Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : Territoire

Dé-territorialisations, flous identitaires et frontières intermédiales dans le roman graphique galicien Ardalén de Miguelanxo Prado

Agatha Mohring
Doctorante contractuelle, Université Toulouse – Jean Jaurès, laboratoire LLA-Créatis
agatha.mohring@univ-tlse2.fr

Pour citer cet article : Mohring, Agatha, « Dé-territorialisations, flous identitaires et frontières intermédiales dans le roman graphique galicien Ardalén de Miguelanxo Prado. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Le roman graphique intermédial galicien Ardalén de Miguelanxo Prado interroge l’imbrication intime entre le territoire et le sujet à travers le personnage de Fidel, vieux villageois espagnol qui semblerait avoir vécu en Amérique latine mais dont la mémoire est confuse. Les personnages tentent de recomposer l’histoire du personnage dé-territorialisé. Les va-et-vient constants entre l’Amérique latine des années 1930 et l’Espagne actuelle, le mélange des souvenirs, ainsi que les identités effacées, réinventées, fragmentées par la présence d’êtres fantastiques, créent un pont entre les continents et les époques qui redessine les contours d’un territoire hybride et fantasmé. Ce territoire est construit dans le roman graphique par la présence d’autres media, tels que des photos d’archives, des cartes de l’époque, des lettres, des billets de bateau, des actes juridiques, des articles, des moments de danse, de chant, qui s’intègrent à la narration ou créent des ruptures, tissant les liens et les frontières de ce territoire hybride en même temps que l’identité de Fidel.

Mots-clés : roman graphique – intermédialité – dispositifs – mémoire – intime –  voyage – identité – enquête –  territoire

Abstract

The Galician intermedial graphic novel Ardalén of Miguelanxo Prado investigates the intimate interaction between the territory and the human being through the protagonist named Fidel, an old Spanish villager who seemed to live in Latin America but whose memory is muddled. The characters try to rewrite the story of this de-territorialised man. The continual back and forth between the Latin America of the 1930s and present Spain, the mix of the memories and the faded, reinvented identites, broken up by the presence of fantastic creatures, build a link between the continents and the times that redrafts the outlines of and hybrid and fantasized territory. This territory, in the graphic novel, is developed by the presence of other media, as archived photos, maps of the 19 century, letters, boat trip tickets, legal acts, papers, moments of dance and singing that become part of the narrative or cut it off, drawing connections and boundaries both of this hybrid territory and of Fidel’s identity.

Keywords: graphic novel – intermediality – dispositive – memory – intimacy – travel – identity – investigation –  territory


Sommaire :

Introduction
1. Dé-territorialisation et fragmentation identitaire
2. Intermédialité, dispositifs de médiation et malléabilité des frontières géographiques et identitaires
3. Re-territorialisation dans l’intimité sous-marine et redéfinition de l’identité
Conclusion
Notes
Bibliographie sélective

 

Raconter à partir de ce qui reste, même s’il ne reste plus grand chose à raconter (du moins le présuppose-t-on), ou encore parce que ce qui reste est si fragile, incertain, vulnérable, voire inénarrable et indicible, qu’on risque de le manquer, de le rater en allant vers lui. Quelque chose résiste — des restes — qu’il faut raconter.

James Cisneros et Michèle Garneau

Introduction

Le concept de territoire met en lumière la relation réciproque qui se tisse entre l’espace et l’individu ou le groupe qui le délimite, le construit, le réinvente, se l’approprie comme l’expliquent Gilles Deleuze et Félix Guattari quand ils définissent le territoire comme des « fragments décodés de toutes sortes, empruntés aux milieux, mais qui acquièrent alors une valeur de propriétés”»1, mais également se définissent à travers lui. Le territoire ne peut donc être réduit à l’espace neutre, au lieu impersonnel, dans la mesure où il entretient un rapport particulier avec le sujet. Il s’agit donc d’un espace appréhendé, informé, soumis à des mécanismes d’appropriation, de résistance et lié à des enjeux identitaires. En effet, le sujet se construit en interaction avec le territoire. C’est dans son rapport au sujet, à l’individu, que l’espace se polarise et acquiert le statut de territoire. De manière réciproque, le territoire influence le sujet, sa construction identitaire en le territorialisant. Dans sa délimitation, son organisation, son rapport au sujet et la façon dont il est façonné, imaginé, fantasmé, le territoire reflète l’identité et l’intériorité du sujet.

Cette imbrication entre le territoire et le sujet est interrogée et développée par le roman graphique galicien Ardalén2 de Miguelanxo Prado dans lequel une femme, Sabela, cherche à reconstruire le passé de son grand-père Francisco, Galicien ayant émigré en Amérique Latine. Elle interroge Fidel, un vieil homme persuadé d’avoir vécu en Amérique Latine, hanté par des souvenirs précis de ce voyage alors qu’il n’a jamais quitté son village. Fidel semble dé-territorialisé, il ne sait plus à quel continent il appartient ni qui il est. Les va-et-vient constants entre l’Amérique latine des années 1930 et l’Espagne contemporaine, le mélange des trames narratives, des souvenirs, ainsi que des identités brouillées, effacées et réinventées, créent un pont entre les continents et les époques qui redessine les contours d’un territoire hybride et fantasmé.

L’articulation entre territoires et identités est polarisée par la dimension intermédiale de ce roman graphique. Ardalén met en exergue la « matérialité des média »3, mais aussi leur porosité et les potentialités créatrices de leurs interactions. La narration est entrecoupée de photographies d’archives, de cartes de l’époque, de lettres, de billets de bateau, d’actes juridiques, d’articles de journaux, de publications scientifiques, de jugements, de poèmes qui créent un effet de rupture tout en fonctionnant paradoxalement comme des éléments narratifs et graphiques charnières. Le récit est également peuplé de moments de danse, de chants, de musique et d’écriture qui remettent en question conjointement le territoire et l’identité du personnage.

Nous chercherons donc à montrer comment les interactions intermédiales articulent les relations entre territoire et identité en mettant en place des dynamiques de dé-territorialisation et de re-territorialisation influençant l’identité intime des personnages.

1. Dé-territorialisation et fragmentation identitaire

1. 1. Pluralité des territoires : Amérique latine, Galice et profondeurs sous-marines

Ardalén se déroule dans des espaces très différents, souvent complètement opposés, qui entretiennent des relations complexes car ces lieux sont investis d’une charge symbolique, émotionnelle particulière. Les personnages se les approprient, projettent leurs sentiments, souvenirs, fantasmes sur ces lieux, les construisant, transformant et les réinventant sous forme de territoires, tissant ainsi des liens entre des espaces éloignés temporellement et géographiquement. Ainsi, l’Amérique latine, la Galice et le monde sous-marin ne constituent pas de simples décors, mais constituent le cœur du récit au même titre que les personnages, polarisant l’identité des personnages.

ardalen-p-23Illustration 1 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 23

L’image de l’Amérique latine est dessinée à travers l’évocation de Cuba et du Venezuela et influencée par les topiques exotiques liés à l’imaginaire européen projeté sur l’espace latino-américain. Il ne s’agit plus de lieux concrets, de toponymes réels, d’espaces reconnaissables, mais d’un territoire qui serait la synthèse des différents espaces d’Amérique latine à travers lesquels le protagoniste aurait voyagé, réellement ou dans ses songes et ses livres : l’essence de ses littoraux à travers l’esquisse d’une plage, les couleurs et l’ambiance de ses villes à travers l’aperçu de quelques rues. En effet, les paysages d’Amérique latine d’Ardalén font essentiellement écho aux planches d’atlas universel ou aux cartes postales d’époque des plages et des villes coloniales emplies de lumières, de couleurs et de musique. Lorsque Fidel raconte à Sabela ses souvenirs de ces contrées lointaines, littéralement des étoiles plein les yeux, il souligne « les lumières et l’air décontracté des Caraïbes »4, et l’omniprésence de « beaucoup de couleurs… Beaucoup de joie »5. L’imaginaire est renforcé par l’érotisme des femmes latino-américaines cristallisé dans le personnage de la brune Rosalía, danseuse sensuelle faisant tourner la tête de Fidel. Ces associations mettent en évidence l’image d’un territoire que Fidel s’est approprié à travers ses songes et qu’il a construit par ses lectures, ou ses hypothétiques voyages.

ardalen-p-71Illustration 2 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 71

Si Fidel a la tête perdue dans le territoire latino-américain, il est néanmoins bien ancré dans son petit hameau galicien. De nouveau, ce village s’apparente davantage à un lieu réel qu’à la synthèse de l’essence de la Galice, puisque qu’il est d’abord présenté comme un « village perdu dans la montagne »6 avant d’avoir un nom : Noceda en los Ancares. Il s’agit d’un territoire poétique, influencé par la littérature et les topiques galiciens tels que la pluie, dessinée avec un certain lyrisme. Il se construit dans l’opposition la plus complète avec l’image précédemment évoquée de l’Amérique latine de Fidel puisque lui-même le décrit à travers « ce ciel gris, ces vêtements sombres et la misère de cette rive-ci »7, miroir inversé de la lumière du ciel cubain, des robes colorées des femmes et des somptueuses plages peuplant les souvenirs du vieil homme. Cette comparaison pourrait sembler être en défaveur du petit village galicien, cependant, le lien émotionnel que le lecteur perçoit entre Fidel et le territoire galicien qu’il considère comme sien, lui confère une dimension magique et profondément identitaire.

ardalen-p-112Illustration 3 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 112

Ces deux territoires entre lesquels Fidel est écartelé sont subvertis et réunis dans un territoire sous-marin fantastique, onirique, merveilleux, théâtre de l’intimité des pensées, des souvenirs et des sentiments des personnages peuplant la mémoire du vieux galicien. Ainsi, des éléments aquatiques emplissent la maison de Fidel, envahissant à la tombée de la nuit son environnement quotidien : des poissons, des courants et des couleurs sous-marins, et des personnages-souvenirs apparaissent : son ami Raymond, le grand-père de Sabela Francisco, Rosalía et Xana. Il s’agit d’une réalité que Fidel construit, s’approprie, dans laquelle il projette ses sentiments, ses doutes, ses rêves et ses fantasmes. C’est dans ce territoire qu’il essaye de reconstruire son identité, de mener son enquête sur la nature des souvenirs qui le hantent. Ce territoire onirique lie l’Amérique latine et la Galice puisque, comme l’explique le personnage Xana, des souvenirs étrangers sont portés par le vent merveilleux ardalén qui souffle depuis les côtes latino-américaines sur les terres galiciennes et sont absorbés par Fidel qui croit les avoir vécus, faisant ainsi écho au réalisme magique.

1. 2. L’omniprésence de la fragmentation

La fragmentation ne concerne pas seulement les différents territoires évoqués ou l’identité de Fidel, elle est omniprésence dans le roman graphique. Cela s’explique tout d’abord par la nature fragmentaire du médium, selon Harry Morgan « la bande dessinée est un art de la rupture »8. Cette rupture réside tout d’abord dans un dysfonctionnement de l’adéquation parfaite entre le texte et l’image. La bande dessinée, et tout particulièrement le roman graphique, joue sur la friction entre le texte et l’image, empêchant une lecture continue du récit dans la mesure où celui-ci « est dans tous les interstices de la surface qu’on a recouverte de texte et de dessin »9. C’est donc de la fragmentation, de la juxtaposition, de la rupture, des résonances et des échos que « naît un plus haut sens »10. Il convient donc de percer, de décoder cette fragmentation pour découvrir ce « plus haut sens » qui apparaît dans les brèches, les fissures issues de la fragmentation.

C’est en premier lieu la temporalité qui est altérée : les va-et-vient constants entre différentes époques, qui s’étendent des années 1930 aux années 1990, brouillent les frontières temporelles et donnent l’impression que le temps est fragmenté, subjectivé. On passe de la jeunesse de Francisco à l’enfance de Fidel, au temps présent et aux souvenirs que Sabela a de sa mère, puis de sa grand-mère. Cette dynamique est le résultat d’un traitement psychologique du temps selon Miguel Ángel Muro Munilla : « il s’agit de psychologiser le temps, à partir, surtout, du vécu des personnages. […] L’effet immédiat de cette intériorisation du temps par le personnage est la rupture de la chronologie séquentielle, exacte et aseptisée, qui laisse alors place à un temps irrégulier et troublé par l’émotion »11.

Les souvenirs polarisent ces voyages dans le passé, mais ils ne sont pas les seuls « dispositifs déclencheurs ». La mémoire est fondamentale, et elle est intrinsèquement liée à l’identité intime des protagonistes. Ainsi, Fidel se représente des personnages et des époques que le cours du temps et les frontières géographiques n’auraient jamais pu réunir, comme Xana, l’amie d’enfance galicienne et Rosalía la « fiancée » cubaine d’Antonio. Il fragmente le temps et l’espace et les intériorise pour faire coïncider leur rencontre, dépassant ainsi l’impossible réconciliation géographique, physique et temporelle.

On observe également une fragmentation de la focalisation : se manifestent tour à tour les points de vue de différents personnages qui permettent de mener l’enquête sur le passé de Francisco et la santé mentale de Fidel. Les souvenirs de Sabela, de Fidel, de Francisco complètent et disloquent alternativement le récit dans la mesure où ils ne concordent pas systématiquement. L’intervention de souvenirs dont l’origine est bien plus incertaine complexifient le récit, soulignant ses ambiguïtés du récit, et par là-même celles de la mémoire de Fidel, puisqu’ils paraissent neutres et incontestables. Ainsi, le lecteur apprend que la tante de Fidel tenait une maison close, ou encore qu’Antonio, marin dont Fidel semble avoir adopté les souvenirs, est mort lors d’une bagarre, et qu’il connaissait, enfant, une petite fille appelée Adela ressemblant beaucoup à Xana, un des personnages-souvenirs avec lesquels dialogue Fidel. La fragmentation de la focalisation suit un double mouvement qui vise d’une part à morceler l’histoire et à éparpiller les pièces de l’enquête pour que le lecteur la reconstruise. D’autre part, cette division reflète la nature ambiguë du souvenir et de l’identité en remettant en question l’unicité de la mémoire, l’objectivité des souvenirs, et même les focalisations apparemment neutres qui semblent confirmer certaines versions du récit.

1. 3. Dé-territorialisation géographique et identitaire

Nous emprunterons ici le concept de « dé-territorialisation »12 développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari en nous affranchissant de la critique du capitalisme intrinsèquement liée à cette notion dans L’anti-Oedipe, pour nous centrer sur l’idée selon laquelle « c’est chaque passage de flux qui est une dé-territorialisation, chaque limite déplacée, un décodage »13. La dé-territorialisation implique un mouvement, une modification des frontières. Mille-Plateaux approfondit cette idée en considérant qu’« il faut penser la dé-territorialisation comme une puissance parfaitement positive, qui possède ses degrés et ses seuils (épistrates), et toujours relative, ayant un envers, ayant une complémentarité dans la re-territorialisation. Un organisme déterritorialisé par rapport à l’extérieur se re-territorialise nécessairement sur ses milieux intérieurs »14. On remarque que la dé-territorialisation extérieure entraîne une re-territorialisation intérieure, qui peut ainsi être mise en relation avec l’identité, l’intimité.

