Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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D’une rencontre entre la poésie et la philosophie à l’histoire d’une mise en scène : Le projet « Jasmintime »

Jasmina JOVANOVIĆ
Jasmina Jovanović est poétesse et doctorante en philosophie au laboratoire ERRAPHIS (École doctorale Allph@) à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès. Ses recherches de thèse intitulée « Henri Maldiney. Une philosophie de l’expression antithéâtrale ? » se situent à la croisée de l’esthétique et de la phénoménologie française contemporaine. Ses articles et poésie ont été publiés dans différentes revues, notamment en Serbie, France et Colombie.
animajaso@gmail.com

Pour citer cet article : Jovanović, Jasmina, « D’une rencontre de la poésie et de la philosophie à l’histoire d’une mise en scène : Le projet “Jasmintime” », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/dune-rencontre-de-la-poesie-et-de-la-philosophie-a-lhistoire-dune-mise-en-scene-le-projet-jasmintime/?preview_id=3612&preview_nonce=156257eede&preview=true/>.

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Résumé

Dans le présent article, je témoigne des échanges que j’ai eus au sujet de ma production poétique avec le philosophe Jean-Luc Nancy. L’expérience même de l’écriture y est problématisée à la lumière des notions clés du texte de Jean-Luc Nancy « Jasmintime », mais aussi en écho des quelques paragraphes issus de l’œuvre philosophique d’Henri Maldiney. Je retrace également, par-là, un chemin qui m’a amenée à un projet de mise en scène des poèmes et je l’analyse.

Mots-clés : langue – main – voix – poésie – intimité – Jasmintime.

Abstract

This article springs from the discussion I had with philosopher Jean-Luc Nancy about my poetic output. The very experience of writing is questioned in the light of Jean-Luc Nancy’s key notions in his text, « Jasmintime », and in resonance with a few paragraphs taken from the philosophical work of Henri Maldiney. In the process, I query what has led me to envisage the staging of the poems and I analyse it.

Keywords: language – hand – voice – poetry – intimacy – Jasmintime.


Sommaire

Introduction
1. « Man que trema »
2. Vers « Jasmintime » … Les quatre points cardinaux d’une boussole
3. Les quatre clés de « Jasmintime »
En guise de conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Henri Maldiney, philosophe français dont la pensée est l’une des plus remarquables au sujet de l’art du XXème siècle, rappelle dans le premier texte de son tout dernier livre Ouvrir le rien, l’art nu :

Dante l’a dit inoubliablement : l’artiste est celui : « qui a l’abito del Arte

E man que trema »,

qui a l’habitus de l’art et la main qui tremble[1].

Dans le présent travail, cette idée de « l’habitus de l’art » sera abordée en résonance avec l’habitus de la langue ou des langues, parlées et écrites. Je souhaiterais, en effet, ramener « la main qui tremble » de la citation en question à une analyse de mon expérience de l’écriture de la poésie, avec un accent porté sur les poèmes composés en français. S’il faut préciser que le français n’est pas ma langue maternelle, il convient également de souligner que j’écris des poèmes depuis mon plus jeune âge.

Cette réflexion s’appuie sur le témoignage de mon expérience relative à l’écriture de la poésie, mais aussi et surtout sur une rencontre féconde pour interroger la réception. La rencontre entre la philosophie et la poésie que j’analyserai se centrera davantage sur cette rencontre que sur une mise en perspective de ma production poétique et de mon expérience de doctorante en philosophie. Celle-ci consiste en une série d’échanges que j’ai pu avoir au sujet de mes poèmes avec le philosophe Jean-Luc Nancy. Il les a, d’ailleurs, présentés et commentés dans deux revues différentes, l’une dédiée à la poésie[2], l’autre dédiée à la philosophie[3].

Dans la mesure où la notion d’« enquête[4] » rejoint celle d’« analyse », la publication d’une sélection de poèmes suivis d’un texte de commentaire peut constituer une voie intermédiaire pour faire entendre les poèmes en question. Plus encore, ce type de considération sur la poésie permet à l’auteur à la fois une prise de recul par rapport à sa production et un certain retour à la source de celle-ci. En fournissant les clés pour une analyse approfondie des poèmes, les éléments pour une problématisation théorique, un commentaire est d’autant plus réussi et marquant qu’il est délivré à partir d’une réception sensible. C’était mon impression par rapport à la réception de Jean-Luc Nancy de ma poésie. Certes, nos deux publications ont apporté une visibilité importante et une reconnaissance des poèmes commentés, mais elles ont surtout été un moteur d’inspiration et de conception de nouveaux projets artistiques.

Jean-Luc Nancy a construit son deuxième texte dédié à ma poésie, intitulé « Et Jasmina[5] » comme un enchaînement de scènes. Ainsi, il a commenté une sélection de cinq poèmes comme un ensemble composé de cinq scènes. Cela m’a amenée à penser une présentation de la poésie dans laquelle les poèmes se succèderaient telles des scènes qui défilent les unes après les autres. J’ai voulu, en effet, explorer ces formes de présentation de la poésie, aptes à construire tout un univers scénique à l’image des poèmes en mobilisant différents médiums artistiques. Mon propre commentaire des commentaires de Jean-Luc Nancy s’est alors concrétisé sous une nouvelle forme artistique, à savoir un projet de mise en scène de ma poésie, intitulé d’après son premier texte consacré à mes poèmes. Interprété par deux acteurs et cinq actrices dont moi-même, « Jasmintime[6] » a eu, jusqu’au présent, trois représentations :

  • En octobre 2017 à la Maison des Initiatives Étudiantes (MIE) de l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, dans le cadre de la Semaine de l’Étudiant ;

Figure 1 : Malaury Goutule, Johanna Médina, Raimundo Villalba et Maëlla Blanchard, Première représentation de « Jasmintime » dans le cadre de « La Semaine de l’Étudiant », Maison des Initiatives Étudiante de l’UT2J, le 17 octobre 2017, © Daeseung Park.

  • En novembre 2017 à la Cave Poésie[7], dans le cadre des chantiers d’art provisoire à l’invitation du poète Serge Pey ;

Figure 2 : Maëlla Blanchard, Deuxième représentation de « Jasmintime », Cave Poésie, le 27 novembre 2017, © Karen Diaz Lizarazo.

  • En mars 2018 à la Mac Chapou, dans le cadre du festival étudiant international de théâtre « Universcènes [8]».

Figure 3 : Jasmina Jovanović, Troisième représentation de « Jasmintime » dans le cadre du festival de théâtre Universcènes, MAC Chapou, le 6 mars 2018, © Jovanka Milić.

Un teaser « Jasmintime », mis en ligne le 21 novembre 2017, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=-ZKQ7dtmcv8

Une nouvelle contribution de Jean-Luc Nancy a eu lieu sous la forme de sa participation à la représentation elle-même à travers ses lectures qui ont été enregistrées parfois seulement de manière audio, parfois également en vidéo. À la sélection de poèmes déjà présentés dans son texte « Jasmintime », j’ai ajouté quelques autres poèmes pour les mettre en scène, dont l’un s’intitule « Le sang de Bois-ange[9] ». Il s’agit d’un dialogue poétique entre moi et la voix de mon père disparu. Le choix d’intégrer ce poème ayant été écrit peu après son décès est d’une importance cruciale : en effet, il clôt la représentation de « Jasmintime » et l’inscrit dans une autre idée motrice de ce projet, celle de rendre hommage à mon père. Jean-Luc Nancy et moi sommes tous les deux acteurs de cette scène du dialogue : moi, sur la scène ; lui, présent juste par sa voix, incarnant ces parties du poème où j’ai imaginé que mon père me parlait.

Si son texte de présentation de mes poèmes a pu contribuer à les faire connaître, sa participation à la représentation scénique de « Jasmintime » est telle qu’elle contribue à faire vivre mes poèmes. Il ne s’agit plus tant de sa réception d’une sélection de ma poésie que de sa contribution de vive voix à la réception d’une poésie. Dans sa double contribution à ce projet de mise en scène se cristallise, plus qu’ailleurs, la dimension sensible de son approche de la poésie.

Enrichie de ces nouvelles expériences en lien avec les trois représentations de « Jasmintime », j’ai choisi quand même d’entamer cette première problématisation de mon expérience artistique par le début : les poèmes.

1. « Man que trema »

La question de « l’habitus de l’art » et celle des circonstances de la vie qui sous-entendent l’habitus de parler – dans une langue, dans une autre ou, tour à tour, dans plusieurs langues, sont au cœur de mon interprétation de « man que trema » de la citation de Dante. La main peut déjà être tremblante dans ce contexte, car elle est émue de toutes les mues d’une langue. Plus encore, quand des mues naviguent d’une langue à l’autre, l’écriture poétique vibre sous le signe d’une expérience particulière à la fois de la langue et de l’acte créatif du poète. Il semble que le poète[10] renaît dans et avec chaque langue qu’il connaît.

« La main qui tremble » ne tremble pas ici à l’image d’une expérience troublante, mais à celle d’une expérience vibrante de tous les souffles coupés car traversés par des élans d’inspiration et de création, de tous les souffles repris par les surgissements du son et du sens sur un même cheminement d’expression. « La main qui tremble » est une main en acte, sous le rythme de la respiration et d’une libre circulation des sons et sens qui nous saisissent. Si la main du poète tremble, c’est parce qu’il est saisi, lui-même, dans son acte dont la trace est celle que la main laisse, la voix incarne et l’écoute garde.

Les mots qui viennent sont imagés par le même mouvement – pour ne pas dire le même tremblement, par lequel les images sont mises en mots. La question sur ce qui vient d’abord dans l’écriture de la poésie – image ou mot – ressemble à celle sur l’ancienneté de l’œuf ou de la poule. Les images et mots s’y articulent de telle manière que les plusieurs voies s’ouvrent à la compréhension du rôle de la voix pour la poésie. « La main qui tremble » sous le spectre de mon expérience de l’écriture est indissociablement liée à la voix. La voix est la main intérieure du poète. La voix est une matière invisible que travaille le poète. Elle porte au plus profond d’elle l’empreinte de tous ses souffles qui réclament et accompagnent l’émergence d’un poème. Autrement dit, un poème se déroule en partant de la voix poussée de l’intérieur du poète avant de parvenir à un écrit. De la langue dans laquelle vibre cette dimension-là de la voix dépend la langue des mots qui vont donner lieu à un poème. C’est la langue dans laquelle se forgent les « tremblements » de la main qui l’écrit. Puis, nous pouvons également penser au timbre de la voix par laquelle un poème se dit, une fois écrit, c’est-à-dire à la spécificité de la voix qui l’interprète. À la place de la « main qui tremble » vient ici « la voix qui tremble » pour, à la fois, réentendre un poème et le faire entendre. Quand Henri Maldiney définit la poésie comme « dialogue de voix à voix », il explicite une chose très importante par rapport à la lecture à voix haute d’un poème, de la manière suivante :

Là où il y a voix, il y a d’autre part écoute. Tout particulièrement dans une séquence poétique : elle s’entend mais, bien plus, elle s’écoute. Nulle part l’ouïr n’est aussi sensible et conscient de soi qu’à l’audition ou à la lecture d’un poème. Chaque mot demeure assez pour déployer sa présence hors d’attente dans l’espace accordé au ton des mots précédents. En ce sens la poésie est dialogue de voix à voix[11].

Toute analyse de la voix en lien avec la poésie deviendrait automatiquement, dans la perspective de Henri Maldiney, une certaine analyse de l’écoute, voire l’analyse d’une certaine écoute. Je dirais en effet qu’il y a déjà une écoute dans l’attention portée à ce qui cherche à se dire en poème. Ceci dit, je ne cherche comment dire qu’en étant à l’écoute de ce qui cherche à se dire. Cela ne veut pas dire que le poème naît tout simplement d’une écoute – ce n’est pas une dictée. Un poème naît plutôt du contact avec une certaine écoute, qui ouvre aussitôt une voie pour la voix. Est-ce que dans ce sens-là Henri Maldiney pense la poésie comme « dialogue de voix à voix » ? Pas exactement. Il précise, dans un autre paragraphe qui vient peu après celui déjà cité, la chose suivante :

Le monde est en dialogue avec lui-même, à travers la voix poétique. Cela signifie que la parole poétique n’est pas d’homme à homme mais d’homme au monde – comme est originairement la parole humaine qui fonde le langage et, en lui, la langue[12].

De même que « la main qui tremble » de la citation de Dante ne fait pas penser au tremblement ressemblant à celui d’un coupable pris en flagrant délit, l’écoute dont il s’agit dans le dialogue dont parle Henri Maldiney n’est pas celle qui fait littéralement penser aux échanges vocaux d’une personne à l’autre. Il s’agit plutôt d’une touche sensible de la langue au plus profond du poète et par la langue au plus profond de ses lecteurs. D’où ce rappel à l’origine de la parole humaine. Nulle part, peut-être, une main émue de l’acte ardent de la création n’est plus alliée à la voix que dans la poésie. Comme le feu qui, en traversant l’air du bas vers le haut, bifurque en plusieurs flambants, la flamme d’inspiration qui impulse l’écriture d’un poème s’élève du plus profond d’une écoute spécifique de ce qui me touche, ce qui m’interpelle et me fait vibrer en bifurquant en plusieurs sens. Ensuite, il y a une autre écoute, une écoute à être entendue de deux manières. D’un côté, elle est incarnée, non plus dans la conception, mais dans la réception, au sens de l’entendement, d’un poème. D’un autre côté, elle demeure dans une manière d’entendre « la voix poétique » qui est différente de celle que nous retrouvons dans le passage de Henri Maldiney, cité plus haut. La voix qui met en espace un poème de telle manière qu’il peut nous faire trembler, n’est-elle pas également une voix poétique ? Les liens entre l’audition d’un poème et l’action de celui ou de celle qui le dit font qu’ici l’écoute est plus marquée par la voix que la voix ne l’est par l’écoute. La question de la voix par laquelle la poésie s’interprète et la question de la voix du poète par laquelle le poème se fait, font de « la voix poétique » une question à double sens. D’ailleurs, même la question de la voix, tout court, de la voix en elle-même, devient facilement une question poétique à la lumière de ce que la voix exprime au fond.

Dans un entretien datant de l’année 2000, Matthieu Guillot pose à Henri Maldiney la question suivante :

Dans votre ouvrage L’art, l’éclair de l’être, dans un chapitre consacré à la poésie, vous parlez du ton d’un poème. Vous avez cette phrase : « Nulle part l’ouïr n’est aussi sensible et conscient de soi qu’à l’audition ou à la lecture d’un poème ». Est-ce que le poème est effectivement capable de vous faire entendre une voix, silencieuse, mais enfin vous entendez une voix, comme on peut entendre le timbre d’une voix dans la pièce d’à côté ou à la radio[13] ?

La réponse d’Henri Maldiney débute ainsi :

Non, je veux dire une voix, je ne veux pas dire telle ou telle voix. Dans la prose, je n’entends pas de voix. Si vous lisez un poème sur le ton où nous lisons un article de journal ou un article scientifique, le poème est ridiculisé, il n’en reste rien. Mais ce que je veux dire, voix, c’est ce qui s’élève du fond : qu’est-ce que c’est qu’au fond la voix, qu’exprime-t-elle de l’existence et de l’existant ? Il passe tout entier dans sa voix, pas seulement dans son timbre, mais dans ce que son timbre a de spécifique, ou d’individuel, et qui est lié à toutes les autres dimensions de sa voix[14].

Henri Maldiney ne répond pas ici depuis la perspective d’un poète. Réceptif à la poésie, attentif au ton d’un poème aussi bien qu’au rythme d’une lecture à voix haute, il réfléchit à la question de « la voix dans la poésie » en tant que penseur du « Sentir[15] ». Autrement dit, il réfléchit sur ce dont est capable le sentir spécifiquement humain dans et par la poésie et développe la question de la voix et celle de l’ouïr à la lumière de ses considérations sur la dimension pathique de l’existence[16].

Victor Von Weizsäcker, cité par Maldiney, définit le « pathique » en disant que « le pathique a deux caractères principaux : il est de l’ordre du subir et il est personnel[17] ». Nous pouvons dire que la voix humaine se caractérise par ces deux mêmes qualités ; elle est de l’ordre du subir et elle est personnelle. L’ouïr est du même ordre, et l’atmosphère relative à une écoute concerne de plus près la personne qui écoute. La dimension pathique de la voix humaine est précisément celle qui exprime « ce que son timbre a de spécifique, ou d’individuel[18] ». « La main qui tremble » de Dante retrouve un écho profond dans la voix qui vibre au rythme des tremblements inhérents au Sentir dans l’écriture poétique.

L’une des idées motrices de mon projet de mise en scène « Jasmintime » a été d’écouter mes poèmes, de les entendre de l’extérieur. J’ai voulu me séparer d’eux afin de créer une distance et une écoute autre que celle de ma propre voix. J’ai voulu les séparer de moi et les travailler comme une matière première, les mettre en mouvement, en sons, en images. L’univers de « Jasmintime » s’est tissé aux abords de ma propre introspection ; il est composé de situations vécues, de leurs ambiances et de leurs échos dans mes souvenirs. Les scènes défilent les unes après les autres comme des images vivifiées, sorties du texte pour accompagner le « dire ». Outre la mise en scène, j’interprète quelques poèmes dont le nombre total diffère d’une représentation à l’autre. Chaque fois, pourtant, j’interprète le poème inaugural : « Taka[19] » et le poème final : « Le sang de Bois-ange ». Ce dernier est, en effet, un dialogue poétique interprété par la voix enregistrée de Jean-Luc Nancy et par moi-même, en personne.

Figure 4 : Vidéo projection de la lecture du poème « J comme S » par Jean-Luc Nancy, captation vidéo : Jasmina Jovanović, photo prise lors de la première représentation de « Jasmintime » le 17 octobre 2017, © Thomas Choplair pour « Jasmintime ».

Figure 5 : Jasmina Jovanovic, Franck Van Halfteren [en vidéo], captation vidéo : Pascal Lombard, photo prise lors de la deuxième représentation de « Jasmintime » le 27 novembre 2017, © Karen Diaz Lizarazo.

Figure 6 : Johanna Médina, Raimundo Villalba et Erika Natalia Milina Garcia en guitare, Première représentation de « Jasmintime », le 17 octobre 2017, © Thomas Choplair pour « Jasmintime ».

Figure 7 : Johanna Médina, Raimundo Villalba et Erika Natalia Molina Garcia en guitare, Première représentation de « Jasmintime », le 17 octobre 2017, © Thomas Choplair pour « Jasmintime ».

2. Vers « Jasmintime » … Les quatre points cardinaux d’une boussole

L’augmentation du nombre de mes poèmes composés en français m’a amenée à interroger plusieurs points de mon rapport à l’écriture et à ces poèmes.

Dans un premier temps, je me suis demandé si ces poèmes provenaient d’une familiarisation avec le français. Si la familiarisation avec une langue étrangère dépend d’une maîtrise assez solide de cette langue, toute pratique relative à la langue – celle de composition de poèmes incluse –, ne se retrouve-t-elle pas automatiquement sous l’influence de cette maîtrise ? Il s’agit d’un même « habitus de l’art » qui se réaffirme dans une autre langue. Cependant, le fait de pouvoir m’exprimer de manière spontanée et intime pour composer des poèmes en français, fut une grande nouveauté pour moi. En essayant à comprendre en quoi le ton et le style de mon écriture en français différaient du ton et du style de ma poésie en serbe, encore une autre question m’est venue : celle de la différence entre la langue en tant que substance, la langue en tant que matière et la langue en tant que médium.

Dans un deuxième temps, donc, je me suis demandée si mes poèmes, composés en français, ne tenaient pas encore à une autre source qui saurait éluder toute scission stricte entre la langue maternelle et la langue étrangère. Même mes tous premiers poèmes en français n’ont pas été issus d’un exercice volontaire de ma maîtrise de la langue française. Ils me sont plutôt venus pour témoigner sur ce que j’étais en train de vivre, sentir et penser. Sous ce prisme-là, mes poèmes m’ont paru comme ce en quoi la familiarisation avec le français s’est déroulée et comme ce en quoi ma maîtrise d’une langue étrangère s’est renforcée.  Dans la mesure où mes relations amicales, amoureuses, etc., se déroulaient de plus en plus en français, mon habitus de l’art a intégré cette langue comme une nouvelle ancre-encrier.

Quant à ma famille, personne ne parle la langue française. La langue serbe est, ainsi, pour moi, une langue familiale par excellence, une langue littéralement de la famille. De plus, peu importe à quel point n’importe quelle autre langue nous devient familière, la langue maternelle revient toujours. Parfois, discrètement, quasi silencieusement et même d’une manière trop distante. Quelques fois, elle revient de manière explosive, ressort en tonalités qui colorent d’un seul coup ce qui est difficile à exprimer et peut devenir alors trop présente. De toute façon, reste l’impression que la langue maternelle est toujours déjà là, même si on ne la voit pas apparaître. Comme une nourricière, bien nourrie, elle ne délaisse pas.

Dans un troisième temps, je me suis rendu compte que mes poèmes composés en français m’ont libéré à l’égard de la mobilisation de tous les mots qui me touchaient, m’interpellaient, peu importe la langue d’où ils provenaient. Comme si la liberté et la confiance de m’exprimer en français – et la liberté est toujours une affaire de confiance –, me rendait plus attentive à la sonorité elle-même, plus réceptive à la résonance des paroles d’une langue à l’autre et même plus sensible à la forme plastique des mots. Je n’ai plus pensé qu’il me fallait bien maîtriser une langue pour me sentir libre d’employer ses mots, par-ci, par-là, dans un poème en français. Par exemple, le poème « Taka » démontre très bien cette dimension de ma poésie. Étant donné qu’il est long, j’ai choisi de n’en commenter qu’un extrait :

[…]

Versprochen[20] !

Vers prochain arrêt du Sang,

Sans ambulance, Bitte[21] !

Parce que,

Parce que

Lui,

Il croit en l’autorégulation

De toutes les choses –

De todas as coisas do mundo[22]

Depuis la poésie il accède à la prose,

Depuis la prose à l’arrêt-forêt.

Tik-tak, tik-tak, tik-tak,

Tika-Taka, tik-tako !

[…]

On dirait que les deux mots en allemand se jettent dans les bras de la langue française avant qu’elle ne retrouve le portugais du Brésil par un simple plaisir de l’entendre dire quasiment la même chose que ce qui a été prononcé juste avant. Ensuite, comme s’il y avait un temps de deux différentes transitions – « depuis la poésie, il accède à la prose, depuis la prose à l’arrêt-forêt » –, avant que le temps ne devienne pure sonorité d’aiguilles qui battent depuis une horloge. On y voit bien une libération des sonorités de telle sorte que la poésie retrouve ses alliances les plus profondes avec la musique. Les formes des mots qui se succèdent – « Versprochain » et « Vers prochain » –, aussi bien que la tonalité de ces sons qui amènent une atmosphère particulière – « de todas as coisas do mundo », permettent une expérience quasiment plastique de ce poème. Je l’ai écrit au cours d’une année d’étude en Allemagne (2015), durant laquelle j’ai fréquenté une amie brésilienne.

Le choix qu’un mot soit employé en une langue autre que française, vient parfois d’autres choses, plus relatives à une signification fixe. Il peut provenir d’un simple besoin de garder ensemble et transmettre à la fois le son et le sens d’un mot en lien avec un souvenir concret ou une actualité permanente. Le poème « Tata[23] » a un titre en serbe, même si je l’ai écrit en français. « Tata » veut dire « papa » en serbe. Je l’ai écrit en étant en Serbie, aux côtés de mon père, qui est décédé quelques jours plus tard (2013). Il était hors de question pour moi de nommer ce poème « Papa ». Je n’ai jamais dit à mon père « papa ». Je l’ai depuis toujours appelé « tata ». Dans un autre poème « J comme S », j’emploie un seul mot en serbe qui réunit bien une certaine sonorité que je trouve très belle, une particularité par rapport à la langue française et une signification correspondant à ce que j’ai voulu exprimer en français. Il s’agit de vers situés à la fin du poème où je dis : « Il te faudrait de la Živa Joie[24] ». « Živa » en serbe, veut dire : vivante, vive. La lettre « Ž » de l’alphabet serbe se prononce de la même manière que la consonne « J » dans les mots français tels que « jasmin » ou « jeu » [ʒ].  « Živa Joie » est l’un de ces moments de ma poésie où le sens embrasse le son en deux mots qu’on ne s’attendait pas à voir ensemble.

Un quatrième point que j’aimerais aborder concerne les mots valises[25]. Ils sont assez présents et parfois portés, eux aussi, par la fusion de mots en différentes langues. Dans le poème déjà mentionné « J comme S », nous retrouvons le mot espagnol « ojo » (l’œil) et le nom du philosophe Baruch de Spinoza dans le mot valise : « SpinoJo ». Un autre poème intitulé « Intimide » a été également publié sous le titre « Intimidité[26] ». Dans cette fusion d’« intime » et de « timide » et surtout dans celle de « intimité » et de « timidité », nous retrouvons encore l’écho d’un autre mot-valise mis en place dans le poème « Lettre ouverte à Derrida » qui finit ainsi :

[…]

Avec toute mon inTimitié,

Chaleureusement,

Animajaso[27].

On pourrait facilement ne pas remarquer un clin d’œil à la « timidité » dans cette fusion des mots « amitié » et « intimité ». Il est vrai, pourtant, que le poème « Intimide » est plus ancien que celui dédié à Derrida et que cet aspect de la timidité a été très important dans mon adresse à ce dernier.

D’où et comment me viennent ces mots valises ?

S’il fallait imaginer une boussole qui me guide dans l’écriture de poèmes en français, elle ne devrait pas être moins sonore que bien remplie d’images, de notions silencieuses et d’idées. Elle serait multilingue et émettrait également différents bruits. Elle serait aussi fort marquée par mon parcours en philosophie pour ne pas dire bien équipée, dans certaines de ses fonctionnalités, d’outils du travail conceptuel. Il me semble que l’émergence de tant de mots valises tient à ce dernier, y trouve un appui ou une sorte du courage.

L’écriture de la poésie dans ma langue maternelle devenait une pratique de moins en moins vive et constante à mesure qu’un travail intellectuel dans le cadre de mes études en philosophie devenait de plus en plus actuel. Le moment où je continue à poursuivre des formations académiques en philosophie, mais dans une langue étrangère est celui à partir duquel s’ouvre un nouveau chapitre. C’est là où se rencontrent à nouveau, mais aussi d’une nouvelle façon, la poésie et la philosophie dans mon expérience d’écriture. La question qui s’est posée, dans ce dernier temps, a été justement relative à la production. J’ai senti un plaisir immense dans ce retour de la poésie – ou à la poésie –, mais le fait qu’il se déroulait en français m’a rendue perplexe devant ma production poétique, elle-même. Tout en étant de moins en moins surprise par mes poèmes composés en français, il y avait de plus en plus en eux quelque chose qui m’a dépassée. J’ai voulu comprendre cela. Comme si j’avais voulu entendre ces poèmes par les oreilles des francophones natifs.  Pour le plaisir de partager, mais également en quête d’un recul critique sur ma production poétique en français, j’ai commencé à présenter mes poèmes aux autres. Régulièrement à l’occasion des soirées amicales, souvent dans le cadre des scènes ouvertes à Toulouse, je l’ai également fait pour un projet nommé « Philo-performance », mené à l’époque par mon directeur de thèse Jean-Christophe Goddard à l’Université Toulouse 2. Après avoir éprouvé une réception plutôt favorable de mes poèmes, je ne comprenais toujours pas complètement leurs effets. J’ai eu envie de plus. J’ai eu envie d’un avis extérieur à mon entourage. J’ai eu envie d’un avis aussi exigeant que juste, aussi enclin à la philosophie que réceptif à l’art et enfin, aussi sensible que respectueux à « l’habitus de l’art ». Ma main s’est mise à trembler, mais j’ai réalisé l’idée qui m’est venue clairement à ce propos. J’ai écrit à Jean-Luc Nancy et lui ai demandé de lire mes poèmes pour me faire un retour.

3. Les quatre clés de « Jasmintime »

Le titre que Jean-Luc Nancy a donné à son texte, rédigé en 2016 et paru la même année en guise de présentation de mes six poèmes, publiés dans la Revue Po&sie n° 156, était fort marquant. En lui, déjà, se laissent bien résumer les quatre questions clés que cet écrit engendre.

Premièrement, Jean-Luc Nancy fait un clin d’œil au nom propre et un appel à l’acte de nommer. Il dégage des liens entre les caractéristiques propres à ma production poétique et ce en quoi il perçoit mes traits personnels. Il n’hésite même pas à parler d’une ouverture propre à ma personne. Il dit ainsi : « Un grand lointain, voilà vers quoi et depuis quoi s’ouvre l’ouverture jasminienne[28] ». Aussi abondante en traces de situations réellement vécues, aussi marquée par des expériences personnelles soit-elle, cette poésie reste ouverte. En elle se joue, s’exprime, se réfléchit, se déploie, se mesure le propre de la vie du poète, mais pas seulement. Dans son texte « Une phénoménologie à l’impossible : la poésie », Henri Maldiney se prononce au sujet de la poésie, de manière suivante :

Mais la chose qui est appelée en poésie n’est pas l’objet polaire intentionnel dont l’unité du sens est progressivement confirmée par la synthèse de l’expérience. Elle exige d’être rencontrée. L’impuissance à la dire atteste qu’elle transcende l’horizon de la signification. Cependant cette situation n’aurait rien de proprement poétique si la parole n’y apparaissait se déchirant elle-même, pour faire retour, à travers la rumeur, à la nomination[29].

Cette exigence de rencontrer « la chose qui est appelée en poésie » précède le poème et véhicule, en effet, l’appel auquel le poète répond en se faisant surprendre lui-même par ce qu’il va en ressortir. L’impuissance à dire « la chose qui est appelée en poésie » est, en effet, une impuissance à la dire de manière préalable à l’acte de l’écrire, lui-même d’autant plus puissant. Henri Maldiney s’en explique d’un point de vue phénoménologique, comme un penseur qui médite, ressent et analyse. Depuis la perspective d’un poète, il semble bien que la poésie ne fait pas seulement ressortir les expériences passées du poète, mais le fait sortir lui-même d’elles. Le nom propre du titre de Jean-Luc Nancy est bien là où il l’est justement comme ce rappel au propre de la poésie. Le nom propre n’y est pas seul, car il semble que Jean-Luc Nancy ne se satisfait ni de l’appel au propre, ni du rappel au nom. Il veut plus. Il nomme et fait renom d’un prénom. Dans « Jasmintime » s’articulent ainsi l’expérience d’une personne et l’acte propre à la poésie. D’un côté, Jean-Luc Nancy commence son texte de présentation de la manière suivante :

Ce que font les poèmes de Jasmina Jovanović relève d’abord de l’intimation. C’est-à-dire de la profération d’un ordre, d’un commandement impératif et exécutoire sans délais. Il y a un caractère public dans cet impératif ; ça s’adresse à tous[30].

En ce « commandement impératif » et ce « caractère public » qu’il détecte dans mes poèmes, résonne un écho spécifique de deux considérations d’Henri Maldiney en lien avec la poésie : « Nommer c’est appeler[31] » et « L’acte de nommer est universel[32] ». D’un autre côté, Jean-Luc Nancy insiste sur l’ouverture par où il s’agit de passer pour suivre ces poèmes. Voire par où il s’agit de se poursuivre soi-même pour s’ouvrir à une poésie.

Deuxièmement, Jean-Luc Nancy fait un clin d’œil au mot anglais « time » /’taim/ et pose ainsi la question de la temporalité. Il s’agit de ce en quoi les poèmes sont imprégnés de tout ce qui m’a interpellé dans des différents temps pour qu’ils aient lieu tels qu’ils sont. Apte à mettre en diapason les différentes étapes et épreuves de la vie, chaque poème composé marque également un point dans le temps qui est tout nouveau, frais. On peut entendre « Jasmintime » comme on entendrait l’eau bruissant depuis un puits gardien de différents temps vécus, depuis un puits auquel je reviens régulièrement pour me ressourcer et pour le ressourcer. Quand je vais m’y ressourcer, c’est moi qui décide. Quand je vais le ressourcer, c’est lui qui le réclame. Il est plus que moi et moi, je suis plus que lui. De même que « Jasmintime », sous le prisme du mot anglais « time », peut référer à un corpus de mes poèmes déjà composés, il peut également porter en lui une manière de lui revenir et de penser le rapport à la temporalité de l’écriture poétique. Plus encore, le temps relatif à « Jasmintime » fait également penser au temps des jasmins – de floraison du jasmin –, à une période de l’efflorescence et à un moment d’aboutissement. Si je considère la publication avec Jean-Luc Nancy comme un point dans le temps qui fut un événement pour moi – un événement autre que celui qui fait déjà chaque poème auquel je tiens –, je devrais penser notre publication à deux sous l’idée du « kairos ». « Jasmitime » y devient le nom d’un fruit du saisissement d’une opportunité au bon moment, aussi bien qu’une sorte d’aboutissement, d’une mise en valeur des fruits de ma pratique. Rendue visible, ma production poétique émet symboliquement des odeurs de la fleur dont je porte le prénom, parce qu’elle m’expose et se rend accessible aux autres, se fait sentir. Même si Jean-Luc Nancy parle beaucoup d’un accès et d’une ouverture en lien avec mes poèmes, il insiste surtout et sans cesse sur un aspect de l’intimation. Il dit :

L’intimation est puissante, elle veut être reconnue comme première. Elle ne tolère rien qui lui précède. Ni sans doute qui lui succède[33].

Comment le comprendre ? Peut-être, sous le prisme de deux temps qui se retrouvent par kairos –  un temps d’avant qui garde tout ce que je devais dire ainsi et pas autrement et un temps d’après où « pourquoi devoir dire ainsi et pas autrement ? » est devenu un objet de réflexion. L’écriture de la poésie, elle-même, a un côté extrêmement autoritaire au sens où elle pose ses propres règles, rythmes et seuils. D’ailleurs, les questions de savoir à qui je parle en écrivant un poème et d’où je parle, déterminent souvent le « comment ». C’est justement là, que le « time » de « Jasmintime » à travers « intimation » devient une question intime ou un clin d’œil à la notion d’« intimité », si présente dans mes poèmes.

Troisièmement, nous avons ce rapport à l’intime qui nous permet, par « Jasmintime » d’entendre « Intimement, signé Jasmina » ou « Jasmina intimement ». D’ailleurs, Jean-Luc Nancy l’exprime très bien quand il dit :

L’origine est ouverte : ce n’est pas un point, c’est une voix, une bouche, un souffle et tout ce qui bruisse et bruit comme les arbres et les bras.

C’est intime et intimidant comme tout ce qui est intime et parce que ça intime aussi : ça dit chut ! écoutez ! ne riez pas, même si moi, je ris ! ou bien souriez, mais discrets[34] !

Le ton impératif qu’il analyse comme propre à ma poésie s’explique, en effet, par cette importance attribuée à l’intimité. Tout ce que j’y investis de mon intimité, je le fais à la fois vivement et intimement. Il ne s’agit pas d’une sorte d’exil dans mes profondeurs les plus intimes, mais plutôt d’un regard posé non moins sur ce que j’ai vécu, vu, senti et pensé que depuis tout cela. Sur qui ? Sur quoi ? Surtout sur tout.

La fameuse formule d’Eschyle, tant de fois citée par Henri Maldiney : « πάθει μάθος » –  « Pathei Mathos » – « l’épreuve enseigne » (Eschyle, Agamemnon, vers 177)[35], m’a aidée ou plutôt, guidée pour mieux comprendre d’où venait ce ton d’« un commandement impératif et exécutoire sans délai » dans mes poèmes. L’enseignement en question s’éprouve intimement au sens où il se vit – il est vécu du plus près d’une situation, d’un contexte de la vie, d’une relation. L’intimité ne relève pas ici de quelque chose que nous faisons tout seuls – d’une expérience par laquelle nous nous abstenons de toute relation avec autrui. Il est vrai qu’elle est ce qui nous reste quand tout le monde part et que là, elle peut écrire de sa propre plume. Toute seule et pour autant, pas sans rien ni sans personne. La dimension intime de l’écriture de la poésie est celle qui parvient à faire d’un poème lui-même un intime : qui nous sauve ou, au moins, qui nous parle, nous écoute. J’ai trouvé que Jean-Luc Nancy a bien saisi ce sens de l’intimité qui est souvent en lien avec l’humour dans mes poèmes. L’humour vient comme un élément salutaire, car il vient faire rire là où la douleur paraît trop sérieuse, et la souffrance risque de devenir une suspension. Le poème « Hier[36] » qui ne figure pas parmi les poèmes que Jean-Luc Nancy a commentés est marqué d’une ambiance à l’image de ses mots : « ne riez pas, même si moi, je ris ! ou bien souriez, mais discrets[37] ! ».

Au moment où j’ai décidé de mettre en scène les six poèmes avec les extraits de son texte de présentation, j’ai eu beaucoup d’images et d’autres poèmes qui me sont venus pour appuyer cette démarche, compléter l’ambiance, contribuer de leur corps à la construction d’un univers scénique. Je n’ai pas su quel nom donner à ce projet. Je n’ai même pas su sous quel nom présenter ce à quoi ce projet tendait dans sa forme finale. Lors de la première représentation, il a été annoncé comme « work in progress » ; lors de la deuxième, comme « performance artistique », et enfin, lors de la troisième, dans le cadre d’un festival de théâtre, comme un « spectacle multilingue ». Chaque fois sous le nom de « Jasmintime ».

Au début ou mieux, avant le début, j’ai pensé à un tout autre titre, en lien direct avec l’idée de rendre hommage à mon père, mais aussi d’en annoncer un futur projet où je ferais le même pour ma mère. C’était : « Maman, Papa, Bonsoir ! ». Ce titre, en désignant mes parents comme mes destinataires, m’a paru, pourtant, tellement explicite que dérangeant. Une autre idée qui m’est venue était « Jasmintime ». Le titre n’était pas mien, mais il était pour moi. Il y avait également ici quelque chose qui m’a paru aussi explicite que dérangeant, mais d’une toute autre façon. J’ai écrit à Jean-Luc Nancy pour lui demander son avis. Un titre avec « Mama, papa » ne lui a pas du tout plu. Il m’a expliqué pourquoi en disant, entre autres choses, ceci :

C’est – littéralement – puéril et il y trop aujourd’hui de goût pour une certaine puérilité. Dans tes textes, il n’y a rien de tel – mais isolé comme titre c’est pour moi plutôt rebutant[38].

Le choix final du titre a été fait ! De plus, il y a une richesse sonore que « Jasmintime » engendre en ses multiples manières d’être prononcé en fonction de ce qui va être mis en avant. Ainsi, il résume à sa manière l’enjeu multiple de la sonorité dans mes poèmes. Le mot « jasmin » se prononce d’une autre manière en langue serbe qu’en langue française. La prononciation du « Jasmin » en Serbie correspond à celle du prénom « Yasmine » en France. Le son de la lettre « J » dans l’alphabet serbe est, en effet, celui de la semi-consonne [j] dans les mots français tels qu’« abeille », « travail », « bille » ou « œil ». Il s’agit également de se décider entre la prononciation du mot anglais « time » : /’taim/ et la prononciation de « intime » en français : /ɛ̃.tim/ en lien avec les mots « intimité » et « intimation ».

Selon la prononciation adaptée, intégrée à la mise en scène, nous disons « Jasmintime » en fusionnant la phonétique de « jasmin » en serbe avec la phonétique de « time » en anglais. Ici toujours, les sonorités relatives à la poésie naviguent entre « un acte de nommer » et « une pratique d’appeler » et déterminent la poésie comme une affaire de musique. La dimension sonore dans la composition de poèmes est, à mon sens, une dimension avide d’écriture et apte à charger l’écriture elle-même d’encore une autre avidité de quelque chose de plus, en terme de mouvement. C’est la quatrième clé qui ouvre plusieurs portes : la sonorité.  C’est de la poésie que proviennent, à mes yeux, la musique, la danse, la peinture, le cinéma… Et avant tout, peut-être, le chant. La voix. La voix nue et la main qui tremble. En enchaînant les différents mots qui paraissent d’un bout à l’autre de mes poèmes, Jean-Luc Nancy explicite la chose suivante :

Ce qui fait beaucoup dans ces poèmes où souffle tout toujours, humour, amour, et vous et foudre pour, rouge, sourd et coup se disputent la peau douce qui est celle de la vie. Cette glose est-elle admissible ? Pourquoi pas si la poésie plus que tout est affaire de sonorité. Si elle naît dans la résonnance d’une langue qu’il s’agit moins de parler que de faire entendre[39].

À la tonalité diffusée à partir des sons et sens de mots s’ajoute toute une dimension sonore de la poésie qu’il s’agit moins d’intégrer par le biais de la langue que d’entendre comme une composition quasi musicale. Si « la poésie plus que tout est affaire de sonorité », la question de « la voix en poésie » se pose en terme de musicalité de la parole poétique et s’ajuste comme une question relative à la musique. Dans un de ses ouvrages récents, Jean-Luc Nancy rappelle ceci :

Seule la musique porte au singulier le nom pluriel des Muses. On n’y fait pas attention. Pas plus d’ailleurs qu’au nom du Musée. Quand on parle de « la Muse » (ce qui ne se fait presque plus), il s’agit toujours de celle du poète. La qualité muséique circule de manière mal déterminée, comme un fantôme qui hante un domaine lui-même aussi dispersé que distinct de tout autre[40].

C’est ainsi peut-être que j’ai eu parfois l’impression d’un redoublement par rapport à l’idée-même de rendre ma poésie sonore dans le travail de sa mise en scène. Il s’agissait plutôt de lui ouvrir – ou lui donner l’accès à – un espace scénique à l’image de son univers. Il s’agissait de rendre ses sonorités présentes dans l’air et d’en vivifier les images, de les faire jouer comme les scènes qui me venaient. Dans ce projet de faire vivre mes poèmes sur scène il y avait quelque chose à la fois muséale et musicale ; les fantômes et muses, ensemble. En tant qu’actrice, je me suis posée de nombreuses questions qui ont été cette fois-ci moins liées au « souffle coupé » et à la respiration de l’auteur qui écrit en poète qu’à la prononciation et à la diction de l’interprète. Dans le travail de la scénographie, je me suis beaucoup amusée et investie pour amener des éléments à faire entendre autrement que par dire.

Figure 8 : Erika Natalia Molina Garcia, Première représentation de « Jasmintime », le 17 octobre 2017, © Daeseung Park.

Figure 9 : Maëlla Blanchard, Première représentation de « Jasmintime », le 17 octobre 2017, © Daeseung Park.

Figure 10 : Malaury Goutule, Maëlla Blanchard, Première représentation de « Jasmintime », le 17 octobre 2017, © Daeseung Park.

Figure 11 : Malaury Goutule, Jasmina Jovanović et Maëlla Blanchard, Deuxième représentation de « Jasmintime », le 27 novembre 2017, © Karen Diaz Lizarazo.

Figure 12 : Maëlla Blanchard et Jasmina Jovanović, Deuxième représentation de « Jasmintime », le 27 novembre 2017, © Karen Diaz Lizarazo.

Figure 13 : Raimundo Villalba et Johanna Médina, Deuxième représentation de « Jasmintime », le 27 novembre 2017, © Karen Diaz Lizarazo.

Figure 14 : Jasmina Jovanović, Malaury Goutule et Maëlla Blanchard, Troisième représentation de « Jasmintime », captation d’écran à partir de la vidéo réalisée par Pascal Lombard, © Pascal Lombard.

Figure 15 : Jasmina Jovanović, Malaury Goutule et Thomas Niklos, Troisième représentation de « Jasmintime », captation d’écran à partir de la vidéo réalisée par Pascal Lombard, © Pascal Lombard.

Figure 16 : Jasmina Jovanović, Maëlla Blanchard et Malaury Goutule, Troisième représentation de « Jasmintime », © Jovanka Milić.

En guise de conclusion

Le travail de toute l’équipe[41] qui a accompagné et porté, voire incarné ce projet de m’aventurer avec la poésie dans les arts de la scène mérite une présentation à part entière et fera l’objet d’un futur article. Dans cette première problématisation délibérée de mon expérience artistique, je me suis concentrée sur les questions relative à la poésie comme à mon « habitus de l’art ». Les poèmes auxquels je me réfère sont disponibles en ligne et constituent un support indispensable à la lecture de cet article.

« Jasmintime » est, pour moi, le nom de ce point où s’articulent la rencontre entre la poésie et la philosophie et la conception d’une mise en scène. Les quatre questions dégagées à partir du texte « Jasmintime » – du rapport au nom propre, de l’intime, du temps, voir du rapport au temps et de la sonorité –, peuvent constituer, à mes yeux, un carrefour de défis pour tout auteur qui met en scène sa propre production. Il la (ex)pose à la lumière d’une production collective et l’investit comme le noyau d’un nouveau fruit. Ainsi, « la main qui tremble » dans la citation de Dante me revient à l’image d’une main émue de sa direction d’un spectacle vivant à partir de ses propres compositions.

Avec « Jasmintime », mon exploration du monde et de la vie par les vers s’est prolongée en une expérience d’exploration de la scène par la poésie. La porte derrière la scène – ou les scènes – de la composition de poèmes s’est ouverte, non comme un livre, mais comme l’espace d’un spectacle vivant qui démarre. La question envahissante d’espace s’est cristallisée en celles du jeu et de la scène. La performance est là. Le théâtre, aussi. Les visages de deuils et les cérémonies d’hommage, également. Il nous fallait jouer, en quelque sorte, des rôles délivrés à partir des poèmes, distribués par la poésie elle-même. Il nous fallait jouer des poèmes. Ainsi, je suis devenue une sorte de corpus pour ma propre poésie et la dirigeante d’un défilé de scènes à son rythme à elle. C’était difficile. C’était riche. Enfin, je rejoins Jean-Luc Nancy dans son témoignage sur son affinité au théâtre quand il précise la chose suivante :

Aussi le théâtre est-il pour moi plus à jouer qu’à regarder. J’ai toujours voulu jouer au théâtre. Je l’ai fait adolescent, je ne sais plus du tout comment j’y suis venu mais j’ai voulu monter une pièce avec des camarades, et nous l’avons fait. Ensuite j’ai tenu à me faufiler comme figurant dans les mises en scène de Hölderlin et Euripide par Lacoue-Labarthe et Deutsch. Je donne ces détails pour vous faire sentir ce qui m’a poussé, et qui me pousserait encore si j’avais l’occasion. C’est justement l’expérience d’entrer dans un rôle. Au cinéma, cette expérience est relativisée car on peut – ou on doit – reprendre la scène. Au théâtre, passé les répétitions, c’est sans appel : il faut y aller, il faut soudain paraître à la vue du public[42].

Je me suis plongée dans l’expérience de mise en scène comme si je voulais entrer dans le rôle de mes poèmes. C’était riche. C’était difficile. Il est vrai pour autant que j’ai toujours voulu, moi aussi, jouer au théâtre. D’ailleurs, l’idée a été que Jean-Luc Nancy soit avec nous au jour de la représentation. En raison de quelques empêchements pour ce faire, nous ne l’avons vu qu’en vidéo et entendu en audio, mais il y a du jeu, il y a de la performance dans toute contribution volontaire à un spectacle vivant. De même que Jérôme Lèbre rappelle l’étymologie du mot « performance » – « mais, c’est un vieux mot français, parformer, qui signifie parfaire une forme[43] » –, Jean-Luc Nancy souligne à propos de ce même terme la chose suivante :

Il y a de la performance dans tous les arts : chaque fois vient un sens immanent à une forme sensible, conformé en elle, infusé en elle[44].

La scène ne permet-elle pas d’explorer précisément ce caractère performatif existant dans tous les arts ? De même qu’il y a de poèmes que j’ai composés en chantant[45], j’ai réalisé pour de vrai une série de dessins dont je dis un mot dans le poème « Le sang du Bois-ange ». L’idée selon laquelle il peut y avoir plusieurs arts articulés dans une même performance artistique ou dans une seule pièce de théâtre[46], est une idée fort séduisante et suggestive pour penser la création et la réception. Je dirais que c’est ainsi qu’une rencontre entre la philosophie et la poésie m’a amené à la conception d’un projet de mise en scène, situé lui-même à la croisée d’un projet de théâtre et d’un projet de performance.


Notes

[1] Henri Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Éditions Les Belles Lettres, Collection « encre marine », 2010, p. 11.

[2] Jasmina Jovanović, « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy « Jasmintime » », Revue Po&sie n°156, Paris, Éditions Belin, 2016, pp. 67-72.

[3] Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanović. Commentés par Jean-Luc Nancy « Et Jasmina » », Eikasia Revista de filosofia n°77 [en ligne], Ovidio, Eikasia Ediciones, 2017, pp. 461-467, disponible sur http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf

[4] Ce travail est issu de ma contribution à la 13ème Journée d’étude interdisciplinaire des doctorant.e.s du laboratoire LLA-CRÉATIS « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception » (Panel 4 « L’enquête de soi et d’autrui), qui a eu lieu le 30 novembre 2018 à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès.

[5] Jean-Luc Nancy, « Et Jasmina » in Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanović. Commentés par Jean-Luc Nancy « Et Jasmina » », op.cit., p. 465-467, texte disponible sur http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf

[6] Un teaser « Jasmintime », mis en ligne le 21 novembre 2017, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=-ZKQ7dtmcv8

[7] Annonce disponible sur :  http://www.cave-poesie.com/jasmintime/

[8] Annonce disponible sur : http://www.crous-toulouse.fr/actualite/jasmintime-mise-scene-de-poemes/

[9] D’abord paru in Jasmina Jovanović, « Poemas. El comienzo eterno », trad. Àngel Alvarado Cabellos, Revista Reflexiones Marginales n°41 Hojer el siglo XX : revistas culturales latinoamericanas, [en ligne], p.75-77,  Coyoacán, Universidad Nacional Autónoma de México, Ciudad Universitaria, México, disponible sur : http://reflexionesmarginales.com/3.0/wp-content/uploads/2017/10/JOVANOVIC_Jasmina_El-comienzo-eterno-1.pdf, ce poème a été repris in Jasmina Jovanović, « Poesia », Maestros & Pedagogía Revista Facultad de Ciencias de la Educación, [en ligne], Florencia Caquetá, Éd. Universidad de la Amazonia (Colombie), 2019, p. 89, disponible sur : https://www.udla.edu.co/revistas/index.php/maestros-pedagogia/issue/view/101/showToc

[10] Pour simplifier l’écriture et faciliter la lecture, j’ai choisi d’employer les mots « poète » et « auteur » pour en référer également à « poétesse » et « auteure ». Je dois avouer que j’adhère également, par-là, à une pensée de la grande écrivaine brésilienne, Clarice Lispector, selon laquelle : « Aussi féminine que soit la femme, celle-ci n’était pas une écrivaine mais un écrivain. Un écrivain n’a pas de sexe ou mieux, il en a deux, en doses différentes bien sûr. » (Citée par Claire Varin, Clarice Lispector-Rencontres brésiliennes, Éditions Trois, Laval Québec, 1987, p. 50).

[11] Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012, p. 61.

[12] Idem., p. 62.

[13] Matthieu Guillot, « Entretien avec Henri Maldiney », Revue Henri Maldiney L’Ouvert N° 5, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2012, p. 88.

[14] Ibidem.

[15] En suivant l’exemple d’Erwin Straus (1891-1975), neuropsychiatre et chercheur allemand installé aux États-Unis, Henri Maldiney emploie le verbe « sentir » en substantif – Le Sentir (Cf. Erwin Straus, Du sens des sens Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2000). Cet infinitif substantivé – « Le Sentir » – est une de ses notions clés. Erwin Straus considère « le sentir » comme mode de communication avec le monde (Cf. Erwin Straus, Du sens des sens, op.cit.). Henri Maldiney reprend cette détermination du sentir et la développe sous les différentes formes d’un bout à l’autre de toute son œuvre philosophique. Par exemple : « Le Sentir est la communication avec le monde » (cité selon Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Éd. Klincksieck, 2003, pp. 29-30) ; « Le sentir est communication symbiotique avec le monde » (Cf. Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 2007, p. 276.) ou « Le sentir est communication sym-pathique avec le monde » (Ouvrir le rien, l’art nu, op.cit., p. 139).

