Didier Guyvarch

La mémoire collective: De la recherche à l’enseignement

Aborder le thème de la mémoire collective dans les Cahiers d’histoire immédiate n’est sans doute pas découvrir des rivages inconnus. Parce qu’elle s’intéresse à ce que nous vivons ou à ce qu’ont vécu nos contemporains, l’histoire immédiate rencontre inévitablement les différentes empreintes du passé sur le présent, ses usages, ses enjeux, ses conflits, en bref la mémoire définie comme « l’usage et l’instrumentalisation du passé » . L’étude de la mémoire et de ses mécanismes, sa construction, renseigne à sa façon sur le jeu contemporain des acteurs sociaux et sur le pouvoir : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle de l’avenir » écrivait George Orwell dans 1984. Cette valeur heuristique paraît encore plus forte depuis les années 1980, depuis que la France, en particulier, vit un « moment mémoire» , qui est peut-être le signe ou l’indice d’une crise des projets collectifs ou d’une mutation culturelle … un chantier à ouvrir en tous cas pour les historiens de l’actuel. Objet de recherche, enjeu de pouvoir et donc thème de réflexion civique, la mémoire doit, me semble-t-il, être aujourd’hui pensée dans tous ses aspects car elle interroge, peut-être de façon nouvelle, le rôle social de l’historien et celui de l’enseignant d’histoire. Je tenterai d’apporter ma contribution à cette réflexion et au débat en cours à partir d’une triple expérience. La première est celle d’un enseignant du secondaire, puis du supérieur chargé de la formation des futurs maîtres, qui constate que la mémoire et les représentations du passé entrent dans la classe et participent, bon gré mal gré, à la construction de l’histoire enseignée. La seconde est celle du citoyen militant pour une pratique de l’histoire associant amateurs et professionnels. Cette expérimentation, conduite dans la région nantaise depuis une quinzaine d’années , m’a fait vivre directement et « humainement » les rapports souvent conflictuels entre la mémoire, rapport affectif au passé, fréquent chez les amateurs, et l’histoire, exigence de rigueur affichée par les gens du métier. Enfin, la troisième expérience, nourrie sans doute des deux autres, est celle du chercheur. J’ai tenté à partir d’une étude de cas, celle d’une grande ville provinciale entre 1914 et 1992, de cerner les acteurs, les outils, les principaux objets de la remémoration sociale . Cette étude visait à évaluer la pertinence de l’histoire de la mémoire comme mode d’entrée dans l’histoire culturelle d’une ville et comme outil de périodisation.
Le premier aspect de la mémoire collective abordé dans ce dossier est son historiographie car elle pose la question déterminante des relations entre l’histoire, les historiens et la demande sociale. C’est autour des réponses éventuelles à cette question que s’articule le second aspect, celui de la méthodologie et de l’épistémologie. Enfin, la reconnaissance de cet objet nouveau par les historiens interroge sur sa prise en compte et son traitement dans l’enseignement.

LA NAISSANCE LONGTEMPS DIFFÉRÉE D’UN NOUVEL OBJET DE RECHERCHE

Le 6 juin 2002, René Rémond reçoit Pierre Nora à l’Académie française en déclarant : « Vous avez fait surgir un nouvel objet d’histoire qui est votre invention » . Cette consécration et cette appropriation du concept de « lieu de mémoire » par la communauté des historiens sont l’aboutissement d’une mutation récente de leurs préoccupations et d’un intérêt tardif pour un terrain défriché tout d’abord par les sociologues.
En 1925, Maurice Halbwachs publie Les cadres sociaux de la mémoire, où il s’efforce de montrer, contre Bergson, que toute mémoire individuelle est constituée pour une part de souvenirs construits par la société. Il appelle mémoire sociale cet élément constitutif de la mémoire individuelle. Elle résulte de l’appropriation par un individu de souvenirs construits par divers groupes sociaux. Halbwachs nomme cette construction et cette représentation du passé la mémoire collective. Dès sa parution, Marc Bloch rend compte de l’intérêt de cet ouvrage, en particulier du mécanisme de remémoration mis en valeur par Halbwachs : « Se souvenir ce n’est pas assister en spectateur passif à l’apparition d’images … c’est proprement reconstruire le passé » . Il suggère de porter l’intérêt davantage sur les mécanismes et les acteurs de cette construction sociale alors qu’ Halbwachs insistait surtout sur sa fonction sociale.
Malgré Bloch, la mémoire collective reste alors un objet ignoré des historiens. Pourtant la France de l’entre-deux-guerres vit, avant que l’expression n’existe, un véritable devoir de mémoire, celui de la Grande Guerre. Les Anciens combattants publient massivement leurs souvenirs … délaissés par les historiens du moment. C’est un ancien combattant, Jean Norton Cru, qui, à partir de sa propre expérience de soldat au front, publie un véritable guide critique de ces témoignages. Il recense et porte un jugement sur 250 écrits publiés entre 1915 et 1928 mais pressent aussi les écarts entre la mémoire et l’histoire dans ces témoignages et l’intérêt de ces écarts . Il est remarquable que ce livre soit réédité en 1993 et alors soumis à la critique d’historiens désormais soucieux des questions de mémoire .
