Atelier 1 / Séance d’ateliers 4

La numérisation dans le soin, entre recensement et invisibilisation : (salle E411)

  • Noémie Dubruel et Emmanuelle Rial-Sebbag, Penser la vulnérabilité dans les soins au prisme de la numérisation du corps : perspectives éthique et juridique :

Le déploiement du numérique a considérablement modifié la relation de soin et a amélioré  la prise en charge des patients, ce qui implique de mieux considérer l’usage des données de  santé. Le corps du patient mis en données permet le passage d’un corps physique à un corps  virtuel. La numérisation permet ainsi une visualisation globale du parcours du soin du patient  dans l’objectif d’une prise en charge personnalisée. Ces éléments conduisent à ce que l’on  pourrait qualifier de numérisation du corps ou dataification.  

Ces usages correspondent à une réutilisation des données de santé encadrée par le droit et  doivent se conformer, notamment, à des exigences d’information des individus. Par ailleurs, les  droits des patients et les principes éthiques (autonomie, non-faisances, justice, bienfaisance)  s’appliquent. 

Si le corps numérique présente des intérêts considérables pour optimiser la prise en charge  des patients, de nouveaux risques apparaissent pouvant renforcer des vulnérabilités existantes  voire en créer de nouvelles. Le traitement de données de santé entraîne un risque pour le respect de la vie privée, pouvant majorer la vulnérabilité de certains du fait de la sensibilité de ces données et du risque d’exposition de leur vie privée ou du mauvais usage des données. 

De plus, utilisé dans le soin, la numérisation du corps pourrait créer des situations de  vulnérabilité si elle est élaborée à partir de données de faible qualité, non-représentatives ou  non-pertinentes.  

Poussée à son paroxysme, cette numérisation pourrait conduire à développer des  prédictions quant à la santé future des individus et donc, à une responsabilisation forte des  patients sur les conduites à tenir, voire à un contrôle des patients fondé exclusivement sur une  représentation issue des données disponibles. 

Par ailleurs réduire le corps à une entité numérique ne serait-il pas contraire aux principes  de respect de la primauté de la personne et de la dignité humaine ? La vulnérabilité du patient  pourrait être accentuée par ce risque d’objectification de l’humain, réduit à une somme de  données menant à une négation de l’individu, apogée de la situation de vulnérabilité. La relation  médecin-patient pourrait également en être affectée.

Penser la vulnérabilité au prisme de la numérisation du corps oblige à envisager de  nouveaux risques pouvant nuire à l’individu ou à la relation de soin et à considérer le droit  applicable et les principes éthiques. Par ailleurs, un dialogue social sur la pertinence de cet  usage en santé et sur la place des patients dans son déploiement, devrait être pensé, afin que ces  derniers conservent une autonomie essentielle à la relation de soin.  

  • Isabelle Hirtzlin et Astrid Lambert, Les plateformes numériques pour les maladies rares : outils d’émancipation du patient ou source d’une plus grande vulnérabilité ?

En France, environ 3 millions de personnes sont atteintes de maladies rares. Chroniques et  invalidantes, elles se manifestent la plupart du temps dès l’enfance. Leur grande majorité est  encore insuffisamment connue des professionnels de santé de premier recours. Cette  méconnaissance est à l’origine d’une errance diagnostique, puis de difficultés de prise en charge  liées à la complexité des symptômes et aux traitements encore limités, source de souffrance  pour les malades et leurs familles. Les personnes atteintes de maladies rares sont ainsi très  vulnérables aussi bien d’un niveau physique (handicap, limitation dans les activités  quotidiennes, jeune âge), que social (accès à l’école, à l’emploi…) et environnemental  (isolement, mauvaise adaptation du domicile).  

Depuis le début des années 2000, trois Plans Maladies Rares successifs ont permis de mettre en place de nombreuses entités dans les établissements de santé (centres de référence et de  compétences) destinées à prendre cliniquement en charge les patients en facilitant l’accès aux diagnostics, traitements, et aux innovations dans le domaine de la recherche. Pour autant, les  personnes malades ont également besoin d’une coordination des soins au quotidien, et l’accès  aux différents professionnels de santé de proximité est nécessaire à l’amélioration de leur  autonomie, leur permettant d’agir sur cette vulnérabilité. Une des promesses des plateformes 

numériques (via les filières maladies rares) est de palier aux difficultés de coordination  rencontrées et de favoriser l’articulation ville-hôpital.  