[16] Henri Maldiney emploie le terme du « pathique » en écho du verbe grec « patein » (« subir ») de la parole d’Eschyle : « Pathei Mathos » (« πάθει μάθος ») : « l’épreuve enseigne », « apprendre par l’épreuve » (Cf. Eschyle, Agamemnon, vers 177). Il considère « la dimension pathique » d’abord en résonnance avec l’œuvre de Viktor Von Weizsäcker (1886-1957), médecin et philosophe allemand, qui oppose « le pathique » à « l’ontique » et problématise « le mode pathique d’existence » d’un point de vue de la vie (Cf. Victor Von Weizsäcker, Anonyma, Bern, A. Franck, 1946). Cependant, c’est surtout à partir de la distinction faite par Erwin Straus entre « le moment pathique » et « le moment gnosique » de la sensation (Cf. Erwin Straus, « Les formes du spatial », Figures de la subjectivité, sous la direction de Jean-François Courtine, Paris, CNRS Éditions, 1992, pp. 14-49) que Maldiney déploie ses propos sur la dimension pathique d’existence humaine comme une dimension d’existence à part entière, inhérente au Sentir.

[17] Cité selon Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2007, p. 258.

[18] Matthieu Guillot, « Entretien avec Henri Maldiney », op.cit., p. 88.

[19] Initialement paru in « Six poèmes de Jasmina Jovanović, présentés par Jean-Luc Nancy « Jasmintime » », op.cit., p. 68, le poème « Taka » a été repris in Jasmina Jovanović, « Poemas. El comienzo eterno », op.cit., p.12, disponible sur : http://reflexionesmarginales.com/3.0/wp-content/uploads/2017/10/JOVANOVIC_Jasmina_El-comienzo-eterno-1.pdf

[20] « Versprochen » : « C’est promis ! » en allemand.

[21] « Bitte » : « S’il vous plait » en allemand.

[22] « De todas as coisas do mundo » : « de toutes les choses du monde » en portugais.

[23] Initialement paru in « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy », op.cit. p. 69., ce poème a été repris et publié en version bilingue français-espagnol in Jasmina Jovanović, « Poemario », trad. Ángel Alvarado Cabellos, Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°3, Bogota, Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, 2016, pp. 242, 243, disponible sur :

https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/13182/13648

[24] Le poème « J comme S » a été, d’abord, édité in Jasmina Jovanović, « Poèmes », Revue Nunc N°35, Clichy, Éditions de Corlevour, 2015, p. 24, repris in « Six poèmes, présentés par Jean-Luc Nancy », op.cit. p. 71, et est disponible en ligne in « Poemas. El comienzo eterno », op.cit., pp. 26-27.

[25] Les mots valises sont des mots inventés, créés à partir des différents mots déjà existant. Selon la détermination figurant sur le site du CNTRL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), le mot-valise est « création verbale formée par le télescopage de deux (ou trois) mots existant dans la langue », https://www.cnrtl.fr/definition/mot-valise). Selon la définition du Dictionnaire de français Larousse en ligne, le mot-valise est un « mot résultant de la réduction d’une suite de mots à un seul mot, qui ne conserve que la partie initiale du premier mot et la partie finale du dernier (par exemple franglais) », https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mot-valise_mots-valises/52839.

[26] Initialement paru sous le titre « Intimidité » en version bilingue français-anglais (traduit en anglais par Àngel Alvarado Cabellos : « The Intimidacy ») in Jasmina Jovanović, « Poemario », Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°2, Éd. Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, Bogota, 2015, p. 84, ce poème a été repris sous le titre de « Intimide » in « Six poèmes, présentés par Jean-Luc Nancy », op.cit., p. 70. Poème disponible sur : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/11155/11962

[27] Jasmina Jovanović, « Poèmes », Revue Nunc N°35, op.cit., p. 23, repris in Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanović. Commentés par Jean-Luc Nancy « Et Jasmina » », op.cit., pp. 463, 464, disponible sur : http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf

[28] Jean-Luc Nancy, « Jasmintime », Revue Po&sie n°156, Paris, Éditions Belin, 2016, p.67.

[29] Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, op.cit., p. 68.

[30] Jean-Luc Nancy, « Jasmintime », op.cit., p.67.

[31] Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, op.cit., p. 69.

[32] Ibidem.

[33] Jean-Luc Nancy, « Jasmintime », op.cit., p.67.

[34] Ibidem.

[35] Cette traduction de « πάθει μάθος » est régulière chez Henri Maldiney. Même si nous retrouvons la même formule d’Eschyle traduite différemment au début de l’un de ses tout premiers textes « La dernière porte » – « Pathei mathos. La souffrance enseigne » (Cf. Henri Maldiney, In media vita – Suivie de La dernière porte, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012) –, dans tant d’autres textes, Maldiney reste fidèle à « l’épreuve enseigne ». Par exemple, dans son article, bien connu, de l’année 1961, intitulé « Comprendre », Henri Maldiney déclare : « Au moment pathique s’applique intégralement la parole d’Eschyle « πάθει μάθος » l’épreuve enseigne. Non par raison, mais par sens » (Cf. Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012, p. 111) ou dans un autre, moins connu, où il précise : « « Pathei mathos » : l’épreuve enseigne. Le sentir est à l’origine de toutes. En lui nous faisons l’épreuve d’être là… à quelque chose comme un monde » (Cf. Henri Maldiney, « Contribution de Roland Kuhn à la mise en évidence de la dimension esthétique dans l’expérience phénoménologique existentielle en psychiatrie clinique. Aspects philosophiques », Revue Henri Maldiney L’Ouvert, N°2, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2009, p. 40).

[36] Initialement paru in Jasmina Jovanović, « Poèmes », Revue Nunc n°35, op.cit., p. 22, ce poème a été repris in Jasmina Jovanović, « Poemario », Revista Corpo-grafías N°2, op.cit., p.85, disponible sur : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/11155/11962

[37] Jean-Luc Nancy, « Jasmintime », op.cit., p.67.

[38] Jean-Luc Nancy dans sa lettre datant du 9 mars 2017.

[39] Jasmina Jovanović, Jean-Luc Nancy, « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy ‘Jasmintime’ », op.cit., p. 67.

[40] Jean-Luc Nancy, Jérôme Lèbre, Signaux sensibles Entretiens à propos des arts, Bayard Éditions, 2017, p. 142.

[41] Le projet de mise en scène de ma poésie « Jasmintime » a été soutenu par la Compagnie de la Veille Dame, Université Toulouse 2 (FSDIE, ERRAPHIS), Université Fédérale Toulouse Midi-Pyrénées et Cave Poésie. « Jasmintimé » est interprété par Erika Natalia Molina Garcia, Jasmina Jovanović, Johanna Médina, Malaury Goutule, Maëlla Blanchard, Thomas Niklos et Raimundo Villalba (sur scène) et par Jean-Luc Nancy, Ine et Franck Van Helfteren (en vidéo).

[42] Jean-Luc Nancy, Jérôme Lèbre, Signaux sensibles Entretiens à propos des arts, Paris, Bayard Éditions, 2017, p.168.

[43] Idem., p. 196.

[44] Idem., p. 171.

[45] C’est le cas, par exemple, du petit poème-chant composé en espagnol lors de mon voyage au Pérou en 2014. Il apparaît dans le teaser « Jasmintime » [vidéo en ligne], disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=-ZKQ7dtmcv8

[46] Pour approfondir les questions relatives à la mise en parallèle des représentations théâtrales et des spectacles performances à la scène contemporaine, je renvoie à Joseph Danan, Entre théâtre et performance, Éditions Actes Sud – Papiers, Arles, 2016.


Bibliographie

OUVRAGES :

DONAN Joseph, Entre théâtre et performance, Arles, Éditions Actes-Sud, 2016.

MALDINEY Henri, Ouvrir rien, l’art nu, La Versanne, Éditions Les Belles Lettres, Collection « encre marine », 2010.

MALDINEY Henri, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Les éditions du Cerf, 2012.

MALDINEY Henri, Regard, parole, espace, Paris, Les éditions du Cerf, 2012.

MALDINEY Henri, In media vita Suivie de La dernière porte, Paris, Les éditions du Cerf, 2012.

MALDINEY Henri, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 2007.

MALDINEY Henri, Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003.

NANCY Jean-Luc, LÈBRE Jérôme, Signaux sensibles Entretiens à propos des arts, Paris, Bayard Éditions, 2017.

STRAUS Erwin, Le sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Éditions Jérôme Millon, 2000.

VARIN Claire, Clarice Lispector-Rencontres brésiliennes, Laval Québec, Éditions Trois, 1987.

ARTICLES :

GUILLOT Matthieu, « Entretien avec Henri Maldiney », Revue Henri Maldiney L’Ouvert N°5, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2012, p. 79-95.

MALDINEY Henri, « Contribution de Roland Kuhn à la mise en évidence de la dimension esthétique dans l’expérience phénoménologique existentielle en psychiatrie clinique. Aspects philosophiques » (CRK – 1992), Revue Henri Maldiney L’Ouvert N°2, Roland Kuhn, Henri Maldiney : une rencontre, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2009, p. 37-72.

MALDINEY, Henri, « Une voix, un visage », Revue Henri Maldiney L’Ouvert N°3 Art, clinique et rythme, Lyon, Association Internationale Henri Maldiney, 2010, p. 11-39.

NANCY Jean-Luc, « Jasmintime », Revue Po&sie N°156, Paris, Belin, 2016, p. 67.

NANCY Jean-Luc, « Et Jasmina », Eikasia Revista de filosofia n°77 [en ligne], Ovidio, Eikasia Ediciones, 2017, p. 465-467.

STRAUS Erwin, « Les formes du spatial » in COURTINE Jean-François (dir.), Figures de la subjectivité, Paris, CNRS Éditions, 1992, p. 14-49

 

POÉSIE

JOVANOVIĆ Jasmina, « Six poèmes présentés par Jean-Luc Nancy », Revue Po&sie N°156, Paris, Belin, 2016, p. 68 – 72.

JOVANOVIĆ Jasmina, « Poèmes », Revue Nunc N°35, Clichy, Les Éditions de Corlevour, 2015, p. 22-24.

Poésie disponible en ligne, liens vers les sites consultés :  

JOVANOVIĆ Jasmina, « Poesia », Maestros & Pedagogía Revista Facultad de Ciencias de la Educación, Universidad de la Amazonia (Colombie), 2019, PDF [en ligne], URL : https://www.udla.edu.co/revistas/index.php/maestros-pedagogia/issue/view/101/showToc, consulté le 20 mai 2019.

JOVANOVIĆ Jasmina, « Poemas. El comienzo eterno », trad. Àngel Alvarado Cabellos, Revista Reflexiones Marginales n°41 Hojer el siglo XX : revistas culturales latinoamericanas, Universidad Nacional Autónoma de México, Coyoacán, 2017, PDF [en ligne], URL : http://reflexionesmarginales.com/3.0/wp-content/uploads/2017/10/JOVANOVIC_Jasmina_El-comienzo-eterno-1.pdf, consulté le 20 mai 2019.

JOVANOVIĆ Jasmina, « Cinq poèmes de Jasmina Jovanovic. Commentés par Jean-Luc Nancy », Eikasia Revista de Filosofia n°77, 2017, p.461-467, PDF [en ligne], URL : http://revistadefilosofia.com/77-17.pdf, consulté le 20 mai 2019.

JOVANOVIĆ Jasmina, « Poemario », trad. Angel Alvarado Cabellos, Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°2, Bogota, Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, 2016, p. 238-245, PDF [en ligne], URL : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/13182/13648, consulté le 20 mai 2019.

JOVANOVIĆ Jasmina, « Poemario », trad. Angel Alvarado Cabellos, Revista Corpo-grafias, Estudios criticos de y desde los cuerpos N°3, Bogota, Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Revista Institucional de la Facultad de Artes ASAB, 2015, p.84-86, PDF [en ligne], URL : https://revistas.udistrital.edu.co/ojs/index.php/CORPO/article/view/11155/11962, consulté le 20 mai 2019.

Liens vers les sites consultés pour les trois représentations de « Jasmintime »

 « Jasmintime Teaser », mis en ligne le 21 novembre 2017 [You Tube] par Jasmina Jovanović, URL : https://www.youtube.com/watch?v=-ZKQ7dtmcv8 , consulté le 20 mai 2019.

« JASMINTIME », 2017, programme de la Cave Poésie, [annonce en ligne], URL : http://www.cave-poesie.com/jasmintime/, consulté le 20 mai 2019.

« JASMINTIME – FESTIVAL DE THÉÂTRE ÉTUDIANT UNIVERSCÈNES, 2018, programme sur le site du Crous Toulouse Occitanie [annonce en ligne], URL : http://www.crous-toulouse.fr/actualite/jasmintime-mise-scene-de-poemes/, consulté le 20 mai 2019.

Conception en architecture et paysage, le schème de l’enquête

Daniel ESTEVEZ

Daniel Estevez est professeur HDR à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse. Il est architecte DPLG, ingénieur CNAM en informatique fondamentale. Coordinateur scientifique du groupe Art, Architecture et Conception [AAC] Laboratoire de Recherche en Architecture ENSA Toulouse issu de l’ancien laboratoire Li2a de l’école d’architecture. Depuis 1995, son domaine de travail scientifique concerne les domaines suivants : étude des pratiques de conception en architecture ; analyse des transformations des fonctions traditionnelles de la figuration architecturale pour le projet à l’ère des outils informatiques ; étude des stratégies de conception contemporaine du projet d’architecture et praxéologie du projet. Il a notamment publié en 2015 Conception Non Formelle en architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception.

 daniel.estevez@toulouse.archi.fr

Pour citer cet article : Estevez, Daniel, « Conception en architecture et paysage, le schème de l’enquête », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/conception-en-architecture-et-paysage-le-scheme-de-lenquete/>.

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Résumé

Pour l’architecte ou le paysagiste, le schème de l’enquête semble structurer la plupart des démarches de conception intégrant une observation active de l’existant dans le travail de projet lui-même. Cela signifie que l’enquête ne constitue pas une étape préalable à la résolution d’un problème ou à la conduite d’un projet mais au contraire le mécanisme structurel fondamental d’un mode de conception non formelle en architecture.

Dans le domaine de l’apprentissage et de la didactique de la conception architecturale, si toutes les écoles de design ou d’architecture promeuvent volontiers diverses pratiques d’analyse préalable à la conception proprement dite d’un objet, peu d’entre elles en revanche reconnaissent une valeur opératoire pleine et entière à ces phases d’analyse souvent vécues pas les apprenants comme d’inévitables préliminaires formels. Les processus de conception par l’enquête se développent quant à eux selon une toute autre logique.

Ce travail met en œuvre un ensemble de pratiques et d’outils d’investigation, de documentation, de recherche de connaissance par la pratique, toutes choses caractérisant également les compétences de métier du praticien concepteur.

Quels sont ces outils ? Comment peut-on les mettre en œuvre dans le cadre d’une conception inductive en architecture et en paysage ? L’article propose de décrire une expérience didactique menée en 2017 dans le cadre l’atelier de master Learning From de l’ENSA Toulouse (voir le blog ici http://learning-from.over-blog.fr/). Ces travaux tenteront de donner à voir une appropriation possible du schème de l’enquête en conception architecturale et un usage de certains de ses outils. Le projet d’architecture et de paysage est alors appréhendé comme un procédé d’investigation continue de l’environnement considéré.

Mots-clés : enquête – architecture et paysage – conception architecturale – didactique de la conception – pratique réflexive

Abstract

For architects or landscape architects, the scheme of inquiry seems to structure most design approaches that integrate an active observation of the existing context in the design process. This means that research investigation is not a prerequisite for solving a problem or conducting a project, but rather the fundamental structural mechanism of a non-formal design strategy in architecture (Estevez D. 2015).

In the field of learning and didactics of architectural design, while all schools of design or architecture willingly promote various practices of analysis before the design process of an object, few of them recognize a full operational value in these phases of analysis often experienced by learners as inevitable formal preliminary. The design processes based on inquiry methods follow instead a different logic.

This process implements a set of practices and tools for investigation, documentation, research of knowledge through practice, all of which also characterize the professional skills of the practitioner designer.

What are these tools? How can they be implemented in the context of inductive design in architecture and landscape? The paper proposes to describe a didactic experiment conducted in 2017 as part of the master’s degree « Atelier Learning From » at ENSA Toulouse (see http://learning-from.over-blog.fr/). Those experiences will attempt to show a possible appropriation of the scheme of inquiry in the realm of architectural design and also to show the use of some of its tools. Architectural and landscape projects are then understood as a processes of continuous investigation of our environment.

Keywords: inquiry – architecture and landscape – architectural design – design didactics – reflective practice


Sommaire

Introduction
1. Une conversation avec la situation
2. Enquête de métier, la conception comme praxis
3. Constantes de la pratique réflexive
4. Créer une tension productive
5. Une situation didactique en conception architecturale, l’atelier de master « Learning From »
6. Oligoptiques : patterns, anecdotes, précédents, projets, chantiers
7. Les patterns et les anecdotes
8. Précédents construits et projets par collision
9. Les obstacles à l’intégration du schème de l’enquête dans l’apprentissage
Notes
Bibliographie

Photographie : Forensic Architecture: Towards an Investigative Aesthetics, 2017, exhibition view © Miquel Coll »

Introduction

Dans le sillage des pensées contextualistes, structuralistes ou processualistes de la fin du XXe siècle en architecture1 bien des architectes, designers ou paysagistes, semblent aujourd’hui adopter le schème de l’enquête dans leur travail de conception en intégrant une observation active des contextes d’intervention dans le projet lui-même. Cela signifie que l’enquête ne définirait pas une étape préalable à la résolution d’un problème ou à la conduite d’un projet. Au contraire, elle en formerait en quelque sorte le mécanisme fondamental et proposerait même un nouveau mode de conception non formelle en architecture visant à faire face, par des moyens efficients aux contextes urbains contemporains2.

Deux cas particulièrement significatifs de cette conception-enquête en architecture sont souvent cités pour leur radicalité et leur efficience3. Celui de la Plaza de Toros La petatera à Colima au Mexique4, projet spontané d’une arène de corrida temporaire réalisée par les habitants du village d’Alvarez. Cet ouvrage populaire de grande valeur est repéré et valorisé tel quel comme réponse pertinente de projet grâce à l’enquête de conception menée par l’architecte Carlos Mijares. C’est une démarche semblable qui est mise en œuvre pour le projet d’embellissement de la place Léon Aucoc à Bordeaux par l’agence Lacaton&Vassal en 1996. Le processus d’enquête et d’observation très poussée de la vie de cette place destinée à être transformée par la municipalité conduit les architectes à montrer qu’une absence d’intervention est la proposition la plus rationnelle et pertinente dans le contexte spécifique de ce quartier.

Cependant le domaine de l’apprentissage et de la didactique de la conception architecturale ne semble pas toujours prendre la mesure de ce riche mouvement de conception-enquête en architecture. Si toutes les écoles de design ou d’architecture promeuvent volontiers et depuis longtemps diverses pratiques d’analyse préalable à la conception proprement dite d’un objet, peu d’entre elles en revanche reconnaissent une valeur opératoire pleine et entière à ces phases analytiques, souvent vécues pas les apprenants comme d’inévitables préliminaires formels à la création d’un projet. En fait, le terme « analyse » est impropre. L’analyse, comme activité rationnelle de décomposition formelle de la réalité emporte avec elle les principes fondamentaux de la modélisation cartésienne. Il s’agit de représenter tout problème sous la forme d’un morcellement subordonné d’éléments explicites en vue de déterminer sa résolution : c’est la méthode descendante caractéristique du réductionnisme scientifique 5.

Les processus de conception par l’enquête se développent quant à eux selon une autre logique, plus inductive que déductive, et qui s’appuie fortement sur le travail interprétatif du concepteur. Nous voudrions souligner dans ce texte les liens particuliers que ces approches de conception ascendante par enquête entretiennent avec la notion de « pratique réflexive » en architecture.

1. Une conversation avec la situation

La formule « enquête de conception » ou « enquête de métier » peut répondre à l’idée de « artful inquiry » telle que la décrit par exemple le chercheur Donald A. Schön à savoir un processus non formel de prise de connaissance du réel qui serait analogue à « une conversation avec la situation6 ». Cette activité met en œuvre un ensemble de pratiques et d’outils d’investigation, de documentation et de recherche de connaissance empirique, toutes choses caractérisant également les compétences de métier du praticien concepteur.

Les processus d’enquête de métier sont centrés sur les faits et indéterminés dans leurs opérations, le chemin n’y est pas tracé, il se détermine dans la marche, dans l’expérimentation et repose sur une réinterprétation permanente à la fois des problèmes à résoudre et des faits provenant de la situation. Grand théoricien de l’enquête, le philosophe John Dewey affirme notamment : « Puisqu’il existe des faits déterminés, le premier pas dans l’établissement d’un problème est de les organiser dans l’observation […] L’observation des faits et la suggestion des significations ou des idées naissent et se développent en corrélation. L’enquête est la détermination d’un problème et simultanément de ses solutions possibles.7 »

Dans l’enquête, la distinction entre un fait et une signification ne peut pas être établie de façon définitive et irréversible. Car du point de vue des démarches pragmatistes, qui incluent à notre avis la conception architecturale, l’enquête n’opère pas sur la base d’une séparation entre perception et concept. Le concepteur manipule au contraire des matériaux qui se constituent pour lui comme des faits-significations, c’est à dire des objets perceptibles indissociables des éléments de sens que les actions du concepteur peuvent faire apparaître. Si l’on prend un peu de recul, cette réflexion pragmatiste s’inscrit en fait dans une appréhension écologique générale de la perception, qu’elle soit humaine ou non humaine.

Comme l’écrivent les chercheurs en psychologie Luyat et Regia-Corte, dans le prolongement de la théorie des affordances de James Gibson, la perception « […] est un processus d’extraction par l’action, par l’exploration, d’informations dans l’environnement. Ce n’est pas un processus interne [à l’homme] d’interprétation, d’inférence à partir de stimuli en provenance du monde extérieur et sollicitant nos sens (stimulation-énergie ou stimulus). L’information, ou plus justement la stimulation-information, n’est ni une propriété de l’environnement ni une propriété de l’homme, elle est ce que l’homme, par son action fait émerger de l’environnement et qu’il saisit.8 » Cette approche pragmatiste-écologique de la perception comme interaction entre le sujet concepteur et les faits-significations de la situation a plusieurs conséquences. La première d’entre elle est que la seule action d’identifier un fait dans le continuum de notre environnement, de le cadrer, de l’isoler, de l’indexer constitue pour la conception une action productrice d’information. C’est pourquoi de nombreux auteurs ont pu affirmer que, d’un point de vue pragmatiste, percevoir c’est produire, la perception est une action. Ainsi en va-t-il de la notion de « pôle intentionnel » capable de structurer la conception architecturale comme l’affirmait Christian Norberg Shultz, ou bien de celle de « regard producteur » chez Martin Steinman, qui nous semblent des exemples d’intégration perception/action dans des théories contemporaines de la conception en architecture9.

Une deuxième conséquence de l’approche pragmatiste-écologique de la perception, plus importante encore pour le concepteur, concerne les relations en sens inverse entre action et perception. Car si, comme l’affirme la psychologie, c’est l’action qui produit la perception alors nous devons envisager l’acte de concevoir comme un processus expérimental dont le but est d’organiser des interactions avec et entre les faits perceptifs pour pouvoir les produire. Déclencher un processus d’interactions imprévues, voilà peut-être le sens de cette image de « conversation » que propose Schön pour définir la conception. Cela signifie que les faits ne sont pas à notre disposition, pré-existant à notre perception, gisant inertes devant nous dans l’attente d’être dévoilés par l’observateur. Au contraire, les faits-significations sont construits par l’action elle-même et dans ce sens, pour l’approche pragmatiste-écologique l’action est une perception.

C’est précisément la thèse de John Dewey lorsqu’il affirme que le propre de l’enquête est d’organiser une série d’interaction directe entre les matériaux (faits-signification) qui construisent la situation abordée. Dans l’enquête, ces interactions, comparaisons, confrontations, interprétations, se développent en processus d’expérimentation continue : « Des faits observés indiquent une idée qui tient lieu de solution possible. Cette idée suscite de nouvelles observations. Certains des faits nouvellement observés s’associent aux faits précédemment observés et sont ainsi constitués qu’ils transforment d’autres choses observées. Le nouvel ordre de faits suggère une idée modifiée qui occasionne de nouvelles observations dont le résultat de nouveau détermine un nouvel ordre de faits et ainsi de suite. […] La force opérative des idées et des faits est reconnue pratiquement dans la mesure où ils sont liés à l’expérimentation. Les dire opérationnels c’est donc reconnaître théoriquement ce lien entre les faits et les idées dans l’expérimentation organisée par l’enquête.10 »

Le mécanisme opérationnel des enquêtes repose donc sur une sorte de fusion entre fait et signification au niveau pratique, c’est à dire au niveau de chaque fait concret identifié pratiquement dans une situation donnée. Au delà de la notion d’indice, ces « signes immédiats » ou « objets occurrents concrets » de la sémiologie de Pierce11, c’est peut-être ici l’image de l’anecdote (anekdotos) qui pourrait mieux illustrer le contenu narratif que prennent dans l’enquête architecturale ces « petits faits survenus à un moment précis en marge des événements dominants12 ». Dans cette optique, l’enquête relèverait donc d’une pratique d’exploration-interprétation de ces ensembles concrets de faits-significations anecdotiques.

À partir de là, peut-être peut-on mieux comprendre pourquoi le principe constructiviste radical affirme, contre le réductionnisme cartésien et au moins depuis Giambattista Vico, que « connaître et faire, c’est la même chose13 ». Bien entendu, les positions que nous venons de décrire doivent également être placées dans le prolongement de l’ontologie phénoménologiste que s’employait à construire Merleau-Ponty et qui lui permettait d’affirmer que « […] l’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience ». L’enquête pragmatiste, comme exploration rigoureuse des strates de faits-significations, comme mise en interaction organisée des perceptions, pourrait même à certains égards être mise en rapport avec la fulgurante formule deleuzienne selon laquelle projeter « n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir14 » il n’y aurait rien à signifier mais tout à agir, à décrire et à inventorier.

2. Enquête de métier, la conception comme praxis

Pour le praticien, l’enquête se présente comme une succession d’essais et d’erreurs, d’observations et d’interprétations, de continuations et de bifurcations, c’est un processus continu qui entre en résonance avec le concept de praxis. Ce terme, par opposition à celui de poiésis, exprime le fait que toute pratique à l’intérieur d’un processus d’enquête constitue pour une part une fin en soi ; elle permet l’accroissement, virtuellement infini, de ses propres compétences de métier. Au niveau supérieur, les enquêtes elles-mêmes, au-delà des actions de détail propres à une enquête donnée, s’emboîtent en un processus ininterrompu qui construit au bout du compte « l’art de faire » du concepteur, son métier. C’est ainsi que le formule Dewey : « Les conclusions auxquelles on parvient dans une enquête deviennent des moyens matériels et procédurels de mener de nouvelles enquêtes. Dans celles-ci, les résultats des enquêtes antérieures sont pris et utilisés sans réexamen15 ». Les compétences de métiers ne sont-elles pas précisément issues de nos capacités à constituer ces stocks personnels de solutions de conception qui définissent en définitive l’accroissement de nos savoirs faire16 ?

Lors de ces processus d’enquêtes continues, Dewey souligne que la valeur opératoire des faits-concepts manipulés est plus importante que leur exactitude avérée. Mais comment faire avancer la résolution d’un problème avec des hypothèses fausses ? En tant que processus créatif, l’enquête produit en effet des faits pertinents, opératoires, mais avec des matériaux qui peuvent être temporaires et fictifs : « Il suffit d’avoir un matériel hypothétique qui dirige l’enquête dans des voies où le nouveau matériel, factuel et conceptuel, est découvert, matériel qui convient mieux et qui est mieux soupesé, plus fécond, que ne l’étaient les faits et les conceptions premières.17 »

Pour l’architecte, ces réflexions sont capitales car elles confirment ce moyen d’investigation, que l’on pourrait rapprocher de l’erreur productive, comme l’un des schèmes valides de création par la recherche. Donald Schön avait déjà souligné dans ses travaux sur les pratiques réflexives que l’incomplétude des descriptions ne constituait pas un obstacle à la réflexion-dans-l’action. Au contraire, la description partielle d’un fait peut dégager suffisamment d’information pour mettre en critique son interprétation en cours et à partir de là aboutir à de nouveaux choix expérimentaux, de nouvelles actions. La fiction elle-même pourrait-elle donc trouver sa place dans l’exploration des « comme si », des suppositions, des conjectures et des anecdotes de l’enquête de métier alors même que Dewey définit toute enquête comme « une continuum expérientiel» ?

En architecture, comme on vient de le souligner, l’enquête est un mode de projet qui repose sur une logique de conception inductive plutôt que déductive. Cela signifie que l’enquête de conception prend pour point de départ des faits et propose un contenu documentaire ou fictionnel construit à partir d’eux. Ce qui est central ici ce n’est pas tellement que l’enquête de conception place ainsi en quelque sorte l’effet avant la cause, c’est à dire qu’elle inverse la chronologie d’étude propre au réductionnisme cartésien. Le point important est qu’elle réclame que le concepteur s’appuie sur des interprétations de phénomènes perçus et non pas sur l’actualisation de modèles préconçus. Dans ce cadre, c’est parce que l’action de l’enquête est d’ordre interprétatif qu’elle permet d’appréhender le travail de projet par enquête comme un processus de création rétroactive.

La conception par l’enquête doit alors être considérée comme une conception par transformation des situations, mais le schème de l’enquête est simultanément porteur d’un approche navigationnelle de la conception en architecture. Or quels sont les mécanismes de cette conception interprétative qui circule de faits en faits ? Pour le pragmatisme, ils sont fondés sur la réinterprétation des observables, le réagencement des faits, la requalification des situations, la mise en relation des données mais aussi des suppositions et des conjectures.

À partir de là, les tâches de l’architecte enquêteur ne visent donc pas seulement à résoudre les problèmes donnés mais aussi à les transformer en nouveaux problèmes plus riches y compris par l’augmentation de leurs contenus narratifs. C’est dans cette optique, que l’enquête peut être définie comme recherche interprétative ou encore comme « archéologie fictive » aurait écrit Peter Eisenman, désignant par là une lecture active qui explore les sites tout en élargissant notre perception de leur réalité.

3. Constantes de la pratique réflexive

Dans sa description des figures et des limites de la « réflexion-dans-l’action » qui traverse les savoirs de métier, Donald Schön énonçait certaines constantes. En premier lieu, les praticiens réflexifs construisent des lexiques et des inventaires leur permettant de décrire exhaustivement la réalité en vue de pouvoir organiser des expérimentations. Cela signifie que tout praticien de ce type est compétent dans le domaine de la représentation descriptive précise des situations : constitution de lexiques, outils d’échantillonage et de mesure, protocoles de relevé, capacités d’inventaire, gestion de répertoires, manipulation de documents, etc.

La deuxième observation de Schön, montre que les praticiens réflexifs établissent également un système personnel d’appréciation des situations, d’évaluation en cours d’enquête et de conversation réflexive qui est fondé sur la notion de « précédents ». La jurisprudence des précédents suppose que le concepteur se soit constitué un ensemble de cas (stock de faits-significations) pouvant être mobilisés par analogie en cours d’enquête. Shön considère ce travail d’accumulation de cas spécifiques chez le praticien comme la mise au point de son propre répertoire opératoire (Repertoire-building)18.

La troisième constante est l’existence de certains savoirs théoriques d’ordre global et susceptibles de donner du sens à une situation donnée pour le concepteur, ils sont nommées par Schön « overarching theories ». Ces savoirs ne définissent pas des modèles, ou bien des règles génériques qui pourraient être appliquées au contrôle d’une tâche de conception particulière. En architecture, on pourrait également interpréter ces connaissances d’ordre global comme des savoirs stratégiques opératoires qui proposent des principes d’action conformes à des croyances, principes éthiques, doctrines qui sont propres au concepteur. Ces savoirs prennent la forme de schèmes d’action, tous ne sont pas équivalents et ils sont souvent tacites. Ainsi en va-t-il par exemple de la notion de « plan libre » formulée explicitement par les modernes et qui correspond à la dissociation générale des organes de supports et des systèmes de délimitation. On pourrait citer le « schisme vertical » que Rem Koolhaas explicite à partir de l’architecture des gratte ciel de Manhattan, ou encore le schème de « dissensus élémentaire » chez un architecte comme Albert Frey qui n’a pourtant pas formulé explicitement cette notion.

Ces savoirs globaux débouchent également sur une autre possibilité pour le concepteur celle de forger son propre lexique de conception car ils « fournissent un langage à partir duquel on peut construire des interprétations opératoires19 » des situations. L’expérience pratique utilise en effet des outils de langage (listes, lexiques, répertoires, inventaires…) qui accroissent le savoir-concevoir et que la didactique de conception doit elle-même investir. Ainsi l’enquête inventorie, elle recueille, elle classe. Mais c’est donc dans l’établissement de tels inventaires opératoires que se renforce, comme a posteriori, la posture de conception20 propre au concepteur et reliée à la situation d’étude en cours.

Lexiques, précédents et schèmes stratégiques travaillent ainsi à la constitution d’une interprétation de la situation par le concepteur et débouchent sur une action qui possède un certain contenu théorique. Une position théorique doit en effet finir par faire irruption dans l’enquête, à travers elle, à partir de ses contingences même. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter les propos plus généraux de Jean Baudrillard lorsqu’il écrit : « la théorie ne peut se contenter de décrire et d’analyser, il faut qu’elle fasse événement dans l’univers qu’elle décrit. Pour cela il faut qu’elle rentre dans la même logique et qu’elle en soit l’accélération.21 »

En architecture, les lectures de l’existant mettent en travail les sites des projets, elles tentent d’entrer dans leurs logiques et de les accélérer. Or ce travail d’inventaire pratique et théorique ne se satisfait pas de l’isolement du concepteur et du droit d’auteur unique. Il se renforce au contraire dans la multiplicité et la puissance de l’enquête apparaît ainsi dans sa dimension collective. Un seul inventaire, une seule étude, fut-elle active, n’épuise pas l’archéologie d’un lieu. Mais lorsque tout un groupe d’individus investit simultanément un contexte ce sont alors des strates complètes de compréhension du réel qui peuvent être levées. Ainsi l’accumulation des lectures peut elle parvenir à construire une théorie du lieu. Une théorie de ce lieu-ci, celui où se mène l’enquête et peut-être au-delà. Mais il s’agira alors d’une théorie a posteriori où tout lieu singulier, quel qu’il soit, peut devenir un paradigme urbain ou encore dans certains cas, pour reprendre l’expression de Rem Khoolaas, peut produire un manifeste rétroactif.

4. Créer une tension productive

Le schème de l’enquête suppose enfin qu’aucune hypothèse ne soit exclue a priori, et que les données rencontrées puissent parfois remettre en cause certains éléments de la position théorique du concepteur. Ce qui est visé, c’est bien la constitution simultanée d’un problème et de sa solution, ou encore celle d’une proposition théorique et des faits qui l’étayent, la précise. Concrètement, le concepteur conduit alors d’après Schön une action en tension entre deux exigences contradictoires. D’une part l’enquêteur cherche à entrer dans la situation problématique en lui donnant une forme intelligible, c’est à dire « en lui imposant un cadre précis et en déduisant les conséquences logiques résultant de ce cadre ». Mais d’autre part ce même enquêteur-concepteur doit simultanément demeurer ouvert et réceptif aux retours inattendus provenant de la situation qui peuvent percuter le cadre.

En interprétant ces retours surprenants résultant de la logique qu’il a lui-même mise en place, le concepteur restructure de nouvelles questions et définit de nouveaux buts à son action en cours22. Pour Schön, c’est par l’instauration d’une telle tension dynamique que le concepteur confère à l’enquête sa dimension d’expérimentation portant sur les cadres d’interprétation du problème à résoudre (« frame experiment »).

C’est pourquoi la recherche du concepteur dans sa praxis de l’enquête n’adopte aucune idée préconçue, au contraire, l’idée se conçoit dans le processus d’enquête lui même. Tous les indices peuvent être retenus, toutes les pistes examinées par principe. L’architecte perspicace n’est-il pas celui qui saura le mieux mettre en rapport des effets inexpliqués avec leurs causes insoupçonnables ? Le plus grand enquêteur construit des analogies. Les analogies du banal ou du quotidien, « analogie de la guêpe et du tramway électrique » écrivait Francis Ponge montrant par là que la relation est le le véritable objet de la création et donc de la conception.

On comprend bien alors que l’efficience de la pratique réflexive en architecture passera difficilement par une formalisation ou une modélisation des connaissances préalables à l’action. Comment en effet formaliser des analogies intuitives, des connaissances relationnelles contingentes, qui en fait ne se développent réellement que dans le « présent de la conception en acte23 » ? Pour le praticien réflexif, la question est peut-être moins de modéliser les possibilités portées par le savoir intuitif du concepteur que d’offrir un support efficient au développement de ce savoir intuitif.

En plaçant le principe relationnel au centre de la pratique de conception architecturale, tout praticien-enquêteur est donc contraint de définir un certain nombre d’outils spécifiques qui favorisent la pratique de mise en relation des faits-significations au cours du processus d’enquête. Lorsque l’équipe d’architectes Lacaton et Vassal, présente par exemple leur étude urbaine pour la création de cinquante mille logements sur la communauté urbaine de Bordeaux en 2012, ils produisent une série de documents assez surprenants.

Il s’agit de la restitution des repérages des parcelles existantes sur le territoire, occupées par des logements collectifs et disposant de capacités d’extension ou de densification. Reprenant les codes du dessin de détail en architecture mais appliqués à un territoire urbain de grande ampleur, les architectes présentent notamment un plan complet de la Communauté Urbaine de Bordeaux associé à l’inventaire de tous les lieux disponibles pour la création de 50000 logements supplémentaires par augmentation des existants. Le document produit a rencontré un certain écho, il est d’ailleurs souvent cité dans les école d’architecture lorsqu’il s’agit de signifier que l’approche de projet repose sur une méthode bottom-up qui construit des propositions globales en partant d’un système de détails de terrain précis. Dans l’exemple du projet urbain de Lacaton et Vassal, l’inventaire, outil de fragmentation, est mis en scène dans un document unique qui regroupe l’ensemble des informations sans en représenter pour autant un synthèse.

Cette tension entre l’unicité du document affiché et la multiplicité des échantillons répertoriés peut être interprétée de deux façons. D’une part cette dichotomie témoigne comme nous venons de le souligner de la production d’une sorte de représentation-outil par laquelle tout lecteur est susceptible de créer des relations entre les fragments sans exception. Mais d’autre part, ce genre de représentation peut être vue comme l’affirmation d’une équivalence du global et du détail dans l’appréhension de la ville. Tout se déroule comme si l’échantillon, considéré comme un fait-signification, (la parcelle abritant un logement collectif) portait en lui-même autant de valeur et de potentiel que l’ensemble de la ville. Ce principe est connu dans les sciences naturelles, par exemple avec la notion de totipotence cellulaire en biologie24. Peut-être pourrait-on tracer également certaines analogies avec la géométrie fractale ou encore avec la notion de récursivité proposée par les sciences de l’information cependant nous voudrions nous intéresser à présent à l’usage de ce schéma tel qu’il a été activé dans le domaine des sciences sociales et de l’architecture en prenant pour support un travail didactique mené en école d’architecture.

5. Une situation didactique en conception architecturale, l’atelier de master « Learning From »

Nous terminerons donc cette réflexion en lui donnant ainsi un caractère plus concret. Le travail didactique que nous allons citer concerne une enquête de conception développée lors de l’atelier de master « Learning From » de l’ENSA Toulouse en 2015. Nous tenterons de décrire les outils qui ont été mis en œuvre pour créer ces tensions productives dans le processus d’enquête. Nous retrouverons alors certaines notions que nous venons de souligner aussi bien chez Schön que chez Dewey.

L’atelier Learning From 2015 a mené des travaux d’investigation par le projet durant le premier semestre universitaire à l’ENSA de Toulouse en vue de la réalisation d’un théâtre temporaire dans le Gers qui a effectivement vu le jour en septembre 2016 dans le village de Cologne, Gers. Cette recherche collective répondait à une demande initiale de la compagnie artistique de spectacle vivant La Langue Ecarlate : comment imaginer et réaliser collectivement un lieu de spectacle vivant dans un territoire rural contemporain ?

La proposition de la compagnie ne concernait pas seulement l’autoconstruction du théâtre temporaire mais aussi la création collective d’un spectacle dédié à ce lieu et qui y serait produit selon les mêmes modalités. En résumé l’absence de site précis et de programme défini s’ajoutait à l’absence de spectacle spécifique au théâtre projeté pour donner à ce travail un point de départ radicalement indéterminé.

Le déroulement et l’organisation de cet atelier de conception par l’action constituait donc une tentative d’opérationaliser quelques uns des éléments théoriques qui viennent d’être énoncés précédemment dans ce texte. Ainsi, l’enquête-projet menée par le collectif de conception a tenté d’activer, selon les circonstances rencontrées, différents outils de travail conçus sous le paradigme de l’oligoptique. Avec l’installation de cette constellation d’outils dans l’environnement de conception de l’atelier, notre dispositif d’enquête de conception était fondé sur un principe de multiplicité dissensuelle25. La fragmentation des moyens de travail et d’enquête permettait d’affronter et même de nous appuyer complètement sur l’indétermination de la situation initiale de ce projet. Nous commentons ci-dessous plusieurs composants de ce dispositif fragmenté qui a été mis en place pour cette expérimentation : patterns et anecdotes, précédents construits, précédents situationnels, projets collages, chantiers expérimentaux.

6. Oligoptiques : patterns, anecdotes, précédents, projets, chantiers

Le concept d’oligoptique a été forgé par Bruno Latour dans son ouvrage « Paris, Ville invisible » et explorés par cet auteur dans d’autres travaux. On pourrait le définir dans un premier temps comme un type de fait-signification que Dewey considère comme le matériau élémentaire de l’enquête. Minuscules et resserrés sur un aspect très partiel de la réalité concrète, les oligoptiques sont des entités complètes, des monades qui contiennent le déploiement de complexité d’une situation donnée au sein du continuum de notre environnement. « Comme l’indique leur nom les ‘pan-optiques’ permettent de tout voir à condition qu’on les prenne aussi pour des oligoptiques, du grec oligo qui veut dire peu et que l’on retrouve par exemple dans le mot oligo-éléments.26 »

Dans le schéma de Latour et conformément à sa théorie de l’acteur-réseau, la notion d’oligoptique repose sur un principe d’équivalence radicale entre le tout (la situation, le problème) et la partie (le fait, l’événement). « Il n’y a pas de tout » et, en cours d’enquête on passe successivement d’un fait à un autre sans changement de niveau, sans interaction avec une structure générale, sans modèle préalable et, en l’absence de toute planification centralisée, on se passe donc de méta-répartiteur.27

7. Les patterns et les anecdotes

Présentées dans le livre de Christopher Alexander, A pattern language, ces entités décrivent des situations architecturales paradigmatiques sous la forme d’une liste de 253 motifs élémentaires, qui définissent des moments d’architecture construite et vécue. Notre utilisation didactique de ce livre va un peu à l’encontre de son mode d’emploi initialement prévu par les auteurs car aucune méta-règle n’est fixée dans sa consultation. Tournant le dos à la notion structurale de grammaire architecturale ou de langage, nous considérons ici les patterns comme des outils autonomes d’ouverture perceptive dans le processus d’observation par lequel démarre l’enquête de projet.

Nous considérons donc les patterns comme des faits-significations précis mais dont les relations sont absolument indéterminées. Cette liste offre en effet la possibilité aux lecteurs de procéder à des parcours libres à travers ces cas et de prélever certains patterns pour les confronter aux situations du contexte étudié. On construit ainsi un horizon d’enquête, c’est à dire un angle d’attaque sur le territoire exploré à partir de certaines rencontres pouvant être fortuites. Il s’agit des rencontres avec les patterns dans le livre, rencontres avec les phénomènes ponctuels et récurrents sur terrain que nous appelions des anecdotes et qu’il convient de collecter.

Le travail photographique est là pour documenter précisément ces rencontres et faire émerger chez chaque étudiant ses propres collections d’anecdotes. C’est également par un travail lexical, constitution d’un vocabulaire particulier pour désigner ce que l’on est en train de documenter, que chaque étudiant soutient également la dynamique de l’enquête.

8. Précédents construits et projets par collision

Les collections d’anecdotes recueillies ont vocation à devenir des cibles de projet, et pour activer ces cibles nous proposons de les confronter à des sources hétérogènes, des « précédents construits ». Nous installons pour cela des collections de projets sources qui pourront entrer en collision avec les situations cibles selon des processus de confrontation indéterminés, intuitifs voire combinatoires. Il s’agit d’une démarche dissensuelle au sens de Jacques Rancière : « Ce que dissensus veut dire, c’est une organisation du sensible où il n’y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d’interprétation du donné imposant à tous son évidence. C’est que toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification28 ».

L’activation de ce dissensus ranciérien consiste donc pour nous en la constitution par les étudiants de collections de précédents construits qui formeront les projets sources des collisions29. Par cette expression nous désignons un ensemble non fini de cas d’édifices qui sont représentés sous une forme manipulable et quantifiable. Ces projets construits élémentaires peuvent être rapprochés des faits-significations de Dewey dans le sens où ils sont décrits avec la plus grande précision dans leur aspect morphologique et géométrique de telle sorte à les rapprocher au maximum d’un ensemble d’objet complet à échelle 1. Ce sont des maquettes manipulables pouvant subir déplacements, transformations et détournement.

Les projets sources sont collectés de façon très ouverte, sans égard pour leur intérêt architectural ou leur situation géographique, et en favorisant les cas d’architecture sans auteur ou de production vernaculaire contemporaine30. La sélection de ces précédents par l’atelier donne lieu à des délibérations collectives, à des interprétations et analyses. Certains critères pragmatiques de sélection des projets sont tout de même adoptés a priori pour faciliter les éventuelles mises en chantier réelles. On évalue pour cela notamment leur simplicité technique, les possibilités de recyclage, ou encore la disponibilité de leurs ressources constructives.

En pratique, la mise en œuvre des collisions de ces projets sources avec leurs situations cibles relève d’un processus de conception par collage. L’atelier organise donc ces rencontres en série, il s’agit d’un travail exploratoire par le projet qui donne lieu à la production de documents mesurables (modèles, plans) et narratifs (images, textes). Pour que chaque collision puisse offrir une confrontation concrète d’un projet source avec une situation cible on définit dans chaque cas un contenu scénographique précis (spectacle, théâtre, action artistique…) sous la forme, là encore, de précédents précisément référencés (date, auteur, metteur scène, création…). La constitution de cette collection de spectacles-précédents fait également l’objet d’une enquête collective en lien direct avec la compagnie artistique commanditaire du projet.

9. Les obstacles à l’intégration du schème de l’enquête dans l’apprentissage

Une étape supplémentaire, particulièrement complexe, de l’enquête collective de conception consiste dans la mise en œuvre des chantiers expérimentaux in situ. Nous développons cette partie dans d’autres publications spécifiques concernant différentes expériences didactiques sur des terrains divers31.

Nous voudrions conclure ce texte en présentant brièvement les limites des expériences menées autour de l’apprentissage des conduites d’enquête de conception en architecture. Plusieurs obstacles se présentent en effet à la mise en œuvre de ces expériences en contexte didactique. Le premier concerne le travail de conception par précédents et par collages, démarches que nous considérons comme très significatives du schème de l’enquête. Ce qui est mis en crise dans ce processus c’est d’abord la figure d’un auteur unique dans la création architecturale. Le collage de précédents n’est pas toujours reconnu comme un véritable travail de projet, de création, par les apprenants tant est prégnante chez eux l’inhibition de l’emprunt, de la copie, de la citation, de l’agencement. Autant de gestes en effet qui sont souvent perçus comme des actes non créatifs. Cette résistance témoigne peut-être de la difficulté d’accéder au niveau « meta » de la conception, c’est à dire à un travail de création indirecte qui vise la modification des conditions de la situation d’intervention plutôt que l’intervention directe (création de dispositifs et d’institutions, production de capacités, de capabilités…). C’est ce niveau « méta » que des architectes du décentrement comme Yona Freidman ont si bien défendu dans leurs recherches32. Les conséquences de cet obstacle peuvent être observées dans certains travaux où l’étudiant tente de produire une intervention directe, formelle et identifiable dans le projet en s’éloignant du schéma du collage.

Une autre obstacle du même ordre concerne la représentation chez les apprenants du statut de concepteur professionnel comme expert. Cette image nuit à l’adoption des méthodes du praticien réflexif comme l’a souligné Donald Shön33. La situation d’enquête place en effet le concepteur face à une indétermination fondamentale qu’il ne peut pas résoudre en s’appuyant sur sa seule autorité d’expert. Les questions du praticien réflexif ressemblent à celles ci : « Qu’est-ce que cela va donner ? Je n’en sais rien, nous le saurons quans nous aurons fini. », ou encore : « Je suis supposé savoir, mais je ne suis pas le seul à disposer dans la situation d’un savoir important. Mes incertitudes peuvent être une source d’apprentissage pour moi et pour les autres. ». Ces phrases s’opposent à celle de l’expert : « Je suis supposé savoir et je dois revendiquer mon expertise sans indiquer mes incertitudes. » Les étudiants sont souvent pressés de sortir le plus rapidement possible de ces phases d’incertitude réflexive où leur expertise personnelle n’est pas stabilisée. Là encore l’expertise d’intervention directe est souvent confondue avec l’expertise de conduite de projet comme enquête qui suppose une observation agissante.

Le dernier obstacle que nous devons souligner concerne la difficile construction de théories globales ou déterminantes (« overarching theories ») c’est à dire l’adoption par chaque étudiant de savoirs stratégiques et opératoires personnels. Comment construire une théorie opératoire personnelle ? Cela passe certainement par un tri, un travail de sélection dans le continuum des connaissances historiques ou académiques disponibles en amont de l’enquête mais aussi en cours d’enquête et même à travers les enquêtes. La difficulté consiste donc à établir cette culture critique de l’architecture. Car c’est par ce savoir critique que le concepteur peut distinguer, dans chaque situation de projet, entre savoirs opératoires et informations statiques. Or sans l’adoption d’une théorie déterminante de la conception c’est l’interprétation personnelle pertinente des précédents, la lecture même des faits-signification, la collecte des anecdotes et jusqu’à leur ré-agencement dans une nouvelle situation qui risque de se trouver frappées d’impossibilité.


Notes

1 – LUCAN Jacques, Composition Non Composition : Architecture et théorie, XIXe et XXe siècle, Lausanne, PPUR presses polytechniques, 2009, p.545.

2 – ESTEVEZ Daniel, Conception Non Formelle en Architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception, Paris, Ed. L’Harmattan, 2015.

3 – MARTINEZ García, ESMERALDA Blanca, « Desobediencia. La nueva arquitectura y el desafío a lo preestablecido », URBS, Revista de Estudios Urbanos y Ciencias Sociales, 5(1), 2015, 19-34.

4 – MIJARES BRACHO Carlos, «  La Petatera de la Villa de Alvarez en Colima: Sabiduría decantada »   Universidad de Colima ; 1. ed edition, 2000.

5 – René Descartes au XVIIe siècle définit l’analyse scientifique autour de quatre principes élémentaires : « (…) Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrement si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. » DESCARTES René, Discours de la méthode, (2ème partie, 1644), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1644], p.47.

6 – SCHÖN Donald A., The reflective practitioner. How professionals think in action, New-York, Basics Books, 1983.

7 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, L’interrogation philosophique, 1938, pp.174-175.

8 – LUYAT Marion et REGIA-CORTE Tony, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, n° 109, 2009 pp. 297-332

9 – Voir NORBERG-SHULTZ Christian, « Système logique de l’architecture », Paris, Mardaga, 1974 et STEINMAN Martin, « Forme Forte », Bâle, Birkausen, 2003.