Jusqu’à la seconde Guerre mondiale, Maurice Halbwachs paraît presque seul sur ce front pionnier. Dans La topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, il s’efforce de montrer que la mémoire collective est avant tout un révélateur du présent : « Nous ne cherchons pas si les traditions des lieux saints sont exactes, sont conformes aux faits anciens […]. Si, comme nous le croyons, la mémoire collective est essentiellement une reconstruction du passé, si elle adapte l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du présent, la connaissance de ce qui était à l’origine est secondaire » . Il pressent, dans le même ouvrage, 43 ans avant sa dénomination par Pierre Nora, la notion de lieu de mémoire : « Une vérité pour se fixer dans la mémoire d’un groupe doit se présenter sous la forme concrète d’un événement, d’une figure personnelle, d’un lieu […]. Dans la mémoire collective en général, il y a des figures particulières, des dates, des parties du temps qui prennent un relief extraordinaire. Elles concentrent en elles d’autres figures, des événements qui se sont produits à d’autres moments » . Halbwachs meurt en déportation en 1945. Dans son dernier ouvrage, La mémoire collective, publié après sa mort, il écrit : « On n’est pas encore habitué à parler de la mémoire d’un groupe même par métaphore » .
Le « service précieux » rendu par Halbwachs, selon Marc Bloch, n’est guère utilisé par les historiens français jusqu’au début des années 1970. L’historiographie française de la crise mondiale aux Trente Glorieuses est fortement influencée par les Annales et s’intéresse surtout à l’histoire économique et sociale. Une inflexion peut être observée dans les années 1970. En 1971, Nathan Wachtel montre la rémanence dans le folklore des Indiens d’Amérique latine des souvenirs de la conquête espagnole du 16e siècle. La mémoire, utilisant ici la gestuelle de la danse, apparaît comme une tentative de préservation de l’identité du groupe face au processus d’acculturation, « une compensation ou une réaction au traumatisme de la conquête » .
Se souvenir pour exister pourrait être aussi le mot d’ordre d’un autre groupe de vaincus de l’histoire : les Camisards, étudiés par Philippe Joutard. Dans sa thèse publiée en 1977, il montre que la guerre de 1702-1704 constitue l’événement fondateur d’une légende, tout d’abord noire puis « dorée », de la région cévenole. Le basculement est contemporain de l’implantation des idées républicaines dans les années 1850 et prouve que « l’adoption d’une nouvelle vision historique ne dépend pas uniquement de la valeur de ses créateurs mais du climat d’une époque, des divers groupes sociaux et culturels qui l’acceptent, et aussi des événements présents qui donnent un sens différent du passé » . Les travaux de Philippe Joutard conduisent à analyser la mémoire comme une interaction entre le passé et le présent : le passé est utilisé pour lire, proposer un sens au présent, mais cette instrumentalisation modifie, en retour, la vision du passé. La « camisardisation » de l’histoire cévenole, « tout ce qui s’est passé d’important dans les Cévennes doit être camisard » , pourrait être considérée comme la production d’un système de la mémoire. La pérennité de ce système est assurée par deux outils qui se complètent : la transmission orale, « ces voix qui nous viennent du passé » , et les publications écrites. À la fin des années 1970, la mémoire a donc fait son entrée dans le territoire de l’historien. Elle est reconnue par la « Nouvelle histoire » et Pierre Nora lui promet un bel avenir en 1978 : « son utilisation stratégique peut être féconde pour le renouveau historiographique » .
Les raisons du changement d’attitude des historiens à l’égard de l’objet mémoire sont sans doute multiples et complexes. Au choix individuel s’ajoutent l’influence du contexte et la dynamique propre de l’historiographie. Philippe Joutard note, pour sa part, le rôle des événements de mai 1968 dans l’intérêt nouveau porté aux Camisards : « L’influence directe de ces événements [mai 1968] sur notre historiographie est indéniable ; le roman de Max Olivier Lacamp et le film de René Allio s’y réfèrent explicitement. Mais surtout, spectateurs ou lecteurs non informés de la question ont compris certaines réalités de la révolte par l’intermédiaire des événements de l’époque et des débats qu’ils ont soulevés » . Cette mise en cause des représentations que fut 1968 et le retournement de la conjoncture économique au milieu des années 1970 expliquent, peut-être, l’audience rencontrée alors par les évocations de vaincus de la modernité. Le succès du Cheval d’Orgueil. Mémoires d’un breton du pays bigouden de Pierre Jakez Hélias en 1975 paraît exemplaire de cette adéquation entre le « quêteur de mémoire » et la demande sociale. Cette rencontre se fait au risque de l’histoire savante comme le souligne Pierre Goubert en 1979 : « Ces phénomènes se nourrissent de cette furieuse envie de nos contemporains de retrouver leurs racines, presque toujours rurales et provinciales […]. Ce phénomène relativement massif explique le succès de livres et de films qui seraient probablement tombés dans l’indifférence voici un quart de siècle. On pensera naturellement aux grands conteurs authentiques qui suppléent les aïeux relégués dans les hospices, comme celui du Cheval d’Orgueil, au succès éclatant et mérité » . L’écart entre les aspirations du grand public qui le portent vers la mémoire et la recherche universitaire qui privilégie « une histoire abstraite et quantitative » est dénoncé par quelques historiens. Alors que Paul Leuilliot juge ce « dédain » des savants inquiétant « quant à leur conception du monde », Jean Chesneaux et les militants du Forum-Histoire mettent en avant le risque politique que représente une mémoire populaire source de nostalgie et de passéisme .
