monde, et la venue de multiples combattants pour l’affronter : il est vrai que les Jason sont destinés à rester dans les mémoires bien après leur mort. Marceau s’inscrit donc à partir de cet acte sacrificiel, tel Œdipe, dans une voie inéluctable et tragique, dont seuls la mort et le sang pourront le délivrer.

3.2. La dissolution du corps équin, dans La Route des Flandres

La mort du cheval constitue aussi le nœud dramatique du Cheval de Claude Simon, et même de La Route des Flandres, dont la narration s’articule, de manière cyclique, par un mouvement de continuel retour à la figure d’un cheval mort vu par le narrateur sur la route et presque couvert de boue au point de ne pas être reconnaissable. Les chevaux sont matière à l’hybridation autant comme lien entre les différents personnages – au point que le narrateur imagine des parents « équins », comme c’est le cas à la lecture d’écrits d’ancêtres conservés par Sabine, sa mère (« il n’y a qu’un cheval qui a pu écrire ça[48]») – que dans leur rapport au corps et à la matière. Corps-fusionnant avec celui du cavalier, corps-dissolu se fondant dans la terre et la boue environnante, comme l’exprime cette phrase de La Route des Flandres : « les chiens ont mangé la boue[49]». La boue est alors à la fois la matière de la naissance permettant à la vision de surgir et celle de l’anéantissement annonçant la mort du « nous » polyphonique, dans lequel se fondent et se dissolvent les soldats de la garnison et leurs montures, dont le narrateur est l’un des seuls survivants. La phrase simonienne est aussi, à l’image de la boue, une phrase sans début ni fin. À peine une capitale vient-elle marquer le début d’une pensée et quelques virgules permettent-elles de respirer. C’est une phrase qui englue la lecture comme la boue, projetant sans cesse de nouvelles particules. Le lecteur a beau essayer de se dégager pour poursuivre l’histoire, il est immobilisé par le poids de la matière narrée. C’est la volonté d’une narration toujours plus précise et exacte des faits, épuisant toutes les possibilités herméneutiques des mots par l’énumération et l’addition de références, jusqu’à en délivrer le sens profond. La première phrase de La Route des Flandres s’étend sur une page entière, ne trouvant le point final qu’à la dernière ligne. Mais la boue gèle aussi parfois et retrouve alors la dureté de la terre et des pierres du sol, laissant la place à des « mondes morts, éteints et couverts de glace[50]». La boue fige alors les empreintes, tout comme elle fige et ensevelit les hommes et les chevaux dans l’Histoire, tous ensembles gris et méconnaissables dans cet immense bourbier qu’est la guerre. Cette boue est aussi la glaise originelle, celle dont est fabriquée l’homme et qui reprend son dû à la fin ; c’est le Memento, homo : quia pulvis es, et in pulverem reverteris[51]. Sauf que ce n’est ni un homme ni un dieu mais un cheval qui incarne cette destinée dans le récit. Georges est hanté par le cadavre d’un cheval sur la route, ou plutôt de « ce qui avait été un cheval[52] » : le corps se dissout ne faisant plus qu’un avec la boue qui l’entoure. Georges découvre que le cadavre « n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue[53]». Ce cheval devient une métonymie du vivant représentant à la fois l’être humain dont il partage les souffrances, mais aussi l’être vivant de manière plus universelle en perpétuelle métamorphose.

ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert – comme si on l’avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré – d’une boue liquide et gris-beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d’elle […] et était destinée à y retourner, s’y dissoudre de nouveau, […] pourtant (quoiqu’il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral, avec ses pattes de devant repliées dans une posture fœtale d’agenouillement et de prière […])[54].

Avec la boue, on revient à l’origine du monde. La boue glaise, dont le règne animal est issu, et à laquelle il retourne, est d’abord une matière cosmique qui rappelle la figure du reptile, évoquant le serpent de la Genèse. En effet, comme lui, elle est fuyante et n’a ni début ni fin. C’est elle qui fait chuter l’homme. La boue est ensuite une mère protectrice qui « recouvre » ou « enveloppe » son enfant placé en position fœtale. On retrouve le sein maternel, et jusqu’au « bruit de succion » de la tétée, alors que la situation est inversée, puisque c’est ici la mère qui mange son enfant. Mais c’est l’étape nécessaire pour retrouver le grand tout, un espace qui réduit à néant toute individualité – on ne sait même plus à quelle espèce l’embourbé appartient (animal, végétal, fossile ?). La boue est cette matrice originelle, cette divinité terrible de la mythologie : une terre-mère qui avale ses enfants et les fait disparaître. Pourtant la terre en elle-même est peu évoquée dans La Route des Flandres. La matière qui s’oppose à la boue est le macadam de la route sur laquelle résonnent les sabots des chevaux. La seule allusion à cette terre-mère apparaît dans l’acte d’enterrer le cheval[55]. La figure du cheval offre alors aux soldats un retour aux rites funéraires qu’il ne leur est pas permis de pratiquer en temps de guerre. Lorsqu’on sait que le père de Claude Simon, tombé au cours de la Première Guerre mondiale, n’a pas été enterré, on peut se demander jusqu’où le texte participe, pour l’auteur, à un travail cathartique de deuil.