À travers une enquête par questionnaire sur 405 personnes atteintes de maladies rares, et d’entretiens avec des professionnels de santé (réalisés en 2022-2023), nous montrons que les patients, loin de s’émanciper par le numérique, sont aujourd’hui exposés pour leur prise en  charge à une multitude de plateformes numériques publiques et privées non-interopérables et  peu interactives. La structuration des plateformes encouragées par les pouvoirs publics, loin de  simplifier les modalités de coordination des soins pour les patients, a au contraire fait apparaître une nouvelle forme de vulnérabilité de nature numérique. Les patients se tournent alors vers  des groupes de pairs sur les réseaux sociaux, souvent administrés par des associations de  patients, afin d’accéder à des informations ou conseils provenant d’autres patients pour se  recommander des professionnels de santé ou mieux connaître les lieux de prise en charge. Les  malades s’affranchissent de la vulnérabilité numérique en développant une véritable expertise,  bien que profane, dans leur maladie et les recours possibles, notamment en raison du rôle  contraint de coordinateur de leurs soins qu’on leur fait jouer.

  • Damien Lacroux, Penser l’évolution de la relation médecin/patient à travers le prisme des vulnérabilités :

 

L’introduction des humanités dans certains projets scientifiques de création d’algorithmes d’aide à la décision médicale pour prédire les chance de récidives du cancer amènent les chercheurs en sciences humaines à repenser leurs méthodes et leurs objets d’études. Nous développons dans l’un de ces projets* une approche empirique grâce à laquelle nous pensonsl’évolution possible de la relation médecin-patient à travers le prisme des vulnérabilités. 

Notre hypothèse de départ est que le déploiement de ce type d’algorithme génèrera de nouvelles formes de vulnérabilités qui auront un impact sur la façon dont évoluera la relation médecin/patient. Nous distinguons la vulnérabilité ontologique de la vulnérabilité gnoséologique. La première touche le patient qui, par sa maladie, est menacé dans ce qu’il est essentiellement, son corps, ses émotions, son quotidien, ses relations aux autres mais aussi dans son existence propre. La seconde touche le patient et le médecin et elle indique que, sous certains aspects, la connaissance théorique et pratique de l’individu est menacée. Le médecin, mieux informé par la machine, serait capable de développer une médecine personnalisée qui réduirait les chances pour le patient de recevoir un traitement non-adapté. Mais notre travail de terrain révèle qu’il se peut aussi que le médecin développe à son tour de nouvelles formes de vulnérabilités qui auront un impact significatif sur les vulnérabilités du patient. Comment décrire ce nouveau système complexe de vulnérabilités et comment minimiser ses effets sur la relation médecin/patient ? 

Cela nous conduit d’abord à identifier et théoriser plusieurs formes de vulnérabilité chez les médecins : 1) la difficulté de compréhension des résultats en raison de la nature complexe des données omiques ; 2) la disparité de compétence entre les cliniciens, avec des médecins de grandes structures qui sont potentiellement plus familiers avec la technologie que leurs homologues dans des structures plus petites ; 3) la nécessité pour les médecins de se former rapidement à ces nouvelles technologies ce qui induit une pression sur une certaine partie du corps soignant. Comment comprendre alors l’impact de ces nouvelles formes de vulnérabilités sur la relation entre le médecin et le patient ? 

Nous questionnons enfin la rhétorique du médecin afin de soutenir l’importance de présenter l’IA comme renforçant la compétence médicale plutôt que comme compensant l’incertitude du médecin. La nécessité d’un accompagnement rhétorique est un impératif moral que nous soutenons car l’algorithme pourrait aggraver la vulnérabilité des patients en cas de traitement préventif excessif. Finalement, nous nous demandons comment le médecin devraient gérer la présentation de l’IA sans compromettre la confiance du patient. Nous pensons donc que ces IA de prédiction en cancérologie génèreront de nouvelles vulnérabilités de nature gnoséologique qui pourraient renforcer à leur manière d’autres vulnérabilités déjà présentes chez le patient. Et c’est au cœur de consultation médicale que pourrait se nouer ce nouvel enjeu d’interdépendance des vulnérabilités.