Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : n°8 (Page 2 of 2)

Être où ne pas être… : L’entre-deux lieux chez Jean-Luc Lagarce

Juste la fin du monde, extrait de la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, avec l’actrice Renée Gincel, Paris, 2012.

Fatima EZZAHRA TIZNITI
Doctorante en art et littérature comparés au département de Langue et de littérature françaises, Fatima Ezzahra Tizniti prépare une thèse sur La voix de l’ailleurs chez Jean-Luc Lagarce à l’Université Mohamed V Agdal au Maroc. Cette recherche lui permet d’effectuer une profonde analyse sur la nouvelle écriture et mise en scène de l’auteur.

fatizou59@hotmail.com

Pour citer cet article :

Ezzahra Tizniti, Fatima, « Être où ne pas être … : L’entre deux lieux chez Jean-Luc Lagarce », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/etre-ou-ne-pas-etre-lentre-deux-lieux-chez-jean-luc-lagarce/


Résumé

Cela se passe généralement un dimanche, dans une maison en France. Ce genre de cadre géographique dans le théâtre de Jean-Luc Lagarce nous informe sur le lieu et le temps où se passe l’action et apparait comme un premier point de repère. Pourtant, le théâtre lagarcien est aussi un art de la feinte, de la tricherie et du trompe-l’œil. En effet, malgré un semblant de jeu dans un même espace, les personnages semblent tiraillés entre la scène (l’espace des vivants) et le hors-scène (l’espace des morts ou des revenants). Ce double-espace est un symbole d’union et de désunion entre les personnages qui continuent encore de se retrouver pour raconter aux autres ou à eux-mêmes les derniers instants de leur vie avant l’ultime séparation.

Mots-clés : Onirisme – Hors-scène – Au-delà – Illusion.

Abstract

This usually happens on a Sunday in a house in France. This kind of geographique part in the theater of Jean-Luc Lagarce informs us about the place and time where the action is and appears as a first point of reference. Yet the lagarcien theater is an art of pretense, cheating and sham. Indeed, despite a semblance of game in the same space, the characters seem torn between the scene (the living space) and the off-stage (the dead space or ghosts). This double space is a symbol of union and disunity between the characters who still continue to meet to tell others or themselves the last moments of their lives before the final separation.

Keywords: Onirisme – Off-stage – Beyond – Illusion.


Sommaire

Introduction
1. L’illusion lagarcienne : un espace sans repères
2. S’éloigner pour mourir ou revivre autrement
3. S’abandonner ailleurs…
4. Vivre son inexistence
5. Le jeu du clair-obscur, des visages en fragments
6. Deux personnages, deux univers différents
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Être ou ne pas être…

Si l’espace a pour premier principe de faire réunir des personnages, il peut aussi les séparer. L’histoire de Juste la fin du monde se passe généralement un dimanche, dans une maison. Mais peut-on considérer cette maison comme un espace commun ? Chaque personnage semble cloîtré dans son propre monde et le dialogue est loin d’arranger les choses, alors comment s’entendre ? Si l’ici-bas est par excellence le lieu où l’on se rencontre, c’est également le lieu où l’on se perd car selon Bertrand Chauvet, « le théâtre est une entreprise nomade funambule, suspendue entre ciel et terre, c’est à dire entre subventions et petits boulots1. ».

Mais avec la crise du théâtre contemporain, certains dramaturges n’ont plus pour objectif de perfectionner la scène théâtrale à travers un décor futile et superflu. Les auteurs font plutôt appel à l’imaginaire du spectateur. Il est rare chez Lagarce de constater des repères qui puissent nous situer dans le lieu exact où se passe l’action. Les didascalies sont presque inexistantes. La maison dans Juste la fin du monde est perçue comme une terre inconnue où Louis, personnage principal de la pièce, ne retrouve plus sa place, d’ailleurs sa chambre n’est devenue qu’un simple débarras, là où « on met les vieilleries qui ne servent plus à rien2 ». Suzanne aussi ne se sent pas chez elle, « ce n’est pas [sa] maison3 » mais celle de ses parents. Le discours des personnages propose d’autres lieux du passé situés en dehors de la scène, mais qui peuvent tout aussi bien être seulement de simples illusions scéniques.

1. L’illusion lagarcienne : un espace sans repères

Dans Juste la fin du monde, aucun indice scénographique censé décrire le décor n’est mis en valeur. C’est au lecteur ou au metteur en scène d’imaginer la construction de cette maison. Dans cette pièce théâtrale, la maison de La Mère n’est pas localisable, elle fait figure de non-lieu car si Louis revient afin de revoir sa famille, il semble ne plus s’y sentir chez lui. D’habitude, la maison est un refuge, or chez Lagarce, la maison perd brusquement cette valeur. En effet, la maison n’est plus considérée comme un espace social car personne ne désire y vivre pleinement et durablement. Louis revient auprès de sa famille pour simplement annoncer sa mort, ayant l’intention de repartir après avoir accompli sa mission de « messager4 ». La maison est loin d’être un espace vivant et chaleureux mais elle fait figure d’espace vide. Les personnages vivent séparément chacun de leur côté. Suzanne déclare à Louis qu’ « [elle vit] au second étage5 », ce qui nous laisse supposer qu’elle vit loin de sa mère même si ces deux personnages vivent sous le même toit. Antoine, le frère de Louis et Catherine – sa belle-sœur – habitent, selon les propos de Suzanne, dans « un quartier plutôt laid6 ». Louis est parti depuis fort longtemps vivre dans la capitale, là où il apprend à devenir écrivain. Ce dernier n’est jamais allé rendre visite à son frère et à sa femme, leur maison est-elle un espace invivable? Même Suzanne n’y va jamais. D’un autre côté, la mère demande à Louis de lui donner quelques précisions à propos de l’endroit où il habite mais ce dernier préfère ne rien dire à ce sujet. La séparation est certainement due à un manque d’entente ou à un conflit antérieur. Mieux vaut vivre éloigné l’un de l’autre afin d’éviter ces malentendus. Louis « demande l’abandon7 » qui est synonyme de liberté, vivre loin d’un espace qui s’avère trop étouffant, n’importe soit le lieu, du moment qu’il soit différent et lointain. La notion de lointain révèle un espace onirique qui est le fruit de l’imaginaire du personnage. L’espace réel est sujet de frustration et d’exclusion. Suzanne déclare que « rien jamais ici ne se dit facilement8 ». L’imaginaire ouvre, par contre, un espace de liberté, l’espace de tous les possibles. Ce double espace, l’ici-bas et l’au-delà, constitue un parallélisme entre le passé et le présent, le passé regroupe toute la famille dans un même espace-temps tandis qu’aujourd’hui chacun vit dans son propre territoire où l’autre n’est pas souvent le bienvenu. Ceci crée un déséquilibre au sein même de l’espace mental du personnage, Louis, personnage mourant, semble être soudainement perdu dans la maison maternelle perçue à la fin comme une sorte d’espace labyrinthique : « Et ensuite, dans mon rêve encore, toutes les pièces de la maison étaient devenues loin les unes des autres9 ». Dans cette perspective, presque tous les personnages se cherchent et se perdent. Louis est le personnage qu’on entend le moins, se transformant en une figure presque invisible qui a perdu totalement la notion du temps et du lieu.

2. S’éloigner pour mourir ou revivre autrement

Le pays lointain reste l’espace le mieux approprié au personnage. Cependant, faire le voyage et s’éloigner est un bénéfice pour les uns mais destructeur pour les autres. Suzanne regrette de ne pas avoir connu son frère plus tôt. Ce dernier lui envoie à peine quelques mots dans les cartes postales qui montrent simplement qu’il est en vacances dans une ville nouvelle. Mais où exactement ? Notons bien qu’à peine quelques indications sont notées au dos des cartes postales.

Le changement d’espace (ville, pays, maison…) est très fréquent chez Lagarce et témoigne généralement d’un changement de mode de vie ou de statut. La ville nouvelle est une ouverture sur un espace vivant, dans Histoire d’amour (repérages)10, c’est dans un autre pays où La Femme rencontre un autre homme et apprend à chanter. Représentant la figure de la femme libérée, elle semble plus ouverte sur les autres. Pour la famille de Louis, la capitale symbolise la vie libre d’artiste dont ils apprécient les talents d’écrivain.

C’est à travers les situations de paroles, principalement à partir de la figure de l’hypotypose, que l’espace se crée, se concrétise et prend forme, comme on l’avait signalé auparavant, dans l’imaginaire du lecteur sans pour autant avoir recours aux données matérielles, ce qui crée un autre aspect de lieu qu’on surnommerait l’espace mental où le surgissement des souvenirs possède un pouvoir sur la recréation d’un lieu qu’on croyait perdu. Cet espace témoigne d’une vie nomade et clandestine, il symbolise également l’exclusion et la non-appartenance. Ce même sentiment de dépaysement par rapport au monde extérieur a été évoqué aussi par August Strindberg dans Le chemin de Damas11. Dans tous les lieux qu’il visite avec sa femme, il incarne la figure de l’Inconnu. Comme il n’appartient à aucun groupe social, l’Inconnu est un personnage errant qui a non seulement perdu ses repères par rapport à l’espace mais aussi par rapport à ses relations avec les autres, souvent étroites voire désastreuses. Dans Juste la fin du monde, les personnages n’arrivent plus à communiquer ensemble et souvent la Mère tente de faire dialoguer ses enfants afin de ne pas succomber au silence mortifiant.

La dépendance au lieu de naissance dans Juste la fin du monde est devenue presque menaçante, personne ne se sent réellement chez lui. La seule issue possible reste de quitter les lieux ou de rebrousser chemin pour se retrouver ailleurs, cet ailleurs qui donne sur une toute autre ouverture vers des espaces éclatés et où le hors-scène figure comme un lieu salvateur du Solitaire.

3. S’abandonner ailleurs…

Le sentiment d’abandon est en chaque personnage un désir de se ressourcer ailleurs. Comme on l’a déjà souligné, la scène n’est plus un espace commun d’où l’échec du dialogue, le ratage des relations, les malentendus et les multiples moments de silence… rien qui puisse arranger les choses et laisser place à un espace convivial. Après les ruptures, vient le temps d’embarquer pour une autre destination où l’on espère retrouver plus de tranquillité. Il est frappant de constater que Louis n’est pas seul à vouloir vivre ailleurs, presque tous les personnages ont ce même désir, celui de partir pour à un autre monde, là où les morts et les vivants peuvent enfin cohabiter, en effet, Louis espère emmener toute sa famille avec lui après sa mort.

Le hors-scène indique ainsi un état de renoncement à la vie d’ici-bas ainsi que la reconstitution d’une époque par le biais de la narration car il semble que le personnage a toujours besoin de reconquérir l’espace d’avant pour se sentir exister. Poétiquement évoqué, le récit de Louis indique son rejet du monde intérieur qui est la maison familiale ainsi que son nouveau statut en tant que personnage qui domine le monde extérieur. C’est à partir de là qu’il devient enfin maître de lui-même mais aussi des autres. Louis :

Je vous détruis sans regret avec férocité. […] Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas et je suis l’unique survivant, je mourrai le dernier. […] La Mort aussi, elle est ma décision12.

Dans son plein délire et par sa position de dominant, l’espace imaginaire devient l’espace de tous les possibles. La maison serait alors synonyme de clôture alors que le monde extérieur est un espace qu’on ne saurait atteindre sans la notion du rêve et de l’imaginaire. Curieusement, la maladie ou l’agonie permet à Louis de s’évader dans d’autres lieux sans être mal-vu ou mal-jugé, c’est là aussi où il paraît capable de battre la mort. Les autres membres de la famille disparaissent aussi étrangement (Catherine reste seule)13 mais où ? Et où sont passés les autres ? Au milieu du spectacle, les personnages communiquent par des voix off surgissant des coulisses. Le comique de la scène réside dans cette partie de cache-cache où chacun tente de retrouver l’autre dans un espace complètement déréalisé. Seul le discours permet de décrire les événements, l’espace appartenant seulement à la parole. Le pouvoir de tout un lieu réside en effet dans la remémoration des souvenirs par fragments. Mais les souvenirs ont parfois un impact destructeur qui minimalise la scène. Les grands espaces font appel à des multiples escapades où Louis semble un rêveur éveillé qui veille sur le monde des vivants depuis l’au-delà et qui espère encore les revoir « on songe à voir les autres, le reste du monde, après la mort14 ». Dans le champ de la psychologie, une grande partie des agonisants font l’expérience de la mort imminente, qui leur permet de voir toute leur vie défiler avant de mourir, visitant les lieux du passés pour la dernière fois. A un certain moment, Louis s’apprête à partir en paix, il n’appartient plus à la scène. On passe d’un espace à l’autre sans crier gare et le personnage lui-même se permet de se situer son propre espace au dépend de chaque expérience vécue. Louis parvient encore à se créer son propre milieu et à s’imaginer une autre vie, après la mort, là où il pourrait épouser sa sœur et vivre heureux. Dans son plein délire, le personnage s’accroche encore à des souvenirs comme à des espaces interdits où il pourra enfin découvrir d’autres mondes: « je découvre des pays, je les aime littéraires15 ».

Cette découverte est probablement le signe d’un dernier pèlerinage. En effet, la mort chez Jean-Luc Lagarce n’est pas seulement la fin mais aussi et surtout l’occasion de revisiter certains lieux, de ranger et de mettre de l’ordre16. Le retour auprès des siens est l’aspect fondateur de la reconstitution d’un espace qui serait déjà perdu. Comme dans un rêve, les endroits semblent fragmentaires. Loin dans les méandres des chemins, Louis perd son statut de héros, celui qui doit avouer la vérité et affronter les autres. Personnage rêveur, il construit son espace de l’éternité. Dans un entretien avec François Berreur, ce dernier déclare à propos de sa mise en scène de Juste la fin du monde qu’ [il est] parti sur l’idée que « toutes les pièces bougeaient tout le temps17 ». A travers sa perspective en effet, toutes les pièces restent à l’état libre et la conscience du personnage mort est tout le temps présente et active, la conscience est ce qui détermine l’espace même si le corps apparait quelque fois comme exclu.

4. Vivre son inexistence

L’illusion lagarcienne réside dans le fait que rien ne se passe réellement devant soi. Revenir sur un passé commun et recoudre les fils des anciens événements sont les aspects fondateurs du théâtre lagarcien. L’espace en fragment donne lieu à un être inaccompli, un non-être tiraillé entre lumière et obscurité. En ce sens, l’espace est mis en lumière non pas par ce que l’on voit mais par ce qu’il en résulte de l’inconscient du personnage.

Chez Lagarce, l’espace réservé aux personnages parleurs est limité par le temps. Chaque personnage, même le plus silencieux, possède son moment de discours. Ce moment entre celui qui parle et celui qui écoute ne sont pas dans le même espace-temps, Louis en tant que personnage silencieux se détache progressivement de l’instant présent parce qu’il est incapable de poursuivre le dialogue avec le reste des personnages, son silence apparait comme un instant mort. Par contre le rôle de la mère est celui de la remémoration des souvenirs. A partir de là, elle détient une position importante qui la situe encore en tant qu’être vivant. C’est elle qui parle dans l’instant présent et qui assume son discours devant un être presque absent.

5. Le jeu du clair-obscur, des visages en fragments

Juste la fin du monde, extrait de la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, avec l’actrice Renée Gincel, Paris, 2012.

A travers cette image, on voit bien la mère sur scène, la lumière éclaire son corps et se tient derrière le siège de Louis, silencieux. Le corps de la mère est très éclairé par rapport à celui de Louis, assis dans l’obscurité. La mère est la métaphore d’un souvenir qui refait surface, un souvenir qui réapparaît dans la conscience du fils revenant. Debout, derrière lui, la mère détient un statut presque onirique, un rêve que Louis ne peut ni toucher ni voir car les deux personnages ne sont pas face à face. Contrairement à la mère, Louis est situé dans un coin sombre, habillé en noir, il apparaît comme un personnage d’outre-tombe. Ce jeu du clair-obscur produit un effet de contraste entre les deux personnages, à savoir entre deux tableaux différents, celui de l’ici-bas et de l’au-delà. Deux espace-temps qui représentent un contraste entre la veille et le sommeil, entre le jour et la nuit, entre le mutisme du fils et le trop-parler de la mère à travers une juxtaposition à la fois onirique et réaliste représentée par les deux personnages.

6. Deux personnages, deux univers différents

Comme dans la musique, la voix de la mère a une tonalité plus grave que celle de Louis dont la solitude le conduit à refouler certaines choses qu’il ne peut dire : « lorsqu’il fait noir, personne à qui tu puisses parler ?18 ». Un lieu sombre suscite généralement un sentiment de peur, un espace où le dialogue semble donc compliqué voire impossible. Le noir renvoie aussi à la mort ou à la nostalgie, dans Cette aveuglante absence de lumière19, Tahar Benjelloun affirme que :

celui qui convoquait ses souvenirs mourait juste après. […] Comment savoir qu’en ce lieu la nostalgie donnait la mort. Nous étions sous terre, éloignés définitivement de la vie et de nos souvenirs20.

L’être semble en effet prisonnier dans n’importe quel lieu obscur parce qu’il ne peut avoir accès à l’autre, il ne peut ni le voir ni le toucher alors qu’un dialogue passe avant tout par le face à face et par le regard qui peuvent cerner quelques réalités cachées.

Suscitant l’inquiétude et l’angoisse, l’obscurité est généralement menaçante. Dans le champ de la psychologie, le noir représente généralement la première phobie ressentie par l’enfant lorsqu’il se sépare, la nuit, de ses parents et notamment de sa mère. Cette absence de lumière en effet perturbe brusquement son rapport à l’espace, il ne peut ni bouger ni reconnaitre clairement où il est. Cette forme de gradation indique une nouvelle posture de Louis qui se retrouve à présent au dessus du ciel et au dessus de toutes les voix des autres personnages. Il est maintenant celui qui parle sans que la mère et les autres membres de la famille puissent l’entendre. Sa parole résonne contre toute autre parole, [il] domine la vallée21. Toute la pièce se déroule en une sorte de duel entre le personnage et son propre moi, le clair-obscur pouvant aussi témoigner d’un ensemble de détours à la fois tragique et comique, à ce propos Gaston Bachelard déclare que :

L’histoire du moi, c’est une archéologie indiscernable à première vue, faite de strates obscures, de traces brouillées et d’un tuf primitif qui affleure parfois avec brutalité et brouille le relevé provisoire des pistes22.

Ce brouillage de piste incite le personnage lagarcien à se battre contre ses propres pulsions car cet effet d’obscurité ne représente que la part inconsciente de Louis enfouie dans l’amertume, la peur et le silence. Par rapport aux autres personnages, Louis n’est finalement représenté qu’à moitié, une part d’obscurité qui annule à la fois l’union avec le temps et l’espace, voyageant au pays des siens sans se libérer du flux des sentiments et des craintes qui le dominent. Par sa gestuelle et son assurance sur les mots, la mère domine la scène et par la parole elle hypnotise Louis, suspendu aux frontières de la mort, et le tient à distance. Par sa parole, elle brise également une part du mensonge. C’est finalement par le jeu que l’acteur révèle sa vérité. Le discours permet à la mère de prendre possession de son corps et d’éveiller sa propre conscience par le trop-plein de souvenirs. Par l’éclairage, les sentiments de la mère évoluent alors que l’ombre qui domine le corps de l’autre personnage l’empêche de parler ou de se justifier. L’effet du clair-obscur témoigne en effet de ce contraste qui réside entre la complexité de dire la vérité chez Louis et l’aisance et la fluidité de la parole chez la mère. En effet, cette dernière dévoile la vérité tandis que Louis la dissimule. Deux mondes, celui du mensonge et celui de la vérité qui ne peuvent cohabiter ensemble. Le mensonge ou la tricherie est cette facette d’obscurité qui nous rappelle le concept de la chambre noire, empêchant les personnages de se voir, de se parler et de se toucher. Ainsi, reconquérir la maison familiale parait une histoire impossible. Louis est déjà saisi par l’angoisse de parler de sa maladie, Antoine et sa femme habitent ailleurs et Suzanne veut vivre dans un autre monde. Tout le monde est logé nulle part ailleurs sauf dans la maison. Comme dans un rêve, la maison se déploie et devient plus spacieuse mais dont les chambres et les murs paraissent inaccessibles. Mais la mère est la lumière de la maison, c’est à travers son regard sur le passé commun qu’elle essaie de maintenir la maison en vie et de lui redonner toute sa clarté. Elle appelle à la reconstitution des souvenirs par le travail de la mémoire, sa parole rend possible l’exploration du passé. La voix de la mère appelant Louis pour le retenir auprès d’elle montre son amour dévoué pour ce dernier et sa crainte de le perdre encore une fois.

Conclusion

On peut dire finalement que les entrées et sorties sont fréquentes dans la maison, malgré un manque d’action, les personnages ne se tiennent pas en place, tout le monde entre et sort sans prévenir. Le théâtre de Jean-Luc Lagarce est une nouvelle approche dramaturgique qui est celle du mouvement et de l’ouverture vers le hors-scène. Cette ouverture empêche les personnages en rupture de cohabiter ensemble jusqu’à la fin malgré un semblant de dialogue. Louis est ce poète errant qui se sent obligé de s’échapper ailleurs. En franchissant la porte interdite de la maison, il se trouve condamné à vivre l’instant terrible de la vérité. L’extérieur lui permet ainsi de se voiler la face cachée, de se soumettre à certains plaisirs comme ceux de tuer avec avidité tous les autres membres de la famille23. L’extérieur de la maison assure une meilleure protection car il est impossible de cohabiter ensemble. Le toit emprisonne mais l’extérieur libère par le biais de la pensée et l’ivresse de la poésie.


Notes

1 – Bertrand Chauvet, L’utopie du singulier ou « comment exister son inexistence », in Juste la fin du monde, Nous, les héros, Jean-Luc Lagarce, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 2008, p. 9

2Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1990

3Ibid., p.13

4Ibid., p.22

5Ibid., p.7

6Ibid., p.12

7Ibid., p.5

8 Ibid., p.8

9Ibid., p.14

10 Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (repérages), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1983.

11 – August Strindberg, Le Chemin de Damas, Paris, Annie Bourguignon, 1898.

12Ibid., p.9

13Ibid., p. 14

14Ibid., p. 20

15Ibid., p.30

16 Ibid., p. 35

17 – Entretien avec François Berreur « Loin dans les méandres de la parole », in Juste la fin du monde, Nous, les héros, Jean-Luc Lagarce, op. cit., p. 81

18 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde,op.cit., p. 33

19 – Tahar Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Edition du Seuil, 2001

20Ibid., p. 120.