À la fin des années 1970, la revue les Annales, figure de proue de l’historiographie française, prend acte de ce décalage et constate le succès d’une production historique, qu’elle ne défend pas, révélatrice de l’air du temps : « Face à des temps incertains, difficiles, la France se réenracine » . Alors que s’achève une première décennie de recherches pionnières, un tournant historiographique s’amorce. Sur un plan symbolique, on peut noter que le premier numéro des Annales de l’année 1980 est largement consacré aux archives orales et au travail de mémoire qu’elles révèlent .
Dans les années 1980, la mémoire devient une préoccupation importante des historiens et l’extension du champ de la recherche produit des outils nouveaux pour sa compréhension. Le premier est en 1984 celui de « lieu de mémoire ». Pierre Nora, en s’efforçant de déconstruire ces « buttes-témoins » matérielles ou symboliques où s’accrochent les souvenirs nationaux, prend à la fois en compte la demande sociale de repères, de racines communes et les exigences critiques de la recherche historique. L’appropriation rapide de l’expression, mais sans doute moins du concept, témoigne de la force des préoccupations mémoriales françaises en cette fin de 20e siècle.
L’étude du lieu de mémoire Vendée par Jean-Clément Martin met, elle, en évidence les politiques de la mémoire et leurs enjeux. Si pour l’historien ce sont les Bleus qui, dès 1793, construisent l’image d’une Vendée symbole de la contre-révolution, ce sont les Blancs et leurs successeurs qui utilisent et retournent cette image aux 19e et 20e siècles pour asseoir une identité régionale. Cette identité est un outil de mobilisation sociale mais aussi un instrument politique contemporain. Le succès du spectacle du Puy-du-Fou, lancé en 1977 par Philippe de Villiers, résulte de la rencontre entre un milieu rendu réceptif par une pédagogie du souvenir de 150 ans et le souci d’un homme politique de se construire une image . L’exemple vendéen des années 1980 et du début des années 1990 illustre les défis nouveaux qui se posent à l’historien de la mémoire. Confronté à une mémoire vive et impérieuse, il est conduit à déconstruire mythe ou légende et à remettre ainsi en cause l’exploitation du passé par le présent. Dans le contexte du bicentenaire de 1789, puis de 1793, l’emploi du terme génocide est ainsi au centre d’un débat intense car il est un enjeu pour ceux qui veulent démontrer que « la révolution […] à toutes les époques et sous toutes les latitudes serait dévoreuse de libertés » .
Au moment même où l’exacerbation du passé vendéen est étudiée, un mécanisme inverse, le refoulement ou l’occultation, est analysé par Henry Rousso dans Le syndrome de Vichy. Cette histoire de la mémoire des années 1940-1944 est publiée alors que le procès de Klaus Barbie s’est ouvert un an auparavant et que Paul Touvier est arrêté deux ans plus tard. Au débat posé entre histoire et mémoire s’ajoute dorénavant un troisième terme : justice. C’est au nom de la vérité historique, mais aussi de la justice, que Pierre Vidal-Naquet s’en prend, toujours en 1987, aux Assassins de la mémoire, les négationnistes. Face aux mécanismes utilisés par ces « faussaires », la réplique doit être, selon Vidal-Naquet, d’une part l’étude raisonnée et critique des transformations de la mémoire, d’autre part un devoir d’histoire sur le génocide des Juifs : « Le travail archéologique était inutile en 1945 parce que les ruines fumaient encore et que les témoins criaient, il est devenu indispensable aujourd’hui » . C’est encore le déficit d’histoire face au refoulement et à la surenchère des mémoires qui rend impossibles, selon Benjamin Stora , l’apurement des comptes et le travail de deuil pour les anciens acteurs de la Guerre d’Algérie. La très abondante production de témoignages écrits ou audiovisuels depuis 1954 entretient, d’une certaine façon, le cloisonnement des mémoires et donc leur affrontement.