Par la disparition et l’hybridation finale du corps-cheval avec la matière (mangé chez Jean Giono, enfoui dans la terre chez Claude Simon), le temps prend enfin sa revanche sur l’animal dont le corps, dissolu, absorbé, disparait enfin. Le cheval continue néanmoins d’endosser un aspect double, à la fois matière vivante et tangible mais aussi support de la rêverie, permettant la superposition d’images oniriques et de projections transcendant sa réalité. Cette façon de confier l’être aimé (humain ou animal) à la terre ou à son propre ventre revient à le rendre à la matière originelle, source de vie. En ce sens, l’enterrement du cheval chez Simon peut aussi s’apparenter à l’acte d’hippophagie évoqué plus tôt chez Giono. Il viserait là aussi à inclure l’autre dans la matière, qu’il s’agisse de la terre ou du propre corps de Marceau, pour ne former qu’un tout, selon ce même principe de transsubstantiation créant une continuité entre la matière des corps et les éléments. Cette continuité pourrait alors être vue aussi comme un allongement du corps du cheval faisant partie du processus de transformation, après la mort de l’animal diffusant la matière jusqu’à sa fusion avec l’espace extérieur et sa disparition totale.

Notes

[1] Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 1984, 12è éd., Paris, Dunod, 2016, p. 57.

[2] Giono Jean, Le Chant du Monde, Gallimard, 1934, p. 173.

[3] Simon Claude, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982, (1ère éd. 1960), p. 46-47.

[4] Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, p. 175.

[5] Ibid., p. 193.

[6] Vincent Jouve, « pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n°85, 1992. Forme, difforme, informe, p. 103-111.

[7] Simon Anne, « Hybridité animale et végétale dans Deux Cavaliers de l’orage (Giono) », Nouvelles Francographies, septembre 2007, vol. 1, n° 1, p. 205-216.

[8] Samoyault Tiphaine, « Achever le cheval : un problème historique et un problème poétique dans L’Acacia de Claude Simon », journées d’études consacrées au nouveau programme d’agrégation de littérature comparée, Université Paris Diderot, 25-26 janvier 2018.

[9] Arnaud-Toulouse Marie-Anne, « Cheval », in Sacotte Mireille et Laurichesse Jean-Yves (sous la dir. de), Dictionnaire Giono, Paris, Garnier, 2016, p. 199.

[10] Giono Jean, Que ma joie demeure (1936), in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1972, p. 448.

[11] Giono Jean, Noé, Paris, Gallimard, 1961, p. 12.

[12] Ibid., p. 14 et 18.

[13] Giono Jean, Que ma joie demeure, op. cit., p. 635-636.

[14] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, Paris, Gallimard, 1965, p. 24-25.

[15] Simon Claude, Le Cheval, Paris, Les éditions du Chemin de Fer, 2015 (1ère éd. 1958).

[16] Ibid., p. 7.

[17] Simon Claude, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982, (1ère éd. 1960) p. 46-47.

[18] Wagner Marc-André , Le Cheval dans les croyances germaniques : paganisme, christianisme et traditions, vol. 73 de Nouvelle bibliothèque du moyen âge, Champion, 2005 ; Wagner Marc-André,  Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Éditions du Rocher, coll. « Cheval chevaux », 2006.

[19] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 145-146.

[20] Samoyault Tiphaine, op. cit., p. 2.

[21] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 242.

[22] Ibid., p. 231.

[23] Ibid., p. 34.

[24] Genette Gérard, op.cit., p. 175.

[25] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, op. cit., p. 23-30.

[26] Ibid., p. 27.

[27] Ibid., p. 66-67.

[28] Ibid., p. 67.

[29] Ibid.

[30] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 46-47.

[31] Ibid., p. 174.

[32]

Voir Dumézil Georges, Le Problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Librairie orientaliste P. Geuthner (programme ReLIRE), « Annales du Musée Guimet », 1929, p. 42.

[33] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 173.

[34] Ibid., p. 18.

[35] Giono Jean, Les Récits de demi-brigade, Paris, Gallimard, 1972, p. 168.

[36] Ibid., p. 12.

[37] « Le cheval de Carpentras »,  Entretiens avec Taos Amroche (1954), CD 1, Editeur : Patrick Frémeaux / Editorialisation : Lola Caul-Futy Frémeaux, Frémeaux & Associés, 2017.

[38] Giono Jean, Deux cavaliers de l’orage, op. cit., p. 136.

[39] Ibid., p. 139.

[40] Ibid., p. 139.

[41] Ibid., p. 142.

[42] Ibid., p. 142.

[43] Ibid., p. 137.

[44] Ibid., p. 146.

[45] Ibid., p. 147.

[46] Si le bœuf a aussi été l’objet de sacrifices, il est important de rappeler que l’hippophagie, même légalisée depuis le XIXe siècle, ne représente que 3% de la viande consommée en France. Elle a toujours été une viande tabou réservée aux plus pauvres et à une consommation de famines et de guerres. Le symbolisme de son sacrifice, même dans un milieu rural, s’en trouve amplifié. Voir les travaux récents de Leteux Sylvain, « L’hippophagie en France : la difficile acceptation d’une viande honteuse », Terrains et Travaux : Revue de Sciences Sociales, ENS Cachan, 2005, p. 143-158 et de Maillard Ninon, « Manger ou ne pas manger le cheval (sacrifié) ? Telle est la question pour le chrétien. Mode d’abattage et consommation de viande chevaline dans l’occident chrétien », Revue Semestrielle de Droit Animalier – RSDA, 2/2010, p. 291-301.

[47] Simon Anne, op. cit., p. 1.

[48] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 63.

[49] Ibid., p. 9.

[50] Ibid., p. 34.

[51] Genèse, 3, 19.

[52] Simon Claude, La Route des Flandres, op. cit., p. 29.

[53] Ibid., p. 29.

[54] Ibid., p. 30.

[55] Simon Claude, Le Cheval, p. 46.

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