21 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, op.cit., p. 35

22 – Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Les presses universitaires de France, 1957, p.203

23 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, op.cit., p. 39


Bibliographie

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CHAUVET Bertrand et DUCHÂTEL Eric, Juste la fin du monde, Nous les héros, Jean-Luc Lagarce, Paris, Scéren-CNDP, Centre national de documentation pédagogique, Maison de la culture de Grenoble, 2007, 128 p.

Sous la direction de Catherine DOUZOU, Lectures de Lagarce, Derniers remords avant l’oubli Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 248 p.

HEULOT-PETIT Françoise, Lagarce, ou l’apprentissage de la séparation, Derniers remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, CNED, Paris, Presses universitaires de France, 2011, 208 p.

IONESCO Eugène, « La Tragédie du langage », Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1962, 371 p.

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LISCIA Claude, « Les Comédies Barbares, Histoire d’une mise en scène », Paris, Internationale de l’Imaginaire, Maison des cultures du monde, 1991, 40 p.

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NAUGRETTE Catherine, L’esthétique théâtrale, Paris, Dunod, 1996.

PAQUET Dominique, La dimension olfactive dans le théâtre contemporain, Paris, l’Harmattan, « Le corps en question », 2004, 248 p.

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SARRAZAC Jean-Pierre, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, « Le temps du théâtre », 1989, 176 p.

SARRAZAC Jean-Pierre, « Le geste testamentaire », Théâtres du moi, théâtres du monde, Rouen, Médianes, Villégiatures, 1995, 360 p.

SARRAZAC Jean-Pierre, Poétique du drame moderne et contemporain, Lexique d’une recherche, Paris, Les Editions du seuil, 2012.

Sous la direction de Jean-Pierre SARRAZAC et de Catherine NAUGRETTE avec la collaboration d’Ariane MARTINEZ, Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, Colloque de Paris III, Sorbonne nouvelle, n° IV, Paris, éd. Les Solitaires Intempestifs, 2007, 304 p.

UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III. Le dialogue de théâtre, Paris, Berlin-Sup Lettres, 1996, 224 p.

Visage numérique et masque mortuaire

Vincent Duché

Doctorant contractuel en arts plastiques et photographie à l’ université Paris VIII Vincennes/ St Denis  au sein du laboratoire Arts des images et Art Contemporain (EA 4010), Vincent Duché prépare une thèse en esthétique et sciences de l’art sur le sujet du visage et de son  indicialité.
vincentduche@gmail.com

Pour citer cet article : Duché, Vincent, « Visage numérique et masque mortuaire », Literr@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/visage-numerique…masque-mortuaire/


Résumé

Seront traités dans cet article des enjeux esthétiques et théoriques du « visage numérique » – compris ici comme la simulation du visage en images de synthèse 3D réalisée à partir d’un scan numérique sur modèle vivant – dans les pratiques artistiques contemporaines. Nous nous fonderons sur des spécificités esthétiques et techniques du masque mortuaire dont l’analogie avec le visage numérique ouvre une réflexion sur l’indicialité (l’empreinte, le contact) d’où découle la question de l’ « entre-deux » qui sous-tend notre recherche. Le masque mortuaire, dont la morphogenèse peut être résumée en « effigie par contact » (empreinte) nous servira de « modèle » ou de « grille de lecture » pour penser le visage numérique à travers des notions qui leurs sont spécifiques, parfois contraires, mais dont nous entendons révéler toute la porosité : masque-visage ; moulage-modélisation ; représentation-simulation ; vivant-mort. Comment penser le visage numérique comme matière de l’entre-deux ?

Mots-clés : visage – masque  – altérité  – simulation  – représentation  – indicialité  – moulage  – modélisation  – matrice  – morphogenèse  – archive  – ressemblance  – vraisemblance  – apparence  – réel  – hyperréel  – passage  – hybridation –  rupture – entre-deux

Abstract

This paper deals with esthetical and theoretical issues of the « digital face » – 3D simulation produced from a digital scan of a human model – in contemporary artistic practices. We based our analysis on esthetical and technical specificities of the death mask. The analogy opens up a thinking on indexicality (trace of reality) from which arises the idea of « in between ». We used the death mask as a paradigm to think the process of 3D face simulation through concepts that are specifics to each of them, even sometimes contrary : mask–face ; moulding–modeling ; representation–simulation ; living–death. How to think the digital face as an « in between » trace/material ?

Keywords: face  – mask  – alterity  – simulation  – representation  – indiciality  – molding  – modeling  – matrix – morphogenesis  – archive  – resemblance  – verisimilitude  – appearance  – real  – hyperreal  – passage  – hybridization rupture  – in –  between


Sommaire

Introduction
1. Masque-visage : le « prosopon numérique »
2. Représentation–simulation : la rupture indicielle
3. Moulage-modélisation : l’empreinte numérique
4. Vivant–Mort : matières de l’entre-deux
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Seront traités dans cet article des enjeux esthétiques et théoriques du « visage numérique » –compris ici comme la simulation du visage en images de synthèse 3D réalisée à partir d’un scan numérique sur modèle vivant – dans les pratiques artistiques contemporaines. Nous nous fonderons sur des spécificités esthétiques et techniques du masque mortuaire dont l’analogie avec le visage numérique ouvre une réflexion sur l’indicialité (l’empreinte, le contact) d’où découle la question de l’ « entre-deux » qui sous-tend notre recherche. Il ne s’agira pas de dresser une histoire du masque mortuaire, ni même de faire le portrait exhaustif des pratiques dont il fait l’objet tant celles-ci sont éclatées entre diverses époques, ethnies et croyances. Le masque mortuaire, dont la morphogenèse peut être résumée en « effigie par contact » (empreinte) nous servira de « modèle » ou de « grille de lecture » pour penser le visage numérique à travers des notions qui leurs sont spécifiques, parfois contraires, mais dont nous entendons révéler toute la porosité : masque-visage ; moulage-modélisation ; représentation-simulation ; vivant-mort. Ainsi avons-nous choisi d’emprunter au masque mortuaire ses caractéristiques générales ou universelles (si cela était possible), afin de les « mettre à l’épreuve » du numérique. Comment penser le visage numérique comme matière de l’entre-deux ?

1. Masque-visage : le « prosopon numérique »

Il convient dans un premier temps d’esquisser les contours de deux concepts sur lesquels se fondent notre analyse : le masque et le visage. Aujourd’hui largement distincts, voire opposés, ils appartenaient en Grèce ancienne à la même dénomination : le prosopon. Nous entendons alors démontrer comment le visage numérique hybride les concepts de masque et de visage pour former ce que nous nous proposons de nommer le « prosopon numérique ».

Selon l’historienne Françoise Frontisi-Ducroux, « le prosopon n’est pas senti comme une unité distincte, définie par sa situation dans la totalité du corps mais comme un ensemble d’éléments qui s’offrent à la vue1 ». Indissociable de la vision, le prosopon n’existerait qu’en situation de réciprocité du regard. Contrairement à l’opposition sémantique que nous lui connaissons aujourd’hui (dessus-dessous ; devant-derrière ; convexe-concave), le masque grec n’est pas « masquant ». Il est une surface plane, sans revers, qui ne dissimule rien. Il est pure extériorité ; surface de projection, et pour le « porteur » – qui s’exprime avec le visage par la production de masques –, et pour le « regardeur » – pour qui le visage-masque fait toujours « image ».

L’étude des masques mortuaires nous révèle que ces derniers seraient à l’origine du portrait2. De leurs mises en scènes dans les rituels funéraires de l’antiquité au privilège bourgeois du XIXe siècle en passant par l’objet de fascination morbide du moyen-âge, le masque mortuaire traverse les époques, les traditions et les usages tout en restant « lié à son modèle par un contrat de ressemblance3 ». Dès son origine, l’empreinte sur le vif sous-tend déjà les enjeux du portrait que nous connaissons aujourd’hui : la ressemblance et le réalisme, le modèle et le sujet, l’absence et la mémoire. Comme le souligne Jean-Luc Nancy à propos du masque mortuaire :

La reconnaissance, l’identification sont essentielles au masque. Elles lui confèrent sa puissance : c’est parce que nous savons parfaitement ce qui est simulé […] que nous pouvons éprouver une fascination – apeurée ou amusée – pour ce qui vient ainsi se présenter fixé, figé et impénétrable4.

Paradigmatique de l’entre-deux, le masque mortuaire capture le passage de la vie à la mort en une trace qui se fait à la fois l’indice et l’icône d’un visage qui entre dans le monde des masques. Même lorsqu’il se superpose au visage du défunt dont il procède techniquement, l’objet n’a pas ici vocation à dissimuler. Il préserve l’apparence du visage avant que celui-ci ne soit « dévisagé » par le temps et prolonge ainsi son expérience visuelle. Finalement, il « dissimule moins qu’il ne révèle, il est moins posé par dessus qu’il ne surgit d’un dessous5 ».

À partir des sociétés de contrôle décrites par Michel Foucault, masque et visage se voient arrachés l’un à l’autre. Dans un contexte de surveillance généralisé, le visage contemporain se construit politiquement comme étant le support d’une identité civile, devenant antinomique du masque, compris comme « anonymisant ». Principalement envisagé dans sa fonction dissimulatrice, le masque recouvre le visage dont les traits constituent dorénavant une carte biométrique permettant l’identification de l’individu. Si quelques artistes-chercheurs tels qu’Adam Harvey, Leo Selvaggio et Zach Blas créent des systèmes de camouflage numérique qui agissent en masques anonymisants, d’autres propositions artistiques tentent de rendre au visage–masque sa porosité, notamment à travers la simulation en images de synthèse 3D.

En contraste avec les installations pour la plupart interactives de l’artiste numérique Catherine Ikam, sa série de portraits réel/virtuel (2016), « fixe » la matière numérique du visage dans des impressions en grand format. Réalisées à partir de scans volumétriques qui traduisent le visage réel en un fichier numérique, les mises en scène de l’artiste sont résolument photographiques et s’inscrivent dans une tradition du portrait que son travail ne cesse d’interroger. L’usage du clair-obscur qui souligne la morphologie des visages accentue l’impression d’ « écran » qui se dégage du support, noir, brillant, nous laissant un instant dans l’attente d’un cillement. Néanmoins, le « visage » s’estompe par son aspect résolument mortifère, figé dans un aspect cireux – entre le terne d’une chair désincarnée et le brillant d’un corps embaumé –. Certains d’entre eux esquissent des « mimiques », sans que ces dernières ne suffisent à nous faire outrepasser l’impression de vide abyssal qui se dégage de ces rictus pétrifiés en masques. Par ailleurs, remonter à l’étymologie de « mimique », du latin mimicus, qui signifie « simulé », « feint », « faux » ne fait que nous rapprocher de cette ambivalence sémantique du prosopon. Tout comme le masque mortuaire, les créatures artificielles de Catherine Ikam ne recèlent de rien. Techniquement, leurs structures filaires tridimensionnelles (à l’image des sculptures de Plensma) attestent qu’il n’y a rien d’autre que ce qui nous est offert au regard. Du visage réel soumis au scanner, il ne nous reste que la coquille vide dont le support bidimensionnel du papier ne fait que renforcer l’impression de surface. Ainsi, malgré son réalisme analogique et la frontalité des regards simulés jusque dans leurs éclats, les portraits ne suffisent pas à nous faire entrer dans l’altérité – condition de la rencontre avec le visage selon le philosophe Emmanuel Levinas –. « Figure soustraite à la mobilité6 », le masque n’engage que partiellement le spectateur en ce qu’il agit comme une « façade » (une autre signification du  prosopon), édifice qui se présente au spectateur, mais aussi : une apparence qui trompe sur la réalité. À l’intersection du réalisme du visage qui nous fait entrevoir la possibilité de sa rencontre et du mutisme du masque artificiel, pure extériorité prise dans le passé de son enregistrement, peut être serait-il alors plus juste de parler de prosopon pour qualifier les « faces » numériques de Catherine Ikam. Dans Milles Plateaux II, Capitalisme et schizophrénie, Gilles Deleuze et Félix Guattari annoncent que « le masque ne cache pas le visage, il l’est7 ». Ils soulignent ainsi la porosité des frontières de deux concepts qui se fondent sur la « tête ».

2. Représentation–simulation : la rupture indicielle

Le terme latin imago – qui désigne le masque mortuaire réalisé en cire – nous apprend que l’histoire des représentations est indéniablement liée à la mort et aux apparences qu’il s’agissait de sauver des dégradations du temps. Dans son texte Ontologie de l’image photographique, André Bazin revient sur la naissance des arts plastiques dont il nous apprend que la fonction première est de « fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être » afin de « l’arracher au fleuve de la durée8 », comme en attestent les pratiques égyptiennes de momification. Ce dernier poursuit son analyse psychologique de l’image avec la photographie, attestant que sa genèse automatique – à l’instar du moulage –, procède « (…) d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction9 ». Publié pour la première fois en 1945, son texte pose finalement les fondements théoriques d’une ambivalence sémiotique de l’image photographique, comprise entre icône et index, qui seront développés à partir du milieu des années 70, et que le numérique nous donne à repenser.

C’est à l’appui du travail de Charles S. Peirce, structuraliste américain qui introduit la trichotomie icône-index-symbole, que la théoricienne Rosalind Krauss définit la photographie comme étant « le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière10 ». Si notre ambition n’est pas de vérifier la validité de la thèse de Krauss et de toutes celles qui lui ont succédé jusque dans les années 90, il nous importe de souligner que ces effets de discours ont contribué à construire une prétendue objectivité du médium photographique, moins due à son réalisme figuratif qu’à son statut d’empreinte. Selon Georges Didi-Huberman, l’empreinte est avant tout « l’expérience d’une relation, le rapport d’émergence d’une forme à un substrat ‘empreinté’11 ». Ainsi, l’analogie du masque mortuaire – empreinte qui fixe le sujet sur un support pour en reproduire l’apparence – traverse les théories de la photographie, dès lors envisagée comme trace (index) qui fait image (icône), résidu d’une contiguïté physique chose-support. Si ces textes nous ont permis de penser certaines spécificités du médium – son indicialité et son réalisme analogique – il convient toutefois de rappeler que l’image photographique est un processus d’abstraction, « de réduction des quatre dimensions de l’espace-temps aux deux dimensions de la surface12 » ; un médium artistique dont les pictorialistes ont su très tôt révéler toute la plasticité. Loin du relevé anthropométrique du moulage en plâtre, l’image photographique du visage serait donc une empreinte infra-mince, sans épaisseur, qui dissimule plus qu’elle ne révèle, qui égare plus qu’elle ne rapproche…

Le passage de l’analogique au numérique opère une véritable mise à mal théorique de l’indicialité, faisant de l’image du visage (image référentielle) un visage-image (image auto-référentielle). En effet, l’image du visage ne s’engendre plus par une quelconque empreinte (physique, photochimique), mais par sa conversion au langage symbolique de l’informatique. Ce qui précède le visage numérique, ce n’est plus son modèle physique mais bien son modèle logico-mathématique. Ainsi, notre réflexion porte sur ce changement d’ordre figuratif qui rompt le cordon ombilical – théorique et esthétique – unissant image et réel (représentation) pour faire entrer le visage dans le champ de la simulation numérique (hyperréel).

Tout d’abord, il convient de rappeler qu’une image numérique n’est autre qu’une base de données interprétée par un programme informatique qui permet son affichage. Ces données peuvent être captées (image photographique), hybridées (avec un programme informatique de « retouche ») mais aussi générées (image de synthèse). Le visage numérique – synthétique, tridimensionnel – dont il est question dans la présente recherche est généré à partir des données captées dans le réel (scan 3D). Néanmoins, il ne s’agit pas de la simple conversion de l’image du réel en base de données, mais bien d’une synthèse d’informations aux statuts et sources multiples, comme les coordonnées spatiales. Par ailleurs, l’image de synthèse ne se fonde pas nécessairement sur le réel. L’objet à simuler peut être entièrement décrit, programmé informatiquement et ce, sans que nous puissions techniquement le vérifier, contrairement au « ça a été » de la photographie qui, de fait, engage qu’une chose ait été présente devant l’objectif. Sur ce constat technique d’une image fondée sur la « description mathématique » de l’apparence des choses, Edmond Couchot annonce un passage de l’image-trace à l’image-matrice :

L’image de synthèse n’est plus l’empreinte d’une gerbe de photons émis par l’objet à représenter qui s’inscrit sur un support chimique ou magnétique, c’est une matrice de nombres calculés par l’ordinateur à partir d’instructions programmées. A la lumière s’est substitué le calcul; au faisceau optique, la matrice mathématique13.

De par la véritable rupture indicielle dans la morphogenèse des images, nous pouvons dès lors avancer que le visage numérique n’est pas en « connexion physique » – pour reprendre la définition peircienne de l’index – avec son modèle ; son « apparence visuelle » est engendrée par la synthèse de données informatiques.

Selon Jean Baudrillard, la simulation – du latin simular qui signifie « faire semblant » – crée « (…) un hyperréel, produit de synthèse irradiant de modèles combinatoires dans un hyperespace sans atmosphère14 ». Il s’agit d’un « réel » produit à partir de matrices, de mémoires et de modèles pouvant reproduire ce dernier dans un nombre indéfini de fois. La production de l’image du visage ne s’opère plus à partir du réel, ni même à partir de son négatif (comme pour la photographie et le masque mortuaire) mais à partir de son code – génétique ou informatique –, déconnecté de toute référence. Baudrillard ajoute alors que « l’ère de la simulation s’ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels », ces derniers étant non pas représentés (au sens d’un rapport d’équivalence du signe), mais bien « ressuscités artificiellement15 ». La simulation agit comme un « double opératoire », qui « substitue au réel des signes du réel16 ».

Malgré la rupture théorique fondamentale ici soulevée, il convient toutefois d’observer plus précisément les schèmes opératoires de la modélisation numérique du visage qui laisseraient entrevoir certaines similitudes avec l’empreinte physique du visage.

3. Moulage-modélisation : l’empreinte numérique

Dans un premier temps, de l’huile est appliquée sur le visage du modèle. La tête est ensuite enveloppée dans une large bande fixée sur un cercle en fer. C’est entre cette bande et le visage que le plâtre est coulé. Le creux ainsi obtenu est rempli de plâtre puis brisé pour dégager le moule (…)17.

Cette brève description écrite à l’aune de la Renaissance par le peintre toscan Cennino Cennini fait clairement état du rapport de contiguïté physique entre le support (visage) et la matière (plâtre) au sein du dispositif technique de moulage. Contrairement à l’imitation (réalisation d’une œuvre d’après modèle), l’empreinte implique la présence physique du corps dont le contact avec le matériau engendre le négatif. Michel Guiomar affirme à ce propos que « l’art funéraire tout entier est tributaire de la présence physique du mort », bien que ce dernier ne tente « (…) souvent qu’à dissimuler, qu’à enfermer sa réalité physique sous une structure qui l’efface (…)18 ». Entre le relevé indiciel qui double le visage, lui créant ainsi une nouvelle visibilité, et la fonction recouvrante du masque qui l’efface de la vision, l’empreinte du visage, si elle hybride les concepts de montrer-cacher, relève toujours de l’haptique – du grec haptomai, qui signifie « je touche » –. Sur ce constat épistémologique du moulage, il convient d’interroger les schèmes opératoires de la modélisation 3D du visage enfin d’analyser dans quelle mesure sa modélisation intègre de l’empreinte. Ainsi nous proposons-nous d’analyser le « moulage numérique » du visage.

Il convient dans un premier temps de définir la « modélisation » dans le champ de la simulation numérique. Selon Jacques Lafon dans son ouvrage Esthétique de l’image de synthèse,

La modélisation est la conception du modèle numérique, c’est-à-dire la description d’un objet, d’un groupe d’objets ou d’un espace, réel ou imaginé, comme un ensemble d’unités élémentaires et de leurs relations, repérées par des nombres algébriques de manière qu’un processeur logique puisse en représenter une image signifiante pour un observateur humain19.

Du latin modulus, diminutif de modus (« manière » ou « mode »), le modèle est, dans l’histoire de l’art, l’objet référent dont il s’agit de représenter ou de reproduire l’apparence. Or, il peut être, sous ses formes les plus abstraites, un concept ou une réduction de l’objet à exécuter (prototype). Dans notre cas, il s’agit du langage symbolique (modèles logico-mathématiques). Ce déplacement sémantique de la notion de modèle, du réel vers son signe, est constitutif de la morphogenèse du visage numérique ; la modélisation numérique du visage consiste alors en sa réduction symbolique au langage des données informatiques.

Comme en atteste le Light Stage, gigantesque scanner 3D haute-définition conçu par Paul Debevec, les outils de modélisation 3D de modèles vivants se sont largement perfectionnés depuis leur création dans les années 90. En effet, la plupart des systèmes actuels utilisent la photogrammétrie, technique qui consiste en la modélisation volumique d’un objet à partir d’une série de vues photographiques de ce dernier. Le programme identifie des repères et des correspondances entre chacune des images afin de procéder à la modélisation du sujet et de former sa structure tridimensionnelle. Dans le prolongement d’une conception dite « objective » de la photographie, envisagée à sa naissance par certains chercheurs comme instrument d’observation et de découverte scientifique, le médium se fait, dans le cadre de la photogrammétrie, outil de mesure du réel, utilisé pour sa matérialité même : une base de données numérique pouvant être analysée jusqu’au plus petit élément. Le processus de modélisation du visage ne procède donc pas du calcul du réel lui-même mais bien de l’analyse de ses traces photographiques. Or, la photographie étant considérée, d’une part, par Vilèm Flusser comme « processus d’abstraction » et, d’autre part, par Roland Barthes comme « émanation du référent », nous pouvons dès lors supposer que son usage dans la modélisation 3D intégrerait de la subjectivité dans ce qui s’apparente à une copie fidèle du réel (analogon).

En effet, selon Flusser, la photographie est caractérisée par sa faculté « d’encoder les phénomènes en des symboles bidimensionnels20 », produisant une image aux conventions déterminées par le programme de l’appareil et son dispositif photographique. De plus, le cadrage, inhérent à l’acte photographique, découpe une partie du champ, intégrant inévitablement le sujet-opérateur (sa subjectivité) dans la construction de l’image. De son côté, Barthes indique une référentialité de la photographie qui « ne se distingue jamais de son référent » résultant qu’on ne puisse « jamais nier que la chose a été là21 ». Bien que le numérique nous amène à tempérer la thèse de Barthes, la modélisation 3D à partir de la technique photogrammétrique, incorporerait dans une certaine mesure du « ça a été » dans une image qui n’aurait théoriquement aucune adhérence au réel.