Au cours des années 1980, l’écho donné aux travaux des historiens sur la mémoire semble indiquer une adéquation avec les préoccupations du temps. La poursuite et la diversification des recherches dans la décennie qui clôt un siècle et en inaugure un nouveau s’effectuent dans un contexte d’injonction à se souvenir, d’affirmation d’un « devoir de mémoire ».
La publication à la fin de l’année1992 des trois derniers tomes des Lieux de mémoire apparaît non comme un achèvement, mais plutôt comme une voie nouvelle, une clef de lecture de l’histoire utilisable à plusieurs niveaux d’analyse . Pierre Nora évoque lui-même la naissance d’une « catégorie de l’intelligibilité historique contemporaine ». Au-delà d’un objet, le patrimoine mémoriel français, c’est une façon différente de faire de l’histoire et certains, comme Yves Lequin, n’hésitent pas à qualifier cette nouvelle approche de « rupture épistémologique » .
La mémoire qui s’impose remet en cause une historiographie qui a privilégié l’étude des structures pérennes et a négligé les interrogations des contemporains sur leur passé proche. Lucette Valensi fait, en 1993, le constat de ce décalage dans un éditorial des Annales au titre révélateur : « Présence du passé, lenteur de l’histoire » . La présence du passé c’est bien la mémoire, en l’occurrence celle de la rafle du « Vel d’Hiv » en 1942, la lenteur de l’histoire celle des historiens de l’école dite des Annales auxquels Pierre Vidal-Naquet reproche d’avoir privilégié la longue durée alors que « le crime hitlérien relève pourtant du temps court, même si la longue durée peut le mettre en perspective » .
La « boulimie commémorative » qui s’empare de la France en cette fin de 20e siècle devient un objet d’étude pour les historiens. C’est le sociologue Gérard Namer qui avait ouvert le chemin en 1983 en montrant comment les compétitions mémoriales à la Libération pouvaient révéler les enjeux de pouvoir entre les Gaullistes et les communistes . Le bicentenaire de 1789 suscite une mise en perspective de Pascal Ory qui montre que les anniversaires de 1889, 1939, 1989 ont exprimé chacun une vision de la Révolution française propre aux préoccupations de leur temps . Patrick Garcia insiste, quant à lui, sur le dynamisme et la diversification des pratiques commémoratives locales en 1989, qui témoigneraient de la recherche d’un enracinement de proximité face au brouillage de l’horizon d’attente national .
La multiplication des travaux de recherche récents sur l’histoire de la mémoire rend trop aléatoire un quelconque inventaire. Il me semble seulement possible de noter quelques grandes tendances thématiques, reflets des préoccupations des historiens et du public contemporain. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale reste brûlante et « un passé qui ne passe pas » interroge les chercheurs. Sarah Farmer, étudiant les enjeux politiques et sociaux de la commémoration d’Oradour-sur-Glane, montre la difficulté des relations entre les témoins porteurs de mémoire et la mémoire officielle . C’est aussi cette question des appuis, des relais, des groupes porteurs et de leur intérêt variable qui rythme ou périodise la mémoire de la Shoah analysée par Annette Wievorka . La Résistance, dont les souvenirs ont été longtemps un enjeu de pouvoir politique, entre aussi dans l’ère de l’histoire de sa mémoire. Cette approche apparaît d’autant plus nécessaire que, comme l’écrit Jean-Marie Guillon, son histoire « n’est pas dissociable de sa mémoire et de son légendaire » .
Nouveaux témoignages, mises au point, polémiques dans la presse montrent que, 40 ans après la fin des combats, la Guerre d’Algérie se prolonge par la mémoire. Benjamin Stora poursuit l’observation de ses effets sur la société française d’aujourd’hui. Elle constituerait selon lui la matrice d’un « sudisme » à la française et ferait le lit d’un racisme anti-arabe . Guy Pervillé met en évidence la superposition en Algérie et en France de « mémoires collectives éclatées et conflictuelles » , produits de cette « double guerre civile »,qui pérennise la violence et l’incompréhension. Mais l’histoire de la mémoire ne se réduit pas aux seuls souvenirs traumatiques. Elle participe à une histoire culturelle large, que ce soit celle du politique à propos de la droite ou du Parti communiste par exemple, ou bien celle d’une ville ou encore d’une région qui se penche sur son patrimoine .
Trente années d’historiographie ont donc fait passer la mémoire collective du statut de source pour connaître le passé, que lui a donné l’histoire orale à ses débuts, à celui d’objet d’étude : comment une société gère au présent son passé. Cette transformation pose des questions nouvelles à l’historien.


