Dans cet extrait qui ouvre le bal au sein de ce blog embryonnaire, le philosophe et linguiste Mikhaïl Bakthine propose une réflexion sur les processus qui entrent en jeu dans la contemplation d’une œuvre d’art. Qu’y a-t-il au juste dans l’œuvre d’art, qu’est-ce qui fait qu’elle nous attire, qu’est-ce qui nous fait réagir?
« Il est évident que l’analyse linguistique découvrira des mots, des propositions, etc.; une analyse physique découvrirait du papier, de l’encre d’imprimerie avec telle composition chimique, ou des ondes sonores dans leur détermination physique; le physiologue trouverait des processus correspondants dans les organes de la perception et les centres nerveux; le psychologue révélerait les émotions, les sensations auditives, les représentations visuelles. Tous ces jugements scientifiques de spécialistes, particulièrement ceux du linguiste (et à un degré moindre, ceux du psychologue), seront nécessaires à l’homme voué à l’esthétique pour son travail sur la structure de l’œuvre dans sa détermination extra-esthétique. Mais pour l’esthéticien, comme pour tout contemplateur d’une œuvre d’art, il est clair que tous ces éléments-là n’entrent pas dans l’objet esthétique auquel s’applique notre appréciation esthétique spontanée (« admirable », « profond », etc.) Tous ces éléments ne sont notés et définis que par le jugement au second degré, interprétatif et scientifique, de l’homme esthétique.
Si nous tentions de définir la composition de l’objet esthétique du poème de Pouchkine, Souvenir:
Quand pour le mortel se tait le jour bruyant,
Et sur les places muettes de la cité
S’étendent, à moitié transparentes, les ombres de la nuit…
et ainsi de suite, nous dirions que ce qui le constitue, c’est la ville, la nuit, les souvenirs, les remords, etc. Ce sont ces valeurs qui concernent directement notre activité artistique, c’est sur elles que notre esprit oriente ses intentions esthétiques: c’est l’événement éthique du souvenir et du remords qui, dans cette oeuvre, a trouvé sa mise en forme esthétique et son achévement (la mise en forme artistique comprend aussi un événement d’isolation et d’invention, c’est-à-dire d’une réalité incomplète), mais ce ne sont pas les mots, les phonèmes, les morphèmes, les propositions et les séries sémantiques: ceux-ci sont placés hors du contenu de la perception esthétique, c’est-à-dire hors de l’objet artistique; ils ne peuvent servir qu’à un jugement scientifique au second degré de l’esthétique, pour autant que l’on se demande comment et avec quels éléments de la structure extra-esthétique de l’oeuvre extérieure est determiné le contenu de la perception artistique. […]
L’immense travail accompli par l’artiste sur le mot a pour but ultime de le dépasser, car l’objet esthétique croît aux frontières des mots, aux frontières du langage, en tant que tel. Mais ce dépassement du matériau revêt un caractère proprement immanent: l’artiste se libère du langage dans sa détermination linguistique non en le niant, mais par la voie de son perfectionnement immanent: c’est comme si l’artiste triomphait du langage grâce à la propre arme linguistique de celui-ci et, en le perfectionnant, le contraignait à se dépasser lui-même. » (Esthétique et théorie du roman, Gallimard, pp. 62-63)
Il me semble que ce raisonnement de Bakhtine tend à mettre en valeur la nature intrinséquement dialogique de toute oeuvre d’art. Derrière ces « valeurs » essentielles à l’appréciation de l’oeuvre d’art, on peut en effet deviner les constructions socio-culturelles que le « récepteur » met en jeu pour apprécier l’œuvre d’art. Celle-ci se constitue comme un discours, irréductible à toute analyse linguistique ou psychologique, il n’est pas un bloc intemporel, mais un lieu où se confrontent en un renouvellement incessant des discours et des visions du monde parfois contradictoires…
PS
C’est une chanson de Boby Lapointe qui donne le titre à cette publication: http://www.deezer.com/fr/search/lapointe%20philosophe