Atelier « Lectures : fêlures et réparations »
Organisé par Catherine Mazauric, Marie-José Fourtanier (LLA-Creatis), Létitia Mouze et Anne Coignard (ERRaPhiS), dans le cadre de l’opération « Mémoire dominées et créations critiques dans les sociétés post-traumatiques » du LabEx SMS (Structuration des Mondes Sociaux).
Argumentaire
Défendre une certaine approche de la littérature, entendue au sens large, comme porteuse de revendications identitaires, enjeu et lieu de subjectivations renouvelées et possiblement émancipatrices, c’est indissociablement, et d’abord, défendre une certaine approche de la lecture – de ses modalités et de ses fonctions, de ses usages créatifs – si la littérature n’existe que dans et par la lecture, ou plutôt les lectures. Aborder le pouvoir des textes, la prise de pouvoir ou de conscience dont ils sont vecteurs, ne peut donc aller sans questionner ce que peut le lecteur, voire simplement ce qu’il fait en lisant, ce que produit sa relation aux textes dont il s’empare. C’est pourquoi il s’agira ici de parler de la littérature en parlant des lectures qui la font être.
Comme le titre choisi l’annonce, nous entendons la lecture au pluriel. Ce pluriel est essentiel : un texte écrit, mais des textes lus. La littérature n’est jamais rien d’autre que le pluriel indéfini des lectures, donc des lecteurs, c’est-à-dire des individus dont les subjectivités se font et se défont dans l’acte de lire. Notre réflexion sur les lectures souhaite d’être une réflexion sur la manière dont l’acte de lire, donc de donner sens au texte lu (car lire c’est interpréter), est le lieu d’une constitution de soi, de reconstitution de soi, ou de déconstruction de soi – et des communautés qui se nouent, aussi, dans leurs relations aux livres. Il ne s’agirait cependant pas d’entendre cela en des termes essentiellement volontaristes : les lecteurs pâtissent de leurs lectures tout autant que le texte pâtit d’eux. Si lire est bien une activité, au sens où le lecteur en lisant constitue le texte, la subjectivité du lecteur, reconfigurée par chaque lecture est toute autant mise en jeu. Nous nous proposons d’explorer cette double dimension active et passive (et active jusque dans cette passivité) de la lecture, et son sens tout autant anthropologique que politique : les subjectivités qui se font et tout autant se défont dans la lecture sont autant collectives qu’individuelles.
Le texte choisi, par le lecteur ou une communauté de lecteurs en train de se faire, peut être appréhendé – c’est là notre hypothèse – comme un texte qui donne la parole, notamment à ceux qui s’en trouvent dépossédés. Littérature qui donne à ses lecteurs une parole où s’éprouver, s’identifier, se mettre en question, et cela parce qu’elle s’offre à ses appropriations, ses usages, ses braconnages selon la célèbre formule de M. de Certeau. Abordée ainsi, la dimension émancipatrice, configuratrice de subjectivités de la littérature, s’aperçoit à rebours de la créativité de la lecture, de telle sorte, aussi, que la parole inscrite par l’auteur ne peut « faire reculer le silence » que parce que ses lecteurs se l’approprient.
Le texte devient ainsi un champ à investir, et les lectures sont autant de voix qui déclinent, chacune à sa manière, ce texte protéiforme, en fonction des nécessités intimes, individuelles et/ou collectives, de chacun. C’est en cela que les dimensions personnelle et politique de la lecture sont indissociables : la littérature est créatrice d’un texte qui devient lui-même un instrument, une voix qu’à la fois le lecteur emprunte, investit et invente. La lecture, silencieuse ou non, est une oralisation par laquelle chaque lecteur, prêtant sa voix au texte, le leste de ses inflexions propres, de ses intentions, de ses désirs ou de ses peurs, bref, de toute la gamme de ses sentiments et pensées, de tout le poids de sa mémoire et de son histoire. Le texte ainsi hanté devient son texte et, à travers lui, le texte d’une collectivité au moins potentielle, celle à laquelle le lecteur individuel, comme tout individu, appartient.
