« La mise en espace par le cadrage photographique comme transgression de l’optique humaine »

L’optique de l’appareil impose une vision autre que celle de l’œil humain. Elle ne correspond pas aux
perspectives biologiquement accessibles pour un spectateur. Toute image provenant d’une machine
de vision (Virilio) place le spectateur dans un espace distinct. Cet espace possède des traces indiquant

ses origines techniques et technologiques. L’une de ces indications consiste en un cadrage et son
format. Quelle structure spatiale apparaît à travers ce repère visuel que nous pouvons retrouver dans
chaque image faite par l’appareil ?
Nous allons questionner la mise en espace du spectateur par le cadre, son format rectangulaire, ses
origines hétérotopiques, ainsi que la structure essentielle de l’appareil (l’objectif et la boîte obscure) et
son mode d’apparition dans l’image. Le photographique consiste en deux présences : celle de l’appareil
et celle de l’œil humain. Il contient donc en même temps deux optiques différentes : humaine et
inhumaine. En tant qu’un des éléments figuratifs de l’image, le cadrage photographique trace cette
coexistence de deux univers visuels. Il pourrait, d’une part, faire référence à une boîte obscure et son
espace intérieur, et, d’autre part, à la vision en mode paysage qui semble la plus naturelle à l’homme.
Il s’agit ici d’une vision qui place le spectateur à l’intérieur de l’espace imaginaire de l’appareil et au
visible extérieur à son propre corps. Paradoxalement, il rappelle l’état d’être à l’intérieur de quelque
chose, à l’abri, et l’observation panoramique de tout ce qui se passe dehors. Une caractéristique visuelle
qui s’incarne donc dans le cadrage, consiste en la structuration de l’espace visible en tant qu’espace
clos, avec une allusion à la structure de l’appareil même. L’extérieur et l’intérieur, dans ce cas, se
mettent en boucle. Comme Flusser a déjà précisé, l’appareil aurait été une forme embryonnaire pour
l’image (Flusser, p. 22). Bien tangible et figuratif, le rectangle par lequel nous encadrons le visible ouvre
de ce fait un passage vers un espace imaginaire.
L’espace que le cadre installe reflète une certaine vision du monde, connotée à la fois par la technologie
et la biologie de l’œil. Il structure et apprend l’œil à regarder à travers cette vision, qui n’est pas du tout
neutre au sens idéologique et conceptuel. Quelles sont les traces de la coïncidence visuelle du regard
humain avec le regard non humain dans le cadre imposé par l’appareil ? Le problème se trouve dans
cette simultanéité de l’appareil, de l’image et de l’œil humain réunis dans la même optique. Cet
enfermement dans un espace cadré pourrait aussi receler quelque chose provenant des structures
primordiales de la vie humaine telles qu’un cercueil et une mise à mort (Sontag), un abri obscur (Eco),
un espace utérin prénatal (Sloterdijk) ou une caverne platonicienne (Baudry).

– Olga Tsvietkova


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