Plus encore, les dispositifs de scan 3D les plus récents s’accompagnent d’un système dit de « lumière structurée » qui envoie des motifs lumineux sur le sujet de la captation afin d’en retirer des données géométriques. À l’instar de la technique du moulage sur le vif décrite par Cennini, il s’agit d’une projection de « matière » sur le visage pour en mesurer et en dégager le volume. Néanmoins, dans notre cas, la matière n’engendre pas physiquement la forme numérique ; elle se fait, l’espace d’un instant, l’interface entre le réel et le programme, et élabore le véritable matériau de la modélisation : ses modèles logico-mathématiques, empreintes chiffrées du visage numérique.

Finalement, bien que la photographie soit « dissoute » au cours de la synthèse de l’image et que la projection de lumière ne produise pas un moule physique, la modélisation 3D intègre une part d’indicialité dans ses schèmes opératoires, faisant d’une certaine manière l’empreinte numérique du visage.

Le travail de l’artiste américaine Sophie Khan interroge frontalement la relation qui s’opère entre le visage numérique et le dispositif de l’« empreinte » en expérimentant les schèmes opératoires de la modélisation 3D.

Dans une vidéo intitulée 04302011, l’artiste met en rotation 38 visages « capturés » dans les rues de New York. La modélisation, généralement réalisée en studio, se fait ici dans des conditions relativement précaires : les paramètres lumineux ne sont pas maîtrisables et le contexte urbain, caractérisé par le mouvement et les flux, nuit à l’immobilité nécessaire à une captation optimale. Dès lors, l’image du visage apparaît inévitablement déconstruite, son morcellement n’étant que la représentation d’un individu que l’on ne fait que croiser et que la mémoire efface systématiquement. Les visages se succèdent sur un fond noir avec un aspect en commun : les yeux clos. En effet, le dispositif force l’individu à se protéger de la lumière émise, tout comme le sujet d’un moulage en plâtre doit se protéger de la matière qu’il s’apprête à recevoir sur le visage. À la fois serein et défiguré, le visage du citadin prend inévitablement l’apparence d’un masque mortuaire dont le procédé numérique recoupe des enjeux du moulage. En effet, le procédé technique du moulage en plâtre requiert une immobilité totale du visage qui le contraint dans son expressivité. L’espace des trente secondes nécessaires au durcissement du plâtre, la tête et la matière se figent mutuellement en masques, immobilisés par le dispositif de l’empreinte. Néanmoins, selon Georges Didi-Huberman dans une phénoménologie du moulage, cette immobilité n’est que partielle car le durcissement de la matière sur le visage subit l’inévitable frémissement du corps : « L’objet devient bifurcation inapaisable de l’organique (peau réactive fixée dans l’instant vivant de sa réaction) et de l’inorganique (plâtre inerte fixé dans le temps mort de son absence de réaction)22. » En réunissant volontairement les conditions de l’échec technique de la modélisation d’un portrait analogue au visage réel, Sophie Kahn matérialise finalement un geste – celui du corps de l’artiste qui doit graviter autour du visage pour le scanner – et une temporalité – peut-être les trente secondes qui suffisent au durcissement d’un plâtre.

Malgré son absence de contiguïté physique, la modélisation 3D du visage n’exclue pas pour autant l’opérateur du processus. C’est bien le geste humain et par extension le temps qui « façonnent » le visage, laissant l’empreinte de l’artiste dans la matière numérique de ses masques artificiels. Mais, lorsque cette matière s’anime et que le « visage-sculpture » s’articule en « visage-mouvement », notre perception de l’image s’en retrouve mise à l’épreuve.

4. Vivant-Mort : matières de l’entre-deux

Si l’empreinte du visage suppose une fixité « mortifère », l’image de synthèse 3D parviendrait à « rendre » la dynamique du vivant par la simulation et l’animation numérique du visage. Ce dernier adopte alors une grammaire d’expressions faciales et de « mimiques » oscillant entre la vraisemblance d’un acteur virtuel et le monstrueux de l’Uncanney Valley, théorie scientifique de Masahiro Mori sur le réalisme des robots androïdes. Nous nous proposons alors d’envisager le visage numérique comme « matière de l’entre-deux » (entre le vivant et le mort, entre le réel et l’artificiel) à partir d’une analyse de l’œuvre du jeune artiste anglais Ed Atkins qui positionne délibérément ses protagonistes virtuels à l’intersection de ces notions, déconstruisant les mécanismes esthétiques de la simulation numérique du visage.

Dans ses vidéos haute définition, Ed Atkins met en scène son double numérique animé à l’aide de techniques de motion capture. Articulé par les mouvements physiques de l’artiste, le visage simulé en images de synthèse 3D récite des textes et des poèmes traitant de sujets tels que la dépression, la mort et la maladie.

Dans une vidéo intitulée Hisser (2015), le double se retrouve à plusieurs reprises en gros plan, regard caméra, laissant deviner le mouvement saccadé des lèvres qui peinent à se synchroniser sur une voix tremblotante et teintée d’angoisse. Il n’est d’ailleurs pas anodin de souligner que la voix en question n’est pas « spatialisée » dans l’image tridimensionnelle, ce qui aurait pourtant renforcé l’illusion de la simulation. Au contraire, elle nous parvient directement, comme une voix intérieure qui dépasse la condition physique du personnage numérique.

Dans sa totalité, le corps ne se meut que rarement, montré dans un état léthargique, écroulé sur le sol ou sur le lit de la chambre adolescente qui constitue le seul décor de la vidéo. Tout comme la voix, il ne semble pas plus interagir avec son environnement. Lorsque nous remarquons que l’oreiller ne s’enfonce pas sous le poids de la tête, c’est la matérialité du sujet tout entière qui est questionnée, et par le spectateur qui devine les failles de la simulation, et par le sujet lui-même qui semble prendre conscience, sous nos yeux, de sa corporalité : immatérielle, simulée, hyperréelle, « sans atmosphère »…

René Descartes affirmait de son corps : « (…) je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui23. ». À l’inverse, les doubles d’Ed Atkins marquent une rupture entre le corps et l’esprit pour finalement révéler le malaise ambiant d’un visage au réalisme saisissant que le sujet ne parvient pas à habiter. Le visage numérique est utilisé par l’artiste comme un masque qui « donne corps » au sentiment de vide intérieur, de dépression et de non-appartenance ; il ne s’agirait plus d’un personnage, mais de la dépouille de l’artiste, ou de son masque mortuaire sur lequel il projette ses angoisses et qu’il tente désespérément de mettre en mouvement, laissant volontairement visibles les marques de la construction de cette réalité artificielle.

L’œuvre d’Ed Atkins illustre d’une certaine manière la pensée de Maurice Blanchot pour qui « L’image, à première vue, ne ressemble pas au cadavre, mais il se pourrait que l’étrangeté cadavérique fût aussi celle de l’image24. ». Il s’agit pour Blanchot de souligner le malaise que l’image peut susciter dans son statut d’entre-deux : entre le réel qu’elle représente et l’imaginaire de la représentation, entre la présence de l’objet représenté et son absence de la représentation… Le cadavre se fait effectivement source de cette « inquiétante étrangeté » freudienne qui indique une rupture dans la rationalité de la vie quotidienne. Le cadavre rend l’image du vivant dans une extrême ressemblance, tout en nous proposant l’expérience physique de son absence. À ce propos, Ernst Jentrich, psychiatre allemand, décrit le concept de Freud comme étant : « (…) le doute suscité soit par un objet apparemment animé dont on se demande s’il s’agit d’un être vivant, soit par un objet sans vie dont on se demande s’il ne pourrait pas s’animer25. »

Le visage numérique, matière inerte qui revêt l’apparence du vivant suscite ce malaise de l’image-cadavre.

En 1970, le célèbre roboticien Masahiro Mori publie le texte The Uncanny Valley (traduit en Vallée de l’étrange), théorie selon laquelle : si un robot adopte une apparence humaine, le moindre écart avec le réel nous apparaîtra dérangeant, voire monstrueux26. Clairement fondé sur la thèse de Freud, le texte de Mori trouve un fort écho dans l’œuvre d’Ed Atkins dont toute la réflexion se déploie dans le trouble suscité par l’hyperréalisme de la simulation. Ses vidéos creusent et explorent l’abîme qui sépare sujet, corps et image.

Si la métaphore du cadavre suppose un état figé d’entre-deux – entre la vie et la mort –, Jacques Lafon annonce que l’image de synthèse serait plutôt dans une dynamique de « passage » en ce qu’elle dialogue perpétuellement entre le monde sensible et le monde intelligible (monde des modèles logico-mathématiques). Pour soutenir son propos, Lagon utilise la figure de l’ange pour analyser son « va-et-vient entre les deux mondes ». Elle serait le « messager angélique », l’« empreinte révélatrice qui se substitue à l’objet pour le révéler et à mon contrôle pour m’affirmer en tant que sujet sensible27 ». Avec l’image de synthèse, nous avons le contrôle sur un « au-delà » qui simule une réalité qui nous est inaccessible matériellement : nous ne pouvons ni l’habiter, ni la toucher, mais nous pouvons cependant la construire et interagir avec elle.

Conclusion

Si le visage numérique est constamment en tension théorique et esthétique avec le masque mortuaire, son épiderme numérique (son « moi-peau28 » ?), lui offre ce que l’empreinte physique ne peut obtenir du visage : l’altérité. D’une part, il est effectivement « autre » (alter) en ce qu’il procède techniquement d’une « rupture ontologique » avec son référent. D’autre part, il se fait lieu de « passage », interface virtuelle dynamique entre l’artiste et le spectateur. Émancipé – bien que partiellement – du réel, il est perpétuellement en devenir.


Notes

1 – Frontisi-Ducroux Françoise, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne (1995), Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2012, p. 41.

2 – Le premier exemple de masque réalisé sur modèle vivant fut rapporté par Pline l’Ancien dans son oeuvre encyclopédique Histoire Naturelle, publiée pour la première fois en 77. Au IVe siècle avant J.C, Lysistrate de Sicyone fit couler de la cire dans un moule en plâtre réalisé à-même le visage. Ce dernier pose la question de la ressemblance et du réalisme à une époque qui s’attachait exclusivement à reproduire des types et des canons de beauté. Cf. l’Ancien Pline, Histoire Naturelle, Folio, coll. « Folio Classique », 1999.

3 – Nancy Jean-Luc, « Masqué-démasqué », in cat. expo Masques, de Carpeaux à Picasso, Paris, Musée d’Orsay, 2009, p. 14.

4 – Ibid.

5 – Ibid., p. 13.

6 – Ibid., p. 14.

7 – Deleuze Gilles, Guattari Felix, Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 145.

8 – Bazin André, « Ontologie de l’image photographique », in Qu’est-ce que le cinéma ? (1945), Paris, Cerf, coll. « 7e Art », p. 10.

9 – Ibid., p. 14.

10 – Krauss Rosalind, « Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis », trad. de l’anglais par P. Michaud, Macula, no 5/6, 1979, p. 165-175.

11 – Didi-Huberman Georges, cat. expo. L’empreinte, Centre Georges Pompidou, 1997, p. 26.

12 – Flusser Vilém, Pour une philosophie de la photographie, Circé, 1996, p. 7.

13 – Couchot Edmond, Images, de l’optique au numérique. Ed. Hermès, Paris, Londres, Lausanne, 1988, p.17.

14 – Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 11.

15 – Ibid.

16 – Ibid.

17 – Cennini Cennino, Le livre de l’art ou traité de la peinture (1437), Ressouvenances, 2014, p. 144.

18 – Guiomar Michel, Principes d’une esthétique de la mort (1967), Paris, José Corti Editions, 1989, p. 50.

19 – Lafon Jacques, Esthétique de l’image de synthèse : la trace de l’ange, Paris, L’harmattan, coll. « Arts, esthétique, vie culturelle », 1999, p. 11.

20 – Flusser Vilèm, op. cit.

21 – Barthes Roland, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 119.

22 – Didi-Huberman Georges, « L’air et l’empreinte », in À fleur de peau, le moulage sur nature au XIXe siècle, (s.l.d) Édouard Papet, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 55.

23 – Descartes René, Méditations métaphysiques (1641), Sixième méditation, in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 326.

24 – Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 344.

25 – « (…) doubt as to whether an apparently living being really is animate and, conversely, doubt as to whether a lifeless object may not in fact be animate », traduit de l’allemand par Roy Sellars. Cf. Jentrich Ernst, « On the Psychology of the Uncanny » (1906), in Angelaki 2.1, journal of the theoretical humanities, 1995.

26 – The Uncanny Valley de Masahiro Mori a été premièrement publié dans le journal japonais Energy en 1970. Cf. La première traduction en anglais validée par l’artiste, par Karl F. MacDorman et Norri Kageki. URL : http://spectrum.ieee.org/automaton/robotics/humanoids/the-uncanny-valley

27 – Lafon Jacques, Esthétique de l’image de synthèse : la trace de l’ange, op. cit., p. 15.

28 – Le « Moi-Peau » est un concept du psychanalyste Didier Anzieu apparu pour la première fois en 1974 dans un article de la Nouvelle Revue de Psychanalyse. Il désigne la constitution du « moi » chez l’enfant à partir de l’expérience de la surface du corps. Cf. Le Moi Peau, Paris, Dunod, 1985.

Ouvrages

BAQUÉ Dominique, Visages : du masque grec à la greffe de visage, Paris, Éditions du regard, coll. « arts plastiques », 2007, 224 p.

Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « débats », 1981, 233 p.

BELTING Hans, Faces : une histoire du visage, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2017, 432 p.

COUCHOT Edmond, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo », 270 p.

Couchot Edmond, Images, de l’optique au numérique, Paris, Éditions Hermès, 1988, 242 p.

Deleuze Gilles, Guattari Felix, Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, 648 p.

DIDI-HUBERMAN Georges, La ressemblance par contact, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, 384 p.

Frontisi-Ducroux Françoise, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne (1995), Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2012, 340 p.

Guiomar Michel, Principes d’une esthétique de la mort (1967), Paris, José Corti Editions, 1989, 494 p.

KRAUSS Rosalind, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Éditions Macula, coll. « Vues », 1993, 358 p.

Lafon Jacques, Esthétique de l’image de synthèse : la trace de l’ange, Paris, L’harmattan, coll. « Arts, esthétique, vie culturelle », 1999, 230 p.

PAPET Édouard (s.l.d), À fleur de peau, le moulage sur nature au XIXe siècle, Réunion des musées nationaux, 2001, 189 p.

QUÉAU Philippe, Le virtuel : vertus et vertiges, Éditions Champ Vallon, coll. « Milieux », 1993, 215p.

SCHLOSSER Julius von, Histoire du portrait en cire, Paris, Macula, 1997, 235 p.

Catalogues d’exposition

DIDI-HUBERMAN Georges (s.l.d.), L’empreinte, Éditions du Centre Georges Pompidou, coll. « Procédures », 1997, 336 p.

Edouard Papet (s.l.d.), Masques, de Carpeaux à Picasso, Musée d’Orsay, Paris, Éditions Hazan, coll. « Beaux arts », 2008, 254 p.

HÉRAN Emmanuelle (s.l.d.), Le dernier portrait, Musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, coll. « Lire en filigrane », 2002, 239 p.

cat. expo, Catherine Ikam, Centre des Arts Enghien Les Bains, SCALA, 2016, 156 p.

Le déporté chez Semprun et Vercors, figures de la zone grise

Eva RAYNAL

Doctorante en littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille (CIELAM).
Elle réalise sa thèse sous la direction du professeur Alexis Nuselovici (Nouss), ses recherches portent sur l’expérience de l’aller et du retour dans plusieurs oeuvres européennes marquées par la Seconde Guerre Mondiale (Alfred Döblin, Jorge Semprún et Vercors). Anciennement lectrice à l’Université Pédagogique Nationale (México CDMX), elle est actuellement tutrice en lettres modernes mais aussi au sein du programme étatsunien APA (Academic Program in Aix-en-Provence) sur la campus d’Aix-Marseille.

eva.r.r@hotmail.fr

Pour citer cet article : Raynal, Eva, « Le déporté chez Semprun et Vercors, figures de la zone grise », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/le-deporte-chez-semprun-et-vercors-figures-de-la-zone-grise/>.


Résumé

Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi développe pour la première fois le concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp.

Jorge, Gérard : je autobiographique ou il fictionnel, tous deux ont connu l’expérience concentrationnaire nazie, Jorge réactivant sa mémoire à travers Gérard, et Gérard hantant les souvenirs de Jorge. Le Grand Voyage rompt le silence sur sa déportation à Buchenwald, tandis que L’Écriture ou la vie tente d’expliquer cet oubli volontaire de plus de quinze années.

L’éditeur et écrivain clandestin Vercors publie en 1945 Les Armes de la nuit. Pierre est un survivant du camp fictif de Hochswörth. Il estime avoir perdu sa « qualité d’homme ». Le récit suivant, La Puissance du jour, raconte comment cette condition peut être rétablie (ou perdue pour toujours).

En quoi Gérard et Pierre sont-ils des figures de la zone grise ?

Il sera abordé dans un premier temps le motif du moi altéré, à la fois homo sacer et possible représentant lazaréen. Or, l’être ne peut être flétri que dans un cadre où l’extra-ordinaire devient la norme : le camp, Moloch et laboratoire du Mal Radical. Conséquemment, l’oeuvre est amenée à devenir un espace d’affirmation d’une nouvelle altérité : écriture semprunienne du ressassement et questionnement ontologique incessant chez Vercors.

Mots-clés : Primo Levi – Jorge Semprun – Vercors – zone grise – camp – système concentrationnaire – Buchenwald – Hochswörth –  Lazare – Radikal Böse – Grenzsituation – homo sacer – Jean Cayrol – Moloch – Kant – Hannah Arendt – Ulysse.

Abstract

In The Drowned and the Saved, Primo Levi presents for the first time the « grey zone » concept, that is to say the space of privileges and struggles for power through ambiguous relations of complicity and responsibility between prisonners and guardians, in the absolutely totalitarian and absurde frame of the camp.

Jorge, Gérard : the autobiographical I or fictional He, both know the nazi experience. Jorge reactivates his past thanks to Gérard, while Gérard is haunting Jorge’s memories. The Long Voyage breaks the silence about his deportation to Buchenwald, while Literature or Life tries to explain this deliberate omission of almost twenty years.

The clandestine editor and writer Vercors publishes in 1945 The Weapons of the Night. Pierre is a survivor from (fictional) Hochswörth camp. He thinks he lost his « human quality ». The following novel, The Power of the Day, relates how this condition may be recovered (or lost forever).

Could Gérard and Pierre be considered as figures from the grey zone ?

The motif of a corrupted ego should be explored, especially the homo sacer dimension, and the possible Lazarus representative. Yet, the human being could only be withered in a frame where the extra-ordinary becomes the standard : the camp, Moloch and laboratory of Radical Evil. Consequently, the text becomes an area for a new otherness: semprunian writing of rumination, and constant ontological questioning for Vercors.

KeywordsPrimo Levi – Jorge Semprun – Vercors – grey zone – concentration camp – Buchenwal – Hochswörth – Lazarus – Radikal Böse – Grenzsituation – homo sacer – Jean Cayrol – Moloch – Kant – Hannah Arendt – Ulysses.


Sommaire

Introduction
1. Un moi altéré
1.1. L’homo sacer
1.2. Une figure lazaréenne ?
2. Le camp, une « zone grise »
2.1. Le camp, ce Moloch
2.2. L’expérience du Radikal Böse
3. L’oeuvre comme espace d’affirmation d’une nouvelle altérité
3.1. L’écriture semprúnienne du ressassement
3.2. Le questionnement ontologique vercorien
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi développe pour la première fois le concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp1. En 2011, l’écrivain, scénariste et homme politique Jorge Semprún nous quittait pour son dernier grand voyage. Les lecteurs de L’Écriture ou la Vie et de Federico Sánchez se despide de ustedes ne peuvent ignorer le passé résistant et militant de celui qui fut déporté à Buchenwald à l’âge de vingt ans, lui, l’étudiant en philosophie devenu le matricule 44904 en tant que Rot Spanier.

Jorge, Gérard : je autobiographique ou il fictionnel, tous deux ont connu l’expérience concentrationnaire nazie, Jorge réactivant sa mémoire à travers Gérard, et Gérard hantant les souvenirs de Jorge. Après un silence désireux d’oubli de quinze années, un schisme définitif avec le Parti Communiste Espagnol et une prise de conscience nocturne dans la maison d’un militant, Le Grand Voyage est finalement publié en 1963 chez Gallimard. L’écriture, habitée par la modernité du stream of consciousness, tente de reconstituer le parcours en wagon plombé depuis Compiègne jusqu’à Weimar, tout en se permettant des échappées temporelles et spatiales, vers la vallée de la Moselle, le Maquis, Paris et l’Espagne de l’enfance. L’auteur affirme sans détour qu’il s’est créé un compagnon durant ces trois jours et quatre nuits, « le gars de Semur », un jeune résistant dont la parole simple mais lucide calme les angoisses du narrateur. Le gars de Semur meurt avant le terme du voyage, et c’est un Gérard devenu « il » qui franchit les portes du wagon. Avant même d’entrer dans le camp, l’absurdité impitoyable de l’univers concentrationnaire a déjà exercé son pouvoir de destruction.

Autres figures, autres témoignages, mais toujours écritures d’exception : Robert Antelme, Tadeusz Borowski Charlotte Delbo, Imre Kertész, David Rousset, Elie Wiesel… Les exemples ne manquent pas. Mais alors, que viendrait faire ici une figure, certes de la résistance intellectuelle française, mais certainement pas concentrationnaire, telle que Vercors ? Initialement dessinateur, Jean Bruller adopte ce pseudonyme en 1942, lorsqu’il fonde clandestinement les Éditions de Minuit avec Pierre de Lescure, mais également en publiant des œuvres qui feront date, comme Le Silence de la mer, et Zoo ou l’Assassin Philanthrope.