10 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p.179

11 – SAVAN David, « La séméiotique de Charles S. Peirce », Langages, n° 58, « La sémiotique de C.S Peirce« , sous la direction de François Peraldi,  Paris, Ed Larousse, 1980, p.17.

12 – Voir le travail d’enquête de l’Atelier Learning From 2015 https://issuu.com/daniel-estevez/docs/enquetes_de_projet_gers

13 – VICO Giambattista, « La Science Nouvelle, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations », Paris, Fayard, 2001 [1744], traduit de l’italien et présenté par Alain Pons.

14 – DELEUZE Gilles et GUATTARI, Félix, (1980), Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Les Editions de Minuit, Paris, p.11.

15 – DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, op.cit., p.210.

16 – LEBAHAR Jean Charles, Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude, Ed Parenthèses, 1984 [1983].

17 – DEWEY John,  Logique. La théorie de l’enquête, op.cit., p.213.

18 – SCHÖN Donald A., The reflective practitioner, op.cit., p.315.

19 – Ibid., p.273.

20 – Cette notion en empruntée au domaine l’anthropologie de la technique, voir ESTEVEZ Daniel, Conception non formelle en architecture, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 101.

21 – BAUDRILLARD, Jean, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Ed Galilée, 1987.

22 – SCHÖN Donald A., The reflective parctitionerop.cit., p. 269.

23 – ESTEVEZ Daniel, TINE Gérard, « Le lièvre et la tortue, une autre course de la conception en architecture », Cahiers Thématiques 7, Ensa Lille, MSH Editions, n°7, 2007.

24 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Totipotence

25 – ESTEVEZ Daniel « Le concepteur émancipé. Dissensus et conception en architecture », 01Design 8 Echelles, Espaces, Temps, actes du Huitième colloque multidisciplinaire sur la conception et le design, Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Paris, Ed. Europia Productions, 2012.

26 – LATOUR B., HERMANT H.,  Paris ville invisible, Paris, Empêcheurs Penser en Rond / La Découverte, 1998, p.14.

27 – LATOUR B., «Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde », Réseaux, Vol. 31, 177, 2013, p. 199-233, traduction de l’anglais par  Barbara Binder avec Pablo Jensen, Tommaso Venturini, Sébastian Grauwin and Dominique Boullier.

28 – RANCIERE Jacques, « Les mésaventures de la pensée critique », Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p.55.

29 – On pourrait également employer ici le terme duchampien de « rendez-vous ».

30 – ATELIER BOW-WOW, (2002), « Pet Architecture Guide Book », World Photo Press, Japan.

31 – Voir l’organisation des chantiers de l’atelier Learning From à Kliptown et Hillbrow en Afrique du Sud sur le blog de l’atelier :

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20soweto%20kliptown%20youth/

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20the%20sans%20souci/

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20the%20florence%20house/

http://learning-from.over-blog.fr/tag/learning%20from%20hillbrow/

32 – FREIDMAN Yona, L’architecture de survie. Une philosophie de la pauvreté, Paris, Ed de L’Éclat, 2003.

33 – SCHÖN Donald, op. cit., p. 300


Bibliographie

BAUDRILLARD Jean, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Ed Galilée, 1987.

DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.

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DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 1938.

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SCHÖN Donald A., The reflective practitioner. How professionals think in action, New-York, Basics Books, 1983.

L’artiste enquêteur et les risques de la translation. Une relecture de Hal Foster

Matthieu Duperrex

Docteur en arts plastiques, Matthieu Duperrex est chercheur associé au LLA-Créatis, Université de Toulouse-Jean Jaurès. Artiste-auteur, directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain, ses travaux procèdent d’enquêtes de terrain sur des milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels. Publication récente : Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi (Éditions Wildproject, 2019). Son site Internet : www.urbain-trop-urbain.fr

m.duperrex@urbain-trop-urbain.fr

Pour citer cet article : Duperrex, Matthieu, « L’artiste enquêteur et les risques de la translation. Une relecture de Hal Foster », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lartiste-enqueteur-un-nouveau-paradigme/>.

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Résumé

Face aux apories du dédoublement de « l’artiste chercheur », ouvrant un espace du savoir tout en étant dépendant de savoirs tiers, questionnant le statut du sujet connaissant mais lui-même aussitôt précairement suspendu entre les figures du double du chercheur et du double de l’artiste, cet article prend appui sur le portrait que Hal Foster consacre à « l’artiste en ethnographe » (1996). L’auteur y voit une introduction, toujours pertinente, à l’épistémologie de l’enquête artistique.

Mots-clés : enquête – ethnographie – art contemporain – art documentaire – culturalisme – double – Hal Foster.

Abstract

Considering the paradigm of the inquiry as a specific framework in contemporary art, this paper builds on Hal Foster’s portrait of “the artist as ethnographer” (1996). The author sees it as an introduction, always relevant, to the epistemology of the artistic inquiry.

Keywords: inquiry – ethnography – contemporary art – documentary art – self-othering – cultural studies – Hal Foster.


Sommaire

1. La doublure, ou l’artiste chercheur
2. Le soupçon critique de Foster
3. La parallaxe de l’artiste ethnographe
4. Nouveau dédoublement : une leçon iconographique
5. La bifurcation du paradigme de l’enquête
Conclusion : la nécessité toujours renouvelée de l’effort de parallaxe
Notes
Bibliographie

1. La doublure, ou l’artiste chercheur

The Artist as… L’artiste « comme » fait porter le questionnement épistémique sur le qualificatif qui suit : « producteur » (Walter Benjamin), « anthropologue » ou « philosophe » (Joseph Kosuth), « ethnographe » (Hal Foster), « travailleur » (Pierre-Michel Menger) … Il n’est alors pas tant question de savoir si des contenus de connaissance sont obtenus par l’activité artistique que d’éprouver la grille conceptuelle posée sur le monde (l’épistémè), par l’entremise de laquelle ces connaissances seraient produites et énoncées. Par là, quelles que puissent être les options adoptées – rationalisme, phénoménologie, empirisme, réalisme –, nous nous retrouvons face au dilemme de la solidarité « archéologique » de l’homme et de son « impensé » que mobilise, selon Michel Foucault, l’épistémè moderne, puisque le double insistant de l’Autre, du hors soi, de l’inconscient, du sédimenté se présente à chaque occurrence d’instauration de l’homme dans un savoir, de sorte que c’est toujours « l’inépuisable doublure qui s’offre au savoir réfléchi comme la projection brouillée de ce qu’est l’homme en sa vérité, mais qui joue aussi bien le rôle de fond préalable à partir duquel l’homme doit se rassembler lui-même et se rappeler jusqu’à sa vérité[1]. »

Sujet du savoir confronté aux multiples intrigues du dédoublement qui animent les sciences, nécessairement situé par ses pratiques, ainsi que tout chercheur confronté au processus « chaud » de la production de savoirs[2], l’artiste « comme » est rien moins que propriétaire en titre de l’espace discursif dans lequel il s’engage. Est-ce d’emprunt qu’il s’agit ? L’artiste chercheur ouvre en effet un espace du savoir tout en s’affiliant à des savoirs tiers ; il questionne le statut du sujet connaissant mais lui-même se trouve suspendu de façon précaire entre les figures du double du chercheur et du double de l’artiste. Si par ailleurs la doublure du chercheur devait à tout prix enfiler le vieil habit philosophique de l’adaequatio rei et intellectus, la figure de l’artiste chercheur pécherait non seulement par vain mimétisme mais par une conception grossière du référent – objets, méthodes, démonstrations et vérités scientifiques –, considéré à partir d’un stéréotype positiviste assez éloigné de la science « telle qu’elle se fait ».

Il n’est guère étonnant que la réunion de l’art et de la recherche dans la notion de recherche artistique demeure une source d’irritation permanente. Après tout, les qualités et les états de l’intuition, de la non discursivité, de la physicalité, du non-savoir, de l’absurdité et de l’absence de but sont justement les qualités et les états de l’esthétique elle-même, du moins selon une version spécifique et très influente de la théorie esthétique. La recherche comme la science, selon l’image à laquelle adhère une tradition non moins influente du positivisme dans la théorie de la science (abstraction faite de toutes les objections soulevées par des philosophies plus soucieuses de la science), travaille à réduire ces qualités et états ou même à les éliminer tout à fait[3].

Quant à l’autre vieille antienne selon laquelle la collaboration de l’art et de la science pourrait « humaniser » cette dernière et restaurer le sens de la communauté scientifique, le philosophe Stanley Cavell fait remarquer que « d’aller recourir à l’art pour la réparation, c’est sentimentaliser les artistes, qui ont leurs propres problèmes de communauté et de communication, qui sont censés les avoir et qui les encaissent bien[4]. »

Vers où se tourner alors ? Accoutumés au débat sur « ce qui est art et ce qui n’en est pas », les artistes bénéficient heureusement d’une solide préparation aux arguties épistémologiques ! Le champ serait moins miné si l’on s’accordait déjà à reconnaître que, du côté des horizons de recherche qu’ils s’efforcent de concilier au cœur de leurs savoir-faire, artistes comme scientifiques mobilisent des faits et objets, s’inventent des assistants, humains et non-humains, concluent des alliances politiques au bénéfice de leurs réseaux, échafaudent des mises en scène.

La figure du chercheur a migré en dehors des laboratoires de recherche académique et s’est vue atomisée dans l’ensemble des secteurs d’activité économique. Qu’elle soit conduite par des universitaires ou non, la recherche n’a valeur de capital économique que si elle produit des savoirs pouvant être convertis en “pouvoir d’action” par d’autres acteurs de la chaîne de production cognitive. La hiérarchie traditionnelle qui opposait les disciplines académiques aux recherches non scientifiques ne paraît plus opérante, pas plus que celle qui localisait l’autorité intellectuelle au sein des institutions de recherche. Aussi peut-on s’étonner que dans ce contexte, l’“artiste chercheur” soit principalement promu en vertu de sa capacité de contrebalancer le monopole que l’autorité académique exercerait dans le domaine de la connaissance. Chercheur académique et artiste chercheur partagent en effet un fort capital symbolique dont ils sont à la fois les producteurs et les bénéficiaires[5].

Si nous revenons aux sources de cette légitimation, à l’âge des manifestes et des avant-gardes, le suprématisme comme le Bauhaus, De Stijl, le New Bauhaus de Chicago ou le Black Mountain College ont revendiqué avoir développé une authentique « recherche ». Dans chacun de ces cas, la psychologie et la théorie cognitive étaient mobilisées au profit d’une théorie scientifique de la pratique : Oskar Schlemmer donnait au Bauhaus un cours d’anthropologie générale intitulé « Der Mensch », l’être humain ; Charles W. Morris, recommandé par John Dewey, était chargé de « l’intégration intellectuelle » au New Bauhaus et y donnait un cours de sémiotique générale. Les « Notes sur la formation d’un Bauhaus imaginiste » d’Asger Jorn (1957) militent pour une méthodologie de la « liberté expérimentale » développée sous l’égide du Laboratoire expérimental d’Alba, fondé en 1955 avec Giuseppe Pinot-Gallizio : « la recherche artistique est identique à la “science humaine”, ce qui pour nous signifie une science “engagée” et non purement historique ». Piero Simondo, aussi membre du Mouvement pour un Bauhaus Imaginiste, fonde à Turin en 1962 un Centre international pour un Institut de la recherche artistique (CIRA) avec pour ambition de faire « una ricerca artistica veramente sperimentale[6] ». Allan Kaprow en appelait dans les années 1960 en Californie à l’introduction de la recherche pure dans l’art et l’éducation artistique. Ajoutons qu’un Art and Technology Movement trouve des catalyseurs tels que Jack Burnham, Billy Klüver et György Kepes et se développe depuis un lieu institutionnel clé, le Center for Advanced Visual Studies du Massachusetts Institute of Technology (MIT), fondé en 1967[7].

Si ces cas répondent à l’exigence de construction d’une légitimité disciplinaire, ils étaient aussi indissociables de l’établissement d’un corpus théorique établissant des démarcations méthodologiques tranchées. Dans la plupart des écoles d’art ou de design aujourd’hui, cette ambition est considérée comme dépassée. La recherche y est entendue dans le sens académique du développement d’un « projet » méthodologiquement ordonné, et la question de savoir comment l’artiste pense ce qu’il pense dans le contexte d’une recherche plastique ne fait quasiment pas l’objet d’un investissement théorique préalable, d’autant qu’on peut regretter un alignement du curriculum académique sur une acception de la connaissance en nouvelle force productive (Processus de Bologne), conformément au développement d’un capitalisme cognitif[8] et sans que les salons et biennales des industries de l’art contemporain ne se risquent beaucoup à démentir cette voie.

2. Le soupçon critique de Foster

Aussi, dans ce contexte toujours très dynamique de réflexion sur l’artiste chercheur[9] où est sans cesse mise en scène l’aporie de la « doublure », nous proposons ici de revenir à un texte majeur du dossier critique. Lorsqu’on aborde notamment le social turn en art, il est en effet impossible de ne pas mentionner le « Portrait de l’artiste en ethnographe » qu’a brossé le critique et historien d’art Hal Foster au milieu des années 1990[10]. Cet article doit sans doute sa célébrité à son absence totale de concession sur un prétendu « tournant ethnographique » opéré par l’art contemporain dans le contexte de légitimation institutionnelle des cultural studies américaines. À lire de près Hal Foster, on se demande d’ailleurs s’il ne vise pas tout autant l’entreprise de déconstruction d’un champ scientifique, celui de l’anthropologie par les « formes molles des cultural studies » (selon l’expression peu bienveillante de Maurice Godelier[11]), que les pratiques romantiques voire arrogantes vis-à-vis d’un hors champ social de l’art exploré par l’artiste comme une « recherche de soi en l’autre » (self-othering[12]).

Les considérations de Hal Foster s’inscrivent dans la volonté de définir l’éventuel renouveau des avant-gardes artistiques dans le contexte passablement émoussé du postmodernisme, où la culture et ses pratiques discursives sont devenues ad libitum les objets principaux de l’artiste contemporain constatant l’obsolescence des définitions restrictives de son champ et l’émergence des communautés, du multiculturalisme, des mouvements sociaux et luttes pour les droits civiques, etc., comme nouveaux lieux d’énonciation de l’art. Il s’agit donc à la fois de « l’air du temps », de tendance ou de mode, et d’une tension temporelle plus profonde, d’une orientation vers une sorte de sens de l’histoire annonciateur d’une matérialité sourde. Guère étonnant alors que Foster prenne son premier appui théorique sur Walter Benjamin qui, dans une conférence parisienne de 1934 intitulée « L’auteur comme producteur », espérait voir poindre dans les brumes s’épaississant du fascisme un authentique art « prolétarien ». À l’aune du paradigme de l’artiste « comme producteur », effigie révolutionnaire cependant immédiatement grevée par le soupçon de domination paternaliste (le proletkult[13]), l’émergence d’un nouveau double de l’artiste « comme ethnographe » serait-il à son tour un coup de boomerang de l’Histoire, un repli involontaire de l’époque où l’innovation artistique peinerait à devenir véritablement instituante d’un air politique et esthétique rassérénant ?

Résumé de manière brève, ce paradigme de « l’artiste en ethnographe » a pour épicentre l’autre, pour récit son « identité culturelle », pour expérience de vérité sa subjectivation des états de « domination coloniale ». L’avant-garde artistique situerait ainsi le combat politique dans une prise en charge d’un ailleurs qui conteste les assignations toutes faites du marché de l’art et des institutions culturelles.

Bien entendu, il y a un risque non négligeable à prétendre s’exprimer au nom de l’autre culturel, une propension à la ventriloquie et à l’allégorie paternaliste qui ne désenclave pas l’indigène de sa situation aliénée, loin de là. La médiation par la relation d’enquête ethnographique accroit ce risque et redouble l’aliénation, l’autre étant l’informateur, le sujet enquêté. Supposé être dans le vrai, dans l’authenticité d’une situation vécue de l’ici et maintenant, l’autre de l’artiste ethnographe pâtit des effets de projection que Johannes Fabian avait pointé dans l’anthropologie classique, plaçant immanquablement l’interlocuteur dans une temporalité d’énonciation différente et mythique (discours « allochronique ») par rapport à celle du scientifique/enquêteur[14]. Avait-on besoin de ce déni de co-temporalité pour étayer une critique de la modernité occidentale et de son arrogance à partir du discours du « sauvage » ?

Il ne s’agirait pas pour autant de revenir, comme disait Rousseau, au « bel adage, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont tous les mêmes[15] ». Dans sa postface de 2006, Fabian répondait que l’anthropologie n’avait généralement pas su proposer une épistémologie de l’altérité, non pour réduire cette dernière, mais pour mettre en tension la re-présentation de l’autre et sa présence :

La reconnaissance de l’autre = alius en tant qu’autre = alter est une condition de la communication et de l’interaction, et donc une condition pour pouvoir prendre part aux pratiques socio-culturelles (…) ou pour partager un Lebenswelt (“monde vécu”). Sans altérité, pas de culture, pas de Lebenswelt[16].

Hal Foster concède que des mises en tension complexes de l’altérité ne sont pas toujours ignorées de l’artiste en ethnographe :

Ce n’est que récemment que les artistes et critiques postcoloniaux ont délaissé dans la pratique et la théorie les structures binaires de l’altérité pour les modèles relationnels de la différence, les espaces-temps discontinus pour les zones frontières mixtes[17].

Tout en relevant aussitôt que l’esthétisation de l’hybridation et de l’entre-deux pose un nouveau risque de fétichisme…

En sous-texte chez Foster on comprend aussi que cette persistance – anachronique à l’heure de la globalisation – d’un exotisme de l’autre comme un soi, c’est-à-dire in fine un double de l’artiste, restaure paradoxalement la figure moderne du sujet, l’ethnographie ou ce qui en tient lieu empruntant alors les atours d’une épopée moderne que le structuralisme avait pourtant réfutée[18]. De façon ambivalente, raille Foster, les artistes « peuvent tout à la fois se faire sémiologues culturels et chercheurs de terrains contextuels, continuer et condamner la théorie critique, relativiser et réactiver le sujet[19]. » En somme, il retourne ici d’une « position impossible » nimbée d’historicisme et d’idéologie spontanée du savant.

3. La parallaxe de l’artiste ethnographe

L’article de Foster n’en reste toutefois pas là. Notons d’abord que la « translation disciplinaire » penche non pas du côté de l’anthropologie ou de l’ethnologie, mais qu’il s’agit pour Foster de caractériser une prédominance du modèle ethnographique – entendons bien le graphein –, c’est-à-dire une discipline qui adopte une approche diachronique dans le recueil documentaire et qui trouve principalement son terrain de prédilection dans des parages peu exotiques, non loin de la condition « ordinaire » de l’homme occidental. Par ailleurs, la translation n’est pas une relation univoque, puisqu’il existe aussi chez l’ethnographe un désir d’esthétisation de sa pratique. À juste titre, Hal Foster impute en partie la responsabilité généalogique du tournant artistique en ethnographie à James Clifford et à sa théorie de la « textualité » de la culture[20]. À l’intérieur du codage et recodage constant de la culture comme texte, le désir d’ethnographie de l’artiste passe, de façon consciente et réflexive, par la convocation du terrain comme garantie de « retour au réel » et par l’emprunt des méthodes documentaires et d’enquête.

L’approche culturaliste de la sexualité, de la maladie, de l’exclusion sociale, etc., comme autant de « lieux de l’art » révèle une extension de la pratique topographique. Encore sous l’influence minimaliste, chez Robert Smithson à la fin des années 1960 ou dans l’exposition photographique New Topographics (New York, 1975), c’est le relevé géologique ou l’altération du paysage sous la pression du « mode de vie » américain qui faisaient l’objet d’explorations topographiques, mais pas tant le relevé sociologique ou l’anthropologique. En ce dernier cas en revanche, la pratique documentaire elle-même est souvent politiquement détournée, comme dans la critique institutionnelle de Hans Haacke qui instaure le recueil de statistique sociale dans la salle d’exposition (Visitors’ Profile, 1971), ou bien interrogée dans sa prétention et son autorité, comme dans les photomontages de Martha Rosler relatifs à l’objectivation du corps féminin dans la vie quotidienne ou dans ses archives visuelles sur la représentation de la détresse des sans-abri (The Bowery in two inadequate descriptive systems, 1975).

Foster mentionne aussi la radiographie de la mondialisation économique de l’espace maritime par Allan Sekula dans Fish Story (1995), montage documentaire-fleuve alternant sans lien apparent récits fictionnels, paysages portuaires conteneurisés, portraits d’équipages, scènes de bidonvilles ou de chantiers navals sud-coréens :

Les marins et les dockers sont en mesure de voir les grandes lignes de l’intrigue qui se hourdit dans les détails banals du commerce[21].

Notons que cette œuvre de « réalisme critique » clôt un triptyque consacré aux géographies imaginaires et matérielles du dernier capitalisme : Sketch for a Geography Lesson (1983) mettait en relation l’espace pictural du romantisme allemand et l’espace frontalier de la Guerre froide ; et Canadian Notes (1986) reliait le paysage des industries extractives, l’architecture bancaire et l’iconographie du billet de banque.

La collecte à prétention ethnographique, jusqu’à la mise en œuvre d’une archive[22] ou d’une muséographie critique, est une méthode régulièrement employée dans l’art participatif, comme dans le cas de Project Unité (1993), œuvre collective (une quarantaine d’artistes dont Mark Dion et Christian Philip Müller) de commande réalisée dans l’Unité d’habitation corbuséenne de Firminy :

Le projet [de Firminy] dérive d’une collaboration vers une forme de remodelage de soi, de la prise de distance avec l’artiste en tant qu’autorité culturelle vers une reconduction de l’autre sous un déguisement néoprimitiviste[23].

La pratique topographique n’est alors pas sans rencontrer les mêmes travers que le proletkult dénoncé par Walter Benjamin. Est-ce parce que les œuvres mentionnées par Foster sont essentiellement provoquées par des commandes institutionnelles ? Est-ce parce que la force politique initiale des interventions site-specific, lorsqu’elles sont réussies, s’étiole en devenant vitrines de promotion culturelle, l’artiste devenant, à son tour, ethnographié ?

Convoquant de trop nombreux exemples pour être tous ici mentionnés, la critique de Hal Foster débouche sur une leçon. Pour sortir de l’aporie de la « doublure » à laquelle nous nous trouvons toujours confrontés vingt ans plus tard, Foster conclut à la nécessité d’un décadrage ou dédoublement des coordonnées depuis lesquelles l’artiste travaille « en ethnographe », afin qu’à l’itinéraire synchronique qui se déplace horizontalement d’une analyse discursive à l’autre, tant dans les cultural studies qu’en art contemporain, s’ajoute une perspective diachronique et verticale, témoignant d’une réflexivité sur l’historicité des topiques et des cadres de représentation du réel ethnographié. Ce souci de la « parallaxe », travail d’accommodation du regard et de mise en profondeur des informations recueillies, préserverait ainsi de la sur-identification victimaire ou romantique de l’autre.

Figure 1 : Le chemin de fer visuel proposé par Hal Foster pour l’accompagnement de son chapitre dans la publication américaine de The Return of the Real (1996), absent des traductions françaises. Dans l’ordre, de gauche à droite et de bas en haut : Renée Green, Robert Smithson, Dan Graham, Martha Rosler, Allan Sekula, Mary Kelly, Sylvia Kolbowski, Lothar Baumgarten, Fred Wilson, Jimmie Durham, Edgar Heap of Birds, le Mouvement surréaliste.(montage graphique Matthieu Duperrex d’après MIT Press 1996).

4. Nouveau dédoublement : une leçon iconographique

Notons un cheminement annexe qui jusqu’à présent n’a fait l’objet d’aucun commentaire de la part des lecteurs du « Portrait de l’artiste en ethnographe ». Dans le choix des visuels qui accompagnent son article dans sa version américaine originale (fig. 1), Hal Foster se fait plus explicite encore à propos de l’appareil stylistique lié au tournant ethnographique en art.

Tout d’abord, la série d’illustrations (au nombre de douze) aboutit à un témoignage historique féroce, à savoir une photographie de la contre-exposition que produisirent les Surréalistes à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de 1931, insurgés vis-à-vis de l’entreprise de « brigandage » qu’est le colonialisme dont ils dénoncent la crue « vérité » tout en engageant le public à déserter le « Luna-Park de Vincennes ». Cette contre-exposition prenant place dans deux ou trois pièces de la Maison des syndicats à Paris mettait notamment en scène des « fétiches européens » placés sous la bannière d’une citation de Karl Marx. L’inversion de la propagande coloniale n’est pas pour autant une authentique « anthropologie symétrique », les Surréalistes restant suspendus entre leur militantisme socialiste et leur goût élitiste pour la collection des objets d’art africains.

Toutefois, avec cette image conclusive, Foster fournit une clé de lecture des autres œuvres. On trouve ainsi la même radicalité politique lorsque Fred Wilson intervient dans les collections muséales de la Maryland Historical Society (Mining the Museum, 1992[24]) pour y révéler une volonté d’invisibiliser l’esclavage et le pouvoir colonial (une tunique du Ku Klux Klan dans une poussette, des fers d’esclaves à côté d’aiguières d’argent richement ouvragées…), ou bien lorsque Lothar Baumgarten couvre la spirale du Guggenheim Museum des noms des peuples natifs amérindiens (America Invention, 1993), ou encore quand l’artiste cheyenne Edgar Heap of Birds imite la signalétique des lieux publics pour y inscrire le nom des tribus natives amérindiennes qui y vivaient autrefois, fantômes qui alors « offrent l’hospitalité » à l’usager contemporain (Native Hosts, 1988). Jimmie Durham travaille pour sa part dans ses sculptures et ses installations mixtes une narration contrariée de ses supposées origines amérindiennes (nation Cherokee), au risque de la « fraude ethnique ». Les interrelations critiques entre les documents, notamment les livres comme archives d’une culture font l’objet des installations conceptuelles de Renée Green (Import/Export Funk Office, 1992), de Mary Kelly (Historia, 1989) ou de Silvia Kolbowski (Enlarged from the catalogue : The United States of America, 1987).

Enfin, outre Fish Story d’Allan Sekula et The Bowery in two inadequate descriptive systems de Martha Rosler, œuvres déjà mentionnées plus haut, sur les douze images présentes, deux illustrations empruntées à Robert Smithson et à Dan Graham se distinguent par leur registre (et aussi par leur antécédence vis-à-vis des autres références).

Dans Homes for America (1966), Dan Graham documente par la photographie couleur et par le texte l’architecture sérielle des lotissements de banlieues américaines. Si le cadrage des images rappelle le parti pris de neutralité minimaliste de Robert Adams, les textes présentent la matrice de variation typologique que les industriels américains de l’habitat pavillonnaire ont mise au point. Il ressort nettement de cette radiographie une critique de l’individualisme dans sa relation à la construction du suburb américain. Par là, Homes for America adopte tant un statut de document critique que d’œuvre anti-manifeste de l’idéal américain.

Six Stops on a Section (1968) de Robert Smithson analyse pour sa part en six étapes un parcours géologique dans le New Jersey où un dessin de coupe stratigraphique est associé à des photographies légendées et à une sculpture « non-site », un conteneur empli de roches prélevées, pour la première des six étapes, dans la carrière désaffectée de Lauren Hill. Robert Smithson établit ainsi un réseau de correspondances entre trois stratégies de référence à un territoire, depuis la plus abstraite jusqu’à la plus concrète avec les prélèvements de sol, la superposition des médias dans l’espace d’exposition impliquant une lecture suivie complexe d’un quasi-paysage horizontal.

Pourquoi Foster a-t-il tenu à faire figurer ces deux références dans son chemin de fer visuel alors qu’elles semblent assez éloignées du cœur de son propos ? Si le travail de Dan Graham possède à la rigueur une dimension d’anthropologie des classes moyennes (qui ne résume pas l’intérêt de cette œuvre), celui de Robert Smithson répugne à toute tentative d’universalisation de ce genre pour s’inscrire résolument dans la pratique de terrain, et le fait de baptiser ses photographies « Dog Tracks » en témoigne. Invité par Konrad Fischer en 1968 à Dusseldorf, Smithson reproduira la même méthode, guidé par Bernd et Hilla Becher, dans un site industriel abandonné de la Rhur (Nonsite, Oberhausen, Germany, 1968, fig. 2). En plaçant ce travail en illustration de son « Portrait de l’artiste en ethnographe », Hal Foster souhaite sans doute le rattacher à l’école de l’American New Topographics, mais l’enquête de Smithson, plutôt que de se caractériser par la mise sous tension ethnographique du champ de la création artistique, vise une autre construction spéculaire, celle qui apparaît entre le « site » et le « non-site » à partir de la volonté de sortir de l’espace de la galerie d’art. Dans une conversation avec Denis Oppenheim en décembre 1968, Robert Smithson formule la définition suivante :

Le site est le lieu où ce qui devrait être n’est pas. Ce qui devrait s’y trouver est désormais ailleurs, généralement dans une pièce. En réalité, tout ce qui a quelque importance se passe en dehors de la pièce. Mais la pièce nous ramène aux limites de notre condition[25].

S’il y a ethnographie dans ce cas, et en supposant que l’attraction centripète vers l’autre y ait une signification, c’est une introspection de la représentation occidentale de la nature « qui fait paysage ». Lors du Symposium sur le Earth Art (Cornell University, 6 février 1969), Smithson développe l’image des « Dog Tracks » en en faisant une puissante métaphore du processus artistique :

En fait, prenez des empreintes de n’importe quel type, vous découvrirez que vous pouvez utiliser des empreintes comme un médium. Vous pouvez même utiliser les animaux comme un médium. Vous pourriez prendre un scarabée, par exemple, nettoyer une surface de sable et le laisser marcher dessus, alors vous seriez surpris de voir le sillon qu’il laisse. Ou sinon un crotale, ou bien un oiseau ou quelque chose comme ça. Et ces empreintes se rapportent, je pense, à la manière dont l’artiste pense – un peu comme un chien qui inspecte un endroit (a dog scanning over a site). Vous êtes en quelque sorte immergé dans le site que vous inspectez. Vous ramassez la matière première et il y a toutes ces différentes possibilités qui se présentent à vous. Par exemple, il est possible de louer un troupeau de buffles et de suivre ensuite leurs empreintes. C’est une langue des signes, dans un sens. C’est une chose situationnelle : vous pouvez enregistrer ces empreintes en tant que signes. C’est très spécifique et a tendance à se disposer dans une sorte d’ordre aléatoire. Ces empreintes autour d’une flaque d’eau que j’ai photographiées expliquent en quelque sorte ma façon de parcourir les sentiers et de développer un réseau, puis de construire ce réseau dans des limites assignées. Mes non-sites sont dans un sens comme de grandes cartes abstraites faites en trois dimensions. Vous êtes téléportés sur le site[26].

L’artiste ethnographe est ici devenu pisteur, interprète du « chant des pistes » décrit par Bruce Chatwin, ouvrant à une cosmologie inscrite dans les lieux, dans la géologie des sols, et « réveillée » par des réseaux de mémoire relatant les événements du « Temps du Rêve[27] ».

Figure 2 : Robert Smithson, Non-site (slag), Oberhausen, 1968 (Robert Smithson and Nancy Holt papers, 1905-1987, bulk 1952-1987. Archives of American Art, Smithsonian Institution).

5. La bifurcation du paradigme de l’enquête

Aussi, une fois admises les réserves de Foster sur la translation disciplinaire de l’artiste « comme » ethnographe, il y a quelque réduction à insister seulement sur l’aspect documentaire de l’art ethnographique et de l’art en général, surtout opposé à une pratique « expressive[28] » ou subjective. D’abord parce que la proximité méthodologique avec les sciences sociales constitue un dénominateur commun faiblement instructif sur les motifs des artistes et leurs stratégies, et ensuite parce que l’aspect relationnel instauré entre des corpus et des éléments hétérogènes est avant tout soumis à une esthétique critique des environnements traités – sociaux, politiques, économiques, culturels, techniques, naturels. On ne peut dès lors que déplorer que le « vieux tropisme moderniste selon lequel l’art se désigne lui-même[29] » maintienne trop souvent son emprise en dépit des efforts de débordement disciplinaire. Que l’art puisse encore être aujourd’hui présenté de façon anhistorique comme exempt de conflits majeurs liés aux processus de connaissance est à considérer comme un legs malheureux de la Modernité. C’est peut-être en tout cas ce qui motive, par opposition, un regain d’intérêt pour la recherche artistique et le souhait de définir cette dernière au travers d’innombrables journées d’études académiques.

Dans le chemin iconographique proposé par l’article de Hal Foster nous trouvons en tout cas le matériau d’une bifurcation de l’art contemporain en matière d’enquête artistique, deux voies que nous ne pouvons qu’esquisser ici.

La première voie, sans doute ouverte par Smithson, est celle de l’extradisciplinarité. Citant l’architecte théoricien Eyal Weizman dont le projet collectif Forensis (2014) élargit aujourd’hui l’analyse critique de l’appareil militaire israélien à d’autres territoires[30], le travail d’Ursula Biemann sur les 1750 kilomètres du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan (Black Sea Files, 2005[31]) ou encore l’exposition « riche d’extradisciplinarités démocratiques » Making Things Public de Bruno Latour au ZKM de Karlsruhe (2005[32]), le critique d’art Brian Holmes souligne que :

L’ambition des artistes extradisciplinaires est d’enquêter rigoureusement sur des terrains aussi éloignés de l’art que peuvent l’être la biotechnologie, l’urbanisme, la psychiatrie, le spectre électromagnétique, le voyage spatial et ainsi de suite, d’y faire éclore le “libre jeu des facultés” et l’expérimentation intersubjective qui caractérisent l’art moderne et contemporain, mais aussi d’identifier, sur chaque terrain d’enquête, les applications instrumentales ou spectaculaires de procédés ou d’inventions artistiques, afin de critiquer la discipline d’origine et de contribuer à sa transformation[33].

Figure 3 : « Station documentaire C » dans l’exposition Reset Modernity!, ZKM, 2016, (© Matthieu Duperrex).

Ainsi que le souligne Isabelle Graw, la méthode d’un artiste tel que Mark Dion, héritier de la génération des Hans Haacke, Martha Rosler, Dan Graham, Joseph Kosuth ou Robert Smithson, implique une collecte massive de sources et une démarche quasi déductive, la recherche signifiant la construction d’une réalité dans laquelle « les problèmes imaginaires en tant que problèmes de l’imaginaire peuvent servir de modèles soumis à un traitement expérimental[34] », le spectateur étant invité à entrer dans le détail des objets de recherche mais pouvant aussi se satisfaire de la forme esthétique de l’ensemble. Dans une exposition telle que Reset Modernity!, conçue par Bruno Latour (2016), le spectateur doit travailler pour assimiler la proposition qui lui est faite et il avance guidé par un « Field Book » et des documentations tierces (fig. 3).

La seconde voie, où l’on reconnaît davantage l’artiste « en ethnographe », est celle de la métacritique culturaliste. Au début des années 2000, des commissaires d’art tels que Catherine David, Okwui Enwezor, ou Ute Meta Bauer ont promu une idée de l’art comme producteur de connaissances, notamment par la critique institutionnelle[35] et le post-colonialisme. La onzième édition de la Documenta de Kassel (8 juin-15 septembre 2002[36]), placée sous le mot d’ordre “Art Is the Production of Knowledge”, avait particulièrement consacré ce geste, en insistant, grâce à des « plateformes critiques » préalables à l’exposition, sur les thématiques de la justice et de la réconciliation, sur la créolité et le déni de légitimité construit par l’exotisme occidental, sur la démocratie inachevée… Okwui Enwezor y affirmait son désir d’offrir au public « des constellations de domaines discursifs, des circuits de production artistique et de connaissance, des modules de recherche[37]. »

La globalisation et la critique de l’hégémonie culturelle occidentale avaient bien sûr fait au préalable l’objet d’expositions retentissantes, telles que les Magiciens de la terre au Centre Pompidou (1989, Jean-Hubert Martin) ou la Documenta X (1997, avec la première femme commissaire d’art pour cette manifestation, en la personne de la française Catherine David), mais les formats documentaires sont ici à présent plébiscités pour contredire « la prétendue pureté et autonomie de l’objet d’art[38] ». Enwezor prolonge ici ce qu’il avait expérimenté à la Seconde Biennale de Johannesburg (Trade Routes: History and Geography, 1997), faire de l’exposition « une sorte de réseau ouvert d’échanges » où la pratique artistique est un moyen d’explorer les processus politiques et sociaux et d’en tracer des « cartographies » innovantes[39]. Enwezor revendique pratiquer sa recherche curatoriale comme un anthropologue pratique son terrain, avec les contingences de son parcours physique et de ses informateurs locaux[40].

Conclusion : la nécessité toujours renouvelée de l’effort de parallaxe

Pour conclure, on devine que les occasions de réactiver le soupçon de Hal Foster ne manquent pas, et c’est faire effort de salubrité que de se demander si telle ou telle proposition fait l’économie d’un travail de parallaxe ou si elle se repaît sans le savoir des dualismes de la Modernité. Par exemple, intitulant « Viewers as Producers » (les spectateurs comme producteurs) son introduction à une anthologie de l’art participatif[41], Claire Bishop souligne principalement l’ambition politique de l’art tout en se défiant de la naïveté d’une production simplement activiste, la part de l’interprétation du spectateur demeurant essentielle à la relation esthétique. Toutefois, l’emprunt par Bishop de la rhétorique de l’émancipation chère à Rancière l’incite à valoriser une tension entre le monde de l’art et le monde social, considérant que la portée politique de l’art participatif réside justement dans cette suspension de toute transitivité entre les deux mondes : « l’art et le social n’ont pas à être réconciliés, mais suspendus dans une continuelle tension[42]. »

Bishop en vient à occuper une posture théorique problématique, que l’on pourrait reformuler en termes deweyens. N’y aurait-il pas en effet, dans la volonté de “suspendre” et d’opacifier les rapports instrumentaux possibles entre art et vie sociale, une forme de privation des ressources possibles offertes par l’enquête ? N’est-ce pas un prix trop lourd à payer que de celui de vouloir réassurer l’autonomie de l’art, même lorsque son médium est fait intégralement d’échanges sociaux[43] ?

La leçon de Foster appelle la modestie que font leur les enquêteurs pragmatiques[44]. Cette posture consiste à privilégier l’enquête sur le résultat, l’assertabilité (« ce qui marche ») sur la vérité. Les états lacunaires et de désaccords ne sont pas escamotés de la recherche, les croyances n’y sont pas discréditées sous l’accusation de subjectivisme et la notion de communauté préside à la quête de certitude et de garantie. Pour sortir du jeu spéculaire de la « doublure » de l’artiste chercheur, il est plus que jamais nécessaire de décrire plus précisément le patron de l’enquête que l’on prétend adopter.

Notes

[1] Foucault, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Bibliothèque des Sciences humaines. Paris: Gallimard, 1986 [1ère éd. 1966], p. 338 (nous soulignons).

[2] « Froides, “les sciences” ? Rigoureuses ? Inhumaines ? Objectives ? Ennuyeuses ? Apolitiques ? Modernes ? Ces qualités inaccessibles ne leur ont été données que par leurs ennemis qui croyaient ainsi les flétrir. Non, chaudes, désordonnées, violentes, anthropomorphiques, intéressées, sauvages, mythiques. Non, même pas cela. Rares et fragiles, rares surtout. Signe particulier : néant. » (Latour, Bruno. Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions. Paris: La Découverte, 2001, p. 344)

[3] Holert, Tom. « Artistic Research: Anatomy of an Ascent ». Texte zur Kunst, 2011, no82, p. 50 (nous traduisons).

[4] Cavell, Stanley, Leon Cooper, Samuel Y. Edgerton et Victor F. Weisskopf. « Observations on Art and Science ». Daedalus, 1986, vol. 115, no3, p. 177 (nous traduisons).

[5] Delacourt, Sandra, Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou, éd. Le chercheur et ses doubles. Paris: B42, 2015, p. 158

[6] Ces deux exemples sont mentionnés par Tom Holert in « Artistic Research: Anatomy of an Ascent », op. cit., p. 40.

[7] Cf. Bijvoet, Marga. Art as Inquiry. Toward New Collaborations Between Art, Science, and Technology. American University Studies, v. 32. New York: Peter Lang, 1997, 283 p.

[8] Cf. Moulier Boutang, Yann. Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation. Multitudes-idées. Paris: Éditions Amsterdam, 2007, 245 p. Le capitalisme cognitif aiguise particulièrement la libido sciendi car « l’activité humaine innovante de la coopération des cerveaux à l’ère numérique produit dans la science, dans l’art, dans les formes collectives du lien social des gisements nouveaux et impressionnants d’externalités positives pour les entreprises, c’est-à-dire de travail gratuit incorporable dans des nouveaux dispositifs de captation et de mise en forme. » (p. 111)

[9] Outre les mentions précédentes, voir par exemple Dautrey Jehanne (éd.). La recherche en art(s). Paris : Éditions MF, 2010.

[10] Foster, Hal. « The Artist as Ethnographer », in The Return of the Real. The Avant-Garde at the End of the Century. Cambridge: MIT Press, 1996, p. 171-204. Nous suivons la traduction française qui est reproduite dans le catalogue d’exposition dirigé par Okwui Enwezor, Intense proximité. Une anthologie du proche et du lointain. Paris: Centre national des arts plastiques, 2012, p. 346-360.

[11] Godelier, Maurice. Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Bibliothèque des idées. Paris: Albin Michel, 2007, p. 11.

[12] Cf. Whiles, Virginia. « Art et ethnographie ». Traduit par Claire Fagnart. Marges, 2007, no06, p. 50-58.

[13] Il semble à l’examen que Benjamin ait un peu caricaturé la théorie des avant-gardes russes. Cf. Gough, Maria. The Artist as Producer. Russian Constructivism in Revolution. Berkeley: University of California Press, 2005, 257 p.

[14] Fabian, Johannes. Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet. Traduit par Estelle Henry-Bossoney et Bernard Müller. Toulouse: Anacharsis, 2006 [éd. originale en américain, 1983], 313 p.

[15] Note 10 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). On sait que ce texte réjouissait Lévi-Strauss. Qui voyage ?, se demande Rousseau. Marins, marchands, soldats et missionnaires, mais « il semble que la philosophie ne voyage point ». Qu’on lise les relations de voyage : elles sont creuses ; les descriptions étonnent, tant les observateurs « n’ont su apercevoir à l’autre bout du monde que ce qu’il n’eût tenu qu’à eux de remarquer sans sortir de leur rue ».

[16] Fabian, Johannes. op. cit., p. 292.

[17] Foster, Hal. op. cit., p. 350.

[18] Lévi-Strauss avait mentionné ce risque de retour holographique du sujet en dépit de sa dissolution : « En mettant à la place du moi, d’une part un autre anonyme, d’autre part un désir individualisé, on ne réussirait pas à cacher qu’il suffirait de les recoller l’un à l’autre et de retourner le tout pour reconnaître à l’envers ce moi dont, à grand fracas, on aurait proclamé l’abolition. » (Lévi-Strauss, Claude. Mythologiques. L’homme nu. Paris: Plon, 1971, p. 563)

[19] Foster, Hal. idem, p. 353.

[20] Cf. Clifford, James et Georges E. Marcus, éd. Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography. Experiments in contemporary anthropology. Berkeley: University of California Press, 2008 [1ère éd. 1986], 305 p. Cet ouvrage marque une crise de la représentation en anthropologie, dont les conventions littéraires sont interrogées pour leur charge de domination sur l’autre qu’on fait parler en son absence. Clifford y écrit notamment : « I argue, finally, that the very activity of ethnographic writing—seen as inscription or textualization—enacts a redemptive Western allegory. » (p. 99) Rappelons qu’Edward Saïd avait déjà publié son Orientalism (1978), texte fondateur des postcolonial studies.)

[21] Sekula, Allan, éd. Fish Story. Allan Sekula. Düsseldorf: Richter, 2002 [1ère éd. 1995], p. 32 (nous traduisons).

[22] La portée politique de l’archive est assez souvent revendiquée par les artistes contemporains, la connexion des fragments étant une façon d’embrayer des visions politiques, des luttes, des dénonciations… Dans un article ultérieur, Hal Foster soutient que l’obsession postmoderne d’une opposition entre allégorique et symbolique relève du passé en art, et que désormais un souci de l’archive caractériserait davantage le travail d’artistes préoccupés par la mise en connexion du fragmentaire (Foster cite notamment les vidéos de Tacita Dean et les installations de Thomas Hirschhorn), avec le sentiment néanmoins d’une totalité impossible à recouvrer, ce qui distingue l’œuvre archivistique ainsi comprise d’une base de données ou d’un musée. Cf. Foster, Hal. « An Archival Impulse ». October, 2004, n°110, p. 3‑22. Foster conclue : « La dimension paranoïaque de l’art archivistique est peut-être l’envers de son ambition utopique – son désir de transformer la vétusté en devenir, de récupérer les visions manquées de l’art, de la littérature, de la philosophie et de la vie quotidienne en scénarios possibles de relations sociales alternatives, de transformer le non-lieu de l’archive en non-lieu d’une utopie. Cette récupération partielle de la demande utopique est inattendue : il n’y a pas si longtemps, c’était l’aspect le plus méprisé du projet modern-eiste, condamné à droite comme goulag totalitaire et à gauche comme tabula rasa capitaliste. Cette démarche visant à transformer des “sites d’excavation” en “sites de construction” est également bienvenue, parce qu’elle suggère l’abandon d’une culture mélancolique qui considérait surtout l’histoire sous son versant traumatique. » (p. 22, nous traduisons)

[23] Foster, Hal. « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 357.

[24] Cf. Wilson, Fred et Howard Halle. « Mining the Museum ». Grand Street, 1993, no44, p. 151-172.

[25] « Discussions with Heizer, Oppenheim, Smithson », in Smithson, Robert. Robert Smithson. The Collected Writings. Édité par Jack D. Flam. The documents of twentieth-century art. Berkeley: University of California Press, 1996, p. 249.

[26] Robert Smithson in Sharp, Willoughby, éd. Earth Art. Ithaca: Andrew Dickson White Museum of Art, 1969, p. 71 (nous traduisons).

[27] Cf. Chatwin, Bruce. Œuvres complètes. Traduit par Jacques Chabert. Paris: Grasset, 2012, p. 603-918.

[28] Cf. Fagnart, Claire. « Art et ethnographie ». Marges, 2007, no06, p. 8-18.

[29] Holmes, Brian. « L’extra-disciplinaire ». Multitudes, 2007, vol. 28, no1, p. 12.

[30] Forensis vient du latin « forum » et désigne ce qui appartient au forum, c’est-à-dire à l’assemblée qui arbitre de la chose publique. Cf. Weizman, Eyal, Susan Schuppli, Shela Sheikh, Francesco Sebregondi, Thomas Keenan et Anselm Franke, éd. Forensis. The Architecture of Public Truth. Berlin: Sternberg Press, 2014, 763 p. « L’objectif ici est d’apporter de nouvelles sensibilités matérielles et esthétiques aux conséquences juridiques et politiques de la violence de l’État, des conflits armés et du changement climatique. Mais plutôt que de se limiter à une présentation circonscrite au seul domaine juridique, forensis cherche à performer au travers d’une multiplicité de forums : politiques et juridiques, institutionnels et informels. » (p. 9, nous traduisons)

[31] Holmes, Brian. « Géographie différentielle. B-Zone : devenir-Europe et au-delà ». Multitudes, 2007, vol. 28, no1, p. 109-115.

[32] Cf. Latour, Bruno et Peter Weibel, éd. Making Things Public. Atmospheres of Democracy. 2005, op. cit.

[33] Holmes, Brian. « L’extra-disciplinaire ». 2007, op. cit., p. 14.

[34] Graw, Isabelle. « Jugend forscht (Armaly, Dion, Fraser, Müller) ». Texte zur Kunst, 1990 , no1, p. 172 (nous traduisons).

[35] La critique institutionnelle de l’art, entamée par des figures telles que Robert Smithson (avec le texte théorique « Cultural Confinement », 1972), Marcel Broodthaers, Hans Haacke ou Daniel Buren, a été prolongée à partir des années 1980 notamment par Andrée Green, Andrea Fraser et Christian Philipp Müller qui insistent sur la conscience de l’implication de l’artiste dans les jeux de représentation et de domination.

[36] Pour un commentaire de cette édition, voir Green, Charles et Anthony Gardner. Biennials, Triennials, and Documenta. The Exhibitions that Created Contemporary Art. Malden: Wiley Blackwell, 2016, p. 183 sq.

[37] Enwezor, Okwui, éd. Documenta 11, Plattform 5. Ostfildern: Hatje Cantz, 2002, p. 42.

[38] Idem, p. 55.

[39] Cf. Enwezor, Okwui, éd. Trade Routes: History and Geography. 2nd Johannesburg Biennale, 1997. Johannesburg: Greater Johannesburg Metropolitan Council, 1997, p. 7.

[40] Idem, p. 9-11.

[41] Bishop, Claire, éd. Participation. Documents of contemporary art. Londres: Whitechapel Gallery, 2006, 382 p.

[42] Bishop, Claire. Artificial Hells. Participatory Art and the Politics of Spectatorship. Londres: Verso, 2012, p. 278 (nous traduisons).

[43] Quintyn, Olivier. « De quelques usages critiques de Dewey », in Cometti, Jean-Pierre et Giovanni Matteucci, éd. Après l’art comme expérience. Esthétique et politique aujourd’hui à la lumière de John Dewey. Saggio Casino. Paris: Questions théoriques, 2017, p. 191.

[44] Cf. Dewey, John. Logique. La théorie de l’enquête. Traduit par Gérard Deledalle. Paris: Presses universitaires de France, 1967, 696 p.


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Quête, enquête et récit dans le jeu vidéo d’aventure

Martin Ringot est doctorant en troisième année en études romanes à l’université d’Aix-Marseille (CAER). Sa thèse s’intéresse aux rapports entre littérature et jeux vidéo. En proposant une lecture ludologique d’Italo Calvino, il entend montrer comment l’auteur italien a su cristalliser la mutation d’une littérature face à la cybernétique et la combinatoire. Il compte ainsi distinguer les différents points où se rencontrent littérature et activité (vidéo)ludique.

https://ens-lyon.academia.edu/MartinRINGOT
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Pour citer cet article : Ringot, Martin, « Quête, enquête et récit dans le jeu vidéo d’aventure », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11, « L’œuvre comme enquête / l’enquête dans l’oeuvre : création et réception », saison automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/10/21/2-quete-enquete-et-recit-dans-le-jeu-video-daventure>.

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Résumé

Alors que l’enquête rappelle la promenade inférentielle à laquelle s’adonne le lecteur en parcourant un texte, elle rappelle la « quête », ou la « mission », ces unités d’organisation présentes dans les jeux de rôle et jeux d’aventure sur support numérique. Or, quête et enquête ne peuvent être assimilées en ce qu’elles participent d’une acception différente du jeu. Mais quel est le rapport entre l’enquête et le récit développé par le jeu vidéo ? L’enquête n’est-elle qu’un nouveau vecteur pour transmettre un récit au passé, ou peut-elle constituer un récit en soi, qui raconte quelque chose d’autre au récepteur ?

Mots-clés : récit – jeu video – game studies – narratologie

Abstract

While the investigation recalls the inferential walk that the reader takes when reading a text, it recalls the « quest », or « mission », these organizational units present in digital role-playing and adventure games. However, quest and investigation cannot be assimilated in that they are part of a different meaning of the game. But what is the relationship between the investigation and the story developed by the video game? Is the investigation only a new way of transmitting a story to the past, or can it be a story in itself, which tells something else to the receiver ?