LA MÉMOIRE ET LE TRAVAIL DE L’HISTORIEN

La parution en 2000 du livre de Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli paraît consacrer l’importance prise par le thème de la mémoire dans les pratiques sociales et dans les recherches historiques. Derrière la puissance réflexive du philosophe, la masse des références utilisées, les historiens se font humbles et rendent hommage à une analyse qui à « un quasi-label de souveraineté en la matière » . Pourtant Paul Ricœur lui-même, s’il revendique un long compagnonnage avec les historiens du côté de l’épistémologie, situe nettement son œuvre dans une autre perspective que celle des historiens. Il rejette en particulier son éventuelle contextualisation, il écrit notamment : « S’il est vrai que le « moment-mémoire » définit une époque, la nôtre, mon travail a l’ambition d’échapper aux critères d’appartenance à cette époque, que ce soit dans sa phase phénoménologique, sa phase épistémologique ou sa phase herméneutique » . Avant l’éclairage que peut donner cette prise de distance philosophique, les historiens ont tenté d’apporter des réponses aux questions posées par ce surgissement du passé dans le présent devenu peu à peu un objet d’étude.
La première question est celle des rapports entre l’histoire et la mémoire. D’emblée, l’affirmation ferme d’une différence de nature, voire d’une opposition fonctionnelle, paraît réunir les nombreux historiens qui s’expriment sur ce thème. Jacques Le Goff écrit en 1988 : « […] La discipline historique, qui a reconnu les variations de l’historiographie, n’en doit pas moins rechercher l’objectivité et rester fondée sur la croyance en une « vérité historique » […]. La mémoire, parce que son travail est le plus souvent inconscient, est en fait plus dangereusement soumise aux manipulations du temps et des sociétés que la discipline historique elle-même » . Au cours des années 1990, François Bédarida, travaillant sur questions « chaudes » du temps présent, a souvent rappelé la nécessaire distinction entre l’histoire et la mémoire et la déontologie indispensable de l’historien : « La voie [de l’historien] est étroite entre les deux missions contradictoires qu’il a à remplir. D’une part, il lui faut se dissocier des mythes véhiculés par la conscience commune et des déformations de la mémoire collective et leur opposer un discours démystificateur, à la fois documenté et rationnel. D’autre part, en tant que diffuseur d’un savoir, il contribue à former la conscience historique et la mémoire de ses contemporains. Autrement dit, chez lui, l’acteur social est inséparable du chercheur » . Ce respect des règles du métier doit se faire au risque d’établir une « relation délicate et parfois conflictuelle avec les témoins » .
Jean-Pierre Rioux adopte aussi cette conception et systématise même l’opposition entre l’histoire et la mémoire. « Tout, en fait, oppose l’histoire et la mémoire. L’histoire est une pensée du passé et non une remémoration […]. Son volontarisme critique, son obsession scientifique, qui érigent à distance un objet d’étude, qu’ensuite il modèlera à sa guise, détruisent le souvenir-fétiche, débusquent la mémoire de ses espaces naturels » .
Si au flot de la mémoire des années 1990 les historiens opposent la digue de l’histoire, ils admettent, et de plus en plus, que les relations entre ces deux modes de rapport au passé sont plus complexes. En 1988, Jacques Le Goff évoque une relation dialectique considérant que la mémoire en tant que source nourrit l’histoire mais que l’histoire à son tour produit de la mémoire. Comme François Bédarida, Gérard Noiriel distingue deux facettes dans le métier d’historien : d’une part la production d’un savoir, l’histoire, d’autre part la transmission à un large public, fonction qu’il qualifie « d’activités de mémoire » . Cette conception peut, me semble-t-il, affaiblir la dichotomie initiale entre l’histoire et la mémoire, et aussi renvoyer toute vulgarisation, et donc l’essentiel de l’enseignement, à une volonté de mémoire seulement. Mais elle tient peut-être surtout à un emploi très large du mot mémoire. La distinction entre les deux termes peut même disparaître chez certains historiens qui évoquent la « mémoire historique » ou la « mémoire savante » pour des activités et des productions de recherche pourtant dûment menées selon les canons de la discipline.
Le flou lexical révèle peut-être une plus grande incertitude sur le statut de l’histoire elle-même. Les réflexions épistémologiques de Jacques Rancière et Paul Ricœur, notamment, ont largement relancé le débat sur la nature « scientifique » de l’histoire. Cette interrogation est contemporaine des mutations historiographiques. À l’histoire économique et sociale triomphante, à qui certains ont reproché « l’illusion quantitative » et un certain positivisme, ont succédé des approches plus conjecturales comme l’histoire des représentations ou la microhistoire. Par ailleurs, la critique de certains travaux historiques réputés scientifiques tend à les ranger du côté de l’utilisation du passé pour le présent, donc de la mémoire. Analysant la production historique sur la Révolution française avant François Furet, Jean-Clément Martin y voit majoritairement l’expression d’une idéologie, de cadres préétablis, donc d’une mémoire qui cherche à convaincre » .