Nous allons d’abord nous intéresser à la dé-territorialisation telle qu’elle apparaît dans Ardalén à travers la situation de différents protagonistes. Certains personnages, dans leur relation à l’espace, au territoire, à leur identité, paraissent déterritorialisés : cela se traduit par le fait qu’ils ont l’air constamment perdus, déracinés. Il est intéressant que cet état induise souvent un repli sur soi qui prend la forme d’introspections, de recherche sur leur passé, d’interrogation de la mémoire ou des sentiments. Ainsi, Francisco le grand-père de Sabella s’est expatrié en Amérique latine, mais a laissé sa famille derrière lui en Espagne. Il ne cesse d’écrire des lettres, il revient puis repart, et ne parvient pas à reconstruire une vie de famille en Amérique latine. Il est expatrié et déterritorialisé par sa condition mouvante qui ne lui permet pas de déterminer son identité. Sabela quant à elle vient de divorcer, elle est perdue, ne sait plus qui elle est et ne semble pas avoir d’endroit où aller. Son enquête sur son grand-père et son imaginaire de l’Amérique latine, de sa vie, ont pour but de l’aider à reconstruire son identité, à trouver sa place, c’est-à-dire à se re-territorialiser intimement. Son errance géographique et introspective est donc compensée par une tentative de re-territorialisation identitaire et généalogique. Enfin, Fidel a perdu sa mémoire, et avec elle son identité. Il s’avère qu’il est envahi par les souvenirs d’un marin galicien Antonio, qui ne sont pas les siens. Les personnages-souvenirs qui apparaissent dans son monde sous-marin l’appellent tour à tour Antonio et Fidel, ce qui participe d’une identité aux frontières poreuses, brouillées, d’un sentiment d’appartenance territoriale divisée : Fidel ne sait même plus s’il s’est rendu réellement en Amérique latine, s’il y a vécu ou aimé comme il croit se souvenir. Il se projette dans ce territoire rêvé sans l’avoir habité autrement qu’à travers un avatar de lui-même. En convoquant ces personnages-souvenirs intimement, il les interroge sur son identité et tente de se recentrer sur lui-même pour mieux se définir.

Face à cette situation de fragmentation du récit, des territoires et de l’identité, de dé-territorialisation des personnages, se mettent en place des dispositifs de re-territorialisation articulés à travers des relations intermédiales.

2. Intermédialité, dispositifs de médiation et malléabilité des frontières géographiques et identitaires

L’intermédialité, telle que l’ont développée les chercheurs de Centre de Recherche sur l’Intermédialité15, est un concept qui permet d’analyser les relations, les dynamiques entre différents media, puisque comme l’expose Silvestra Mariniello :

“ inter ” […] indique le renvoi d’une pratique médiatique à une autre, ainsi que la spatio-temporalité suspendue de l’ “ entre-deux ” ; “ médium ”, le milieu dans lequel a lieu un événement ; “ médiation ”, […] à la façon dont une rencontre est possible entre un sujet et le monde, entre deux sujets dans un mouvement qui, à chaque fois, les constitue l’un par rapport à l’autre16.

L’intermédialité s’inscrit donc dans une dynamique d’échanges, de rencontres et de porosité, se situant ainsi dans un entre-deux qui fait écho à la situation des personnages d’Ardalén. La perméabilité constitue, selon Johanne Villeneuve, « la caractéristique des médias eux-mêmes »17 et contribue dans le roman graphique de Miguelanxo Prado à abolir les frontières et déconstruire cette organisation rigide et délimitée de l’espace, et notamment la séparation entre Espagne et Amérique Latine.

2. 1. Ruptures intermédiales et narration

ardalen-p-54Illustration 4 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 54

Dans Ardalén surgissent brusquement entre les planches du roman graphique des planches d’atlas, des appareils radiophoniques, des billets de trajet en bateau, des factures d’envois de lettres, des articles scientifiques sur la mémoire, des poèmes, un jugement, une lettre officielle de décès, des relevés de trajectoire d’une tempête et un grand nombre de photographies redessinées.

Ces éléments hétérogènes introduisent une rupture non seulement narrative, mais également médiatique. En effet, il convient de souligner la matérialité de ces intrusions qui contrastent avec le graphisme et le récit du roman graphique. La carte ne s’apparente pas à un dessin de carte, mais à une vraie carte, avec ses caractéristiques, ses couleurs. La déclaration de décès comporte des cachets, des emblèmes, des en-têtes, une police ; l’organisation de cette page s’oppose à la structure de la planche précédente dont la ligne narrative poursuit l’enquête de Sabela. Ce contraste fait ressortir le document qui semble ne pas être à sa place, et met l’accent sur l’attention, et sans doute le plaisir de l’auteur de rétablir la matérialité de ces différents média : on remarque le détail de la calligraphie de la machine à écrire, qui rappelle la matérialité de la pratique de l’écriture, et par extension du médium. On note la reproduction du style de rédaction des évaluations médicales, psychologiques, des rapports de procès, du détail des cachets quelque peu écaillés, des signatures débordant sur l’écriture. Ces précisions sont certes des symboles d’une pesanteur hiérarchique, administrative, mais ils dévoilent surtout un goût pour la reproduction de la matérialité du document. Miguelanxo Prado ne se contente pas d’une simple restitution d’information qui ne prendrait pas en compte le support. Au contraire, les couleurs jaunies, les pages cornées, les déchirures et les pliures rappellent que ces documents ont une histoire qui a un rôle à jouer dans le roman graphique, et font écho à la mémoire endommagée de Fidel et aux écueils du temps.

Les apports intermédiaux, qui surgissent au détour d’une page, constituent une rupture médiatique, narrative mais également frontalière qui contribue à réunir les territoires galiciens et latino-américains. En effet, le tampon « control de embarque » du billet de bateau de troisième classe du grand-père Francisco entre La Coruña et La Habana marque l’effectivité de ce voyage. Le trajet inverse, depuis La Habana jusqu’à La Coruña, est représenté par l’avis indiquant que Francisco a envoyé de l’argent pour sa famille, ou encore par les lettres qu’il envoie à sa femme et à ses filles. La matérialité de ces document révèle le trajet qu’ils ont effectué et symbolise non seulement la possibilité du voyage, tangible, mais également la réunion physique, matérielle, sentimentale, entre les deux territoires, créant ainsi une sorte de continuum territorial qui fait écho aux projections fantasmées des personnages sur l’un ou l’autre des territoires, ou au parcours du vent ardalén. La liste des passagers du navire naufragé, indiquant leur nationalité, réunit également des identités espagnoles et latino-américaines sur un moyen de transport qui fait habituellement la liaison entre les deux continents, insistant donc sur une réunification du territoire.

ardalen-p-56Illustration 5 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 56

Ces intrusions oscillent entre rupture et continuité, puisque malgré le fait qu’elles interrompent la narration, forçant le lecteur à prendre du recul par rapport à celle-ci, elles constituent une prolongation et un renforcement de la double enquête sur la vie de Francisco et sur la santé mentale de Fidel. Les documents tels que les billets, lettres ou avis de décès donnent des indices au lecteur sur la vie de Francisco, lui permettent de reconstruire de son côté son histoire, lui donnant en quelque sorte une longueur d’avance sur les personnages. Les articles sur la mémoire et les évaluations psychologiques de Fidel fournissent des preuves tangibles de la folie de celui-ci et nuancent l’ambiguïté fantastique de ses visions. Ces informations qui s’opposent aux apparitions des personnages-souvenirs avec lesquelles dialogue Fidel, qui sont en rupture avec l’onirisme de son monde sous-marin, sont en réalité des recours visant à renforcer la plurivocité du récit et du roman graphique, à lui donner plus de profondeur et à attiser la curiosité du lecteur en lui laissant une liberté d’interprétation. Le lecteur, clefs en main, peut alors choisir de croire en la folie de Fidel, ou en la magie du vent ardalén, passeur de souvenirs étrangers, et des projections sous-marines.

Les ruptures intermédiales provoquées par l’introduction de ces éléments médiatiquement hétérogènes renforcent donc paradoxalement la continuité territoriale et narrative de ce roman graphique.

2. 2. Dispositifs de médiation intimes et géographiques

ardalen-p-44Illustration 6 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 44

Certains objets et média fonctionnent également comme des dispositifs de médiation à la fois intimes et géographiques. Par dispositif, nous faisons référence à la critique des dispositifs que Bernard Vouilloux associe à l’« École de Toulouse »18, et plus particulièrement au concept de dispositif que définit comme une « matrice d’interactions potentielles »19, articulée sur trois niveaux : un premier niveau matériel, un second niveau pragmatique, et un dernier niveau symbolique20. Nous présenterons deux dispositifs de médiation entre la réalité et le monde imaginaire sous-marin, deux territoires de Fidel qui métaphorisent sa condition physique, sociale, et l’intimité de ses pensées, de ses sentiments, de sa mémoire et de ses désirs.

ardalen-p-50Illustration 7 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 50

Le coquillage est un dispositif qui permet à Fidel de basculer dans le monde imaginaire. Il ne s’agit pas seulement d’un coquillage qui rappelle le son de la mer que Fidel écoute de temps à autre et qui l’amène à se souvenir de son passé de marin fantasmé. C’est en réalité le personnage de Xana, sorte de fée marine, qui remplit le coquillage de véritable eau de mer, et qui le vide à mesure que Fidel l’écoute. L’activation du dispositif se fait donc à travers l’eau qui l’alimente et le geste du protagoniste qui le porte à son oreille. Il y a donc une insistance sur le premier niveau matériel de ce dispositif, d’une part dans la poésie de son aspérité, d’autre part dans le fait que Fidel ne cesse de toucher le coquillage, qui passe de mains en mains tel un trésor. A un niveau pragmatique, le coquillage symbolise le lien entre Fidel et les êtres qui peuplent le monde sous-marin, puisque cette sorte de « machine à voyager dans le temps et dans l’espace» remplit peu à peu la maison de Fidel de tâches bleues, de poissons, de méduses et autres éléments marins, et lui permet d’établir le contact avec le marin Ramón et la fée marine Xana. A un niveau davantage symbolique, le coquillage représente la relation ambiguë qu’entretiennent Fidel et Xana, mélange d’amitié et d’amour. Cette dernière serre toujours ce coquillage contre son cœur, mais décide finalement de le briser, manifestant ainsi une forme de rupture, quand elle perçoit comme une trahison l’intérêt que Fidel porte au personnage-souvenir sensuel Rosalía. Le coquillage constitue donc un dispositif de médiation qui articule deux territoires et des relations intimes complexes.

ardalen-p-26Illustration 8 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 26

Le vieux poste de radio de Fidel fonctionne également comme un dispositif intermédial. Si pour Sabela le poste ne fonctionne pas puisqu’elle n’entend rien, pour Fidel et les personnages-souvenirs, il permet d’écouter le chant des baleines qui s’inscrit matériellement dans la page, et dont l’intonation se traduit par l’inclination de la calligraphie. Il est intéressant de constater de nouveau un intérêt tout particulier porté à la matérialité et aux spécificités de ce vieux poste de radio qui contraste avec la radio neuve que Sabela offre à Fidel. De nouveau, on observe une importance de la mécanique et de l’esthétique du poste de radio dans le soin et l’attention portés aux couleurs, à l’aiguille et aux bruits que produisent les boutons. L’insistance sur l’activation de la radio par ces boutons renforce l’idée qu’elle est un dispositif permettant de plonger dans le monde sous-marin des personnages-souvenirs. Ces détails relatifs au fonctionnement de la machine semblent vouloir mettre en lumière son action magique. Comme le coquillage, l’activation matérielle du dispositif fait apparaître des personnages, on le voit avec l’esquisse de Xana qui apparaît dans l’ombre, et, à un niveau pragmatique, permet à Fidel de communiquer avec eux, de basculer dans leur réalité. De plus, ne s’agit pas d’un simple poste de radio, il représente l’image stéréotypée et fantasmée des anciens postes de radio. Contrastant avec la radio neuve sans âme, il symbolise l’ancien, le passé, et par extension la mémoire de Fidel sollicitée par l’activation du poste. Les chants de baleine font également écho à la tristesse et la nostalgie du protagoniste face à ses souvenirs.

2. 3. Transitions intermédiales et retour sur le médium

Il est intéressant de constater que certains des documents qui font irruption dans le roman graphique sont par la suite parfaitement intégrés dans la narration et dans l’image, et permettent ainsi de les décoder.

ardalen-p-28Illustration 9 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 28

ardalen-p-29Illustration 10 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 29

C’est le cas notamment de l’atlas universel, médium qui apparaît dans toute sa matérialité en sa qualité d’objet, élégant et pesant, mais aussi à travers le détail d’une de ses cartes. L’échelle, les inscriptions et les formes rappellent clairement les atlas. Cependant, le traitement des couleurs annonce déjà l’intégration à venir du medium dans le roman graphique. On observe un peu plus loin, à la manière d’une prise de recul cinématographique, l’atlas qu’est en train de lire le jeune Fidel, ouvert à la même page que la page d’atlas représentée. Cette fois, l’atlas est traité dans le style de Miguelanxo Prado, il apparaît presque flou, il est impossible d’en lire le contenu écrit et les lignes et les traits ne sont plus qu’un rappel des détails foisonnants et précis de l’atlas. Cette transition de la page de l’atlas dans le roman graphique isolée puis intégrée avec subjectivité, semble refléter le système de pensée de Fidel, qui a assimilé ce qu’il a lu toute sa vie, puisqu’il a vécu parmi les livres. Il s’est approprié leur contenu, qui a envahi sa mémoire et qui refait surface sous la forme de souvenirs flous, idéalisés, d’endroits où il n’est jamais allé. Ainsi, quand Fidel rêve éveillé et se remémore les toponymes latino-américains, le lecteur aperçoit dans un coin de la bibliothèque ce même atlas, l’avertissant que l’origine de ces toponymes n’est pas un voyage, mais une lecture de l’atlas universel. Cette transition intermédiale éclaire les processus de mémoire et de création.

Le traitement du medium photographique relève également de l’intermédialité. Une photographie redessinée de Francisco apparaît sur une page entière. Il s’agit du portrait de Francisco. Le lecteur attentif se rend compte que cette même photographie est parfaitement intégrée au récit, puisqu’elle se trouvait dans une boîte en fer contenant les derniers effets personnels et lettres du grand-père de Sabela conservée par sa mère, sa tante, puis par Sabela. La photographie, redessinée avec plus ou moins de détails, vieillie et abîmée au fil du temps, passe de mains en mains et permet également à Sabela de mener son enquête. Miguelanxo Prado revient sur la naissance et l’histoire de cette photographie, prise à Cuba et envoyée en Galice à la grand-mère de Sabela. On observe un retour en arrière, une généalogie de cette photographie qui remonte la généalogie du propre medium photographie, notamment à travers la représentation d’un appareil photographique de la première moitié du XXe siècle. Nous constatons de nouveau à la fois la matérialité du médium et son intégration dans le récit du roman graphique, qui permet de remonter le passé de Francisco. La photographie est à la fois “mise en bande dessinée” et réaffirmée en tant que médium.

ardalen-p-30Illustration 11 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 30

ardalen-p-55Illustration 12 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 55

Ces différents processus illustrent aussi indirectement la capacité du roman graphique d’intégrer et les mécanismes lui permettant de s’approprier d’autres médias.