Keywords : narrative – videogame – game studies – narratology


Sommaire

Introduction
1. Quête, enquête et jeu : définitions et distinctions
1.1. Enquête
1.2 Quête
1.3. Quête et enquête
2. Enquête et récit
2.1. Retrouver ce qui a été
2.2. L’enquête comme récit
Conclusion
Notes
Bibliographie
Ludographie

Introduction

Dans Lector in fabula, Umberto Eco montre comment s’instaure un rapport de coopération interprétative entre le texte et le lecteur. Ce dernier opère ce qui est appelé une « promenade inférentielle »1, c’est-à-dire une lecture active pendant laquelle des hypothèses sont émises afin de deviner, selon les indices qui sont laissés par le texte, la suite des événements. De cette manière, la lecture peut être vue comme une enquête dans la mesure où le lecteur ou la lectrice, avec les éléments mis à disposition, opère un travail de déduction.

Mais ce processus semble avoir été systématisé dans les mondes vidéoludiques, qu’il s’agisse de jeux de rôle ou de jeux d’aventure. En incarnant un personnage dans l’espace de jeu, c’est le joueur ou la joueuse qui semble mener directement l’enquête, sans attendre les directions imposées par le texte. Ainsi, alors que le lecteur était dans un état d’observation face à une enquête qui se faisait sans lui, et qu’il vivait comme une histoire qu’on lui racontait, le joueur est impliqué directement dans l’enquête. Mais qu’en est-il de l’expérience narrative ? Une fabula lui est-elle toujours transmise, maintenant qu’il en est l’acteur ? Autrement dit, l’enquête constitue-t-elle un vecteur narratif dans le jeu vidéo ? peut-elle se traduire, dans une situation ludique, par une expérience narrative ? En quoi le joueur ou la joueuse sont-ils les destinataires d’un message narratif lorsqu’ils mènent l’enquête ?

1. Quête, enquête et jeu : définitions et distinctions

Avant cela, il convient de savoir de quoi on parle lorsqu’on parle d’enquête dans le jeu vidéo. Quel élément de gameplay peut correspondre à l’enquête ? Ce qui vient à l’esprit, ce sont ces tâches que le joueur doit accomplir pour rendre service à un personnage-non-joueur qui leur remettra une récompense, autrement dit la quête, appelée aussi une mission. Nous verrons que la quête et l’enquête sont deux éléments différents qui ne recouvrent pas la même expérience de jeu, mais qui peuvent fonctionner de manière complémentaire. C’est en établissant ces distinctions qu’il nous sera possible de voir quelle forme de récit peut émerger de l’enquête vidéoludique.

1.1 Enquête

Selon le Trésor de la Langue Française, l’enquête est, dans sa première et plus fréquente acception, la « recherche systématique de sa vérité par l’interrogation de témoins et la réunion d’éléments d’information ». Une enquête suppose donc une réponse cachée, cette « vérité », que le sujet est censé retrouver en recollant des morceaux de réponse. Autrement dit, l’enquête consiste à répondre à une énigme, dans son sens large, telle que l’entend Luc Boltanski :

L’énigme est suscitée par un événement, quelle qu’en soit apparemment l’importance, qui fait saillance en se détachant sur un fond – pour reprendre des termes empruntés à la psychologie de la forme –, ou par les traces qu’un événement passé, dont le narrateur n’a pas été le témoin, a imprimées dans la texture des états de choses. […] L’énigme est donc une singularité (puisque tout événement est singulier) mais une singularité ayant un caractère que l’on peut qualifier d’anormal, qui tranche avec la façon dont se présentent dans des conditions supposées normales, en sorte que l’esprit ne parvient pas à inscrire cette inquiétante étrangeté dans le champ de la réalité. En ce sens […], on peut dire que l’énigme est le résultat d’une irruption du monde au sein de la réalité.2

L’énigme est donc la marque d’un événement passé dans un espace donné dont on n’aurait pas été témoin (ce sont les traces que laisse un événement « dans la texture des états de choses ») ; et la seule manière pour quelqu’un qui n’a pas été témoin d’un événement d’en percer le mystère, c’est justement de mener l’enquête. Alors que le roman policier classique fonctionne de cette manière – le mort est découvert, et il appartiendra à l’enquêteur ou à l’enquêtrice de reconstituer la scène et de retrouver le responsable –, cette dynamique a trouvé sa place dans différentes formes ludiques : il suffit de penser au Cluedo3, dont le principe repose sur la reconstitution d’une phrase simple qui fait office de récit (tel personnage a tué le Docteur Lenoir dans un lieu spécifique et avec une certaine arme). Le jeu tourne autour de la déduction de cette histoire minimale à partir des indices qui sont laissés dans l’espace ludique, en l’occurrence les différentes salles du manoir.

Mais en sortant du contexte de l’enquête policière, c’est la mise en place d’un espace ludique qui semble mettre les mécanismes de l’enquête au centre du dispositif narratif dans le jeu vidéo, comme propose de le faire presque systématiquement le récent genre du Walking simulator. Issu de la scène indépendante, le « simulateur de marche », appelé ainsi tout d’abord dans une visée dépréciative, est devenu un type de jeu à part entière qui propose au joueur ou à la joueuse d’évoluer dans un espace avec un nombre restreint d’interactions possibles. Comme il est impossible de courir dans ces jeux, une importance accrue est conférée à l’observation de l’environnement, à ses détails, à ses objets, et comme le jeu se déroule le plus souvent à la première personne, l’expérience ludique accentue la fonction de prise directe4 sur le monde fictionnel, même si on sait qu’on est en train de contrôler un personnage bien défini. Le joueur évolue dans la plupart des cas dans un espace déserté. Le jeu Firewatch5 permet de jouer le rôle d’un homme qui passe son un été à faire du volontariat dans un parc naturel pour surveiller les incendies. Le parc naturel, vide, devient le terrain de jeu, où différents documents pourront être trouvés pour comprendre ce qu’il a pu se passer l’année où un enfant a disparu. Les rares interactions avec d’autres personnages sont ponctuelles et sont dans la plupart des cas remplacées par des intermédiaires, comme des messages écrit ou audio. À part la responsable du protagoniste, avec qui il communique via un talkie-walkie, le protagoniste est seul, et ne peut comprendre l’action qu’a posteriori. Il ne peut avoir de prise que sur une action passée.

De la même manière, dans Gone Home6, le joueur contrôle Kaitlin, une jeune femme qui rentre d’une année passée en Europe et trouve le manoir familial vide, avec pour seul indice, sur la porte d’entrée, un mot de la part de son frère lui disant de ne pas s’inquiéter. Le but du jeu sera alors de comprendre ce qu’il s’est passé en fouillant chaque pièce, en lisant les lettres, en écoutant les cassettes audios, en évoquant des souvenirs chez la protagoniste à la vue de certains objets. Il s’agit donc bien de répondre à une énigme – en l’occurrence, « il s’est passé quelque chose » – en réunissant des éléments d’information, faute de témoins à interroger, pour comprendre la raison de la disparition des membres de sa famille.

Ce qu’on remarque, c’est la manière dont l’enquête repose sur la mobilisation d’éléments indiciels mis à la disposition du joueur ou de la joueuse pour reconstruire un événement passé, qu’il s’agisse d’objets à trouver et de documents à consulter ou bien de personnes à interroger. Et ces éléments indiciels ne servent pas seulement à résoudre des enquêtes policières, comme c’est le cas avec L.A. Noire7, où l’on contrôle un policier de la ville de Los Angeles qui peut faire passer des interrogatoires et fouiller les lieux d’un crime, mais ils permettent aussi, plus simplement, d’avancer dans l’histoire. Par exemple, dans Grim Fandango8, un jeu de type « pointer-et-cliquer »9 qui suit l’aventure de Manny Calavera, un agent du monde des morts qui dévoile une affaire de détournement, la recherche d’éléments indiciels par la récolte d’objets ou par le dialogue avec d’autres personnages permet de débloquer des situations fixes et de passer d’un chapitre à l’autre de l’histoire.

L’enquête prend donc la forme, dans le jeu vidéo, d’une attitude ludique que le joueur doit adopter pour accomplir une mission, qu’on peut aussi appeler une quête.

1.2 Quête

La quête est, toujours selon le TLFi, la « recherche obstinée de quelqu’un, de quelque chose. » La quête la plus connue, dans le domaine littéraire, est sans doute la Quête du Graal dans la Légende arthurienne, et il n’est pas absurde d’avoir vu migrer le terme issu de la chanson de geste vers le jeu de rôle papier – notamment les jeux qui s’inspirent des univers de fantasy, à commencer par Donjons & Dragons10 inspiré de l’œuvre de Tolkien – puis le jeu vidéo de rôle. Suivant un schéma qui sera repris à l’identique dans les jeux comportant des quêtes, la quête du Graal suppose un donneur de quête (Dieu), un objet de recherche (le Graal), un sujet (Arthur), des adjuvants (les chevaliers de la Table ronde) et des opposants (les différents ennemis que rencontrent Arthur et ses adjuvants). Comme on le voit, la quête recoupe assez bien dans sa structure le schéma actanciel de Greimas11 et présente l’avantage, dans un monde ludique ouvert, d’organiser pour le joueur ou la joueuse les conditions de son exploration.

L’autre terme pour la quête est la mission. Et la mission consiste bien en le fait d’envoyer quelqu’un quelque part pour accomplir quelque chose12. De nombreux jeux vidéo sont organisés autour d’un certain nombre de quêtes, qui sont les éléments permettant de structurer l’expérience ludique. Ce qu’on remarque, c’est que la quête est devenue ce que Ian Bogost a appelé une « unit operation »13, autrement dit un élément systémique autonome capable dans le même temps de s’associer à d’autres éléments, similaires ou non, pour créer un tout cohérent. Ce que montre Bogost, c’est que la « unit operation » est le résultat de la systématisation d’un élément unique, qui s’inscrit dès lors dans un artefact procédural. L’exemple qu’il donne, c’est celui de la rencontre fortuite dans l’espace urbain, présente dans la poésie comme thème14, comme phénomène observé, et qui est devenu, dans un jeu comme les Sims, une mécanique ludique qui fonctionne en corrélation avec d’autres mécaniques ludiques : la construction d’une maison, la recherche d’un emploi et la poursuite d’une carrière, la fondation d’une famille, les différentes activités servant à se cultiver ou faire de l’exercice, etc. De la même manière, la quête, qui était un élément unique dans la légende arthurienne (il fallait avant tout trouver le Graal), est devenu un procédé systématique d’organisation de l’action dans le jeu vidéo.

La quête s’inscrit pleinement dans l’économie procédurale d’un jeu. Elle est liée aux personnages-non-joueurs (destinateurs ou destinataires, adjuvants ou opposants), au système d’objets et de déplacement dans un espace, à l’éventuel arbre de compétences du protagoniste et à sa progression personnelle. La quête peut revêtir des degrés d’importance différents et il n’est pas rare de voir la distinction entre quête principale et quête secondaire, ou par exemple dans des jeux comme The Legend of Zelda: Breath of the Wild15 ou The Elder Scrolls V: Skyrim16où des événements anecdotiques (un conflit entre deux personnes, un objet à retrouver) viennent côtoyer des missions plus décisives, comme le fait de lever une malédiction ou, tout simplement, de sauver le monde.

Dès lors, la quête a plus de sens au sein d’un monde dit ouvert, où le joueur et la joueuse bénéficient d’une certaine liberté de mouvement et d’action, contrairement à des mondes ludiques à niveaux17. Dans ce contexte de jeu, la quête permet de diriger cette liberté, de la cadrer pour lui donner un sens et, ce faisant, de structurer l’expérience de jeu. Justement, la plupart des jeux de rôle construits autour de quêtes se déroulent dans un monde ouvert.

1.3 Quête et enquête

Quelle différence peut-on constater entre les deux notions ? Ce qui frappe d’emblée, c’est que la quête et l’enquête ne recouvrent pas les mêmes éléments ludiques, bien qu’ils ne soient pas incompatibles. On a vu que l’enquête suppose une attitude de la part du joueur ou de la joueuse, tandis que la quête a plus de sens en ce qu’elle contribue à structurer le jeu, à définir le cadre de l’expérience ludique. Il est donc tentant de reprendre ici les deux grandes catégories de Roger Caillois18, le ludus (le jeu en tant que règle, structure) et la paidia (la pulsion ludique, la disposition à jouer, qui souvent précède tout établissement de règles) pour les associer aux notions que nous avons explorées. Et si la quête procède du ludus en ce qu’elle structure et règle le jeu, l’enquête, qui vient du sujet, participerait plutôt de la paidia.

Par conséquent, ce qui diffère d’un terme à l’autre est aussi une approche différente de l’espace ludique. L’enquête requiert que le joueur traverse un espace sans ordre ni direction préétablie – même si, le plus souvent, les développeurs n’hésitent pas à baliser leur monde pour influencer les déplacements et les décisions des joueurs et des joueuses. Quoi qu’il en soit, l’enquête relève de l’exploration d’un espace inconnu, d’une « pratique incertaine de l’espace »19. Dans le cas d’une méconnaissance de l’espace ludique à explorer, il n’y a pas d’autre hiérarchie entre les lieux à explorer que celle que la curiosité du joueur ou de la joueuse pourra établir20. Le rapport du joueur à l’espace, dans le cas de l’enquête, est un rapport rhizomique comme le définissent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Le rhizome est cet ensemble de radicelles qui relient différentes plantes, que les deux auteurs opposent à l’arbre, organisation hiérarchique et verticale. Dès lors, la particularité du rhizome est l’horizontalité de ses éléments :

Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et… ». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous ? d’où partez-vous ? où voulez-vous en venir ? sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, chercher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du voyage et du mouvement (méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique…).21

Ainsi, la quête est ce qui permettra de souligner la présence de « nœuds d’arborescences dans les rhizomes »22, c’est-à-dire de donner une direction aux déplacements erratiques, un objectif, une chose, une personne, un lieu à trouver. La présence d’un marqueur de quête sur la carte du monde ne présente plus le monde ludique comme un ensemble neutre où le joueur peut porter son intérêt indifféremment : l’expérience de l’espace s’en trouve aiguillée. La quête et sa dimension directive impliquent un rapport arborescent, autoritaire, de l’espace. Ainsi, au-delà de la distinction ludique que quête et enquête imposent, c’est une différence dans l’approche qui peut être faite de l’espace de jeu. Mais cette expérience ludique, qu’elle soit relativement libre ou dirigée, implique-t-elle forcément la construction d’un récit ?

2. Enquête et récit

Quel rapport peut-on établir ente la quête, l’enquête et le récit vidéoludique ? On a vu, notamment à travers l’exemple du walking simulator, que l’enquête peut être un processus de reconstruction narrative de quelque chose qui a été. Dans un monde statique, l’enquête consiste à comprendre comment on en est arrivé là, à partir d’éléments indiciels, reprenant ainsi le paradigme indiciaire énoncé par Carlo Ginzburg23.

2.1 Retrouver ce qui a été

Certains jeux utilisent ainsi l’enquête comme enrobage narratif d’une quête. Dans The Witcher III : Wild Hunt24, le joueur contrôle la plupart du temps Geralt, un sorceleur, c’est-à-dire une sorte de mercenaire maniant la magie et l’alchimie, spécialisé dans la chasse aux monstres. En traversant un continent en guerre, Geralt ne suit qu’un objectif : retrouver sa fille adoptive, Cirilla, et comprendre ce qu’elle fuit. Chaque fois que le protagoniste retrouve un témoin du passage de cette dernière qui lui raconte son souvenir, s’active une phase de jeu où c’est Cirilla – et non plus Geralt – qui est contrôlée. Alors que c’est une quête unique qui structure tout le jeu – chaque quête principale, du moins jusqu’à un certain stade de l’aventure, gravite autour de la recherche de la jeune fille –, un grand nombre d’interactions dans le monde narratif se font selon le thème de l’enquête. En effet, il est souvent demandé à Geralt de retrouver quelqu’un ou quelque chose, pour le sauver, le ramener, et/ou l’éliminer. Le studio CD Projekt a voulu donner à ces quêtes une saveur d’enquête : le protagoniste est capable de suivre des traces de pas ou des odeurs pour pister quelqu’un, peut poser des questions à des personnages non-joueurs pour recueillir plus d’indices et ainsi reconstruire le déroulement d’événements dont il ne reste que des signes épars (un cadavre, une charrette détruite, une maison saccagée). Pendant l’enquête, Geralt commente ses découvertes en reconstruisant petit à petit le déroulement des événements. Cela étant, ce n’est pas tant le joueur ou la joueuse qui, littéralement, mènent l’enquête, que le personnage. L’enquête, en tant qu’attitude ludique, est neutralisée par la quête, intrusive au point d’indiquer au joueur le chemin à suivre sur la mini-carte sur le coin de l’écran. Le joueur n’a que peu d’initiative, si ce n’est exécuter les consignes de quête qui s’affichent à l’écran. Quoi qu’il en soit, c’est l’enquête menée par le personnage qui est génératrice de récit, et cela est illustré dès la scène d’introduction, un film d’animation qui montre Cirilla en pleine fuite et Geralt, quelques jours après, retrouvant des indices du passage de celle-ci. On comprend dès lors sa capacité à reconstituer les événements à partir d’objets trouvés, parfois en mauvais état. Cette scène introductive semble aussi faire comprendre au joueur que le moment de l’enquête lui appartient moins qu’au personnage qui la mène, et que le rôle du joueur ressemblera plus à celui d’un actant qu’à celui d’un enquêteur ou d’une enquêtrice.25

C’est un parti pris différent qu’a suivi le studio Eidos Montréal en développant Deus Ex: Human Revolution26 et en nous mettant dans la peau d’Adam Jensen, un cyborg vivant dans une société futuriste. Selon Simon Bréan27, ce jeu laisse au joueur une possibilité d’agir en fonction de ses découvertes, et de faire des choix motivés ou axiologiques. Par exemple, lorsque Adam Jensen reçoit un contrat pour éliminer une personne considérée comme une terroriste, il est possible, mais pas obligatoire, de consulter des articles à propos de cette personne pour en apprendre plus sur son passé, et de prendre les bonnes décisions. Le jeu récompense donc l’engagement du joueur qui prend en compte les artefacts et les éléments indiciels. Dans ce cas, le moment de l’enquête est partagé entre le joueur et le personnage fictionnel qui reprend un rôle de prothèse vidéoludique28 permettant au joueur d’avoir accès au monde vidéoludique.

Jusqu’à maintenant, on a vu que l’enquête, qu’elle soit portée par un personnage ou à l’initiative de celui ou celle qui a la manette, permet de retrouver un récit passé, révolu. Le problème, c’est que cela poserait le jeu vidéo comme simple simulation d’une situation d’énonciation, rendant impossible un rapport narratif à l’action en cours. Ce qui frappe, c’est de voir que le récit ne peut être qu’antérieur au moment de la quête ou de l’enquête. Il n’est demandé au personnage-joueur que de reconstituer les éléments d’un récit accompli et on peut se demander si le moment où le joueur recherche les informations, ou qu’il voit son avatar le faire à sa place, ne constitue pas aussi une situation narrative. Autrement dit, de l’enquête d’un récit peut-il naître le récit d’une enquête ?

2.2 L’enquête comme récit

À première vue, c’est compliqué : l’enquête est une situation de jeu, de « faire-semblant », de « simulacre », qui plonge le sujet dans une situation fictive dont il ne peut pas être le destinataire. Lorsque, dans The Witcher III, on voit Geralt de Riv énoncer ses hypothèses, nous emmener d’un indice à l’autre, on est en quelque sorte spectateur ou spectatrice (bien qu’actif) d’une enquête. Mais lorsque c’est le joueur qui mène cette enquête, lorsqu’il est plongé dans l’examen d’artefacts et d’éléments indiciels, en tant que sujet agissant, il devient difficile pour lui d’être le destinataire narratif de ce qui se joue à l’écran, selon la distinction établie par Olivier Caïra dans son étude sur le jeu de rôle : « la quête est de l’ordre de l’action, le récit de l’ordre de la contemplation »29. Et l’enquête est un moment d’action qui ne laisse guère de place à la contemplation d’un récit : alors que l’enquête permet de reconstruire ce qui a été, elle peut difficilement être mise, elle, en récit.

Renée Bourassa va jusqu’à considérer le jeu vidéo comme une alternance entre des phases performatives et des phases narratives. Quand le joueur n’est pas en train d’accomplir une action, il peut être dans un état réceptif pour un message narratif :

Le jeu interactif ne constitue donc pas une forme narrative à l’état pur, mais il croise plutôt deux stratégies organisationnelles. Le mode narratif de ce type d’univers fictionnel s’accompagne d’un mode interactif/expérientiel qui modifie en profondeur les modalités expressives du récit.30

Le rapport entre récit, quête et enquête semble donner lieu à une aporie : le récit et le message narratif impliquent une suspension de l’attitude ludique donnant lieu à l’enquête, et si l’enquête devient l’objet du récit, c’est qu’elle ne participe plus de l’expérience ludique et n’y contribue plus. Le moment de la quête devient un moment de suspension du récit. Mais il est difficile de croire que le jeu vidéo, et encore plus le jeu de rôle ou de quête qu’on a exploré ici, soit une expérience ludique n’ayant aucun message narratif à l’adresse du joueur ou de la joueuse.

Cela dépend du sens que l’on se fait du récit et de la narration vidéoludique. Le récit est vu comme un discours relatant une série d’événements dont on a rétabli l’agencement. En somme, il garde une dimension discursive et séquentielle qui sied plutôt mal au caractère rhizomique de l’enquête et de la traversée d’un espace fictionnel non soumise à des directions claires. Et les différents modèles d’analyse narrative des jeux vidéo semblent ne pas sortir de cette dimension discursive, à l’instar de ce qu’Ivan Fulco propose lorsqu’il parle de « récit ludique »31, une combinaison entre les éléments ayant trait au jeu et les éléments ayant trait à l’univers diégétique. Ce récit ludique est le récit de la partie en cours, le compte rendu des événements, des situations de déséquilibre et le rétablissement de l’équilibre. Ivan Fulco prend comme exemple Tetris pour montrer de quelle manière il peut être analysé selon le schéma du récit ludique, schéma qui ressemble au schéma narratif de Greimas.

Mais on reste dans une logique de co-production discursive : autrement dit, le joueur ne peut pas être à la fois (co-)narrateurs et destinataires. De même dans le schéma proposé par Rémi Cayatte sur la narration par l’oscillation32. Partant de l’interaction humain/machine, il montre comment cette boucle interactive donne lieu à une oscillation entre deux pôles, l’expérience-cadre (c’est-à-dire tout ce qui est prévu par les concepteurs et conceptrices, des informations sur le monde fictionnel aux règles du jeu, en passant par le paratexte, comme les guides officiels) et la procédure (toutes les actions performatives et interprétatives du joueur ou de la joueuse), oscillation qui est à l’origine de la narration vidéoludique. Mais, encore une fois, si le joueur participe à cette narration par l’oscillation dont il est l’actant, comment peut-il en être le destinataire ? Comment le récit vidéoludique peut-il s’adresser à lui ?

Ce qu’on a vu en tentant de définir l’enquête au sein d’une expérience vidéoludique, c’est que l’enquête implique le fait de traverser et de parcourir un espace. Cet espace est concrètement identifiable dans le cadre du jeu vidéo qui demande de concevoir un monde ludique dans lequel l’avatar puisse se déplacer, là où c’est par une médiation filmique ou textuelle qu’on y a accès en tant que spectateur ou lectrice. La particularité du jeu vidéo est la possibilité pour le joueur de se déplacer dans cet espace fictionnel pour pouvoir le découvrir, ce qui a contribué à mettre en évidence l’importance de cet élément33. Par ailleurs, le développement du transmédia, c’est-à-dire le fait de développer un monde fictionnel à travers différents media et de manière concertée – Henri Jenkins prend l’exemple de la série Matrix34 – a contribué à mettre en avant le sujet élaboré par les différents discours narratifs. Il y a donc une certaine rupture entre le texte, le discours narratif, et le monde qui le sous-tend. C’est Marie-Laure Ryan, entre autres, qui met au jour cette rupture :

La notion de monde n’annule pas celle de texte, puisqu’il faut un texte pour projeter un monde, mais elle met fin à ce culte du signifiant et de l’essence sacrée du langage littéraire. Contrairement à la conception du texte de la critique poststructuraliste, elle ne dirige pas l’attention vers une texture interne, mais vers une réalité dont le lecteur imagine l’existence, ou plutôt fait semblant de l’imaginer, comme indépendante du langage.35

Et ce renversement change beaucoup de choses, notamment le fait que la narration ne passe plus tant, dans le cadre du jeu vidéo, par un discours produit ou reproduit, que par l’appropriation, par le joueur ou la joueuse, d’un monde fictionnel dont la découverte dépend pleinement de l’expérience de jeu. En fait, au-delà des quêtes qui proposent, à l’occasion, une situation d’enquête pour reconstruire un récit passé, c’est l’expérience ludique, du moins dans le cadre du jeu d’aventure et du jeu de rôle, qui constitue elle-même une enquête que le joueur mène constamment : celle de découvrir et de comprendre le monde fictionnel dans lequel il ou elle évolue. Dans cette optique, la narration et le jeu sont intimement liés dans ce que Fanny Barnabé a pu appeler la « ludiégèse »36 : chaque élément, objet environnement ou personnage, informe le joueur à la fois sur les règles du jeu et sur le monde fictionnel. Une nouvelle épée, par exemple, apporte de nouvelles informations ludiques et actualise la connaissance de l’univers comme appartenant à la fantasy. Et l’enquête dure aussi longtemps que dure l’expérience ludique. Dans The Legend of Zelda: Breath of the Wild37, le joueur contrôle un personnage (Link) qui se réveille après avoir dormi cent ans, et découvre le royaume d’Hyrule en ruines. L’exploration des lieux dévastés par la guerre, les conversations avec les personnages les plus âgés, permettent d’en savoir plus sur ce qu’il s’est passé. Mais l’évolution dans le monde d’Hyrule raconte quelque chose en elle-même, elle transmet un sentiment diffus de nostalgie et d’incompréhension face à un monde en ruine que la nature a déjà commencé à engloutir. C’est l’expérience de ce deuil tardif que le jeu raconte au joueur ou à la joueuse et qui, par le processus de l’enquête, renforce la conscience de tout ce que le monde a pu perdre.

Conclusion

Pour déterminer le rôle de l’enquête dans la construction narrative au sein du jeu d’aventure, il convenait de distinguer l’enquête de la quête à proprement parler. La première est une approche arborescente et dirigiste d’un espace pour accomplir une action donnée, alors que la seconde s’inscrit dans un rapport rhizomique à l’espace dont l’exploration permet de recoller les morceaux d’un récit passé. Par ailleurs, on a vu que si l’enquête participe plus de l’expérience de jeu, de la paidia, la quête, elle, s’est constituée en mécanique de jeu et tient plus du ludus.

Leur rapport à la narration et au récit est contradictoire : la quête semble annuler la possibilité d’un récit qui prétend du sujet un état de réceptivité et de contemplation, tandis que l’enquête ne semble pas pouvoir se mettre elle-même en récit. C’est donc en nous demandant si la narration ne pourrait pas résulter de l’expérience qu’on se fait d’un espace fictionnel donné, et en invoquant la notion de monde, qu’une solution a été proposée. Là où le monde se narrait par le biais du récit, c’est bien par sa propre exploration, par sa mise en enquête, qu’il se raconte à son joueur et à sa joueuse. La narration vidéoludique passe donc par l’enquête dans la mesure où l’enquête est un processus d’actualisation de ce qui est à travers un sujet sensible. Dans cette optique, la quête fonctionne comme une boussole, permettant de donner un certain sens à cette actualisation et une certaine direction au processus exploratoire.

Notes

1 – ECO, Umberto. Lector in fabula. La cooperazione interpretativa nei testi narrativi. [2016]. Milan : Bompiani, 1979.

2 – BOLTANSKI, Luc. Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012, p. 2122.

3 – PRATT, Anthony Ernest et PRATT, Elva. Cluedo. [S. l.] : Miro Company, 1949.

4 – Contrairement aux jeux de plateforme où le monde fictionnel remplit une fonction précise (celle de fournir au joueur ou à la joueuse un certain nombre d’obstacles à surmonter) qui s’accompagne d’un certain détachement narratif, le walking simulator, du fait aussi de la vue subjective qu’il adopte, investit chaque élément (objet ou lieu) d’une charge narrative. La « prise directe » vient donc non seulement de la vue subjective qui confère à l’action une impression d’in medias res, mais aussi au fait que les éléments disposés dans l’espace ludique ne remplissent pas tant une fonction stratégique ou logique (résoudre un puzzle, battre un adversaire) qu’une fonction narrative et cognitive (accroître sa connaissance d’un monde fictionnel dans lequel le joueur ou la joueuse est plongé·e). Autrement dit, et pour reprendre Fanny Barnabé, l’accent est moins mis sur la ludiégèse que sur la diégèse.

5 – CAMPO SANTO. Firewatch. [S. l.] : Campo Santo, 2016.

6 – THE FULLBRIGHT COMPANY. Gone Home. [S. l.] : The Fullbright Company, 2013.

7- TEAM BONDI. L.A. Noire. [S. l.] : Rockstar Games, 2011.

8 – LUCASARTS. Grim Fandango. [S. l.] : LucasArts, 1998.

9 – Le « pointer-et-cliquer » est un genre issu du jeu d’aventure graphique. Les jeux d’aventure étaient dans les années soixante-dix sous forme textuelle : un texte descriptif s’affichait et le joueur pouvait écrire une commande simple (« prendre bouteille », « utiliser clé ») pour progresser. L’exemple le plus connu reste Zork (INFOCOM. Zork. [S. l.] : Activision, 1980.), inspiré de Colossal Cave Adventure (CROWTHER, William et WOODS, Don. Colossal Cave Adventure. [S. l.] : [s. n.], 1976. [Consulté le 29 août 2018]. Disponible à l’adresse : https://www.amc.com/shows/halt-and-catch-fire/exclusives/colossal-cave-adventure.). Lorsque les outils de développement se sont améliorés et que l’interface graphique s’est imposée, cette modalité interactive a dû évoluer : aux mots écrits ou sélectionnés s’est ajouté le fait de cliquer sur l’endroit où se rendre au lieu d’entrer des commandes du type « go west », d’où le nom du genre, point and click ou « pointer-et-cliquer » en français. Dans ce genre de jeu, on passe d’un tableau à un autre en cliquant vers l’endroit désiré, et en utilisant des objets de la même manière pour résoudre des énigmes. Le studio Lucasfilm Games, appelé par la suite Lucasarts, est connu pour ces jeux, parmi lesquels The Secret of Monkey Island (LUCASFILM GAMES. The Secret of Monkey Island. [S. l.] : Lucasfilm, 1990.), mais c’est surtout grâce à Myst (CYAN WORLDS. Myst. [S. l.] : Brøderbund Software, 1993.) que le genre se fera connaître du grand public.

10 – GYGAX, Gary et ARNESON, Dave. Dungeons and Dragons. Lake Geneva : Tactical Studies Rules, 1974.

11 – Voir GREIMAS, Algirdas Julien. Sémantique structurale. Recherche de méthode. Paris : Presses Universitaires de France, 1986. Dans son chapitre « Réflexion sur les modèles actantiels », Algirdas Julien Greimas propose le schéma actantiel en partant d’observations faites par Propp et par d’autres structuralistes. Il construit ce schéma en proposant un certain nombre d’opposition entre « actants », c’est-à-dire des éléments qui remplissent une fonction (alors que les « acteurs » sont une forme plus spécifique d’un actant), comme le Sujet et l’Objet, le Destinateur et le Destinataire, l’Adjuvant et l’Opposant, etc. Greimas utiliser justement l’exemple de la quête du Graal pour tester son schéma, en identifiant le Héros comme sujet, le Graal comme objet, Dieu comme destinateur, l’Humanité comme destinataire, etc.

12 – Ce que l’étymologie du terme semble confirmer, « mission » étant dérivé du participe passé du verbe latin MITTO, IS, ERE, MISI, MISSUM, ayant pour sens « envoyer ».

13 – BOGOST, Ian. Unit Operations. An Approach to Videogame Criticism. Cambridge : The MIT Press, 2006.

14 – Ian Bogost utilise comme exemple « À une passante » de Baudelaire et « A Woman in the Street » de Bukowski. Il remarque que la similarité entre les deux poèmes n’est pas anodine, en ce que le poème de Bukowski, paru un siècle après celui de Baudelaire, montre que la figure de la rencontre fortuite s’est figée en unit operation.

15 – NINTENDO. The Legend of Zelda: Breath of the Wild. [S. l.] : Nintendo, 2017.

16 – BETHESDA GAME STUDIOS. The Elder Scrolls V: Skyrim. [S. l.] : Bethesda Softworks, 2011.

17 – Nous faisons ici la distinction entre les mondes ludiques dits « ouverts », où le joueur peut se déplacer d’un endroit à un autre sans aucun changement ni temps de chargement, donnant une impression cohérence et d’unicité, et les mondes ludiques « à niveau », où, comme dans les jeux de plateforme, l’expérience ludique est structurée en différents niveaux, accessibles via un menu ou un « hub », un monde donnant accès à ces différentes épreuves.

18 – CAILLOIS, Roger. Les jeux et les hommes : le masque et le vertige. Paris : Gallimard, 1967.

19 – GRANDJEAN, Guillaume. Quel lieu pour l’exploration ? Approche formelle d’une incertitude spatialisée [en ligne]. Liège, 27 octobre 2018. [Consulté le 2 mai 2019]. Disponible à l’adresse : http://www.expressivegame.com/quel-lieu-pour-lexploration-approche-formelle-dune-incertitude-spatialisee-g-grandjean/.

20 – Encore une fois, il faut souligner que cette curiosité peut être influencée par le développeur : placer des édifices aux couleurs vives et brillant dans la nuit est une bonne manière de suggérer au joueur de s’y rendre.

21 – DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 36. ISBN 978-2-7073-0307-3.

22 – DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 30. ISBN 978-2-7073-0307-3.

23 – Voir GINZBURG, Carlo. Mythes, emblèmes, traces : Morphologie et histoire. Paris : Verdier, 2010, et notamment le chapitre « Traces. Racine d’un paradigme indiciaire ».

24 – CD PROJEKT RED. The Witcher III: Wild Hunt. [S. l.] : Bandai Namco, 2015.

25 – On peut discuter cette affirmation : certaines quêtes comportant des choix décisifs supposent de la part du joueur ou de la joueuse un travail d’investigation que le personnage ne fera pas. Par exemple, il appartient au joueur de libérer un esprit d’un arbre où il est enfermé ou de le tuer, et ce choix peut être documenté par des textes à l’intérieur du jeu. Ainsi, lire que cet esprit a été enfermé pour protéger les habitants du village proche pourrait inciter le joueur à l’éliminer plutôt que le libérer, ce qui causerait la destruction du village en question.

26 – EIDOS MONTRÉAL. Deus Ex: Human Revolution. [S. l.] : Square Enix, 2011.

27 – BRÉAN, Simon. Le chœur révélateur: stratégies indicielles en régime d’enchâssement polyphonique dans les fictions médiatiques de science-fiction. Paris, 2018.

28 – FRASCHINI, Bruno. Videogiochi & New Media. Dans : BITTANTI, Matteo (dir.), Per una cultura dei videogames. Teorie e prassi del videogiocare. [2004]. Milan : Unicopli, 2002, p. 110111.

29 – CAÏRA, Olivier. Jeux de rôle. Les forges de la fiction. Paris : CNRS Éditions, 2007, p. 59.

30 – BOURASSA, Renée. Les Fictions hypermédiatiques. Mondes fictionnels et espaces ludiques. Montréal : Le Quartanier, 2010, p. 156. ISBN 978-2-923400-78-5.

31 – Voir FULCO, Ivan. Lo zero ludico. Decostruzione del videogioco. Dans : BITTANTI, Matteo, Per una cultura dei videogames. Teorie e prassi del videogiocare. 2e éd. Milan : Unicopli, 2002, p. 5798.

32 – Voir CAYATTE, Rémi. Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ? Sciences du jeu [en ligne]. 2018, no 9. [Consulté le 21 juin 2018]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/sdj/936.

33 – Renée Bourassa montrait par ailleurs l’existence de cette idée de monde fictionnel dans d’autres media.

34 – Voir JENKINS, Henry. La culture de la convergence. Des médias au transmédia. Paris : Armand Colin, 2013.

35 – RYAN, Marie-Laure. Mondialité, médialité. Dans : BESSON, Anne, PRINCE, Nathalie et BAZIN, Laurent (dir.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles. Adolescence et culture médiatique. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 22.

36 – BARNABÉ, Fanny. Narration et jeu vidéo : Pour une exploration des univers fictionnels. [2018]. Liège : Presses Universitaires de Liège, 2014. [Consulté le 21 juin 2018]. ISBN 979-10-365-1236-0. Disponible à l’adresse : http://books.openedition.org/pulg/2613.

37 – NINTENDO. The Legend of Zelda: Breath of the Wild. [S. l.] : Nintendo, 2017.


Bibliographie

BARNABÉ, Fanny. Narration et jeu vidéo : Pour une exploration des univers fictionnels. [2018]. Liège : Presses Universitaires de Liège, 2014. [Consulté le 21 juin 2018]. Culture contemporaine. ISBN  979-10-365-1236-0. Disponible à l’adresse : http://books.openedition.org/pulg/2613

BOGOST, Ian. Unit Operations. An Approach to Videogame Criticism. Cambridge : The MIT Press, 2006

BOURASSA, Renée. Les Fictions hypermédiatiques. Mondes fictionnels et espaces ludiques. Montréal : Le Quartanier, 2010. ISBN 978-2-923400-78-5

BRÉAN, Simon. Le chœur révélateur: stratégies indicielles en régime d’enchâssement polyphonique dans les fictions médiatiques de science-fiction. Paris, 2018

CAILLOIS, Roger. Les jeux et les hommes : le masque et le vertige. Paris : Gallimard, 1967. Folio

CAÏRA, Olivier. Jeux de rôle. Les forges de la fiction. Paris : CNRS Éditions, 2007

CAYATTE, Rémi. Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ? Sciences du jeu [en ligne]. 2018, no 9. [Consulté le 21 juin 2018]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/sdj/936

DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980. ISBN 978-2-7073-0307-3

ECO, Umberto. Lector in fabula. La cooperazione interpretativa nei testi narrativi. [2016]. Milan : Bompiani, 1979

FRASCHINI, Bruno. Videogiochi & New Media. Dans : BITTANTI, Matteo (dir.), Per una cultura dei videogames. Teorie e prassi del videogiocare. [2004]. Milan : Unicopli, 2002. Ludologica

FULCO, Ivan. Lo zero ludico. Decostruzione del videogioco. Dans : BITTANTI, Matteo, Per una cultura dei videogames. Teorie e prassi del videogiocare. 2e éd. Milan : Unicopli, 2002, p. 5798

GINZBURG, Carlo. Mythes, emblèmes, traces : Morphologie et histoire. Trad. par Monique AYMARD, Christian PAOLONI et Elsa BONAN. Paris  : Verdier, 2010

GRANDJEAN, Guillaume. Quel lieu pour l’exploration ? Approche formelle d’une incertitude spatialisée [en ligne]. Liège, 27 octobre 2018. [Consulté le 2 mai 2019]. Disponible à l’adresse : http://www.expressivegame.com/quel-lieu-pour-lexploration-approche-formelle-dune-incertitude-spatialisee-g-grandjean/

GREIMAS, Algirdas Julien. Sémantique structurale. Recherche de méthode. Paris : Presses Universitaires de France, 1986

JENKINS, Henry. Game Design as Narrative Architecture. Dans : WARDRIP-FRUIN, Noah et HARRIGAN, Pat, First Person : New Media as Story, Performance, and Game. Cambridge : The MIT Press, 2004, p. 117130

MAIETTI, Massimo. Semiotica dei videogiochi. Milan : Unicopli, 2004

RYAN, Marie-Laure. Mondialité, médialité. Dans : BESSON, Anne, PRINCE, Nathalie et BAZIN, Laurent (dir.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles. Adolescence et culture médiatique. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 2134

Ludographie

BETHESDA GAME STUDIOS. The Elder Scrolls V : Skyrim. Bethesda Softworks, 2011.

CAMPO SANTO. Firewatch. Campo Santo, 2016

CD PROJEKT RED. The Witcher III : Wild Hunt. Bandai Namco, 2015.

CROWTHER, William et WOODS, Don. Colossal Cave Adventure. [s. n.], 1976. [Consulté le 29 août 2018]. Disponible à l’adresse :https://www.amc.com/shows/halt-and-catch-fire/exclusives/colossal-cave-adventure

CYAN WORLDS. Myst. Brøderbund Software, 1993.

EIDOS MONTRÉAL. Deus Ex : Human Revolution. Square Enix, 2011.

GYGAX, Gary et ARNESON, Dave. Dungeons and Dragons. Lake Geneva : Tactical Studies Rules, 1974.

INFOCOM. Zork. Activision, 1980.

LUCASARTS. Grim Fandango. LucasArts, 1998.

LUCASFILM GAMES. The Secret of Monkey Island. Lucasfilm, 1990.

NINTENDO. The Legend of Zelda : Breath of the Wild. Nintendo, 2017.

PRATT, Anthony Ernest et PRATT, Elva. Cluedo. Miro Company, 1949.

TEAM BONDI. L.A. Noire. Rockstar Games, 2011.

THE ASTRONAUTS. The Vanishing of Ethan Carter. Nordic Games, 2014.

THE FULLBRIGHT COMPANY. Gone Home. The Fullbright Company, 2013.

Corps d’hommes. Une enquête photographique autour du désir des femmes.

Sandrine DE PAS

Née à Montréal en 1981, Sandrine de Pas est photographe et étudiante à l’Université Aix-Marseille en Arts plastiques. Son mémoire de recherche et création (photographies/textes) porte sur les questions de représentations du corps sexuel des hommes lié au désir des femmes (sous la direction de Christine Buignet). Elle est également certifiée de l’Université de Cergy-Pontoise en écriture créative et langages artistiques.

contact@sandrinedepas.com

Pour citer cet article : De Pas, Sandrine, « Bandés. Corps d’hommes. Désirs de femmes. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentation du désir féminin, entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur <permalien>.

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Résumé

Si le désir sexuel des femmes se trouve au centre de nombreuses recherches scientifiques, peu d’entre elles s’intéressent au lien qu’entretient celui-ci avec le corps des hommes. Plus problématique, instable et émotionnel, le désir des femmes est souvent traité comme une composante mystérieuse de la sexualité de celles-ci, éloigné de toute considération visuelle. En s’inscrivant dans une (dé)construction des genres sociaux liés aux sexes biologiques, la présente recherche/création propose, par une juxtaposition de textes et d’images, un certain renversement de contenu lié aux représentations de la sexualité des femmes. Des photographies d’hommes sexualisés associées à des paroles, des textes et des témoignages pour reconstruire, progressivement, une plus juste réalité.

Mots-clés : Corps d’hommes – art visuel – désir sexuel – féminisme – érotisme – texte/image.

Abstract

While women’s sexual desire is the center of many scientific research, few of them seem interested in its relation to men’s bodies. More problematic, unstable and emotional, women’s desire is often treated as a mysterious component of their sexuality, far from any visual consideration. By taking part in a large deconstruction of gender relations related to biological sexes, this research/creation proposes, through a juxtaposition of texts and images, a certain reversal of content related to women’s sexuality. Photographs of sexualized men combined with words, texts and record to gradually rebuild a more accurate reality.

Keywords: Men’s Bodies – Visual Art – Women’s Desire – Feminism – Erotism – Text and image relation.


Sommaire

Introduction
1. La recherche-création : du personnel au collectif
2. Regards de femmes – enjeux féministes et artistiques
3. Démarche artistique
Notes
Bibliographie

Introduction

L’association d’images et de textes autour du désir des femmes est au centre de la recherche-création que je mène actuellement pour le Master Arts plastiques d’Aix Marseille Université et dont je présente un extrait ci-joint. Pour aborder la réflexion et le processus de création au cœur de ce projet, je m’attarderai ici sur quelques points : d’abord la raison de la recherche-création pour ce sujet, ensuite quelques-unes des pistes de recherches abordées, puis certaines modalités plus concrètes du projet artistique.

1. La recherche-création : du personnel au collectif

L’idée de construire des images d’hommes accompagnées d’une réflexion autour du désir sexuel – celui de femmes pour des hommes – est née de ma rencontre avec mon compagnon. Sa nuque, ses bras, ses épaules, son ventre, son dos, ses fesses, son sexe me ravissaient, m’excitaient intensément. Et la conscience aiguë de son corps semblait me détacher de moi-même ; je n’étais plus préoccupée par ma propre désirabilité.

Ainsi, malgré l’énorme fardeau de l’apparence posé sur le corps des femmes et qu’elles s’occupent à porter dès le plus jeune âge, elles auraient la possibilité de s’en alléger (osons rêver !) par un moyen simple : regarder plutôt qu’être vue, être désirantes, et pas seulement désirables. Si comme l’écrit Muriel Plana « celui qui regarde domine celui qui est vu[1] », une partie de l’équation entourant les enjeux de pouvoir entre les hommes et les femmes, cette fois dans la sphère de l’intimité, pourrait être résolue. En 2018, dans une sorte d’écho, l’écrivaine Belinda Cannone écrivait dans le journal Le Monde : « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies[2] ».

Mais comment les femmes expriment-elles ce désir sexuel pour les hommes ? Comment cette question est-elle traitée socialement et artistiquement ? Des images d’hommes sexualisés peuvent-elles réussir à témoigner de ce désir ? Et peuvent-elles, contrairement aux stéréotypes entourant la réponse sexuelle des femmes (connues pour être moins sensibles aux représentations visuelles), provoquer un certain émoi ?

Toutes ces questions ont fait apparaître l’envie d’y répondre par le biais d’une recherche approfondie, allant bien au-delà de ma propre expérience. L’approche de recherche-création est ainsi devenue une réponse théorique et plastique évidente. Comme l’expliquent Izabella Pluta et Mireille Losco-Lena dans leur article Pour une topographie de la recherche-création :

La définition minimale que l’on peut donner à la recherche-création est qu’il s’agit d’un travail artistique qui n’a pas une simple finalité esthétique […]. Il y a recherche-création dès lors que d’autres praticiens, appartenant au champ de l’art comme à d’autres champs, tels ceux du savoir et des techniques, peuvent puiser dans les œuvres produites et les processus qui les ont façonnées des éléments susceptibles d’alimenter leurs propres activités[3].

Ainsi, « l’expérience esthétique n’est certes pas nécessairement évacuée, mais elle se double de dynamiques d’intéressements collectifs délibérés et explicités comme tels[4] ». Ici, l’envie modeste de travailler un sujet favorable à une plus grande libération sexuelle des femmes, certes en marge des violences au cœur de l’actualité et des préoccupations sociales, mais dans une même direction : celle du rééquilibrage des pouvoirs liés à la sexualité.

La recherche et la création permettent ce tissage de liens, de références, de réflexions circulant habituellement de manière parallèle et que l’on croise soudainement pour faire apparaître de nouvelles perspectives. Dans Langages de l’art, l’esthéticien Nelson Goodman explique cette possibilité d’ouverture :

Que, pour un spectateur, une image fasse presque, mais pas tout à fait, référence au mobilier banal du monde quotidien ; qu’elle s’inscrive dans une espèce courante d’image et s’en écarte toutefois ; elle pourra mettre à jour des ressemblances et des différences négligées, susciter des associations inaccoutumées, et jusqu’à un certain point refaire notre monde[5].

L’ambition de cette recherche-création n’est pas de « refaire notre monde », mais de travailler sur ce « mobilier banal » du désir, ces images érotiques courantes, ces « associations inaccoutumées » entre images d’hommes et points de vue de femmes – susceptibles de proposer une certaine mise à jour du monde.

2. Regards de femmes – enjeux féministes et artistiques

L’histoire de la femme est l’histoire de l’homme car l’homme a défini l’image de la femme auprès des hommes et auprès des femmes […]. Les hommes ont imposé leur image de la femme dans les médias, ils ont construit une femme qui correspond à ces modèles médiatiques et les femmes se sont construites de la même façon. Si la réalité est la construction sociale et les hommes ses ingénieurs, nous sommes donc face à une réalité masculine. […] La femme doit donc s’emparer de tous les médias, moyens de lutte et de progrès social, afin de libérer la culture des valeurs mâles. Elle le fera également dans le domaine de l’art. Les hommes ont réussi pendant des millénaires à exprimer leurs idées sur l’érotisme, le sexe, la beauté, leur mythologie du pouvoir, de la force et la sévérité dans des sculptures, des peintures, des romans, des films, des pièces de théâtre, des dessins, etc. et ont ainsi influencé nos consciences[6].
                                                                     VALIE EXPORT 

Cet extrait du manifeste de l’exposition « MAGNA » (ayant eu lieu à Vienne en 1972) figure trente-sept ans plus tard dans le catalogue de l’exposition elles@centrepompidou[7] et apparait comme un texte essentiel de l’Histoire de l’art des femmes. Artiste aux pratiques multiples, célèbre pour ses performances (dont la mythique Génitalpanik[8]),Valie Export pointait dans ce discours le fondement même de la structure sociale encore pérenne aujourd’hui : la prédominance du regard des hommes. Cinquante ans plus tard bien des choses ont changé, des droits ont été gagnés, mais le regard sur la sexualité et l’imagerie qui lui est dédiée semblent s’être peu modifiés. L’expression du désir des hommes, dans l’art et ailleurs, est restée la norme et continue « d’influencer nos consciences ». En 2014, pour preuve plus récente, le Musée d’Orsay organisait à Paris l’exposition Masculin / Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Cette rétrospective proposait de lever le tabou sur la nudité des hommes « [t]andis que le corps féminin s’expose ad nauseam sans réserve[9]». L’idée paraissait séduisante et aurait pu être l’occasion de renverser la norme en donnant cette fois la parole (ou le regard) aux femmes sur leur propre objet de désir. Or, sur les cent quarante-huit artistes exposés, elles étaient seulement cinq. Il s’agissait en fait de lever le voile sur la sensualité du nu masculin… d’un point de vue masculin. Ici encore, le regard des hommes prévalait sur celui des femmes.

Cette responsabilité serait toutefois à partager. Bien sûr, le musée d’Orsay aurait pu trouver plusieurs femmes artistes ayant représentés des hommes nus au moins depuis le début du XXe siècle. Or, ce sont des femmes qui figurent sur la majorité des images de corps réalisées par des femmes et connues de l’histoire de l’art. Dans le livre L’art et le corps[10]paru chez Phaidon en 2016, sur les quatre cent cinquante œuvres recensées, à peine 3% font figurer des hommes représentés par des femmes (alors qu’elles sont les créatrices d’environ 20% des œuvres reproduites[11]). On retrouve le même ratio dans une étude québécoise portant sur la représentation de la sexualité chez les femmes artistes de 1999 à 2009. Le recensement effectué sur une dizaine de magazines internationaux d’art contemporain portait sur cinq cents œuvres. Sur ce groupe d’images représentant des corps nus ou sexuels, 17% étaient des images d’hommes[12]. Même au XXIe siècle, à peine plus d’un sixième des représentations faites par des artistes femmes (diffusées dans le milieu de l’art contemporain) et traitant de sexualité impliquent des hommes.

Ainsi, Valie Export souhaitait avant tout dans les années soixante transformer l’image des femmes et leur objectivation récurrente (au cinéma, dans la publicité etc.) – sujet également abordé par beaucoup d’artistes féministes de l’après-guerre. L’idée était de replacer les femmes au centre des performances et des images non plus comme seul corps désirable, soumis aux regards masculins, mais comme être entier, comme sujet, construit par elles-mêmes[13]. Malgré cette prise de parole et de pouvoir nécessaire et émancipatrice, il n’en reste pas moins que le corps des femmes est resté central (et le seul à être regardé) dans les représentations de ces artistes. Si certaines, comme la peintre Sylvia Sleigh, ont toutefois joué d’un certain renversement en proposant des nus masculins, parfois lascifs, elles n’ont pas été nombreuses à placer les hommes en tant qu’objets de désir. Difficulté de diffusion ? Pudeur ? Les questions entourant la représentation du désir des femmes sont nombreuses et font encore débat aujourd’hui.