Les liens entre l’histoire et la mémoire apparaissent ainsi multiples et indissolubles. Le constat de cette liaison dangereuse doit conduire à une grande vigilance épistémologique et à une clarification conceptuelle si l’on admet qu’il y a nécessité civique à distinguer l’explication critique du passé de son exploitation incontrôlée. Du côté de l’histoire, Gérard Noiriel propose, avec d’autres, de parler de « science historique » quand trois éléments sont réunis : la critique documentaire, la problématisation, la validation collective . Du côté de la mémoire, il me semble que l’absence de la possibilité de réfutation, de confrontation critique caractérise une démarche qui vise à imposer une vision du passé.
En faisant de la mémoire collective un concept, on peut d’une part éviter les ambiguïtés lexicales, d’autre part disposer d’un outil, d’un modèle, pour son observation. Les travaux déjà conduits permettent de proposer l’esquisse d’une trame de ses caractéristiques : ses fonctions (l’intégration, l’identité, la légitimation, la création d’une mythologie, de valeurs, de patrimoine), son fonctionnement (la construction, les acteurs, les outils, les commémorations, les mémoriaux, les lieux de mémoire), son intensité (l’injonction, le devoir, le refoulement, l’occultation, l’oubli, les tabous).
La seconde question posée par la mémoire aux historiens est celle de leur fonction et responsabilité sociales. En 2000, un des grands thèmes du 19e Congrès international des sciences historiques d’Oslo fut : « Usages et abus de l’histoire et responsabilité présente et passée de l’historien ». Ce choix révèle une conjoncture et des inquiétudes . En France, la multiplication des commémorations dans les dernières années du 20e siècle a conduit les historiens à se positionner par rapport à la demande institutionnelle ou sociale. Le bicentenaire de 1789 a placé certains historiens en position d’experts et/ou de cautions, mais aussi de chefs d’orchestre des cérémonies commémoratives au risque d’apparaître, dans ce rôle, comme des organisateurs d’une mémoire officielle. D’autres au niveau local ont participé à ce moment de mobilisation sociale en faisant de l’histoire citoyenne, en s’efforçant de faire quitter à un public plus ou moins large les rivages de la mémoire pour gagner ceux de l’histoire.
Chaque commémoration semble ainsi osciller entre savoir et pouvoir, entre remémoration scientifique et liturgique selon l’expression de Pascal Ory, et peut placer l’historien en porte-à-faux. Le quadricentenaire de l’Édit de Nantes en 1998 n’a pas échappé au dilemme. Le texte de 1598 répond « aux questions et aux préoccupations d’aujourd’hui par l’affirmation de la tolérance et de l’acceptation de l’autre » . Instrumentalisé pour promouvoir dans la France de la fin du 20e siècle la liberté de conscience, l’égalité civile, la laïcité, la tolérance, l’Édit célébré n’a plus grand chose à voir avec le texte de 1598 qui organisait, selon Bernard Cottret, une « prison dorée » pour les protestants. Le « consensus anachronique, clef du succès commémoratif » fut pourtant organisé par un comité national présidé par l’historien Jean Delumeau et composé de quatre universitaires siégeant au côté de représentants des églises et du pouvoir politique.
Le risque pour l’historien de devenir caution ou enjeu s’accroît dans une période où le « devoir de mémoire » semble s’imposer. Utilisée depuis les années 1990 , cette expression tient sa force de son origine qui se réfère à la Shoah. La légitime lutte pour ne pas oublier le génocide des Juifs a construit un sanctuaire de la mémoire et une « nouvelle religion civique », selon l’expression de Georges Bensoussan. Étendu par l’usage à d’autres objets historiques, le « devoir de mémoire » induit un rapport affectif, moral, au passé peu compatible avec la mise à distance et la recherche d’intelligibilité qui font le métier d’historien. Cette attitude de déférence, de respect figé à l’égard de certains épisodes douloureux du passé peut rendre moins compréhensible par un public non initié l’enquête historique qui se nourrit de questions et d’hypothèses nouvelles. L’usage massif du passé pour fonder ou justifier les valeurs, le code moral d’aujourd’hui donne toute son actualité à ce qu’écrivait Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire : « L’historien ne peut être une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme ». L’injonction à se souvenir qu’implique le « devoir de mémoire » contribue à la « hantise du passé », qu’évoque Henry Rousso, mais aussi au développement d’un sentiment de culpabilité rétrospective qui incite des groupes, des institutions à faire « repentance » et d’autres à demander des « réparations ». L’État lui-même pratique de plus en plus une politique de la mémoire par la loi qui suscite interrogation ou inquiétude des historiens . En 1990, la « loi Gayssot », qui fait de la contestation d’un crime contre l’humanité une infraction, est critiquée par Madeleine Rebérioux car « le concept même de vérité historique récuse l’autorité étatique » . C’est encore la loi qui qualifie, en janvier 2001, le massacre des Arméniens par les Turcs en 1915 de génocide . Six mois plus tard, l’Assemblée nationale française reconnaît la traite et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Au doute émis par certains sur l’efficacité de ce type de condamnation, l’historien doit ajouter le risque de l’anachronisme que peut faire naître la qualification juridique rétroactive d’un cycle historique, ouvert au 15e siècle et achevé au milieu du 19e siècle, à partir d’un concept forgé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