3. Re-territorialisation dans l’intimité sous-marine et redéfinition de l’identité

3. 1. Re-territorialisation intime sous-marine à travers la musique et la danse

Dans la mesure où le monde sous-marin relève à la fois du fantastique, de l’onirique et du merveilleux, il fonctionne comme un territoire intime au sein duquel peuvent s’exprimer plusieurs voix constituant l’identité dans toute sa complexité, puisque selon Lanfranco Aceti, celle-ci se « base de plus en plus sur […] des processus d’altération et de superposition de plusieurs degrés de réalité »21. Si l’identité se bâtit à partir d’une altération et d’une superposition du réel, elle s’érige également, dans le cas du protagoniste, sur une altération et une superposition des média présents dans l’œuvre, et en particulier de la musique et de la danse au sein du monde sous-marin de Fidel.

ardalen-p-108Illustration 13 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 108

La superposition des sonorités est paradigmatique dans la mesure où la personnalité de Fidel oscille entre la mélancolie et la joie de vivre, entre son attirance pour Xana, qui représente la Galice, la beauté féerique sérieuse, et celle qu’il ressent pour Rosalía, symbole de l’Amérique latine, de la sensualité exotique. Cette ambivalence et cette complexité de sa personnalité se traduisent par un conflit musical, entre chants de baleines tristes et envoûtants et groupes de musiques latino-américains évoquant la joie et la volupté. Ces deux sonorités peuplent le roman graphique, mais sont également amenées à se rencontrer, à se superposer. En effet, Rosalía décide de couper le poste diffusant des chants de baleine et de faire écouter à Fidel et Xana des airs latino-américains. Si Xana est d’abord réfractaire, elle se laisse fasciner par cette musique et en reconnaît la beauté. Cette superposition intermédiale conflictuelle puis acceptée métaphorise ainsi les complexes influences de la personnalité de Fidel, et lui permettent d’affirmer son identité et de se re-territorialiser dans l’hétérogénéité de son intimité.

ardalen-p-83Illustration 14 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 83

La superposition intermédiale de la musique et de la danse dans le roman graphique altère également le “monde réel” dans lequel est supposé vivre Fidel, et contribue à renforcer sa territorialisation dans son monde sous-marin intime. Ce processus de re-territorialisation intermédial est toujours impulsé par un personnage féminin. Ainsi, quand Xana incite Fidel à jouer du piano et se met à danser, elle l’amène à se plonger entièrement dans son monde imaginaire, intime, reconfiguré par la musique et la danse. L’arrière-plan de la maison de Fidel, présence tangible de la réalité, est envahi par les éléments marins. Les tourbillons de la musique, de la danse, de la mer et du dessin se superposent et forment une spirale qui aspire Fidel hors de la réalité. Le même processus d’altération et de superposition intermédiale se reproduit, cette fois impulsé par Rosalía et par la danse. Quand Rosalía et Ramón se mettent à danser, le décor de la maison de Fidel s’efface. Les couleurs habituelles du territoire sous-marin sont altérées, puisque le brouillard bleu est recouvert de nuages jaunes et que les poissons ternes prennent des couleurs vives. Le rythme s’accélère comme en témoigne l’orientation fragmentée du cadrage. La musique transparaît dans l’apparition soudaine du groupe de musique avec leurs instruments éblouissants, et la présence de points de lumière scintillants.

ardalen-p-107Illustration 15 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 107

Dans ces deux cas, la musique et la danse contribuent à ancrer la narration et Fidel dans son monde intérieur sous-marin. La superposition intermédiale permet d’exprimer les sentiments intimes de Fidel mais aussi toute la complexité de la mémoire, de creuser ses différentes strates et de reconstruire l’identité du personnage.

3. 2. Jeux de translucidité

Les différentes re-territorialisations sont rendues possibles par des jeux aqueux de translucidité. L’élément liquide est omniprésent dans le roman graphique. Il porte les souvenirs, les lie à la réalité. Quand les personnages-souvenirs rendent visite à Fidel chez lui, la nuit, des taches bleues apparaissent, flottant dans la maison de Fidel comme si elle se retrouvait soudainement plongée au fond de la mer. L’élément liquide constitue un élément charnière dont la consistance magique permet une porosité entre l’intériorité de Fidel et le monde extérieur qui confère une dimension onirique, merveilleuse, aux moments de remémoration de Fidel.

ardalen-p-40Illustration 16 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 40

Cette présence onirique et liquide a également une qualité translucide, puisqu’elle permet la combinaison, la superposition, la fusion et le mélange du décor de la maison de Fidel et du fond marin agrémenté de poissons. Le flou, le translucide, constituent une sorte de voile qui préserve l’intimité des pensées et des sentiments de Fidel. Le jeu des couleurs, des ombres, mais également à un niveau symbolique celui de l’hésitation entre fantastique, merveilleux, rêve et réalité permet de protéger l’intimité de Fidel. Ses pires moments d’abattement sont donc atténués, de la même manière que l’aboutissement de sa relation avec Rosalía se dissimule derrière l’apparente hallucination d’un vieillard sénile. En ce sens, l’interaction translucide entre la réalité et le monde sous-marin situe l’action et la narration dans un entre-deux mouvant qui permet un jeu avec le fantastique, l’onirique et le doute quant à la réalité de ce que vit Fidel.

De la même manière, selon leur degré de proximité avec Fidel, protagoniste central, les personnages-souvenirs ne se contentent pas d’entrer et sortir comme des personnages de théâtre, ils ont aussi la capacité de se diluer dans le décor, de devenir eux-mêmes translucides. Ainsi, Xana, comme si elle n’était pas un personnage mais un souvenir, une hallucination sans réelle consistance disparaissant dans un recoin de l’esprit de Fidel quand Francisco lui rend visite, acquiert une dimension translucide, se fondant dans le piano, qui est également son medium de référence, pour laisser place à Francisco. Elle a également la capacité de fusionner avec la musique quand Fidel se laisse emporter par ses sentiments, notamment lorsqu’il joue du piano, comme si les mots ne suffisaient plus pour exprimer la complexité des sentiments de Fidel, et qu’il avait besoin de la traduire par des sonorités.

On retrouve alors ce que Marie Elisa Franceschini nomme :

l’esthétique du « translucide », qui joue sur l’effet déstabilisant et oscillant des ambivalences de l’humain fragmenté, et sur les multiples possibilités d’un sens fragmentaire, suscite chez le récepteur la mobilité du point de vue, et l’adaptabilité du regard, pour la prise en compte d’une réalité multiforme22.

3. 3. Un territoire intime où être soi-même

Parce qu’il maintient le doute et crée un voile visuel, sonore et symbolique sur la réalité, le monde sous-marin est un véritable territoire intime pour Fidel qui peut s’y re-territorialiser, et donc être lui-même, forger de nouveau son identité. Le protagoniste « connaît angoisses et sensualité »23, pour reprendre l’expression d’Arnaud de la Croix et de Frank Andriat, dans la mesure où « il n’est plus l’idéal inaccessible auquel on rêve de s’identifier, il est un être qui tend à nous ressembler, […] plus intimiste, plus personnel »24. Dans ce monde intime, intérieur, Fidel peut être lui-même et s’éloigner du stéréotype du héros, de celui du anti-héros, de leur abstraction, pour incarner une humanité plurivoque et complexe.

On voit notamment chez Fidel que la violence de ses émotions contribue à déconstruire l’image du personnage âgé apathique, qu’on retrouve dans bon nombre de romans graphiques et bandes dessinées. Fidel, en effet, vibre d’émotions de toutes sortes. S’il est taciturne, amorphe, enfermé dans ses livres, dans ses pensées, et peu sociable avec les villageois et les habitués du bar, Sabela et ses amis-personnages-souvenirs parviennent à l’émouvoir, à lui faire abandonner son apathie de façade pour se laisser porter par ses sentiments. La violence de ses émotions déconstruit donc le stéréotype du troisième âge pour mettre en avant l’humanité touchante et la complexité des émotions de Fidel, reflétant une grande envie de vivre de nouvelles expériences et une immense capacité de ressentir des émotions.

ardalen-p-110Illustration 17 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 110

Celles-ci se traduisent d’une part dans son rapport avec son ami Ramón le marin. Il culpabilise de ne pas l’avoir sauvé lors d’un naufrage, mais ressent également une forte jalousie face à ses talents de séducteur. Il s’emporte avec rage et violence contre lui. Ces moments de conflits et de colère lui permettent d’affirmer ses idées, ses désirs et ainsi son identité. Les changements d’humeur de Fidel, sa capacité à pardonner et ses efforts pour sauver son amitié avec Ramón dévoilent la complexité sentimentale et émotionnelle du personnage, lui conférant ainsi une plus importante authenticité et humanité. D’autre part, sa relation amoureuse avec Rosalía est esquissée dans le monde sous-marin sans être complètement dévoilée, puisque le lecteur ne perçoit que le développement progressif et poétique de cette relation.

ardalen-p-162Illustration 18 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 162

Cependant, l’invention de ce monde sous-marin reflète une autre facette du personnage de Fidel : la solitude qu’il ressent dans le monde réel. Fidel vit seul, sans famille ni ami, et reste volontairement à l’écart du reste du village. Il erre seul et peuple le vide de son existence de poissons, d’eau de mer, d’objets marins et de personnages-souvenirs qui lui servent d’entourage. Derrière l’onirisme aqueux transparaît une impossibilité d’intégrer un groupe, de vivre en société, qui conduit Fidel à inventer une réalité parallèle, fantastique, dans laquelle il peut expérimenter et projeter ses désirs, ses doutes identitaires, ses pensées.

Conclusion

Dans le roman graphique Ardalén, les dispositifs et relations intermédiaux créent un territoire poétique hybride, entre des continents, des réalités et des époques distinctes. Ce continuum territorial ambigu et instable permet de re-territorialiser intimement les personnages déterritorialisés à travers une reconstruction de leur identité fragmentée. Les modalités d’emprunts, d’intégration, de rejet, de dialogue entre les media font partie intégrante de cette recherche et redessinent les frontières territoriales et identitaires floues et poreuses.

Les interactions entre les media interrogent et repoussent également les limites du roman graphique en tant que medium, puisque la dé-territorialisation et les doutes identitaires des personnages font écho aux problématiques de l’hybridité et des limites du roman graphique.


Notes

1 – Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille-Plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 629.

2 – Miguelanxo Prado, Ardalén, Barcelone : Norma, 2012, 256 p.

3 – Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique », in : Philippe Despoix, Johanne Lamoureux et Éric Méchoulan (dir.), Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Numéro 20 « traverser / crossing », supplément, automne 2012, printemps 2013, p. 55-72, p. 56

4 – Miguelanxo Prado, Ardalén, Barcelone : Norma, 2012, p. 27, citation originale : « las luces y los aires relajados del Caribe » [Traduction de l’auteur].

5 – Ibid., citation originale : « mucho color… Mucha alegría » [Traduction de l’auteur].

6 – Ibid., citation originale : « aldea en medio de los montes » [Traduction de l’auteur].

7 – Ibid., citation originale : « estos cielos grises, las ropas oscuras y la miseria de esta orilla » [Traduction de l’auteur].

8 – Harry Morgan, « Modernité du comic-strip », in: Thierry Groensteen (dir.) Bande dessinée Récit et Modernité, Paris : Futuropolis, 1988. p. 77

9 – Ibid.,

10 – Ibid.,

11 – Miguel Ángel Muro Munilla, Análisis e interpretación del cómic, Logroño: Universidad de La Rioja, Servicio de Publicaciones, 2004, p. 189, citation originale : « psicologizar el tiempo, a partir, sobre todo, de la vivencia de los personajes .[…] El efecto inmediato de esta interiorización de tiempo por parte del personaje es la ruptura de la cronología secuencial, exacta y aséptica, para dar lugar a un tiempo irregular y emotivizado » [Traduction de l’auteur].

12 – Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Oedipe, Paris : Éditions de Minuit, 1972, 645p. et Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille-Plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, 495 p.

13 – Idem, L’anti-Oedipe, Paris : Éditions de Minuit, 1972, p. 275

14 – Idem, Mille-Plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 71

15 – Centre de Recherche sur l’Intermédialité (CRI), Université de Montréal, cri.histart.umontreal.ca

16 – Silvestra Mariniello, « Commencements », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, Numéro 1, printemps 2003, p. 47-62, p. 48.

17 – Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique », in : Philippe Despoix, Johanne Lamoureux et Éric Méchoulan (dir.), Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Numéro 20 « traverser / crossing », supplément, automne 2012, printemps 2013, p. 55-72, p. 56.

18 – Bernard Vouilloux, « La critique des dispositifs », Critique, 718, mars 2007, p. 152-168.

19 – Philippe Ortel, « Avant-propos », in : Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif Penser la représentation, II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008, p. 6.

20 – Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », in : Philippe Ortel (dir), op. cit., 2008, p. 39.

21 – Lanfranco Aceti, «Instantaneously Mediated Virtual Visions: The Transmedia Circuit of Images, Body, and Meanings», Art Inquiry, issue: 10 / 2008, www.ceeol.com, citation originale : « increasingly built upon the […] processes of alteration and multi-layering of the real » [Traduction de l’auteur].

22 – Marie Elisa Franceschini, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Université Toulouse Jean-Jaurès, 2009, 651 p.

23 – Arnaud de la Croix et Frank Andriat, Pour lire la bande dessinée, Bruxelles / Paris : De Boeck-Wesmael-Duculot, 1992, p. 35

24Ibid.


Bibliographie sélective

DE LA CROIX Arnaud, ANDRIAT Frank. Pour lire la bande dessinée. Bruxelles / Paris : De Boeck-Wesmael-Duculot, 1992

DELEUZE Gilles et GUATTARI  Félix. L’anti-Oedipe. Paris : Éditions de Minuit, 1972, 645p.

DELEUZE Gilles et GUATTARI  Félix. Mille-Plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980, 495 p.

FRANCESCHINI Marie Elisa. « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra. Université Toulouse Jean-Jaurès, 2009, 651 p.

LANFRANCO Aceti. «Instantaneously Mediated Virtual Visions: The Transmedia Circuit of Images, Body, and Meanings». Art Inquiry, issue: 10 / 2008.

MARINIELLO Silvestra. « Commencements ». Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, Numéro 1, printemps 2003, p. 47-62

MORGAN Harry. « Modernité du comic-strip ». in: Thierry Groensteen (dir.) Bande dessinée Récit et Modernité. Paris : Futuropolis, 1988.

MURO MUNILLA Miguel Ángel. Análisis e interpretación del cómic, Logroño: Universidad de La Rioja, Servicio de Publicaciones, 2004.

ORTEL Philippe. « Avant-propos ». in : Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif Penser la représentation, II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008.

ORTEL Philippe. « Vers une poétique des dispositifs ». in : Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif Penser la représentation, II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008.

PRADO Miguelanxo. Ardalén. Barcelone : Norma, 2012, 256 p.

VILLENEUVE Johanne. « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique ». in : Philippe Despoix, Johanne Lamoureux et Éric Méchoulan (dir.), Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Numéro 20 « traverser / crossing », supplément, automne 2012, printemps 2013, p. 55-72.

VOUILLOUX Bernard. « La critique des dispositifs ». Critique, 718, mars 2007, p. 152-168.

 

Le design intermédial est-il anti-territorial ?

Ikbel Charfi Ayadi
Enseignante universitaire à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Sfax, ISAMS, Université de Sfax (Tunisie)
ikbelcharfi@yahoo.fr

Pour citer cet article : Charfi Ayadi, Ikbel, « Le design intermédial est-il anti-territorial ? », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Pour approcher la question du « territoire et intermédialité » à travers le design, nous avons supposé au début de notre réflexion qu’il y a émergence d’un modèle dialectique local/global qui fait que la conception à une échelle territoriale prédéfinie s’oppose à une démarche d’unification du système de production dite globale. Nous sommes arrivés à dire que le design territorial largement appréhendé aujourd’hui tend à devenir un projet intégrant les paramètres de mondialisation au processus de conception dépassant ainsi les limitrophes géographiques mais surtout culturelles de différentes nations.

De ce fait, penser l’intermédialité en design revient à dire cette large panoplie de domaine d’action allouée au design jadis pratique étroitement liée aux besoins et attentes d’une société prédéfinie. Nous proposons de questionner des exemples de transfert nord-sud ou sud-nord de processus de création, de produit design et de savoir-faire, qui pourront nous dire largement sur le mouvement intermédial du design aujourd’hui.

Entre ouverture internationale (perception de design global) et renferment culturel (de production artisanale locale), l’intermédial ne veut-il pas dire, en terme de design, le global et ne revient-il pas à dire un design anti-territorial ? N’ouvre-t-il pas à la construction d’un « design intermédial » proprement dit ?

Mots-clés : territoire – intermédialité – design – global – local – frontière – globalisme – transversalité – mouvement – transfert – cloisonnement – identité – typologie – juxtaposition – coexistence

Abstract

To approach the question of « territory and intermediality » through design, we assumed at the beginning of our thinking that there is an emergence of a local / global dialectic model. This model designs a predefined territory that opposes a process of unification of the so-called global production system. We arrived to say that the territorial design, largely apprehended today, tends to become a project integrating globalization parameters into the design process. The latter exceeds, thus, the geographical borders, but above all, the cultural boarders of different nations.

Therefore, thinking about intermediality in design is meant to say this broad range of action area allocated to design practice once closely linked to the needs and expectations of a predefined society. We propose to question examples of North-South transfer or south / north-creation process, product design, and know-how. These examples will tell us much more about the intermedial design movement today.

