Définir le corps vulnérable : vécus, savoir, représentations : (salle F422)
- Valentine Prouvez, Vulnérabilité psychique et normativité : interroger la notion de « vulnérabilité » en travail social, à partir de la philosophie de Georges Canguilhem :
Lesdits « usagers », « bénéficiaires » ou « publics » des établissements et services sociaux et médicosociaux sont ordinairement distinguées comme « personnes vulnérables » dans le discours des travailleurs sociaux et soignants ; ce qualificatif se retrouve dans les référentiels métiers et de formation des futurs professionnels, dans la « culture » des professionnels et les ouvrages spécialisés, dans les projets d’établissement et les référentiels de « bonnes pratiques professionnelles ». La « prise en charge » et l’accompagnement des personnes dites « vulnérables », semble ainsi constituer le cœur de l’activité des institutions spécialisées et de l’intervention des professionnels de l’éducation spécialisée et du soin – particulièrement dans les dispositifs ou lieux de vie dits « adaptés ».
Mais qu’entend-on par le terme de « personnes » ou de « publics » vulnérables ? L’étymologie nous enseigne que « vulnérable » vient du latin « vulnus » (blessure) : celui qui est vulnérable, c’est celui qui peut être blessé. Mais n’est-ce pas là une qualité propre à tout vivant : pouvoir être affecté, altéré, être blessé ou tomber malade, et (fréquemment) s’en relever ? Considéré sous cet angle, c’est donc bien plutôt l’invulnérabilité que la vulnérabilité qui apparaitrait comme étrangeté et « anomalie » dans l’existence humaine. Que signifie alors cette qualification d’une personne comme « vulnérable » ?
Parler d’une « personne vulnérable », c’est en effet bien autre chose que parler d’une vulnérabilité (ou d’une fragilité) qui serait relative à une modalité d’existence ou d’expérience précisément identifiée : c’est ici l’exemple donné par le philosophe et médecin Georges Canguilhem, de cette bonne d’enfant emmenée par ses employeurs en villégiature à la montagne, et se découvrant alors – parce qu’elle expérimente pour la première fois la situation de vivre en altitude – une insuffisance cardiaque. Mais parce que « nul n’est tenu de vivre à la montagne », analyse Canguilhem, il nous faut ainsi comprendre que ce risque d’être confronté à une « situation catastrophique » (autrement dit cette vulnérabilité ontologique) n’est pas absolu mais seulement relatif à une modalité d’existence ; la reconnaissance de cette vulnérabilité offre donc au sujet le choix de l’expérimenter « malgré tout », ou de l’éviter.
Pour le philosophe et médecin Georges Canguilhem, tout engagement de l’homme dans l’existence procède ainsi d’une « pesée » entre la considération de notre vulnérabilité aux aléas de l’existence, et notre besoin d’expérimenter des situations « stimulantes », qui nous procurent
le sentiment que cette vie vaut la peine d’être vécue. Toute « existence qui se veut telle » implique donc selon lui fondamentalement le courage de se risquer : « la vie doit faire son histoire loin des rivages ». Canguilhem distingue ainsi la « normativité » – soit l’engagement authentique du sujet dans une activité de débat avec le milieu (au risque de présumer de ses capacités et d’expérimenter parfois des « situations catastrophiques »), de la tendance à l’autoconservation et la préférence pour la « routine », qui caractérisent selon lui le comportement privilégié du malade.
C’est ainsi au prisme de cette « philosophie de la vie » (qui est intrinsèquement philosophie de l’erreur, de l’aléa ou de l’échec), et des réflexions cliniques et éthiques de Canguilhem, que je souhaite partager ici les questionnements qui ont émergé de ma pratique d’éducatrice spécialisée auprès de personnes dites « en souffrance psychique » (essentiellement « psychotiques »), en foyer d’hébergement. Je m’interroge ainsi sur les implications du regard que nous portons sur ces sujets, ici qualifiés de « vulnérables » et considérés comme étant particulièrement exposés au risque de connaitre des « situations catastrophiques ». Dans le contexte de la politique du « zéro risque » et de la détermination de nos actions dans le sens d’une hypervigilance, d’une anticipation et d’un empêchement de l’exposition de ces sujets à des situations critiques, ne participons-nous pas du renforcement (ou même de la « fabrique ») de leur représentation d’être vulnérables ou malades ?
A partir de situations issues du terrain de l’éducation spécialisée et de l’œuvre philosophique de Canguilhem, notre propos consistera en ce sens à présenter un cheminement réflexif et à considérer certains paradoxes et problèmes inhérents à l’éducation spécialisée et à l’accompagnement des personnes dites « vulnérables » en institution.