La mémoire pose enfin à l’historien une troisième question, celle de l’écriture de son histoire. L’étude de cas que j’ai menée sur Nantes visait à cerner les volontés et les capacités exprimées par, ou dans, une ville au cours du 20e siècle, à construire une mémoire . La connaissance des acteurs collectifs de cette construction est la première étape. Le dépouillement exhaustif des différents comptes rendus des délibérations ou des activités des institutions (conseil municipal, conseil général, chambre de commerce, école) et des associations (sociétés savantes, anciens combattants, anciens élèves, associations patrimoniales) permet de saisir les fonctions de la mémoire ; elles témoignent des préoccupations du moment. L’inventaire des gestes, des paroles, des images, des écrits mobilisés (fêtes nationales, plaques commémoratives, noms de rues, timbres, marques postales, expositions, films, etc) pour évoquer le passé renseigne, lui, dans un second temps, sur son intensité. Il met en évidence les permanences rituelles ainsi que les variations conjoncturelles de la remémoration. Cette étude des acteurs et des outils permet de périodiser la construction de la mémoire et de dégager dans ces flux et reflux les principaux thèmes proposés au souvenir au cours du siècle. Ces chantiers sont alors observés pour tenter de mieux comprendre le fonctionnement de la mémoire.
Le traitement des sources utilisées est, pour partie, une analyse sérielle afin de connaître, par exemple, les temps, les espaces ou le coût des activités de mémoire. Mais la recherche des intentions, des raisons d’agir, des enjeux implique, elle, une analyse critique de discours qui sont, au premier degré, une évocation du passé, au second un témoignage sur le présent. La démarche critique s’appuie alors sur une stricte contextualisation des textes et sur la recherche d’un indice : l’écart entre la mémoire et l’histoire.
La Passion du passé , le « devoir de mémoire » interrogent sur le rôle de l’histoire et des historiens dans la cité. Le débat ouvert a produit un renouveau de la réflexion épistémologique, suscité des recherches sur l’histoire de la mémoire. L’enseignement de l’histoire ne peut échapper à ce nouveau contexte.


LA MÉMOIRE ET L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

La mémoire collective est-elle, peut-elle être, doit-elle être un objet pour l’histoire enseignée ? Poser ces questions c’est s’avancer sur un terrain peu défriché par la recherche, objet de fortes controverses, soumis aux prescriptions de l’institution scolaire ; c’est donc prendre sa part dans un débat plus civique que technique, accepter le risque de suggérer des pistes qui peuvent être contredites.
Affirmer que l’histoire qui s’apprend est une mémoire est parfaitement admis pour l’enseignement primaire sous la Troisième République. « Histoire mythologique » ou « l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France » pour promouvoir l’intégration nationale et le sentiment qui doit l’accompagner, tels étaient l’usage et l’utilité de cet enseignement. Cette finalité était revendiquée par son principal inspirateur, Ernest Lavisse, qui écrit en 1887, dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson que les futurs citoyens français doivent « se pénétrer des graves leçons de l’histoire pour éviter le retour des délabrements qui ont abattu leur patrie ou pour en préparer le glorieux relèvement ». Lavisse n’est pas seulement un lieu de mémoire , c’est une référence récurrente utilisée quand l’enseignement de l’histoire est en crise. En 1979, Pierre Goubert propose : « Pourquoi ne pas revenir à une sorte de petit Lavisse rénové avec moins d’injustice et de nationalisme, et plus d’ouverture vers l’extérieur ? ».
Mais, déjà sous la Troisième République, l’histoire scolaire ne peut être réduite à l’inculcation d’une mémoire nationale. Celle-ci est le lot des « primaires », tandis que l’élite en formation au lycée bénéficie d’un enseignement de l’histoire promu au rang des humanités, d’une culture désintéressée au service de la formation intellectuelle .
Ces deux ordres de finalités, patrimoniale et civique d’une part, intellectuelle et critique d’autre part (qui d’ailleurs ne s’excluaient pas dans l’enseignement secondaire) sont dorénavant à l’œuvre dans un système scolaire qui a renoncé depuis les années 1970 à la dualité au profit de l’école et du collège uniques et de la « culture commune ». Les deux fonctions de l’enseignement de l’histoire sont ainsi présentes au sein même de la classe. En effet, si les contenus de l’histoire-mémoire ont pu être critiqués au nom des mutations de la société française et de son identité, sa fonction d’intégration, de creuset n’est pas remise en cause, même par ceux qui prônent un renouvellement des valeurs que véhicule la mémoire scolaire . Les programmes d’enseignement eux-mêmes prennent en compte autant les préoccupations du temps que celles de la recherche. Par exemple l’introduction au collège, en 1997, de « documents patrimoniaux » peut sembler une volonté de donner des repères communs à des élèves issus d’horizons culturels variés. Cette diversité culturelle et le souci de reconnaître l’altérité expliquent sans doute l’introduction en 1995 dans les programmes des lycées professionnels d’un thème consacré aux trois religions monothéistes de 1850 à nos jours. L’éducation, de grande actualité, au respect et à la tolérance peut s’appuyer, au risque de l’anachronisme, sur l’étude de la Méditerranée au 12e siècle en classe de seconde car les instructions officielles préconisent d’insister sur la notion de carrefour et d’échanges plutôt que sur celle d’affrontement … Oublier Jérusalem pour Palerme en quelque sorte.