Between deep knowledge of the existing (perception of global design) and cultural restraints (opening on local production), does the intermedial meant to be, in terms of design, the global or an anti-territorial design? Does it reflect the construction of an “Intermedial Design” by itself?

Keywords: intermediality – territorial design – transfer – Globalization – production system – identity


Sommaire

Introduction
1. Design territorial entre production locale et système d’innovation
2. Intermédialité et design global
3. Vers une définition d’un design intermedial
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Il est convenu qu’aujourd’hui le design est pluri-, trans- et inter- disciplinaire. Il conjugue plusieurs pratiques recoupant avec sa fonction primaire de création d’objet beau et utile à la fois. La typologie design a connu son apogée ces dernières années avec la multiplication et succession d’associations aux divers champs d’action et de réflexion comme la sociologie, la psychologie, la politique, l’ingénierie, etc. Design sensoriel, design social, design thinking et autres, ont évolué le potentiel communicationnel du design associé parallèlement aux progrès technologiques et à l’invasion médiatique.

De ce fait, penser le design aujourd’hui revient à dire cette large panoplie de domaine d’activité liée aux besoins et attentes d’une société en évolution permanente. Le design suppose essentiellement l’expression et la traduction des codes d’une communauté bien précise en transcrivant les propriétés intrinsèques de sa culture. Le designer se trouve engagé dans la vie quotidienne, ne faisant que valoriser la culture du territoire, d’où la définition même du « design territorial ». Or, selon Olivia Verger- Lisicki :

le designer utilise les contraintes du contexte des réalités du monde. Et il n’est plus possible aujourd’hui de concevoir de nouveaux services et de nouveaux objets sans une prise de conscience et un engagement responsable devant les difficultés actuelles1

Nous partons donc dans cette réflexion de l’hypothèse disant que le design territorial favorise une certaine production locale maintenant le développement durable d’une région en particulier, à l’opposé d’un design global reposant sur l’intermédialité, favorisant le transfert culturel et la circulation des savoirs et savoir-faire. Nous nous demandons : pouvons-nous définir au juste un « design intermédial » et serait-il « anti-territorial » ?

1. Design territorial, entre production locale et système d’innovation

Le design territorial consiste à générer une certaine conception innovante d’un territoire tout en revitalisant ses potentiels de création et de créativité locaux. C’est un design qui est généralement au service des « politiques publiques », il vise à explorer et renforcer l’identité nationale propre à chaque territoire. Dans un premier temps, le design territorial se voit associé à une appellation plus au moins synonyme de « design local » reposant sur la conception, la production et l’usage de produits et services à une échelle réduite. Généralement, le design local se ressource des richesses territoriales spécifiques à chaque région (matériaux potentiels, mais aussi savoirs et savoir-faire) pour donner à voir une production imprégnée d’une identité distinguée dont l’usage est aussi assigné à une population bien définie. Pour faciliter aux citoyens de Marrakech la circulation et le shopping, le designer Younes Duret a crée ce tricycle approprié au Souk marocain :

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Le tricyle Belek de Younes Duret, 2006

Ce type de création rencontre généralement de réelles difficultés liées à son écoulement sur les marchés car, ne pouvant pas conquérir des productions dites universelles valables de tout temps et espace, il nécessite souvent un recours à une stratégie de vente bien élaborée, voire difficile dans certaines conditions. Le design local est un design assez clos, son champ est assez limité, ce qui s’oppose à sa vocation primaire de processus évolutif et créatif offrant des solutions appropriées pour un meilleur mode de vie.

Le design territorial, tel qu’appréhendé aujourd’hui, dépasse le fait de penser production locale, pour parler de projet universel. Il s’agit de développer plutôt une relation entre les processus culturels, sociaux, et économiques, les références dans divers domaines comme l’urbanisme, l’anthropologie et l’ingénierie de la conception pour fédérer ou paramétrer une action complète, seule garante de l’innovation territoriale. Dans ce sens, Philippe Destatte, explique que :

les Systèmes de l’Innovation Territoriale sont de plus en plus connus comme modèles : ils sont constitués de tous les acteurs et les ressources qui interagissent efficacement pour stimuler l’innovation dans une région donnée, et ils permettent d’optimiser l’apprentissage collectif et les partenariats entre les différents acteurs du développement2

L’auteur dresse un schéma conceptuel de TIS comme suit :

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Cette conception allie parfaitement le concept de territoire à la créativité et à l’innovation via des savoirs, des compétitivités locales moyennant des interactions et un dynamisme de plusieurs médiateurs (environnement, technologie, sciences, etc.). Opérer un système d’interaction entre les acteurs et leurs réseaux favorisent ainsi l’efficacité du dynamisme local, et jouera un rôle majeur dans le développement territorial à long terme. C’est là justement où nous pouvons parler d’intermédialité favorisant une « approche par projet » (conception stratégique, élaboration de scénarios et modélisation) permettant de faire face aux aspects d’innovation et de développement durable dans un territoire. À travers l’intermédialité, le design territorial se procure une certaine vision large qui lui attribue la fonction de l’universel.

Une universalité telle que l’entend Baudrillard quand il précise :

Mondialisation et universalité ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celle des valeurs, des droits de l’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie3

Nous sommes donc aussi dans le discours de mondialisation quand nous parlons de design global. C’est ce que nous démontrons en parlant de transfert.

2. Intermédialité et design global

2.1. Le transfert : sens et manifestes

Nous désignons par transfert, la mimesis de tout processus de création, de production design et de savoir-faire spécifique. C’est un mouvement qui suppose un sens transférer de qui vers qui ? Historiquement, les transferts prennent souvent le sens du nord vers le sud (désignation géographique qui sépare les pays d’Europe et d’Amérique de ceux de l’Afrique et de l’Asie). C’est aussi une distinction héritière des logiques des ex-colonisations qui fait que les pays développés produisent souvent le savoir et la technique pour l’expérimenter au sud, d’où le transfert. Aujourd’hui, avec la démocratisation des savoirs, l’expansion des nouvelles valeurs de partage et la dominance du globalisme (selon la définition de Hans Belting) ; le transfert devient remarquable dans le sens sud-nord dans la perspective d’une recherche de l’ouverture culturelle et d’un élargissement des frontières physiques. Mais nous nous demandons, dans le cas précis du design, ce que le sud peut apprendre au nord.

Nous partons de notre expérience d’enseignement du module « Design maghrébin, pratiques et productions », dans le cadre du master professionnel Design transdisciplinaire/culture et territoires,  à l’université de Toulouse où nous avions pu développer une réflexion sur le transfert du design sud-nord.

Traçage d’expérience : le projet Design maghrébin

Réellement, l’insertion d’un module d’enseignement autour du design maghrébin, est une initiative qui vise à développer le dialogue interculturel chez les futurs designers de l’université de Toulouse pour les adapter aux différents territoires et à d’autres cultures. L’objectif majeur de la formation est de favoriser l’insertion professionnelle dans un cadre international grâce à la confrontation et à la maîtrise des pratiques interculturelles de la profession de designer.

Dans cette perspective, nous avons pensé le cours en deux volets : un premier volet, où il s’agit d’exposer ce qu’est le design maghrébin, dans une perspective de partage de connaissance et d’appréhension des différents enjeux de ce design lié à une culture spécifique mais surtout différente ; puis, en second lieu, de passer à l’exercice d’interprétation de ce design et de son exposé via un projet de création innovante. L’expérience est enrichissante dans la mesure où il s’agit de mesurer le degré de familiarité des occidentaux aux outils, méthodes et codes créatifs du Maghreb, mais aussi, de voir quels sont les possibilités de réfléchir un co-design.

Compte tenu de la richesse du secteur, de ses usages, de ses spécificités, et de son ancrage historique, nous ne pouvons imaginer un design maghrébin sans correspondances avec l’artisanat du grand Maghreb ! C’est justement de quoi témoigne Philippe Xerri qui ouvre un nouveau cap dans sa carrière avec cette collection Rock the Kasbah dans son atelier de la ville de Tunis4.

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Rock the Kasbah – Philippe Xerri

De tout temps, il a été clair que les jeunes designers maghrébins cherchent à voir grand à travers des projets de taille comme est le cas souvent des œuvres d’hôtel-design qui pourrait – à leur sens – leur ouvrir chemin vers la reconnaissance internationale. Une reconnaissance trouvée par des designers de renommée comme Younes, Hichem Lahlou, Mourabit, et autres.

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Exposition XPO Lip-Hicham Lahlou Designer around the world, 2009

Une transcription qui a permis non seulement d’ouvrir les horizons pour une connaissance élargie de nouveaux territoires du design mais de susciter l’attention des étudiants, jeunes designers du monde entier et de les emporter dans un « voyage en terre inconnue ».

Nouveaux territoires du design ?

Si nous cherchons spécifiquement dans des exemples de design « à l’occidental » ayant attrait au « style » de design maghrébin, nous retrouvons une large panoplie de créations innovantes dont nous citons l’exemple des nouvelles collections d’Yves Saint Laurent avec des « tons qui claquent, peaux foncées, lèvres feu, ceinture du Maroc […] ». Non loin de ces conceptions bien réputées, Les projets d’étudiants en master professionnel Design de Toulouse étaient plus que satisfaisants dans la mesure où l’investissement dans la recherche de matière, de ressources créatives a montré une grande rigueur mais a surtout reflété beaucoup d’amour de découverte chez les jeunes designers. Et puis, le processus de création clairement expliqué dans leur travail a démontré une certaine sensibilité, mais surtout une logique appuyée par le fait que nous proposons ensemble un nom au produit crée en partant de sa nomination maghrébine : l’exercice devient aussi une recherche phonétique, de vocable et terminologie, jeu de mot aussi. Le designer appelle son projet, justifie l’appellation et en fait une histoire. Le scénario design est ce qui importe réellement car il permet largement de retracer l’expérience de design.

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Projet de Benkert Charlotte, janvier 2015

Le projet de chaque jeune designer est ainsi témoin d’une capacité humaine à assimiler et intégrer les codes culturels de l’autre (le maghrébin dans ce cas-là) via une médiation culturelle et pédagogique réussie et de pousser l’imaginaire collectif aux limites de ses fertilités créatives. C’est le cas de ce projet appelé Zatop de la jeune Mlle. Gavalda :

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Maquette de conception Zatop – Gavalda, 2013

Le Zatop est une appellation qui conjugue le nom de cet objet en arabe appelé « zarbout » et en français nommé « toupie », ce métissage se distingue au niveau du nom mais encore au niveau de la forme. C’est en fait une toupie qui respecte les codes culturels français et revisite la toupie maghrébine. Le fil est remplacé par un cordon en cuir en lacet avec une trajectoire gravée sur l’objet, la bande en couleur verte ou rouge et les petits motifs tout autour se réfère à l’identité culturelle maghrébine. Le principe de la toupie est le même mais la forme est nouvelle, issue d’une rencontre interculturelle, elle se différencie et se singularise par des formes épurées et un traitement spécifique au niveau des couleurs et des matériaux.

En somme, le design peut représenter un ancrage identitaire et refléter la culture maghrébine d’une part comme il peut prouver l’aptitude du design à être un vecteur d’acculturation démontrant sa capacité de transmettre les valeurs d’échange et de partage.

Si nous regardons aujourd’hui les multiples commandes design du monde entier lancées aux designers maghrébins, si nous observons de près les lieux les plus luxueux rebaptisés aux styles du Maghreb, et de l’orient en général, si nous regardons ces designers de l’occident qui conquiert les souks à la recherche de leurs matériaux, sources, nous pouvons dire que, ces dernières années, le Maghreb, entre autres, est en vogue dans la production universelle en matière de design. En design, il y a de plus en plus une place à la diversité culturelle en reconnaissant l’importance des emprunts, des transferts et des échanges entre cultures, par la voie d’un dialogue implicite ou explicite de plusieurs facteurs intermédiaux qui soulignent l’interdépendance des cultures et des civilisations du monde ainsi que leur contribution au vrai progrès de l’humanité.

Le mode de transfert qui « transforme les sociétés fermées en sociétés ouvertes »5 s’applique parfaitement au domaine du design. Les valeurs et signes par lesquels les objets sont chargés peuvent migrer d’une société à une autre et d’une culture à une deuxième. Comme nous le regardons à travers les travaux d’eL Seed, jeune artiste créateur tunisien qui a grandi et vécu à Paris. Comme plusieurs immigrés, il voulait se construire une identité au sein d’un pays étranger et être accepté au sein de la société dans laquelle il vit sans pour autant nier son appartenance natale. EL Seed refuse alors le modèle d’immigré qui opte pour une « adoption des normes socioculturelles en vigueur dans la société d’accueil et donc une distanciation des codes culturels propres à l’immigré »6, et choisit de défendre le principe de la cohabitation de multiples cultures dans la même société et ceci à travers un art de la rue qui est le graffiti. Il commence alors à taguer dans la rue, à Paris en 1998 et en quête de ses origines culturelles, il exploite la calligraphie arabe qui marqua la suite de son parcours artistique. À partir de là, et de la même façon que plusieurs graffeurs européens se sont réappropriés l’écriture latine, eL Seed fait de même et donne une nouvelle dimension de design urbain à la calligraphie arabe, pour devenir un calligraffeur de renommée internationale.

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Design urbain, Pont des amoureux, eL Seed, Paris, juin 2015

Nous finissons par dire que tout territoire peut devenir une assise de créations universelles qui font preuve d’une intermédialité culturelle par excellence. Universalisme, mondialisme, globalisme et cosmopolitisme même, sont autant de concepts qui jaillissent une réflexion sur ces nouveaux systèmes connectés.

2.2. Le global est intermédial ou du « système connecté »

Dans les nouvelles théories de design, le « design global » a une double connotation :

Une première, reliée au concept du globalisation (le fait d’entrer dans une même échelle). C’est un processus qui génère des fonctions de base qui peuvent être facilement modifiées et reproduits, au besoin, dans d’autres territoires. Il peut impliquer l’adaptation des aspects techniques du produit le rendant approprié à un contexte local particulier d’où son aspect global. Dans ce sens, nous citons l’exemple de ce Sketchnote de design global démontrant justement les liens possibles entre local et mondial :

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Global Design Research : Sketchnotes from UXLX – 18 mai 2015

À travers cet exemple, nous pouvons dire que l’intermédialité prend place quant aux rapports de l’individu à sa localité, à sa culture et à son univers propre. Le global est forcément intermédial car il se crée justement à travers les liens possibles entre l’homme et sa conception du monde.

La seconde connotation du design global focalise davantage sur une approche transversale, car elle concerne le cycle même de la conception /production design : « Le design est global, à la condition que l’entreprise veuille bien assurer une cohérence aux signes qu’elle émet : identités de ses marques, produits, packagings, sites internet, éditions diverses, architecture de son siège, de ses magasins. On peut y ajouter, même, le langage des collaborateurs, les identités sonores et les tenues de travail […] »7 Dans ce sens nous présentons un exemple de travail d’une entreprise de design global baptisée Hellopro qui essaie de simplifier l’apprentissage du design comme processus qui a accès sur la vision générale et non pas sur un produit en particulier.

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Que ce soit approche transversale ou approche collaborative, il est inévitable de parler de processus design global sans qu’il y a des médiateurs, voir une certaine intermédialité accrue provoquée à chaque fois différemment par divers acteurs. C’est justement cette considération qui est souvent ignorée. À notre sens, l’approche du design global est restée jusque-là, incomplète pour prétendre à une innovation territoriale car il n’y a pas déclaration claire de la prise en considération des facteurs de transmission, de partage et de publication en design. Pour l’ajuster aux objectifs du projet, il fallait souvent paramétrer le design global suivant une certaine médialité voir intermédialité dans le sens qu’avance Rémy Besson, chercheur LLA-CRÉATIS en disant :

Il n’est plus question de mettre en relation des éléments étant potentiellement séparés, mais d’appréhender des agencements, des systèmes complexes de relations, qui sont constitutifs d’un ensemble : d’un intermédia8

3. Vers une définition d’un design intermédial

L’intermédialité se définit comme un champ à la croisée de plusieurs domaines puisqu’elle propose à la fois les liens ou corrélations entre différentes parties et organise ces ensembles dans une sphère interconnectée. Schématiquement, dans le cas du design, nous pouvons aisément définir la place de l’intermédialité comme une approche qui s’intéresse aux relations et aux interactions entre les processus de création, les objets créés, comme aux pratiques multimédias faisant ainsi usage des spécificités de l’environnement immédiat.

