Christian Delporte

Journalisme et journaliste engagés aux XIXe siècle

Une réflexion d’ensemble sur les analogies et les spécificités des métiers de journaliste et d’historien du très contemporain, amorcée depuis plusieurs années dans notre équipe de recherche, nous a naturellement conduits à comparer leurs formes d’engagement. D’ores et déjà, il nous est apparu qu’une différence essentielle séparait les deux professions. Alors que, comme le rappelle Christian Delporte dans ce dossier, l’engagement journalistique a donné lieu à un large débat, à des réactions tranchées (fort différentes en France de celles des pays anglo-saxons), et qu’il existe une déontologie du journaliste clairement définie, nous n’observons rien de semblable dans le camp des historiens. Tout se passe comme si l’on voulait faire croire à l’opinion qu’il est possible de pratiquer une histoire neutre et objective, telle qu’on la rêvait dans les milieux positivistes, à la fin du XIXème siècle. Dans ces conditions, à quoi servirait de définir une déontologie ? Si, dans le cadre de savantes historiographies, les historiens acceptent de classer leurs aînés et leurs pairs en « écoles », ils refusent le plus souvent de « polémiquer » sur les « dérapages » auxquels ont pu aboutir certains engagements. La thèse de Laurent Jalabert, qui paraît ces jours-ci, sous le titre Le grand débat, est le premier ouvrage rédigé par un historien qui se propose d’analyser en profondeur les dérives des historiens et géographes français à propos des pays communistes.
Ce chantier courageusement ouvert doit, bien entendu, se continuer. A l’évidence, la meilleure méthode est de multiplier les monographies. En lisant, dans le présent dossier, celles respectivement consacrées à plusieurs types de journalistes (journaliste-écrivain comme Jules Roy, journaliste-idéologue comme Jean-François Kahn ou Claude Julien, grand reporter comme René Mauriès), on prend bien conscience de la diversité des formes et des degrés de l’engagement : engagement-citoyen, engagement professionnel individuel ou collectif, militantisme… Ces classifications pourraient servir de bases aux monographies consacrées aux historiens, que nous appelons de nos vœux. Après la période de l’ « ego-histoire » riche mais très auto-justificatrice, il est temps, en effet, de passer, pour les historiens comme on le fait pour d’autres catégories d’intellectuels, à l’ère de la biographie critique. L’Histoire –comme le Journalisme- ne peut rester crédible que si elle accepte de rendre des comptes et, le cas échéant, de reconnaître et d’expliquer les dérives des siens.

Jean-François Soulet
Christian DELPORTE
(Université de Versailles-Saint Quentin-en-Yvelines)
JOURNALISME ET JOURNALISTES ENGAGÉS
AU XXème SIÈCLE

« Si engagé que je fusse, j’avais besoin d’être par-dessus tout un témoin »[1]. Par une telle assertion, Jean Daniel, dont on connaît les prises de position à L’Express au temps du mendésisme et de la guerre d’Algérie, atteste toute l’ambivalence de la situation du journaliste face à l’engagement. L’engagement est-il indépendant, compatible, complémentaire d’une activité aux traits spécifiques qu’on appelle « journalisme » ? Engagement et information sont-ils conciliables ? Au fond, ce qu’indique ici Jean Daniel, c’est qu’on peut très bien exprimer des idées tranchées dans un journal sans pour autant être journaliste. Le reporter, lui, est un vrai journaliste parce qu’il puise les faits à leur source et mène un travail d’enquête. Mais cette enquête, à son tour, par son caractère édifiant, peut également manifester une forme d’engagement. En l’occurrence, Jean Daniel, grand reporter dans un hebdomadaire qui ne cache pas ses opinions, conforte le bien-fondé de son engagement par une pratique professionnelle exigeante. Il reste que son propos dessine les contours du paradoxe du journaliste sur lequel il conviendra de revenir.

Au-delà, notre réflexion renvoie à une évidence, d’autant plus affermie qu’elle s’inscrit dans l’histoire bien identifiée des intellectuels français dans le siècle, auxquels les journalistes seraient implicitement assimilés. Les valeurs et les mots qui sous-tendent l’engagement sont les mêmes : devoir, justice, vérité, contre-pouvoir, etc. Mais, conjointement, elle soulève un faisceau d’interrogations sur le rôle social d’une profession dont les caractères (exercice et représentation) ont profondément changé depuis le début du XXème siècle. Aussi, avant même de tenter toute périodisation de l’engagement, convient-il d’expliquer le sens du mot appliqué au journalisme et aux journalistes.