Paru en 2018, l’ouvrage collectif pluridisciplinaire Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences[14], montre à quel point il est difficile socialement d’aborder le désir des femmes d’un point de vue positif et émancipateur. Si l’ouvrage n’est pas explicitement orienté sur les dysfonctionnements sexuels, plus de la moitié des dix-sept articles de recherches abordent en effet la perte du désir. Il n’est presque jamais question de plaisir, de stimulations sensorielles, ou du rapport aux corps des partenaires. Pourtant, les intentions de départ semblaient différentes :

Partir du désir, c’est porter l’attention sur les normes et les formatages, mais aussi ouvrir une fenêtre sur l’utopie, sur la perspective d’une véritable « libération sexuelle ». À quelles conditions le désir peut-il représenter une force motrice, un véritable pouvoir entre les mains des femmes, un outil d’émancipation et d’autoréalisation[15].

Questionner le désir sexuel des femmes, et donc sa capacité à être écrit, dit ou représenté, pour en proposer de nouvelles lectures stimulantes : telles étaient également les ambitions de l’ouvrage Femmes désirantes. Art, littératures, représentations[16]. Questionnant cette fois la création artistique, les chercheuses ont eu des difficultés à aborder le sujet sans qu’il ne soit encore exclusivement question du corps des femmes – jusqu’au choix d’illustration de la couverture. Elles témoignent :

Que l’on inscrive « désir féminin » ou « désir masculin », les résultats demeurent sensiblement les mêmes. Ainsi obtiendrons-nous invariablement les images de ces corps de femmes dénudés […]. En aucun cas, nous semble-t-il, nous est-il possible d’entrevoir ce que les femmes regardent lorsqu’elles désirent. À l’inverse, la femme est plutôt destinée à incarner le désir, l’objet suprême du désir […], fonction qui traduit irrémédiablement la posture androcentrée du sujet désirant[17].

La différence sociale entourant le désir, porté quasi exclusivement par le corps des femmes, fait en effet partie des inégalités encore tenaces. Il est en effet fréquent de lire, cette fois dans des ouvrages grands publics traitant du désir des femmes, des encouragements à « prendre soin d’elles », à « se faire belles » pour retrouver de l’appétit sexuel lorsque celui-ci vient à manquer[18]. Ainsi, le désir serait inévitablement lié aux corps des femmes, seul véritable support de toutes les projections érotiques. Mais il serait également lié – par une sorte d’obligation morale et sociale – à celui des hommes, toujours considéré comme plus grand, plus impétueux. Le sociologue Michel Bozon parle en ce sens du désir des femmes comme d’un désir subalterne. En référence aux travaux d’Isabelle Clair, il explique :

Il ne s’agit pas d’une simple différence, mais bien d’une hiérarchie qui ne place pas à égalité les partenaires d’une relation hétérosexuelle ; l’inégalité des désirs peut être vue comme l’une des conditions du maintien de l’ordre hétérosexuel[19].

Le fait de considérer le désir des hommes comme nécessairement plus important que celui des femmes, et pour lequel des iniquités permanentes (des violences sexuelles, à l’offre sexuelle marchande, en passant par la surreprésentation des femmes sexualisées dans la sphère médiatique) sont justifiées, ne serait donc qu’une construction sociale – dont les enjeux restent le pouvoir. Michel Bozon développe ainsi :

Nous nous sommes habitués à penser que beaucoup de nos comportements ordinaires s’expliquaient par un inconscient sexuel, alors qu’il conviendrait d’abord d’identifier l’inconscient social et culturel à l’œuvre dans notre activité sexuelle. Ainsi le primat persistant du désir des hommes et la tendance à minorer celui des femmes, à qui on ne prête souvent que des intérêts affectifs, ne découlent pas d’une logique intrinsèque de la sphère sexuelle, mais sont des aspects d’une socialisation de genre inégalitaire, qui n’affecte pas seulement la sexualité[20].

Or c’est précisément cette minoration du désir des femmes, et la difficulté à lui donner représentativité, que je souhaite questionner.

3. Démarche artistique

Mon projet de recherche-création Bandés se construit par une alliance de photographies d’hommes et de textes extraits soit de témoignages de femmes que j’ai recueillis, soit d’ouvrages littéraires ou théoriques. Le choix de l’image photographique est d’abord lié à ma propre pratique, mais il apparaît spécifiquement adapté pour ce type de représentation. Susan Sontag, essayiste américaine ayant travaillé dans les années soixante-dix sur notre rapport à la photographie, propose en effet qu’ « [e]n nous enseignant un nouveau code visuel, les photographies modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que nous avons le droit d’observer[21] ». Ainsi, les photographies, en tant que preuves du « réel » (comme l’est également la vidéo), peuvent servir à élaborer une réalité plus ample – non pas le monde tel que nous le voyons, mais comme nous pourrions le voir.

Des photographies d’hommes sexualisés – dans un contexte artistique – peuvent-elles alors participer à élargir notre vision des corps désirables, méritant d’être regardés ? Comme nous l’avons vu, le corps de l’homme étant socialement moins considéré et jugé comme tel, le projet suppose de construire des images sensuelles et sexuelles évidentes, brouillant parfois les limites entre « l’érotisme » et la « pornographie »[22]. Une manière également pour les femmes de se réapproprier des images explicitement sexuelles – les images suggestives étant les seules à leur être conventionnellement rattachées.

La mise en scène des sujets (leurs postures, notamment), lieux et accessoires permettent notamment l’exploration de ces lignes souvent diffuses liées aux catégories d’images sexuelles, pour mettre en lumière certaines interrogations. Christine Buignet, chercheuse en art, explique :

Ainsi la photographie mise en scène peut-elle être vue comme lieu d’une hétérogenèse, suggérant des configurations nouvelles, amenant le récepteur à éprouver paradoxalement à la fois sa singularité et l’oubli momentané de l’individuation – irruption d’un corps partageable dans une faille des codes[23].

Nous avons été sensible à cette idée de failles, d’anomalie ou de manque qui provoque de nouvelles significations. Cette analyse est également présente dans les écrits du philosophe Maurice Merleau-Ponty à propos de la création artistique :

Il y a signification lorsque nous soumettons les données du monde à une déformation cohérente. Il suffit que, dans le plein des choses nous ménagions certains creux, certaines fissures […] pour faire venir au monde cela même qui lui est le plus étranger : un sens. Il y a style (et de là signification) dès qu’il y a des figures et des fonds, une norme et une déviation, un haut et un bas, c’est-à-dire dès que certains éléments du monde prennent valeur de dimensions selon lesquelles désormais nous mesurons tout le reste, par rapport auxquelles nous indiquons tout le reste[24].

Comme pour Nelson Goodman, c’est encore l’écart entre le banal et le « presque » banal, la norme et la déviation qui fait prendre son sens à la proposition artistique. Dans la thématique qui nous occupe, le corps des femmes et leur multiples représentations prennent valeur de référence et de norme du « désir », selon lesquelles nous mesurons le reste ; les images d’hommes sexualisés par le regard (désirant) d’une femme deviennent alors par défaut une déviation.

Ainsi, la dimension plastique de Bandés se construit depuis plus d’un an sur ces quelques invariables : des photographies mises en scènes sur lesquelles figurent exclusivement des hommes ; des lieux variés évoquant l’idée d’intimité ou de fantasmes ; des corps sexualisés de manière plus ou moins évidente, susceptibles, pour certaines, de faire émerger physiquement la question de l’excitation et du désir.

La difficulté à trouver des modèles masculins a certes limité la diversité des corps photographiés, mais la préoccupation d’avoir en images des corps et des sexes variés, pour ne pas les ancrer dans une représentation trop stéréotypée, deviendra plus importante. Il s’agit en effet de travailler sur une certaine quotidienneté. Cet aspect de l’élaboration des images est primordial – et explique le choix d’utiliser des éclairages naturels, plutôt qu’artificiels, ainsi que des modèles « normaux » plutôt que professionnels. C’est également pour cela que les clichés sont réalisés hors studio, dans des espaces habituels, conformes à leur configuration originale. Une part d’improvisation importante s’ajoute à ces critères.

S’est ensuite posée la question de l’érotisation des corps et des facteurs pouvant l’influencer. Si l’on se réfère aux images de femmes, les vêtements et les postures sont les principaux vecteurs de désirabilité (lingerie, talons hauts, positions allongées ou assises, souvent jambes écartées, voir relevées, mise en valeur des fesses, de la poitrine ou de l’entre-jambe). Cet ajout est moins évident sur les hommes ; étant traditionnellement ceux qui regardent et non objets du regard, les normes d’érotisation de leur corps par des vêtements ou des positions sont moindres. Pourtant, selon Paul Ardenne, cette mise en scène des corps ne serait pas anodine dans l’image sexuelle : elle « (ferait) l’image érotique, (elle) en serait même le principal vecteur [25]». La construction de nos images se fait donc en collaboration avec les modèles, ainsi qu’en relation à certains témoignages de femmes recueillis en amont. Une tension peut être créée (autant dans la séance de prise de vue que dans la proposition plastique), par des photographies en « étape » et en progression, en partant d’un corps partiellement habillé, jusqu’à un corps nu, puis en érection. Les photographies sont tantôt suggérées, tantôt explicites – le sexe en érection restant la façon la plus évidente de sexualiser le corps masculin.

Or, si comme l’écrit Bernard Darras « le sens d’une chose est dans les habitudes qu’elle implique[26]»,  il est possible que ces images seules soient analysées de manière inappropriées. Mais de quelle habitude pouvons-nous certifier dans la consommation d’images, à part (peut-être) celles dans l’espace médiatique et publicitaire ? De quelle(s) habitude(s) peuvent parler des images d’hommes nus ?

Jacques Aumont explique cette relation entre connaissance et capacité d’interprétation :

Si l’image contient du sens, celui-ci est donc à « lire » par son destinataire, par son spectateur. C’est tout le problème de l’interprétation de l’image. Chacun sait, par expérience directe, que les images ne sont pas visibles de manière unique, entièrement déterminée par l’appareil perceptif, et que nous n’y voyons, au sens plein du terme, que ce que nous sommes capables de comprendre. Les images produites dans un contexte spatial ou temporel éloigné du nôtre sont ainsi celles qui nécessitent le plus d’interprétation[27].

Pour le philosophe Dominic Lopes également, une « tentative erronée d’interprétation[28]» survient lorsque l’on analyse une image avec le mauvais système de lecture – mais elle peut être résolue par un apport d’information, donné de manière verbale ou par écrit. Plusieurs artistes ont ainsi accompagné leurs œuvres de légendes, citations ou commentaires écrits afin de diminuer l’écart entre leurs intentions et la réception de leurs œuvres. L’artiste et critique d’art Sally Bonn en propose l’analyse dans Les mots et les œuvres :

Chez Buren, mais aussi chez Pistoletto ou Moris, les textes occasionnent ce que Hans Robert Jauss nomme « une perception guidée », c’est-à-dire une perception « qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et déclenché par des signaux que l’on peut découvrir », plus ou moins directement associé aux œuvres. Ils ne constituent pas un ensemble cohérent qui prédispose à une compréhension unifiée, linéaire et évolutive, mais développent une pratique de la lecture, fragmentaire et active, qui modifie autant la lisibilité des textes que la perception des œuvres[29].

Au-delà de la réception sensible et spontanée de leurs travaux, ces artistes ont donc choisi d’utiliser des textes pour en faciliter la lecture – et construire un processus de réflexion par des allers-retours analytiques entre les deux médiums. Les textes n’expliquent pas nécessairement  les œuvres, mais étayent la réflexion, pour amener peut-être à voir et comprendre les représentations autrement.

Les artistes veulent renverser le primat du visuel, remettre en cause ce que Morris nomme la tyrannie de l’optique. Il n’est plus seulement question de rendre visible mais d’étendre cette visibilité, de l’augmenter, de l’élargir. Soit du côté de la perception, soit de manière discursive. Ne pas réduire à l’œil, comme l’écrit Buren, et faire de l’œuvre d’art l’occasion d’une expérience corporelle et d’une expérience cognitive[30].

Bien que l’art conceptuel ou minimal des années soixante ne soit pas mon objet d’étude ni ma source d’inspiration, il me semble que l’enjeu de mon travail nécessite de guider l’interprétation des images en proposant un aller-retour de lecture entre textes et photographies.

Regarder ces photographies à l’aune de témoignages de femmes qui parlent de leur désir, de ce qui les anime ou de la relation qu’elles entretiennent au corps d’un homme, permet en effet d’orienter la réception. Sous forme d’enregistrements audio proposés à l’écoute ou de retranscriptions narratives, la parole de femmes est ainsi restituée ; d’objets de regard, les femmes deviennent sujets du discours : ce n’est pas leur image qui est pour une fois utilisée, mais leurs analyses et leurs expériences. De plus, les textes viennent à la fois révéler l’expression de désirs réels de femmes, preuve de cet appétit sexuel commun, tourné vers l’autre, commun à tous les genres – et par là-même rappeler que l’expression de ce désir est historiquement invisibilisé. Les photographies sont alors réalisées pour illustrer les témoignages, mais surtout, comme un questionnement, pour engendrer la réflexion et proposer aux femmes de s’approprier leur propre regard désirant.

Cette recherche-création sera poursuivie encore quelques années, guidée toujours par une analyse sociologique, féministe et artistique questionnant l’iniquité dans la représentativité du désir. Concernant la présentation plastique du projet, plusieurs voies sont envisagées : exposition avec des tirages grands formats, livre d’artiste, montage vidéo. Ce qui est présenté ici est une des formes possibles de la création, encore en construction. Par une approche du texte plus narratif et littéraire, juxtaposé aux images, je tente un mélange des genres : le frottement entre des images à la fois mises en scène et documentaires, entre des corps d’hommes et des voix de femmes, entre des expériences réelles et fabriquées.

Notes

[1] PLANA, Muriel. « ‘L’instant juste avant le meurtre’ : la séquence du ‘tableau vivant’ dans Généalogies d’un crime de Raoul Ruiz. » In  BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud. (dir.) Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. Pau : Figures de l’art, Puppa, 2012.

[2] CANNONCE Belinda. 09/01/2018. « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies », Le Monde. Consulté sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/le-jour-ou-les-femmes-se-sentiront-autorisees-a-exprimer-leur-desir-elles-ne-seront-plus-des-proies_5239102_3232.html.

[3] PLUTA, Izabella et LOSCO-LENA, Mireille. « Pour une topographie de la recherche-création ». Ligeia. 2015/1 (N° 137-140), p. 39-46. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-ligeia-2015-1-page-39.htm.

[4] Ibidem.

[5] GOODMAN, Nelson. Langages de l’art. Paris : Hachette, 1990, p. 58.

[6] EXPORT, Valie. « ‘Woman’s Art’ (1972). Manifeste de l’exposition « MAGNA ». Vienne : 1972. » In elles@centrepompidou. Artistes femmes dans la collection du musée national d’art moderne, centre de création industrielle, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, 2009, p. 355.

[7] Exposition organisée en 2009 au Centre Pompidou, entièrement dédiée aux artistes femmes présentes dans les collections du musée.

[8]Voir à ce propos l’article très complet de Rose-Anne Gush, « VALIE EXPORT : Image et espace du corps » In Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 6 novembre 2017, consulté le 3 mai 2019. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/valie-export-image-espace-corps/.

[9] Masculin / masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Catalogue de l’exposition au Musée d’Orsay. Paris : Flammarion, 2013.

[10] L’Art et le corps. Paris : Phaidon, 2016, 439 p.

[11] Les chiffres sont donnés à titre indicatif. Les images ont été comptabilisées et séparées par genre selon les auteur·es et les corps représentés, sachant que plusieurs corps de sexes différents sont parfois présents sur une même image et que plusieurs œuvres sont d’artistes inconnu·es.

[12] LAVIGNE, Julie, LAURIN Audrey et MAIORANO Sabrina. « Images du désir des femmes : agentivité sexuelle par la subversion de la norme érotique ou pornographique objectivante ». In Femmes désirantes. Art, littérature et représentations, BOISCLAIR, Isabelle et DUSSAULT FRENETTE, Catherine (dir). Montréal : éditions du Remue-ménage, 2013, p.35-55.

[13] Pour plus de détails sur l’art féministe anglais et américain, voir : RECKITT, Helena et PHELAN, Peggy (dir.). Art et féminisme. Londres : Phaidon, 2005, 204 p.

[14] Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences, GARDEY, Delphine et VUILLE, Marilène (dir.). Paris : Le bord de l’Eau, 2018, 334 p.

[15] GARDEY, Delphine. « Savoirs du sexe, politiques du désir. Les sciences, la médecine et la sexualité des femmes (XIXe-XXIe siècles) ». In Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences. 2018, op. cit.

[16] BOISCLAIR, Isabelle et DUSSAULT FRENETTE, Catherine (dir.). Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. 2013, op. cit.

[17] Idem, p.12.

[18] Le livre Les Femmes, le sexe et l’amour. 3 000 femmes témoignent de Philippe Brenot est un bon exemple. Pour dresser un portrait de la sexualité des femmes aujourd’hui, l’auteur a recueilli trois mille témoignages par écrit. Son livre est une compilation de ces réponses fermées et ouvertes accompagnées d’analyses. Dans la section Désir du questionnaire (consultable à la fin du livre), la première question est « Vous trouvez-vous belle ? ».

[19] BOZON, Michel. « Ni trop ni trop peu. Médecine, âge et désir des femmes » in Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences. 2018, op. cit.

[20] BOZON, Michel. Sociologie de la sexualité, 2e édition. Paris : Armand Colin, 2009, p.8.

[21] SONTAG, Susan. Sur la photographie. Paris : Ed. Christian Bourgeois, 2008, 280 p.

[22] De nombreux auteurs ont tenté de faire la distinction entre érotisme et pornographie dans l’art, dont Dominique Baqué, Paul Ardenne, Ramon Tio Bellido, Patrick Baudry etc. Il semble que le sens et l’usage des mots se soient transformés avec les époques. Le mot pornographie se serait en quelque sorte substitué au mot érotisme, beaucoup plus sulfureux au début du XXe siècle. L’analyse de l’historienne de l’art Julie Lavigne, qui ne les sépare pas mais inclut plutôt la pornographie comme un sous-ensemble restreint de l’érotisme, me semble la plus pertinente.

[23] BUIGNET, Christine. « Irréels réalisés, réalités exacerbées ? La photographie mise en scène comme dispositif de détournement ». In BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud. (dir.) Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. op. cit. p. 251.

[24] MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde. Paris : Gallimard, 1969, p.85-86.

[25] ARDENNE, Paul. L’Image Corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 2010, 507 p.

[26] Cité in, BEYAERT-GESLIN, Anne. « Faire la différence. » In L’Image entre sens et signification. Paris : Publications de la Sorbonne, 2006.

[27] AUMONT, Jacques. L’Image. Paris : Armand Colin, 3e édition, 2011, p.236.

[28] MCIVER LOPES, Dominic. Comprendre les images, une théorie de la représentation iconique. Rennes : Presse universitaire de Rennes, 2014, 298 p.

[29] BONN, Sally. Les Mots et les œuvres. Paris : Fiction et Cie, Le Seuil, 2017, p.51.

[30] Idem, p.63.


Bibliographie

AUMONT, Jacques. L’Image. Paris : Armand Colin, 3e édition, 2011, p.236.

ARDENNE, Paul. L’Image Corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle. Paris : Editions du Regard, 2010, 507 p.

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BOZON, Michel. Sociologie de la sexualité, 2e édition. Paris : Armand Colin, 2009, 126 p.

BRENOT, Philippe. Les Femmes, le sexe et l’amour. 3000 femmes témoignent. Paris : Editions des Arènes, 2011, 320 p.

BUIGNET, Christine et RYKNER, Arnaud (Dir.). Entre code et corps. Tableau vivant et photographie mise en scène. Pau : Figures de l’art, PUPPA, 2012, 352 p.

CHOLLET Mona, Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Paris, Zones, 2012, 237 p.

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FROIDEVAUX-METTERIE Camille. Le Corps des femmes. La bataille de l’intime. Philosophie éditeur, 2018, 96 p.

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LUCIE-SMITH, Edouard. La Sexualité dans l’art occidental. Londres : Thames et Hudson, 1991, 285 pages.

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Masculin / masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Catalogue de l’exposition au Musée d’Orsay. Paris : Flammarion, 2013, 302 p.

MERLEAU-PONTY, Maurice. La prose du monde. Paris : Gallimard, 1969, 438 p.

MIMOUN, Sylvain. Ce que les femmes préférent. Le désir féminin : le découvrir, le cultiver, le retrouver. Paris : Editions Albin Michel, 2008, 280 p.

MCIVER LOPES, Dominic. Comprendre les images, une théorie de la représentation iconique. Rennes : Presse universitaire de Rennes, 2014, 298 pages.

RECKITT, Helena et PHELAN, Peggy. Art et féminisme. Paris : Phaidon, 2005, 204 pages.

ROBERT, Marie, POHLMANN, Ulrich et GALIFOT, Thomas. Qui a peur des femmes photographes. Paris : Hazan, 2015, 304 pages.

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TIO BELLIDO Ramon (dir.). Sous-titrée X, la pornographie entre images et propos. Rennes : Presse Universitaire de Rennes, 2001, 136 p.

Cartographies de désir féminin : « On being an Angel »…

Biliana VASSILEVA
Biliana Vassileva est danseuse et enseignante-chercheuse (MCF), spécialisée en études chorégraphiques, pratiques somatiques et processus de création. Elle travaille actuellement sur le geste dansé autour des notions d’incorporation et de pratiques de subjectivation. Les autres thématiques abordées sont les idéologies du féminin, les théories de la réception, les perceptions, les sensations et les fictions en danse, etc., depuis lesquelles elle développe des projets de recherche-création dans le champs chorégraphique et performatif en collaboration avec des artistes-chercheurs en musique, théâtre, etc., présentés dans le cadre d’événements socioculturels et manifestations universitaires diverses. Elle est membre du CEAC, Université de Lille, titulaire depuis 2009.
bilidanse@gmail.com

Pour citer cet article : Vassileva, Biliana, « Cartographies de désir féminin : “On being an Angel”… », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/cartographies-de-desir-feminin-on-being-an-angel/

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Résumé

Cette étude propose un regard analytique sur la notion de « désir » en tant que dynamique particulière d’impulsion pour l’expression d’« effets de vie » dans des œuvres d’art contemporain créées par des artistes femmes. Cette quête subjective, somatique et esthétique peut être reliée au champ chorégraphique d’émergence de la danse contemporaine, des années 80 à nos jours

Le désir est conçu et perçu comme une forme particulière de mobilité, qui génère des forces vitales et qui les transforme en mouvement orienté. Dans le champ de l’art contemporain, les artistes femmes nous proposent une nouvelle mobilité de la perception, des immersions sensibles.

Mots-clés: désir – art contemporain – imaginaire – sexualité – féminité

Abstract

This study offers an analytical perspective about desire as dynamics made of impulses, close to the idea of « effets de vie » in contemporary art works, made by women artists; and link to some contemporary dance practice. The notion of desire is conceived as a particular kind of mobility, which engenders vital forces, and transforms them into an orientated movement. Women sexuality channeled through these artistic approaches offer a new variety of perceptions and sensitive immersions.

Keywords: desire – contemporary art – imagination – sexuality – female


Sommaire

Introduction
1.L’image et le texte dans les journaux intimes de Francesca Woodman : « On being an Angel »
2. Le kairos d’une auto fiction
3. Le désir de nouveaux formats artistiques
4. Camouflages
5. Performativité du désir dansant
6. Perspectives : d’autres médiations du désir au féminin.
Conclusion
Notes
Bibliographie



Introduction

Cette étude propose un regard analytique sur la notion de « désir » conçue comme une dynamique particulière d’« effets de vie » ; ce que André Lepecki va relier, pour sa part, à une quête subjective, somatique et esthétique dans le champ chorégraphique d’émergence de la danse contemporaine, depuis les années 80 .

Le désir est conçu et perçu comme une forme particulière de mobilité qui génère des impulsions, des forces vitales, et qui les transforme en mouvement orienté. Dans le champ de l’art contemporain, les artistes femmes nous proposent une nouvelle mobilité de la perception, des immersions sensibles, associées parfois aux « savoirs faire » des sorcières, comme par exemple la plasticienne Cecile Hug qui crée à partir de longues résidences dans la nature. Pour convoquer sa mémoire sensorielle, elle  se promène et collecte des éléments minimalistes (coquillages, ailes d’insectes, bouts de brindilles, pétales de fleurs, …) pour élaborer sa série L’entre jambe. Ainsi, elle rend visible une sorte de journal intime, une série de représentations d’états de corps, des reconstitutions de sa mémoire d’ « entre jambes », liées à différentes phases de sa vie et de ses désirs.

Cécile Hug, L’entre jambe, 2014, © Cécile Hug

Une recherche similaire sur l’émergence du geste dansé apparaît dans certaines pratiques chorégraphiques, plus « libertines » et intimes, autour du sujet de « groin » – l’entre jambe comme lieu d’activation d’énergie et de mouvance, au féminin, mais aussi au masculin. Dans ce sens le travail de l’artiste contemporain chinois Red Hang et le discours performatif du langage du mouvement en Gaga (danse contemporaine) deviennent de possibles médiations du désir féminin à travers d’autres voix.

L’étude propose un croisement de plusieurs pratiques: de la série de Cécile Hug, citée plus haut, aux exemples d’expression féministe de  Francesca Woodmann, et de ses journaux intimes ; de celle de la chorégraphe Carolyn Carlson, qui élabore des passerelles entre poèmes et gestes[1], aux brèves citations qui accompagnent les photographies de Monika Balonówna Munchausen, Yung Cheng Lin, Yoonkyung Jang et d’autres qui dévoilent une génération sensible, tous se questionnent   sur l’identité intime, la liberté et la sexualité. Quelles frontières déplacent ces exemples d’expression du désir sexué, sexuel, érotique et féministe ? Quel trouble de la perception est alors engendré ?

 

1.L’image et le texte dans les journaux intimes de Francesca Woodman : « On being an Angel »

Malgré sa disparition prématurée à l’âge de vingt-deux ans, la photographe américaine Francesca Woodman, (1958-1981) laisse une impressionnante production visuelle. Les œuvres de l’artiste font partie de collections de musées internationaux comme la Tate Modern à Londres ou le Metropolitan Museum of Art à New York. La première exposition itinérante du travail de Francesca Woodman date de 1986 et ses principales expositions européennes, des années 1990. La Fondation Cartier et les Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles ont été les premières à lui consacrer une rétrospective en France, en 1998. Ses photographies dévoilent de multiples influences allant notamment du symbolisme au surréalisme. Par son travail profondément intime et sensible, fondé sur l’exploration perpétuelle du soi et du médium, elle fait de la photographie sa seconde peau. Quelques vidéos de nature performative reprennent les mêmes interrogations sur la construction de l’image à travers un scénario à la fois très élaboré et éphémère.

Francesca Woodman a souvent utilisé son corps dans ses images.  « Its a matter of convenience. I am always available »[2], explique-t-elle, quand l’urgence de la représentation se manifeste, ou quand son amie, Sloan Rankin, lui demande pourquoi elle prend une telle quantité de photographies d’elle-même. Avec une précocité prodigieuse, Francesca Woodman développe surtout des pratiques d’autoportrait, mais son impétueuse imagination la mène également vers des réflexions sur la technique photographique et sur l’articulation texte / image.

Ses mises en scène à l’intérieur de pièces dépouillées, l’apparition fantomatique du corps au milieu d’espaces en décrépitude, de maisons sur le point d’être démolies, dépassent le strict genre de l’autoportrait. Le corps s’entremêle avec verres, miroirs, peintures écaillées, papier peint déchiré. Les accessoires et les mises en scène tendent vers des influences surréalistes assumées – reflets, juxtapositions, collages, superposition, transitions associatives, etc. Le corps, quant à lui, est trituré et fragmenté jusqu’à se fondre dans son environnement et soulever des questions sur la métamorphose ou le genre. Ces images insolentes, déroutantes et d’une rare intensité évoquent l’éphémère, la fugacité du temps comme la figure de l’ange. La romancière Anna Tellgren les commente :

L’ange est un motif récurrent chez l’Américaine Francesca Woodman. Sur la photographie On Being an Angel (1976), elle s’est renversée en arrière, laissant tomber la lumière sur sa peau blanche. On distingue un parapluie noir à l’arrière-plan. Une nouvelle version, réalisée l’année suivante, laisse apparaître son visage et l’image prend une tonalité plus sombre. La jeune femme a développé ce thème de l’ange à l’occasion d’une visite à Rome où elle s’est photographiée dans un grand local abandonné. À l’image, elle est habillée d’un jupon blanc, mais le torse est nu. Nous devinons à l’arrière-plan de grands pans de tissu blanc formant des ailes. Ces photographies, Francesca Woodman les a intitulées From Angel series (1977) et From a series on Angels (1977). D’autres portent le simple titre Angels (1977-1978), dont l’une où elle se tient à nouveau penchée en arrière, mais devant un mur peint d’un graffiti noir[3].

L’artiste met en scène des récits qui se déploient dans l’espace. Elle raconte et se raconte, ainsi elle prend aussi place dans l’espace symbolique de ses visualisations. Ses photographies élargissent leurs dimensions pragmatiques et fonctionnelles par les bords blancs, remplis de notes gribouillées. Et, même dans le temps, ses images sont comme des fragments d’histoires qui se prolongent en dehors des expositions, au plus profond de l’imaginaire du spectateur. Par certains aspects de références sous-textuelles (under textuality), Francesca Woodman rejoint la grande narration de notre histoire culturelle. Un grand nombre d’images pré-élaborées avec le plus grand soin citent des œuvres, des mythes ou des motifs qu’elle reprend à sa manière, singulière. Lys, cygnes, serpents, anguilles, troncs de bouleaux élancés, ailes d’anges sont ses motifs qu’elle rattache au fait d’être une femme, d’habiter un corps de femme, de le compléter ou le mettre en valeur, et qui se renouvellent de manière étonnante dans l’interprétation de la photographe. « Ce n’est pas simple, l’investigation peut faire mal. La quête de sincérité peut se révéler douloureuse, mais c’est la seule voie possible si l’on prend sa tâche au sérieux », ajoute la commissaire Anna-Karin Palm[4].

La recherche artistique de Francesca Woodman est toujours accompagnée par quelques notes qui commentent les idées clefs de ses images. Il ne s’agit pas d’une illustration mais d’un processus créatif en résonance entre l’état affectif de l’artiste et l’inspiration du jour ou l’idée directrice qui la traverse:  « Then at one point I did not need to translate the notes; they went directly to my hands [5]». Ainsi l’artiste décrit sa démarche même d’articulation entre écriture et travail visuel. Dans un autre esprit, l’image met en relief le texte et l’inverse comme dans le remake ironique d’une photo d’identité, la tête délimitée par une écharpe, le corps nu exposé sur le fond d’un certificat de naissance dans l’image sous le titre Untitled, New York, 1979-1980.

Francesca Woodman, Devenir un ange (Éditions Xavier Barral, 2016)

« You cannot see me from where I look at myself », écrit Francesca Woodman[6], pour donner une clé possible pour son monde intérieur d’effervescence créatrice. En effet, son visage est souvent caché par ses cheveux, par le cadrage, par un élément de camouflage. Dans Auto-portrait à treize ans, une cascade de mèches couvre ses yeux au moment même où elle tire la corde qui déclenche la prise de vue. C’est le moment qui décidera de la prise de vue et de son mouvement en empreinte éphémère. Le jeu de cache-cache, ou plutôt de caché – montré – deviné – imaginé – co-imaginé – anime aussi ses postures. Elle utilise ses accessoires (masque, tissu, etc.) dans les mises en scène, entre la lumière et l’obscurité. Elle écrit dans son Journal : « Je suis intéressée par les rapports que les gens ont avec l’espace. Le mieux c’est de décrire les interactions avec les limites de l’espace.[7]»

Dans son rapport à l’étude de spatialités diverses, Francesca met au défi les conventions sociales qui régissent encore une Amérique empreinte de puritanisme. Paradoxalement, la jeune photographe a reçu une éducation émancipatrice, ce qui lui permet de « voyager » facilement, au-delà de ses propres limites, par l’élan fantasmagorique de ses visons et visualisations. Il ne s’agit pas tant de nier le réalisme, mais d’en détourner les codes, ou d’ajouter des strates venues de son imaginaire. Le désir qui en découle est en vérité minutieusement mis en scène, comme la photo sur laquelle elle apparaît dans le reflet d’un miroir, au centre d’un couloir caché, entre des murs qui cadrent parfaitement son corps nu, rampant à quatre pattes, avec ce regard curieux de découverte d’elle-même. « Finalement il n’y a pas d’intention de cacher la procédure par laquelle les images prennent vie : le câble qui contrôle le déclencheur automatique est dans un premier plan, présent ici, même si transfiguré lui-même par le mouvement », indique Pierini[8] pour son premier Autoportrait à treize ans. Dans cette immédiateté de lien entre mots et image, Francesca nous propose une alternative aux bandes dessinées, avec la bouche ouverte pour un « bubble talking » – parler avec des vraies petites bulles au lieu des mots écrits et encadrés dans une seule – ou remplacer le flux de la conversation avec la matérialité d’une substance en légèreté et en mouvement.

2. Le kairos d’une auto fiction

Dans tous ces exemples, Francesca travaille avec le procédé de  kairos : capter le moment opportun pour révéler ce qui est sublime dans la rencontre/coïncidence avec  l’image. Son sous-texte, l’environnement et la lumière mettent l’avènement du kairos en relief. L’autofiction a une place importante et un rôle prépondérant dans le travail de Francesca Woodman. Elle incarne, pour la plupart des prises, la mise en lumière d’une vision, d’une pensée, d’une sensation, reliée à sa vie intérieure ou à sa confrontation avec les limites et les libertés que son entourage et son lieu de vie lui proposent. Son ironie subtile déborde parfois dans des critiques sévères et viscérales des contraintes, injustices, absurdités et cruautés sociales qui touchent à la fois à la nature humaine, mais aussi à son pouvoir d’agir. Féministe avant l’heure, avant-gardiste à ce jour, son travail est toujours d’actualité. Elle travaille avec des vérités profondes qui sont avouées à la fois avec l’aide des mots – ses notes en continu sur les marges des images émergentes – et par sa pratique artistique qui suit « the stream of consciousness » (le flot de conscience) en évolution perpétuelle : « things looked funny because my pictures depend on an emotional state… I know this is true and I thought about this for a long time. Somehow it made me feel very, very good[9] ».

L’usage du mot, ainsi que le détail pictural comportent peu d’informations, à première vue, mais sa force évocatrice peut se déplier en multiples significations et associations libres. Les petites phrases poétiques, les annotations dans les marges des photos sont un « prolongement du corps, une manière de collecter des perceptions, un cadre qui fonctionne comme un zip, ouvert à la fois vers l’intérieur et l’extérieur[10] ». La vie de Francesca Woodman est tragiquement écourtée, elle nous laisse environ 600 œuvres, dont seulement 200 circulent publiquement. Les observations, les notes, les pensées et les titres, soigneusement choisis par l’artiste, témoignent d’une plongée autobiographique, réfléchie et assumée. Cette démarche concerne aussi les enjeux féministes pour donner une nouvelle visibilité aux femmes auteures. Abigail Solomon-Godeau affirmera d’ailleurs que « les prodiges en photographies sont singulièrement rares ; des femmes prodiges dans ce domaine – virtuellement n’existent pas, on n’en a jamais entendu parler[11] ».

Dans la continuité permanente entre le travail professionnel et la vie personnelle de Woodman, le même principe opère sur d’autres niveaux, comme celui de l’usage du texte et de l’élaboration visuelle. Dans ces journaux, elle fait preuve d’ironie, tout en restant au plus près de la réalité matérielle de la construction des images qui reflètent son imaginaire :

Encore une fois, une certaine stratégie linguistique est appliquée, selon laquelle le langage, (autrement verbal N.A.) apparaît invisible, dans le but de renforcer l’aspect imperceptible, ou le besoin de vigilance, de la part du spectateur et de la part de l’observation[12].

Parmi ces vidéos conçues sur le mode performatif, on voit Francesca elle-même, dans son rôle de modèle principal photographique. Elle écrit son prénom « Francesca » sur un rouleau de papier à plusieurs reprises, et pourtant chaque fois de façon similaire. Elle sort ensuite l’autre bras et commence à déchirer le papier, à partir de son nombril vers les pieds. Ainsi, les fenêtres s’ouvrent et son corps nu se dévoile, tout en détruisant le prénom qui fixe une identité. Le mot « Francesca » se désintègre. Avec le rejet d’une identité réelle, Woodman rejette aussi l’identité dite fausse, puisque sa dimension charnelle peut se transformer à l’infini.

3.Le désir de nouveaux formats artistiques

Francesca appartient à une génération qui a cessé de se définir comme une seule catégorie sociale. Cette génération bricole et multiplie les rôles différents de créateur/créatrice pour éviter la simple dénomination d’« artiste » :

La migration de modes et de disciplines souligne l’appartenance de Woodman à une nouvelle génération, qui après les avant-gardistes qui ont révolutionné des langages artistiques, ont corrompu l’idée de pureté et ont séparé d’une manière rigide des disciplines tenues fortement à part, a créé des nouveaux usages d’enchevêtrements de medias et de langages[13].

Francesca propose des expositions et des installations, et préfère que son travail soit publié au lieu de se confronter à l’œil vif du public. Woodman décide d’augmenter la taille des images pour éviter les habitudes perceptives conventionnelles, de mettre toujours l’œuvre d’art au niveau du regard du spectateur. « L’idea del 8 junio me tera su molto », écrit-elle en italien, à la marge de ces photos pendant son séjour à Rome.

L’époque dans laquelle Francesca vit et crée a ses spécificités à ne pas ignorer. En Europe et dans l’Amérique du Nord les mêmes problèmes surgissent – il faut redéfinir en urgence les styles de vie, les conceptions de ce qui est le « quotidien », la maison dans un sens élargi, le territoire en termes de mobilités plus que de fixations. Cette effervescence critique mène vers l’ouverture de ce que Roland Barthes va appeler des espaces qui expriment une « multiplicité de dimensions »[14], dans un climat global d’insécurité et dans le besoin d’autonomie :

Les enjeux sont voyager, la dimension nomade et la conception de capsules et modules vivants ; la recherche de contact avec la nature, le partage de nourriture, la sensibilité pour l’environnement et la marche à travers des villes. Et, en plus, nous pouvons ajouter : l’intérêt pour l’archéologie industrielle, avec ses conversions et démolitions, l’occupation des grands espaces, sans subdivisions et hiérarchies de l’espace (lofts) ; et l’usage des habits « vintage » qui peuvent correspondre à plusieurs styles, avec pour résultat une grande variété d’identités possibles[15].

Dans le travail de Woodman, ces signes hybrides tissés d’images, allégories, textes et sous-textes se précipitent dans un ensemble qui n’est pas défini ou déterminé par la place centrale du narcissisme individuel. Ce phénomène de dispersion post-moderne se manifeste déjà dans d’autres formes d’art comme la fragmentation du sujet à travers l’écriture de James Joyce et d’autres.

C’est une manière haptique et performative d’agir par rapport à ce que l’artiste intériorise, à ce qu’il est en train de résoudre à travers sa physicalité, sur son lieu d’habitation, notamment New York, et au cours de ses nombreux voyages, comme celui inspiré par l’ambiance de Rome. Ici, le terme d’« haptique » est explicité : « comme l’étymologie grecque nous le dit, haptique veut dire « être capable de rentrer en contact avec[16] ». En tant que fonction cutanée, le sens haptique constitue notre contact réciproque entre nous et l’environnement, abritant et élargissant des surfaces en communication.

Entre plusieurs photographies de Francesca, nous pouvons établir un continuum temporel qui nous mène vers différents lieux immersifs et contemplatifs. Il s’agit d’une narration aux strates plurielles et de projections très intimes d’images mentales. L’incohérence énigmatique de plusieurs objets qui peuvent apparaître, est cartographiée de sorte à construire, malgré tout, une histoire. Les images comportent cette instabilité cinématique qui s’avère particulièrement fonctionnelle pour des effets de narration comme dans Some Disordered Interior Geometries, artist’s notebook 1980/81, cahiers tenus par Francesca Woodman.

4.Camouflages

Le désir a souvent recours au camouflage, impersonnel, entièrement ou partiellement. Paradoxalement, l’action de camoufler peut nous ramener au plus près de la sphère intime de ceux et celles qui s’y cachent ; au lieu de créer plus de distance, le camouflage montre plus qu’il ne cache. Il agit comme crocheteur qui déconstruit les attentes sociales par leur intérieur – ainsi Francesca met en scène l’adolescence affrontée, arrogante, fragile. Ses déguisements esthétiques et intellectuels témoignent de sa franchise et d’une vulnérable impudence.

Elle peut insinuer des strates de sous-textualité (« undertexuality »), et en même temps, orienter le regard vers un point précis, de façon à faire voir ce qu’elle veut montrer au moment où elle veut le montrer. Le traitement de la lumière affecte en outre les valeurs picturales pour moduler l’espace et le corps qui s’y fige, fait surgir des faisceaux d’images et d’ombres au point que le corps photographié tend presque naturellement à se picturaliser[17]. Les photographies de la série Providence font ainsi supposer qu’elles en savent déjà un peu plus que Woodman, comme si elles avaient devancé sa pensée.

Woodman fait une revendication très nette de la sexualité féminine à travers une figure de la femme-enfant très stylisée – l’écolière perverse – vraisemblablement héritée du surréalisme. De l’aveu de l’artiste, il s’agit ici de « photographies littéraires, dont elle dit avoir oublié la métaphore d’origine[18] ». La présence de l’artiste est souvent sous la forme d’une allusion, et presque spectrale, dans la tradition de la photographie surréaliste. Paradoxalement, le sens de l’autoportrait est signifié dans son Journal : « être photographiée m’aide à être moi », « je ne peux pas aller plus loin pour ce qui est de faire salon[19] ». Autrement dit, Woodman appartient à une génération de femmes artistes qui considèrent que l’expression de la subjectivité féminine est la priorité de leur agenda politique et de leur recherche formelle.

 

5.Performativité du désir dansant

Tout corps bouge dans des luminosités, des effets d’apparition et de disparition :

D’apparence fébrile, le mouvement est, sur ces deux clichés, d’une minutie à couper le souffle. Tout se joue sur un geste, une position tellement infime qu’elle témoigne d’un souci de penser chaque photographie jusqu’à l’obsession. C’est ce dont attestent les planches de croquis et les prises de notes réalisées avant la prise de vue… Entre exubérance et pudeur, le corps oscille entre une matérialité extrêmement physique et une immatérialité onirique. Mais l’aspect erratique de ces poses demeure très sensible[20].

Pour fabriquer ses poses dansantes, Francesca a recours au miroir – non comme un outil de contemplation narcissique, mais pour faire jaillir ce qui relève du refoulement. Leur sophistication réside en grande partie dans la détermination avec laquelle elle organise les éléments spatiaux. La théâtralité insuffle une élégance parcimonieuse à ces autoportraits… c’est d’abord le corps qui regarde l’œil. L’esthétique du morcellement souligne ainsi l’urgence de la quête de soi, rythmée par un désir de voir et de faire voir.  Dans « On being an angel », l’interrogation féministe émergeant de l’artiste apparaît dans ses ambiguïtés, paradoxes et même contresens : « Qu’est-ce qui pousse les gens à faire ce qu’ils font? »[21]

Dans ses journaux intimes, Francesca explique le rapport complexe qu’elle entretient avec les autoportraits : d’abord, elle souligne que l’autoportrait en photographie n’est ni le lieu, ni le moment de parler de soi dans le sens d’une contemplation narcissique – ce qui explique la facilité de sa nudité et l’usage de son corps comme matériau traversé et mis en scène par plusieurs regards, fantasmes et pensées critiques, appartenant à une culture plus large. Ensuite, elle souligne l’attention qu’elle porte pour éviter toute « confusion » entre son humeur noire « tantôt noir[e], tantôt empreint[e] de cruauté ou d’espièglerie[22] » et l’intention (qui n’est absolument pas la sienne) de délivrer un message univoque, qui peut être interprété comme jugement, constat, etc.

La même négation apparaît dans le travail du photographe contemporain chinois Ren Hang, qui souhaite uniquement avoir la tranquillité de déployer son imaginaire, tel quel, sans contrainte et sans censure. Cette envie d’imaginaire subjectif sera abordée plus loin dans l’étude. Le fonctionnement des discours performatifs en Gaga (danse contemporaine) est similaire. Ils élaborent et incorporent dans le vif un récit cinétique co-émergeant selon la présence des participant/e/s. Sa mise en perspective démontre un lien potentiel entre l’image cinétique et les mots qui l’accompagnent. Cette référence propose aussi un éclairage possible de la gestuelle particulièrement dansante de Francesca Woodman, ou de l’imaginaire sensuel dans le travail de Ren Hang et incarné sur le vif par ses modèles.

Inventé par le chorégraphe et pédagogue israélien Ohad Naharin, ce langage de mouvement est actuellement répandu et disséminé par des voix multiples aux cours des pratiques variables : apprentissage, entraînement, transmission de répertoire. Le Gaga possède la particularité similaire d’élaborer un scénario enraciné dans un récit kinesthésique autobiographique. Ce récit est co-crée sur la base de sensations en surgissement, en partage ; ceux et celles qui guident les pratiques (cours, ateliers, transmission de répertoire) doivent avoir, d’une certaine manière, le courage et la délicatesse de dire leur « désir de mouvement ». La scène sociale de cet exercice est également très particulière : entre les participant/e/s qui en demandent, et redemandent, qui y apprennent, et celles et ceux qui essayent de censurer ou de réguler la pratique selon leurs propres limites de compréhension, ou d’autres conventions. La zone trouble au milieu de l’espace de danse est occupée par celle ou celui qui dit et décrit verbalement ce désir, tout en incarnant le geste qui en émerge Ceci demande une pratique assidue d’auto-observation, de capter ce qui émerge en soi, de mettre des mots sur ce flot sensoriel, d’en inventer les images, etc.[23]

Dans l’altération des perceptions, par le discours hypnotisant (et les choix faits par les praticien/ne/s les plus averti/e/s), il émerge une certaine valeur féministe dans l’action même d’incarner sur le champ ce qui est dit au sujet du « plaisir ». Les groupes de danseuses et danseurs arrivent à des « peaks » partagés (ce qui peut engendrer des effets sociaux de « chasse aux sorcières ») …

Ce langage performé, et d’autres exemples, soulèvent la question d’équité concernant le travail sur le désir des femmes : est-ce qu’il peut être attribué uniquement à des femmes artistes et y a-t-il vraiment une différence entre le discours femme et le discours homme ? Si la définition élargie de « féministe » est une personne qui croit dans l’égalité sociale, politique et économique des sexes (selon les dernières avancées de l’écoféminisme), les artistes hommes doivent aussi avoir leur place et leur droit de parole en ce qui concerne le travail et la recherche sur le désir au féminin.

 

6.Perspectives : d’autres médiations du désir au féminin.

Le travail d’investigation masculine sur le désir au féminin – les mots et les images qui en découlent – fait partie de l’œuvre de Ren Hang, composée essentiellement de portraits et de nus d’amis, ou de jeunes Chinois sollicités sur internet. L’exposition LOVE, REN HANG (6 mars-26 mai 2019, MEP Maison européenne de la photographie), présente l’artiste chinois, qui est un des plus influents de sa génération, avec une sélection de 130 photographies :

Ses photographies, si elles semblent mettre en scène ses sujets, sont pourtant le fruit d’une démarche instinctive. Leur prise de vue, sur le vif, leur confère légèreté, poésie et humour. Ren Hang questionnait, avec audace, la relation à l’identité et à la sexualité. Artiste homosexuel, particulièrement influent auprès de la jeunesse chinoise, son ton considéré comme subversif ou qualifié de pornographique, représentait vis à vis d’un contexte politique répressif, l’expression d’un désir de liberté de création, de fraîcheur et d’insouciance[24].

Ren Hang. Untitled, 2016 © Courtesy of Estate of Ren Hang and stieglitz19

Présentés en regard de cet important corpus photographique, de nombreux écrits de Ren Hang,  partagés régulièrement sur son site internet, témoignent de son combat contre la dépression. « Si la vie est un abîme sans fond, lorsque je sauterai, la chute sans fin sera aussi une manière de voler ». L’artiste s’est donné la mort en 2017, à l’âge de 29 ans.  Son commentaire sur la censure est : « Mes images n’ont rien à avoir avec la Chine. C’est la politique chinoise qui veut interférer avec mon art. »[25] Simon Baker, universitaire et directeur de la Maison européenne de la photographie, explique la genèse de ce projet :

Il y a deux aspects fondamentaux dans l’œuvre de Ren Hang : son extraordinaire talent pour la performance et la poésie qu’il insuffle dans le quotidien. Il vivait à Pékin dans un petit appartement ; c’est là, dans cet intérieur confiné, qu’il a photographié ses amis et modèles sur les toits des gratte-ciels, ou en extérieur nuit… Des images clandestines prises en vitesse pour ne pas se faire attraper par la police. Ces jeux interdits ont créé un langage visuel sur la liberté de la jeunesse, ses espérances, le sexe, la vie dans les mégalopoles. Les jeunes Chinois sont souvent considérés comme un bloc homogène, discipliné, travailleur, asexué, et là, on assiste à une pure désobéissance et à une jouissance des corps. Dans un pays au régime autoritaire, on est plus vrai quand on joue !
« Je ne programme rien. Mes idées surviennent quand je shoote », disait Ren Hang. Son œuvre est instinctive, immédiate, réalisée avec des moyens dérisoires, c’est fascinant. Malgré la dépression dont il souffrait, son travail n’était pas autocentré. Au contraire, il essayait de donner quelque chose à ses contemporains, à la jeunesse, à ses proches. Ces images ne sont pas tristes ou désenchantées, elles sont extrêmement intelligentes, créatives, subtiles et d’une grande énergie, ce qui en fait l’un des photographes préférés des jeunes générations et artistes du monde entier. Pour moi, c’était vraiment un génie. », explique la genèse de ce projet, Simon Baker, universitaire et directeur de la Maison européenne de la photographie [26].

Le documentaire  I’ve got a Little Problem (2017) par Zhang Ximing démontre que dans les images  performatives de Ren Hang se cache une autre polémique entre la production visuelle et les textes juridiques de son pays. On peut ajouter le discours de l’artiste en quête de liberté, et les nombreuses discussions avec ses amies autour des préparations des séances, pendant lesquelles les femmes chinoises, volontaires pour participer, expriment ouvertement et spontanément leur désir d’altérité – prendre l’air, courir nue, rire avec le corps entier, etc.

Conclusion

Ce qui nous touche et nous inspire dans le travail sur le désir au féminin de ces artistes, c’est la force et la richesse de leur expression – euphorisante, furieuse, insolente, ludique, sensible, rêveuse, mélancolique, rebelle, humoristique, douloureuse, investigatrice et vivante. Les transformations de Woodman (qui a aussi été lectrice passionnée de Virginia Woolf) créent un foisonnement infini de visions érotiques dans lequel elle peut disparaître dans son modèle et réciproquement. L’expression d’un être fragilisé par le carcan social dans un espace autre que celui de la photographie est au cœur du travail de Red Hang. Entre urgence de représentation et désir de disparition, ces divers concepts photographiques, articulés à quelques mots essentiels, oscillent à l’intérieur d’un dispositif érotique.

Couverture du catalogue On Being an Angel, Editions Xavier Barral, mai 2016.

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Notes

[1] VASSILEVA, Biliana, «Carolyn Carlson: The Stranger within Us »,, Interstudia Semestrial Review of the Interdisciplinary Center for Studies of Contemporary Discursive Forms N 2, Université de Bacau, Roumanie, 2008, pp. 35-45.

[2] « C’est une question d’aisance, je suis toujours à portée de main » Woodman citée dans RANKIN, Sloan  «Peach Mumble – Ideas Cooking », Francesca Woodman, exhibition catalogue, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1998, pp. 33-37, p. 35.

[3] TELLGREN Anna, WOODMAN, Georges, PALM Anna-Karin, Francesca Woodman : Devenir un ange, Editions Xavier Barral, mai 2016, p. 4.