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Cette sphère de l’intermédialité a pour vocation principale d’opérer un mode d’action ouvert entre les différentes composantes du design. Mais réellement, à travers l’intermédial la pratique même du design est remise en question. Universalité du message, partage d’information, communication élargie, vision humanitaire, effacement des frontières, sont toutes des possibilités qu’offre l’intermédialité au design pour élargir à son tour son champ d’action. Nous avons comme une volonté de passer du concept intermédialité vers un « design intermédial » dans le sens d’une pratique ouverte et communicative. Dans cette focale, l’idée de ce nouveau design est non seulement solvable mais opportune, puisqu’elle pourrait combiner déjà deux approches, comme nous l’avons démontré, celle d’une action locale et celle d’une vision globale. Cette nouvelle filiale que nous pouvons aisément intégrer à la typologie commune du design peut être schématisée comme suit :

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Typologie « design intermédial »

Cette forme est délibérément ouverte pouvant ainsi muter vers d’autres bifurcations et correspondances qui seraient susceptibles de donner naissance à une forme plus évoluée du « design intermédial » nécessitant des recherches beaucoup plus approfondies. Si nous nous référons par exemple au fameux slogan « Penser global, agir local » pour discuter un design intermédial, des exemples d’étude comme les affiches de l’UNESCO pour les droits de l’homme peuvent nous renseigner énormément sur ce type de problématique de recherche :

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L’intermédialité aide à articuler plusieurs possibilités de recherche en design, elle permet d’abolir les frontières locales/globales pour produire un discours et générer une pratique profondément réfléchie.

Conclusion

En interrogeant le territoire et l’intermédialité par le design, nous nous sommes référés à une certaine typologie de la création et un ensemble de définitions et concepts novateur dans le domaine du design pour cerner au plus juste les rapports possibles entre une production territoriale et une approche globale. L’étude de manifeste d’expérience de transfert design nous a permis d’ouvrir les perspectives de recherche et de revoir les apports même du design au concept intermédialité. Ce dernier, peut délibérément quitter son statut théorique pour devenir pivot d’une action élargie visant un développement durable canalisé pour un ensemble indéfini de territoires. Nous instaurons ainsi peu à peu un champ de recherche innovateur pour le design et l’intermédialité à la fois.


Notes

1 – VERGER-LISICKI Olivia. « Le design ou l’innovation pensée par et pour tous! ». L’express [en ligne], 22/02/2013.

2 – DESTATTE Philippe. « Territorial Innovation Systems for the benefit of business ». WordPress [en ligne], 9 mai 2014.

3 – BAUDRILLARD Jean. « Le mondial et l’universel », Libération [en ligne], 18 mars 1996.

4 – XERRI Philippe. « Rock the Kasbah » [en ligne], le 26 août 2011.

5 – ABOU Sélim. L’identité culturelle : relations interethniques et problèmes d’acculturation. Paris, éd. Anthropos, 1981, p.197.

6 – DAUDE Raphaelle. « Regards d’artistes issus de l’immigration et culture française ». Calenda [en ligne], 17 janvier 2008.
7 – URVOY Jean-Jacques, SÁNCHEZ Sophie. Le designer : De la conception à la mise en place du projet. Paris : Éditions Eyrolles, 2011, p. 29.

8 – BESSON Rémy. « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité ». Cinémadoc [en ligne], avril 2014.


Bibliographie sommaire

ABDELMOULA CHENNOUFI Donia. Design et interculturalité : la dimension ethnique comme outil de différenciation, étude de quelques expériences franco- maghrébines. Thèse – Tunis- Tunisie-16 octobre 2010. 296p.

ABOU Selim. L’identité culturelle, relations interethniques et problèmes d’acculturation. Paris, 1981, éd. Anthrops, 235p.

LANDEL Pierre-Antoine. L’exportation du  » développement territorial  » vers le Maghreb : Du transfert à la capitalisation des expériences. Paris, 2011, Armand Colin, 120p.

MARINIELLO Silvestra. « Médiation et responsabilité ». Enjeux interculturels des médias. éd. Ottawa: Les Presses de l’Université d’Ottawa. 2011, p.111–143.

MARINIELLO Silvestra. « L’intermédialité : un concept polymorphe ». Intermedia-Études en intermédialité. Paris, L’Harmattan, 2010, p11-29.

URVOY Jean-Jacques, SANCHEZ Sophie. Le designer : De la conception à la mise en place du projet. Paris : Éditions Eyrolles, 2011

Territoires urbains dans la chanson

Franck David
PRAG, Université Bretagne Sud de Lorient
franck.david@univ-ubs.fr

Pour citer cet article : David, Franck, « Territoires urbains dans la chanson. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Aborder la chanson avec les outils de la géographie socio-culturelle permet d’y chercher les représentations et les pratiques socio-spatiales qui s’y déploient. Intermédiale, la chanson enregistrée est diffusée à large échelle et de plus en plus accompagnée d’images qui conditionnent sa réception par le public. À la fois mode d’expression et vecteur de la culture populaire, elle se prête tout à fait à l’étude des rapports entre les habitants et leurs territoires. Dans un monde devenu majoritairement urbain dans la manière d’habiter (se loger, travailler, se distraire, se déplacer) les territoires de la ville ne sauraient échapper à la chanson française contemporaine. Référents identitaires, ils représentent un enjeu en terme de légitimité et de notoriété pour les artistes. Territoires du quotidien, ils apparaissent aussi comme éléments de reconnaissance d’un public en quête de références et de modes. À travers quelques morceaux choisis, les territoires urbains de la chanson révèlent à la fois des lieux et les ressorts d’une identité à plusieurs échelle, qui sait s’accommoder de la diversité.

Mots-clefs: chanson – territoire – ville – géographie

Abstract

If you approach singing with the tools of sociological and cultural research, you can look for the social and spatial representations and practices it displays. Being intermedial, recorded songs are broadcasted on a large scale, increasingly mixed with images that determine the way the audience receive it.

In the same time a medium of expression and a vector of the popular culture, the recorded song is completely appropriate for relationships studies between inhabitants and their territories. In a world which became mainly urban, the territory of the city won’t escape to the contemporary French song. Through some picked songs, we’ll see how urban territories of songs can reveal places and resorts of a plural identity, which manages with diversity.


Sommaire

1. Chanteurs des territoires urbains : la ville comme territoire d’identification
2. Chanter les territoires urbains : la ville entre réalités géographiques et représentations
Conclusion
Bibliographie

 

« Territoire et intermédialité », l’un des deux termes au moins est un appel à la géographie ; le second, une invitation à la rencontre et au dialogue des disciplines. En 2013 a ouvert au cœur de Tokyo un nouvel espace muséographique, l’Intermédiathèque, (qui publie la revue Intermedia, en collaboration avec le Musée des Confluences à Lyon). Résolument novateur, il offre un regard neuf sur des objets jusque-là limités à un seul registre (ethnographique) en leur appliquant un changement de perspective, où la valeur d’usage est mise en concurrence avec l’esthétique. Appliquée au territoire, concept polysémique cher aux géographes1, l’intermédialité permet de s’inscrire dans le tournant culturel opéré depuis les années 1980-1990 au cours desquelles la géographie s’est emparée de la culture à la fois comme champ de recherche et comme démarche (Claval, Staszak, 2008). Empruntant de nouveaux chemins pour appréhender l’espace des sociétés « le géographe peut envisager la musique et les pratiques musicales comme des géo-indicateurs de l’organisation des lieux » (Raibaud, 2009). Edgar Morin avait souligné déjà le caractère multidimensionnel de la chanson, produit de la culture de masse, et relevé son intérêt pour les sociologues (Morin, 1965) ; à sa « double substance : musicale et verbale », il ajoutait « l’arrangement et le rythme [qui] s’insèrent dans des genres, des styles et des modes ». La « cantologie » ayant trouvé sa place à l’université de Valencienne (Hirschi, 2008), il semble opportun de l’exposer au regard et à l’ouïe du géographe. Du fait de son infinie variété, de sa diffusion par les médias en association étroite avec la figure de l’interprète de plus en plus médiatique, la chanson s’inscrit dans un processus de déterritorialisation. Produit culturel de masse, elle multiplie les acteurs et les lieux entre la composition, l’enregistrement, l’édition puis la diffusion en spectacle vivant ou dans les médias. Les échelles s’emboîtent, qui construisent l’aire de la notoriété. Les enjeux sont économiques mais aussi culturels et identitaires. La chanson se prête particulièrement à une approche intermédiale du territoire des géographes, en particulier défini comme « auto-référence » à travers sa charge symbolique et sa valeur emblématique : « le groupe s’affiche par le territoire qu’il revendique, par les représentations qu’il en construit et communique » (Debarbieux, 2003, p. 912). Dans un monde sous influence urbaine (96 % de la population française selon M. Lussault), il est naturel de chercher à comprendre comment l’urbanité des territoires transparaît dans la chanson.

Pour circonvenir le sujet, une sélection partielle et forcément hasardeuse de morceaux s’impose, avec la volonté de rester dans le domaine de la chanson française contemporaine (July, 2012) telle qu’elle émerge avec l’essor des médias de masse depuis les années 1960. Les artistes ou les titres cultivant une certaine urbanité, entendue comme rapport intime à la ville, ont constitué le corpus de cette étude, avec la présence de deux figures tutélaires, d’une part Renaud (Séchan), de l’autre Fabien Marsaud alias Grand Corps malade (GCM). D’autres grands noms les rejoignent, soit du fait de la notoriété de certains titres (Gainsbourg « New York USA », Dutronc « Il est cinq heures Paris s’éveille »), soit en raison de l’attachement géographique à une ville (Toulouse et Marseille plus particulièrement). L’hypothèse postule que certains artistes cultivent une forme d’urbanité, et s’efforcent en termes de légitimation d’apparaître en phase avec une perception de la ville censée incarner la modernité et, plus simplement, la mode.
L’approche d’un sujet aussi vaste est ainsi pensée dans une double perspective : d’une part les territoires urbains comme terrain d’identification pour les interprètes qui mettent en scène leur propre « urbanité » ; d’autre part les territoires urbains révélés par les compositions à travers les images et le vocabulaire employés.

1. Chanteurs des territoires urbains : la ville comme territoire d’identification

Les questions de l’identification des populations à un territoire – à plusieurs échelles – et conséquemment de l’identité des territoires ont animé les débats géographiques des années 2002-20062. Dans le cas de la chanson, les interprètes s’efforcent de construire une identification au monde de la ville et à des cultures proprement urbaines, qui constitue un enjeu dans leur quête de notoriété. Cette identité urbaine soigneusement cultivée repose aussi bien sur l’image véhiculée par les médias que sur les sons et les thèmes abordés.

1.1. Qu’est-ce qu’une image « urbaine » ?

Loin des clichés du folklore régional ou des musiques « traditionnelle », associées à tort ou à raison au monde rural, les interprètes de la scène française contemporaine entretiennent une image d’urbain. Toutes les formes de productions visuelles – officielles ou relevant de la sphère prétendument privée – photographies, visuels des pochettes de disque, clips qui accompagnent les titres, mettent en scène les interprètes à travers des codes que l’on peut qualifier d’urbains. Ceux-ci les associent non seulement à la ville, mais à la « grande ville », une métropole régionale, la capitale voire une ville-monde. Dutronc et Gainsbourg cultivent dès leurs débuts l’héritage du Saint-Germain-des-Prés des années cinquante, dans lequel bouillonnait la vie nocturne. La chemise et le costume sont portés avec plus ou moins de négligence mais toujours en référence à des codes vestimentaires identifiés. De la même manière mais dans un autre registre, Renaud en gavroche, pantalon de cuir et veste en jean puis blouson noir sur ses trois premiers albums soigne particulièrement son identification aux quartiers populaires (Copans, 2014). GCM adopte sur ses deux premiers albums un style « urban », conforme aux quartiers dont il se veut porte-parole et au public auquel il s’adresse ; tee-shirt, jean, veste zippée, baskets.
A partir de ces codes visuels, les interprètes s’inscrivent spontanément dans un registre urbain, qui se construit, aussi et surtout, autour d’une identité sonore.

1.2. Un son « urbain »

Du point de vue acoustique, la musique traduit l’appartenance aux territoires urbains à travers trois dimensions : le genre musical, les accents de l’interprétation et la langue utilisée.
Les territoires tels qu’ils apparaissent en filigrane à travers notre sélection traduisent une appartenance assez large aux cultures urbaines, sans qu’on puisse les ranger dans le cadre étroit des « musiques urbaines » (rap, hip hop). Néanmoins, la chanson française contemporaine se décline dans des sous-ensembles incluant le blues ou le jazz pour Nougaro, le pop rock et même le bal musette pour Renaud, le rock festif alternatif pour Mano Negra ou les Ogres de Barback, le reggae ou le ragga pour Zebda et Massilia Sound System, une forme de rap pour les Fabulous Trobadors, le slam pour Grand Corps Malade. Cet éventail de styles, loin d’être exhaustif, s’apparente aux territoires qui sont ceux de la production culturelle, à savoir les territoires urbains. Quelques mesures suffisent pour les assimiler musicalement à des cultures urbaines.

Certains ajoutent un fond sonore directement puisé dans les bruits de la ville, fragments du paysage sonore (Shaffer, 1977), pour inscrire davantage le processus de production dans l’ambiance même de la ville ; Mano Negra pour une atmosphère de bistrot dans « Paris la nuit » (King of Bongo, 1991) ou GCM dans « Saint Denis » (Midi 20, 2006).

La langue et sa musicalité permettent également d’inscrire géographiquement l’interprète dans des territoires. L’identité sonore d’un interprète ou d’un groupe repose non seulement sur son registre musical mais aussi sur des intonations, des formes de prononciation et une manière de chanter la langue. L’accent pose d’emblée la manière d’assumer ou de revendiquer une origine géographique. On retrouve là les efforts de certains pour cultiver leur identification à la capitale. L’opposition entre un « J’aime les filles » légèrement ampoulé de Dutronc et « Camarade bourgeois » aux voyelles posées dans les aigus par Renaud fixe nettement un positionnement social mais aussi un ancrage géographique ; d’un côté les beaux quartiers de la rive gauche, de l’autre les faubourgs populaires parisiens auxquels l’un et l’autre s’identifient et cherchent leur public. Ce qui n’empêche pas Dutronc dans « Cactus » ou « Et moi et moi et moi » de jouer largement sur l’aigu propre à l’accent du titi parisien. Si Claude Nougaro, tôt installé à Paris, n’a pas cultivé son accent toulousain, c’est peut-être dans un souci d’intégration, pour ne pas être catégorisé comme « provincial ». A l’inverse des groupes « régionalistes » comme Zebda, Fabulous Trobadors ou Massilia Sound System revendiquent sans détour leur origine géographique – toulousaine et marseillaise – et des accents intégrant des influences d’Europe du sud et du Maghreb. Toulouse et Marseille font ainsi figures de creuset où le melting pot à la française est mis en avant. Dans le morceau « 3-0 » où les Ogres de Barback invitent huit groupes à chanter un couplet sur leur ville, la dimension phonique des accents joue pleinement le jeu de l’identification. Le cas du slam de GCM est singulier dans le sens où la scansion et la rythmique du phrasé sont primordiales. Comme dans le rap, la diction participe très largement d’une identité sonore s’inscrivant dans les musiques « urbaines ». Fabien Marsaud, qui a popularisé le slam auprès des médias et du grand public, a beaucoup joué de son talent et de sa voix au service d’un propos articulé et intelligible, de surcroît dans une langue « des quartiers » travaillée avec soin.