Il existe cependant deux œuvres parfaitement méconnues, et pourtant essentielles pour la compréhension de la pensée vercorienne : Les Armes de la nuit et La Puissance du jour. L’année 1945 révèle l’identité de Vercors et établit sa reconnaissance par le public. Or, dans le même temps, l’auteur est témoin des rapatriements des déportés français. Il connaissait déjà certains détails de leur détention, ainsi qu’il le suggère à travers L’Impuissance, L’Imprimerie de Verdun, et surtout, Le Songe. De ces rencontres avec les survivants naît une nécessité impérieuse de dire l’indicible et de faire part du silence impossible de ceux qui n’étaient pas censés revenir :

Quand, pendant l’été 1945, il [l’auteur] assista au retour des déportés, ce n’est pas l’envie d’écrire, c’est l’envie de hurler qui lui fit composer Les Armes de la nuit. Et quand, cinq ans plus tard, sous le titre de La Puissance du jour, il entreprit d’en écrire la suite, c’est (comme il le fait dire à son héros) parce qu’il lui fallut constater avec horreur et angoisse que « le monde des hommes n’a pas compris encore le danger qu’il a couru ». Que ce danger subsiste. Et que n’importe qui a la chance d’être un tant soit peu écouté n’a pas de plus pressant devoir que de tenter de se faire entendre2.

L’écriture est sobre, mais l’intrigue n’en apparaît que plus terrible : Pierre Cange est un résistant exemplaire sous l’Occupation. Arrêté, torturé, il est déporté au camp de concentration – fictif – de Hochswörth, en Allemagne, où il subit privations, mauvais traitements et humiliations quotidiennes. Il survit. Au moment où commence Les Armes de la nuit, le narrateur retrouve ce compagnon qu’il croyait disparu et tente de le ramener dans sa Bretagne natale, où l’attend une famille éplorée, sa fiancée et ses anciens camarades du camp. L’homme fuit la société et refuse de parler. Le narrateur finit par lui arracher cet aveu : Pierre Cange, réduit à l’état de cadavre ambulant après des semaines de vie concentrationnaire, est battu par un SS, et menacé d’être jeté vivant dans un four crématoire si celui-ci n’y met pas lui-même un « copain » mourant, camarade d’infortune avec qui il a partagé jadis les coups et les tâches harassantes. Pierre Cange finit par commettre cet acte irréparable, et estime qu’il a depuis perdu sa « qualité d’homme ». Le narrateur, en proie à la compassion tout comme à la répugnance, abandonne son compagnon à sa solitude, et conclut qu’il n’existe pas de solution à « l’assassinat d’une âme ». En 1950, soit cinq ans après ce dénouement résolument pessimiste, Vercors reprend la plume et décide de confronter Pierre Cange à cette Grenzsituation3.

C’est pourquoi il sera abordé dans un premier temps le motif du moi altéré, à la fois homo sacer et possible figure lazaréenne. Or, l’être ne peut être flétri que dans un cadre où l’extra-ordinaire devient la norme : le camp, Moloch et laboratoire du Mal Radical. Conséquemment, l’œuvre est amenée à devenir un espace d’affirmation d’une nouvelle altérité : écriture semprunienne du ressassement et questionnement ontologique incessant chez Vercors.

1. Un moi altéré

1.1. L’homo sacer

Selon la définition de Giorgio Agamben, l’homo sacer, littéralement l’homme sacré, est un individu qui a été jugé et condamné à être déchu de ses droits. L’homo sacer ne peut être sacrifié car il est impur ; le tuer n’équivaut pas à un homicide car il n’appartient plus à la communauté de citoyens, voire, à la communauté d’hommes reconnus comme tels. C’est un individu à la fois maudit et tabou, qui s’expose à l’exclusion et à la violence. L’homo sacer naît dans un contexte extra-ordinaire : l’état d’exception.

Le déporté incarne la figure absolue de l’homo sacer : il est exclu de la société civile, de la sphère du sacré puisque Dieu, dans les camps, adopte une attitude de « laisser faire » apparent [Hans Jonas) ; ce n’est plus un homme mais un Häftling auquel on ôte toutes ses caractéristiques humaines, du nom [« Häftling vier-und-vierzig-tausen-neun-hundert-vier ! hurlait-il 4. ») jusqu’aux cheveux5. L’identité de K., camarade agonisant au Revier du camp de Gandersheim, que le narrateur de L’Espèce humaine ne parvient plus à reconnaître – au point de le faire douter de sa propre intégrité – symbolise le sacrifice gratuit de l’être sur l’autel de la broyeuse concentrationnaire.

La situation de l’homo sacer suscite un sentiment unheimlich, c’est-à-dire d’« inquiétante étrangeté ». Le déporté se trouve dans un univers clos parfaitement inquiétant, le camp ; mais, de retour à la vie civile, celle-ci devient alors pour lui unheimlich. Or, dans le même temps, celui-ci ne peut se débarrasser de certaines caractéristiques du déporté-homo sacer : il n’est pas anodin que L’Écriture ou la Vie et Les Armes de la nuit commencent tous deux par un regard extérieur, celui du narrateur ou bien des soldats alliés découvrant le camp. C’est un regard terrorisé ou animalisant, niant l’identité de l’individu, ou plutôt, qui doit apprendre à reconnaître ce nouveau Moi flétri qui se présente à eux :

Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante. Depuis deux ans, je vivais sans visage. […] Ils me regardent, l’œil affolé, rempli d’horreur. […] C’est de l’épouvante que je lis dans leurs yeux. […] C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si les yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté6.

Je trouvais qu’il ressemblait à un goéland. Je m’étonnais de n’avoir pas fait cette remarque plus tôt. […]  » Il a changé, me dis-je tout à coup. Ses cheveux … hier ils étaient longs. » Il avait dû les faire couper le matin même, très courts, presque ras, ainsi il ressemblait davantage à tous les autres qui circulaient comme des ombres incertaines dans les vastes salons de l’hôtel. Ils étaient courts, décolorés et clairsemés, cela lui donnait vraiment l’aspect d’un oiseau de mer7.

Le survivant fait face en outre au manque voire à l’absence de reconnaissance8, à l’indifférence, notamment lorsqu’il s’agit d’écouter son témoignage de revenant.

1.2. Une figure lazaréenne ?

Jean Cayrol, ancien déporté de Mauthausen, tente de théoriser, ou du moins de proposer une définition d’un romanesque concentrationnaire. Celui-ci se veut non pas tentative d’explication, puisqu’ « il n’y a rien à expliquer9 », mais œuvre de création en vue d’une « nouvelle Comédie inhumaine10 ». Ceux qui publient sur les camps ou simplement après 1945 se doivent d’être des « écrivains de salut public, de ceux qui n’ont pas peur de se salir les doigts, de descendre dans les âmes même les plus dévoyées : l’illustre maison de l’homme11. »

Il serait hors de propos d’inscrire Vercors dans la mouvance du romanesque concentrationnaire, puisque celui-ci n’a jamais vécu dans sa chair l’expérience de la déportation. Toutefois, l’on retrouve une certaine similarité dans le constat de déshumanisation du déporté avec Varlam Chalamov, l’un utilisant la figure du taureau, l’autre celle du cheval :

Affamé et hargneux je savais que rien au monde ne pourrait me contraindre au suicide. C’est précisément à cette époque que j’avais commencé à comprendre l’essence du grand instinct vital dont l’homme est doté au plus haut point12.

Pierre Cange est un revenant multiple, qui s’habitue à une contingence sur laquelle il n’a aucune prise :

La mort … nous vivions avec elle. Que peut vous faire la mort plus tôt ou plus tard, quand elle est la compagne de chaque jour ? Je suis allé cinq fois à la chambre à gaz. Cinq fois, répéta-t-il lentement pour me faire bien comprendre ce que cela voulait dire. […] On attendait son tour de mourir. Et puis on nous fermait la porte au nez. […] On se réveillait de son agonie. Jusqu’à la prochaine fois. […] Ils m’ont assassiné cinq fois en huit mois13.

L’état lazaréen le guette puisqu’à son retour, Pierre Cange fuit toute compagnie humaine. Il ne voit d’équilibre à sa situation que par une existence volontairement cloîtrée, spartiate, digne d’un ermite en souffrance. Lorsque Jean-Jacques lance de manière provocatrice à Pierre « Fais-toi moine ! », Jean Cayrol réutilise justement cette même image monastique : « Chacun de ses « fidèles » s’enveloppera de cette solitude comme d’un vêtement à sa taille qui le préservera des atteintes cruelles du monde extérieur14 ». La solitude est pour Pierre Cange non pas une solution mais un « répit ».

De même, Gérard constate qu’il demeure un revenant, et ce, même après sa libération et l’extinction définitive du crématorium :

Une idée m’est venue, soudain […] la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée. D’avoir été, plutôt, traversé par elle. De l’avoir vécue, en quelque sorte. D’en être revenu comme on revient d’un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être. […] Car je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins, m’y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l’absence. J’étais un revenant, en somme. Cela fait toujours peur, les revenants15.

Celui-ci estime que l’expérience concentrationnaire constitue un « voyage initiatique », où « [b]ientôt, nous serions tout à fait autres16 ». Lors de sa convalescence à Locarno, il est confronté à un documentaire sur la libération des camps, et ne peut s’empêcher d’y insérer la figure cayrolienne : « Et ce commentaire, pour s’approcher le plus près de la vérité vécue, aurait dû être prononcé par les survivants eux-mêmes : les revenants de cette longue absence, les Lazares de cette longue mort17. »

Plus encore, le style semprunien est à rapprocher du romanesque lazaréen, car il oppose l’horreur et le « merveilleux ». En témoignent les dernières lignes de L’Écriture ou la vie :

J’ai marché d’un pas vif sur la neige crissante, parmi les arbres du petit bois qui entourait les bâtiments de l’infirmerie. Malgré le son strident des sifflets, au loin, la nuit était belle, calme, pleine de sérénité. Le monde s’offrait à moi dans le mystère rayonnant d’une obscure clarté lunaire. […] Je me souviendrai toute ma vie de ce bonheur insensé, m’étais-je dit. De cette beauté nocturne.

J’ai levé les yeux.

Sur la crête de l’Ettersberg, des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire18.

Ce contraste à la limite du supportable met en évidence le « dédoublement de l’être lazaréen19 ». Gérard vit tantôt des moments d’euphorie, tantôt des moments d’abattement profond. En atteste la récitation de la Lorelei, pourtant au cœur même du quartier musulman, les latrines. C’est également le motif du jazz ou de la neige, qui interrompt un moment de félicité ou simplement du quotidien, et rappelle une réalité impossible à mettre de côté : Buchenwald. À ce sujet, il est intéressant de noter que Maurice Blanchot émet une critique implicite envers ceux qui osent une esthétique du beau ou une attitude de contemplation dans leur témoignage. En effet, il y voit un manque de sincérité, voire une faiblesse :

Avec un ferme instinct, Antelme se maintient à distance de toutes les choses de la nature, se gardant bien de chercher une consolation auprès de la nuit sereine ou de la belle lumière ou de la splendeur de l’arbre […]20.

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Cette appréciation pourrait-elle désigner ou s’appliquer à Jorge Semprún ? Plutôt qu’une démarche lazaréenne, le personnage de Gérard se situerait-il alors dans la diversion ?

2. Le camp, une « zone grise »

2.1. Le camp, ce Moloch

« Mais la vérité des camps ne réside pas seulement dans la destruction accomplie, mais dans le processus de la destruction21. » Comme le rappelle Alain Parrau, le système concentrationnaire est une entreprise de mise à mort, mais associée à une mise en scène minutieuse et efficace de celle-ci. Tous les êtres sont voués à une lente extermination, mais la corruption du camp permet à certains de retarder l’échéance. Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi fait le constat suivant : « Les prisonniers privilégiés formaient une minorité dans la population des camps, mais ils représentaient au contraire une forte majorité parmi ceux qui ont survécu […]22 ».

Dès son arrivée, par son orientation politique et ses aptitudes linguistiques, Gérard est amené à appartenir à la « zone grise », et plus particulièrement à « la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires23 ». Il est sélectionné par le comité communiste du camp et sa place à l’Arbeitsstatistik lui apporte certains menus avantages. Cependant, ces derniers ne constituent pas des atteintes physiques sur autrui (pouvoir passer l’appel dans la baraque et non dehors sur la Platz par exemple, être dans l’équipe de nuit et dormir au chaud à l’Arbeit …), ce qui exclut Gérard de la figure de victime-bourreau24. En revanche, Pierre Cange rejoint une « zone grise » beaucoup plus trouble lorsqu’il est intégré à ce qui se rapproche d’un Sonderkommando ; son acte le conduit à un statut au-delà de la dégradation de l’être, en contrepartie d’une sensible amélioration de ses conditions de survie25.

Vercors fait un choix pour le moins surprenant : à un personnage déjà fictif, il décide de créer un camp, alors même que les exemples bien réels – Mauthausen, Dachau – ne manquent pas. Hochswörth apparaît donc pour la première fois dans l’incipit des Armes de la nuit ; il réapparaît ensuite dans une autre nouvelle de Vercors, « Sixième voix : meurtre sans importance26 ». Tout comme Pierre, Bruno est un survivant de ce camp, où il a été déporté pour faits de résistance.

Hochswörth n’est pas un système concentrationnaire comme les autres. Ce n’est pas un camp de travail censé rééduquer les NN27, mais un lieu d’extermination, où toute résistance spirituelle, morale, est combattue férocement avant d’envoyer le prisonnier « à la douche ». C’est bien ce que comprend Pierre Cange : les tortionnaires éliminent les moins résistants et conservent les plus coriaces. En témoigne la métaphore poignante du taureau de corrida :

Un chiffon rouge, des banderilles, cela suffit … la même chose cent fois, dix mille fois, toujours cela suffit … La bête s’élance, charge, tient tête, résiste, se révolte, se dépense, s’épuise … et soudain se retrouve vidée, rompue, pesante masse torpide sans volonté, sans ressort … elle est la chose, le jouet du torero…28

Cette comparaison n’est pas sans rappeler le principe kantien suivant : « La disposition de l’homme à l’animalité en tant qu’être vivant29 », qu’il décrit comme « l’amour de soi physique et simplement mécanique, c’est-à-dire tel qu’il n’implique pas de la raison30. » Or, pendant quasiment toute la durée de sa détention, Pierre Cange pense avoir préservé sa dignité humaine. Il explique au narrateur que les coups, la faim et le froid n’ont fait qu’endurcir son âme :

Parce qu’il s’inscrit dans une société et dans une histoire, ce processus de destruction de l’humanité de l’homme n’est pas absolument inéluctable. Il rencontre toujours des résistances imprévues, irréductibles, et en particulier cette capacité proprement subjective que le système concentrationnaire ne peut complètement anéantir : celle de préférer la mort, la déchéance physique, à l’abandon des valeurs pour lesquelles on a choisi de se battre31.

L’exemple de Jacques, compagnon de misère mais d’une dignité surhumaine de Robert Antelme dans L’Espèce humaine, ou encore de Jean, le Pikolo du kommando de Primo Levi dans Si c’est un homme, constituent un écho à la fraternité dont fait preuve Pierre Cange au camp, et l’admiration qu’il suscite :

La bouche pleine de souvenirs que tu as laissés là-bas, avant de partir pour Hochswörth. Ils ont chanté tes louanges. Ils t’ont dressé des autels. Ils ne tarissaient pas. […] Ce qu’ils voulaient ? Ils ont à Saint-Brieuc formé une association qui rassemble tous les Bretons du camp. Ils te veulent pour président, voilà : que tu les prennes en main comme tu l’as fait à Buchenwald. Ils n’en démordront pas, je te préviens. Ils me l’ont fait savoir. Ils sauront patienter32.

Pourtant, Pierre Cange échoue dans cette entreprise. De même le narrateur du Grand Voyage évoque le cas d’Emil, un déporté communiste modèle qui survit à douze années de camp, pour finalement causer la perte d’un homme, à un mois de la libération. Margaret Atack parle à juste titre d’un « contaminatory effect of evil33 ». Le système concentrationnaire apparaît comme une machine qui broie tôt ou tard l’optimum nostrum :

Emil était chef de block, nous étions fiers de son calme, de sa générosité, nous étions heureux de le voir émerger de ces douze ans d’horreur avec un sourire tranquille de ses yeux bleus, dans son visage creusé, ravagé par les horreurs de ces douze ans. […] Voici qu’au moment où les SS étaient vaincus, Emil devenait une preuve vivante de leur victoire, c’est-à-dire, de notre défaite passée, déjà mourante, mais entraînant dans son agonie le cadavre vivant d’Emil34.

Le camp est un espace possessif et exclusif qui ne se laisse pas oublier facilement. La narration chez Semprún est régulièrement interrompue par le surgissement non désiré de Buchenwald [le motif de la neige par exemple, faisant écho aux appels interminables sur la place, ou le goût du pain au seigle qui lui rappelle le pain noir du camp). La langue elle-même a ses limites, affirme Semprún, « puisqu’il n’y a pas de mot français pour la « terre de personne ». Niemandsland, en allemand. Tierra de nadie, en espagnol35. »

En témoigne également le retour de Jorge Semprún à Weimar, en 1992. Il constitue un aveu frappant « Je ne peux pas dire que j’étais ému, le mot est trop faible. J’ai su que je revenais chez moi36. », où l’esthétisation des lieux gêne : « [j]e ne pouvais rien dire, je suis resté immobile, saisi par la beauté dramatique de l’espace qui s’offrait à ma vue37 ».

2.2. L’expérience du Radikal Böse

Le Mal Radical, et précisément tel qu’il est abordé par Semprún, est une notion développée par Kant dans La Religion dans les limites de la Raison (1794). Le philosophe estime qu’il existe trois degrés au mal : la fragilitas de la nature humaine, l’impuritas du cœur humain, et la vitiositas ou corruptio. Contexte chrétien oblige, l’homme est mauvais par nature, mais pas nécessairement méchant. Il dispose d’une propensio à exercer le bien ou le mal ; cependant cette capacité de décision n’est possible que dans un contexte de liberté de l’individu. La faute (reatus) peut être préméditée (dolus) ou non (culpa). Par conséquent, le mal moral absolu, à la fois radical et inné, est celui exercé en toute conscience par notre libre-arbitre. En outre, ce dernier est influencé par les maximes, qui définissent ce qui est bon ou mauvais. Le mal incarne alors le renversement de l’ordre moral desdites maximes. Le camp en est l’illustration éloquente, puisque les lois nazies et son vaste système de répression sont considérés comme bons, utiles voire nécessaires par ses exécutants. La conclusion kantienne est on ne peut plus pessimiste : tout homme aurait son prix, et la source du mal résiderait en l’amour de soi. Ainsi, la faute de Pierre qui jette son camarade au feu après des semaines de résistance héroïque n’est sûrement pas dolus, mais elle pourrait avoir une autre origine que la menace mortelle que fait peser le SS. Ce serait possiblement le sentiment de fierté :

Peut-être restait-il … oui, comme une ombre, un fantôme de … satisfaction, de fierté (il eut un bref ricanement) … enfin de contentement d’avoir atteint le bout sans déchoir. Jamais en treize mois, jamais malgré la schlague et les menaces de mort je ne m’étais soumis, je n’avais accepté de … toucher un seul cheveu d’un camarade. Dix fois j’avais été laissé sur le carreau après… après de tels refus. J’allais mourir, c’était bien38.

C’est pourquoi la « zone grise » permet de plus une enquête approfondie dans les régions du mal :

– L’essentiel, dis-je au lieutenant Rosenfeld, c’est l’expérience du Mal. Certes, on peut la faire partout, cette expérience … Nul besoin de camps de concentration pour connaître le Mal. Mais ici, elle aura été cruciale, et massive, elle aura tout envahi, tout dévoré … C’est l’expérience du Mal Radical…39.

La déportation de Gérard et Pierre Cange peut se comparer à une catabase, c’est-à-dire une descente dans l’inframonde. La différence avec les Enfers des récits mythologiques consiste en ce que l’objectif du système concentrationnaire est en réalité une anabase détournée, que résume l’expression cynique des déportés : « partir en fumée », ou « s’en aller par la cheminée » : Orphée, Ulysse, Hercule, reviennent tous des Enfers, et jamais la question ne se pose de savoir si une partie de leur âme est restée ou non là-bas. Or, c’est tout le contraire pour Gérard :

D’ailleurs, je n’avais pas vraiment survécu. Je n’étais pas sûr d’être un vrai survivant. J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand on dit Erlebnis. En espagnol : vivencia40.

Même constat pour Pierre Cange, qui tente de fuir le souvenir de Hochswörth, mais en vain, du moins dans Les Armes de la nuit :

Je ressemble à un … à un grimpeur accroché à flanc de montagne, entêté mais à bout de souffle. Il peut grimper encore mais les dents serrées. […] Et tout à coup il s’écria : « J’y parviendrai ! Je m’arracherai de cette sinistre vallée pleine de brouillard ! […] »41.

Certes, il peut être reproché à l’auteur cet effet de style grandiloquent. Toutefois, cette comparaison reprend le mouvement vertical de la déchéance et de l’ascension impossible. Les autres protagonistes constatent également ce motif de la chute : par exemple, Jean-Jacques décrit Pierre Cange comme un noyé. Or, on sait que Vercors a décrit le silence de la mer comme une surface en apparence calme, mais dont les profondeurs sont le lieu de violences et de d’affrontements entre divers monstres ; de même, l’eau est ici un élément négatif, qui reflète aussi bien l’instabilité d’esprit de l’ancien déporté, que la dangereuse précarité de son retour42.

3. L’oeuvre comme espace d’affirmation d’une nouvelle altérité

3.1. L’écriture semprúnienne du ressassement

L’expérience du camp colle à la peau de l’auteur, et l’écriture n’y change rien, bien au contraire :

Depuis Le Grand Voyage, écrit d’une traite, en quelques semaines, dans les circonstances que je dirai le moment venu, les autres livres concernant l’expérience des camps vaguent et divaguent longuement dans mon imaginaire. Dans mon travail concret d’écriture. Je m’obstine à les abandonner, à les réécrire. Ils s’obstinent à revenir à moi, pour être écrits jusqu’au bout de la souffrance qu’ils imposent43.

Réaction et fiction se rejoignent : Jorge Semprún est retourné à Buchenwald en 1992, justement afin de « vérifier » si ses souvenirs couchés par écrit s’accordaient à la réalité :

[…] et l’idée d’en vérifier la cohérence, la vérité interne, m’avaient soudain assailli. […] J’ai décidé de saisir une occasion d’y revenir : une chaîne de télévision allemande me proposait de participer à une émission sur Weimar, ville de culture et de camp de concentration44.

