Présentation

Présentation du séminaire de littérature et philosophie « Emma, c’est nous »
Responsables : Anne Coignard, Létitia Mouze
(département de philosophie de l’université Toulouse II)

Emma – et amicis

Madame Bovary met en abyme le procès qui lui fut intenté en 1857 pour « offense à la morale publique et à la religion ». L’avocat général Ernest Pinard trouvait le roman dangereux pour le lectorat, et tout particulièrement le lectorat féminin, supposé particulièrement vulnérable car plus faible intellectuellement et donc plus impressionnable. Or un des fils directeurs de l’ouvrage est précisément la question de la lecture et de son emprise sur l’imagination, de son impact sur la vie d’une femme qui dévore les romans sans prendre de distance vis-à-vis d’eux, et qui, rêvant de vivre les aventures et les émotions palpitantes de leurs héros, ne peut manquer d’être déçue par la médiocrité de son existence : Mme Bovary, nourrie de lectures romantiques (comme d’ailleurs Flaubert lui-même, qui a précisément entrepris la rédaction de cette œuvre, sur le conseil de ses amis, comme exercice pour se débarrasser de son lyrisme sentimental), ne supporte pas son prosaïque époux et la vie morne qu’elle mène à ses côtés, cherche désespérément l’amour et les paillettes, se réfugie, au grand dam sa belle-mère, dans la lecture, et finit par mourir, ayant absorbé de l’arsenic, avec un « affreux goût d’encre » dans la bouche .
On a pu lire ce roman comme une dénonciation (paradoxale), non pas, il est vrai, de la lecture de romans (encore que), mais tout au moins de la lecture d’une certaine catégorie de romans, et plus précisément encore, d’un certain type de lecture de roman : la lecture dite naïve, lecture d’identification, dans laquelle le lecteur se projette dans l’œuvre, pleure, rit, s’indigne comme les personnages, et fait comme s’ils étaient réels. C’est là une des définitions possibles du « bovarysme ». Du coup, Flaubert, dans la mesure où il dénoncerait ce type de lecture, serait le précurseur d’un certain intellectualisme esthétique .
Pourtant, les choses ne sont pas si simples, comme on l’a du reste aussi remarqué. En témoigne dans le roman de Flaubert la discussion entre le pharmacien athée et rationaliste Homais et le curé Bournisien sur les méfaits de la littérature : mis dans la bouche de ces deux personnages aussi stupides l’un que l’autre (du moins est-ce ainsi que, visiblement, cherche à les faire apparaître le romancier), ces propos relèvent du registre des idées reçues, de sorte qu’il est difficile de soutenir que Flaubert adhère purement et simplement à une position similaire, alors même qu’il la présente comme entachée de bêtise. De surcroît, si les lectures de Mme Bovary sont effectivement présentées comme la cause de son insatisfaction, et donc de sa quête d’une autre vie, il reste que la médiocrité de son entourage, à laquelle du reste elle n’échappe pas, justifie aussi son impression d’étouffer, et confère une certaine grandeur au courage, à la détermination, à l’anticonformisme aussi (assurément bien relatif) dont elle fait virilement preuve. Bref, la position de Flaubert sur ce thème est en tout cas tout sauf univoque (c’est-à-dire tout sauf idiote) : il est pris entre la mise à distance ironique de son propre romantisme, et la persistance de ce romantisme. On ne saurait donc comprendre le roman comme une simple dénonciation de ce qu’on appelle depuis le « bovarysme ».

