Présentation

Contexte et attendus du colloque Ronjat :

En 1913, il y a un siècle, en plein contexte nationaliste européen, le linguiste français Louis Ronjat (1864-1925) édite deux textes majeurs : Essai de syntaxe des parlers provençaux modernes (Protat frères, Mâcon) et Le développement du langage observé chez un enfant bilingue (Champion, Paris).

Le premier ouvrage (Essai de syntaxe des parlers provençaux modernes) pose pour la première fois de manière scientifique l’état de la langue occitane (nommée « provençal ») et en propose une description géographique et linguistique actualisée. La langue occitane, dans son étendue de langue moderne et sociale, est alors minorée, ignorée ou déniée par les pouvoirs publics et scientifiques français. La dimension syntaxique que développe Ronjat permet de poser la langue dans son identité spécifique. Ce n’est pas un « patois » appartenant à la « vaste tapisserie » des parlers du Nord et du Midi d’un même espace géolinguistique, « patois » puisque selon Gaston Paris, l’occitan « n’a pas de syntaxe propre ».

Dans ce même ouvrage et pour la première fois, le terme d’intercompréhension est également nommé : il décrit la capacité d’un locuteur à comprendre des variantes d’une même langue et à entrer en production avec d’autres locuteurs de diverses variantes. L’intercompréhension permet à des locuteurs n’ayant pas la conscience sociale ou culturelle d’une langue commune d’entrer dans une pragmatique d’échange. Elle fonde en outre la conscience de la langue définie par la somme de ses dialectes, et dessine les limites comme les points de passage de langue à langue d’un même système (entre français, occitan, catalan, franco-provençal).  Elle permet de fonder la conscience d’une langue commune, et développe des compétences ouvrant au plurilinguisme.

La seconde thèse de Ronjat (Le développement du langage observé chez un enfant bilingue) est sans doute le premier ouvrage – et l’un des rares au monde de cette qualité – à traiter de l’évolution d’un enfant bilingue. Il s’agit de Louis, né en 1908, auquel le père, Jules Ronjat, ne parle que français ; sa mère, Ilse, ne lui parle qu’allemand. Semaine après semaine, Ronjat note l’évolution et les progrès langagiers et comportementaux de son fils. Il tâche par ailleurs de répondre à deux questions qui marquent les préjugés scientifiques de l’époque : le bilinguisme est source de confusion entre deux langues (interlangue, diglossie) ; le bilinguisme demande un double effort intellectuel à l’enfant pour un résultat similaire. Handicap pour l’individu, le bilinguisme serait en outre une « plaie sociale » (Epstein, 1915).

Ouvrage unique en son genre, Le développement du langage observé chez un enfant bilingue pose quelques concepts clefs de l’entrée en langue et dans la polyglossie : apprentissage précoce ; parité des référents langagiers ; emmagasinement linguistique ; double rapport signifié-signifiant ; inférences sociales et affectives ; importance de la représentation de la langue dans l’apprentissage, etc…  En 1913, au moment où le bilinguisme est considéré comme un phénomène nocif, un « fléau moral » pour l’individu et la nation, cette thèse surprend par son audace tranquille. Ronjat mesure scientifiquement les bénéfices du bilinguisme pour l’individu, et sans doute en arrière-plan pour des espaces politiques amenés hélas à entrer dans le conflit que l’on sait.

1913. Deux guerres nationalistes et mondiales ont passé depuis lors. De fait : les travaux de Ronjat ont été plongés dans l’oubli, puisqu’ils proposent de régulerdans l’individu et dans la société la possibilité et la compétence de la circulation et de la maîtrise d’une pluralité de langues.

Aussi : quelle est l’actualité de ces travaux, aujourd’hui ?

2013. Un siècle après leur parution, les travaux de Ronjat peuvent être reconsidérés à l’aune d’une nouvelle réalité sociolinguistique : le multilinguisme est désormais présent dans l’ensemble des espaces rencontrés, de la salle de classe au quartier, de la ville à l’Europe ; la dimension plurilingue de l’individu n’est plus considérée comme une incongruité mais un bénéfice cognitif, comportemental, humain. Les travaux de Ronjat, parfois cités mais si peu convoqués de nos jours ont dessiné les voies d’une représentation renouvelée du contact des langues et de leur didactisation, tant auprès d’un individu (bilinguisme) qu’en un espace donné (syntaxe), notamment par la définition de ce qu’est la syntaxe pour la langue, et l’invention du concept et de la pragmatique d’intercompréhension – que Saussure, dont Ronjat est le relecteur, nommera force d’intercourse dans le Cours de linguistique générale (1916).