Semprún utilise une « nouvelle prose45 », dont le référent serait Faulkner. Autrement dit, il rejette la linéarité chronologique, qui équivaut selon lui à une construction artificielle pratique et rassurante. Il cherche à se raconter, mais en dehors des cadres traditionnels de la continuité. L’anachronisme permet de lier des actions différentes dans le temps et l’espace. Non seulement il leur confère du sens, mais il crée une pertinence à ce qui s’est passé, se produit et s’accomplira, justifiant par-là le choix du « va-et-vient ». Dans le cas semprunien, l’on pourrait avancer l’idée d’une écriture réparatrice. En effet, le va-et-vient continuel permet d’apporter un éclairage nouveau, qui conduit à une lecture différente d’un événement passé ou futur. En ce sens, la prolepse constitue un baume. De même, l’exigence de remise en cause d’un acte ou d’une pensée selon son contexte, autorise le lecteur à reconnaître Gérard à différents âges, par exemple ignorant ou croyant savoir certains faits, que le lecteur contemporain, lui, a bien en tête. Ce contraste du personnage originel dé/mal informé et du lecteur moderne, oblige à une implication plus fine de ce dernier dans sa démarche. Selon Marta Ruiz Galbete, l’écriture semprunienne fait cohabiter plusieurs temps : un « présent de l’histoire » et un « présent de l’écriture46 ». Ce que cherche à conserver désespérément l’auteur, c’est la mémoire, et cela passe par un processus incessant, obsessionnel même. Outre la réécriture, parfois à l’identique, ou au contraire divergente, d’un même événement, tel le moment de l’enregistrement lors de l’entrée au camp47, la remémoration est perceptible à travers un champ lexical spécifique, faisant appel aux sens et aux souvenirs.

3.2. Le questionnement ontologique vercorien

Pierre Cange considère qu’il a commis une faute irréparable. Tel le héros de tragédie, il est coupable de l’hamartia, brisant sa situation positive – même dans le camp, Pierre Cange est relativement satisfait de lui-même puisqu’il ne s’est alors jamais compromis – et transformant son existence en malheur permanent. La notion de pardon telle qu’elle est abordée chez Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, rencontre un écho troublant chez Pierre Cange.

La rédemption possible de la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait – c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses48.

En effet, la situation de ce dernier est impossible. C’est seulement en reconnaissant sa responsabilité, et non en faisant preuve d’indulgence, qu’il peut admettre qu’il a failli, mais que sa situation n’est pour autant pas irréversible. En ce sens, la notion de pardon permet à Pierre Cange de ne pas s’enfermer dans son acte de Hochswörth, et de retrouver le goût de la lutte face aux tigres, lutte qui dans le même temps justifie son retour parmi le monde des hommes. Le pardon est double : il s’agit ici de se donner une seconde chance, mais également de ne pas se comporter en bourreau. L’affaire Broussard permet à Pierre Cange de refaire surface. Cet ex-préfet est coupable d’avoir recherché et livré nombre de camarades du réseau ; dans Le Tigre d’Anvers49, il est même accusé d’avoir fait déporter une vieille dame juive afin de s’emparer de ses biens. Nicole tente d’amener Pierre à agir en capturant et en enfermant Broussard dans un asile, où il sera jugé par certains membres survivants du réseau : Saturnin, Manéon, Potrel, et Cornélius (Pierre). Les délibérations avec les camarades ne permettent pas d’établir un verdict. Or, un incendie survient dans le bâtiment où est séquestré le préfet ; ce dernier participe au sauvetage de plusieurs patientes, et profite de la confusion pour s’échapper. Pierre ne tente pas de le retenir, et là réside son second pardon.

Autre écho anachronique troublant, Arendt utilise dans le même ouvrage la métaphore des ténèbres et de la lumière, tout comme Vercors dans le choix de ses titres. Ces images chromatiques soulignent le glissement d’une situation irréversible, fruit d’un acte unique, vers une décision d’agir, une nouvelle temporalité où le protagoniste principal sort d’un immobilisme écrasant et cherche lui-même une explication.

Pierre Cange reprend possession de lui-même en découvrant l’existence des Tigres, ces hommes d’un égoïsme monstrueux qui se soumettent avec crainte – ou joie – aux pires instincts de la nature. Il s’oppose désormais au principe suprême, le Grand Tigre, c’est-à-dire « cette tyrannie impassible et sans borne50 ». Son engagement en Espagne en constitue l’accomplissement :

Le monde est plein de tigres. Nous irons en Espagne, Nicole.

– Pourquoi, Pierre ? Je veux bien ! Mais pourquoi ?

– Parce qu’il s’y trouve des hommes à sauver. Que pourrais-je faire de ma vie, sinon sauver des hommes ? Car je suis un homme, Nicole, cria-t-il, j’en suis un51 !

Les conclusions de Pierre sont permises grâce à une dialectique retrouvée avec Nicole, sa fiancée. Celle-ci l’a obligé à reprendre son rôle de chef de réseau, et, tel un Mentor amoureux, l’accompagne dans toutes ses quêtes, depuis la poursuite de Broussard et les missions clandestines en territoire franquiste, jusqu’au traitement de sa tuberculose au sanatorium. C’est donc la révolte par amour de son prochain, et non l’amour de soi ou la vengeance, qui permet la réhabilitation de celui qui se croyait à jamais perdu.

Conclusion

Le paradoxe d’Ulysse ne se résume pas à son retour à Ithaque, lequel signerait alors la fin de son identité de voyageur, et donc, sa disparition. Après l’Odyssée, un dernier périple l’attend, selon la prédiction de Tirésias [chant XI) : se rendre au-delà du monde connu, afin de se délivrer de la malédiction de Poséidon.

C’est en quelque sorte ce qui définit Gérard et Pierre Cange : ce n’est qu’en poursuivant la lutte, essentiellement politique, et en reprenant le chemin de la clandestinité, et donc une identité multiple, qu’ils peuvent revivre, accomplir leur transition entre l’inframonde concentrationnaire et la société des hommes, et même, vivre quelques instants heureux auprès de leur Pénélope.

François Rastier souligne que, tout comme Ulysse est le narrateur de sa propre Odyssée – l’on songe à son récit aux Phéaciens [chants IX à XII) -, et tout comme il est le guide de Dante et Virgile lorsqu’ils se rendent au Purgatoire, de même l’Ulysse des camps apparaît comme un guide afin de raconter l’expérience concentrationnaire. Gérard et Pierre sont chacun à leur manière des figures de la « zone grise ». Le premier comprend qu’elle constitue une situation limite, où le mal atteint sa dimension la plus radicale, mais où le geste pur et désintéressé peut également s’exercer. Le second croit tout d’abord que cette expérience lui ôte son titre d’homme, avant de réaliser que sa dégradation n’est que provisoire, et qu’elle n’affecte pas irrémédiablement l’humanité. Hochswörth s’oppose ironiquement à l’allemand Hochschule, l’université ; et pourtant, l’homme a pu tirer un enseignement de cette expérience.


Notes

1 – Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés (I sommersi e i salvati), Turin, Einaudi, 1986, Paris, Gallimard, 1989, rééd. 2013, pp. 37-38 : « Or, le réseau des rapports humains à l’intérieur des Lager n’était pas simple : il n’était pas réductible aux deux blocs des victimes et des persécuteurs. […] L’arrivée dans le camp était, au contraire, un choc, à cause de la surprise qui lui était associée. Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi indéchiffrable : il n’était conforme à aucun modèle, l’ennemi était tout autour mais aussi dedans, le « nous » perdait ses frontières, les adversaires n’étaient pas deux, on ne distinguait pas une ligne de séparation unique, elles étaient nombreuses et confuses, innombrables peut-être, un entre chacun et chacun. »

2 – Vercors, Les Armes de la nuit, Paris, Seuil, 1997, préface.

3 – Situation limite (Grenze en allemand désigne la frontière), concept développé par Karl Jaspers.

4 – Le Häftling est tenu par l’administration du camp de connaître son matricule par cœur, en allemand, et de le réciter à toute occasion à ses supérieurs. Tout manquement à la règle, oubli ou erreur de prononciation est lourdement sanctionné.

5 – Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie
, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 378 : « Là, des coiffeurs, armés de tondeuses électriques dont les fils pendaient du plafond, nous rasaient rudement le crâne, tout le corps. Nus comme des vers, en effet, désormais : l’expression habituelle et banale devenait pertinente. ».

6 – Ibid., p. 735. À noter que ce premier chapitre s’intitule « Le Regard ».

7 – Vercors, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 17.

8 – Ibid., p. 13 : « Le choc ensuite de ne pouvoir le reconnaître. […] Je ne reconnus même pas son sourire. »

9 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, Paris, Seuil, 1947, rééd. 2007, p. 801.

10 Ibid., p. 802.

11 – Ibid., p. 1007.

12 – CHALAMOV, Varlam, « La pluie » in Récits de la Kolyma (Kolymskiïe rasskazy), New York, New Review, 1970, Paris, Verdier, 2003, trad. Anne Coldefy-Faucard et Luba Jurgenson, p. 53.

13 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 59.

14 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, op. cit., p. 1014.

15 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 742.

16 – Ibid., p. 822.

17 – Ibid., p. 863.

18 – Ibid., p. 933.

19 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, op. cit., p. 1012.

20 – BLANCHOT, Maurice, « L’espèce humaine » in L’entretien infini, repris dans Robert Antelme, Textes inédits sur L’espèce humaine, Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 79.

21 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, rééd. 2009, pp. 108-109.

22 – LEVI, Primo, Les Naufragés et les Rescapés, op. cit., p. 40.

23 – Ibid., p. 42.

24 – Et pourtant, l’Arbeitsstatistik est bel et bien un lieu de pouvoir et d’influences. Dans L’Écriture ou la vie, ibid., p. 746, le narrateur joue au moins une fois sur la réputation de son poste pour effrayer un jeune kapo russe : « Alors, en aboyant les mots, je l’ai traité d’Arschloch, de trou du cul, et je lui ai ordonné d’aller me chercher son chef de block. Je travaillais à l’Arbeitsstatistik, lui ai-je dit. Voulait-il se retrouver sur une liste de transport ? Je me voyais lui parler ainsi, je m’entendais lui crier tout cela et je me trouvais assez ridicule. Assez infect, même, de le menacer d’un départ en transport. Mais c’était la règle du jeu et ce n’est pas moi qui avais instauré cette règle de Buchenwald. ».

25 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., pp. 64-65 : « J’ai continué ce métier pendant sept semaines. J’ai enfourné des corps par centaines, – peut-être par milliers. […] Entre-temps, cet emploi me valait une vie moins profondément misérable : je me couchais sur une paillasse, je pouvais me laver, mes cheveux poussaient ; et l’on m’apportait aux repas des choses qui ressemblaient à de la nourriture … Oui, j’ai accepté cette dégradation supplémentaire. »

26 – VERCORS, Les Yeux et la lumière : mystère à six voix, Paris, Minuit, 1948.

27 – Dans le jargon administratif nazi, abréviation de Nacht und Nubel (Nuit et Brouillard), la catégorie des déportés politiques et opposants à faire disparaître.

28 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., pp. 56-57.

29 – KANT, Emmanuel, La Religion dans les limites de la simple raison (Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft), 1793, Paris, librairie Félix Alcan, 1913, trad. A. Tremesaygues, p. 28.

30 – Ibid., p. 29.

31 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, op. cit., p. 109.

32 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 42.

33 – ATACK, Margaret, Literature and the French Resistance : Cultural politics and narrative forms, 1940-1950, Manchester, Manchester University Press, 1989, pp.181-182

34 – SEMPRÚN, Jorge, Le Grand Voyage, op. cit., p. 194.

35 – Ibid., p. 923.

36 – Ibid., p. 922.

37 – Ibidem.

38 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 60.

39 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 791.

40 – Ibid., p. 823.

41 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 41.

42 Vercors, Les Armes de la nuit, ibid., p. 42 : « […] le poids éprouvant du silence qui recouvrait les remous tourmentés d’une pensée inexprimable. Que trouva Pierre tout au fond de ce puits de muettes ténèbres ? Quel noir limon, quelle eau polluée ? »

43 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 884.

44 – Ibid., p. 854.

45 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, op. cit., p. 410.

46 – RUIZ GALBETE, Maria, Jorge Semprun : réécriture et mémoire idéologique, dir. Paul Aubert, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2001, p. 183.

47 – SEMPRÚN, Jorge, Quel beau dimanche, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 437 : « J’ai failli faire un calembour d’hypokhâgneux. – Kein Beruf, nur eine Berufung ! ai-je failli dire. Pas un métier, seulement une vocation. […] Mais je me suis retenu de faire ce jeu de mots d’hypokhâgneux germaniste. D’abord, parce que ce n’était pas tout à fait vrai. Être étudiant, c’était, plutôt qu’une vocation, la conséquence d’une certaine pesanteur sociologique. Et puis, surtout, je ne savais pas qui était au juste le type qui m’interrogeait. Pas un SS, sans doute, c’était visible. Mais enfin, il valait mieux être prudent. »

L’exact contraire mais avec le même détenu allemand se produit pourtant dans L’Écriture ou la vie, op. cit., pp. 789-790 : « Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire une astuce de khâgneux germaniste. – Kein Beruf aber eine Berufung ! J’étais très content de mon jeu de mots. Un sourire a brièvement éclairé le visage sévère de l’homme qui établissait ma fiche d’identité. Il appréciait mon jeu de mots, vraisemblablement. »

48 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 302.

49 – VERCORS, Le Tigre d’Anvers, Paris, Plon, 1986. Ce roman réunit Les Armes de la nuit et La Puissance du jour. L’auteur modifie quelque peu le scénario. Le narrateur est un homme né après-guerre, et non pas le B*** originel. Il se fait raconter la vie de Pierre par un vieux mathématicien, lequel lui confie même certains documents personnels. Au moment du récit, le couple Cange est déjà mort, et Nicole a été mariée une première fois.

50 – VERCORS, La Puissance du jour, Paris, Seuil, 1997, p. 244.

51 – Ibid., p. 236.


Bibliographie

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Quel beau dimanche ! in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012.

L’Écriture ou la vie in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012.

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Les Yeux et la lumière : mystère à six voix, Paris, éd. de Minuit, 1948.

Entre objets et sujets : les statues comme figures liminaires dans « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco

Ana CALVETE

Ana Calvete est doctorante en Littérature Comparée à l’université d’Helsinki et chargée de cours à l’université de Tampere, en Finlande. Elle a étudié à l’université du Sussex (Angleterre), à l’université du Massachusetts (USA) et a obtenu deux masters avec mentions à l’université Toulouse Jean-Jaurès, en Littérature Anglophone et en Lettres Modernes. Ses recherches portent actuellement sur la (dé)construction de l’identité et de l’authenticité dans la littérature de voyage anglophone et francophone contemporaine. En 2017, elle a coordonné l’organisation de la 7e conférence du Réseau Européen d’Études Littéraires Comparées à Helsinki.

ana.calvete@hotmail.fr

Pour citer cet article : Calvete, Ana, « Entre objets et sujets : les statues comme figures liminaires dans « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/seuils-et-debordements-dans-travels-in-hyperreality-dumberto-eco/>.

 


Résumé

Entre l’animé et la matière, les statues et les automates qui peuplent « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco incarnent l’autonomie de l’objet. Au cœur de l’hyperréalité, Eco n’explore que des lieux saturés d’objets, et suggère que la postmodernité appartient non pas aux sujets, mais à leurs possessions matérielles. La perspective se décentre du sujet vers l’objet. La surcharge d’artefacts et de faux à laquelle est confronté le voyageur déclenche la désintégration dans son esprit du seuil entre artificialité et authenticité. Les statues servent de passeurs franchissant ce seuil. Cet article analyse ces figures transgressives dans leur dépassement de la dépendance au sujet, et interprète l’œuvre d’Umberto Eco à la lumière de la philosophie des objets.

Mots-clés : seuil – hybridité – automate – statue – simulacre – hyperréalité – ontologie des objets

Abstract

On the threshold between living and inert matter, the statues and automata crowding Umberto Eco’s « Travels in Hyperreality » embody the autonomy of objects. Immersed in hyperreality, Eco explores exclusively locations saturated with objects, thus suggesting that postmodernity belongs to them rather than to us. The focus shifts from the subject to the object. The overload of artefacts, copies and simulacra encountered by the traveller sparks the disintegration in his mind of the threshold between fake and authentic worlds. The statues act as a bridge carrying him across this divide. This article reads Eco’s work in the light of object-oriented ontology and analyses the statues as they exceed their boundaries and evolve from subjecthood to objecthood.

Keywords: threshold – hybridity – automata – statue – simulacra – hyperreality – object-oriented ontology


Sommaire

Introduction
1. Débordements transgressifs de l’objet
1.1. Désir de substitution du vivant par la matière : les statues comme garantes de l’immortalité du sujet
1.2. Franchissement faustien du seuil de la connaissance
1.3. Franchissement dionysiaque de seuil de l’abondance
2. Dépassement de la référence et indépendance de l’objet
2.1. Une frontière poreuse entre authentique et artificiel
2.2. Au-delà du modèle, quelle ontologie des simulacres ?
2.3. De différences en différences
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

L’écriture de voyage est traditionnellement caractérisée par la rencontre du narrateur avec les autochtones, guides et autres voyageurs. Dans « Voyage dans l’Hyperréalité », premier essai de La Guerre du Faux, l’autre prend les traits de statues et d’automates. Les statues servent de guides à Umberto Eco dans sa quête du « Faux Absolu1 » sur les chemins de l’hyperréalité. Publiée en 1973, l’édition italienne de La Guerre du Faux fut traduite en anglais et diffusée largement en 1986, année où Jean Baudrillard publia Amérique. Eco comme Baudrillard définissent l’hyperréalité comme une réalité simulée, construite et dépourvue d’origine qui se substitue à la réalité véritable et prétend la supplanter2. J’ajouterai que cette dimension de la postmodernité offre une version plus intense de la réalité. Corrélée à la mondialisation et à l’ère technologique et digitale, artificiellement construite au moyen de signes, de publicités, d’images télévisuelles, l’hyperréalité est marquée par la vitesse, les flux immatériels et l’abondance des biens matériels. Son ambition n’est pas d’imiter la réalité, mais de la remplacer. Si l’on considère les statues et les automates comme les habitants naturels de cette réalité, peut-on dire qu’ils cherchent à supplanter les sujets autrefois imités, en d’autres termes, à nous supplanter ? Cet article étudie la prise d’autonomie des objets dans l’hyperréalité, à travers la figure du simulacre. Le regard se décentre du sujet vers l’objet. Les statues de cire qui peuplent les musées traversés par Eco servent de médium privilégié, de passeurs franchissant le seuil entre sujets et objets.

Il s’agira d’abord d’examiner le désir de substitution que ces statues inspirent. La discussion portera sur les débordements transgressifs de ces corps plastiques et la manière dont ils excèdent leurs modèles. À travers le simulacre, nous éluciderons dans un second temps le dépassement de la référence à l’original, et initierons une réflexion sur la philosophie des objets.

 

1. Débordements transgressifs de l’objet

1.1. Désir de substitution du vivant par la matière : les statues comme garantes de l’immortalité du sujet

Les statues de cire rencontrées par Eco sont avant tout anthropomorphes, façonnées à l’image des hommes, et elles leur sont assujetties. En les construisant, l’homme tente à la fois d’accéder à la puissance divine et en créant la vie, et d’échapper à sa finitude en se prolongeant en elles. Selon la genèse abrahamique, la légende talmudique du Golem et le mythe ovidien de Galatée, seule la divinité peut créer la vie à partir de matière inerte. Contrairement à Adam, le Golem est sans volonté propre et obéit simplement au rabbin qui l’a créé, tandis que la statue d’ivoire créée par le sculpteur Pygmalion, Galatée, ne reçoit pas la vie de lui mais de la déesse Vénus. Ces deux statues illustrent le désir de l’homme d’être l’égal des dieux dans ses œuvres créatrices, et de maîtriser un processus de naissance qui aurait son origine non pas dans l’organique, mais dans la matière. L’organique, c’est la trahison du corps au moment de la mort, une fatalité avec laquelle les statues nous permettent de négocier. Elles font entrer les sujets dans un cycle de métempsychose. La réincarnation des sujets en objets implique un glissement transgressif, dans la mesure où le corps de ces statues remplace celui des hommes. En Californie, le cimetière de Forest Lawn-Glendale met cette substitution en lumière : les corps organiques se décomposent sous terre tandis que les statues prospèrent à la surface.

La philosophie de Forest Lawn est exposée par son fondateur Eaton sur de grandes pierres gravées dans chaque annexe : la mort est une nouvelle vie, les cimetières […] doivent contenir les reproductions des plus belles œuvres d’art de tous les temps, les souvenirs de l’histoire […]. L’éternité est assurée par la présence (en couple) de Michel-Ange et de Donatello. L’éternité de l’art devient métaphore de l’éternité de l’âme […]3.

Les statues et les objets font le lien entre la vie et la mort de deux façons. D’abord, ils parasitent l’aura des œuvres originales et des personnages historiques qu’ils représentent. Leur capacité de conservation vient de l’immortalité de leurs modèles : « L’éternité est assurée par la présence (en couple) de Michel-Ange et de Donatello4 ». Ensuite, une fois qu’elle s’est éteinte, ils conservent la vie sous formes d’images. Les objets laissés par des trépassés constituent un assemblage de vestiges et de fragments qui forme une image-objet des défunts. C’est la vie conservée, exposée dans la forteresse de la Solitude de Superman, ou encore dans le mausolée du président Lyndon Johnson. Eco consacre plusieurs pages à la description de la forteresse de la Solitude, grotte secrète dans laquelle Superman cache ses robots et ses souvenirs dans la bande-dessinée de 1938 : « La chose la plus incroyable était que Superman, pour se souvenir des événements passés, les reproduisait sous forme de statues de cire grandeur nature, comme dans le macabre musée Grévin5 ».

Bien que Superman vive toujours, son passé, lui, est mort. Cette grotte lui permet donc de stocker sous forme de statues des souvenirs « morts ». La forteresse de la Solitude réelle qu’Eco visite ensuite est aussi un mausolée rempli d’objets. Ces objets ne sont pas anthropomorphiques, mais anthropocentriques, étant donné qu’ils se rapportent à la vie du président Lyndon Johnson :

La plus étonnante forteresse de la Solitude a été édifiée à Austin au Texas par le président Johnson quand il était encore vivant, comme un monument, une pyramide, un mausolée personnel. […] Je parle plutôt de l’amas de souvenirs de la vie scolaire de l’homme, des photos de voyage de noces, d’une série de films continuellement projetés aux visiteurs, qui racontent les voyages à l’étranger du couple présidentiel, des statues de cire qui présentent les habits de noces de ses filles Lucy et Linda, de la reproduction en format réel du Bureau ovale, […] des chaussons rouges de la danseuse Maria Tallchef, de la signature du pianiste Van Clibrun sur une partition, du chapeau à plumes de Carol Channing dans Hello Dolly ! (la présence de ces reliques est justifiée par le fait que tous ces artistes s’étaient produits à la Maison Blanche)6.