Or « bovaryste », le séminaire que nous proposons se veut de l’être. C’est dire que nous assumerons aussi une position et un parti-pris genrés. « Les romans, c’est pour les filles », entendons-nous seriner. On nous répondra que ceci n’a cours que dans les milieux « où on ne lit pas ». Voire. Le sexisme des milieux dits intellectuels n’a rien à envier à aux autres, et à défaut de faire de la lecture des romans une lecture sexuée, les mâles (symboliques s’entend) dénigrent comme féminine la lecture émotionnelle, celle qui « manque de distance », s’attache à l’histoire racontée, y recherche des échos à sa propre vie, l’intègre à elle : « Ce que l’enfant demande aux contes de Grimm ou d’Andersen, aux romans de Cooper ou de Gustave Aymard, de Walter Scott ou de Jules Verne, ce que l’amateur de romans-feuilletons demande aux Mystères de Paris et à Monsieur Lecoq, à Fantômas et à Rocambole, l’amateur de romans policiers au Masque ou à la Série noire, la midinette à la Bibliothèque romanesque de Ferenczi, ce n’est pas d’être des livres : mais de les émouvoir en leur donnant l’illusion d’une vie qu’il leur semblerait en effet émouvant de vivre, ou qu’il leur semble émouvant de voir vivre par d’autres qu’eux », écrivait par exemple Gaëtan Picon dans son par ailleurs passionnant ouvrage L’écrivain et son ombre .
Réflexion à tous égards instructive : les genres ou les auteurs évoqués sont aussi « populaires », c’est-à-dire supposés dénués de réflexion et d’intelligence, que les catégories de lecteurs répertoriés, et le préjugé sexiste (la midinette est en effet le seul type de lecteur caractérisé par son sexe, et évidemment de manière dépréciative) se double d’un mépris de classe. Bref, s’il faut parler la langue de ceux auxquels nous nous opposerons, nous comptons donc organiser un séminaire de filles, pour les filles, sur des questions de filles – et par filles, nous entendons bien sûr ici des êtres dotés d’une féminité non pas biologique mais symbolique et culturelle du moins dans les conceptions traditionnelles des sexistes en tous genres (si l’on peut dire), c’est-à-dire des êtres en qui priment l’affectivité, la réceptivité, qui ne lisent pas d’abord repérer des hypallages (c’est-à-dire pour analyser, décrypter, traduire, interpréter, si possible de façon novatrice), mais bien pour le plaisir. En bref, des êtres qui, comme le dit Marx, ne marchent pas sur la tête mais bien sur leurs pieds ; ou encore, tout simplement, des êtres normaux (nous allions même dire : intelligents).
Nous prendrons donc pour thème – et c’est là, bien sûr, que notre position est problématique et doit être questionnée – une lecture non érudite, ordinaire, à rebours des habitus universitaires qui font aussi notre manière de lire. Lecture ordinaire qui, pour n’être pas celle que la vie académique valorise, ne peut cependant être tenue d’emblée pour la lecture des autres. Contre l’angélisme qui voudrait, non pas exactement que nous n’ayons pas de sexe, mais à tout le moins que nous puissions lire en mettant de côté notre affectivité et notre vie ; contre le formalisme, le structuralisme, etc. (même si ceci est très vite dit : il nous faudra affiner notre propos), nous voudrions proposer une réflexion commune sur l’expérience de la lecture qui non seulement fasse droit à tout ce qui est récusé le plus souvent comme non scientifique, non intellectuel, populaire, féminin, etc., à savoir l’identification, la projection de soi, l’utilisation en retour du texte dans la vie, mais encore s’appuie sur elles.
Il n’y a pas, selon nous, de lecture sans passivité, sensibilité, réceptivité : il s’agit de faire droit à cette expérience-là et d’ancrer en elle les investigations dans les textes littéraires aussi bien qu’une théorisation de cette investigation. Penser la lecture dite naïve, c’est penser la lecture elle-même, la lecture qui est toujours aussi celle que nous vivons ou avons vécu. Qu’est-ce que lire ? Pourquoi lisons-nous ? Que pouvons-nous en tirer sur les rapports entre la lecture et la vie ? Ce sont là toutes les questions qui demandent d’être rejouées au regard de la figure d’Emma Bovary, si nous acceptons d’en faire une clef de la compréhension de ce que nous sommes et de ce que nous faisons dans et par les livres. La lecture n’est pas une activité pure et séparée – ou, quand elle le devient, il y a un sérieux problème.
Nous proposons donc de nous appuyer sur les sentiments, émotions, images, idées que suscitent nos lectures concrètes, sur l’état psychologique, affectif, intellectuel, existentiel dans lequel nous plonge la lecture. Nous voulons essayer de comprendre ce qui se passe quand nous lisons et après : que retenons-nous ? qu’aimons-nous ? pourquoi ? qu’appelons-nous un bon roman, une belle œuvre ? Il s’agit de reposer les questions de l’esthétique qui, comme le soulignait très justement le même Gaëtan Picon, sont des questions de valeur, et non de nature, des questions qui concernent le jugement, ses raisons, fondements, justifications, ainsi que la façon dont il s’élabore.
Le champ ainsi ouvert est très vaste. Il concerne autant l’esthétique que l’éthique, la philosophie que la littérature, la psychologie que la sociologie. Pour l’heure, nous pouvons seulement poser des questions, pour donner diverses directions à la recherche que nous souhaitons ouvrir dans ce séminaire. Entre autres possibles :
1) Condamner la lecture naïve, c’est condamner certains types de romans (populaires, sentimentaux) en même temps qu’un certain type de lecture. Y a-t-il des romans qui exigent une lecture naïve ? Ce type d’exigence est-il un outil pour distinguer romans littéraires et romans non littéraires ?
2) La lecture naïve dépend-elle du lecteur, de ses habitus de lecture et donc de l’éducation à la lecture qu’il a reçue ou de sa sensibilité ? Ou la naïveté en question est-elle moins une attitude qu’une dimension, parmi d’autres, de la lecture ? Et en ce cas, comment peut-on l’articuler aux autres dimensions – elles aussi à définir et à examiner ?
3) Pour revenir à la figure tutélaire de ce séminaire, si Flaubert dit « Emma Bovary, c’est moi » , que penser du lecteur qui refuse d’être Emma ? Ou qui refuse de ou échoue à s’apercevoir qu’il est aussi Emma ? Que penser de l’exigence qui nous est faite de domestiquer notre affectivité ? Et que dit-elle de la conception que nous nous faisons de la littérature et de ses enjeux ?

Concrètement, nous proposons de construire le travail du séminaire autour de deux types de séances : des séances consacrées à la présentation de textes théoriques (au sens large) ayant rapport avec la problématique de notre séminaire, et des séances consacrées à la présentation de lectures concrètes de textes dits « littéraires ». En ce qui concerne ce deuxième type de séances, des distinctions s’imposeront : on ne lit pas de la même façon, pour les mêmes raisons, de la fiction ou de la poésie. Ceci n’est du reste qu’indicatif : un séminaire n’a pas vocation à être le lieu de l’exhibition d’un savoir, mais bien de fournir l’occasion d’un travail collectif fondé sur le partage des savoirs, des expériences. Telle est la condition d’une recherche vivante. Même si nous avons des partis-pris (au demeurant susceptibles d’être ébranlés), même si nous partons avec des hypothèses, nous ne sommes pas en pleine possession consciente de ce vers quoi nous voulons aller. De plus, nous espérons réunir des gens intéressés par ce que nous proposons, assurément, mais sans que s’en trouve pour autant réduite la pluralité des points de vue et des recherches individuelles. Enfin, nous souhaitons que, quel que soit le statut de ceux qui voudraient participer à ce séminaire, la parole circule de façon libre et égalitaire.