[4] Ibid, p. 6.

[5] « Et alors, il est venu ce moment quand je n’avais plus besoin de traduire (en images N.A.)  les notes; elles sont allées directement dans mes mains ». WOODMAN, Francesca. Diary while taking photos, Providence, Archives: Phore Island, 1976, p. 12.

[6] « Tu ne peux pas voir d’où je me regarde », Ibid., p. 34.

[7] WOODMAN, Francesca. Carnet 6 (non daté) in TOWNSEND, Chris, Francesca Woodman, Phaidon Press Ltd., 2007, non paginé.

[8] PIERINI, Marco, «Dialogue of One », Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, p. 39.

[9] « Les choses avaient l’air drôle parce que mes images dépendent de mon état émotionnel … Je sais que ceci est vrai et j’y ai pensé depuis longtemps. D’une certaine manière ceci m’a fait me sentir très, très bien », Woodman citée dans RANKIN, Sloan, «Peach Mumble – Ideas Cooking », Francesca Woodman, exhibition catalogue, op. cit., p. 35.

[10] PIERINI, Marco. «Dialogue of One », Francesca Woodman, op. cit., p. 43.

[11] SOLOMON GODEAU, Abigail.  Just like a woman. Photography at the dock: essays on photographic history, institutions and practices, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991, p. 9.

[12] TOWNSEND Chris, «To Tell The Truth», Francesca Woodman, op. cit.

[13] CARUSO, Rosella. «Room with a view on the interior», Francesca Woodman, op. cit., p. 37.

[14] BARTHES, Roland, «L’écriture de l’événement». Communications Année 1968, pp. 108-112.

[15] CARUSO, Rosella. «Room with a view on the interior », Francesca Woodman, op. cit., p. 44.

[16] BRUNO, Giuliana. Atlas of emotion, Italie: ed. Verso Libri, 2007, p. 6.

[17] À ce sujet cf ANTZENBERGER, Eléonore, Mise en scène de l’oeil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision», La scène érotique sour le regard, op.cit., pp. 27-41.

[18] Ibid., p. 29.

[19] WOODMAN, Francesca. Carnet 1 (non daté) in TOWNSEND Chris, Francesca Woodman, op.cit.

[20] ANTZENBERGER, Eléonore, «Mise en scène de l’œil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision». La scène érotique sour le regard op.cit., p. 40.

[21]WOODMAN, Francesca. Carnet 1 (non daté) in TOWNSEND Chris, Francesca Woodman, op.cit.

[22] ANTZENBERGER, Eléonore. «Mise en scène de l’oeil» dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision». La scène érotique sour le regard, op.cit, p. 39.

[23] À ce sujet cf VASSILEVA, Biliana. Dramaturgies of Gaga Bodies: Kinesthesia of Pleasure. Danza e Ricerca, N 8 E-journal, L’Université de Bologne: Laboratorio di studi, scritturi, visioni, Italie, 2016, 23 p.

https://danzaericerca.unibo.it/article/view/6605

[24] Archives, exposition LOVE, REN HANG, Paris, MEP, 2019.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

Bibliographie

ANTZENBERGER, Eléonore. Mise en scène de l’œil dans Providence de Francesca Woodman, de l’image érotique à la vision. La scène érotique sous le regard, Université de Rennes: Presses universitaires de Rennes, (collection Interférences), 2014, pp. 27-41

BARTHES, Roland. L’écriture de l’événement. Communications Année 1968, pp. 108-112 Fait partie d’un numéro thématique : Mai 1968. La prise de la parole

BRUNO, Giuliana. Atlas of emotion, Italie: ed. Verso Libri, paru en avril 2007

CARUSO, Rosella. Room with a view on the interior. Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, pp. 37-44

RANKIN, Sloan. Peach Mumble – Ideas Cooking. Francesca Woodman, exhibition catalogue, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1998, pp. 33-37

SOLOMON GODEAU, Abigail.  Just like a woman. Photography at the dock: essays on photographic history, institutions and practices, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991

VASSILEVA, Biliana. Dramaturgies of Gaga Bodies: Kinesthesia of Pleasure. Danza e Ricerca, N 8 E-journal, L’Université de Bologne: Laboratorio di studi, scritturi, visioni, Italie, 2016,  23 p.

https://danzaericerca.unibo.it/article/view/6605

VASSILEVA, Biliana. Carolyn Carlson: The Stranger within Us, Interstudia Semestrial Review of the Interdisciplinary Center for Studies of Contemporary Discursive Forms N 2, Université de Bacau, Roumanie, 2008, pp. 35-45

PALM Anna-Karin (commissaire) & TELLGREN Anna (romancière), FRANCESCA WOODMAN : DEVENIR UN ANGE, Editions Xavier Barral, mai 2016, 232 p.

PIERINI, Marco. Dialogue of One », Francesca Woodman. Milano: Silvana Editoriale, 2010, pp. 37-44

WOODMAN, Francesca. Diary while taking photos, Providence, Archives: Phore Island, 1976

WOODMAN, Francesca. Carnet 1 et Carnet 6 (non daté) in Townsend Chris, Francesca Woodman, Phaidon Press Ltd., 2007, non paginé.

Marie désirante : réappropriation blasphématoire du corps ou mutation postmoderne d’un fantasme masculin ?

Gabriella SERBAN

Gabriella Serban est agrégée d’espagnol et doctorante au laboratoire LLA/CREATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Elle rédige une thèse intitulée « Penser les masculinités au théâtre : approche sociocritique sur la génération théâtrale du tournant du siècle en Colombie », thématique qu’elle explore aussi dans sa pratique de metteuse en scène.

gabriella.serban@hotmail.fr

Pour citer cet article : Serban, Gabriella, « Marie désirante : une réappropriation blasphématoire du corps ou la mutation d’un fantasme masculin ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représenter le désir féminin. Entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet, disponible sur <permalien>.

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Résumé

L’article présente la pièce de théâtre María es-tres de Fabio Rubiano qui affiche une dénonciation du potentiel excisant (néologisme proposé ici comme équivalent féminin de castrateur) de l’éternel féminin. La pièce est néanmoins paradigmatique d’une tendance à maintenir l’ambigüité entre un traitement du désir féminin de manière subversive et émancipatrice, et sa récupération par le plaisir érotique du regard masculin. Cette instabilité du sens, à la faveur de l’esthétique postdramatique, repose sur un rapport conflictuel entre le texte et l’image suggérée par les didascalies, qui peut grandement être infléchie selon les choix de mise en scène.

Mots-clés : Colombie – théâtre – littérature – genre – désir.

Abstract

This paper presents Fabio Rubiano’s play María es-tres, which denounces the excising potential (neologism proposed here as the female equivalent of “emasculating”) of the eternal feminine. Nevertheless, the piece is paradigmatic of a tendency to maintain the ambiguity between a subversive and empowering representation of female desire and its distortion for the erotic pleasure of the male gaze. This instability of meaning, owing to post-dramatic aesthetics, is based on a conflictual relation between text and image, suggested by the stage directions, and can be greatly influenced by the director’s choice.

Keywords: Colombia – theatre – literature – gender – desire.


Sommaire

Introduction
1. Trois Maries en insurrection contre leur histoire
2. De « non-sujet » à corps désirant
3. Une contradiction dans l’imagerie ? Le rôle de la mise en scène.
Notes
Bibliographie

Introduction

Le traitement esthétique de questions féministes donne facilement lieu à leur récupération en fantasmes masculins, tant l’imagerie androcentrée est persistante dans les représentations mentales. L’enjeu de cet article est de montrer la fragilité de ce point d’équilibre (entre subversion et renormalisation) et le potentiel décalage entre le texte et l’image à travers une étude de cas : la pièce de théâtre María es-tres de Fabio Rubiano écrite en 1991 et portée à la scène en 1992, inspirée et détournée d’un classique de la littérature hispanoaméricaine.

L’héritage biblique, notamment catholique, a fait du prénom « Marie » une antonomase de la femme angélique, au point qu’il constitue la base sur laquelle Eveylin P. Stevens développe le concept du « marianisme » en 1973[1]. Ce dernier repose sur la glorification d’un modèle féminin comme avatar de la Vierge : le modèle de la femme passive et pure qui se réalise en devenant mère. Cette idéalisation est nécessaire au machisme : modeste, pieuse, dévouée corps et âme à sa famille, abstinente, la « Marie » a le sens du sacrifice et c’est en cela que réside sa « supériorité ». Selon la chercheuse, machisme et marianisme sont ainsi les deux faces d’une même pièce, chacun ayant besoin de l’autre pour se légitimer.

L’un des avatars de la glorification de ce modèle est María, de l’auteur colombien Jorge Isaacs, paru en 1867, qui est aujourd’hui un classique de la littérature hispano-américaine. Ce roman raconte l’idylle des jeunes Efraín et María, dans un paysage pastoral de la région du Cauca. Le récit s’ouvre avec le retour d’Efraín après des années d’études au collège au sein de sa famille où il retrouve María qui est la fille adoptive de son père. Une idylle naît, mais leur bonheur est d’emblée assombri par l’annonce d’une fin tragique : la maladie mystérieuse de María, qui se manifeste sous forme de crises, la destine en effet à mourir prématurément. Le père d’Efraín enjoint donc son fils à tempérer son amour pour elle et à partir aussi vite que possible pour Londres, comme prévu initialement, afin de se consacrer à ses études. Néanmoins, le départ d’Efraín a au contraire pour conséquence d’aggraver la santé de María, au point de convaincre le jeune homme de revenir précipitamment, mais en vain : à son arrivée, María a déjà trépassé.

La haute qualité littéraire de l’œuvre fait consensus, au point de l’instituer en classique et donc d’en faire une étape traditionnelle du programme de littérature dans les écoles colombiennes. Pourtant, cet archétype du romantisme est généralement assez mal accueilli à l’époque contemporaine, notamment par les jeunes générations, que l’exaltation larmoyante et platonique des sentiments rend volontiers sceptique[2]. Ce relatif désaveu tient aussi aux récentes études qui mettent en avant l’idéologie sous-jacente de l’œuvre à tendance esclavagiste, machiste et antisémite, y compris dans son contexte historique, invitant à redoubler de vigilance pour son usage pédagogique[3].

En parallèle, la Colombie connait un tournant théâtral certain lors des années 1990 dont Fabio Rubiano est pionnier. Outre son ambition d’expérimentation formelle, perméable à la mixis de l’esthétique postdramatique, lui et son groupe, le Teatro Petra, s’intéressent aux thématiques de genre et de sexualité. Celles-ci avaient été relativement délaissées par les dramaturges de la génération précédente, notamment Santiago García ou Enrique Buenaventura qui, privilégiant une grille de lecture marxiste et brechtienne, n’envisageaient le genre qu’au sein du prisme englobant de la classe sociale. L’une des premières pièces du collectif qui attire l’attention est María es-tres qui consiste en une reprise et un détournement du roman de Jorge Isaac. María est désormais dotée non pas d’une mais de trois voix, ce qui permet le jeu de mot suggéré par le titre : le « es-tres » signifiant à la fois « est au nombre de trois » et, selon la lecture phonétique suggérée par le tiret : « stress ». Contrairement à l’original où Efraín racontait l’histoire, le projet est ici de révéler le point de vue de María et d’en présenter une version nouvelle, à rebours du modèle de l’éternel féminin et de l’esthétique romantique. L’enjeu de cet article est de mettre en avant l’une des quelques ambiguïtés esthétiques et politiques de cette réécriture dramatique, en soulignant notamment une contradiction entre le projet initial – qui affiche une revendication du droit au protagonisme et au désir féminins – et les images scéniques suggérées par les didascalies.

1. Trois Maries en insurrection contre leur histoire

Dans la version de Rubiano, María et Efraín sont ainsi respectivement divisés en trois personnages numérotés et le dialogue amoureux devient un texte polyphonique orchestré et chorégraphié avec précision. Les trois lits blancs qui font office de décors suggèrent que l’action se déroule à l’hôpital où María est sujette au délire de la fièvre ; on reconnaît en outre certaines des étapes clefs du roman. Pourtant, l’écriture dynamite la linéarité et la progression de l’action pour donner lieu à un jeu de thème et variation autour des événements les plus emblématiques du roman, contre lesquels les trois María tentent de se rebeller. Il est vrai que la structure de la pièce répond à première vue à la chronologie de l’original, commençant avec l’arrivée d’Efraín et s’achevant par la mort des trois María l’une après l’autre. Néanmoins, cette macrostructure fonctionne comme un trompe-l’œil tant les temporalités semblent en réalité se superposer. La dimension tragique, déjà présente dans l’original grâce à la tonalité élégiaque, est amplifiée par le fait que si María 1 semble être une nouvelle héroïne (et/ou nouvelle victime), María 2 et 3 connaissent déjà la fin de l’histoire et vont essayer d’en changer le cours. Elles la préviennent dès la première scène :

MARÍA 2 : […] Il arrive. […] Un homme.

MARÍA 3 : De la capitale. Il s’appelle Efraín.

MARÍA 2 : Tu as vécu avec lui étant petite…

MARÍA 3 : Le vrai fils de ceux qui sont à présent tes parents.

MARÍA 2 : Il t’aimera.

MARÍA 1 : Et moi ?

MARÍA 2 : Tu l’aimeras. […] Lui s’en ira […]

MARÍA 1 : Et si je veux qu’il reste ?

MARÍA 2 : Peut-être. Mais à part l’aimer, tu ne pourras rien faire.

MARÍA 1 : (Elle se crispe) Quelque chose me fait mal.

MARÍA 2 : Tu as déjà commencé. Tu es malade.

MARÍA 3 : Toutes les morts sont douloureuses.

MARÍA 2 : Même les morts d’amour[4].

L’omniprésence thématique de la mort tout au long de la pièce, plus qu’un simple augure tragique, fait partie des nombreux éléments qui parasitent la linéarité de l’action.  L’ordre chronologique des éléments est en effet régulièrement perturbé : le début de la fable réapparaît parfois de manière inopinée (à titre d’exemple, l’emblématique première phrase du roman « J’étais encore enfant lorsqu’on m’éloigna de la maison paternelle[5] » apparaît à la scène 10 de la pièce). Par ailleurs, et surtout, l’insertion d’épisodes étrangers au roman, mettant notamment en scène différentes rencontres et dialogues amoureux respectivement entre les membres du couple numéro 1 (María 1 et Efraín 1), ceux du numéro 2, puis du numéro 3, invitent à considérer les trois occurrences d’Efraín et de María dans leur épaisseur mythique et leur atemporalité. Si le premier couple pourrait initialement être considéré comme l’avatar le plus récent de l’original (aucun signe n’indique une usure ou une antériorité), les autres semblent en être les récurrences atemporelles. Des indices semblent en effet indiquer que les couples 2 et 3 se sont déjà rencontrés dans le passé, bien qu’Efraín ne reconnaisse pas María au premier abord. Les deuxièmes se rencontrent ainsi dans un parc et lorsque María aborde Efraín, ce dernier la prend pour une mendiante ; les troisièmes se croisent dans un couloir d’hôpital où Efraín est infirmier et María, une malade qui traverse le couloir pour aller aux toilettes. À chaque fois, María échoue à convaincre Efraín de rester, dans un contexte qui s’éloigne toujours davantage de l’imaginaire romantique de l’œuvre originale et qui prend une tonalité de plus en plus lugubre, assortie d’une dimension farcesque : dans le dernier cas, María échoue même à convaincre Efraín de l’accompagner aux toilettes. En cela, l’écriture rubianienne esthétise la dimension mythique des deux amants mais en la présentant sur le mode de la dégénérescence, voire du pourrissement, faisant en cela écho à la maladie de María. Cette dernière, cherchant à lutter contre ce processus, est de plus en plus exaspérée d’être prisonnière de ce prénom-destin, et du lourd héritage d’« iconisation » excisant qu’il suppose.

Ce néologisme mérite d’être expliqué. Nous proposons ici le terme d’excisant pour désigner les divers processus visant à restreindre les manifestations de « féminité », permettant ainsi une limitation de la puissance des femmes, notamment en pathologisant l’émotion et le plaisir. Il nous est en effet apparu qu’il manquait un équivalent féminin au terme « castrateur » pour désigner les processus corrigeant les « excès de féminité » alors que les traitements en ce sens ont historiquement été (et sont toujours pour certains) bien plus systémiques, incluant non seulement l’excision mais également la lobotomie, les électrochocs ou les médicamentations lénifiante pour traiter « l’hystérie ». La création de l’imaginaire de « l’hystérique » pourrait en cela être le contre-modèle interdépendant de l’apaisante figure marianiste, contribuant ainsi à la domestication des femmes. Le terme excisant présente l’avantage de rendre manifeste la préservation de la fonction reproductrice, et donc la réduction de la femme à la maternité. Le terme d’excisant présente des imperfections – il faudra notamment envisager les implications éthiques de l’employer métaphoriquement alors que sa mise en œuvre littérale est encore monnaie courante. Pourtant, la diffusion de l’idée qu’il désigne contribuerait non seulement à visibiliser le processus mais également à réhabiliter une certaine sémiotique associée au féminin.

María es-tres dénonce ainsi l’idéal marianiste, en revendiquant plus précisément le plaisir et le protagonisme pour l’héroïne :

MARÍA 1 : À quoi me sert-il d’être belle, à quoi me sert-il d’aimer, de me repentir, de prier. Pourquoi suis-je sainte, pure, malade, obéissante ?

MARÍA 3 : Parce que tu es María.

MARÍA 1 : María où ça, en quoi ? Selon quel maudit ordre ? Je veux rêver que je me mets nue et que je cours ainsi à travers le Paradis proclamant tout mon amour.

MARÍA 2 : Avec un tel prénom, tu ne peux pas parler de nudité.

MARÍA 3 : Nue, tu t’appellerais autrement.

MARÍA 1 : Oui. María est un nom de femme vêtue (elles s’appellent) María…

MARÍA 2 : María…

MARÍA 3 : María…[6]

2. De « non-sujet » à corps désirant

Dans la citation précédente, le désir de liberté de María pourrait encore correspondre à un idéal classique – la femme nue au Paradis est toujours compatible avec l’image angélique ; mais cela est de moins en moins le cas au fur et à mesure qu’avance la pièce. Ce transfert était à l’origine du projet selon l’auteur : « Le point de départ a été clair : dans notre œuvre, la femme virginale ne serait plus objet de vénération mais sujet d’action[7] ». Cette réhabilitation est similaire à celle que Marie Carani appelait de ses vœux, après avoir rappelé que, dans l’histoire de l’art, la femme avait essentiellement été :

« […] un non-sujet, c’est-à-dire un simple objet de désir paré des attributs physiques (corporels) et des attitudes (psychologiques) qui l’ont rendue toujours attrayante et désirable pour le regard voyeuriste de l’homme-spectateur[8] ».

María va en effet peu à peu s’extraire du modèle figé et lyrique du roman pour devenir non seulement le sujet de l’action, mais surtout pour advenir comme corps tangible, corps acteur, et notamment corps désirant. La revendication de corporéité est déjà manifeste dans l’écriture de la pièce, notamment à travers une insistance sur les manifestations physiologiques de la maladie, de la mort et du désir qui étaient constamment euphémisées par le discours romantique dans l’œuvre originale. En effet, dans cette dernière, la poésie de la description de María consistait largement en une retenue maximale de toutes les manifestations de la maladie, notamment de ses sécrétions, notamment à l’article de la mort : « […] Le front contracté révélait une souffrance insupportable, et une légère sueur humidifiait ses tempes : de ses yeux fermés avaient tenté de jaillir des larmes qui brillaient figées sur les cils[9] ». Ces quelques gouttes semblables à la rosée qui se cristallisent au coin de cils de María contrastent singulièrement avec les symptômes de maladie que décrivent les María de Rubiano dès les premières scènes de la pièce :

MARÍA 1 : Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

MARÍA 2 : Ce qui t’arrive toujours.

MARÍA 3 : Tu commences à pâlir au point que ton visage devient mort comme la cire.

MARÍA 2 : Puis tes yeux se révulsent, tu bats de la langue et laisses la salive couler le long de ton cou.

MARÍA 3 : Tu dis quatre ou cinq phrases décousues.

MARÍA 2 : Tu vomis, tout ton corps devient rigide. Tu respires étouffée par la bave et à la fin tu t’évanouis[10].

La mention tout au long de la pièce des différentes émanations liées à la maladie bouscule l’imagerie romantique. Or, ils sont de plus en plus explicites, allant de pair avec la rébellion toujours plus franche du personnage.

MARÍA 2 : […] Je blasphème quand il faut prier.

MARÍA 3 : Je crache quand il faut pardonner.

MARÍA 2 : Je jure s’il faut coudre.

MARÍA 3 : J’urine si je dois délirer.

MARÍA 2 : Je ris si je dois servir d’exemple[11].

Cette rébellion atteint son point culminant à la scène 14 où, après avoir peu à peu abandonné toutes les caractéristiques de la figure marianiste, de la douce et chaste jeune fille de province, María se révèle comme corps désirant, criant sa frustration sexuelle à un Efraín effaré.

MARÍA 3 : (Se jetant sur lui. Le poussant à la poitrine.)

[…] Tu veux savoir ce que tu as fait ? Tu veux savoir ce qu’a fait Efraín ?

Il m’a prise dans ses bras.

Il m’a emmenée aux appartements de la somptueuse propriété El Paraíso

– Propriété de son père –

Il m’a déposée au bord du lit.

Avec un baiser d’adolescent, il a levé ma jupe.

Il a pris mes fesses entre ses mains.

Il a tiré vers le bas, me retirant mes derniers vêtements.

Il les a mis dans sa veste. (Criant)

Et il est parti en Europe, traversant la mer

Alors que le long de mes jambes le miel courrait déjà

Et moi qui voulais devenir pour toi

La meilleure et plus sainte amante du monde

EFRAÍN 3 : María délira.

MARÍA 3 : Je suis me suis retrouvée inachevée. (le poussant) Qu’est-ce que je suis sensée faire ? Dis-moi quoi faiiiiiiiiiiire[12] !

La démystification de l’attitude passive et chaste de María va encore une fois de pair avec la manifestation physique de son désir, bien que la cyprine soit ici euphémisée et poétisée par l’image du miel.

La lutte du personnage pour un corps actif et matériel se manifeste également sur le plan esthétique par la concurrence entre le lyrique et le dramatique. Les recours traditionnels du roman sont ainsi portés à saturation au sein de la pièce : le registre des émotions et les métaphores poétiques sont répétés inlassablement, d’autant plus avec les effets d’échos qu’implique le triplement des personnages, jusqu’à en effacer le sens et les réduire à leur musicalité. Cette exacerbation du lyrisme qui éreinte le roman est associée au personnage d’Efraín qui, contrairement à María, reste prisonnier du modèle classique. Alors que le texte de María est en vers libre, le sien reste en prose et consiste très largement en des emprunts à l’original. L’incapacité d’Efraín à s’extraire du roman(tisme) est en étroite relation avec l’idéalisation de María puisqu’il méprise la matérialité de son corps désirant pour en préférer la représentation iconisée. Pour la María des années 1980, cette situation de passivité et d’attente de l’amant et de la mort sont insupportables, de même que la saturation lyrique. Non content de briser l’harmonie poétique des extraits du roman (« Dis-moi quoi faiiiiiiiiiiire ! »), elle en brise la dominante contemplative, descriptive et émotionnelle par sa revendication d’action, au sens à la fois dramatique et sexuel. Elle tranche avec le monde du romanesque en lui opposant son corps, comme à la scène 1 : « Elles courent, s’accrochent à eux. Elles se laissent glisser jusqu’à tomber par terre[13] » ou encore scène 2, à deux reprises : « s’accrochant à ses cuisses[14] ».

En cela, la María désirante n’est pas seulement une figure féministe – elle devient la matérialisation d’un théâtre en quête de renouveau. Cela est d’ailleurs confirmé par le théâtre rubianien qui se débarrasse progressivement et de plus en plus de sa dimension littéraire pour aller vers une dramaturgie centrée sur l’action et le mouvement. Certes, cet usage métaphorique de la thématique féministe contribue à en neutraliser la portée – et la pièce n’a ainsi pas été accueillie comme une rupture, mais plutôt comme un « beau poème d’amour[15] ». Cela peut expliquer le relatif désaveu, aujourd’hui, de l’auteur vis-à-vis de cette pièce. Il n’en demeure pas moins que celle-ci, la première à avoir attiré l’attention sur la compagnie Petra, est emblématique de l’une des ambitions fondatrices du collectif : celle d’opérer un décentrement dans le traitement du genre et de bousculer la tradition de représentation de l’éternel féminin, ici en revendiquant un droit au désir et au plaisir.

3. Une contradiction dans l’imagerie ? Le rôle de la mise en scène.

Le passage de la femme du statut d’objet de désir à celui de sujet désirant est une piste dramatique qui, si elle a nourri le projet depuis son origine, court néanmoins le risque permanent d’être contredit par l’image du spectacle.

L’étude des didascalies permet tout d’abord de constater une très nette tendance à jouer sur l’esthétique du corps regardé, souvent nu, des femmes alors que le corps masculin est le plus souvent annulé ou ignoré. Dès la scène d’introduction, la didascalie décrit les vêtements de María mais pas ceux d’Efraín. De manière récurrente, l’attention portée au costume des trois personnages féminins est explicite dans le texte[16], alors que celui-ci n’est mentionné qu’à une seule occasion dans le cas des Efraín[17]. Les changements de costumes de María ont souvent une propension à la reconvertir en objet de regard, et ce de manière de plus en plus évidente tout au long de la pièce. Cela peut simplement être le regard du spectateur, comme au début de la scène 2 :

(Toutes les trois dorment.  María 2 se lève lentement et s’assoir au bord du lit, elle fait attention à ne pas réveiller les deux autres. De sa tête de lit, sous l’oreiller, elle sort une robe rouge-pâle, presque rose, des chaussures à talon de la même couleur et des gants noirs. Sans sortir du lit elle retire sa blouse et se met l’autre costume[18] […].)

Puis, le regard du spectateur se combine à celui des trois Efraín, comme dans la scène 3 :

([…] María 1, 2 et 3 vont vers le couloir, derrière les arcs d’où maintenant ruisselle un rideau d’eau, elles s’y baignent. Les hommes adoptent des poses contemplatives classiques. Il y a des reflets d’eau sur toute la scène. Elles terminent de se baigner, les blouses trempées leur colle au corps. Elles marchent lentement en se laissant voir par Efraín 1, 2 et 3 qui les laissent traverser avant de courir immédiatement chercher les draps de lits et les en couvrir[19]. […])

Cette exhibition atteint son comble, lorsque les trois femmes se déshabillent intégralement et commencent à trembler, scène 5 :

« Dans un lit placé latéralement derrière les tombes apparaissent, agenouillées, María 1, 2 et 3, de dos au public. Elles retirent leurs blouses mouillées, les jettent. Elles se retrouvent nues. […] Elles commencent à trembler[20]. »

Dans chaque cas, c’est le désir de María qui est mis en avant, face à un Efraín indifférent ou effaré, incapable de se distancier de l’original. Mais ce parti-pris est par l’économie des regards. Laura Mulvey rappelle en effet dans « Visual pleasure and narrative cinema » le rôle que joue la société patriarcale dans la structuration formelle du cinéma. L’un des plaisirs essentiels du cinéma, et c’est également le cas pour le théâtre, réside dans la scopophilie, le plaisir de regarder et de transformer autrui en objet de désir[21]. Les trois sources de regard au cinéma[22], qui permettent à la chercheuse d’en visibiliser la masculinité sont celui de la caméra, celui du personnage et celui du spectateur. Or, ils trouvent ici leur pendant : la mise en avant des actions d’exhibition des personnages féminins dans l’écriture, par leurs longues descriptions et leur caractère dynamique, font plus qu’inviter dramatiquement à y porter le regard, a fortiori à côté d’un Efraín immobile ou absent et pourraient ainsi être une sorte d’équivalent théâtral de la caméra. Le dispositif scénique implique ainsi que le regard du spectateur rejoigne celui d’Efraín et se pose sur María. La volonté de se centrer sur María comme sujet désirant ne semble ainsi pas aller de pair avec un recalibrage de l’imagerie, son corps demeureant un objet de désir. Les images suggérées par ces didascalies, en créant le spectacle de la femme lascive et répondant ainsi à un fantasme androcentré, tendent à contredire le projet autorial de subjectivation, d’émancipation du personnage.

Pourtant, d’autres éléments dans le texte invitent à un renouvellement des images et à une possible subversion de l’androcentrisme du regard, notamment l’esthétique déjà évoquée du pourrissement et de l’abjection. La mention récurrente des manifestations physiques de sa maladie (vomissements, sécrétions diverses) ainsi que de sa mort créent la répulsion du personnage d’Efraín, comme il le mentionne dans le soliloque de la scène 7 :

EFRAÍN 1 : […] Pourquoi es-tu tombée malade ? On ne peut pas aimer ainsi. Tu ne ressembles pas à María. […] Pourquoi est-ce que je reste ? Tes lèvres ont pleines de fissures et de restes de nourriture mastiquée. Dans tes pires moments, quand la moitié de tes aliments t’inonde la bouche et coule sur ton menton, tu étires les mains et, avec une voix étrange, tu me demande que je t’embrasse. T’embrasse oui. Entre les gémissements, l’haleine infectée et la viscosité qui te parcourait depuis le début de ta maladie. Il l’embrasse. Je t’ai embrassée ainsi. Maintenant je m’en vais. Je ne peux pas rester[23] […].

Ce dégoût intervient également à la dernière scène :

MARÍA 2 : […] Tu frapperas seulement ma tombe et je sortirai, les yeux pleins de terre. Tu m’enlèveras la terre des yeux et tu verras deux énormes trous remplis de larves grouillant (Efraín très écœuré. Il a envie de vomir), luttant pour le dernier petit bout de tissu[24].

On pourrait questionner la portée politique de cette esthétique du trash, comme envers de l’idéalisation, qui court en outre le risque de reconduire l’idée d’hystérisation sexuelle de la femme désirante. Elle permet néanmoins d’offrir une réponse radicale à l’imaginaire marianiste et de lutter contre la récupération du désir féminin par le regard masculin. En cela, le choix de mise en scène est fondamental puisqu’il peut contribuer à déjouer l’image de la femme lascive ou, au contraire, le reconduire.

Outre l’esthétique de l’abjection, de nombreuses pistes sont par exemple données par le texte pour inciter à une gestuelle farcesque, contribuant à perturber la scopophilie traditionnelle. Les nombreuses scènes où María s’accroche au corps d’Efraín pour l’empêcher de partir peuvent érotiser la posture de soumission féminine ou au contraire être rendues de telles manières qu’elles la mettent à distance, par exemple, en allant vers une esthétique clownesque.

L’érotisation de la femme soumise est ainsi toujours sous-jacente dans ce texte et contribue à rendre contradictoire son projet tant celui-ci cherche à concilier libération sexuelle des femmes et fantasme androcentré de la femme offerte et donc un retour à l’objectification. L’œuvre maintient une ambiguïté entre traitement critique du désir féminin et flatterie du désir masculin par la spectacularisation de la femme lascive, à la faveur du refus de réification du sens renforcé par le contexte postmoderne. Pourtant, cette posture est susceptible de subir une grande inflexion en fonction de la mise en scène. Les quelques suggestions, inspirées de l’univers rubianien, invitant à des recours au grotesque, à l’abject ou au farcesque ne sont qu’une timide ébauche face aux différentes possibilités artistiques pour que l’imagerie du spectacle concorde davantage avec son projet initial.


Notes

[1] E. P. , Stevens. « El marianismo : la otra cara del machismo en América Latina », Diálogos: Artes, Letras, Ciencias humanas, vol. 10, no 1, février 1974, p. 17-24.

[2] B. I. Gómez de González, « María o la idealización de la realidad », Cuadernos de Literatura, vol. 2, no 3, juin 1996, p. 17-22.

[3] J. C. Galeano Sánchez, « Repensando a María : Esclavismo, antisemitismo y machismo en la obra de Jorge Isaacs », Ratio Juris, vol. 6, no 13, décembre 2011, p. 17-36.

[4] F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », Revista Tramoya, no 38, mars 1994, p. 6-7. Le choix a été fait de corriger les nombreuses coquilles de cette édition dans les citations sans les signaler afin de ne pas entraver la lecture. Nous traduisons toutes les citations. « MARÍA 2 : […] Ya llega. […] Un hombre. / MARÍA 3 : De la capital. Efraín se llama. / MARÍA 2 : Viviste con el cuando niña. / MARÍA 3 : El verdadero hijo de los que ahora son tus padres. / MARÍA 2 : Te amará. / MARÍA 1 : ¿Y yo? / MARÍA 2 : Lo amarás. […] Él se marchará. […] / MARÍA 1 : Y si quiero que se quede. / MARÍA 2 : Tal vez. Pero aparte de amarlo nada podrás hacer. / MARÍA 1 : (Se contrae) Algo me duele. / MARÍA 2 : Ya empezaste. Estás enferma. / MARÍA 3 : Todas las muertes son dolorosas. / MARÍA 2 : Aunque sean de amor ».

[5] « Era yo niño aún cuando me alearon de la casa paterna […] » J. Isaacs, María, s. l., Editorial del Cardo, 2003.

[6] F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », op. cit., p. 20. « MARÍA 1 : De qué me sirve ser bella, de qué me sirve querer, arrepentirme, rezar. Por qué soy santa pura, enferma, obediente. / MARÍA 3 : Porque eres María. / MARÍA 1 : María en qué parte, por qué lado. Por qué maldito mandato. Quiero soñar que me desnudo y corro así por el Paraíso pregonando todo mi amor./ MARÍA 2 : Llamándote como te llamas no puedes hablar de desnudeces. / MARÍA 3 : Desnuda llevarías otro nombre. / MARÍA 1 : Sí. María es nombre de mujer vestida (se llaman) María… / MARÍA 2 : María… / MARÍA 3 : María… »

[7] « La premisa de partida fue clara: en nuestra obra, la mujer virginal no será objeto de veneración, sino sujeto de acción. » F. Orjuela, Rubiano, Teatro Petra 30 años, Bogotá, Ministerio de Cultura, 2014, p. 185.

[8] M. Carani, « Le désir au féminin », Recherches féministes, vol. 18, no 2, 2005, p. 9-37.

[9] J. Isaacs, María, op. cit., chap. XIV. (non paginé); « […] la frente contraída revelaba un padecimiento insoportable, y un ligero sudor humedecía las sienes: de los ojos cerrados habían tratado de brotar lágrimas que brillaban detenidas en las pestañas ».

[10] F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », op. cit., p. 6. « MARÍA 1 : Qué me pasó. / MARÍA 2 : Lo de siempre. / MARÍA 3 : Empiezas a palidecer hasta quedar con la cara muerta como la cera. / MARÍA 2 : Luego volteas los ojos, bates la lengua y dejas que la saliva corra por tu cuello. / MARÍA 3 : Dices cuatro o cinco frases inconexas. / MARÍA 2 : Vomitas, pones todo el cuerpo rígido. Respiras ahogada por la baba y al final te desmayas ».

[11] Ibid., p. 26-27. « MARÍA 2 : […] Blasfemo cuando hay que rezar. / MARÍA 3 : Escupo cuando hay que perdonar. / MARÍA 2 : Maldigo si hay que coser. / MARÍA 3 : Me orino si tengo que delirar. / MARÍA 2 : Me río si tengo que escarmentar »

[12] Ibid., p. 29. « MARÍA 3 : (Abalanzándose sobre él. Empujándolo por el pecho) […] ¿Quieres que te diga qué hiciste?, ¿Sabes qué hizo Efraín? / Me levantó en sus brazos. / Me llevó a los aposentos de la suntuosa Hacienda El Paraiso. /  -Propiedad de su padre-  / Me depositó al borde de su cama. / Con un beso de adolescente me levantó la falda. / Tomó mis nalgas entre sus manos. / Tiró hacia abajo sacando mis últimas prendas. / Guardóselas entre su chaqueta. (Gritando) / Y huyó para Europa cruzando el mar / Cuando por mis piernas ya corría miel / Y quería volverme para ti / La mejor y más santa amante del mundo. / EFRAÍN 3: María delirió. / MARÍA 3: Quedé inconclusa. (empujándolo) ¿Qué haré? ¡Dime que hareeeeé! »

[13] « Ellas coren, se aferran a ellos. Se dejan resbalar hasta caer al piso. »Ibid., p. 5.

[14] « aferrándose a los muslos de él  » Ibid., p. 10 et 11.

[15] « La obra fue vista más como un bello poema de amor no expresado, que como esa ruptura que pensábamos iba a darse con nuestros textos acalorados, lúbricos y sangrientos. Había que trabajar más. », Rubiano Orjuela, Fabio. Teatro Petra 30 años. Bogotá : Ministerio de Cultura, 2014, p.186.

[16] Ibid., p. 4, 8, 12, 13, 16, 32.

[17] Ibid., p. 12, il est mentionné qu’ils portent tous les trois des pantalons et des vestes blanches.

[18] « Las tres duermen. María 2 se levanta lentamente y se sienta al borde de la cama, tiene cuidado de no despertar a las otras dos. De la cabecera de su cama, bajo la almohada saca un vestido rojo-pálido, casi rosa, unos zapatos de tacón del mismo color y unos guantes negros. Sin bajar de la cama se quita su bata y se coloca el otro vestuario. »Ibid., p. 8.

[19] « María 1, 2 y 3 van hacia el pasillo, detrás de los arcos donde ahora escurre una cortina de agua, se bañan. Los hombres adoptan poses contemplativas muy clásicas. Por todo el escenario hay reflejos de agua. Ellas terminan de bañarse las batas empapadas van pegadas a sus cuerpos. Caminan lentamente dejándose ver por Efraín 1, 2 y 3 que las dejan cruzar para de inmediato correr por los tendidos de las camas y cubrirlas. » Ibid., p. 15. Nous soulignons.

[20] « En una cama colocada lateralmente detrás de las tumbas aparecen arrodilladas María 1, 2 y 3, de espaldas al público. Se quitan sus batas mojadas, las tiran. Quedan desnudas. […] Comienzan a temblar cada vez más fuerte. » Ibid., p. 16.

[21] L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », dans L. Braudy et M. Cohen (éd.), Film Theory and Criticism : Introductory Readings., Oxford UP, New York, 1999, p. 833-844.

[22] Le « male gaze », Id.

[23] « EFRAÍN 1 : […]Por qué te enfermaste. Así no se puede amar. No pareces María. […] ¿A qué me quedo? Tus labios están poblados de grietas y restos de comida masticada. En el peor de tus momentos, cuando la mitad de tus alimentos te inundan la boca y escurren por tu barbilla, estiras las manos y con una voz extraña me pides que te bese. Besarte sí. Entre gemidos, el aliento infectado y la viscosidad que te recorría desde que comenzó tu enfermedad. La besa. Así te besé. Ahora me voy. No me puedo quedar […] » F. Rubiano Orjuela, « María es-tres », op. cit., p. 19.

[24] « MARÍA 2 : […] Solo golpearás en mi tumba y yo saldré, con los ojos llenos de tierra. Me quitarás la tierra de los ojos con ternura y verás dos enormes agujeros con montones de larvas hirviendo (Efraín muy asqueado. Con deseos de vomitar), peleándose por el último pedacito de tejido. » Ibid., p. 31.


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Représentations obliques du désir féminin dans le roman du second XIXe siècle ou les paravents transparents

Lucie NIZARD

Présentation de l’auteurice : normalienne de l’ENS de Lyon, et agrégée de Lettres modernes depuis 2016, elle prépare actuellement une thèse de littérature française à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle sous la direction d’Eléonore Reverzy, sur le thème : « Poétique du désir sexuel féminin dans les textes narratifs en prose du second XIXe siècle »
adresse mail : lucienizard@gmail.com

Pour citer cet article : Nizard, Lucie, «Représentations obliques du désir féminin dans le roman du second XIXe siècle ou les paravents transparents », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représenter le désir féminin. Entre texte et image », saison été, mis en ligne le 1er juillet, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/representations-obliques-du-desir-feminin-dans-le-roman-du-second-xixe-siecle-ou-les-paravents-transparents/.


Résumé

Au XIXe siècle où règne la pudeur bourgeoise, qui masque le désir sous les vêtements sévères de la vertu, le sexe devient se dit sans cesse de manière implicite, sur le mode de l’allusion cryptée. Impossible en effet pour les textes d’exprimer crûment ce tabou suprême qu’est le désir de la femme, laquelle doit se cantonner à son rôle corseté d’épouse ou de mère au corps soumis au seul désir de son mari. C’est pourquoi les romans ont recours de manière systématique à l’image afin de représenter de manière socialement dicible le désir des femmes. Ecrivains et illustrateurs inventent donc des images rhétoriques ou graphiques à double sens pour dire le désir féminin.

Mots-clés : image-désir féminin – histoire des sexualités – réalisme – naturalisme – Octave Pradels – sociocritique

Abstract

In the XIXth century, writing about women’s desire was impossible, because of the Bourgeois modesty. Writers and illustrators thus created graphic and rhetoric images that expressed female desire in an indirect and playful way.

Keywords: mage – female desire – history of sexualities – realism – naturalism – Octave Pradels – sociocritique


 

Sommaire

Introduction
1. L’injonction paradoxale du Naturalisme : « Tout dire » mais taire le désir féminin
2.La représentation oblique du désir féminin : le détour par les images rhétoriques
2.1. La métaphore sexuelle ou le voile qui dévoile
2.2. Dire le désir par déplacement : les détours des métonymies
3.Images graphiques du désir féminin : de l’art de l’édulcoration visuelle
4.Les « paravents transparents »
Conclusion – « l’érotisme de la voilette »
Notes
Bibliographie

Introduction

« Si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte1 ! » Ainsi parle Giscon, vieil homme dont la sagesse est presque centenaire, à Salammbô qui vient de commettre le péché de chair. La réaction du personnage de Flaubert n’est pas dictée par l’exotisme du roman, mais reflète la répulsion mêlée de fascination que suscite le désir féminin chez les contemporains.
Dans le second XIXe siècle en effet règne la pudeur bourgeoise qui dissimule le désir féminin sous les vêtements sévères de la vertu. Le sexe devient une obsession et se dit sans cesse de manière implicite, sur le mode de l’allusion cryptée. Michel Foucault avance ainsi l’hypothèse d’une multiplication des références à la sexualité, sous couvert de décence : « Sur le sexe, les discours – des discours spécifiques, différents à la fois par leur forme et par leur objet – n’ont pas cessé de proliférer : une fermentation discursive qui s’est accélérée depuis le XVIIIe siècle2. » Le XIXe siècle ne peut pas aborder directement le désir, et encore moins le désir féminin ; sous cette censure se cache une obsession qui ne cesse de mettre en mots de manière oblique la sexualité féminine.
Puisque les discours sur le désir sexuel féminin sont omniprésents mais toujours masqués, il est impossible pour les textes romanesques d’exprimer crûment ce tabou suprême ; la femme doit se cantonner à son rôle corseté d’épouse ou de mère au corps soumis au seul désir de son mari. Pourtant, de Madame Bovary à Nana en passant par Germinie Lacerteux ou encore Une Vie, le thème du désir féminin est l’un des principaux topoï des romans du second XIXe siècle. Comment les textes du second XIXe siècle et leurs illustrations contournent-ils l’interdit qui pèse sur l’expression directe de la sexualité féminine, pour en faire un de leurs objets de réflexion privilégié, sans blesser la pudeur de leur temps ?
Nous verrons ici que les romanciers et les illustrateurs ont recours de manière systématique à l’image et au déplacement afin de représenter de manière socialement acceptable le désir des femmes. Ainsi, nous apparaissent comme des « paravents » prétendument pudiques les innombrables images et déplacements qui disent le désir de manière faussement voilée. Il s’agira donc d’analyser ce rapport ambigu des romanciers naturalistes aux images qu’ils emploient pour évoquer le désir féminin sans le décrire explicitement, utilisant la métaphore à la fois comme un voile pudique – rendant possible l’expression du désir féminin sans trop malmener la bienséance – et comme le moyen d’un dévoilement érotique (voire pornographique) pour qui sait lire entre les lignes.
Nous nous intéresserons donc dans un premier temps à cette injonction paradoxale à la décence, à travers laquelle les romanciers tentent de légitimer leur peinture du désir féminin. Puis, nous verrons en détails comment les romanciers utilisent les détours de l’image rhétorique pour peindre le désir féminin, en nous intéressant d’abord aux métaphores puis aux métonymies qu’ils emploient. Nous nous pencherons ensuite sur l’articulation entre texte et image, en prenant cette fois le terme « image » non dans son sens rhétorique, mais dans son acception graphique. On interrogera donc le rapport entre texte et illustration, afin de savoir si les mécanismes de représentation oblique du désir féminin sont similaires entre images textuelles et images visuelles. Enfin, nous développerons notre thèse des « paravents transparents », en montrant que les images rhétoriques et graphiques du second XIXe siècle jouent de cette technique du montré-caché pour le plus grand plaisir du lecteur.

1. L’injonction paradoxale du Naturalisme : « Tout dire » mais taire le désir féminin

Le roman du second XIXe siècle, et tout particulièrement le roman naturaliste, se prétend un genre sérieux. Il a pour projet de révéler la vérité du réel, avec une véracité scientifique qui n’omettrait aucun aspect du monde ni de l’humanité, y compris donc le désir féminin. Selon Marc Angenot, en cette fin de XIXe siècle, « le romancier, spécialiste incontesté des passions et de la vie intime, semble ne jamais douter de l’étendue de son savoir sur le désir, les femmes, les perversions, etc3. » Cette exigence de peindre tous les éléments du réel, même les plus tabous, vaut au naturalisme une réputation de « littérature putride4 ». Ces romans sont ainsi accusés, en particulier à cause de leur peinture soi-disant très crue de la sexualité féminine, de fouiller les dessous sales de la société, à l’instar de Gervaise, la blanchisseuse de Zola qui remue avec volupté le linge de corps souillé de ses clients. Ces descriptions du désir féminin dérangent les contemporains de manière très violente si l’on en croit leurs réactions – que l’on songe aux cabbales que déclenchent les parutions des ouvrages de Zola. L’on trouve ainsi dans Nana plusieurs scènes obscènes voulues, qui montrent, selon l’expression zolienne, « Toute une société se ruant sur le cul5. » Comme le rappelle Henri Mitterand dans la préface de l’ouvrage, cette obscénité du roman fit scandale : « La critique, pour sa part, daubait sur ‘cette gueuse subalterne’ (Paul de Saint-Victor), promettait à Zola le destin de Sade – l’enfermement à Charenton -, lui reprochait de ‘n’avoir pas tenu compte de cette invincible conscience qui palpite dans le corps de la créature la plus flétrie’ (Louis Ulbach)6 ». Sur le même ton, lors du célèbre procès de Madame Bovary, le procureur Pinard a accusé Flaubert d’avoir outragé les mœurs par son portrait d’une femme désirante : « Chez lui point de gaze, point de voiles, c’est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité7. »
Pourtant, lorsqu’on se penche plus attentivement sur les textes, force est de constater la présence de « gaze » ou de « voiles » lorsqu’est abordée la sexualité féminine. En effet, si les écrivains rêvent une transparence du dire, ils opèrent pourtant une opacification dans les représentations du désir féminin. Ils le désignent à la fois comme un grand coupable de la décadence de leur société, et prétendent donc le dénoncer, l’exhiber au grand jour, et en même temps ils ne cessent de le déguiser. La volonté de « tout dire » semble donc n’être qu’une utopie, puisque les textes eux-mêmes insistent sur la défense d’aborder le sujet de la sexualité. Ainsi, Zola lui-même n’échappe pas à cette contradiction, lorsqu’après avoir tant défendu l’impératif de tout peindre, il souligne dans un article que l’écrivain se doit d’éviter les sujets trop obscènes :

Savez-vous que les magistrats osent beaucoup plus que nous, les romanciers ? Ils entrent dans des détails vraiment scandaleux. […] Je sais bien que leur mission est de tout savoir et de juger. Mais la nôtre aussi est de tout savoir et de juger. Entre les magistrats et les écrivains, il n’y a qu’une différence, c’est que parfois les écrivains laissent des œuvres de génie. Ainsi, donc, mes amis, il faut confesser notre impuissance : nous n’irons jamais à ce degré de vérité dans l’atroce8.

La même année 1880, qui est aussi celle du scandale de Nana, se réclamant de « notre fameux esprit français9 », esprit de galanterie voire de gauloiserie, Zola soutient que les véritables écrivains « vont à la vérité, au chef-d’œuvre, malgré tout, par-dessus tout, sans s’inquiéter du scandale de leurs audaces10 . »
Il y a donc bien une contradiction interne dans le discours des romanciers naturalistes sur la peinture de la sexualité féminine, tiraillés entre d’une part l’impératif didactique qui vise à délivrer un savoir sur le réel tout entier, fût-il scandaleux, et d’autre part l’impossibilité d’enfreindre tout à fait la décence. C’est pourquoi ces écrivains ont trouvé dans leur écriture un compromis qui permet de dépasser cette aporie : en inventant des détours rhétoriques pour exprimer la sexualité féminine sans la nommer, ils ont ainsi mis en œuvre ce que Marc Angenot nomme des « stratégies de dépassement des limites du scriptible11 ». Au niveau microtextuel, ces stratégies résident dans l’usage systématique des figures du déplacement que sont la métaphore et la métonymie ; l’image apparaît ainsi, selon la formule de François Kerlouégan, comme un « processus d’effacement plus riche12 » qui permet à la fois de voiler et de donner à voir.

2. La représentation oblique du désir féminin : le détour par les images rhétoriques

2.1. La métaphore sexuelle ou le voile qui dévoile

L’usage de la figure de style imagée qu’est la métaphore, comparaison sans mot de comparaison, permet de décrire le désir féminin de manière oblique puisque cette figure mentionne le comparant en omettant le comparé, ici indicible. Se met ainsi en place un code très clair, dont ni les personnages ni le lecteur ne sont dupes, mais qui permet de sauver la décence. Dans Le roman d’une honnête femme, Cherbuliez nous livre un dialogue symptomatique de ce phénomène où le voile des mots ne sert pas à masquer le sens :

Il tordit sa moustache et me sonda du regard.
« Non, non, poursuivis-je, la bonne providence m’a fait une vie facile, je ne la veux pas changer. Je suis craintive et défiante. J’aimerais à voir la mer, mais je ne me soucie pas de naviguer.
– Les naufrages par imprudence sont les plus communs, me répondit-il d’un ton bref. Le point est de bien choisir son pilote.
– En est-il de bons ? repartis-je. Les meilleurs s’endorment ou s’oublient à regarder les étoiles ; d’autres ont le goût des émotions et appellent tout bas les tempêtes et les écueils. Le plus sûr est de ne pas s’embarquer13 . »

Ici, la métaphore nautique est sans équivoque, et permet une audace verbale interdite par les convenances : elle autorise en effet une jeune fille vierge à exprimer sa curiosité sexuelle – « J’aimerais voir la mer ») – puis à se refuser à son fiancé en soulignant le danger qu’il y a à s’abandonner à un homme.
Outre l’image nautique, récurrente dans la littérature du second XIXe siècle, un très large réseau de métaphores topiques permet de coder les allusions au désir féminin de manière très aisément déchiffrable pour le contemporain, habitué à ces détours du langage.
Certaines de ces métaphores ont une valeur euphémistique : elles servent à atténuer une réalité jugée choquante. L’emploi très fréquent du verbe en tournure pronominale « s’abandonner » permet d’atténuer l’idée scandaleuse pour les contemporains d’une femme qui prendrait une part active à sa sexualité.
D’autres métaphores ont une fonction esthétique et sémantique, qui s’ajoute à leur fonction de voilement de la sexualité. Nombreuses sont les métaphores comparant implicitement la sexualité féminine à l’un des quatre éléments. Le désir féminin est ainsi tantôt semblable au feu – Flaubert souligne « le brûlement de la peau14 » de Madame Bovary – tantôt au vent, comme dans cet extrait de Germinie Lacerteux : « un vent du midi passait, un de ces vents d’énervement, fauves et fades, qui soufflent sur les sens et roulent dans du feu l’haleine du désir. Sans savoir d’où cela venait, Germinie sentait alors passer sur tout son corps quelque chose pareil au chatouillement d’une pêche mûre contre la peau15 »). Si le feu est associé aux sorcières, donc à une sexualité féminine maléfique et destructrice, l’eau au contraire exprime une sexualité féconde et protectrice, souvent rapprochée de la fonction maternelle, comme dans ce passage de Michelet sur Isis fécondée par son époux Osiris, le Nil :

C’est l’eau, un déluge d’eau, une mer prodigieuse d’eau douce qui vient de je ne sais où, mais qui comble cette terre, la noie de bonheur, s’infiltrant, s’insinuant en ses moindres veines… la plante rit de tout son cœur quand cette onde salutaire mouille le chevelu de sa racine, assiège le pied, monte à la feuille, incline la tige qui mollit, gémit doucement. Spectacle charmant, chaîne immense d’amour et de volupté pure. Tout cela, c’est la grande Isis, inondée de son bien-aimé16 .