Car le registre de langue utilisé dans la chanson n’est pas le moindre des facteurs d’identification géographique. Quand l’occitan ou le provençal sont convoqués par les Fabulous Trobadors, Zebda ou Massilia Sound System, les deux capitales régionales de la langue d’oc surgissent spontanément dans l’imaginaire. Ces groupes ont construit leur notoriété d’abord localement avant de trouver un public bien au-delà de leur ville d’origine. Pour ces deux formations, il y a eu dès le départ une volonté d’aller à rebours d’une perception « rurale » des langues régionales, taxées de « provinciales », voire de dialectes ou même de patois. Juliette dans « Chanson, con ! » (Bijoux et babioles, 2008) commence ainsi : « Je suis née à la capitale, c’est pourquoi je parle pointu ». Et elle enchaîne : « Mais quand je vais au Capitole, à Jolimont, aux Trois-Cocus, Toulouse appelle son accent ; même le mien, de fabrication. On finit ses phrases en chantant, et « con » c’est la ponctuation ». Le fait de décliner ces accents dans un registre de musiques urbaines procède d’une revendication identitaire assumée. Le recours à l’argot parisien par Renaud participe du même mouvement. Les accents de la chanson populaire trouvent désormais leur place dans un univers culturel urbain et cosmopolite. S’y ajoutent éventuellement l’usage d’un vocabulaire ciselé fait de langage familier – parfois vulgaire ou grossier – ou des mots empruntés à des dialectes et à des langues étrangères pour marquer, comme avec l’accent, la dimension multiculturelle des grandes villes. GCM clame dans « Je viens de là » (Enfant de la ville, 2008) : « Je viens de là où le langage est en permanente évolution, verlan rebeu argot, gros processus de création ».

L’urbanité des interprètes se construit ainsi en termes d’identité sonore, en complément du soin accordé à l’image. Les thèmes abordés achèvent de les ériger en acteurs des territoires urbains.

1.3. Des thèmes « urbains », la ville comme décor

Le chanteur chante aussi la ville, la sienne mais plus généralement celles qui ont nourri des émotions et une histoire personnelle. Parfois ce sont des évocations génériques d’un monde urbain difficilement localisable. Mais la ville de l’attachement, celle de l’intime et des souvenirs, celle des lieux et des quartiers, fait l’objet de toutes les attentions de ceux qui mettent en avant leur identité urbaine. Les territoires urbains de la chanson relèvent alors aussi bien de l’ambiance que des paysages, des scènes de vie que des lieux. La dimension sociale du propos croise des références géographiques plus ou moins précises.

Quand le jeune Serge Gainsbourg chante en 1958 pour son premier album « Le poinçonneur des Lilas », il se place dans la ville, souterraine et sans horizon, des couloirs du métropolitain. En 1965 il est pourtant « Sorti du trou » et a trouvé son public. Mais lorsqu’il interprète son titre pour une émission télédiffusée, il apparaît sur le plateau devant une photographie servant de toile de fond et représentant une station du métro parisien3. Dans son sixième album Percussions (1965) il peut assumer sa fascination pour les gratte-ciel de Manhattan dans « New York USA ». Alors qu’il n’a jamais mis les pieds outre-Atlantique (Dicale, Tardy, 2012, p.26) il s’inspire des gratte-ciel repérés dans un magazine. Pour la télévision encore une fois, il pose devant une image de building et, souvent filmé de dos, chante seul et en play-back4. Dans le portrait qu’il dresse de lui-même autant que de New York, la modernité et l’audace architecturale l’emportent sur toutes les autres considérations. A travers un inventaire du top ten de l’époque il s’associe subtilement avec New York et sa skyline. Pour Dutronc dans « Il est cinq heures, Paris s’éveille » en mars 1968, à mille lieux de la contestation qui éclatera deux mois plus tard, Paris est abordée à travers un certain nombre de clins d’œil voire de clichés. La chanson prend le parti d’une totale légèreté et participe par son succès à la construction d’un imaginaire parisien auquel l’interprète est définitivement lié.

Nougaro, Zebda ou les Fabulous Trobadors chantant Toulouse s’attardent à la fois sur les clichés – la « ville rose » ne manque à aucune des chansons – et sur les brassages culturels et ethniques comme éléments de diversité. L’âme et l’identité des quartiers (Minimes, Arnaud Bernard) connus le plus souvent des seuls habitants, le disputent aux hauts-lieux (la Garonne, le Capitole) qui en revanche parlent davantage aux visiteurs. Comme Massilia Sound System avec Marseille, ou GCM avec Saint-Denis, les territoires urbains mis à l’honneur dans le répertoire favorisent un ancrage géographique. L’enjeu est la conquête d’un public local, majoritairement urbain, avant une notoriété nationale, voire internationale.

Mais la chanson traduit aussi une perception des territoires urbains à travers les textes eux-mêmes, dont l’étude fournit au géographe une matière précieuse.

2. Chanter les territoires urbains : la ville entre réalités géographiques et représentations

L’approche géographique de la chanson passe naturellement par l’étude des textes, des registres de langue et, pour le géographe, du lexique utilisé pour désigner la manière d’habiter poétiquement le territoire. Les territoires urbains qui s’y révèlent s’élaborent d’abord en contrepoint de la ruralité. Néanmoins, ils forgent une image fidèle de ce que signifie « habiter la ville ».

2.1. Chanter la ville et l’habiter

« Enfant de la ville » de l’album éponyme de GCM, outre son titre, semble un cas pertinent pour dégager les caractéristiques géographiques des territoires urbains dans une démarche inductive. Son texte propose en effet une déclinaison de la notion « habiter » au sens de la phrase de F. Hölderlin que M. Heidegger a rendu fameuse : « L’humain habite en poète ». Les géographes s’en sont emparés pour définir « habiter » comme la spatialité des acteurs caractérisée par une forte interactivité avec l’espace dans lequel ils évoluent. Il s’agit donc de découvrir, dans l’explicite autant que dans l’implicite, comment s’élabore un portrait de ville, un rapport aux territoires urbains pensé en termes de médiance : «  […] à savoir que l’existence humaine couple nécessairement deux moitiés : un corps animal et un milieu éco-techno-symbolique, lequel en est le corps médial. » (Berque, 2003, p.599). Une telle démarche s’apparente aussi à la manière dont J.F. Staszak a abordé la peinture de Gauguin pour en faire une étude géographique (Staszak, 2003). Les territoires urbains, qui procèdent à la fois d’expériences et de représentations, autorisent une définition de l’urbain tel qu’il est pensé et mis en mots par l’auteur et tel qu’il sera reçu et imaginé par le public.

Les descriptions adoptent le point de vue de l’habitant dans une perception des paysages au niveau du sol en une perspective horizontale, avec une part importance accordée à la dimension sociale, voire sociétale. Tout juste la verticalité est-elle convoquée en contre-plongée pour accentuer la démesure monumentale. La ville est rarement embrassée d’une hauteur ou même vue à la verticale malgré la familiarité des cartes, des plans de transport en commun ou plus récemment des images satellitales, simple décor d’où l’habitant serait absent. Chanter la ville, c’est aussi une manière de l’habiter.

2.2. L’antithèse d’un monde rural censé incarner la « nature »

La ville, comme territoire d’identification et d’auto-référence, se définit d’abord par ce qu’elle n’est pas : la campagne. Dans les textes étrangement proches des débuts de Renaud « Amoureux de Paname » (1975) et de GCM « Enfant de la ville » (2008), l’évocation du territoire urbain commence par la campagne. Le monde rural, idéalisé, semble accréditer l’urbanité des auteurs qui accumulent les clichés. S’adressant d’emblée aux écologistes (ringards) représentant la jeunesse des années soixante-dix, Renaud lance avec malice : « Vous qui voulez du beau gazon, des belles pelouses, des p’tits moutons, des feuilles de vigne et des p’tites fleurs… » . Trente ans plus tard c’est dans des termes proches que Fabien Marsaud déclame « Si la campagne est côté face, je suis un produit du côté pile ». Mer, plage, horizon, gazon, verdure, forêt, plantent le décor ; respirer un air meilleur, écouter le bruit du vent, marcher pieds nus dans l’herbe haute résume les actions. La campagne se limite à des éléments paysagers présentés de manière avenante. Tout juste conclut-il sur son propos introductif par « Mais la nature nourrit l’homme », fonction primitive sans doute un peu naïve pour le géographe qui cherche en vain les circuits de production et de transformation des matières premières issues de l’agriculture et de l’élevage. Dans les territoires urbains tels que la chanson les dépeint, la campagne mythifiée est végétale (forêt-arbres, herbe-verdure, plus rarement des champs ou des haies), minérale (eau, rivière, sources, montagne ou colline) et accessoirement animale (oiseaux et mammifères sympathiques affublés du qualificatif « petit » comme le mouton ou le lapin). Les usages sont essentiellement récréatifs (promenade, méditation) et rarement économiques (agriculture et élevage, toujours extensifs), les nuisances inexistantes (calme, bon air, sécurité). Nature rêvée, comme celle de Gauguin vis à vis de la Bretagne ou des îles Marquises (Staszak, 2003), l’image de la campagne dans la chanson mériterait à elle seule une étude. Toujours est-il que les territoires de la ville apparaissent en contrepoint, a priori moins agréables et pourtant revendiqués…

2.3. Les formes d’une ville

« Enfant de la ville » scruté avec une grille de lecture géographique dresse un portrait signifiant de ce que sont aujourd’hui les territoires urbains.

À l’inverse des paysages ruraux, les territoires urbains dans la chanson mettent en scène des milieux fortement artificialisés où le regard butte sur des horizons fermés, par des murs ou par un ciel toujours brumeux. Construits, bâtis, bétonnés et goudronnés, ils figurent une ville très éloignée de l’exigence urbanistique des trames vertes (végétales) et bleues (l’eau) censées entretenir la présence et la circulation des espèces. La ville est ainsi d’abord appréhendée par les matériaux qui servent à la construire. Chez Renaud « le béton, c’est mon paysage » (« Amoureux de Paname »). Gris, il connote négativement les grands ensembles. GCM nuance : « Je dis pas que le béton c’est beau, je dis que le béton c’est brut. Ça sent le vrai, l’authentique […] Quand on le regarde dans les yeux, on voit bien que s’y reflètent nos vies » (« Enfant de la ville »). La brique au contraire introduit la couleur, rouge ou rose, véhiculant une image positive, en particulier pour Toulouse dont elle signe l’identité. L’acier ou le verre, quasi absents, montrent un désintérêt relatif pour la dimension architecturale du bâti. Si Renaud aime la tour Eiffel autant que la tour Montparnasse, il n’en précise pas les matériaux. Les descriptions du sol ne sont pas en reste. Le bitume, l’asphalte ou le macadam rejoignent le béton dans une forme d’opprobre alors que le pavé, à l’instar de la brique, est plus poétique et chargé de l’histoire des révoltes parisiennes. Les territoires urbains dans la chanson dessinent donc des paysages faisant largement appel à des représentations presque aussi stéréotypées que pour la campagne.

 

  • Les fortes densités de population

Le territoire de la ville s’assimile aussi à de fortes densités. GCM évoque la foule, les gens en mouvement, le nombre. Rapportés aux constructions, l’entassement et l’exiguïté traduisent la pression foncière et la question du logement, qui arrive bien avant les autres fonctions de la ville (le travail, les loisirs, ou les commerces). Presque toujours les logements collectifs (appart’, HLM, cité…) masquent la réalité des lotissements pavillonnaires et de la maison individuelle, sans doute moins conformes aux représentations que les artistes mobilisent pour accréditer leur urbanité. Les territoires urbains sont aussi ceux de la promiscuité dans ses aspects positifs : le groupe, les sociabilités et leurs lieux, notamment les cafés très présents dans la chanson (Mano Negra « Paris la nuit » – King of Bongo, 1991 – évoque la fin des bistrots parisiens) ; les aspects négatifs ne sont pas éludés à travers l’entassement ou « Les embouteillages » chantés par le parisien Sanseverino dès son premier album Le tango des gens en 2001.

 

  • Les mobilités

La mondialisation des territoires urbains accorde de plus en plus de place à la question des mobilités et des réseaux. GCM évoque les quais, le métro, et donne à entendre le signal sonore du tram circulant dans Saint-Denis (« Saint-Denis », midi 20, 2006). Les peintres impressionnistes avaient été fascinés par le chemin de fer et les gares, tout comme les frères Lumières. La chanson cherche à son tour dans ces lieux de départ les thèmes de l’évasion, de la séparation ou des retrouvailles ; Barbara en 1964 chante « La gare de Lyon » et Zebda dédie un texte à la gare de Toulouse « Matabiau » (Le bruit et l’odeur, 1995). L’aéroport d’Orly, mis à l’honneur dans La Jetée de Chris Marker (film mythique de 1962) a inspiré aussi Gilbert Bécaud et Jacques Brel. Logiquement, les réseaux de transports dédiés aux mobilités internes aux territoires urbains ou externes, tournés vers d’autres villes, trouvent une place à la mesure de leur emprise spatiale et sociale. Les boulevards et le périphérique parisiens sont souvent mis à l’honneur autant pour la circulation que pour leur symbolique, tout comme le métropolitain pour ses lignes ou ses stations devenue des lieux emblématiques de la capitale.

 

  • Cultures et hauts-lieux, la diversité créative et patrimoniale des territoires urbains

Alors que le monde rural est censé incarner la nature, les territoires urbains seraient ceux des cultures. Nombreux sont les exemples qui prolongent les deux axes esquissés par GCM quand il aborde d’une part les cultures propres à la ville, pratiques culturelles innovantes et à la rencontre des influences (slam, hip hop, carrefour culturel), d’autre part la dimension symboliques et identitaires des hauts lieux (Belleville, Broadway…). Les pratiques culturelles propres aux territoires de la ville sont récurrentes dans la chanson, qui en est une composante essentielle. De la nuit parisienne qui s’achève à cinq heures quand Paris s’éveille (Dutronc), à la piste du Louxor de Philippe Katerine en passant par les bistrots de la Mano Negra, les territoires urbains sont ceux de la fête et du spectacle. A ces pratiques festives s’ajoutent les lieux patrimoniaux, convoqués pour inscrire la chanson dans des référents culturels communs. A Paris la tour Eiffel, la tour Montparnasse, le métro parisien le disputent aux quartiers : grands boulevards, Belleville, Saint-Denis, La Villette, Mouffetard, Bastille, les gares, jusqu’aux Champs Elysées de Joe Dassin ; à Toulouse le Capitole, Matabiau, les Minimes ou Arnaud Bernard. La dimension monumentale est évoquée dans une vision sensible des territoires urbains qui sont ceux de l’attachement. Nougaro parle de l’église Saint Sernin qui éclaire; au village l’église est plutôt celle qui sonne les heures et rythme le temps mais, dans la ville rose, elle a revêtu l’habit de lumière et participe de la mise en scène des monuments historiques. Dans « 3-0 » des Ogres de Barback, Paris s’identifie à la France et son arrogance de capitale, Rennes à la douceur de son climat et à ses nuits agitées, Bordeaux à son vin et son histoire troublée, Toulouse à sa brique et son parler occitan, Marseille à son port et son accent provencal, Lyon à sa confluence et sa chimie, Strasbourg à sa gastronomie et son dialecte et enfin Lille à son passé populaire et minier mis en regard avec ses ambitions européennes. Le dernier couplet interprété par la fratrie des Ogres commence « Après cet air géographe… ». Le rapprochement pourrait sembler facile mais en réalité le portrait dressé n’est pas tout à fait dissocié des réalités géographiques d’une France urbaine.