LE JEU DE L’HISTOIRE ET DE LA MÉMOIRE DANS LA CLASSE

Parallèlement à cette fonction de transmission de notions communes et de valeurs à partager, la fonction intellectuelle, de construction du jugement et du raisonnement, est toujours affirmée. L’enseignement de l’histoire apparaît donc comme « un exercice à double entrée » , souvent périlleux car les élèves contribuent aussi par leurs propres représentations à compliquer le jeu de l’histoire et de la mémoire dans la classe. (voir schéma page précédente)
À cette complexité, qui confère aussi son autonomie à l’histoire scolaire par rapport à l’histoire qui se fait, s’ajoute un certain risque d’incompréhension entre les élèves et l’enseignant. Selon l’étude de François Audigier , les élèves considèrent plutôt l’histoire comme de la mémoire, alors que les enseignants paraissent insister sur la dimension critique de leur métier . La réduction de cette fracture potentielle peut venir, me semble-t-il, d’une prise en compte plus explicite de l’objet mémoire dans la classe d’histoire.
La capacité des élèves à différencier l’histoire de la mémoire est un enjeu pour la formation intellectuelle et civique. Elle permet d’une part « l’allongement du questionnaire » et donc un enrichissement conceptuel ; d’autre part le débat qu’elle impose entre vérité, valeurs, usages du passé et pouvoir peut éclairer le futur citoyen sur ses choix. L’apprentissage de cette capacité peut s’appuyer sur les programmes existants. Beaucoup de documents utilisés dans la classe sont des produits de la mémoire. Les poèmes homériques ou la Bible présentés aux élèves de sixième fournissent par exemple l’occasion d’un premier repérage entre les fonctions différentes de la mémoire, qui prend ici la forme et la fonction du mythe, et de l’histoire. Sur bien d’autres thèmes des programmes l’approfondissement est possible, mais l’attention doit être attirée sur l’intérêt des signes qui marquent l’utilisation ordinaire et quotidienne du passé dans notre présent : monuments commémoratifs bien sûr, mais aussi noms de rues, timbres et oblitérations postales, publicités de toute sorte, etc. Leur décodage est un moyen de faire comprendre les jeux et les enjeux des différents utilisateurs du passé. La maîtrise progressive du concept de mémoire collective par les élèves enrichit leur compréhension de la vie politique et civique ; l’analyse des références historiques des différents acteurs dans les périodes d’affrontement électoral ou de rupture symbolique apparaît comme un exercice particulièrement fécond .
Si la posture des historiens de la mémoire paraît être transférable dans l’histoire scolaire, les contenus de leur recherche ne sont pas, ou très peu, pris en compte dans les programmes jugés souvent déjà lourds. Pourtant l’histoire de la mémoire, largement inspirée par la demande sociale, peut être un des moyens de préciser le sens d’un enseignement partagé entre la transmission d’un patrimoine commun et la formation à la réflexion critique.
Au cours des deux dernières décennies du 20e siècle, la mémoire s’est imposée dans le territoire de l’historien. Elle a contribué à la mutation de l’historiographie, à l’approfondissement de la réflexion épistémologique, elle a surtout interpellé le rôle social de l’historien et de l’enseignant d’histoire. Ils sont confrontés au débat toujours recommencé entre les militants de la mémoire, les partisans de l’idée de Paul Ricœur « d’une politique de la juste mémoire » pour un deuil nécessaire, et les défenseurs du devoir d’histoire. Mais la fidélité au souvenir et la recherche de la vérité sont-elles toujours incompatibles ? En mai-juin 1940, Marc Bloch, capitaine de l’armée française, est le témoin du désastre. Il écrit, à chaud, un grand livre d’histoire immédiate, L’étrange défaite. Il y rappelle les règles de son métier d’historien : « Dégager le vrai du faux […], garder des habitudes de critique, d’honnêteté ». Sont-ce ces règles qui lui font choisir la Résistance ? Arrêté, torturé par la Gestapo, il est fusillé le 8 mars 1944. En 1996, après plusieurs refus, l’université de Strasbourg prend son nom. La mémoire a enfin reconnu l’histoire.

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