La métaphore de l’eau permet à Michelet une peinture très audacieuse d’une scène sexuelle du point de vue féminin, insistant notamment sur le plaisir, qui est indicible de manière directe.
Comme l’eau, la terre est un comparant souvent associé à une axiologie positive qui permet de souligner la fécondité et le caractère nourricier de la femme, dont la sexualité est excusée car elle est subordonnée à son rôle maternel. On retrouve cette métaphore de la terre-femme désirante chez Zola, en particulier dans La Terre ou Fécondité. Cette métaphore topique pour figurer le désir féminin métamorphose ce dernier en puissance tellurique, et permet de souligner son aspect inhumain ou surhumain en lui conférant une force profonde hyperbolique.
La dernière métaphore, parmi de nombreuses autres que nous avons choisies d’étudier ici, est celle de l’ivresse. La femme désirante est souvent présentée comme ivre, ce qui donne une explication rationnelle à l’inaudible état d’excitation physiologique produit par le désir. Il est ainsi dit de Madame Bovary éprise de Rodolphe que « son âme s’enfonçait en cette ivresse17 ». Cette métaphore permet d’attribuer le désir féminin à une altération de son comportement qui n’aurait rien de naturel et serait liée à un vice condamnable (l’alcoolisme étant un équivalent décent de la luxure).
Les romanciers du second XIXe siècle usent donc de métaphores variées pour décrire de manière oblique mais lisible le désir sexuel féminin. Tantôt mélioratives, tantôt péjoratives, ces métaphores remplissent à la fois une fonction esthétique et une fonction idéologique, puisqu’en même temps qu’elles revêtent d’un voile imagé le désir féminin, elles permettent d’éviter les mots considérés comme honteux de la sexualité. Elles délivrent un sens supplémentaire en introduisant un comparant dont le sens influe sur la vision du désir féminin qui est livrée. Autre détour rhétorique par une image oblique qui enrichit le message idéologique porté par le texte, la métonymie est régulièrement employée par les romanciers qui cherchent à représenter le désir féminin de manière indirecte.

2.2 Dire le désir par déplacement : les détours des métonymies

La métonymie est une figure de style qui consiste à remplacer un terme par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu. Les romanciers du second XIXe siècle l’utilisent de manière massive pour faire une peinture déguisée de la sexualité féminine puisqu’elle permet de la dire d’une manière élégamment détournée. Par exemple, dans Madame Gervaisais, les frères Goncourt déplacent le désir sexuel indicible de leur héroïne sur les fleurs : « À regarder un camélia luisant et verni, une rose aux bords défaillants, au cœur de soufre où semble extravasée une goutte de sang, ses yeux avaient une volupté18 . » Dans le même ouvrage, c’est le détour par la religion qui permet d’écrire les termes crus du désir féminin, déplacés dans la rhétorique mystique qui est familière de ces emprunts. Cette métonymie n’est pas une voie plus décente pour peindre la sexualité ; elle est sacrilège et provocante, puisqu’au lieu de sacraliser la sexualité, elle sexualise le sacré :

Sa vie, elle ne la vivait plus dans le sang-froid et la paix de sa vie ordinaire ; elle la vivait dans l’émotion indéfinissable de ce commencement d’amour qui s’ignore, de ce développement secret et de cette formation cachée d’un être religieux au fond de la femme, dans sa pleine inconscience de l’insensible venue en elle des choses divines et de leur intime pénétration silencieuse, comparée, par une exquise et sainte image, à la tombée, goutte à goutte, molle et sans bruit, d’une rosée sur une toison19 .

On reconnaît le champ lexical de l’acte sexuel dans ce passage caractéristique de la mystique des hystériques, avec notamment l’expression équivoque « intime pénétration », dont l’adjectif qualificatif épithète appuie le sémantisme charnel. La clausule du passage accentue encore le sémantisme sexuel, en employant une image peu commune, celle de la rosée tombant sur une « toison » ; le sens de cette image est difficile à élucider autrement que comme une métaphore précieuse de la manifestation physiologique du désir féminin, d’autant que la « toison » est un terme appartenant au champ lexical du sexe féminin. Cette métonymie du mysticisme pour exprimer les réalités corporelles les plus crues de la sexualité féminine est extrêmement récurrente. On retrouve cette sexualisation du divin dans Madame Bovary, où la crise mystique de l’héroïne correspond à une progression de son hystérie. Dans l’art pictural de la même époque, la sexualité féminine est bien souvent représentée par le biais de sujets religieux qui mettent en parallèle désir céleste et désir terrestre, à l’instar de la Madeleine dans le désert de Delacroix.
Autre exemple de métonymie, plus moderne celle-ci : la bicyclette. Cette invention toute neuve suscite à la fin du siècle de lourdes appréhension morales ; la rhétorique romanesque inscrit ce véhicule dans l’axiologie négative du péché, reflétant et alimentant ainsi les angoisses contemporaines :

Et, derrière la baraque, la mère surprit encore Thérèse et Grégoire ensemble. Lui tenait d’une main sa bicyclette, dont il devait expliquer le mécanisme ; tandis qu’elle, figée d’admiration et de convoitise, regardait la machine de ses yeux de péché. Elle ne put résister au désir, il la soulevait toute rieuse dans ses bras de petit homme, pour l’asseoir une minute sur la selle, lorsque la terrible voix de la mère éclata : « Sacrée gueuse, qu’est-ce que tu fais là encore ? Veux-tu bien vite revenir, ou je vais te régler ton compte20 ! »

Zola, fervent amateur de bicyclette, reprend le topos d’un moyen de locomotion puissamment indécent, car il s’enfourche à califourchon (posture impensable pour une jeune fille) ; il en fait pourtant la promotion dans Paris, à travers le personnage de Marie, jeune fille moderne idéale et cycliste, quelques années plus tôt. L’emploi du champ lexical du péché au sujet de la bicyclette n’est donc guère à prendre au pied de la lettre : la bicyclette n’est en effet qu’un prétexte correct pour exprimer le désir qui circule dangereusement entre Thérèse et Grégoire. Cette peinture de l’initiation à la sexualité des deux grands enfants est rendue possible grâce au détour par le blâme socialement très répandu de la bicyclette, véhicule perçu comme obscène et sur lequel circulent nombre de plaisanteries grossières, qui code alors clairement la sexualité.
Les contemporains ne cessent de mettre en doute la moralité des sports féminins, en particulier de la danse, considérée comme un préliminaire à la lascivité, un excitant néfaste aux femmes que l’on croit excessivement nerveuses. Dans Madame Bovary, c’est lors de sa valse au château de la Vaubyessard que l’héroïne éprouve ses premiers frissons sensuels. Une autre héroïne de Flaubert, Salammbô, connaît également une initiation à la sensualité par le biais de la danse. En effet, juste avant sa première nuit de plaisir, elle effectue une danse préparatoire qui est une figuration proleptique mais également métonymique de l’acte sexuel à venir, ellipsé par le roman. On notera que les détours métonymiques que Flaubert s’impose pour décrire le désir féminin dans ses romans ne se retrouvent guère dans sa correspondance ou dans ses récits de voyages, beaucoup plus explicite : ces circonvolutions apparaissent comme des stylèmes romanesques, liés aux conditions sévères de la réception.
On trouve donc dans Salammbô une défloration imagée juste avant la défloration réelle, qui n’est pas décrite. Le détour par la métonymie permet des audaces impossibles dans la scène suivante ; Salammbô prend, avec son serpent et face à son grand prêtre, des initiatives de séduction presque lubriques, tandis que face à Mathô son attitude est décrite comme passive :

Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long du mur, rampa entre les étoffes épandues puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue […]. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, elle se sentait mourir21 .

La métonymie de la danse sensuelle autour du serpent code de manière très claire un acte sexuel. Si le serpent est une figure du sexe masculin lui-même, on notera que presque toutes les formes verbales de la fin du paragraphe sont empruntées au lexique du coït, s’achevant par une « petite mort » : « prenant », « se renversait sous », « l’envelopper » « palpitaient », « serrait », « haletait », « se sentait mourir ». Les éléments du décor eux-mêmes sont gagnés par ce champ lexical, dans une cosmologie sexualisée où les étoiles palpitent ; cette métonymie du lieu qui exprime le désir du personnage féminin est reprise constamment par la littérature réaliste et naturaliste, où le lieu figure celui qui l’habite. Ainsi dans La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, le jardin du Paradou est un Eden où la nature encourage et exprime les désirs des amants, de même que la serre de Renée dans La Curée. La métonymie peut également être météorologique. Dans Une page d’amour, l’orage qui s’abat sur Paris figure le désir d’Hélène, l’héroïne qui reste muette sur ses tentations.
Souligner la gourmandise d’une femme est souvent une manière de pointer son appétit sexuel en des termes équivoques. Nana suce de petits bonbons, Emma « lèch[e] à petits coups le fond du verre22 », quant à Germinie, son corps réclame des plaisirs plus étranges, désirant « du charbon même, qu’elle grignotait avec les goûts dépravés et les caprices d’estomac de son âge et de son sexe23 . »
Enfin, un autre type de déplacement consiste à désigner une partie du corps décente pour parler en réalité du sexe féminin. Souvent, la chevelure peut ainsi être comprise comme une métonymie, surtout lorsque l’on voit le plaisir disproportionné qu’éprouvent les femmes à ce qu’on leur caresse les cheveux, partie du corps insensible s’il en est, à l’instar d’Emma Bovary qui se pâme lors d’attouchements capillaires : « elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure24 . » Dans L’Education sentimentale, Frédéric identifie également les cheveux de sa maîtresse comme le lieu de sa sensualité : « Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée25 . »
Le ventre est la partie du corps qui fait référence le plus directement au sexe féminin, comme dans cette scène de masturbation où la voluptueuse Fernande se caresse le ventre : « Ses petites mains longues et douces remontaient lentement sur les cuisses, s’arrêtant au ventre, redescendaient, se glissaient partout, en une flatterie légère, à peine appuyée, puis remontaient encore26 . »
Les métonymies qui disent le désir sont nombreuses et toutes porteuses de sens spécifiques, reflétant généralement un aspect du discours social sur la sexualité féminine. Elles remplissent à la fois des fonctions d’esthétisation et de dissimulation décente du corps féminin. Dans sa nouvelle « Une partie de campagne », Maupassant figure, avec une ironie dont la gaillardise est osée, la jouissance du personnage de la jeune fille à travers le chant d’un rossignol. Une métonymie courante consiste à représenter la sexualité d’un animal femelle pour dépeindre par ricochet le désir des humaines. Encore une fois, cette métonymie traduit les mentalités des contemporains, et plus particulièrement l’idée tenace selon laquelle la femme désirante se transforme en bête, ainsi que le résume avec une condescendance émoustillée Catulle Mendès : « Ô bestialité divine de l’adorable femelle humaine27 ! »
Le chat est l’animal par excellence qui sert à traduire en termes audibles la sexualité féminine. Le terme de « chat » désigne en effet le sexe féminin, et il est employé en ce sens au masculin au XIXe siècle. Le double sens est évident dans cet extrait de La Joie de Vivre de Zola :

Cette minouche était une gueuse, qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement, elle si délicate, sans cesse en toilette, ne posant la patte dehors qu’avec des frissons, de peur de se salir, disparaissait des deux et trois jours. On l’entendait jurer et se battre, on voyait luire dans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matous de Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme une traînée, le poil tellement déguenillé et sale, qu’elle se léchait pendant une semaine. Ensuite, elle reprenait son air de princesse, elle se caressait au menton du monde, sans paraître s’apercevoir que son ventre s’arrondissait. Un beau matin, on la trouvait avec des petits, Véronique les emportait tous, dans un coin de son tablier, pour les jeter à l’eau. Et le Minouche, mère détestable, ne les cherchait même pas, accoutumée à en être débarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle se léchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu’au soir où, dévergondée dans les coups de griffes et les miaulements, elle allait en chercher une ventrée nouvelle28 .

La métonymie qui dépeint par divers déplacements (sur les animaux, les fleurs, la religion, la danse, un lieu, la météorologie, ou encore sur une autre partie du corps ou la tenue vestimentaire) l’indicible désir féminin remplit diverses fonctions : elle permet de concilier peintures scientifique et satirique (ainsi de la Minouche nymphomane), mais aussi pédagogie et érotisme. Elle est un voilage tout en transparence, qui dérobe les mots du désir moins pour préserver la décence que pour leur conférer le charme clandestin des belles masquées que l’on reconnaît sans même lever leur loup de velours.

3. Images graphiques du désir féminin : de l’art de l’édulcoration visuelle

On retrouve le même jeu de codage pour les images graphiques que pour les images textuelles. Nous le montrerons ici à travers l’exemple du recueil du chansonnier Octave Pradels de 1890, intitulé Pour dire entre hommes, illustré par des gravures de Paul-Adolphe Kauffmann. Dans ce recueil, la majeure partie des chansons sont grivoises, et multiplient les plaisanteries sur le désir féminin ; chaque chanson est accompagnée d’une ou plusieurs gravures. Les illustrations représentent presque toujours le sens littéral de ces chansons dites « voilées29 », gommant la signification sexuelle sous des dehors respectables, mais offrant toujours la possibilité d’une double lecture à qui sait les lire. Par exemple, la chanson « Le déjeuner de minet » comporte le texte suivant :

Dans ce déjeuner matinal, / Il ne mange pas, il dévore ! / Ce qu’il faut à mon carnivore, / Ce n’est pas un morceau banal. / Aussi, voyez comme il le guette ! / Sa gueule, qui va le saisir, / Est tout humide… et le désir / Fait gonfler sa rose languette. / Plein de gourmande volupté, / Il frémit… Son poil a la fièvre… / Enfin, je présente à sa lèvre / Le déjeuner tant convoité. / Il fond dessus comme un corsaire ! / L’engloutissant presque en entier. / Tel un formidable épervier / Etreint le moineau dans sa serre ! […] / Alors, il se couche, ravi ; / Tout pantelant, il se repose, / Mais sa voluptueuse pose / Prouve qu’il reste inassouvi. […] / Aussi, de ce chat, je suis fou ! / Soir et matin je le câline. / Détail : seul, dans la gent féline, / Mon Minet a l’horreur du mou30 !

Le chat affamé de cette chanson fait écho à la Minouche zolienne. Certes, les deux textes ont des visées différentes, le premier se prétendant sérieux et visant à dépeindre la nature dans toute sa vérité, et le second étant ouvertement grossier et destiné à être « dit entre hommes ». Pourtant, ils ressortissent de la même symbolique, faisant du chat une figure oblique de la femelle humaine à la sexualité débridée et gourmande. Si nul n’est dupe de ce double sens fort courant (du moins pas les hommes censés dire ce texte), les gravures qui illustrent cette chanson représentent de petits chats dégustant leur pâtée, avec un code illustratif qui évoque le livre pour petite fille.

KAUFFMANN, Paul-Adolphe, « Le déjeuner de Minet » in PRADELS Octave, Pour dire entre hommes, Paris : C. Marpon et Flammarion, 1889, p.232. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Le décalage est flagrant entre le sens du texte et la gravure, qui l’édulcore en ignorant les sous-entendus qui font tout son piquant.
On retrouve le même fonctionnement pour toutes les gravures du recueil qui prennent les textes dans leur sens littéral, comme le ferait le plus candide des lecteurs. Il en est ainsi de la chanson intitulée « La Prise de la Bastille », où le narrateur masculin initie l’innocente Ninon à la sexualité à travers une métaphore guerrière topique :

Je vais vous dire, étant savant
(Lui répondis-je) et bon stratège,
Comme on s’y prend pour faire un siège.
Mettez-vous là, sur le divan…
Vous figurez la place forte,
Moi, l’assiégeant audacieux31

Là encore, la gravure prend comme la jeune fille la métaphore au pied de la lettre, gommant non seulement le sémantisme sexuel, mais la présence féminine elle-même, en représentant un soldat face à une explosion (que l’on peut certes lire comme une image codée du rapport sexuel violent, ou d’un désir féminin volcanique).

« La Prise de la Bastille », Idem, p.81. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Une des seules représentations du corps féminin nu dans le recueil apparaît dans la chanson « Ma Lune32 », où la gravure montre une femme nue de dos. Ici, l’image est représentable car elle code le désir masculin vis-à-vis du corps féminin, et non l’inverse. Mais deux pages plus loin, lorsque la femme n’est plus uniquement objet mais également sujet sexuel, on trouve la représentation d’une véritable lune, dans un style nettement plus enfantin, qui vient illustrer un texte pourtant encore plus osé.

« Ma Lune », p.52. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Dans tout le recueil, si les images textuelles sont parfois extrêmement lestes, jamais les images visuelles impliquant une représentation du désir féminin ne vont au-delà du baiser, comme dans cette illustration de « Mossié et Médème Bobsonn33 » :

« Dans le [sic] amour les Anglais, / Ils épataient les Français ! », « Mossié et Médème Bobsonn », Idem, p.216. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

 

Dans la chanson, c’est la femme qui presse son mari avec une insistance présentée comme comique, tandis que dans son illustration c’est le mari qui semble actif dans la demande sexuelle. L’image moralise, édulcore mais également suggère malicieusement le discours que tient le texte sur le désir sexuel féminin.
Ce rapport texte / image chez Pradels et Kauffmann nous apparaît comme paradigmatique d’une relation voilée entre le sens du texte et les images dans cette seconde moitié du XIXe siècle, que ces images soient textuelles ou graphiques. Il revient au lectorat masculin de décoder avec un plaisir érotique ce rapport allusif des images au texte.

4. Les « paravents transparents »

Dans les imaginaires du second XIXe siècle, un réseau d’images devenues topiques se développe. Bien vite certaines représentations deviennent des lieux communs qui codent le désir féminin de manière transparente pour le lecteur, tout en préservant la décence pour les éventuelles jeunes filles qui tomberaient par hasard sur un de ces passages sans pouvoir, croit-on, en pénétrer le double sens. Cela entraine pour les lecteurs masculins (et peut-être pour de secrètes lectrices) un véritable plaisir du décodage, qui réside dans la compréhension du double sens des images d’apparence respectable dont ils s’évertuent – ou s’encanaillent – à décrypter le message sexuel.
Ces figures ne servent donc point uniquement à contourner la censure, qui n’est d’ailleurs pas plus dupe que les lecteurs ; comme le résume Marc Angenot : « l’obscénité se présente à nous sous la forme d’une métaphore filée, d’une devinette à la fois blasphématoire et osée, où le sexuel est transcodé dans un énoncé cryptique, inintelligible s’il tombe dans des mains ‘innocentes’, exigeant du lecteur une exégèse gaudriolesque34 . »
C’est souvent un usage subtil de l’ironie qui permet de contourner l’interdit de la représentation du désir féminin. Dans ce régime de l’allusion, il s’agit, pour le lecteur, de n’être pas dupe du sens littéral du texte. D’après Philippe Hamon, dans l’ironie littéraire, « la figure de rhétorique tient lieu, par sa gesticulation sémantique voyante, de la mimique absente de la figure absente de l’énonciateur35 . » Le lecteur s’appuie donc sur les figures du texte pour devenir un « restaurateur d’implicite36 », et le double sens du texte repose sur une connivence entre le lecteur et l’auteur – généralement tous deux masculins.
Ainsi, nous apparaissent comme des « paravents37 » – nous empruntons cette heureuse expression à Eléonore Reverzy – les innombrables figures qui disent le désir de manière faussement voilée. Mais l’audace de ces paravents est qu’ils sont transparents : il ne s’agit pas de cacher tout-à-fait derrière le voile des mots la vérité nue du corps féminin désirant, mais bien plutôt de placer le lecteur en posture de voyeur, dans un jeu délicieux de montré-caché où la sexualité féminine se laisse entrevoir derrière la gaze légère – voire leste – d’images translucides pour les yeux avisés et aguichés des messieurs sérieux. Dans Dinah Samuel, l’héroïne inspirée par Sarah Bernhardt est une actrice et cocotte, qui compare son métier à celui de son amant écrivain : comme la fille, le romancier décollette sa rhétorique juste assez pour suggérer davantage, tout en jouant la comédie de l’honnêteté : « Tu brodes des variations sur la comédie actuelle ; tu fais appel, pour cacher la vérité, de telle manière qu’elle reste nue, aux ressources de ton imagination. Ne te suis-je pas semblable ? J’ai recours à la séduction des toilettes, pour ceux qui ont beaucoup d’argent, aux caprices fous qui empoignent, aux élégances et trucs intimes qui retiennent38 . »
Les sévères descriptions du désir féminin que nous offrent les naturalistes sont bien plus ambiguës qu’ils ne voudraient nous le faire croire : ces écrivains dissimulent derrière des paravents rhétoriques décents le plaisir pris à décrire le désir féminin, excusant par l’érudition la dimension pornographique de ces passages qui tiennent le lecteur en haleine. C’est ce qu’Eléonore Reverzy nomme la « pornographie sérieuse39 ».
D’aucuns souligneront l’hypocrisie d’une littérature pudibonde, qui se refuse à dire tout haut les choses du sexe tout en les murmurant avec sensualité à qui sait les entendre, par le détour d’images masquées. Nous voyons surtout, dans cette dialectique du montré-caché, un plaisir ludique à la fois pour le lecteur et pour l’auteur. La lecture devient dès lors une aventure érotique, comme pour cette jeune personne trop émue par des romans prétendument sérieux :

Elle attendait dans une pièce qui touchait au corridor, que M. Georges eût déposé son livre. Aussitôt que, la porte du salon ouverte, elle l’entendait causer avec sa mère, elle sortait de sa cachette, se glissait à pas muets dans le corridor qu’elle traversait dans son entier sans faire crier un grain de poussière, s’emparait du livre tentateur qui était là sur la table tout contre la fontaine, entre la serviette et le savon, le cachait dans un des plis de sa robe et s’en allait avec les mêmes précautions jusque dans sa chambre, où elle dévorait quelques pages avec une ardeur inouïe.
Elle était en proie avant, pendant et après ces expéditions, à une émotion qui la rendait tremblante, et à une surexcitation nerveuse qui lui donnait une finesse d’ouïe telle qu’elle percevait les moindres bruits et ne se laissait jamais surprendre. Il serait impossible, par exemple, de dire combien de rougeurs subites et de frissons l’envahirent tout à coup40 !

Le lecteur des passages traitant de la sexualité féminine au XIXe siècle est semblable à cette vierge lectrice, qui rougit à chaque métaphore en déshabillé, et frissonne devant d’aphrodisiaques métonymies.

Conclusion – « l’érotisme de la voilette »

Romanciers et illustrateurs du second XIXe siècle ont réussi le pari paradoxal de représenter l’irreprésentable désir féminin, par un jeu subtil entre le sens des textes et leurs images, qu’elles soient graphiques ou visuelles. L’articulation est virtuose entre un sémantisme sexuel caché, et des images qui sont un voile utilisé afin de rendre le désir féminin décent, c’est-à-dire lisible, ou visible. Les représentations textuelles et visuelles obéissent au même mécanisme de montré-caché, que l’on pourrait nommer un « érotisme de la voilette » : c’est un voilement élégant mais transparent du sens, qui comme la voilette dissimule juste assez le désir féminin pour attiser la curiosité des voyeurs. Nombreux sont les textes qui s’exclament d’ailleurs en substance : ô les yeux brillants des sensuelles élégantes à la voilette ! La volupté féminine peut ainsi être décrite avec un grand luxe de détails, tout en restant ce que Zola désigne avec une pudeur toute feinte, dans sa Curée ailleurs très explicite, le « plaisir sans nom41 ».

POUGY, Liane de, (DIR.), L’Art d’être jolie : publication hebdomadaire illustrée, « Le charme de la voilette », Paris : Librairie universelle, 10 août 1904. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.


Notes

1 – FLAUBERT, Gustave. Salammbô. Paris : Charpentier, 1879, p.229.

2 – FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, p.26.

3 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle-Epoque. Bruxelles, : Labor, 1986, p.127.

4 – ULBACH, Louis. « La littérature putride ». Le Figaro, 23 janvier 1868.

5 – Cité par MITTERAND, Henri, in ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, « Folio Classiques », 2002, p.14.

6 – MITTERAND, Henri, in ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, « Folio Classiques », 2002, p.17.

7 – PINARD, Ernest. « Réquisitoire contre Madame Bovary », Madame Bovary : moeurs de province (Édition définitive) / Gustave Flaubert ; suivie du réquisitoire [de Ernest Pinard]. Paris : Charpentier, 1879, p.404.

8 – ZOLA, Emile. « De la moralité dans la littérature », Le Messager de l’Europe, octobre 1880, Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, t.9, p.450.

9 – ZOLA, Emile. « La littérature obscène », Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, T.9, 1880, p.487.

10Idem, p.486.

11 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. op. cit., p.175.

12 – KERLOUEGAN, François. Ce fatal excès du désir, Poétique du corps romantique. Paris : Champion, 2006, p.433.

13 – CHERBULIEZ, Victor. Le roman d’une honnête femme. Paris : Hachette, 1908 (1880), p.60.

14 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. Paris: Garnier-Flammarion, 1969, p.204.

15 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux. Paris : Garnier-Flammarion, 1990, p.204.

16 – MICHELET, Jules. La Bible de l’Humanité. Paris : Chamerot, 1864, p.291.

17 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. op.cit., p.219.

18 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Madame Gervaisais. Paris : Gallimard, Folio, 1982, p.88.

19Idem, p.172.

20 – ZOLA, Emile. Fécondité. Paris : Fasquelle, 1899, p.547.

21 – FLAUBERT, Gustave. Salammbô, op. cit., p. 209.

22 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, op.cit., p.56.

23 – GONCOURT, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux, op.cit., p.89.

24 – FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, op.cit., p.253.

25 – FLAUBERT, Gustave. L’Education sentimentale. Paris : Folio Classiques, 1972, p.222.

26 – ZOLA, Emile. Travail. Paris : Fasquelle, 1901, p.359.

27 – MENDES, Catulle. Monstres parisiens. « Jeunes mères ». Paris : Flammarion, 1883, p.300.

28 – ZOLA, Emile. La Joie de vivre. Paris : Garnier-Flammarion, 1999, p.78.

29 – Voir GAUTHIER, Marie-Véronique. Chanson, sociabilité et grivoiserie au XIXe siècle. Paris : Aubier, 1992.

30 – PRADELS, Octave. Pour dire entre hommes, « Le déjeuner de Minet ». Paris : C. Marpon et Flammarion, 1890, pp. 229-233.

31Idem, « La Prise de la Bastille », p.82.

32Idem, « Ma Lune », p.52 et 54.

33Idem, « Mossié et Médème Bobsonn », p.216.

34 – ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé, op. cit., p.44.

35 – HAMON, Philippe. L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique. Paris, Hachette supérieur, 1996, p.151.

36Ibid.

37 – Nous empruntons l’expression à Eléonore Reverzy ; voir REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, http://www.medias19.org/index.php?id=13399, consulté le 17/12/2018.

38 – CHAMPSAUR, Félicien. Dinah Samuel. Paris : P. Ollendorff, 1882, p.139.

39 – REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, op. cit., consulté le 17/12/2018.

40 – AGHONNE, Justine Mie d’., Le premier amour d’une jeune fille. Paris : J. Treuttel, 1862, p.42.

41 – ZOLA, Emile. La Curée. Paris : Le Livre de poche, 1996, p.219.


Bibliographie

SOURCES PRIMAIRES :

 D’AGHONNE, Justine Mie. Le premier amour d’une jeune fille. Paris : J. Treuttel, 1862, 400 p.

CHAMPSAUR, Félicien. Dinah Samuel. Paris : P. Ollendorff, 1882, 436 p.

CHERBULIEZ, Victor. Le roman d’une honnête femme. Paris : Hachette, 1908 [1880], 424 p.

FLAUBERT, Gustave. L’Education sentimentale. Paris : Folio Classiques, 1972, 502 p.

FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary. Paris: Garnier-Flammarion, 1969, 441 p.

FLAUBERT, Gustave. Salammbô. Paris : Charpentier, 1879, 382 p.

DE GONCOURT, Edmond et Jules. Germinie Lacerteux. Paris : Garnier-Flammarion, 1990, 308 p.

DE GONCOURT. Edmond et Jules, Madame Gervaisais. Paris : Gallimard, Folio, 1982, 352 p.

MENDES, Catulle. Monstres parisiens, « Jeunes mères ». Paris : Flammarion, 1883, 308 p.

PINARD, Ernest, « Réquisitoire contre Madame Bovary », Madame Bovary : moeurs de province (Édition définitive) / Gustave Flaubert ; suivie du réquisitoire [de Ernest Pinard], Paris, Charpentier, 1879, 470 p.

DE POUGY, Liane (dir.). L’Art d’être jolie : publication hebdomadaire illustrée. « Le charme de la voilette ». Paris : Librairie universelle, 10 août 1904.

PRADELS, Octave, et KAUFFMANN, Paul-Adolphe (ill.). Pour dire entre hommes. « Le déjeuner de Minet ». Paris : C. Marpon et Flammarion, 1889, 242 p.

ULBACH, Louis. « La littérature putride ». Le Figaro. 23 janvier 1868.

ZOLA, Emile. « De la moralité dans la littérature ». Le Messager de l’Europe. Octobre 1880. Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, t.9, 608 p.

ZOLA, Emile. « La littérature obscène ». Œuvres complètes. Paris : édition Nouveau monde, T.9, 1880, 608 p.

ZOLA, Emile. Fécondité. Paris : Fasquelle, 1899, 752 p.

ZOLA, Emile. La Curée. Paris : Le Livre de poche, 1996, 416 p.

ZOLA, Emile. La Joie de vivre. Paris, Garnier-Flammarion, 1999, 380 p.

ZOLA, Emile. Nana. Paris : Gallimard, “Folio Classiques”, 2002, 500 p.

ZOLA, Emile. Travail. Paris : Fasquelle, 1901, 667 p.

 

 SOURCES SECONDAIRES :

ANGENOT, Marc. Le cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle-Epoque. Bruxelles : Labor, 1986, 202 p.

CARLES, Patricia et DESGRANGES Béatrice. « Emile Zola, ou le cauchemar de l’hystérie et les rêveries de l’utérus », Cahiers naturalistes n°69, 1995, p.13-32.

FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, 224 p.

GAUTHIER, Marie-Véronique. Chanson, sociabilité et grivoiserie au XIXe siècle. Paris : Aubier, 1992, 311 p.

HAMON, Philippe. L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique. Paris, Hachette supérieur, 1996, 160 p.

KERLOUEGAN, François. Ce fatal excès du désir, Poétique du corps romantique. Paris : Champion, 2006, 528 p.

KRAKOWSKI, Anna. La condition de la femme dans l’œuvre d’Emile Zola. Paris : Nizet, 1974, 263 p.

MENARD, Sophie. Emile Zola et les aveux du corps : les savoirs du roman naturaliste. Paris : Classiques Garnier, 2014, 518 p.

MITTERAND, Henri. Le regard et le signe : poétique du roman réaliste et naturaliste. Coll. Ecriture, Paris : PUF, 1987, 296 p.

REVERZY, Eléonore. « Les ‘écrivains de filles’ ou la pornographie sérieuse », Médias 19, http://www.medias19.org/index.php?id=13399, consulté le 17/12/2018.

Le désir-asymptote dans Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen : Le lieu des rendez-vous manqués

Caroline HOGUE

Caroline Hogue est candidate au doctorat à l’Université de Montréal, où elle a également complété ses études de maîtrise. Ses recherches portent sur la littérature du XXe siècle, plus particulièrement sur la question du sacrifice. Elle est coordinatrice du centre de recherche Figura – UdeM et collabore à un projet de recherche sur le roman de genre au féminin.
caroline.hogue@umontreal.ca

Pour citer cet article : Hogue, Caroline, « Le désir-asymptote dans Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen : Le lieu des rendez-vous manqués», Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 1er juillet 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/le-desir-asymptote-dans-sur-le-champ-dannie-le-brun-et-toyen-le-lieu-des-rendez-vous-manques/

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Résumé

Dans Sur le champ, Annie Le Brun et l’artiste visuelle Toyen revisitent le thème surréaliste de l’amour fou pour le réorienter vers la question du désir féminin, toujours transgressif. Le texte et les images mettent en jeu un désir intarissable, alors que le point de rencontre semble impossible à atteindre. La figure de l’asymptote permet de problématiser les tensions qui (dés)unissent à la fois le texte à l’image et la femme désirante à l’objet de son désir.

Mots-clés : Annie Le Brun – Toyen – Surréalisme – Désir féminin – Littérature française du XXe siècle – Rapports texte/image – Transgression

Abstract

In Sur le champ, Annie Le Brun and the visual artist Toyen rethink the surrealist theme of love. The book presents a new idea of the feminine desire, which is always transgressive and violent. Both the text and the images express an infinite desire, in which the encounter is impossible to reach. The asymptote problematizes the tensions between the textual and the visual and between a desirous woman and the object of her desire.

Keywords: Annie Le Brun – Toyen – Surrealism – Desire – French XXth century literature – Text/image relationship – Transgression


Sommaire

Introduction
1.Transgresser doucement
2. Penser l’asymptote comme dispositif texte/image
3. Tendre vers l’Autre pour effleurer l’infini
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Avec la publication de L’Amour Fou en 1937, André Breton rapatrie la plus vieille thématique de l’histoire culturelle au cœur du nouveau territoire artistique et littéraire surréaliste. Sous couvert d’un récit autobiographique accueillant photographies et peintures, Breton décrit et prescrit l’une des valeurs surréalistes par excellence : l’amour. Fou, l’amour bretonien contourne les usages de la morale. Délirant, l’amour surréaliste implique une communication fusionnelle des corps et des cœurs, propulsant les sujets – les amoureux sont toujours deux, bien que la voix féminine reste silencieuse – vers une autre dimension, souvent onirique. Le désir devient le portail presque magique qui élève les amoureux, réunis, vers un ailleurs mystérieux et magnétique. Pour le patriarche des surréalistes, l’amour promet un terreau fertile où il est possible de cultiver la beauté authentique :

C’est là, tout au fond du creuset humain, en cette région paradoxale où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes choses les couleurs perdues du temps des anciens soleils […] qu’il y a des années [il a] demandé qu’on allât chercher la beauté nouvelle[1].

L’essence de la beauté, ou la beauté essentielle, serait contenue dans l’étincelle qui jaillit de cette « fusion » entre deux êtres. Trente ans plus tard, Annie Le Brun et Toyen[2] – deux artistes qui revendiquent leur héritage surréaliste et qui assument pleinement leur filiation avec André Breton – collaborent pour créer Sur le champ, un recueil de poésie en prose divisé en douze parties, appelées « cernes » par l’auteure, cernes qui se succèdent comme autant de courbes superposées les unes aux autres, dont six sont accompagnés d’un collage[3]. Si l’amour y brille par son absence, Annie Le Brun et Toyen déclinent un désir insatiable, sans cesse renouvelé, qui informe la structure, le dispositif texte/image et les modalités de lecture dans Sur le champ. Le désir était, déjà, une valeur cardinale pour les surréalistes des années 1930, toujours associé au motif de la rencontre amoureuse. André Breton en appelle aux manifestations hasardeuses parce qu’elles alimentent, continuellement, une soif essentielle à la création : « Ce qui me séduit dans une telle manière de voir, c’est qu’à perte de vue elle est recréatrice de désir.[4] » Annie Le Brun et Toyen rejouent cette idée d’un désir intarissable – le désir existe tant et aussi longtemps qu’il n’est pas comblé – la déplaçant dans de nouveaux espaces que sont la féminité, la corporéité et la transgression. Selon Isabelle Boisclair, la figure de la femme désirante s’est trop souvent tue, parce qu’« en ce domaine du désir, elle est, peut-être là plus qu’ailleurs, le deuxième sexe.[5] »

Dans Sur le champ, le désir fonctionne comme une asymptote, autant dans le texte, dans les images que dans les rapports texte-image. La véritable fusion entre le sujet féminin désirant et l’objet désiré est impossible, bien qu’ils tendent, infiniment, l’un vers l’autre. L’asymptote – issu du mot grec a-symptotis, signifiant « non-rencontre » – prophétise le déphasage qui caractérise les rendez-vous prévus par le désir : dans Sur le champ, ils sont toujours manqués. Ce déphasage semble trahir le programme tracé par le titre du recueil, qui semble porter la promesse d’une résolution immédiate. Les limites entre le moral et l’immoral brouillées par une écriture de la transgression (faite de mots et d’images), tout fonctionne comme si la seule frontière encore intacte marquait l’espace imperceptible qui sépare pourtant toujours le sujet désirant et l’objet désiré. Les rapports texte/image participent de ce dispositif asymptotique : le textuel et le visuel conservent leur espace respectif, bien qu’ils obéissent à une dynamique de tentation vers l’Autre de la double-page. Finalement, les textes d’Annie Le Brun et les collages de Toyen thématisent et mettent en scène un mouvement, une trajectoire ou une tendance vers l’Autre. Tel que prévu par la figure de l’asymptote, le « je » féminin – à la fois lyrique et narrant – reste seul, bien que mû par l’énergie de la rencontre.

1.Transgresser doucement

 

Dans la pensée complexe de Georges Bataille, toujours en dialogue avec les préoccupations surréalistes, la transgression constitue une pierre de touche. Son œuvre, autant essayistique que romanesque, montre que « les interdits, sur lesquels repose le monde de la raison, ne sont pas, pour autant, rationnels.[6] » La raison comme référence absolue est mise à mal, entraînant dans sa chute la morale, érigée sur un réseau d’interdits aux fondations tremblantes. Du moins, Georges Bataille fait chanceler, un à un, les interdits qui balisent les contours de la morale. Dans « L’Après-coup de l’Amour Fou : Joyce Mansour et Annie Le Brun », Renée Riese Hubert remarque l’instinct transgressif des femmes surréalistes de la dernière génération : « Mais ces voix féminines s’élancent vers bien d’autres transgressions encore plus inquiétantes, comme il se doit, que celles de l’entre-deux-guerres.[7] » En effet, le langage poétique d’Annie Le Brun, dans la foulée de Georges Bataille et plus encore dans celle de Sade, refuse de se contraindre aux lois de la logique, et encore moins à celles de la bonne morale. Au fil des « cernes » successives, le « je » poétique noie de gris les frontières noires qui marquent le cadastre de la moralité. Doucement, si faire se peut, Annie Le Brun et Toyen donnent à lire et à voir (mais surtout à lire) davantage une dissolution graduelle qu’une infraction des interdits.

L’incipit de Sur le champ fait entendre le « je » poétique qui s’auto-cite : « Quand j’ai dit “je perverse” (jeu-clé qui a pour but de fermer les portes ouvertes), on m’a répondu qu’il y avait là comme une recherche de langage.[8] » Le ludisme déborde du langage lorsque la même voix propose « un jeu de société très simple[9] », dont les règles sont dévoilées dans une deuxième autocitation : « “Violez les mères de familles, les vierges à la rigueur.”[10] » Le premier syntagme placé entre guillemets – « Je perverse » – quitte le plan inoffensif du mot d’esprit lorsqu’il est mis en relation avec l’ordre inquiétant contenu dans la deuxième autocitation, exigeant à la fois le viol, l’inceste et la profanation. L’expression « je perverse », gonflé par l’ampleur de sa forme verbale intransitive, annonce le projet transgressif du « je » joueur dans Sur le champ. Un peu plus tard, la femme se présente comme éternellement perverse et multiple : « “Je serai toujours perverse polymorphe.[11] » Cette fois, en plus d’être placée entre chevrons, la citation est en italique, marquant le caractère écrit de la déclaration. Ce serait « la fiancée du pirate », personnage cinématographique surréaliste associé à la figure d’Antigone, qui consignerait dans « des cahiers d’écoliers » cette phrase unique « pour le plaisir.[12] » Isolée dans l’espace de la page, soulignée par l’italique[13] et enchevronnée, la phrase, attestant la nature transgressive du sujet poétique, se grave sur la rétine sensible du lecteur-spectateur. À la fin du livre, dans le « Onzième cerne », la voix poétique s’adresse à ses « curieuses sœurs[14] » lorsqu’elle évoque une perversité devenue collective : « Notre perversité, si redoutablement polymorphe, ne tend qu’à corriger les mythes biologiques si notre désir se fond sous la cambrure d’un même homme.[15] » Réitérant la formule employée dans le texte liminaire, cette perversité va jusqu’à contaminer une communauté de femmes. Le plaisir de faire mal, inhérent au « je » poétique, prolifère. S’adressant, cette fois-ci, à un homme qui est à la fois son frère et son amant, la voix poétique planifie : « Pour vous brûler, je me déshabillerai, non pour vous blesser, mais pour vous pervertir loin de ce qui n’est pas vous.[16] » La perversion intransitive de l’incipit se voit orientée vers l’autre, dans une logique de contagion libératrice des mœurs. Ainsi, la femme « perverse », est perverse, elle perverse l’autre et sa perversion se multiplie jusqu’à rassembler une communauté de femmes. Cette déclinaison poétique accumule les diverses formes que peuvent revêtir le plaisir sadique.

Dans Sur le champ, les références implicites au Marquis de Sade moulent une écriture de la transgression qui ne se livre pas directement. Selon Olivier Delers, la pensée de Sade ne peut être pleinement cernée que dans un rapport oblique, dialogique : « Le passage du mythe au dialogue crée également un mouvement d’un Sade-concept à un Sade-praxis.[17] » L’écriture d’Annie Le Brun épouse une telle pratique de Sade. Dans le « Troisième cerne », le sujet poétique imbrique sexualité et philosophie, par le biais du texte et du pictogramme qui en remplace le point : « Un doigt perpendiculairement enfoui dans mon sexe, il m’apprend la transe en danse. Ma tête est prompte à s’échauffer, je deviens philosophe [*][18] » Le signe de ponctuation est remplacé par un dessin qui représente un doigt brandi vers le ciel. L’esprit est habilement rapatrié dans l’espace du corps – du « sexe », plus précisément – alors que le mot transcendance est outrageusement haché, comme le boucher avec la viande, en une « transe en danse ». Cette parenté idéologique avec Sade, qui promeut une logique du corps, est scellée lorsque le « je » poétique annonce que sa « tête est prompte à s’échauffer », citant presque textuellement la Juliette sadienne, dont la « pensée est prompte à s’échauffer.[19] »De plus, le mot « philosophe », employé par Le Brun, n’est pas sans rappeler le lexique sadien : La Philosophie dans le boudoir du Marquis de Sade caractérise la figure du philosophe libertin. La frontière hiérarchique entre corps et esprit est formellement révoquée par l’utilisation du minuscule pictogramme. En effet, le dessin représente à la fois le doigt enfoui dans le sexe de la femme et le signe heuristique par excellence, associé au savoir du philosophe. La transgression des limites du corps et de l’esprit donne lieu, comme le propose Sade, à un savoir nourri par les pulsions charnelles. Dans le « Quatrième cerne », Annie Le Brun salue, à l’instar de Sade, celles qui ont « des ventres pour écouter » et « des fesses pour inviter à penser.[20] »

Dans Sur le champ, la violence se déploie comme un dynamisme sans borne, qu’il serait vain d’essayer de contenir. Georges Bataille, dans L’Érotisme, constate l’échec de l’homme, qui tente d’endiguer les flots d’une violence inouïe : « Limitant en lui-même le mouvement de la violence, il pensa le limiter en même temps dans l’ordre réel.[21] » Ces limites factices ne sont d’aucun ressort contre une violence inhérente à la nature humaine. Le « je » poétique d’Annie Le Brun accueille et perpétue la violence, allant jusqu’à désirer son propre viol : « Mon amant, vous aussi, vous ne me violez que parce que je suis passionnément consentante[22] ». Cette violence violeuse apparaît dans le collage du « Douzième cerne », alors que l’aile pointue d’une chauve-souris traverse l’entrejambe d’une femme cambrée dans une position de jouissance. De manière générale, tous les collages du livre mettent en scène la violence d’un choc entre un élément dur et un élément mou, entre autorité et soumission, entre bourreau et victime. À moins que la victime soit le véritable bourreau ? Annie Le Brun et Toyen jouent avec le concept traditionnel de « limites », les dissolvant par le pouvoir caustique du texte et de l’image. Dans le « Douzième cerne », le sujet poétique affirme que « les tabous n’existent pas pour être transgressés mais pour être DISSOUTS à un point de combustion extrême et unique[23] ». Sur le champ s’ouvre comme un laboratoire textuel et pictural où Le Brun et Toyen expérimentent « les lois d’une combustion nouvelle[24] », qui serait assez redoutable pour consumer interdits et tabous. Georges Bataille écrit que « seule une violence, une violence insensée, brisant les limites d’un monde réductible à la raison, nous ouvre à la continuité![25] » Une fois les limites tombées, la perversion, la violence et le corps sont réhabilités dans l’univers livresque amoral d’Annie Le Brun et Toyen. Il ne reste qu’une limite qui tienne : l’asymptote qui sépare le sujet désirant de l’objet désiré. C’est dans le sillon infini de cette trajectoire désirante que Sur le champ aborde ce que Bataille nomme, lui, la continuité.

2.Penser l’asymptote comme dispositif texte/image

Yves Peyré utilise « l’inframince » pour problématiser l’oscillation imperceptible qui unit le texte et l’image ; pour Liliane Louvel, le « tiers pictural » désigne le lieu où le pictural se niche au creux du textuel, au moment de la lecture; Aron Kibedi Varga parle de « coïncidence » lorsque le texte et l’image habitent, simultanément, un même espace. La critique n’a pas fini de s’interroger sur la nature (les natures, plutôt) des rapports qu’entretiennent le texte et l’image. Dans Sur le champ, la relation qui unit les textes et les six collages de Toyen dépasse largement le domaine de l’illustration. Les collages ne montrent pas ce que disent les textes, bien qu’ils récupèrent (rejouant la technique même du collage), de manière décalée, quelques éclats du texte. Par exemple, le collage du « Neuvième cerne » évoque le « vague sourire […] sur les lèvres du monde[26] » qu’apercevait le sujet poétique au « Deuxième cerne ». Plusieurs pages plus loin, le collage éclaire le sens du texte ; « les lèvres du monde », à la lumière des fragments juxtaposés dans l’image, devient la métaphore visuelle et textuelle du sexe féminin. Dans le « Sixième cerne », le texte informe notre manière de voir le collage qui l’accompagne. Flaque de peinture, gomme à mâcher ou latex, rien dans l’image ne confirme l’identité de l’élément visqueux. Lorsque le texte convoque un « œuf [27] » dont le jaune et le blanc sont séparés, à la page suivante, notre perception du collage est corrigée, a posteriori. Que l’image influence le texte ou inversement, la lecture-spectature, dans Sur le champ, ne peut fonctionner de manière linéaire. Dans « Le triangle du désir dans les livres d’Ivsic-Toyen-Le Brun », Virginie Pouzet-Duzer propose une lecture conjointe de Sur le champ et Le puits dans la tour de Radovan Ivsic: « Entre textes et images, poésie, prose et collages, on montrera que c’est une lecture “en spirale” […] qui s’accorderait le mieux avec de tels recueils, perpétuellement sur la brèche du littéral et du figuratif.[28] » Retenons l’idée d’une lecture en spirale, qui permet de combler les écueils – les brèches – d’une lecture linéaire.

Dans l’espace de la double-page, le textuel et le visuel ne se rencontrent jamais, bien qu’ils s’effleurent. L’asymptote problématise cette tension vers l’autre médium, cette fusion sans cesse différée par des points de résistance. Dans « Le livre comme creuset », Yves Peyré écrit que « le pli est le maintien d’une distance, il prône une sévérité dans la répartition: de part et d’autre d’un fleuve deux mondes se font face, se désirent, figés par la ligne invisible d’un papier retourné sur soi-même.[29] » Le dispositif texte/image à l’œuvre dans Sur le champ respecte l’autorité du pli de la page: chaque médium respecte les bornes de son espace et se plie aux lois de son territoire. Fleuve ou droite asymptote, dans les deux cas, ni le texte ni l’image n’envahissent la page de l’Autre. La disposition des collages – ils flottent au milieu du vide de la page rose – contribue à creuser la distance qui sépare le texte et l’image, alimentant le mystère, nourriture du désir. Les marges autour des collages, disposés sur la page de gauche, isolent le pictural, comme si le « fleuve » du pli de la page débordait de son lit sur la page de droite. Cette distance visuelle marque une résistance quant à l’assimilation des deux univers, gardiens jaloux de leur espace.

Dans Sur le champ, l’univers poétique des textes reste distinct de l’univers pictural. Peut-être avons-nous affaire à deux mondes parallèles, qui manifestent leur présence à l’Autre par quelques indices épars ? Les rythmes des deux espaces discordent, réitérant le hiatus imposé par l’asymptote. La poésie d’Annie Le Brun carbure à la vitesse excessive et aux trajectoires accélérées. Le lexique de Sur le champ regorge de mots associés aux déplacements : « taxi-faune[30] », « promenades[31] », « mouvements[32] », « vitesse[33] », « cheminements[34] » ou « trajectoire[35] ». En contrepartie, les collages montrent toujours des tableaux ou des objets immobiles. Même les êtres animés (un mollusque, une chauve-souris ou un morceau de corps féminin) semblent figés, comme autant de créatures empaillées devenues objets. Par exemple, tout porte à croire que la chevelure dans le collage du « Huitième cerne » est, en réalité, une perruque. Désincarnée, la chevelure reste parfaitement coiffée et ne dévoile aucune parcelle du corps féminin. Cette inanité de l’image contraste avec le corps féminin agressif décrit dans le texte. Malgré l’arythmie qui désaccouple texte et image, il y a quand même désir, tentation d’une fusion qui n’advient jamais. Dans le « Huitième cerne », « la force centrifuge de [la] crinière[36] » du lion est répétée, cette fois déconstruite, dans le collage. Le corps du mollusque s’enroule autour d’un point de rotation, sorte de foyer de la « force centrifuge », et la chevelure de femme fait écho à la « crinière » du lion. Les points de contact entre le poème et le collage naissent, paradoxalement, de l’écart qui les sépare. L’un décrit la crinière du lion, l’autre montre l’étonnante collision entre une chevelure et un mollusque ; dans la différence germe l’intuition de l’Autre. Le lecteur-spectateur assiste, au fil du livre, à ces rendez-vous manqués du texte et de l’image. Un langage appelle l’autre, mais, obéissant au désir-asymptote, ils ne sont jamais au même endroit au même moment.