C’est dans cette perspective que nous proposons de prêter attention à la dimension réparatrice de la lecture, à sa capacité d’accompagner et de permettre le devenir-sujet des lecteurs, de leur offrir de faire communauté, de se donner une mémoire et une voix.
Il nous faut néanmoins nous prémunir de toute tentation unilatérale. La littérature, mettant en marche la machine à penser, à comprendre, à interpréter – non pas seulement le texte, mais le monde auquel le texte renvoie – possède sûrement une capacité réparatrice, mais aussi, inversement, manifeste son pouvoir déstabilisant – sur l’ordre existant – tout autant que sa capacité à fendiller nos âmes et nos corps. De même que le pharmakon grec est tout autant, comme on sait, remède que poison (la substance qui guérit est la mêle que celle qui rend malade), de même la lecture est tout autant apte à ouvrir des failles dans le roc de nos subjectivités constituées qu’elle l’est inversement à combler, panser, guérir celles dont nous souffrons. Là encore, il s’agira d’explorer ce double pouvoir qui n’est autre que celui de la pensée dont la lecture ouvre l’espace ; mais une pensée loin des abstractions, qui est aux prises avec le réel et s’enracine dans les affects. En cela, aborder la lecture dans ses promesses et ses périls de subjectivations ne pourra aller sans prêter une attention soutenue à la dimension affective de la lecture : si la lecture peut ainsi faire penser, donner à penser, et par là-même détruire ou reconstruire les subjectivités, c’est bien parce qu’elle est affective. C’est avec nos affects que nous lisons, c’est avec nos affects que nous pensons – sans quoi nous n’aurions rien à lire ni à penser.
Dès lors, on ne saurait soutenir que la lecture n’est valable que si elle est production d’une interprétation – c’est-à-dire que si elle est le lieu de production d’un savoir académique sur le texte. La fécondité des lectures pour les subjectivations individuelles et collectives doit nous conduire à l’examen des pratiques des lecteurs et, disons-le, à mettre en question la domination, instituée, de certaines pratiques de lecture qui sont l’envers de pratiques d’écriture légitimées. Si la lecture est bien toujours interprétation (on dit bien « une lecture » pour dire « une interprétation », et à juste titre), elle n’a pas à être nécessairement, pour être légitime, une proposition étayée et argumentée énonçant un sens possible du texte. Elle n’a pas, pour le dire autrement, à relever exclusivement de la production de connaissance. La lecture est interprétation au sens où elle est le lieu de subjectivations invisibles, ou du moins labiles, précaires. Elle a une fécondité secrète : les sujets individuels et collectifs se font et se défont au gré des lectures, non pas de manière spectaculaire, ou du moins rarement, mais en sous-main. Les théoriciens de la réception le répètent : la lecture a des effets et c’est d’eux qu’il faut parler. C’est vrai. Mais ces effets sont complexes, souvent secrets, profonds peut-être ou parfois, mais peu visibles. Ce sont ces effets, c’est cette fécondité, qui nous intéressera et que nous nous proposons d’explorer.
Ainsi, comment approcher les enjeux éthiques et politiques de l’appropriation des textes ? Comment la lecture peut-elle advenir comme vecteur d’une prise de parole ? Et, si elle advient ainsi, et quand elle advient ainsi, est-elle le fait d’une appropriation « sauvage » et imprévisible des lecteurs, ou peut-elle être la réponse à la volonté de l’auteur de donner la parole, de jouer, à même l’écriture, les porte-parole ? Où se nouent, aussi, les porte-à-faux du projet d’écriture et de la réception créatrice, potentiellement émancipatrice, des lecteurs ?
Affiche : aff atelier
Programme : prog atelier
Présentation de la première séance : 31mars-Emmanuel Barot