 

  • Déviances et nuisances, la ville canaille

Jamais très éloignés des hauts-lieux, les territoires des cultures populaires, parfois interlopes, ne sont pas en reste. Car la ville est aussi un territoire d’errance. Les artistes, et notamment les chansonniers des cabarets, ont durablement marqué la tradition gouailleuse et irrévérencieuse de la chanson populaire (Le bon roi Dagobert brocardait Louis XVI). Travestis et streaptiseuses de Dutronc, délinquants et loubards de Renaud ou « bons coups » de GCM peuplent sans surprise les territoires urbains de la chanson avec leurs larcins; et qui ne connaît pas Gérard Lambert ? Enfin la ville est nuisances. Le texte de GMC qui nous sert de guide marque de ce point de vue l’inflexion des années 2000 avec l’entrée en scène des préoccupations environnementales. Déjà en 1530 Clément Janequin donnait à « Ouyr les cris de Paris ». La pollution sonore est devenue préoccupation, au côté des autres formes de dégradation de l’environnement. GCM, entre « claque-sonne » et « odeurs d’essence », se fait l’interprète de territoires urbains désormais soumis aux exigences de l’Agenda 21.

Conclusion

Comment la chanson française contemporaine rend-elle compte d’un mode d’habiter devenu majoritairement urbain ? Pour les interprètes, les territoires de la ville constituent à la fois leur terrain, où ils se produisent et cherchent un public, et leur terreau, source d’inspiration et d’identification. Ils usent donc des représentations traditionnelles qui confinent parfois aux stéréotypes pour que le tableau qu’ils dressent garantisse une certaine légitimité auprès des différents acteurs (diffuseurs, promoteurs, public) majoritairement urbains. En fonction du genre musical, l’identification porte tantôt sur les lieux centraux, reconnus par tous, tantôt sur des quartiers plus marginaux connus des seuls habitants. Les formes de la ville chantée correspondent néanmoins à des réalités que la géographie se surprend à mettre en évidence. Avec ce pas de côté, cette approche d’un objet a priori fort peu géographique, la chanson dessine des représentations qui disent aussi comment le public se construit une géographie imaginaire des territoires urbains. Qui s’est perdu au milieu des tours de Manhattan a pu entendre résonner « Oh, c’est haut ! », qui s’est trouvé devant le Capitole a fredonné « Ô Toulouse » avec émoi. La chanson participe aussi de la manière de s’approprier les territoires de la ville, entre mythe et réalité.


Bibliographie

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MEYRAN Régis, « Les musiques urbaines, ou la subversion des codes esthétiques occidentaux », EspacesTemps.net, Travaux.
MORIN Edgar, « On ne connaît pas la chanson », Communications, 1965, 6, 10 p.
RAIBAUD Yves (dir.), Comment la musique vient au territoire ? Paris, L’Harmattan, 2009, 316 p.
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STASZAK Jean-François, Géographies de Gauguin, Paris, Bréal, 256 p.

À la croisée des chemins : la représentation du territoire chez les artistes marcheurs

Bridget Sheridan
Doctorante – Université Toulouse Jean Jaurès, laboratoire LLA-Créatis

Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « À la croisée des chemins : la représentation du territoire chez les artistes marcheurs. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Dans cet article nous analyserons la pratique des artistes marcheurs en regard de la notion de territoire. Dès lors que nous nous mettons à marcher, la question du territoire se pose. Ainsi, nous pouvons constater que leur pratique questionne cette notion. Nous nous interrogerons également sur l’intermédialité de leurs œuvres. Lorsque l’artiste marcheur utilise plusieurs médiums artistiques – la marche incluse – il semble qu’il ouvre de nouveaux territoires. Si la cartographie est intimement liée au territoire, peut-on en conclure que la pratique de ces artistes soulève irrémédiablement la question de la cartographie ? Et si oui, quelles formes prend-elle ? Nous tenterons de démontrer que cette cartographie résulte des traces des artistes marcheurs – des traces qui s’articulent entre elles autour de charnières. Aussi, en quoi ces pratiques intermédiales ouvrent-elles de nouveaux territoires qui permettent de repenser notre mobilité dans le monde contemporain ?

Mots clés : marche – artiste marcheur – territoire – intermédialité – cartographie -mobilité

Abstract

In this article we shall consider walking artists in relation to the notion of territory. Walking and territory are closely linked. Hence, this is why walking art specifically raises the question of territory. We shall also acknowledge intermediality in their artwork. When simultaneously using several artistic mediums – including walking – they appear to create new territories. Could we conclude that walking art is bound to be linked to cartography, the latter being closely knit to the idea of territory? And if so, what kind of form does it take? We shall try to show how this cartography is the result of traces the walking artist leaves behind – traces, which articulate around charnières (meaning “hinge” or “pivot”). How do these intermedial art forms explore new territories, which enable us to reconsider our mobility in the contemporary world?

Keywords: walking artist – walking – territory – intermediality – photography – cartography – charnière


Sommaire :

Introduction
1. Marche et territoire
2. Marche et cartographie
3. De nouveaux territoires
Notes
Bibliographie sélective

Car tel est, dans le domaine de l’art, le destin de la déambulation : elle est capable de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne, et cela en dehors ou en complément de la pure et simple représentation de la marche (iconographie du déplacement), ou bien elle est tout simplement elle-même l’attitude, la forme.1

Introduction

Au cours du siècle dernier, il a été démontré à plusieurs reprises que le simple fait de marcher peut être perçu comme une pratique esthétique en soi. Des fameux Flux-Tours en 1976 – promenades collectives dans la ville de New York à l’initiative de George Maciunas – à la fameuse phrase d’Hamish Fulton, « No walk, no work »2, la marche est devenue une expérience. Au 21e siècle, la figure de l’artiste en marche est encore présente et l’on doit reconnaître qu’il existe peu d’artistes contemporains qui n’aient pas expérimenté une pratique déambulatoire à un moment ou à un autre de leur parcours artistique.

Or, il est rare que ces pratiques existent sans traces, sans document ou sans traduction quelconque. Ainsi, on trouvera chez les principaux artistes-marcheurs des dispositifs qui interrogent le concept d’intermédialité en convoquant plusieurs médiums à la fois que ce soit la photographie, la vidéo, la cartographie, l’écriture, etc. Chaque artiste tente de traduire son expérience pour ainsi donner au spectateur l’impression de traverser le territoire en sa compagnie. Nous prendrons en considération des travaux artistiques actuels qui se fondent avant tout sur l’expérience de la marche. Ceci nous permettra de penser en quoi ces pratiques intermédiales soulèvent la question du territoire.

Il s’agira tout d’abord d’éclaircir en quoi la marche est liée à la notion de territoire. De Richard Long à Tim Knowles, en passant par la théorie de la dérive de Guy Debord, nous nous intéresserons en particulier à l’entrée de l’artiste-marcheur dans un territoire donné.

Si la cartographie est souvent rattachée à la question du territoire, peut-on émettre l’hypothèse qu’elle est omniprésente chez les artistes-marcheurs ? Nous verrons que l’utilisation de la carte n’est pas le seul moyen d’évoquer la cartographie. Retracer la marche par la photographie, l’écriture ou la vidéo permet à l’artiste de recréer le cheminement. Il est possible d’envisager les dispositifs, parfois complexes, utilisés par les artistes-marcheurs comme une forme de cartographie qui s’ouvre dans la profondeur des charnières qui s’articulent entre elles dans les œuvres intermédiales.

Le besoin de cartographier la marche, de rendre compte de son cheminement dans l’espace nourrit-il notre envie de posséder, de s’approprier, de maîtriser le territoire qui à l’ère du numérique et de la mobilité exaspérée semble nous échapper en permanence ? Il est tout aussi légitime de soutenir que l’intermédialité permet aux artistes-marcheurs d’inventer de nouveaux territoires en tissant des liens dans le temps et dans l’espace grâce aux différents dispositifs utilisés.

1. Marche et territoire

Avant de nous immerger dans la pratique des artistes-marcheurs et de constater de quelle manière leur pratique est liée au territoire, regardons la définition du territoire et essayons de comprendre en quoi cette notion s’associe à la marche.

S’il est couramment admis que le territoire se rattache à l’idée d’autorité et de délimitation, il ne faut pas omettre que cette notion soulève d’autre part la question de l’usage. On peut noter que le territoire soit une « étendue de pays qui ressortit à une autorité, à une juridiction quelconque » ou bien qu’elle soit une « étendue dont un individu ou une famille d’animaux se réserve l’usage », mais encore, il s’entend comme un « espace relativement bien délimité que quelqu’un s’attribue et sur lequel il veut garder toute son autorité3. Si le territoire nécessite un usage spécifique d’un espace délimité ou d’une étendue, il est alors possible d’envisager que la pratique de la marche puisse participer à définir celui-ci.

En effet, la marche permet d’explorer ou de traverser des territoires, mais surtout de se mouvoir dans l’espace. Depuis que l’Homme s’est dressé, il y a de cela des millions d’années, il n’a fait qu’étendre l’occupation de l’espace qui s’offre à lui. Du berceau de l’humanité en Afrique, il a conquis la planète entière. Alors que les voyages pédestres de nos ancêtres se soient interrompu et que l’Homme se soit sédentarisé, nous continuons de marcher (mais en réalité beaucoup moins, nous le verrons plus loin) que ce soit pour le loisir, que nous y soyons contraints – c’est le cas des migrants – ou que cela fasse partie de notre quotidien lorsque la marche reste notre principal moyen de nous déplacer.

La marche est donc liée au territoire et elle est un des principaux moyens qui permettent de l’occuper, de l’habiter4 en quelque sorte. Ainsi, l’artiste-marcheur qui se déplace dans un espace donné va faire usage du territoire. Depuis que Richard Long a tracé sa ligne d’herbe écrasée dans sa fameuse œuvre, A Line made by Walking (1967), où l’artiste explore une parcelle d’un champ par des va-et-vient jusqu’à ce que le soleil donne du relief à la trace laissée par sa déambulation, de nombreux artistes-marcheurs ont questionné la traversée d’un territoire de façon similaire, qu’elle soit minimale comme ce fut le cas avec Long ou qu’elle soit une épreuve d’endurance comme ce fut le cas avec Marina Abramovic et Ulay qui ont parcouru la Grande Muraille de Chine en quatre-vingt-dix jours en 1988 dans une performance intitulée The Lovers. Quant à Laurent Malone et Dennis Adams, ils ont réalisé ensemble une pièce intitulée JFK, en 1997, où ils marchent sans effectuer d’arrêt depuis l’intersection de Center Street et Kenmare Street à Manhattan jusqu’à l’aéroport JFK. Ces trois œuvres qui ne se ressemblent pas dans la forme ont en commun la volonté de traverser un territoire donné, de s’immiscer dans ce territoire, que ce soit une parcelle, une ville ou le long de la frontière d’un immense pays.

Pour illustrer cette immersion volontaire dans un territoire donné regardons la performance Kielder Forest Walk de l’artiste britannique Tim Knowles qui décide de suivre une ligne droite dans la forêt en marchant pendant une durée de huit heures et en se servant d’un compas comme outil de repérage. Knowles ne se contente pas uniquement de réaliser une simple performance dans la forêt de Kielder. Tout comme Richard Long le fit une quarantaine d’années auparavant, Knowles décide d’utiliser l’image pour rendre compte de son passage sur le territoire. Si Long a toujours été ambigu à propos de l’ « après marche » et s’il a toujours semé le doute autour des photographies prises pendant la marche (la photographie est-elle un document, une trace, la représentation de la marche elle-même ?), Knowles va plus loin et filme la traversée entière par une petite caméra. Lors de l’exposition de cette performance à la galerie de Kielder Castle, il a été non seulement possible de suivre la traversée intégrale de Knowles, mais aussi de contempler certains agrandissements des six mille images qu’il a également glanées pendant la marche.

Pour Knowles, il est évident que cette marche est une forme de désobéissance à la Thoreau5, une volonté de ne pas suivre le chemin tracé, mais de partir à la conquête d’un territoire dans lequel il trace de nouveaux chemins. En ce sens il rejoint le travail du collectif italien Stalker qui franchit murs et barrières dans la ville de Rome afin de se déplacer et de cartographier une nouvelle ville faite de terrains vagues et de nouveaux espaces. Chez Knowles, il s’agit aussi d’ouvrir une voie inconnue et de se sentir pleinement acteur dans ce territoire.

Pour des raisons de sécurité l’artiste inscrit son passage sur le sol en notant l’heure de son passage et sa direction. Si ces indications se retrouvent dans la vidéo et dans les images fixes qui retracent le parcours de Knowles dans l’espace, elles nous indiquent que cette marche est avant tout une progression sur une étendue de terre donnée et que l’artiste s’est fixé comme but d’en faire usage en marchant. Ces indications ne sont pas sans nous rappeler la cartographie. De plus, Knowles se sert de boussoles qui lui permettent de se localiser sur le territoire, un dispositif qui le rapproche de la cartographie. Il est aussi intéressant de noter que dans d’autres travaux artistiques de Knowles on retrouve des tracés cartographiques grâce à la géolocalisation (par GPS), ce qui confirme l’intérêt de l’artiste pour la cartographie.

Il est sans doute raisonné de soutenir qu’aucun artiste-marcheur ne se lance à l’assaut d’un territoire inconnu, c’est-à-dire qui n’a pas été repéré au préalable. Même lors des dérives des situationnistes la marche a lieu dans un cadre bien précis. Guy Debord déclare dans sa théorie de la dérive que :

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent.6

S’il existe chez les adeptes de la dérive un terrain ou ce que Debord appelle un « champ spatial » plus ou moins précis selon ses mots,  la pratique de la dérive a énormément à voir avec la carte et la cartographie.  En effet, Debord soutient que :

L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psycho-géographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes.7

Ce que dit Guy Debord de manière très claire est que l’exploration d’un territoire est étroitement liée à la cartographie. Nous allons donc nous interroger sur la cartographie et les artistes-marcheurs. Est-elle présente dans toutes leurs œuvres ?

2. Marche et cartographie

Le Larousse définit la carte comme une « représentation conventionnelle, généralement plane, de phénomènes concrets ou même abstraits, mais toujours localisables dans l’espace »8. De cette définition qui tend à réduire la carte à une surface plane et qui ne satisfera nullement notre étude, on peut retenir le fait que la carte est, à quelques exceptions près (je pense aux cartes à l’échelle : 1/1), une représentation et qu’elle est étroitement liée à la notion d’espace. Dans les arts plastiques et notamment chez les artistes-marcheurs la carte va permettre de représenter les phénomènes liés à la marche : le déplacement, le trajet, les perceptions, etc.

La carte constitue souvent une entrée dans l’espace pour l’artiste-marcheur. Il suffit de regarder les cartes de Richard Long qui se fixe, tout comme son ami Hamish Fulton, un parcours avant d’entamer la marche. A plusieurs reprises Richard Long a tracé le chemin à suivre sur une carte. Ce tracé est en général suivi de manière rigoureuse, sauf si l’artiste rencontre des obstacles. Vue de cet angle, la carte est une entrée dans le territoire. Elle fait partie intégrante de la marche, tout comme la boussole de Tim Knowles et les annotations sur le sol qu’il laisse sur son passage. En ce qui concerne Long, la carte est exposée après la marche avec un texte et une photographie comme dans sa pièce One Hundred Mile Walk. C’est une œuvre intermédiale dans laquelle photographie, texte et carte dialoguent ensemble pour former, selon Gilles A. Tiberghien, la marche elle-même :

Les cartes de Long ne sont pas les métaphores d’un trajet ou d’une marche ; elles sont la marche elle-même, mais dans un autre espace.9

Il y a donc changement d’espace dans le travail exposé – une transposition en quelque sorte. Long visualise son futur trajet dans l’espace cartographique. Si ce repérage est avant tout virtuel, l’artiste se projette déjà dans un territoire par le biais de la carte. Il faut ajouter que cette carte l’accompagne pendant le déplacement, et qu’il sera exposé suite à la marche. Elle joue un rôle de transition entre le tracé, le traçage et la trace de la marche. Ainsi, elle est l’articulation entre l’avant, le pendant et l’après de la marche, et elle invite le spectateur à parcourir le territoire. Si nous revenons au travail de Knowles et à sa tentative d’ouvrir un chemin dans l’espace d’exposition à l’aide de la photographie et de la vidéo, il est possible de considérer ce dispositif comme une cartographie. Certes, il ne s’agirait plus d’une cartographie plane, mais d’une cartographie qui ouvre l’espace d’exposition, avec une certaine profondeur. Et cette profondeur se trouve justement dans cet espace charnière entre la marche et l’image, ou, pour d’autres artistes-marcheurs, entre la marche et le texte, ou entre la marche et le livre d’artiste, etc.