Seule l’image de Lyndon Johnson échappe à la décomposition dans ce mausolée. Nous pouvons imaginer son moi post-mortem incarné dans une statue aussi virtuelle que monumentale composée des petits objets cités dans cet extrait : photographies, films, images des enfants, souvenirs d’artistes. Dans ces forteresses de la Solitude nous remarquons que la vie des imitations se superpose à la vie de leurs modèles vivants (qu’il s’agisse de personnages de fiction comme Superman ou de personnes réelles comme Lyndon Johnson). Le sujet partage sa temporalité avec ses statues, qui risquent de le parasiter, puisque si l’on en croit Eco, l’hyperréalité est marquée par « la consommation vorace du présent et […] la “passéisation” constante que la civilisation américaine effectue7 ». L’expression « consommation vorace » suggère une vampirisation, une anthropophagie susceptible de se manifester à travers les statues. Ériger une statue à la mémoire d’un défunt permet aux deux durées de vie (celle de l’objet et celle du sujet) de s’étendre sans se faire ombrage. Ériger la même statue du vivant de l’homme engendre une coexistence menaçante. Il est en effet possible que les imitations et simulacres éclipsent le sujet, puisque selon Victor Stoichita, « [p]our qu’il y ait triomphe du simulacre il est nécessaire qu’il y ait mort du modèle8 ».

1.2. Franchissement faustien du seuil de la connaissance

Loin d’admettre avoir des défauts, les statues et objets qui peuplent « Voyage dans l’Hyperréalité » sont conçus comme le perfectionnement de leurs modèles, comme des copies non seulement meilleures que l’homme auquel elles survivent, mais également meilleures que l’original qu’elles remplacent. Dans le Palace of Living Arts, les artisans qui façonnent les statues de cire entendent passer outre l’original qui les a inspirées, et accéder directement au modèle humain premier. Aussi y trouve-t-on un David de Michel-Ange en couleurs et vêtu d’un linge, et une Vénus de Milo avec des bras, qui prétendent, selon la légende qui les accompagne, correspondre parfaitement aux modèles vivants :

Le David est un loubard aux bouclettes noires, avec sur son petit ventre rose sa fronde et une feuille verte. La légende prévient que la cire représente le modèle tel qu’il devait être lorsqu’il fut copié par Michel-Ange. Un peut plus loin, la Vénus de Milo, appuyée contre une colonne ionienne devant un mur peint en rouge comme les vases antiques. Je dis appuyée : en effet, la malheureuse, polychrome, a ses deux bras. La légende précise : « Vénus de Milo portée à la vie comme elle l’était du temps où elle posa pour le sculpteur inconnu en Grèce, à peu près deux cent ans avant J.-C9. »

La légende prétend atteindre une parfaite ressemblance et n’admet pas d’alternatives, bien qu’il ne soit pas possible de déterminer avec certitude son degré de ressemblance par rapport à un modèle depuis longtemps décédé. Cette Vénus et le David qui la précède escamotent les œuvres d’art intermédiaires, à savoir le David et la Vénus d’origine. En prétendant accéder au modèle vivant, ils nient l’existence de sa représentation première dans l’original. Cependant, en cherchant à représenter un modèle vivant, ils imitent le processus créateur propre à l’original. Ils réécrivent néanmoins ce processus à l’encre de l’hyperréalité ; ils ne cherchent pas à représenter le modèle, ils cherchent à adhérer à ses traits, à le reproduire. Eco tourne cet excès de ressemblance en dérision. Par sa description humoristique du David appelé « loubard » et par son usage de l’adjectif « malheureuse », Eco nous informe de la nature pathétique de ces statues. Selon Eco, les musées sont paradoxalement plus authentiques quand ils avouent leur inaptitude à l’être. Il favorise en effet les copies qui admettent d’autres interprétations, comme le ferait une représentation artistique, et ne cèdent pas à l’hybris de l’adhérence parfaite. Parmi ces copies se trouve la villa du musée J. Paul Getty :

Nous avons traversé la villa des Papyrus d’Herculanum, intégralement reconstruite, avec colonnes, peintures pompéiennes aux murs, intègres et éclatantes […]. Nous avons traversé quelque chose qui est plus que la villa des Papyrus, parce que celle-ci, incomplète, à moitié sous terre, est une supposition de villa romaine, tandis que celle de Malibu est complète : les archéologues de Paul Getty ont travaillé sur les dessins, des modèles d’autres villas romaines, sur de doctes hypothèses, sur des syllogismes archéologiques et l’ont reconstruite comme elle était ou plutôt comme elle aurait dû être10.

Pour Eco, la Vénus de Milo avec des bras et cette villa des Papyrus diffèrent fondamentalement. Selon lui, les intentions de la villa sont honorables et moralement acceptables pour trois raisons. Elle s’appuie sur des preuves archéologiques, elle propose une interprétation de la villa des Papyrus, pas une reproduction, et elle n’est pas l’image d’une image, puisqu’elle ne reproduit pas une œuvre d’art. À l’inverse, la Vénus est vue comme la dégradation d’un chef-d’œuvre dans un but sensationnaliste et commercial. Elle relève d’une soif de connaissance faustienne. Elle fait partie des statues qui servent de passeurs entre le visible et l’invisible, et tendent leurs bras au-delà du monde connu. L’invisible est dévoilé : les bras de la Vénus de Milo, les jambes de Mona Lisa, l’arrière-train de Peter Stuyvesant. Dans le Palace of Living Arts, on croise « Léonard de Vinci qui peint une dame assise en face de lui : c’est la Joconde, en entier avec chaise, pieds et dos11 ». Dans le musée de la ville de New York, une reproduction de Peter Stuyvesant, objet d’un tableau du XVIIIème siècle, le montre « tout entier, et on voit même son derrière12 ». Ces statues prétendent révéler la dimension jusqu’alors cachée de l’art et « satisfaire un désir ancestral […] regarder au-delà du cadre, voir aussi les pieds du buste13 ». Dans la course à la représentation hyperréaliste, la dimension visuelle passe avant tout. Selon les principes artistiques de l’hyperréalité, la Mona Lisa de cire est plus perfectionnée que le tableau original, du fait de ses trois dimensions. Nous pouvons nous demander si les dimensions visuelles ajoutées par les copies (la couleur, les bras, la troisième dimension gagnée dans le passage du tableau à la statue) ne représentent pas un monde de surfaces sans profondeur. Paradoxalement, Eco explique que « le Faux Absolu est fils de la conscience malheureuse d’un présent sans épaisseur », ce qui implique que le Faux soit une quête de l’épaisseur ou de la profondeur14. Or, en niant l’existence d’une dimension cachée de l’art, les statues construisent un présent sans profondeur.

1.3. Franchissement dionysiaque de seuil de l’abondance

Ce désir d’exhaustivité est corrélé à une incapacité à saisir les objets dans leur intégralité. Les objets saturent les musées, collections et châteaux visités par Eco. Eco retranscrit l’incommensurabilité de ces objets à travers des listes et inventaires enveloppés dans des phrases qui s’étendent sur une demi-douzaine de lignes. Comme les objets débordent son regard par leur présence physique mais aussi par ce qu’ils évoquent, il diffère la conclusion de ses phrases au moyen de nombreuses incises et parenthèses. Comme le montre Baudrillard dans Le Système des Objets, le catalogue des propriétés des objets semble être la seule façon de les circonscrire15. Nous pourrions d’une part considérer qu’Eco annonce une ère marquée par leur accumulation incontrôlée (le domaine de l’avoir) plutôt que par un développement du sujet (le domaine de l’être). Il serait aussi possible de voir dans cette ère une redéfinition de l’être, de l’ontologie, qui ne serait plus basée sur le sujet comme équivalent de l’être, mais sur l’existence. Tout ce qui existe appartiendrait ainsi à un même plan ontologique, comme le soutient la philosophie des objets, dont nous aborderons les principes plus bas.

Le château de William Randolph Hearst, le magnat américain de la presse qui servit de modèle au Citizen Kane d’Orson Welles, rend compte de cette accumulation et des processus narratifs utilisés par Eco pour la retranscrire. Il s’agit d’un palais monumental chargé d’objets d’art vrais et faux, de curiosités et d’animaux sauvages:

La chambre à coucher héberge le vrai lit de Richelieu, la salle du billard a une tapisserie gothique, la salle de cinéma (où Hearst obligeait ses invités à regarder tous les soirs les films qu’il avait produits tandis qu’il était assis au premier rang avec un téléphone à portée de main qui le reliait au monde entier) est en faux style égyptien avec des clins d’oeil style Empire, la bibliothèque est gothique et les cheminées des différentes salles sont en vrai style gothique. La piscine couverte est un mélange d’Alhambra, de métro de Paris et de pissotière de calife, mais avec plus de majesté16.

Nul « vide calculé », cette « respiration luxueuse » que Baudrillard estimait nécessaire à la mise en valeur d’un objet17. Les visiteurs du château de Hearst se voient refuser la possibilité d’interpréter, de lire les signes autour d’eux, de prendre de la distance par rapport aux objets et de s’interroger sur leur sens et leur valeur. Les lecteurs d’Eco n’ont pas non plus le temps d’imaginer la splendeur de chaque élément, tous exceptionnels, que l’auteur passe déjà au suivant. Cette absence de distance se lit également dans les lignes consacrées au musée de New York, qui n’indique que discrètement, sur les panneaux explicatifs, la distinction entre œuvre authentique et œuvre reconstruite, de telle sorte que « la reconstruction, l’objet original, le mannequin de cire se fondent dans un continuum que le visiteur n’est pas invité à déchiffrer18. » Si les visiteurs ne peuvent pas « déchiffrer » les signes qui se présentent, alors le but qu’Eco s’était fixé dans la Préface à l’édition américaine est compromis :

Je considère de mon devoir en tant que chercheur et citoyen de montrer que nous sommes entourés de “messages”, produits du pouvoir politique, du pouvoir économique, de l’industrie du divertissement et de la révolution industrielle, et de déclarer que nous devons savoir les analyser et les critiquer19.

L’absence de distance entre le sujet et l’objet évoque la théorie de l’ontologie des objets. Les philosophes de ce courant, tels que Timothy Morton, Graham Harman et Levi Bryant, postulent que l’humanité ne se situe pas dans une sphère détachée du reste des objets, qu’ils soient naturels ou artificiels, vivants ou inertes20. Au contraire, selon les mots de Levi Bryant « toutes les entités appartiennent au même plan ontologique », soit « quelque chose est, soit quelque chose n’est pas21 ». L’être humain a certes des capacités différentes des autres êtres, mais il ne leur est pas supérieur. Son expérience du monde n’est pas la seule qui existe : un arbre sera appréhendé différemment par le sol, l’oxygène ou les abeilles ; toutes les expériences sont égales. Selon cette philosophie, nous sommes des objets au même niveau ontologique que les autres, car, comme nous, ils existent. En outre, Timothy Morton développe une théorie des hyper-objets qui implique que nous évoluerions à l’intérieur de certains objets auxquels nous serions constamment collés et par lesquels nous serions influencés. Les hyper-objets sont « distribués de façon massive à travers le temps et l’espace relativement aux humains22 ». Il peut s’agir d’un trou noir, d’une nappe de pétrole, du plutonium, du plastique, du système solaire, du polystyrène, des forêts millénaires ou encore de la mondialisation. Ces objets ont pour propriété d’être « non-locaux », c’est-à-dire qu’on ne peut les appréhender dans leur intégralité, car ils sont trop étendus dans l’espace et dans le temps (ainsi, le polystyrène nous survivra plusieurs centaines d’années)23. La propriété qui s’applique ici aux objets d’Umberto Eco est la « viscosité ». Les hyper-objets sont « visqueux », car ils « collent » aux objets (hommes inclus) qui interagissent avec eux24. Il est impossible de s’en séparer. Timothy Morton illustre son propos en utilisant la scène du film Matrix dans laquelle le héros, Néo, touche un miroir après avoir ingéré une pilule rouge censée lui montrer la vraie nature des choses25. Au lieu de rester séparé de lui, le miroir colle à sa peau. Le sujet n’est plus distinct de l’objet qu’il touche.

2. Dépassement de la référence et indépendance de l’objet

2.1. Une frontière poreuse entre authentique et artificiel

Les objets s’influencent les uns les autres et influencent également les sujets. Un des effets de l’interaction de ces objets est la désintégration du seuil entre l’authentique et l’inauthentique, une désintégration causée par le continuum et l’accumulation d’objets. Placés côte à côte, les personnages fictionnels et historiques sont traités comme égaux par les musées de cire, ce qui affecte à la fois les connotations liées à l’original, et la perception des visiteurs :

Quand vous voyez Tom Sawyer après Mozart ou quand vous entrez dans la Planète des Singes après avoir assisté au Sermon sur la Montagne avec Jésus et les apôtres, la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise. Même si un bon musée, qui aligne en moyenne soixante à soixante-dix scènes pour un ensemble de deux à trois cents personnages, sépare ses différentes zones en distinguant le monde du cinéma de celui de la religion ou de l’histoire, à la fin du voyage, les sens sont surchargés de façon a-critique, Lincoln et le docteur Faust vous sont apparus reconstruits dans le même style de réalisme socialiste chinois, et le Petit Poucet et Fidel Castro appartiennent définitivement à la même zone ontologique26.

Les altérations subies par les objets et par l’esprit du visiteur font encore une fois écho à la philosophie des objets, ou ontologie plate, dans la mesure où elle postule que l’humanité n’est ni séparée des objets ni imperméable à leur existence. Levi Bryant soutient que l’être est caractérisé par la différence : « “être” c’est faire ou produire une différence27 ». Il en découle que, pour la philosophie des objets, une part de notre être est crée de façon relationnelle. Dans l’exemple ci-dessus, la valeur intrinsèque des modèles est effacée. Les statues n’acquièrent de signification qu’à travers leur relation aux statues qui les entourent. Placer Lincoln et le docteur Faust côte à côte condense les idées de pouvoir, de châtiment, et de démesure ; mettre sur le même plan la caverne de La Planète des Singes, un décor de science-fiction, et le Sermon sur la Montagne avec Jésus et les apôtres, une scène religieuse non avérée, prive cette dernière de réalité, tout en dotant la première d’une aura prophétique. De la même façon, Fidel Castro n’apparaît plus comme le porteur d’une utopie, il n’est plus une figure historique, mais un mythe dégradé, ni tout à fait héraut de « mondes possibles » ni d’un monde « réel ». Il est reclassé parmi les personnages de contes de fée, aux côtés du Petit Poucet, ce qui suggère au visiteur que ses idées n’auraient jamais pu devenir réalité. Associer un personnage historique et un personnage fictionnel dans le même espace souligne également le processus de reconstruction et de mythification à l’œuvre dans l’Histoire. En un mot, l’autorité et la légitimité de l’authentique sont présentées comme aussi discutables que celles de la copie. La cohabitation des statues désintègre aussi une seconde hiérarchie dans l’esprit du visiteur : « la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise28 ». Ce ne sont plus seulement les objets qui sont affectés, mais aussi l’esprit du visiteur, qui conserve l’impact de cette destruction après avoir franchi les portes du musée. L’objet apparaît donc comme s’émancipant du contrôle que le sujet avait sur lui.

2.2. Au-delà du modèle, quelle ontologie des simulacres ?

Comment les objets peuvent-ils gagner leur indépendance en tant que simulacres ? Si l’on observe la genèse de la mimésis, elle décrit déjà une distanciation progressive. Dans l’Antiquité grecque et latine, l’art figuratif avait pour but de représenter un original, dont il variait. Les représentations admettaient des possibilités alternatives et l’art naissait de la distance introduite entre le modèle et l’œuvre par la vision de l’artiste. Puis apparurent les copies industrielles, qui dupliquaient l’original et lui étaient inférieures en valeur. Ensuite, la distance artistique et interprétative fut abolie par les représentations photo-réalistes et tri-dimensionnelles telles que les statues de cire et les hologrammes qu’Eco croise pendant son voyage. À présent, des théoriciens tels que Baudrillard et Eco avancent l’idée d’une disparition de l’acte mimétique et de la notion de copie et d’original au profit du simulacre. La hiérarchie des images remonte en vérité au mythe de la caverne de Platon. Immobilisés dans une caverne, les hommes ne peuvent observer que des simulacres ; l’ombre de figures qui sont elles-mêmes des représentations du monde extérieur. Il existe donc deux distinctions : la première entre le monde réel et sa représentation, la seconde entre cette représentation et son ombre, ou image. Le simulacre est plus éloigné de la réalité que la copie. Foucault, Deleuze et Baudrillard nous disent qu’il en est si éloigné qu’il crée une toute autre réalité29. Un réflexe platonicien de suspicion morale s’oppose à la destruction de la hiérarchie des images. Deleuze transcrit en ces termes l’importance et la valeur morale accordées par Platon au simulacre : « [c]e qui est condamné dans le simulacre c’est […] toute cette malignité qui conteste et la notion de modèle et celle de copie », une condamnation qui serait héritée de la croyance en une « origine morale du monde de la représentation », qui veut que l’original soit synonyme de Vrai et de Bon30. Nous pouvons y lire l’origine du jugement moral porté par Eco sur la Vénus dotée de bras. Celle-ci, ainsi que la statue de Mona Lisa, constituent des exemples de simulacres pour deux raisons : d’abord elles se basent sur une sculpture et un tableau, ce qui fait d’elles des images d’images. Ensuite, elles s’inspirent si librement de l’original que ce dernier n’est plus reconnaissable. Elles créent une autre réalité, indépendante.

2.3. De différences en différences

Ce refus du concept d’un original qui serait premier et donnerait son sens à la série est développé par le post-structuralisme et l’ontologie des objets. Ces courants déconstruisent la définition traditionnelle de l’identité et ouvrent de nouvelles modalités d’existence. Ils attaquent l’idée d’un système sous-jacent qui comprendrait et engloberait tous les autres éléments (qu’ils soient hommes ou signes) et leur donnerait du sens. À la place, ils proposent l’existence d’infinies séries de différences, « sans commencement ni fin, qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre, qui n’obéissent à aucune hiérarchie, mais se propagent de petites différences en petites différences31 ». L’ontologie qu’ils construisent se base non sur l’identité, qui selon Levi Bryant comme Deleuze, est seconde, mais sur le différent32. Au moyen du tableau de Magritte « La Trahison des images », qui représente une pipe, en dessous de laquelle est inscrit « ceci n’est pas une pipe », Foucault explique la même idée :

[P]eu à peu s’esquisse un réseau ouvert de similitudes. Ouvert, non pas sur la pipe « réelle », absente de tous ces dessins et de tous ces mots, mais ouvert sur tous les autres éléments similaires (y compris toutes les pipes « réelles », de terre, d’écume, de bois, etc.) qui une fois pris dans ce réseau auraient place et fonction de simulacre33.

Dans le texte d’Eco, le tournant post-structuraliste est amorcé mais non complet. Il s’exprime bien à travers un réseau de copies qui existent avant tout par leur relation les unes aux autres, mais il est atténué par la présence persistante de la « ressemblance ». Ce réseau de copies se donne à voir lorsque Eco contemple « sept reproductions en cire de la Cène de Léonard », entourées de copies mineures :

Chacune est présentée à côté de l’exemple « original ». […][L]a copie tri-dimensionnelle pourrait souffrir d’une comparaison avec l’original. Et voilà que, suivant le cas, on oppose à la cire une reproduction réduite en bois sculpté, une gravure du XIXème siècle, une tapisserie moderne, un bronze. La voix du commentaire insiste pour qu’on remarque la ressemblance de la cire, et, comparé à un modèle si nul, la cire l’emporte sans problèmes34.

Autour de ces sept versions en cire gravite une ceinture de copies qui tirent leur identité de leur rapport à ces versions de cire. Ces copies mineures, utilisées comme écrin mettant en valeur la statue de cire, existent par leur relation avec elle plutôt qu’avec le tableau original. Cet extrait représente par métonymie « Voyage dans l’Hyperréalité », puisque les reproductions occupent l’essentiel de l’espace dans les deux. Le voyage d’Eco aurait pu débuter par une escale européenne, afin de commencer par décrire les originaux avant de passer aux copies. À la place, Eco a choisit de se concentrer sur les nombreuses copies et la manière dont elles diffèrent : leur taille, la matière dont elles sont faites, l’époque de leur création. Elles existent les unes par rapport aux autres, et expriment leur existence à travers leurs différences. Cependant, bien qu’Eco ne soit pas guidé par une préoccupation pour l’original, les conservateurs des musées le sont, et c’est pourquoi on trouve encore la notion de « ressemblance » dans le texte, et l’idée que la valeur de l’objet découle d’une hiérarchie. Cette idée est néanmoins sapée par la libération de la copie, et, à travers elle, de l’objet, qui n’est plus soumis à une signification unique mais en adopte de nouvelles selon son environnement. Il n’est plus non plus soumis au dictat d’un original, et cesse d’être un simple arrière plan des activités humaines.

Conclusion

Les statues permettent un dépassement de la finitude humaine qui a pour condition la réification du sujet, réincarné en objet. Ces objets vampirisent leurs modèles, que ceux-ci soient de chair ou de marbre. L’homme s’efface ainsi au profit des objets qu’il a laissés derrière lui, et les œuvres d’art originales sont concurrencées par leurs copies « hyper-réelles ». L’excès d’adhérence au modèle s’accompagne d’une mise en valeur de la dimension visuelle, aux dépens de la distance interprétative. Si le sujet ne peut plus prendre de la distance et déchiffrer les œuvres, alors il ne peut plus être pleinement un sujet. En tant que simulacres, les statues échappent à la fois au dictat de l’original et aux significations que leur conféraient les hommes. Elles existent et signifient de façon indépendante. Depuis la relecture de Heidegger par Graham Harman35, philosophe de l’ontologie plate, s’est effectué un glissement dans la place accordée aux objets. Ils ne sont plus des « outils » disponibles existant par et pour l’être humain. Ils existent en dehors de lui, lui échappent, et partagent son plan d’existence. Ils ne sont plus là pour être utilisés ou pour signifier ; ils sont, tout simplement.


Notes

UMBERTO Eco, La Guerre du Faux, traduit de l’italien par Myriam Tanant avec la collaboraion de Piero Caracciolo, Paris, Grasset, collection « Biblio essais », 2016, p. 52.