Pour la clarté de l’exposé, il faut sans doute avancer quelques précisions sur le domaine considéré. D’abord, l’observation portera sur les journalistes qui s’engagent publiquement dans l’exercice de leur activité. Un journaliste qui abandonne la presse pour devenir député ou un journaliste adhérent d’un parti qui ne placerait pas sa notoriété au service de la « cause », ne nous intéressent pas directement. Ensuite, compte tenu de l’histoire spécifique de la radio et de la télévision en France, nous considérerons essentiellement le journalisme et les journalistes de presse écrite, tout en nous prémunissant contre les « faux semblants », comme la tradition de l’écriture polémique ou pamphlétaire, qui relève davantage de l’exercice de style que de l’authentique engagement.

L’ENGAGEMENT APPLIQUE AU JOURNALISME

Journaliste, journalisme, engagement : les ambiguïtés d’une question

Le sujet pose un vrai problème de définition. Définir, c’est à la fois souligner les ambivalences de la question et déjà à y répondre. En effet, de quoi parle-t-on ? De journalisme, de journalistes, d’engagement, trois termes qui, considérés indépendamment l’un de l’autre ou combinés, méritent qu’on s’y arrête un moment.

Commençons par « journalisme ». Le mot a évolué au cours du siècle. Au début du XXème siècle, il se confond avec l’ensemble de la presse, mêle les hommes qui font les journaux et les journaux eux-mêmes. Et puis, peu à peu, il désigne un ensemble de pratiques et de codes professionnels reconnus et développés par ceux dont le métier est d’informer par la presse. Du coup, chronologiquement, le « journalisme engagé » aurait tendance à s’appliquer, d’abord à un type de presse dont la vocation est de diffuser une idéologie ou de défendre un parti (ce qu’à l’époque on appelle volontiers « presse doctrinale ») ; ensuite à la manière dont les hommes pratiquent leur métier d’informateur de l’opinion, conçoivent leur responsabilité professionnelle et, au-delà, apprécient le rôle du journaliste dans la société. Dans le premier cas, l’engagement est premier ; le journalisme engagé est politique et militant. Dans le second, les choses sont plus compliquées. L’engagement se greffe sur une pratique de l’information ; il est le produit d’une réflexion, parfois d’un accident suscité par l’indignation du témoin, en tout cas de la conscience que le journalisme n’est pas une profession comme les autres. Il faudra y revenir.

Se pose alors une deuxième question : qu’est-ce qu’un journaliste ? Autrement dit : quelle population observer ? Le journalisme ne requiert aucun diplôme, aucune compétence reconnue. Pourtant, si écrire dans les journaux est la condition nécessaire du journaliste, elle n’est pas suffisante.

Le journalisme est le produit d’une histoire et d’une tradition, à la fois littéraire et politique. Longtemps, la presse a accueilli dans ses colonnes, occasionnellement ou régulièrement, les papiers d’écrivains ou d’hommes politiques. Mais les articles d’un romancier, d’un philosophe, d’un député ou d’un ministre suffisent-ils à faire de ces hommes, qui écrivent dans les journaux, des journalistes ? A la fin du XIXème siècle, règne, dans ce domaine, une relative confusion que souhaitent effacer les associations professionnelles qui se fondent dans les années 1880, avec pour objectif d’écarter les « amateurs », c’est-à-dire ceux qui ne vivent pas de la presse. Dans les premières décennies du XXème siècle, les choses se précisent, à mesure que se construit l’identité professionnelle et que se distendent les liens naturels tissés entre la presse, la littérature et la politique. Qui peut alors être considéré comme journaliste ? Celui qui, en tirant une part majoritaire de ses revenus de son activité dans la presse, atteste que le journalisme est bien sa profession. Et, pour mieux l’afficher encore, celui-ci bénéficiera d’une carte professionnelle délivrée par ses pairs, à la fois brevet de journalisme et source d’avantages sociaux prévus par la loi de 1935.

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