3.Tendre vers l’Autre pour effleurer l’infini

 

Dans Surrealism, Desire Unbound, Annie Le Brun écrit : « S’il y a une chose telle que la révolution surréaliste, elle est inséparable de l’affirmation du désir en tant qu’intuition physique de l’infini.[37] » Sur le champ s’inscrit dans cette quête sensible de l’infini, d’abord par l’élargissement des bornes qui délimitent le livre. Annie Le Brun et Toyen tentent de faire déborder leur œuvre collaborative de l’espace livresque. En effet, selon Virginie Pouzet-Duzer, l’élan poétique entamé dans Sur le champ se multiplierait dans le recueil de Radovan Ivsic, aussi illustré par Toyen. Participant à cette volonté de poursuivre l’œuvre au-delà des pages, le texte liminaire « De la cave des yeux » a été publié dans la revue surréaliste L’Archibras 2[38]. C’est dans l’article de la revue qu’Annie Le Brun signale son texte comme préface de Sur le champ. En amont du livre, donc, l’espace de l’œuvre s’élargit par l’investissement d’un autre lieu de publication. En aval, l’excipit de Sur le champ contribue à reconduire, infiniment, son point final. Le « Douzième cerne » se termine sur deux dates qui devraient indiquer, logiquement, la période d’écriture du livre : « Paris, le 4 décembre 1966 – le 1er février 1967.[39] » Or, une déclaration en lettres majuscules échappe à cet intervalle temporel, placé au bas de la dernière page. Le « je » poétique, dans un cri de révoltée, défie la finitude imposée à l’objet-livre : « MES CERNES N’ONT PAS FINI DE S’AGRANDIR : C’EST AVEC LES YEUX QUE JE DÉVORE LE NOIR DU MONDE.[40] » Outre ces percées à l’extérieur du livre, dans Sur le champ, l’infinitude se dévoile de manière singulière par la mise en scène d’un désir asymptotique. La femme se meut dans un mouvement continuel et vital vers l’Autre. Comme pour Bataille, la rencontre fusionnelle signerait son arrêt de mort :

Qu’il est doux de rester dans le désir d’excéder, sans aller jusqu’au bout, sans faire le pas. Qu’il est doux de rester longuement devant l’objet de ce désir, de nous maintenir en vie dans le désir, au lieu de mourir en allant jusqu’au bout. […] De deux choses l’une, le désir nous consumera, ou son objet cessera de nous brûler.[41]

Pour Annie Le Brun, le désir fonctionne aussi comme un feu de braise qu’il ne faut surtout pas cesser d’attiser. Si André Breton, dans L’Amour Fou, compare la beauté à « la neige » qui « demeure sous la cendre[42] », Le Brun s’incline plutôt devant « le feu » qui « couvait sous la cendre[43] ». Le texte et l’image, dans Sur le champ, rendent compte de cette combustion éternelle du sujet désirant.

Dès le texte liminaire du livre, la question du désir féminin apparaît :

Cette année, les femmes sont encore belles, mais jamais assez farouchement voulantes au fond de la forêt, jamais assez lointaines au bord des lèvres, jamais assez souveraines au creux du lit.[44]

L’origine du désir, rapidement, se condense dans le corps du « je » poétique en même temps qu’il gagne en amplitude au fil de l’élargissement des cernes. Un « je » voulant se situe toujours par rapport à un « vous » ou à un « tu », objet de désir camouflé derrière quelque pronom. Cette symétrie entre deux corps devient emblématique de la relation entre « soi » et « l’Autre ». Dans Sur le champ, le sujet est toujours capté dans le mouvement de son élan vers l’Autre. Renée Riese Hubert constate l’isolement du sujet poétique, bien que « subsistent cependant chez Le Brun certains élans vers l’autre même si les possibilités d’un remède ou d’une libération restent en fin de compte exclues.[45] » Fuyant, l’instant de la rencontre n’est jamais fixé, et le sujet poétique, infatigable, s’élance vers un prochain rendez-vous impossible.

Par exemple, le « Deuxième cerne » commence par « Vous vous cachiez » et se termine par « Je vous quittai[46] ». Le décalage des corps, confinés de part et d’autre de l’asymptote, retarde le rendez-vous pourtant prévu par le désir. Cette discordance est réitérée dans le « Troisième cerne », après l’expérience de l’amour sans orgasme : « Nous partîmes, sans un mot, chacun de notre côté.[47] » L’éloignement des corps remplace la fusion attendue et désirée. Dans le « Septième cerne », la femme, « à la recherche du feu[48] », s’adonne à des ébats sexuels avec un homme armé d’une cravache. L’orgasme – point final du désir – est encore une fois contourné par l’usage du conditionnel :

Ceci aurait pu être votre plus bel orgasme (les spécialistes ne me contrediront pas) si vous n’aviez confusément pressenti que j’étais de celles qui refuseront toujours le moindre regard de victime.[49]

Le désir transgressif de la femme reste inassouvi : les regards des deux amants, rejouant la victime et le bourreau, ne se fondent pas l’un dans l’autre, éloignés par un écart irréconciliable. Finalement, le « Huitième cerne » met en scène la relation violente et érotique entre la femme et « un jeune lion puissant et tranquille[50] », tous deux « insolents et nus[51] ». Plus voulante que jamais, peut-être même aveuglée par la « maladie blanche[52] » de l’amour, la femme laisse pourtant partir l’animal : « Quand le lion voulut retourner vers sa jungle, je lui souris : aujourd’hui encore, il est impensable que j’aurais seulement pu rugir à l’idée de son départ.[53] » Le mouvement de la rencontre se solde toujours par une fission qui sépare les amants. Annie Le Brun célèbre le divorce des deux amoureux d’André Breton : la femme, maintenant seule et souveraine, appréhende son propre désir comme un moteur puissant. Une fois le lion parti, la femme peut embrasser l’énergie illimitée qui se dégage de son envie de posséder le monde :

Alors, impatiente, assoiffée, je prenais le premier taxi venu, lui ordonnant une course folle et, pour une seule fois (bien parce que je n’avais rien dans les mains, ni dans les poches) menaçant de fouetter si l’on ne me conduisait pas, sans attendre, à la vitesse nécessaire mais jamais suffisante, au point d’intersection de mon désir avec le monde.[54]

La fin du « Huitième cerne » raconte cette courbe asymptotique que dessine la trajectoire voulante du « je » poétique. L’écart spatial qui sépare le sujet du monde se resserre au rythme de la course en taxi, mais jamais suffisamment pour combler l’interstice irréductible du désir.

Selon Yves Peyré, la technique du collage « pose, à travers une œuvre, la question de la continuité et de la discontinuité, de l’ajointement et de la séparation, de la construction et de la déconstruction.[55] » Dans Sur le champ, ces enjeux picturaux apparaissent dans leur plus simple expression (bien que les questions qu’ils posent demeurent complexes!) parce que Toyen exprime la technique du collage réduite à son geste premier : l’assemblage de deux matériaux hétérogènes. En effet, les images naissent toutes de la collision entre deux fragments picturaux (probablement photographiques), qui conservent leur unicité dans l’image : une chauve-souris et un corps féminin, des bouches et des cuisses, une chevelure et un corps de mollusque. Même si la nature des images est parfois impossible à déterminer, les collages de Toyen montrent des scènes de confrontation entre deux éléments distinctifs et distinguables bien plus que des fusions illusoires. La question de la discontinuité se situe sur la ligne – on peut imaginer une infime brèche – où s’ajointent les images. Dans le collage du « Huitième cerne », le joint entre la chevelure et le mollusque dessine une ligne presque verticale qu’il serait possible de tracer. Les deux fragments d’image se côtoient mais ne se fusionnent pas, à l’instar de la droite asymptote. La technique du collage telle que travaillée par Toyen exhibe l’Autre de l’image. Les deux éléments hétérogènes qui créent l’image, loin de se fondre l’un dans l’autre, restent l’un et l’autre. Selon Robert J. Belon, « s’il n’y avait pas une structure profondément enfouie qui tend à défamiliariser le monde pour le reconstruire selon l’image du désir, le collage n’aurait pas ce pouvoir si attrayant pour les surréalistes.[56] » La nature même de la technique du collage serait liée à l’expression du désir, au cœur de la mission surréaliste. Les collages de Toyen dévoilent l’essence de cette tension entre les parcelles de l’image, réduites au nombre de deux. Juxtaposées, les morceaux d’images, exhibant des textures contrastées, se nourrissent de la matière de l’Autre. Les collages de Sur le champ tendent à faire « un » avec « deux » – équation amoureuse par excellence – tout en laissant place à l’étrangeté de l’altérité.

Sur le champ affirme une conception singulière de l’érotisme, qui prend ses distances par rapport à l’Amour fusionnel d’André Breton. Avec Annie Le Brun et Toyen, le Désir devient intransitif, méritant la majuscule qui marque sa souveraineté. Le désir en tant que fonction de l’Amour retrouve sa valeur absolue, dans un livre qui en épouse la forme. Le rapport asymptotique qui (dés)unit le sujet désirant et l’objet désiré pénètre la structure même du livre, fondée sur les manifestations de « l’écart » sous toutes ses formes. La femme qui prête sa voix aux poèmes, dans Sur le champ, avance, seule, dans les chemins creusés par son désir. La destination unique de ces trajectoires multiples – le rendez-vous – importe peu, puisque « l’érotisme laisse dans la solitude.[57] » Cette solitude permet à la femme de voyager librement sur les multiples axes germés à l’intérieur de son corps, ceux-là qui l’entraînent à l’extérieur d’elle-même à l’occasion d’une odyssée extrasensorielle. L’excipit de Sur le champ décrit cette envolée presque métaphysique à destination d’un point de fusion avec le monde :

Je ne suis pas fatiguée, je me lève à peine, j’évite les voies parallèles. Ma route part de la veine bleue du poignet, du vôtre, du mien…j’y avance, sûre qu’elle conduit au point d’équilibre insatiablement instable, à la convergence des rayons infralumineux de la vie, d’où partent les occultes voies respiratoires de l’eau, du vent, rigoureusement pareil à mon désir.[58]

Conclusion

Le désir de l’Autre ne serait-il qu’un prétexte pour accéder à la connaissance du monde ? Le désir propulse le « je » poétique dans une course à accélération exponentielle. Volontairement, le sujet repousse la fusion qui appelle le mouvement, naviguant sur la vague infinie du désir pour rejoindre la vérité du monde. Robert Benayoun, dans Érotique du surréalisme, décrit une éthique sexuelle qui confondrait le désir individuel avec le désir universel, bien au-delà de la concrétude de l’acte sexuel[59]. Le dynamisme sans limite du corps désirant mime les mouvements organiques des « occultes voies respiratoires de l’eau, du vent ». Les œuvres surréalistes de la première moitié du XXe siècle ont souvent décrit une féminité fusionnée avec le paysage naturel[60]. À la fin de Oh Violette! Ou la politesse des végétaux, Lise Deharme récupère un tableau cher à l’imagerie surréaliste : le corps-tige de la femme-nature se confond avec la végétation environnante. La femme, immobile, voit ses racines pousser, jusqu’à ce qu’elle se transforme en une créature florale. Coureuse, promeneuse ou conductrice, la femme de Sur le champ ne reste jamais en place. Sans racine, elle décolle à une vitesse astronomique, tentative ultime de rejoindre l’orbite terrestre. Propulsée par l’expression d’un désir féminin infini, la figure surréaliste de la femme-fleur enracinée se mue en une femme-monde envolée.


Notes

[1] Breton, André. Œuvres complètes II. Paris : Gallimard, 1992, p. 678.[2] Toyen est une artiste peintre, collagiste et illustratrice qui fait partie des membres fondateurs du groupe surréaliste tchèque.

[3] Il est possible de consulter quelques pages de Sur le champ sur le site web Le livre surréaliste au féminin…faire œuvre à deux . Morin, Fanny et Hogue, Caroline. « Cerner le désir infiniment : Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen », Le livre surréaliste au féminin…faire œuvre à deux, [en ligne] [http://lisaf.org/project/le-brun-annie-sur-le-champ/] (page consultée le 26 mai 2019).

[4] Ibid., p. 685.

[5] Boisclair, Isabelle (éd.). Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 2013, p. 13.

[6] Bataille, Georges. L’Érotisme. Paris : Éditions de Minuit, 1957/2007, p. 71.

[7] Riese Hubert, Renée. « L’Après-coup de l’Amour Fou: Joyce Mansour et Annie Le Brun ». In : Régis, Antoine (éd.). Carrefour des cultures. Tubingen : Gunter Narr Verlag Tubingen, 1993, p. 236.

[8] Le Brun, Annie. Sur le champ. Illustrations de Toyen. Paris : Éditions surréalistes, 1967, p. 7.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 8.

[12] Ibid.

[13] Malgré la profusion des jeux typographiques à l’œuvre dans Sur le champ, très peu de passages sont en italique.

[14] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 32.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 9.

[17] Delers, Olivier. « Du mythe au dialogue : Sade et l’érotisme surréaliste ». Mélusine. Paris : n°35, 2015, p. 40.

[18] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 13.

[19] Joignot, Frédéric. « Sade nous concerne tous. Entretien avec Annie Le Brun ». Journalisme pensif [en ligne], 2014, disponible sur http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2014/10/20/1965/, (consulté le 2 janvier 2019).

[20] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 14.

[21] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 75.

[22] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 39.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 35.

[25] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 155.

[26] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 10.

[27] Ibid., p. 19.

[28] Pouzet-Duzer, Virginie. « Le triangle du désir dans les livres d’Ivsic-Toyen-Le Brun ». In : Oberhuber, Andrea (éd.). « À belles mains : livre surréaliste – livre d’artiste ». Mélusine. Paris : n°32, 2012, p. 168.

[29] Peyré, Yves. « Le livre comme creuset ». In : Rochelle, Matthieu, Yves Jolivet et al. (éds.). Le livre et l’artiste. Marseille : Éditions Le Mot et le reste, 2007, p. 52.

[30] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 13.

[31] Ibid., p. 20.

[32] Ibid., p. 25.

[33] Ibid.

[34] Ibid., p. 29.

[35] Ibid., p. 22.

[36] Ibid.

[37] « If there is such thing as a surrealist revolution, it is inseparable from the affirmation of desire as a physical intuition of the infinite. » dans Mundy, Jennifer (éd.). Surrealism: desire unbound. Princeton N.B. : Princeton University Press, 2001, p. 308.

[38] Sebbag, Georges. Les Éditions surréalistes 1926-1968. Paris : Éditions Mec, 1993, p. 152.

[39] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 40.

[40] Ibid.

[41] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 157.

[42] Breton, André. Œuvres complètes II, op. cit., p. 678.

[43] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 26.

[44] Ibid., p. 8.

[45] Riese Hubert, Renée. « L’Après-coup de l’Amour Fou: Joyce Mansour et Annie Le Brun », op. cit., p. 233.

[46] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit.,  p. 10.

[47] Ibid., p. 13.

[48] Ibid., p. 20.

[49] Ibid., p. 21.

[50] Ibid., p. 22.

[51] Ibid.

[52] Ibid.

[53] Ibid., p. 25.

[54] Ibid.

[55] Peyré, Yves. « Le livre comme creuset », op. cit., p. 52.

[56] « If there were not such a buried deep structure in this means of defamiliarizing the world in order to reconstruct it in image of desire, then collage would not have its compelling power for surrealists. » dans Caws, Mary Ann, Rudolf Kuenzli et Gloria Gwen Raaberg (éds.). Surrealism and Women. Cambridge : MIT Press, 1991, p. 51.

[57] Bataille, Georges. L’Érotisme, op. cit., p. 278.

[58] Le Brun, Annie. Sur le champ, op. cit., p. 39-40.

[59] Benayoun, Robert. Érotique du surréalisme. Paris : J.-J. Pauvert, 1965, p. 20.

[60] Gauthier, Xavière. Surréalisme et sexualité. Paris : Éditions Gallimard, 1971, p. 98.


Bibliographie

 

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L’onomatopée du désir, confrontations et réconciliations graphiques et textuelles du désir entre les univers féminins et masculins dessinés par Claire Braud

Chloé FLEURY TURCAS
Chloé Fleury Turcas est doctorante en Art et Sciences de l’art à l’Ecole des Arts de la Sorbonne. Elle prépare une thèse sur la représentation du consentement dans l’art érotique. Titulaire d’un Master Recherche en Créations et Plasticités Contemporaines sur les mythologies érotiques contemporaines, elle est dessinatrice, graveuse et imprimeure taille-doucière.
cfturcas@outlook.fr

Pour citer cet article : Fleury Turcas, Chloé, « L’onomatopée du désir, confrontations et réconciliations graphiques et textuelles du désir entre les univers féminins et masculins dessinés par Claire Braud », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°10 « Représentations du désir féminin : entre texte et image », été 2019, mis en ligne le 01/07/2019, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/05/21/lonomatopee-du-desir-confrontations-et-reconciliations-graphiques-et-textuelles-du-desir-entre-les-univers-feminins-et-masculins-dessines-par-claire-braud/>.

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Résumé

Dans les deux bandes dessinées de Claire Braud, Alma et Mambo, l’onomatopée serait un premier signal graphique et sonore permettant d’exprimer et d’accorder les désirs féminins et masculins. Les concepts onomatopiques de peur érotique, de conquêtes territoriales et de structure du consentement se développeraient autour du système binaire des genres contemporains, issus de la confrontation ou de la réconciliation de pôles magnétiques posés comme féminins ou masculins. L’onomatopée du désir tinte au sein du système de la bande dessinée. Elle oscille entre « DONG DONG DONG » tonitruant et discret « Toc Toc » au milieu de la nuit.

Mots-clés : Claire Braud – Bande dessinée – Dessin – Onomatopée – Désir – Interjection – Spatiotopie – Érotisme – Onomaturge – Consentement – L’Association – Genre – Féminin – Masculinité – Narration plurivectorielle – Territoires – Espaces intericoniques – Conquête – Colonisation – Matriarcat – Patriarcat – Prédation.

Abstract

In the two comics of Claire Braud, Alma and Mambo, the onomatopoeia would be a first graphical signal and sound to express and attune the feminine and masculine desires. The onomatopic concepts of erotic fear, territorial conquest and the structure of consent would develop around the binary system of contemporary genders resulting from the confrontation or reconciliation of magnetic poles, posed as feminine or masculine. The onomatopoeia of the desire tinkles within the system of the comic strip. It oscillates between « DONG DONG DONG » thundering and discreet « Toc Toc » in the middle of the night.

Keywords: Claire Braud – Comic strip – Drawing – Onomatopoeia – Desire – Eroticism – Consent – Gender – Female – Masculinity – Multi-sectorial narration – Territories – Conquest – Colonization – Matriarchy – Patriarchy – Predation.


Sommaire

Introduction à la bande dessinée et à ses acteurs onomaturges ; création d’une langue musicale hybride
1. Courses-poursuites amoureuses entre les espaces intericoniques dans Mambo
1.1. Désir sensitif à travers la conquête onomatopique
1.2. Désir extra-sensoriel par la fuite intericonique
1.3. La peur et la maladresse érotique traduites par l’utilisation du dessin dit « spontané » contre l’univers bien réglé du dessin dit « contrôlé »
2. Délimitation des territoires graphiques entre univers féminins et masculins pour l’organisation d’une structure onomatopique du consentement entre les désirs
2.1. Expressions onomatopiques de pouvoirs territoriaux entre les univers matri et patri -arcaux
2.2. Les bruits de la nature vers la découverte d’une nouvelle masculinité
2.3. L’onomatopée comme topographie de la structure du consentement
Notes
Bibliographie

Introduction à la bande dessinée et à ses acteurs onomaturges ; création d’une langue musicale hybride

La bande dessinée « touche au langage[1] » que ce soit dans sa forme écrite ou orale. Cette hybridation lui a valu quelques critiques acerbes au milieu du siècle passé[2], mais selon l’historien et théoricien de la bande dessiné Thierry Groensteen, ce temps est révolu[3]. La bande dessinée est maintenant un refuge où se figent diverses tendances culturelles, permettant à la fois d’exacerber les folklores de telle ou telle mythologie super-héroïque et de participer aux expérimentations plastiques propres aux Beaux-Arts, dans lesquels elle s’inscrit. Dans le mariage qu’elle opère entre culture savante et culture populaire, la bande dessinée est devenue une niche pour une espèce lexicale toute particulière : l’onomatopée. Cette spécificité linguistique alimente depuis des millénaires les thèses de la glotto-genèse, fonctionnant sur le système de la néologie, elle fait naître les mots grâce au système imitatif. Charles Nodier, initiateur du premier dictionnaire des onomatopées en 1828[4], le confirme : « L’homme a fait sa parole par imitation : son premier langage est l’ONOMATOPÉE, c’est-à-dire l’imitation des bruits naturels[5] ». Les surréalistes-dadas en ont même fait un langage et c’est ainsi que « les mots ont imité jusqu’à l’absence de sens. Les mots ont fait l’amour, selon André Breton[6] ».

Le jeu rythmique et musical est propre à l’onomatopée, c’est une « forme curieuse de la combinaison des ‘mots’ et du ‘chant[7]’ ». En bande dessinée elle emprunte des typographies qui lui ressemblent : un trait tremblant peut à la fois écrire la lettre qui correspond à une partie du son imité tout en dessinant l’onde visuelle qui crée ce son. Cette transcription visuelle et sonore qu’est l’onomatopée en fait un code tout à fait singulier au sein du neuvième art. À cause de son caractère instable et de sa structure mouvante, l’onomatopée est un « monstre hybride[8] » aux yeux des linguistes :

Le possible et le réel de la langue se croisent dans l’onomatopée, qui n’est pas fixe, contrairement à son apparence. Parce que l’onomatopée est l’une des facettes du rythme de la langue et du statut du langage. Elle est le signe qui se fait rythme. Elle signifie par le son et l’iconicité de sa figure[9].

L’onomatopée retranscrit tout ce qui ne peut être dit, écrit ou dessiné. Elle met l’indicible à la portée de la langue.

Le cas de la maison d’édition L’Association fait le lien entre bande dessinée et littérature. C’est parce que « L’Association s’éloigne des codes pour chercher une autre façon de raconter des histoires en images, en empruntant trois voies : littéraire, expérimentale et visuelle[10] » qu’elle publie des « ovnis éditoriaux[11] » à l’image des Exercices de style[12] de Raymond Queneau repris par Matt Madden[13] en bande dessinée, qui mettent tous deux en scène l’expression de l’onomatopée dans leurs disciplines respectives. L’Association avait déjà signé l’entrée d’artistes et d’auteures féminines sur la scène de la bande dessinée avec son best-seller dessiné par Marjane Satrapi : Persepolis[14] ; Claire Braud suit cette lignée, et c’est avec son premier ouvrage titré Mambo[15] que l’auteure a gagné le prix Artémisia de la bande dessinée féminine en 2012. Son second livre Alma[16] est un spin-off du premier, mettant en lumière le personnage de Mme Knöll dans Mambo comme actrice principale délimitant une représentation très singulière de l’expression du désir féminin. Ce sont ces deux livres qui permettront de développer l’analyse sur les onomatopées comme une expression du désir féminin.

Mais quels sont les codes graphiques et textuels permettant de mettre en scène et de représenter le désir féminin ? Comment l’auteure s’est-elle emparée des spécificités de la bande dessinée pour développer son regard contemporain sur la rencontre des désirs ?

Pour analyser le regard de Claire Braud sur ces problématiques, il pourrait être intéressant de questionner les rapports entre texte et image dans ses deux œuvres : à travers la plasticité, la composition et la narration propre au système de la bande dessinée ; et de les imbriquer avec des questionnements plus sociologiques sur la représentation des désirs, au travers de nouveaux concepts comme la maladresse érotique, les désirs territoriaux et la structure du consentement. Ces concepts résonneraient au sein du système binaire des genres contemporains, issus de la confrontation ou de la réconciliation de pôles magnétiques posés comme féminins ou masculins. Ces pôles seraient régis par des attractions bien plus complexes qu’un simple aller-retour entre désirs genrés ; car si le désir féminin existe, il devrait nécessairement se dégager de son contraire, or, dans Mambo et Alma, le désir ne découle pas uniquement d’un rapport hétéronormé.

1. Courses-poursuites amoureuses entre les espaces intericoniques dans Mambo

1.1. Désir sensitif à travers la conquête onomatopique

Bien loin de l’homme aux désirs souverains proposé par Georges Bataille dans son ouvrage L’Érotisme[17], Petula Peet déambule à travers les pages de Mambo à l’écoute de ses désirs subjectifs. D’ailleurs, tous les désirs de tous les personnages gravitent, se développent et s’entrecroisent autour de son désir à elle, dont l’issue est le fil narratif principal ; dans cet ouvrage, la femme n’est plus l’objet du désir, c’est elle qui l’incarne. Par exemple, dans les premières pages de Mambo, lorsque Petula voit « L’HOMME ! LA BRUTE ! LA VRAIE[18] ! » elle veut le séduire, ses cheveux s’ébouriffent : c’est le premier souffle de désir pour l’homme-bestial. Elle élabore alors un plan pour le conquérir « … Je ferai comme si j’étais morte ou blessée[19]… » dit-elle, le texte joue ici un rôle fantasmagorique. La jeune femme peut aller jusqu’à feindre la faiblesse en jouant le jeu de la demoiselle en détresse pour écrire le scénario stéréotypé de son désir : « Et là PAF ! Je l’embrasse ! » conclut-elle dans une interjection.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 1 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 8.

On ne sait pas si c’est une onomatopée résultant du contact de la main de Petula frappant violemment le bord du comptoir du conducteur de bus ou une interjection qui sort de la bouche de la jeune femme ; dans ce cas-ci l’onomatopée s’hybride avec l’interjection, renforçant l’expression du désir de Petula en le doublant linguistiquement d’une fonction à la fois expressive et descriptive. Ce phénomène de double appartenance montre que les frontières entre l’interjection et l’onomatopée « sont parfois poreuses[20] ». Le Dictionnaire des onomatopées offre la définition suivante : « PAF  1. [Domaine concret] 1.1. (bruit sec d’un claquement, d’un coup, notamment d’une gifle, d’une détonation[21]) » ; le caractère violent de cette « lexie-phrase[22] » traduit bien une « attitude du locuteur[23] », elle appartient au langage guerrier. Par analogie, on peut conclure que la quête du désir de Petula est agressive, et se réfère directement au personnage guerrier de la scène qu’elle convoite.

1.2. Désir extra-sensoriel par la fuite intericonique

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 2 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 15.

L’homme-bestial ne peut pas embrasser Petula : « Ma bouche c’est comme des couteaux, regardez ! Ce n’est pas fait pour EMBRASSER, mais pour COUPER. C’est une bouche de guerrier[24] » lui dit-il. C’est une première définition que Claire Braud propose pour délimiter une masculinité guerrière qui envenime le rapport de l’être masculin aux transports de l’amour. Selon l’historienne Michelle Perrot, s’« il s’agit surtout des femmes aux prise avec la violence, la guerre, et avec les formes de domination masculine […] les hommes [en] sont aussi victimes[25] ». Claire Braud fait de la fragilité masculine son affaire : ce sont les manifestations hésitantes sensibles, émotives et amoureuses chez l’homme qui déclenchent le désir féminin de ses héroïnes. Le désir de Petula Peet se fixe davantage sur l’intuition que sur la sensitivité ; alors qu’elle se laissait embarquer par le désir charnel vers lequel ses yeux la guidait en suivant l’homme-bestial du regard, elle arrête toute son entreprise pour fixer son attention sur le vide que laisse le conducteur de bus en quittant précipitamment l’image-vignette après lui avoir dit « Vous me plaisez[26] ».

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 3 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 11.

À la page suivante, le personnage de Petula est en contre-champ : elle a quitté le monde du désir sexuel brut, pour s’envoler vers celui de l’érotisme fantasmé à travers la conquête du mystérieux homme au visage noirci, qui s’est enfuit vers « les interstices blancs qui séparent les vignettes […] perçus comme des extensions réticulaires de la marge[27] ». Ce sont les espaces intericoniques, que Thierry Groensteen définit de la manière suivante :

Entre les images polysémiques, le blanc polysyntaxique est le lieu d’une détermination réciproque, de l’amont vers l’aval et de l’aval vers l’amont, et c’est dans cette interaction dialectique que le sens se construit, non sans la participation active du lecteur[28].

Petula va poursuivre sa nouvelle conquête à travers les marges de toute la bande dessinée Mambo en courant à toutes jambes entre ces espaces intericoniques labyrinthiques (ou les gouttières[29]) de Mambo. Si le « cadre vignettal joue […] un rôle analogue à celui des signes de ponctuation dans la langue (y compris ce signe élémentaire qu’est le blanc séparant deux mots), ces signes qui découpent, à l’intérieur d’un continuum, les unités pertinentes, permettant – ou facilitant – ainsi la compréhension du texte[30] », alors l’absence de cadre vignettal permettrait la libre circulation des deux amoureux qui se cherchent entre les spatio-topies de la bande dessinée. Ce « dispositif spatio-topique[31] » est la passerelle entre le texte, l’image et leur agencement au sein de la mise en page, permettant ainsi à la structure narrative de se déployer. Ce dispositif se rapproche de celui de l’« image-temps[32] » cinématographique deleuzienne ou les organisations architecturales « hétérotopiques[33] » foucaldiennes, mais en diffère selon Thierry Groensteen parce que la spatio-topie n’est « pas seulement un art du fragment, de l’éparpillement, de la distribution ; elle est aussi un art de la conjonction, de la répétition, de l’enchaînement [34]» propre au système de la bande dessinée.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 4 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 12.

1.3. La peur et la maladresse érotique traduites par l’utilisation du dessin dit « spontané » contre l’univers bien réglé du dessin dit « contrôlé »

Le désir de Petula, initialement sensitif, devient subitement inaccessible et indicible, c’est cette indéfinition qui va déclencher une quête contre la peur érotique qui la tiraille, qui lui fait raconter des mythologies et qui la rend si maladroite :

En vérité lorsque Petula Peet tombe amoureuse, elle devient, sous le coup de l’amour ou, que sais-je, de la timidité, si bête et si maladroite, que même le plus patient des hommes s’enfuirait à toutes jambes[35]

Ce n’est pas la peur des sensations, ni la peur des sentiments, mais bien les deux qui inhibent l’expression du désir de Petula : c’est une peur érotique. Elle est érotique parce qu’elle a des résonances sur le corps qu’elle soumet, elle le paralyse ; elle est déclenchée par un tiers qui exerce alors un pouvoir de fascination extra-sensoriel – dans Mambo il serait caché quelque part dans le blanc intericonique de la bande dessinée. C’est donc cette peur érotique qui engendre les maladresses spectaculaires et drolatiques de Petula Peet. Cela se manifeste souvent par des explosions ; dans Mambo, Petula Peet conduit un camion transportant du papier cadeau qui s’écrase sur la maison de l’être aimé dans un grand « BROOOOOM[36] », cette onomatopée serait alors une résonance de sa peur érotique.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 5 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014, p. 25.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 6 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014, p. 27.

« À l’occasion d’une réflexion menée en tandem avec Lefred-Thouron, Luz regrette par exemple que la critique du dessin porte plus généralement sur l’idée que sur le trait[37] » or, dans le cas de Claire Braud, oublier le dessin serait passer à côté d’une démarcation importante sur l’expression des champs dits « féminins » ou « masculins ». À la page 23 d’Alma, un véhicule militaire est dessiné. La rupture graphique avec le tracteur d’Alma dessiné sur la page précédente est saisissante : d’un dessin émotif, mouvementé, qui traduisait la violente colère d’Alma, la page qui introduit le monde militaire est soudainement plus figée, anguleuse, la mécanique du dessin se règle au premier regard. Ces différences mettent en perspective un débat entre les dessinateurs de bande dessinée Joann Sfar et Moebius :

Sfar défend l’idée de « laisser les choses vivre à leur rythme, de ne pas les arrêter pour mieux les observer, un peu comme Sempé ». À quoi Moebius répond : pour obtenir la perfection et l’élégance d’un tel dessin, il faut une « main innocente ». Lui-même se sent incapable de « cette évanescence-là », tout son travail reposant sur le contrôle du trait[38].

Claire Braud se sert de cette opposition dans l’utilisation du trait en dessin pour y attribuer à chacun un territoire graphique genré. Le trait « spontané », propre à Quentin Blake[39] dont Joann Sfar s’inspire beaucoup[40], reposerait sur l’instinctivité des désirs des personnages représentés – qu’ils soient féminins ou masculins. Claire Braud « psychologiserait » son trait pour le faire correspondre aux tempéraments de ses personnages ou de ses environnements. Le fait que l’auteure choisisse d’opérer un contrôle assidu sur son trait à un moment du récit dénote une intention formelle de sa part d’opérer une rupture plastique et textuelle, qu’elle explique comme suit :

Leurs dialogues sont ceux, à la virgule près, de véritables soldats français partis en Afghanistan. Je les ai vus dans un documentaire, ils manifestaient un rapport très adolescent au combat, se croyaient dans un jeu vidéo, se filmaient entre eux, parlaient de sexe sans arrêt… Comme s’ils n’étaient pas vraiment à la guerre. Je m’intéresse beaucoup aux jeunes hommes, j’aime ce statut un peu hésitant entre l’adolescent et l’adulte, cet état fragile[41].

Dans une linogravure titrée Animal Spirit[42] Perry Grayson exécute en 2016 une découpe scientifique d’une chimère, on y voit la description des « tempéraments masculins » comme le sérieux, la rationalité, la logique, la raison, la prudence ou encore l’objectivité. Dans cette perspective, Claire Braud utilise une méthode de dessin « documentaire » et contrôlée pour représenter le monde des hommes, cela est une manière de mettre en relief « […] l’existence d’un modèle masculin de connaissance, un modèle culturellement construit et sans fondement biologique, une « masculinisation de la pensée », caractérisée par le détachement, l’objectivité[43] » qui se retranscrirait donc plastiquement sur la manière de traiter la ligne dessinée. Ainsi l’auteure alterne entre déchaînement et contrôle du trait en dessin pour exprimer deux territoires qui se rencontrent : le matriarcat et le patriarcat.


2. Délimitation des territoires graphiques entre univers féminins et masculins pour l’organisation d’une structure onomatopique du consentement entre les désirs

2.1. Expressions onomatopiques de pouvoirs territoriaux entre les univers matri et patri -arcaux

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 7 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2010, p. 115.

Si le « matriarcat originel[44] » n’existe pas, il y a pourtant bien dans Alma et Mambo, des territoires graphiques dirigés et organisés par des hommes ou par des femmes. Mambo ouvre son récit sur l’irruption de Mr Bilfont dans la maison de Petula, alors qu’elle se baignait dans la nature de son jardin d’Eden, cet homme se présente comme « L’ÉTAT[45] » et lui demande d’hypothéquer sa maison. Petula l’assomme, et se dépêche d’aller trouver du travail. Si dans Mambo, Petula défend son territoire pris d’assaut par la structure administrative et organisationnelle patriarcale, dans Alma, l’héroïne du même nom ira même jusqu’à saboter sa ferme elle-même plutôt que cela revienne entre les mains de l’armée[46]. Cette confrontation narrative de territoires spatiaux dessinés met en scène des figures de pouvoir genrées, qui prennent le contrôle de l’espace en soumettant l’autre figure de genre. L’exemple le plus frappant est celui du modèle stéréotypé de l’homme d’entreprise qui fait écho dans Mambo à travers le personnage de Mr Schmidt[47] dont Petula est l’employée ; ou encore dans Alma avec le personnage de Mr Pvilas[48], qui a acheté toute l’île sauvage où Alma habite pour y construire un « WILD PARK[49] » pour les touristes. Tous deux portent le même nom que leurs entreprises : leur identité s’étend jusqu’aux territoires qu’ils possèdent délimitant ainsi, en les nommant, des appropriations spatiales. Claire Braud joue avec les règles érotiques d’un monde organisé par des hommes ; finalement, le seul droit qu’ont ces hommes d’entreprise sur les territoires féminins est le pouvoir de l’argent.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 8 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2010, p. 65.

Les réflexions que Claire Braud apporte sur le colonialisme à travers son ouvrage Alma met en perspective ce que Elsa Dorlin, maître de conférences en philosophie, appelle « la matrice de la race[50] » qui se réfère à l’expression du nationalisme à travers la figure de la mère : « La mère, c’est le sol natal[51] ». L’exotisme des ouvrages de Claire Braud met en lien sexismes et racismes par le biais de la conquête patriarcale des territoires ; plus particulièrement encore dans Alma qui confronte deux langages, celui des touristes ou de l’armée et celui des insulaires locaux[52], faisant écho à la confrontation graphique entre l’univers de la ville et celui de la forêt qui leur appartiendrait réciproquement. Les onomatopées répondent également à cette catégorisation binaire à travers les « onomatopées mécaniques » propres aux véhicules qui favorisent la destruction de l’environnement et les « onomatopées naturelles » qui sont du ressort des animaux qui les émettent et des sons de la nature de manière plus générale. Ainsi, dans Alma du « RRREER[53] » d’un tracteur en furie, au « BREUA[54] » d’un camion qui tombe dans le ravin, jusqu’au « VOOOOOOOM[55] » d’un hélicoptère militaire qui atterrit, les « RATA-RATA-TATARARATA[56] » des fusils d’un armée masculine immature tirant sur les buffles d’Alma qui meuglent un dernier « MUUUUU[57] » font le lien avec les multiples onomatopées des oiseaux peuplant la forêt : « iik iiik» d’un oiseau, « kikii !» d’un autre, « iiit iiiit » ou « ui uiiii » ou encore « YUUP YUUUP » et « KÉKÉ KÉKiiii ! » [58]. Lorsqu’un patriarcat agressif et glouton entre en collision avec un matriarcat paradisiaque, que ce soit dans Alma ou Mambo, les héroïnes répondent par leurs désirs subjectifs en s’engageant tête la première dans un rapport de force. Mais pour autant, les frontières entre ces délimitations genrées de la spatialité sont très poreuses.

2.2. Les bruits de la nature vers la découverte d’une nouvelle masculinité

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 9 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 23.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 10 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 24.

La bulle de bande dessinée, le phylactère[59], permet l’articulation entre le texte et l’image ; son apparition ou sa définition efface la délimitation territoriale des univers genrés. Par exemple, dans la page 23 de Mambo, des oiseaux chantent des « YOU » ou des « OUH OUH » les sons sont emprisonnés dans des bulles, la figure étatique de Mr Bilfont (que Petula Peet avait assommé un peu avant parce qu’il voulait hypothéquer sa maison rappelons-le) les entend, mais les espaces entre ces cris et la figure dessinée sont nets et bien délimités. Mais à la page suivante, les oiseaux viennent se poser sur l’épaule de Mr Bilfont et chantent : les phylactères ont disparu. Ainsi l’univers matriarcal de Petula touche Mr Bilfont. Petula prend régulièrement des nouvelles de l’homme d’état qui est surveillé par son tigre de maison : elle contrôle son territoire. Mais Mr Bilfont a abandonné ses charges et préfère s’occuper de la conjonctivite d’un chaton qu’il a entendu miauler dans la forêt, sûrement en référence à son propre aveuglement en tant qu’homme d’état – selon Mme Knöll, lorsqu’il enlève ses lunettes il devient alors très beau.

Claire Braud renverse les tendances, ce sont les femmes qui font le plus de bruits et d’explosions, et les hommes qui s’expriment le moins, ou lorsqu’ils s’expriment, c’est avec de jolies proses. Les femmes agissent et ne communiquent pas leurs sentiments directement, les hommes, eux, travaillent et évoluent pour les communiquer ; c’est dans cette entreprise que la maladresse masculine se distingue le plus. Dans Alma, Gisel par exemple « lui, ne trouvait pas les mots pour dire son amour[60] » ainsi, « [Romina] partit et Gisel devint plus mutique encore. Durant six mois on ne l’entendit guère, et lorsqu’il repensait à la maladresse de son amour il était pris d’une série de rots sans franchise[61] ». Ces nouvelles masculinités que Claire Braud représente sont empruntes de la redéfinition de l’histoire des femmes qui « a constitué une forme de prise de conscience identitaire […] à l’aune de la différence des sexes, c’est-à-dire du genre. Dans ses flancs, se développe une histoire des hommes et de la masculinité[62] ». Comme outil de comparaison on peut citer Umberto Eco, qui mentionne « l’hétéro-direction » vers laquelle la lecture de Superman guiderait ses lecteurs masculins :

Un homme hétérodirigé est un homme qui vit dans une communauté à niveau technologique élevé et à structure socio-économique particulière (dans ce cas fondée sur une économie de consommation), auquel on suggère constamment (par la publicité, la télévision, les campagnes de persuasion qui s’effectuent dans chaque aspect de la vie quotidienne) ce qu’il doit désirer et comment l’obtenir selon certains canaux préfabriqués qui l’exemptent de faire des projets d’une façon risquée et responsable. […] « Tu dois avoir envie de cela ». Donc, on ne l’invite pas à un projet, mais on lui suggère de désirer quelque chose que les autres ont projeté[63].

Ce téléguidage des désirs amènerait le masculin en bande dessinée à adopter des attitudes prémâchées ; c’est pour cela que Petula Peet dans Mambo conseille à l’homme-bestial d’aller chez le dentiste pour aiguiser ses dents de prédateur guerrier qui l’empêche d’embrasser les autres. D’ailleurs il reviendra chez Petula Peet pour la remercier d’avoir fait de lui « un homme neuf[64] » qui peut « aimer sans retenue[65] » et qui n’est « plus bridé comme avant[66] ».


2.3. L’onomatopée comme topographie de la structure du consentement

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 11 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 1.

© Claire Braud & L’Association, 2011
Illustration 12 : BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010, p. 93.

« DONG DONG DONG » c’est la première onomatopée qui surgit entre la première et la deuxième vignette de Mambo. La deuxième page est titrée d’un deuxième « DONG DONG DONG DONG » plus insistant cette fois. Le Dictionnaire des onomatopées nous propose la définition suivante : « – Répété 2. « (bruit produit par un gong) » 4. DONG DONG DONG DONG DONG – C’est le châtiment !… Faites pénitence ! La fin des temps est venue !… (Hergé, L’étoile mystérieuse, 1947 [1942], 7[67].) » ainsi la sonnette d’entrée de Petula retentirait comme un gong : son paradis est perturbé par l’entrée de Mr Bilfont. On sait déjà que l’homme d’état veut hypothéquer sa maison pour « 10 000 anciens euros[68] », alors même que Petula assène un grand coup de casserole sur la tête de Mr Bilfont, cela ne fait aucun bruit. Par contre un long « DRRRIIIIIIIIING[69] » agressif retentit. C’est la sonnerie du téléphone cette fois : Petula a un entretien d’embauche. Le son synthétique et strident de ces trois onomatopées est relatif à l’injonction de l’annonce apocalyptique suivante : les envahisseurs arrivent. La guerre aux désirs de Petula s’ouvre ainsi.

Et enfin, à l’avant-dernière page de Mambo, là, dissimulé dans la pénombre de la nuit, alors que Petula Peet dort aux côtés de Mr Bilfont et de l’homme-bestial aux dents maintenant aiguisées, on peut voir écrit en lettres blanches un discret « Toc Toc ». Une partie retentit dans le noir de la vignette, l’autre dans le blanc interstitiel. C’est l’onomatopée du cœur qui bat, comme le « BOM BOM BOM BOM[70] » qui retentit dans la poitrine de Romina lorsqu’elle revoit Gisel pour la première fois dans l’ouvrage Alma. Ce sont les onomatopées du désir. Enfin, la fin de Mambo se signe avec une ultime vignette : Petula est devant sa porte d’entrée, elle dit : « …Vous[71] ! ». Le véhicule du conducteur de bus est garé devant sa maison : les amoureux se sont rejoints, la course-poursuite des désirs à travers les blancs intericoniques de Mambo est terminée.

Dans Mambo, ces deux manières de toquer à la porte, entre injonction et proposition, alors qu’elles sont disposées d’un extrême à l’autre du récit, ont une lecture bien spécifique lorsqu’on les met en relation directe. Dans l’œuvre de Claire Braud, en mettant en rapport la territorialité des genres et leur colonisation avec l’expression des désirs féminins, une zone de consentement s’esquisse. Dans ce cas précis il s’articule autour de la porte de la maison de Petula. On arrive à un accord entre les différentes spatialités genrées grâce à une structure narrative en tressage. Les articulations entre les espace-temps des spatio-topies déploient une structure narrative plurivectorielle qui fait s’immerger le lecteur entre les lignes du récit. Selon Thierry Groensteen cette structure est en « réseau[72] », et la « suture[73] » que l’on peut opérer entre la première et la dernière case d’une bande dessinée est une des caractéristiques de la structure dite en tressage. Ces fils narratifs entremêlés « […] forment une constellation que dans la mesure où la lecture décèle et décrypte leur complémentarité ou leur interdépendance. C’est l’efficacité propre du tressage que d’inciter à cette lecture étoilée[74] ». C’est dans ce système de tressage narratif que Claire Braud a fait s’esquisser, comme dans une partition de musique, la structure du consentement entre les désirs des acteurs de Mambo et Alma, dans une réconciliation de territoires en guerre, et une débâcle à l’expression de ses désirs.

L’enchevêtrement des onomatopées du désir permet l’expression d’un « infra-discours[75] » qui s’immisce au cœur du récit pour le faire retentir d’une manière singulière. Cette onomaturgie, prise dans toute l’amplitude des œuvres de Claire Braud, serait une onomato-genèse de l’expression du désir féminin. Les onomatopées font résonner les émotions d’une manière particulière, ces sensations sonores et visuelles créent une impression tactile[76] au plus proche de la sensitivité des désirs.

© Claire Braud & L’Association, 2014
Illustration 13 : BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014, p. 103.


Notes

[1] REY, Alain. Les spectres de la bande, Essai sur la B.D. Paris : Les Éditions de Minuit, 1978, p. 209.

[2] LEMAITRE, Maurice. Le Lettrisme dans le roman et les arts plastiques devant le pop-art et la bande dessinée. Lettrisme. N°6. Paris : Centre de créativité, 1970. [Édition originale 1967]

[3] GROENSTEEN, Thierry. Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2. Paris : Presses universitaires de France, 2011, p. 184.

[4] NODIER, Charles. Dictionnaire raisonné des onomatopées Françoises. Seconde édition. Paris : Éditeurs Libraires Delangle Frères, 1828.

[5] NODIER, Charles. Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture pour servir d’introduction à l’alphabet, à la grammaire et au dictionnaire. Paris : Librairie d’Eugène Renduel, 1834, p. 42.

[6] MESCHONNIC, Henri. La nature dans la voix, Préface. In NODIER, Charles. Dictionnaire des onomatopées. Mauvezin : Éditions Trans-Europ-Repress, 1984, p. 45.

[7] BALLY, Charles. Linguistique générale et linguistique française. 4e édition. Berne : Francke, 1965, p. 129.

[8] ROSIER, Laurence. L’interjection, partie ‘honteuse’ du discours. Scolia Rencontres linguistiques en pays rhénan 5/6. N° 3. Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 109.

[9] DOTOLI, Giovanni. Préface. In MELKIENÉ, Danguolé. L’onomatopée ou le « monstre hybride ». Paris : Éditions Hermann, 2016, p. 21.

[10] MEESTERS, Gert. L’OuBaPo. In DEJASSE, Erwin (dir.) HABRAND Tanguy (dir.) MEESTERS, Gert (dir.) L’Association, une utopie éditoriale et esthétique. Paris : Les Impressions Nouvelles, 2011, p. 131.

[11] BJÖRN-OLAV, Dozo et HAGELSTEIN, Maud. Introduction. id. 2011, p. 5.

[12] QUENEAU, Raymond. Exercices de style. Paris : Gallimard, 1985, p. 39.

[13] MADDEN, Matt. 99 Exercices de style. Paris : L’Association, 2006. [Produit entre 1999 et 2005, collection OuBaPo, traduit de l’américain par Charlotte Miquel].

[14] SATRAPI, Marjane. Persepolis. Paris : L’Association, 2001.

[15] BRAUD, Claire. Mambo. Paris : L’Association, 2010.[16] BRAUD, Claire. Alma. Paris : L’Association, 2014.

[17] BATAILLE, Georges. L’Érotisme. Paris : Éditions de Minuit, 2011. [Première édition 1957]

[18] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 8.

[19] BRAUD, Claire. Mambo. id. 2010, p. 9.

[20] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. Paris : Presses universitaires de France, 2005, p. 17.

[21] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. id. 2005.

[22] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. id. 2005, p. 16.

[23] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. ibid. 2005.

[24] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 15.

[25] PERROT, Michelle. Mon histoire des femmes. Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 225.

[26] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 11.

[27] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 39.

[28] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 135.

[29] BAETENS, Jan. Pour une poétique de la gouttière. Word & Image. Vol. 7, N°4, octobre-décembre 1991, p. 365-376.

[30] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 54.

[31] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. id. 1999, p. 26.

[32] DELEUZE, Gilles. Cinéma1 et 2. Paris : Les Éditions de Minuit, 1983.

[33] FOUCAULT, Michel. Le corps utopique ; suivi de Les hétérotopies. Paris : Éditions Lignes, 2009.

[34]GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 26.

[35] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 17.

[36] BRAUD, Claire. Mambo. id. 2010, p. 51.

[37] LUZ et LEFRED-THOURON. Bande dessinée et dessin d’humour. In L’Eprouvette, N°2, 2006, p. 219.

[38] HAGELSTEIN, Maud. Capturer l’évènement. Le style graphique « spontané » de Joann Sfar. In op. cit. 2011, p. 158.

[39] BLAKE, Quentin. La Vie de la page. Paris : Gallimard Jeunesse, 1995.

[40] SFAR, Joann. Caravan. Paris : L’Association, 2005.

[41] LE SAUX, Laurence. La bédéthèque idéale #54 : “Alma”, de Claire Braud. In Telerama.fr. 2014. [en ligne, publié le 12/06/2014] https://www.telerama.fr/livre/la-bedetheque-ideale-54-alma-de-claire-braud,113659.php

[42] PERRY, Grayson. Animal Spirit, 2016. Linogravure, 63.5 x 77.9 cm, Paragon, Contemporay Éditions Ldt, London.

[43] DORLIN, Elsa. La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. Paris : Éditions La Découverte, 2009, p. 145-146.

[44] PERROT, Michelle. Mon histoire des femmes. op. cit. 2006, p. 206.

[45] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 2.

[46] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 16-19.

[47] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 21.

[48] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 116.

[49] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 111.

[50] DORLIN, Elsa. La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. op. cit. 2009, p. 209.

[51] DORLIN, Elsa. La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. id. 2009, p. 201.

[52] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 59.

[53] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 19.

[54] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 94.

[55] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 124.

[56] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 48.

[57] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 48.

[58] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 91.

[59] « Le phylactère est conçu comme un placard hiéroglyphique, une affiche sémantique, semblable aux « textes » accompagnant les fresques mortuaires égyptiennes antiques, véhiculant la voix du récit au long du déroulement diacritique de celui-ci. Il en devient par-là presque l’idéogrammatisation de la « parole » dans la bande dessinée, car il écrit la parole […]. » In TOUSSAINT, Bernard. Idéographie et bande dessinée. In COVIN, Michel (dir.), FRESNAULT-DERUELLE, Pierre (dir.), TOUSSAINT, Bernard (dir.) Communications. N° 24, 1976, p. 83.

[60] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 52.

[61] BRAUD, Claire. Alma. id. 2014, p. 53.

[62] PERROT, Michelle. Mon histoire des femmes. op. cit. 2006, p. 228.

[63] ECO, Umberto. Le mythe de Superman. In op. cit. 1976, p. 33-34.

[64] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 62.

[65] BRAUD, Claire. Mambo. ibid. 2010.

[66] BRAUD, Claire. Mambo. ibid. 2010.

[67] ENCKELL, Pierre et RÉZEAU, Pierre. Dictionnaire des onomatopées. op. cit. 2005.

[68] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 3.

[69] BRAUD, Claire. Mambo. id. 2010, p. 5.

[70] BRAUD, Claire. Alma. op. cit. 2014, p. 98.

[71] BRAUD, Claire. Mambo. op. cit. 2010, p. 74.

[72] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. op. cit. 1999, p. 173.

[73] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. id. 1999, p. 155.

[74] GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. id. 1999, p. 175.

[75] PEETERS, Benoît. Lire la bande dessinée. Paris : Flammarion, 2002, p. 130.

[76] FRESNAULT-DERUELLE. Récits et discours par la Bandes. In op. cit. 1976, p. 132.


Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

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SFAR, Joann. Caravan. Paris : L’Association, 2005.

 

RÉFÉRENCE ARTISTIQUE

PERRY Grayson Animal Spirit, 2016
Linogravure, 63.5 x 77.9 cm
Paragon, Contemporay Éditions Ldt, London.

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