HOLLAND Patrick et Graham HUGGAN, Tourists with Typewriters, Critical Reflections on Contemporary Travel Writing, États-Unis, Ann Harbor, The University of Michigan Press, 1998, p. 24.

UMBERTO Eco, op. cit., p. 83.

UMBERTO Eco, op. cit., p. 83.

Ibid. p. 19.

Ibid. p. 20.

7 Ibid. p. 25.

STOICHITA Victor I., L’effet Pygmalion, pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008, p. 16.

UMBERTO Eco, op. cit., p. 38.

10 Ibid.p. 25.

11 Ibid.p. 36.

12 Ibid.p. 24.

13 Ibid.p. 39.

14 Ibid.p. 51.

15 BAUDRILLARD Jean, Le Système des Objets, Domont, Gallimard, collection « Tel », 2016, Op. cit. p. 8

16 UMBERTO Eco, op. cit., p. 41-42.

17 BAUDRILLARD Jean, op. cit., p. 86.

18 UMBERTO Eco, op. cit., p. 24.

19 « I believe it is my job […] to show how we are surrounded by “messages,” products of political power, of economic power, of the entertainment industry and the revolution industry, and to say that we must know how to analyse and criticize them.» ma traduction, UMBERTO Eco, Travels in Hyperreality, traduit de l’italien par William Weaver, New York, Harcourt, Inc., 1986, xi.

20 « Dasein est non seulement pris dans le tissu du monde – mais toutes les parties du monde sont amalgamées dans un colossal réseau de signification à l’intérieur duquel chaque élément fait écho à tous les autres. » ma traduction. « Not only is Dasein woven together with the world – all parts of the world are fused into a colossal web of meaning in which everything refers to everything else. » HARMAN Graham, Heidegger Explained, Open Court, 2011, p. 63.

La « viscosité » des hyper-objets implique qu’il nous est impossible de nous détacher d’eux totalement : « Ce n’est pas la réalité mais le sujet qui se dissous, la capacité même à “ refléter ” les choses, à être séapré du monde comme quelqu’un qui regarde le reflet d’un miroir – séparé du reflet par une enveloppe de verre réflechissant », ma traduction. « It’s not reality but the subject that dissolves, the very capacity to “mirror” things, to be separate from the world like someone looking at a reflection in a mirror—removed from it by an ontological sheath of reflective glass. » MORTON Timothy, Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, collection « Posthumanities 27 », 2013, p.35.

21 « all entities are on equal ontological footing », « either is or is not», ma traduction, BRYANT Levi, The Democracy of Objects, University of Michigan Library, Ann Arbor, 2011, p. 245-247.

22 « I coined the term hyperobjects to refer to things that are massively distributed in time and space relative to humans. » ma traduction, MORTON Timothy, Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, collection « Posthumanities 27 », 2013, p. 1.

23 Ibid.p. 38.

24 Ibid.p. 23.

25 Ibid.p. 28.

26 UMBERTO Eco, op. cit., p. 30.

27 « The claim is that ‘to be’ is to make or produce a difference », ma traduction, BRYANT Levi, « The Ontic Principle: Outline of an Object-Oriented Ontology » dans BRYANT Levi, SRNICEK Nick, HARMAN Graham (sous la dir. de), The Speculative Turn: Continental Materialism and Realism, Melbourne, re.press, 2011, p. 263-264.

28 UMBERTO Eco, op. cit., p. 30.

29  FOUCAULT Michel, Ceci n’est pas une pipe, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1973.

DELEUZE Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, collection « Epiméthée », 2011.

BAUDRILLARD, Jean, Amérique, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, Le livre de Poche, collection « Biblio essais », 2016.

30 DELEUZE Gilles, op. cit., p. 341.

31 FOUCAULT Michel, op. cit., p. 61.

32 DELEUZE Gilles, op.cit., p.59, BRYANT Levi, op.cit., p. 263-270.

33 FOUCAULT Michel, op. cit., p. 67.

34 UMBERTO Eco, op. cit., p. 34-35.

35 HARMAN Graham, op. cit., p. 130.


Bibliographie

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Aux frontières de l’histoire coloniale et de l’héritage matriarcal du Vietnam dans Rapaces d’Anna Moï

Aurélie CHEVANT-AKSOY
Docteure en littérature, Aurélie Chevant-Aksoy a soutenu sa thèse « Voices from the Third Space: Traditions, Negotiations, and Conflicts in the Franco-Vietnamese Women-Authored Novel » à l’Université de Santa Barbara, en Californie en 2013. Sa thèse est une étude littéraire et linguistique de l’identité culturelle et sociale de la diaspora vietnamienne, et des implications postcoloniales de l’appellation « francophone » pour les écrivaines vietnamiennes de langue française. Enseignante de français dans des universités américaines depuis plus de dix ans, elle s’intéresse à l’utilisation des films et des romans graphiques dans l’enseignement de la langue secondaire. Préceptrice de français dans le département de Langues et Littératures Romanes à l’Université d’Harvard de 2013 à 2016, et désormais professeur adjoint à Soka University of America, elle enseigne des cours de deuxième et troisième année de français ainsi que des cours de littérature, du français des affaires, et sur les médias en France.

Pour citer cet article : Chevant-Aksoy, Aurélie, « Aux frontières de l’histoire coloniale et de l’héritage matriarcal du Vietnam dans Rapaces d’Anna Moï », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/aux-frontieres-de-lhistoire-coloniale-et-de-lheritage-matriarcal-du-vietnam-dans-rapaces-danna-moi/>.

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Résumé

En utilisant les définitions des territoires frontaliers, borderlands, de Gloria Anzaldúa (2007) et le concept d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez (1999), cet article établit que le deuxième roman d’Anna Moi, Rapaces (2005), participe à l’imaginaire décolonial du peuple vietnamien.

En analysant la construction d’un récit entre passé colonial et présent décolonial, et l’histoire d’un personnage principal « à la frontière », entre traditions confucéennes et héritage matriarcal vietnamien, cet article revendique qu’Anna Moi apporte un nouveau regard, partant de la « frontière », sur l’Histoire du Vietnam et sa représentation dans la littérature francophone.

Mots-clés : littérature francophone – Vietnam – Anna Moi – borderlands – imaginaire décolonial – héritage matriarcal.

Abstract

Using Gloria Anzaldua’s definition of the borderlands, and Emma Pérez’s concept of decolonial imaginary, this article establishes that Anna Moi’s second novel, Rapaces (2005), participates in the decolonial imaginary of Vietnamese people and its history. By analyzing how Anna Moi creates a narrative between colonial past and decolonial present, and the story of a main character, torn between Confucian traditions and Vietnamese matriarchal practices, this article claims that Anna Moi shines a new (decolonial) light on the History of Vietnam and its representation in francophone literature.

Keywords: francophone literature – Vietnam – Anna Moi – borderlands – decolonial imaginary – matriarchal heritage.


Sommaire

Introduction
1. Frontière, territoires frontaliers, et imaginaire décolonial
2. Remise en question de l’Histoire des « conquérants »
3. Des personnages aux confins du normal
4. Héritage matriarcal et histoires subalternes
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Thiên Nga est née à Saigon en 1955, capitale de la République du Sud-Vietnam, frappée par la guerre d’Indochine. En 1992, elle décide de choisir comme nom de plume Anna Moï et de commencer sa carrière d’écrivaine de langue française. À la croisée des cultures, des langues, et des mouvements historiques, elle nous offre une représentation de l’identité comme entre-deux politique et socio-culturel dans son deuxième roman Rapaces (2005). En utilisant les définitions des territoires frontaliers, borderlands, de Gloria Anzaldúa1 et le concept d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez2, j’établis qu’Anna Moï remet en question ce que le lecteur croit connaître de l’histoire du Vietnam. Pour cela, j’analyse comment Anna Moï représente un mouvement entre le passé colonial et le présent décolonial en contredisant le discours colonial de l’Amiral Decoux, placé en épigraphe au début de chaque chapitre, par le biais du parcours du personnage principal, également narrateur de l’histoire. De plus, j’identifie comment ce personnage se positionne dans une identité « frontalière » : entre formations artistiques occidentales et orientales, entre devoir patriarcal et héritage matriarcal, et entre responsabilités nationales et rapprochements internationaux. Et enfin, j’examine comment Anna Moï intègre, dans son récit, des éléments de l’héritage matriarcal des minorités ethniques vietnamiennes et participe ainsi à une nouvelle forme de transcription de l’Histoire du Vietnam en partant de la « frontière ».

1. Frontière, territoires frontaliers, et imaginaire décolonial

Historiquement, les frontières étaient des espaces coloniaux où des forces puissantes ont imposé, représenté, et interprété des vérités historiques. Dans son essai littéraire et théorique intitulé Borderlands / La Frontera: The New Mestiza (1987),  Gloria Anzaldúa considérait les territoires frontaliers, et en particulier ceux de la frontière mexicaine-américaine, comme des lieux de passage entre les genres et les cultures, un espace de l’entre-deux et de l’hybridation. Elle explique :

Les frontières sont établies pour définir des endroits qui sont sûrs et dangereux, pour distinguer nous d’eux. Une frontière est une ligne séparatrice, une bande étroite le long d’un flanc raide. Un territoire frontalier est un endroit vague et indéterminé, créé par le résidu émotionnel d’une frontière contre-nature. Il est dans un état constant de transition (25)3.

Selon elle, la tâche d’une conscience métissée, de l’entre-deux, consiste à distinguer ce que l’on a hérité et acquis de la culture et de l’histoire, et ce qui nous a été dicté par ces dernières. Cela consiste à se demander : « de quoi ai-je hérité de mes ancêtres ? ». Il faut alors passer l’histoire à travers un tamis, en éliminer les mensonges, puis la réinterpréter et, en utilisant de nouveaux symboles, façonner de nouveaux mythes afin de transcender les dualités historiques et culturelles (Anzaldúa 82-83). Dans ce contexte, Anzaldúa décrit les êtres frontaliers comme « ceux qui franchissent, enjambent, et traversent les confins du ‘normal’ » (25)4. Afin de pousser cette analyse de la frontière et des territoires frontaliers plus loin, il est important de rattacher le concept de « borderlands » d’Anzaldúa à celui d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez. Dans The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History (1999)5, Pérez étudie l’influence de la pensée coloniale sur le développement de l’histoire et de l’historiographie chicana, et établit le concept d’imaginaire décolonial comme projet politique de reconceptualisation des histoires subalternes6 (Pérez 4). Selon elle, l’Histoire représente les faits des conquérants, ceux qui ont gagné, alors que le vaincu disparaît7 (Pérez XV). Ainsi, toute Histoire subalterne s’efface derrière le discours de l’Histoire des conquérants qui tente de couvrir tous les silences ou ‘trous’ historiques. Ce qui est « décolonial » s’inscrit, par conséquent, dans l’espace entre le colonial et le postcolonial, comme une alternative à ce qui a été inscrit dans l’Histoire. L’imaginaire sert, quant à lui, à décrire les identités fragmentées du colon et du colonisé. En somme, l’imaginaire décolonial représente un espace interstitiel où des dilemmes sociaux et politiques sont négociés et où les identités de l’opprimé et de l’oppresseur sont constamment changeantes (Pérez 6-7). En utilisant ces concepts de « borderlands » et d’imaginaire décolonial, je postule que l’écriture de Moï se place à la croisée des histoires et littératures françaises et vietnamiennes et ouvre un espace pour contester les récits coloniaux et replacer les peuples minoritaires vietnamiens dans l’Histoire du Vietnam et du monde francophone.

2. Remise en question de l’Histoire des « conquérants »

Dans Rapaces, l’action se situe entre 1943 et 1950, une période clé pour la France en Europe, mais aussi pour les relations entre le Vietnam et la France. Cette période englobe la création et le développement du Viet Minh, la remise en cause du pouvoir colonial français par l’occupation japonaise, le début de la guerre d’Indochine et la bataille de la Route Coloniale 4. Mais, avant même de rentrer dans l’histoire du personnage principal, l’auteur a pris le temps de copier, en tête de chaque chapitre, des citations de l’Amiral Decoux, un représentant de Pétain et du Régime de Vichy en Indochine dans les années 40. L’Amiral Jean Decoux est une figure controversée de l’histoire coloniale française. D’un côté, il est dit que l’Amiral Decoux, nommé gouverneur général de l’Indochine française en juin 1940, a motivé, en Indochine, le développement « sans précédent de(s) infrastructures, d(u) tissu agricole et industriel, de (l’) enseignement et de (l)a culture ainsi que la participation considérable et enthousiaste d’une nouvelle élite indochinoise et vietnamienne en particulier8 » (Miné). De l’autre côté, on met en avant « la répression appliquée par le gouverneur général » ainsi que le retrait des « libertés d’expression, de simple opinion, (de) l’autonomie provinciale et communale » aux Indochinois, et insistent sur le fait que « la parfaite tranquillité du pays […] a été “imposée” par la force9 » (Pinto 583). Avoir choisi des propos de Decoux peut déjà indiquer une volonté de la part de Moï de revenir sur des flous historiques et sur un discours colonial ambigu. Antoine Compagnon dans La seconde main (1979)10 associe l’action de citer à une expérience d’extraction, de dégradation, mais aussi de confrontation de textes et d’opinions (20). Suivant cette idée, j’établis que, à travers l’utilisation des citations du discours de Decoux, Moï confronte son texte franco-vietnamien contemporain avec le texte français de l’époque coloniale afin de remettre en question le discours colonial sur le Vietnam et de créer un dialogue dans l’entre-deux franco-vietnamien contemporain. Compagnon insiste aussi sur le fait que même si l’auteur semble se désolidariser de son épigraphe, et que l’épigraphe semble flotter sur la page, sa fonction capitale reste celle du tatouage (338). Ainsi, dans le texte de Moï, les épigraphes connectent le lecteur à cet ancien discours colonial potentiellement biaisé sur le Vietnam, et l’incitent à effectuer un mouvement nécessaire vers une nouvelle perspective de l’Histoire du Vietnam. Si « l’auteur est un défricheur, un conquérant » (Compagnon 400), on peut dire que Moï défriche le discours colonial et construit un nouveau dialogue historique et culturel sur le Vietnam. Elle inscrit son récit dans l’espace de la frontière, comme l’a défini Gloria Anzaldúa, car elle évalue ce que l’on a hérité de l’histoire coloniale française (Anzaldúa 82-83). Plus globalement, son projet s’insère dans l’imaginaire décolonial, à l’image de la théorie d’Emma Pérez, car elle revisite des histoires subalternes et conteste les faits de l’Histoire transmis par les « conquérants » (Pérez 4/XV).

En effet, dès les premiers chapitres de Rapaces, Moï nous montre l’illusion de stabilité du système colonial à travers les propos de Decoux :

Ce pays vit encore dans une paix à peu près complète ; il travaille dans l’ordre et le calme et ignore la plupart des privations dont la dure loi est actuellement imposée au reste du monde. Amiral Decoux, Message du Nouvel An, L’Indochine illustrée, nº126, janvier 1943 (Moï 23)

Decoux fait le portrait d’une Indochine paisible sous la domination des Français. Il confirme le discours colonial que Nicola Cooper décrit dans France in Indochina, Colonial Encounters (2001)11 : « La France, au lieu d’être représentée comme un autre agresseur, est considérée comme protectrice. La conquête devient pacification, la guerre devient protection12. » (23) Le texte de Moï vient bouleverser l’image de paix véhiculée par Decoux en plongeant son narrateur dans des souvenirs de 1943 et notamment celui d’un bombardement qui a détruit l’atelier de sculpture de l’école des Beaux-Arts dans lequel il étudiait (Moï 23). Il est dit : « Les Américains attaquent la capitale indochinoise des Vichystes et de leurs alliés japonais, causant trois mille morts. » (Moï 24). Les propos de Decoux sur « cette paix à peu près complète » semblent s’effacer derrière le témoignage du personnage principal qui transmet les douleurs du peuple vietnamien.

De plus, le gouvernement colonial associait la représentation d’une France providentielle au culte du maréchal Pétain, comme en témoigne l’épigraphe du chapitre 25 :

Le général de Gaulle, s’il avait réfléchi un instant au drame indochinois, et cherché seulement à le comprendre, aurait dû discerner que, tout au long de ma mission, le prestigieux symbole du maréchal Pétain m’avait puissamment aidé à maintenir dans l’allégeance et la fidélité à la France 25 millions d’Indochinois. Amiral Decoux, A la barre de l’Indochine (1949) (Moï 159)

Selon Eric Jennings, dans Vichy in the Tropics (2001)13, la doctrine du régime du Vichy avait su s’imposer au Vietnam grâce aux rapprochements faits entre la doctrine du Maréchal et les principes confucéens :

Il était le sauveur de la France, et il incarnait son drapeau. […] Grâce à son âge, ses origines paysannes, son expérience, sa victoire à Verdun, et aussi son nouveau slogan « Travail, Famille, Patrie » – qui correspondait admirablement aux profondes aspirations traditionalistes des masses, et à la philosophie confucéenne – Pétain, on doit l’admettre, recevait d’emblée le respect et l’admiration des gens indochinois (130)14.

Ainsi, le régime de Vichy a joué sur la doctrine « Travail, Famille, Patrie » qui rejoignait les valeurs confucéennes (Tu, Tê, Tri, Binh) qui promeuvent le développement personnel, le noyau familial, le gouvernement et la pacification de l’univers (Jennings 151). La doctrine du gouvernement de Pétain mettait aussi l’accent sur le retour à la terre et la glorification de la paysannerie, ce qui trouvait un écho favorable en Indochine (Jennings 170-171). Dans le roman de Moï, différents éléments contredisent ces méthodes coloniales. Tout d’abord, l’auteure semble associer la critique du Pétainisme à celle du Confucianisme. Dans son récit, même si le personnage principal est le fils unique d’une famille confucéenne, il ne se conforme pas aux règles de conduite traditionnelles :

Je n’étais pas prédisposé aux dilemmes par l’éducation confucéenne basée sur l’art d’éluder le danger. À l’heure de ma naissance, tout était déjà en place. Aîné et mâle, je naquis au sommet d’une pyramide sociale délimitée par des modules parfaitement emboîtés. Je n’ai et n’aurai d’autre résidence que les champs imaginaires. Aucun domaine ne m’a été légué d’avance, et les royaumes qui m’appartiendront ne pourront être conquis sans risque. » (Moï 151)

Comme nous le montrerons plus en détails dans la partie suivante, le narrateur reconnaît qu’il ne suit pas le devoir imposé à lui par son statut d’aîné mâle de la famille. Il se retire de cette pyramide sociale établie par les principes confucéens et choisit une vie dans les champs imaginaires, dans l’entre-deux. Si l’on établit que le Confucianisme et le Pétainisme étaient des outils d’embrigadement du peuple vietnamien, créateurs d’une hiérarchie sociale et politique qui a renforcé le pouvoir des nations coloniales comme la Chine et la France, on peut voir ici, dans le personnage principal, une critique de ces doctrines et systèmes coloniaux.
Ensuite, Moï critique les politiques agricoles du gouvernement colonial en Indochine et dénonce la représentation positive de ces pratiques faite par Decoux. Dans les analepses éclairant les évènements clés de 1943 à 1950, le narrateur évoque les conséquences du « coup de force japonais » (Moï 77) en 1945 : « tout d’abord, plusieurs ouvriers manquèrent à l’appel […] Les nouvelles en provenance de leur village sinistré dans le delta du fleuve Rouge étaient extrêmement alarmantes. Le mot « disette » était remplacé par celui de « famine » (Moï 77). Si l’on en croit l’épigraphe de Decoux au chapitre 27, le Vietnam, à cette époque, regorgeait de riz :

L’agriculture, principale richesse de notre possession, retient en premier lieu l’attention du Gouvernement général. Des engagements fermes, touchant la livraison à une puissance étrangère de tonnages considérables de riz alimentaire, ont en effet été souscrits dès le début de 1941. Les tonnages à exporter en vertu des accords de Tokyo sont de : 700 000 tonnes en 1941; 1 050 000 tonnes en 1942; 950 000 en 1943; 900 000 en 1944.
Amiral Decoux, A la barre de l’Indochine (1949) (Moï 172)

Les accords de Tokyo mentionnés ici sont certainement les accords Darlan-Kato de juillet 1941. Ces accords, signés suite à l’invasion japonaise de 1940, autorisent au régime de Vichy d’accorder plus de facilités aux armées japonaises en Indochine et en particulier de circuler librement au nord du Vietnam, à la frontière avec la Chine. Le passage révèle aussi une distribution généreuse de denrées agricoles. Decoux met donc en avant son excellent travail de négociateur ainsi que la richesse du pays sous son autorité. Encore une fois, le récit du narrateur contredit l’excès de zèle de Decoux. Ces accords réapparaissent dans une discussion qui a lieu lors d’une réunion de quartier auquel le narrateur assiste :

Trân, un journaliste invité à la réunion, intervint :
« La priorité des Français est de livrer du riz aux Japonais. Ils ont signé des accords.
– Des accords commerciaux ?
– Oui, des accords tout ce qu’il y a de plus commerciaux. […]
– A l’heure actuelle, les exportations de riz aux Japonais, il n’y a pas plus lucratif… », dit M. Hông.
Je m’indignai :
«  Vous voulez dire que les gens meurent de faim pendant que l’administration coloniale s’enrichit ? » (Moï 140-141)

Les personnages expliquent comment les paysans vietnamiens sont censés produire des quantités énormes de riz et s’ils n’en ont pas assez, ils doivent l’acheter au marché noir pour atteindre les quotas requis par le gouvernement. La soi-disant prospérité mise en avant par Decoux n’existe qu’au détriment des conditions de vie du peuple vietnamien.  Ainsi, en reprenant le discours de Decoux et en en montrant les fissures, Moï établit un récit de l’imaginaire décolonial. Elle reprend l’Histoire coloniale pour en montrer les faiblesses et y ajouter l’histoire de personnages de l’entre-deux et des minorités en situation subalterne.