Une charnière est, selon Daphné Le Sergent, « l’écart qui se creuse entre les éléments du dispositif mais qui en même temps les unit. Elle est ce qui relie l’hétérogène et se constitue en matière du dispositif. »10 Elle s’interroge sur ce qu’elle pense être le lieu d’associations : la charnière, qui vient du latin cardo, signifiant « gond ». Si cette charnière existe dans les dispositifs où dialoguent ensemble plusieurs images ou plusieurs médiums, il est possible d’envisager qu’elle soit perceptible entre la marche et le travail qui s’en suit. Les dispositifs utilisés par les artistes-marcheurs sont reliés à la marche par ce « gond », par ce va-et-vient, qui permet de retranscrire la marche, de la cartographier en quelque sorte.

Ce qui peut différer entre des pratiques qui utilisent une cartographie plane et celles qui retracent le chemin par l’image, c’est l’orientation du regard. La carte traditionnelle nous offre un point de vue vertical ; c’est-à-dire que nous surplombons un territoire donné, tandis que la photographie nous impose la plupart du temps un point de vue horizontal. Néanmoins, la photographie peut nous offrir un point de vue en plongée lorsque l’artiste photographie le chemin, comme c’est le cas dans Tracking Shots (2013), une autre œuvre de Tim Knowles. Il part à la recherche  du passage d’un individu ayant traversé le même territoire que lui en relevant ses traces. Il en résulte une installation photographique de vingt-neuf prises épinglées au mur de la galerie. On peut suivre le déplacement de Knowles puisque notre regard emprunte chaque charnière pour circuler d’une photographie à l’autre, comme s’il passait de pièce en pièce. Knowles nous indique la direction à suivre en installant ses photographies dans une ligne horizontale. Il est tout à fait plausible d’émettre l’hypothèse que cette installation interroge la notion de cartographie. A ce propos et d’un point de vue philosophique Christine Buci-Glucksman nous rappelle que la carte :

Comme tout index, tel le doigt pointé, […] désigne et institue un jeu de tracés, de directions, organisant la place virtuelle du spectateur. Place toute prosaïque du voyageur, place impériale ou royale du Pouvoir, ou place militaire des objectifs stratégiques.11

Elle ne s’arrête pas à la direction et au tracé puisqu’elle soulève également l’écart instauré par l’utilisation de la cartographie :

Matérielle ou numérique, la carte est donc un artefact visuel et langagier qui engendre comme tout artefact des opérations et des effets, puisqu’il montre une cause absente ou partiellement présente, le monde.12

Buci-Glucksman permet de s’interroger sur l’écart entre la marche et le travail qui en résulte. Certes, le monde s’absente partiellement, mais c’est également le marcheur qui se soustrait au regard. On n’en perçoit que ses traces. De cette manière il disparaît au profit du spectateur. En abandonnant son territoire qu’il a découvert par la marche, il en crée un nouveau par le biais de l’intermédialité.

3. De nouveaux territoires

Revenons un instant à la cartographie qui est parfois considérée comme un outil politique. A ce propos, Buci-Glucksman souligne que « ce n’est sans doute pas par hasard si le regard à vol d’oiseau est dit perspective cavalière ou “perspective militaire ».13 Ce regard « icarien » que l’on retrouve dans la pratique de certains artistes-marcheurs pourrait être interprété comme une volonté de s’approprier le territoire traversé.

Augustin Berque qui s’interroge sur le point de vue lorsqu’on contemple le paysage évoque le « regard souverain ». C’est ainsi qu’il engage une réflexion sur le kunimi japonais qui est le fait de regarder le territoire depuis le sommet. De plus, cet acte, pratiqué par l’empereur, prend la forme d’un rite qui permettait de s’approprier le territoire de manière symbolique. En conséquence, le kunimi peut être rapproché du mirador militaire ou de la simple table d’orientation placée sur les hauteurs d’une montagne ou surplombant une vallée. Et à Berque de préciser que :

Maîtriser le territoire par le regard semble être une motivation beaucoup plus générale, inséparable en fait de l’habiter humain. Cette symbolique peut être partiellement éclairée, ici encore, par l’étymologie. Celle-ci en effet, du moins dans les langues dérivées du latin, apparente l’idée d’habiter à celle de posséder, de s’approprier : habitare est un fréquentatif de habere.14

Berque esquisse un parallèle entre l’ « habiter » et le « posséder ». Ce rapprochement n’est pas surprenant lorsque l’on regarde le sens d’habere qui signifie « tenir », « se tenir », « posséder » ou même « occuper »15. De surcroît, occupare en latin prend racine dans le latin capere, signifiant « prendre » et dont découle le terme « chasser ». Occupare désigne « prendre avant les autres, le premier, d’avance », « prévenir, devancer », « se rendre maître de »16.

Si l’habiter humain semble réduit à la simple envie de maîtriser et d’occuper le territoire, c’est que nous vivons à l’époque de la mobilité exaspérée. C’est-à-dire que nous ne sommes pas seulement amenés à nous déplacer par le biais de moyens de transport de plus en plus rapides et de plus en plus nombreux et sophistiqués, nous nous déplaçons aussi par le biais de la toile. Nos pensées se trouvent instantanément à l’autre bout du monde en un simple clic. De surcroît, des applications telles que Google Earth ou des sites comme geoportail.gouv.fr nous permettent de survoler la terre de manière virtuelle, de nous rapprocher ou de nous éloigner de la surface de la terre en quelques mouvements de la main. Qui n’a jamais rêvé de voler ? Pour alimenter ce vieux rêve on peut visiter le site de la NASA, il est désormais possible de voyager dans l’espace en temps réel. A l’heure où Big Brother devient réalité, l’homme contemporain se retrouve pris dans le filet du panoptique17. Chaque homme assis derrière son écran d’ordinateur, ou confortablement installé dans son siège à bord d’un airbus ou d’un TGV croit tout voir, tout maîtriser. La réalité en est tout autre.

À ce titre l’artiste-marcheur reste tout à fait conscient de cette société qui impose « une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque »18. Nous avons déjà souligné la désobéissance de Knowles et de Stalker qui empruntent des voies non accoutumées. C’est à David Henry Thoreau de nous croquer le visage de la désobéissance lorsqu’il nous conseille d’aller nous perdre dans les bois tel le sauvage qui sommeille en chacun de nous :

Car tel est le secret d’une promenade réussie. Celui qui demeure assis dans une maison tout le temps peut bien être le plus grand des chemineaux, mais l’authentique Promeneur n’est pas plus vagabond que la rivière sinueuse qui ne cesse de chercher opiniâtrement le plus court chemin jusqu’à la mer.19

Et avec deux cents ans d’avance, il ajoute :

Je voudrais dire un mot de la Nature, de la Liberté absolue et de la Vie sauvage, par opposition avec une Liberté et une Culture simplement policées – afin de considérer l’homme comme un habitant ou bien une partie intégrante de la Nature, plutôt que comme un membre de la société.20

Thoreau voit l’habiter d’une toute autre manière que Berque, puisque habiter pour cet insoumis consiste à être en harmonie avec l’environnement.

Si nous devions chercher un artiste qui entretienne une telle relation avec la nature qu’il arpente quotidiennement depuis son enfance, ce serait l’écrivain et photographe Jean-Loup Trassard. Territoire : tel est le nom de l’ensemble de photographies noir et blanc qu’il réalise depuis les années quatre-vingt. Le titre de la série n’est pas anodin et suppose une implication affective, une familiarité et une expérience qui permettent d’habiter un territoire. La campagne qu’il photographie dans cet ensemble de tirages est celle de la Mayenne – un territoire qui porte la trace des activités agricoles que l’homme pratique depuis la nuit des temps. Jean-Loup Trassard arpente ce territoire, son appareil à la main, à la recherche des traces que l’homme a laissées derrière lui. Il a arpenté les chemins de la Mayenne dès ses premiers pas, il a parcouru chaque recoin de ces champs et de ces bois, et le sol porte autant l’empreinte de ses pas que Jean-Loup Trassard porte l’empreinte de ce territoire au fond de lui-même. Si ces photographies nous semblent si vraies, si palpables et si proches, c’est aussi parce qu’il habite ce territoire : il avoue l’arpenter comme un animal.

Aussi, pouvons-nous ajouter qu’arpenter le territoire de cette manière, c’est l’habiter au sens heideggérien du terme. Selon le philosophe allemand, « la façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »21 Et si nous revenions à l’étymologie du terme habere ? Si Berque s’est attaché à retenir le sens de « posséder » et de « maîtriser », il est possible de s’arrêter sur celui de « tenir », de « se tenir ». Et si habiter le territoire était tout simplement se mouvoir, se déplacer, tisser les fils du maillage22 ?

Il semble évident que la marche soit un moyen d’explorer de nouveaux territoires dans un monde où le corps humain devient de plus en plus sédentaire, c’est-à-dire que, pris dans le flux de la mobilité virtuelle, et habitué aux multiples modes de transport, nous ne posons que rarement notre pied sur le sol. De nouvelles portes s’ouvrent via les charnières des travaux des artistes-marcheurs.

Jean-Christophe Norman, quant à lui, tisse un maillage d’écritures à travers le monde, dans différentes villes  (Metz, Montevideo, Paris, New York, Istanbul) – un maillage qu’il réalise en marchant et que la critique nomme « dromographie ». Accroupi sur les voies, au plus près du sol, l’artiste français réécrit l’Ulysse de James Joyce en inscrivant le texte de l’écrivain irlandais dans un nouveau territoire. Dans Ulysses, A Long Way, Norman inscrit son texte sur le bitume des villes – une réécriture lente et fastidieuse, et sans aucun doute éprouvante pour un corps voûté sur le trottoir. Les longues journées que passe l’artiste à recopier les errances de l’esprit de Joyce sont ponctuées d’arrêts, de lectures et de discussions, autant d’actes qui inscrivent sa marche dans un maillage et qui permettent à l’artiste mais également aux passants d’habiter le territoire de la ville d’une autre manière. La charnière entre marche, lectures, réécritures ouvre un nouveau territoire que l’artiste traverse en compagnie de ceux qu’il croise au gré de ses « dromographies » à travers le monde.

Les artistes marcheurs renversent les codes : ils photographient le sol, ils utilisent ce dernier pour écrire, ils découpent les cartes ou y inscrivent leurs parcours pour inverser le lissage de la surface cartographique et créer de la profondeur. Ils empruntent des voies inattendues en traversant des forêts denses ou en franchissant les frontières banales de nos espaces urbains.

Par ailleurs, ces mêmes artistes nous apprennent qu’il existe un moyen de s’immiscer dans le monde où notre corps se suffit à lui-même : la marche. D’une certaine manière, ils réconcilient la plante de nos pieds avec l’esprit. C’est qu’il faut dire qu’en ville nous oublions nos pieds tant notre esprit est préoccupé par la foule, les panneaux, les vitrines et les lumières qui nous éblouissent. De plus, devant nos écrans, nous voyageons sans avoir besoin de nous déplacer. Enfin, en avion, en train, en bateau et en voiture on nous transporte vers un ailleurs, mais sans avoir besoin de sentir le sol sous nos pieds. En revanche, les artistes-marcheurs démontrent l’importance de s’ancrer dans le sol et dans le territoire par le mouvement déambulatoire.

Renouer le corps et l’esprit : telle est leur priorité. L’intermédialité joue un rôle primordial dans la pratique de ces artistes de la déambulation : elle permet d’inventer de nouveaux territoires que puisse parcourir notre esprit. Elle ouvre cet espace interstitiel, cette charnière qui nous éloigne de la sédentarité du monde contemporain et qui nous emporte dans les profondeurs de la « Liberté absolue »23.


Notes

1 – T. Davila, Marcher, créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2002, p15.

2 – « Pas de marche, pas de travail ».

3 – Le Larousse en ligne, consulté le 29 septembre 2015.

4 – Au sens heideggerien du terme. M. Heidegger, « Bâtir, Habiter, Penser »,  Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp170-173.

5 -Philosophe américain du 19e siècle, issu du mouvement transcendantaliste, Henry David Thoreau luttait contre les injustices sociales du gouvernement. Il prônait une forme de résistance passive. Ceci consistait à faire ce qui lui semblait juste et de ne pas soutenir le gouvernement américain (en refusant de payer ses impôts par exemple). Cette résistance a pris la forme d’un retrait dans les bois, dans une cabane à Walden. Cette vie avec un retour à la nature et à ce qu’il appelle le sauvage se ponctue de marches journalières.

6 – G. Debord, « Théorie de la dérive » in Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958, p19.

7Idem, pp21, 22.

8Larousse.fr, consulté le 29 septembre 2015.

9 – G. A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud, 2001, p66.

10 – D. Le Sergent, L’image-charnière ou le récit d’un regard, Paris, L’Harmattan, 2009, p24.

11 – C. Buci-Glucksman, L’œil cartographique de l’art, Paris, Editions Galilée, 1996, p23.

12 – Idem, p52.

13 – C. Buci-Glucksman, op. cit., p23.

14 – A. Berque, Les raisons du paysage, Paris, Ed. Hazan, 1995, pp 44, 45.

15 – J. Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2002, p33.

16 – A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Tome 2, Paris, Le Robert, 2012, p2296.

17 – Dans son ouvrage Surveiller et punir, Michel Foucault fait état du système de contrôle qui régit notre société. Il fait référence au panoptique de Jérémy Bentham, une prison circulaire qui permet au surveillant de voir chaque cellule sans jamais être vu. Il étend ce concept au reste de notre système qui applique des méthodes carcérales aux écoles, aux casernes, aux pensionnats. Les méthodes utilisées sont de plus en plus strictes et rigides. Cette vision de Foucault fait écho à la société contemporaine dans laquelle la liberté de se mouvoir dans l’espace virtuel ou réel est constamment grignotée par un dispositif de contrôle extrême et puissant. M. Foucault,  Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993.

18 – G. Deleuze, Foucault, Paris, Ed. De Minuit, 2004, p41.

19 – H. D. Thoreau, De la marche, Paris, Mille et une nuits, 2003, p8.

20Ibid., p7.

21 – M. Heidegger, « Bâtir, Habiter, Penser », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p173.

22 – A ce propos et d’un point de vue anthropologique, Tim Ingold perçoit notre manière d’investir le monde comme un maillage fait de lignes qui s’entremêlent. T. Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Zones sensibles, 2013.

23 – Expression empruntée à H. D. Thoreau, op. cit. p7.


Bibliographie sélective

BERQUE Augustin. Les raisons du paysage. Paris : Ed. Hazan, 1995, 192p.

BUCI-GLUCKSMAN Christine. L’œil cartographique de l’art. Paris : Éditions Galilée, 1996, 177p.

DAVILA Thierry. Marcher, créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 2002, 200p.

DEBORD Guy. « Théorie de la dérive » in Internationale Situationniste, n° 2, décembre 1958.

DELEUZE Gilles. Foucault. Paris : Ed. De Minuit, 2004, 144p.

FOUCAULT Michel. Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1993, 424p.

HEIDEGGER Martin. « Bâtir, Habiter, Penser »,  Essais et conférences. Paris : Gallimard, 1958, 378p.

INGLOD Tim. Une brève histoire des lignes. Paris : Zones sensibles, 2013, 256p.

LE SERGENT Daphné. L’image-charnière ou le récit d’un regard. Paris : L’Harmattan, 2009, 198p.

THOREAU Henry David. De la marche. Paris : Mille et une nuits, 2003, 79p.

TIBERGHIEN Gilles A. Nature, Art, Paysage. Arles : Actes Sud, 2001, 232p.

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