Outre les aspects propres aux thèses de Ronjat (syntaxe de l’occitan ; présence de deux langues dans un seul espace géopolitique ; intercompréhension au sein d’une langue et entre langues de même famille ; bilinguisme paritaire précoce), le colloque souhaite aborder les termes institutionnels des questions d’enseignement et d’apprentissage bi/plurilingue. Une analyse des politiques linguistiques, en France ou en Europe, montre que la réponse à la réalité d’un monde multilingue et d’individus potentiellement plurilingues relève de la stratégie assez commune de l’apprentissage d’une « grande » langue, mais très rarement de la prise en compte des langues historiques ou du territoire (comme en France le bilinguisme français-langue régionale), ni de l’intégration didactisée des langues dans un apprentissage langagier ou disciplinaire (bilinguisme, DNL, intercompréhension…).

Sans doute cette réponse unanimement monolangagière est-elle due à une représentation des langues qui n’a pas su évoluer depuis l’ère nationaliste (une langue : une nation ; une langue : un individu), fondatrice de « l’école pour tous ». Un travail dans l’institution s’avère nécessaire tant sur la représentation de la langue (une langue n’existe pas sans ses variations) que de la prise en compte de la diversité des langues (le contact des langues doit être didactisé, sinon il sera conflictuel).

Le colloque Ronjat-2013 est par ailleurs l’occasion de porter à la connaissance du plus vaste public ces deux textes réédités et annotés : Essai de syntaxe des parlers provençaux modernes[1] et Le développement du langage observé chez un enfant bilingue[2]. Les communications retenues, mais également des communications qui ne pourraient pas être présentées lors du colloque et qui seraient évaluées favorablement par le Comité, seront publiées selon des normes fournies aux auteurs dès lors que leur proposition sera acceptée.

Le comité de pilotage a pour mission d’évaluer les communications qui seront retenues lors des deux journées du colloque Ronjat-2013 autour de différentes problématiques adossées à quatre axes de recherche :

  • axe 1 = le contexte de la linguistique, de la sociolinguistique, des représentations de langues à l’époque de Jules Ronjat ; les rapports entretenus entre Ronjat et la linguistique française ou francophone ; la personnalité de Ronjat et son œuvre ; les rapports entre Ronjat et le félibrige ; l’idéologie linguistique et les patois, le bilinguisme, la polyglossie, à l’époque de Ronjat jusqu’à aujourd’hui. (Axe épistémologique et sociolinguistique).
  • axe 2 = autour de l’Essai de syntaxe des parlers provençaux modernes : modernité et spécificité de la présentation linguistique de Ronjat ; en quoi la langue est d’abord de la syntaxe ? ; la place de la variante dans la langue ; la définition de dialecte et de langue ; le concept d’intercompréhension ; la pragmatique de l’intercompréhension, à l’intérieur d’une langue ; à l’intérieur d’une famille de langues. (Axe syntaxe, langue occitane, langue et variété, intercompréhension).
  • axe 3 = autour du Développement du langage observé chez un enfant bilingue : les concepts de parité et de précocité ; bilinguisme, diglossie et interlangue ; le concept d’emmagasinement linguistique, les activités de compréhension et de production ; l’étanchéité des langues et la symétrie de leur apprentissage ; l’importance des facteurs sociaux et affectifs dans l’apprentissage de la langue ; le double rapport signifié/signifiant chez l’enfant bilingue ; les bénéfices cognitifs, métalangagiers, comportementaux du bilinguisme précoce. (Axe bilinguisme, précocité et parité, maîtrise des langues, comportement).
  • axe 4 = le bilinguisme précoce français-langue régionale dans l’Education Nationale ; les politiques académiques, inter-régionales, nationales, européennes en faveur de l’apprentissage des langues ; les modalités plurielles (la variation dans la langue, l’éveil aux langues, l’intercompréhension et les compétences plurilangagières ; les enjeux des politiques linguistiques ouvertes et régulées. (Axe institutionnel, politique linguistique, pédagogiques plurielles).