3. Des personnages aux confins du normal

Moï raconte l’histoire d’un sculpteur qui fait une sorte de parcours initiatique au nord du Vietnam pour sauver son mariage, suite aux recommandations de sa femme et de sa mère. Il a aussi pour tâche de livrer des lettres à des combattants clandestins Viet Minh, qui sont des hommes rescapés de ces combats (Moï 15). Contrairement aux histoires de colonisation et de guerre du Vietnam, Moï ne choisit pas un côté du conflit et ne positionne pas clairement ses personnages du côté nord ou sud vietnamien. Son personnage principal n’a pas de nom et il voyage pendant tout le récit, ne s’installant jamais dans des zones politiquement marquées, et se déplaçant toujours dans le paysage vietnamien, sur la Route Coloniale 4. Située aux frontières entre le Vietnam et la Chine, cette route avait, à cette époque, une importance stratégique car elle était souvent l’objet de combats entre la France, la Chine, le Japon et le Viet-Minh. En l’utilisant comme toile de fond de son récit, Moï place son personnage principal dans un espace de transition continuelle entre différentes cultures et formations géopolitiques. Plus qu’une ligne physique, ce territoire frontalier réunit les expériences des minorités ethniques, les traumatismes des déserteurs, et le parcours initiatique du personnage principal. Le récit de son parcours sur la Route coloniale 4 commence par ces mots dans le chapitre 3 :

C’est donc la nomadisation programmée pour les hommes de trente-trois ans qui me projette sur cette route coloniale n°4 reliant Lang Son à Cao Bang. Au-delà s’étend la Chine. Je pénètre pour la première fois dans ces territoires peu fréquentés ; j’avance au pas, doutant de ma légitimité (Moï 25-26).

En utilisant les expressions « nomadisation » et « légitimité », Moï place son personnage principal dans un espace de transition, en mouvance, aux frontières des lois et de ce qui est raisonnable. Elle commence à l’inscrire dans son récit comme un être frontalier, comme Anzaldúa l’a défini, quelqu’un qui peut franchir et traverser les confins du ‘normal’15 » (Anzaldúa 25). En effet, le lecteur va vite découvrir un personnage de l’entre-deux, entre diverses traditions culturelles et artistiques, et différents systèmes de pensée et de spiritualité. Tout au long de l’histoire, de longues analepses éclairent la vie du narrateur avant son parcours sur la Route Coloniale 4. Fils unique d’une famille de fondeurs, il est tout d’abord élève au lycée francophone de Thang-Long, puis inscrit aux Beaux-Arts selon la volonté de son père qui pensait qu’« avec un fils sculpteur, il allait fournir à sa clientèle de nouveaux modèles de divinités» (Moï 155). Avant son départ en 1943 pour l’atelier de l’Ecole des Beaux-Arts, le narrateur, cédant « à la pression maternelle, accept[e] d’être « épousé » par celle qui est aujourd’hui, et pour le reste de [s]es jours, [s]a femme » (Moï 40). En hiver 1944, de retour à Hanoi, il est promu au « grade de chef d’atelier » suite à la mort de son père, et il devient « par le même fait le maître du culte des ancêtres » (Moï 67).  À première vue, le narrateur suit la tradition confucianiste du devoir filial. Dans le chapitre “Confucius and Confucianism” dans Confucianism and the family (1998)16, Wei Ming Tu définit la piété filiale comme une valeur confucéenne fondamentale et, explique que, d’après Confucius, la meilleure façon d’améliorer sa dignité et son identité est de ne pas s’éloigner de sa famille (13). Dans ces relations familiales, la mère joue un rôle essentiel de transmission du code confucéen (Slote 42-43). Ainsi, en acceptant le mariage arrangé par sa mère et en reprenant la fonderie de son père, le narrateur se conforme aux règles confucéennes.

Cependant, il repousse les limites de ce « normal » traditionnel confucéen. Tout d’abord, il est incapable d’avoir un héritier après sept ans de mariage avec sa femme. Les premiers signes de cette distance entre sa femme et lui apparaissent lorsqu’il décide de partir étudier à l’atelier un mois seulement après son mariage (Moï 40). Dans cet atelier, dirigé par le Français Antoine Jeanthet, le narrateur apprend à pratiquer l’art de la sculpture, et en particulier celle de portraits de modèles vivants, qui est la voie privilégiée par son professeur (Moï 42). Lors d’une discussion avec son modèle, Maï, une jeune vietnamienne du village de Phuc Lanh, le narrateur évoque l’importance de pratiquer une forme d’art occidental :

– En touchant à un art qui vient d’ailleurs, je suis forcé de me transposer dans un autre univers.
– Pourquoi dis-tu cela ? La sculpture existe bien depuis des millénaires en Orient aussi.
– La sculpture de divinités, uniquement. Avec des traits stéréotypés : on ne doit pas reconnaître le modèle.
– Tu veux dire : ce ne sont pas des portraits ?
– Jamais un dieu ne doit ressembler à un être humain.
– Tu as raison, vous êtes les premiers dans cet atelier à représenter des visages d’êtres de chair.
– De mon point de vue, c’est une révolution.
– Parce que cela n’a jamais été fait.
– Non, pas en Asie. La révolution, elle est là, dans cette destruction d’un tabou. (Moï 54)

En pratiquant l’art occidental, le narrateur est conscient de déconstruire les tabous imposés par des pratiques culturelles et religieuses asiatiques.  En entamant ce travail à l’atelier, il se distance petit à petit de l’entreprise familiale de fabrication de cloches et de divinités pour les pagodes et s’aventure dans des territoires peu fréquentés par son père et ses ancêtres. Cette étape lui permet de commencer à façonner une identité hybride entre différentes traditions culturelles et religieuses. Mais, cette immersion dans l’art européen n’est pas forcément libératrice. En effet, le narrateur dit : « Les études aux Beaux-Arts m’avaient inculqué des techniques fiables. Efficacement, j’ajustai mes gestes en les réadaptant à un style académique, lisse et sans danger » (Moï 178). Ainsi, de retour à Hanoi en 1944, l’art des Beaux-Arts l’emprisonne aussi dans une sorte de filet de sécurité. C’est peut-être pour cela que le narrateur choisit de travailler principalement sur des sculptures de rapaces. Le choix de ce sujet, « des rapaces, oiseaux qui se nourrissaient d’êtres vivants ou faibles » est sa « seule transgression » artistique (Moï 178). Cela l’inscrit dans les territoires frontaliers des pratiques artistiques à sa portée :

Je pataugeais dans des enclaves de transition, entre panthéon bouddhiste et oiseaux de proie, après un détour par Notre-Dame de Cochinchine. Je rompais avec les rites ancestraux avant d’aborder des rivages toujours inconnus et toujours périlleux, mais sans lesquels je ne pouvais respirer. (Moï 151)

Le narrateur est donc confronté à diverses traditions – asiatiques et européennes – et différents systèmes de pensée et de spiritualité – le catholicisme, le confucianisme, et le bouddhisme. Pour lui, rien n’est fixe dans la vie et il représente un être des territoires frontaliers, évoluant dans les limites des normes.

Enfin, en 1950, le voyage dans le haut Tonkin apparaît comme la dernière étape dans sa transformation en « être frontalier » :

J’avais vingt-six ans à l’époque, et j’ai trente-trois ans à présent. L’âge du Christ, dit mon voisin M. Hai, un catholique accordéoniste, employé à l’Institut de Géographie. Trente-trois ans : l’un des rendez-vous malfaisants avec l’étoile Kê Dô, si l’on se fie à la cosmomancie qui complète, d’après ma femme, la science des astres. (Moï 24)

Ce voyage est placé sous le signe d’une convergence entre des influences spirituelles, occidentales et orientales. De plus, bien que le narrateur accepte la tâche confiée par le frère aîné de sa femme, qui est de livrer des lettres à des combattants et collaborateurs clandestins Viet Minh (Moï 24), il ne le fait pas par devoir politique, idéologique, ou familial. Il dit avoir accepté par « curiosité » et parce que ce voyage le « rapproche des lieux où les rapaces se concentrent » (Moï 52). En effet, il refuse de prendre part aux conflits politiques. Cette prise de position se dessine dans les commentaires faits sur les vautours qui planent sur la Route Coloniale 4 : « l’oiseau, en voie de disparition, est connu pour son bec acéré […] Il se préoccupe peu de savoir que les carcasses sont celles de Français, de Marocains, d’Allemands ou de Vietnamiens » (Moï 53). A l’image de ces rapaces, le narrateur ne choisit aucun camp et partage la vie des indigènes et des clandestins de tous horizons.

Tout comme le narrateur, les déserteurs qu’il rencontre se trouvent dans un entre-deux géographique et politique. Le narrateur sympathise en particulier avec un Allemand, Andreas. Il est déserteur mais ses motivations ne sont pas vraiment décrites. Andreas explique brièvement :

Déserteur, ce n’est pas un joli mot, n’est-ce pas ? Cela sonne un peu comme lépreux ou chaude-pisse, non ? […] Un traître, quoi. Un type qui a trahi peut trahir encore.
Du jour au lendemain, ta vie bascule de la ville à la jungle. Tu ne sais pas si tu as vraiment choisi. Il y a un moment où tu ne fais que suivre la procédure, une fois qu’elle est engagée. (Moï 90)

Il indique aussi que ses nouveaux camarades, des clandestins vietnamiens, l’appellent Duc, ce qui signifie « vertu » et « allemand » (Moï 109). Ce surnom lui plaît car il lui permet de changer d’identité :

– Pouvoir changer d’identité, c’est une chance et une liberté. Andreas, là-bas, Duc ici. Démultiplier sa vie, n’est-ce pas le rêve de chacun ?
– La liberté, je ne peux pas affirmer si je l’ai gagnée au Vietnam, ou dans cette région plus spécifiquement. Par ici, nous sommes tous des étrangers. Je suis étranger parmi les étrangers et, en fin de compte, je m’y sens quand même domicilié. (Moï 109)

Dans cette période historique où tout le monde est l’étranger de quelqu’un et même l’ennemi de quelqu’un, Andreas trouve une forme de réconfort dans cet entre-deux identitaire au Vietnam. Andreas, comme le narrateur, correspond à un personnage de l’imaginaire décolonial décrit par Emma Pérez. Comme cela a été mentionné précédemment, l’imaginaire sert à décrire les identités fragmentées du colon et colonisé. Dans cet espace interstitiel, les identités de l’opprimé et de l’oppresseur sont constamment changeantes (Pérez 6-7). Andreas, étant allemand dans un contexte de Seconde Guerre Mondiale et de colonisation, pourrait être considéré comme un oppresseur. Cependant, dans ce récit, le lecteur sympathise avec ce personnage qui fait partie des marginaux et qui cherche une terre d’asile. De plus, Andreas se sent tout particulièrement proche des peuples indigènes, considérés comme des minorités ethniques asservies aux autorités vietnamiennes :

Tout le monde est étranger, ou presque. Même les Thô sont des étrangers, alors qu’ils sont nés sur ce sol. Je communique avec eux sur les choses les plus essentielles ; on s’entend très bien. En ville, c’est différent. Avec mes cheveux blonds, je suis l’Etranger. (Moï 110)

Andreas met en avant le statut précaire et ambigu des peuples indigènes du Vietnam. Parce que ces minorités ethniques vivent dans une situation subalterne, leur histoire s’est effacée derrière l’Histoire de la conquête du Vietnam. A travers le récit, le narrateur rencontre et suit des personnes de minorités ethniques pour survivre et trouver son chemin. Dans le chapitre 3, il dit : « à chaque relais dans les villages, où j’ai puisé vivres et informations, un Thô m’a livré les secrets de l’étape suivante » (Moï 28). En connectant des éléments du patrimoine culturel des minorités ethniques au récit des personnages clés, Moï indique son projet de faire connaître ces histoires subalternes, souvent oubliées de la littérature sur le Vietnam.

4. Héritage matriarcal et histoires subalternes

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Amiral Decoux s’appuyait sur la doctrine « Travail, Famille, Patrie » du maréchal Pétain et utilisait une rhétorique régionaliste promouvant le retour à la terre afin de rapprocher les valeurs françaises des valeurs confucéennes  (Jennings 170-171). Il faisait également appel aux traditions et rites vietnamiens pour endoctriner le peuple vietnamien et lui faire croire que la France avait une relation politique démocratique avec le Vietnam :

Decoux, ensuite, à travers un ensemble de pratiques et l’élaboration d’un nouveau discours sur le réductionnisme racial, mélangé à un folklorisme nostalgique, faisait activement la promotion d’un « retour » à toute une gamme de coutumes indochinoises – en réalité, l’invention d’un ensemble de traditions – sous la forme de chansons folkloriques, d’hymnes, ou de rituels du gouvernement (Jennings 155)17.

Anna Moï, dans son roman, va contredire la figure du patriarche Pétain, « image même de la Patrie » (Moï 50), protecteur de la nation, de la famille et de la terre, en menant son personnage principal vers un retour aux origines matriarcales du peuple vietnamien. En effet, quand le narrateur découvre la Route Coloniale 4 au début du roman, il décrit les spécificités du paysage à travers le prisme de légendes vietnamiennes :

La route qui longe la frontière chinoise ondule à travers un hérissement de pitons enracinés dans le marécage vert des rizières. Le plissement résulte, sans conteste, du combat entre le Génie de la Montagne et le Génie des Eaux, l’un déplaçant les collines et surélevant les montagnes pendant que l’autre déchaînait typhons et inondations. Les deux génies se disputaient l’amour de la princesse My-Châu, fille du fondateur du Vietnam- un roi des temps légendaires (Moï 26).

Le peuple vietnamien possède une légende de la création de la nation vietnamienne qui connecte les origines de la société vietnamienne à un système matriarcal. 

Selon Nguyên Van Ky, à l’origine du peuple vietnamien est l’union entre Lac Long, un enfant des dragons, et Au Co, une fée. Cent fils seraient nés de cette union : cinquante seraient restés dans les eaux avec Lac Long, et cinquante dans les montagnes avec leur mère, la fée. Ces enfants des montagnes, de l’héritage matriarcal, seraient devenus le peuple vietnamien (Nguyên 88). Le personnage principal connaît donc cette origine matriarcale du peuple vietnamien. Au lieu de faire un commentaire politique sur les conflits impliqués par cette route, le narrateur retourne aux mythes traditionnels et offre une nouvelle perspective du paysage et du peuple vietnamiens. Le peuple des montagnes de cette légende est associé aux minorités ethniques du Vietnam. Au Vietnam, à travers les époques et les différentes étapes de colonisation, le statut des minorités ethniques des hauts-plateaux a changé et, dans le discours du gouvernement vietnamien, elles ont souvent été opposées au peuple éduqué aux principes du Confucianisme. En effet, le gouvernement vietnamien de l’époque transmettait l’idée que ces barbares des hauts-plateaux mettaient en danger les pratiques supérieures des Vietnamiens éduqués et qu’il fallait éviter leur contact à tout prix (Cannon Hickey 154). Moï remet en question ce statut de paria des minorités ethniques, imposé par les autorités confucéennes et patriarcales. En donnant des détails sur les mythes fondateurs vietnamiens, Moï participe à l’imaginaire décolonial qui consiste à révéler les histoires subalternes qui avaient disparu derrière l’Histoire transmise par les conquérants. Ainsi, le narrateur rencontre et suit des personnes de minorités ethniques pour survivre et trouver son chemin. Dans le chapitre 3, au début de son parcours, il explique : « à chaque relais dans les villages, où j’ai puisé vivres et informations, un Thô m’a livré les secrets de l’étape suivante » (Moï 28).  Dans le haut Tonkin, au contact des clandestins et des minorités ethniques, le narrateur apprend la liberté. Il constate, au chapitre 17, la différence entre ses gestes académiques et les gestes ancestraux des minorités ethniques qu’il rencontre :

Tout le long de mon périple, j’ai inspecté les mains des Thô, très différentes de celles de nos études à l’École des Beaux-Arts. (…) Leur gestuelle spontanée, léguée par atavisme, est celle de la survie. À l’inverse, la transmission du geste esthétique conditionna mes mains à la préméditation. (Moï 112)

Dans sa vie quotidienne, entre confucianisme vietnamien et académisme français, le narrateur était prisonnier d’une « armature taillée à (s)es mesures » (Moï 112). Il se laissait contrôler par des enseignements rigides, et n’osait pas « agir sans craindre de faillir » (Moï 112). Mais, au contact de ces différentes personnes de l’entre-deux et sur ce parcours hostile de la Route Coloniale 4, il se sent « plus indemne que jamais, immunisé par un sentiment de liberté illimitée » (Moï 113).

De plus, la rencontre la plus importante dans son parcours initiatique a lieu à la fin de son périple, quand il suit une femme H’mong dans la vallée :

Je l’ai suivie ; je n’ai pas pu faire autrement. Elle dit « Viens » avec une intonation familière, que je reconnais – celle de l’enfance. J’obéis, par un réflexe d’obéissance aveugle à un enfant, légitime détenteur des clés du paradis perdu (…) La femme suit un tracé prédéterminé connu de nul autre. (Moï 183)

Lorsqu’il redécouvre son pays, sa nature et son peuple, il se rapproche enfin d’une connaissance authentique de lui-même. Cette femme H’mong représente le lien à sa terre natale et aux traditions ancestrales ; elle le ramène donc à un sens d’innocence et de tranquillité. Elle l’aide à trouver ce qu’il a cherché depuis le début du roman : un retour aux origines, à une vie plus proche du rythme de la nature, avant que toute forme de hiérarchie sociale ou politique soit établie par des pouvoirs ou doctrines étrangers. Le texte de Moï suggère ainsi que, pour comprendre complètement le concept d’identité vietnamienne, un mouvement entre le passé et le présent et entre les influences orientales et occidentales doit s’accompagner d’une recherche sur les origines vietnamiennes matriarcales. En conclusion à son cheminement dans le haut Tonkin, le narrateur remarque :

Pendant le long cheminement, on a oublié quel était le sens de tout cela, et quel trésor pouvait être enseveli au fond de la vallée. On a suivi, sans le faire exprès, une femme qui connaissait les secrets de l’eau et de l’irrigation […] Dans la grimpée, le souffle hachuré ne favorise pas la méditation. On prend prétexte de l’emballement cardiaque pour s’asseoir et contempler l’ignition de la vallée sous les derniers rayons du soleil. L’éblouissement est passager, juste le temps de l’éclosion d’une pensée fugitive : et si ce vert étincelant était la couleur d’un or extrêmement précieux ? […] Ma mission est terminée (Moï 186)

Conclusion

Le parcours du personnage principal représente le passage de l’Histoire et des différents événements politiques et socio-culturels qui ont affecté le Vietnam. Avec tous ces différents convergences et conflits, l’identité du Vietnam a été remodelée et définie par de nombreuses autorités occidentales et orientales, et la culture du Vietnam a été affectée par le capitalisme et la colonisation. Cependant, pour être capable de redécouvrir l’identité transnationale du Vietnam, on doit commencer par un processus décolonial, en suivant les mouvements des minorités ethniques et en évaluant constamment les images préconçues du Vietnam.

Dans son deuxième roman, Rapaces, Anna Moï relate une histoire de l’imaginaire décolonial: elle déconstruit le discours colonial tout en présentant une nouvelle histoire du peuple vietnamien, entre traditions confucéennes et héritage matriarcal. Ce travail sur les minorités ethniques et sur les entre-deux historiques et socio-culturels est au centre de son corpus littéraire et de sa vocation d’écrivaine. En effet, lorsqu’elle a choisi son nom de plume « Anna Moï », elle a opté pour la dénomination politiquement incorrecte de « Moï », qui fait référence de manière péjorative aux minorités ethniques, et « Anna » qui peut être associé à l’An-nam, «Tranquillité – sud » en vietnamien. Avec ce nom, elle s’identifie comme une écrivaine de la conscience métissée, sans cesse à la recherche de nouveaux territoires frontaliers des identités franco-vietnamiennes.


Notes

1 ANZALDÚA Gloria, Borderlands, La Frontera (4th edition), San Francisco, Aunt Lute Books, 2007.

2Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

3 – Ibid., p. 25: « borders are set up to define the places that are safe and unsafe, to distinguish us from them. A border is a dividing line, a narrow strip along a steep edge. A borderland is a vague and undetermined place created by the emotional residue of an unnatural boundary. It is in a constant state of transition ».

4 – Ibid., p. 25: « those who cross over, pass over, or go through the confines of the ‘normal’ ».

5 – Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

6 – Le terme “histoire subalterne” est comprise ici comme l’histoire des peuples et minorités colonisés.

7 – Op.cit., p.XV: « History, after all, is the story of the conquerors, those who have won. The vanquished disappear ».

8 – MINÉ Eric, « L’Extrême-Orient : une passion française », SOUKHA éditions, mars 2013, http://www.soukha-editions.fr/livre/a-la-barre-de-lindochine/

9 – PINTO Roger, « Decoux. A la barre de l’Indochine », Politique étrangère, 1949, n°6, pp. 581-584.

10 – COMPAGNON, Antoine, La seconde main, Paris, Editions du Seuil, 1979.

11 – COOPER Nicola, France in Indochina, Colonial Encounters, Oxford/ New York, Berg, 2001.

12 – Ibid., p23: « France, rather than being represented as yet another aggressor, is treated […] as a protector. Conquest becomes pacification, war becomes protection. »

13 – JENNINGS Eric, Vichy in the Tropics. Stanford, Stanford University Press, 2001.

14 – Ibid., p.130: « He was the savior and preserver of France, and embodied its flag. (…) By virtue of his age, his peasant origins, his experience, his victory at Verdun, and also his new slogan “Travail, Famille, Patrie” – which corresponded admirably with the profound and traditionalist aspirations for the masses, and fit unexpectedly well into Confucian philosophy- Pétain, one must admit, received from the outset the respect and admiration of Indochinese peoples ».

15 – Ibid., p. 25: « those who cross over, pass over, or go through the confines of the ‘normal’ ».

16 – WEI Ming Tu, « Confucius and Confucianism», dans SLOTE Walter H. et DE VOS George A. (sous la dir. de), Confucianism and the family, Albany, State University of New York Press, 1998.

17 – Op.cit., p.155: « Decoux, then, through a set of praxes and through the elaboration of a new discourse of racial reductionism blended with nostalgic folklorism, actively promoted a “return” to a wide range of Indochinese customs – in reality the invention of a set of traditions – be they in the form of folk songs, anthems, or rituals of government ».


Bibliographie

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CANNON HICKEY Gerald, Sons of the Mountains: Ethnohistory of the Vietnamese Central Highlands to 1954, New Haven and London, Yale University Press, 1982, 512 pages.

COMPAGNON, Antoine, La seconde main, Paris, Editions du Seuil, 1979, 426 pages.

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JENNINGS Eric, Vichy in the Tropics. Stanford, Stanford University Press, 2001, 328 pages.

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NGUYÊN Van Ky, « Rethinking the Status of Vietnamese Women in Folklore and Oral History », dans BOUSQUET Gisèle et BROCHEUX Pierre (sous la dir. de), Viêt Nam Exposé : French Scholarship on Twentieth-Century Vietnamese Society,  Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2002, 488 pages.

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