- Jacques Atiogbe, La vulnérabilité dans la philosophie biologique de Georges Canguilhem :
Conceptuellement, la philosophie biologique de Georges Canguilhem opère un renversement doctrinal à la fois, dans la compréhension des états de l’organisme, de même que dans la prise en charges des états pathologiques. Il y a dans ce renversement, un recours fondamental à la subjectivité. Il se pose alors la question d’une imbrication nécessaire entre la perspective théorique et la subjectivité vitale. Car, la subjectivité vitale fait apparaitre une hétérogénéité des états de l’organisme qui ne peut se comprendre que dans une précarité irréductible. Dans cette optique, la vulnérabilité peut être saisie comme une donnée intrinsèque du processus vital lui-même. Il y a donc ici, une nécessité à prendre en compte des considérations telles que la normativité biologique et la polarité dynamique de la vie.
Pour Canguilhem, les valeurs vitales se caractérisent en termes d’appréciation et de dépréciation. C’est donc ce qui justifie la variation des états structurels. Ceci renvoie à une dynamique créatrice de normes vitale. Cette dynamique est une forme d’équilibre acquise sur des ruptures d’équilibre. Il y a donc dans l’équilibre vital la nécessité d’une discontinuité ou du moins d’un déséquilibre. Dans cette optique, le dynamisme des structures vitales suppose une interprétation subjective des allures de la vie. Par conséquent, l’équilibre et le déséquilibre sont des préoccupations qui trouvent une place capitale dans la compréhension des états du vivant. On peut alors penser qu’il y a des équilibres et non pas un seul équilibre chez le vivant. Au total, la question du dynamisme structurel peut se concevoir comme suit : « L’histoire, des phénomènes dans lesquels les forces vitales ont leur types naturels nous mène, comme conséquence, à celle des phénomènes où ces forces sont altérées ». On peut donc comprendre qu’il y a un rapport d’altération qui caractérise les phénomènes de la vie. Par conséquent la vulnérabilité chez Canguilhem s’inscrit dans une dialectique qui autorise le mouvement répulsif et propulsif dans le processus vital.
- Olivier Hamel et Jean-Noël Vergnes, Dentisterie narrative et vulnérabilités : la place du savoir expérientiel dans un domaine à haute technicité :
Une des manières de prendre en compte la vulnérabilité des patients consiste à pleinement considérer leur singularité en contexte de vie. A cet égard, le concept de médecine narrative, décrit par Rita Charon au début des années 2000 (1), permet au professionnel de santé de refocaliser son attention sur les récits de patients, de leurs parcours de vie à leurs environnements personnels ou familiaux, de leurs parcours de santé à leurs errances et leurs croyances.
Définit comme la capacité à « reconnaître, absorber, interpréter et agir à partir des récits des patients », la médecine narrative possède un important potentiel d’humanisation de la relation de soins. En effet, elle favorise la compréhension des vulnérabilités du patient, ainsi que des processus ayant mené à ces vulnérabilités, tant sur les plans organiques que psychologiques, émotionnels ou sociaux. La parole du patient et de son entourage, à travers leurs récits, agit comme un guide à la contextualisation du soin.
Dans cette communication, nous allons prendre l’exemple de la chirurgie dentaire pour illustrer comment la médecine narrative aide à matérialiser l’apport des sciences humaines et sociales dans un environnement professionnel, scientifique et universitaire traditionnellement empreint de technicité. En présentant la « dentisterie narrative » (2), nous montrerons comment les vulnérabilités des patients peuvent être enseignées au profit d’approches cliniques et systémiques centrées sur la personne.
Nous donnerons des exemples d’articles de dentisterie narrative (récits fictionnels, ou réels, de patients en situation de vulnérabilité), publiés dans des revues biomédicales et indexés comme des briques de savoirs expérientiels dans le corpus de la littérature scientifique (3)(4). Nous montrerons en quoi ce type d’article peut inspirer la prise en compte de vulnérabilités individuelles ou collectives, de façon complémentaire à l’expertise technique ou statistique du professionnel de santé ou des décideurs.
Nous évoquerons enfin des perspectives pratiques pour transposer l’exemple de la médecine narrative à d’autres formes d’art, et en particulier les arts graphiques. Ceci nous permettra de conclure sur l’importance de l’enseignement des sciences humaines et sociales dans les formations de santé, et sur les opportunités de diversification des résultats de recherche sous la forme de diffusion de savoirs expérientiels.