Philippe Foro

Les procès Andreotti en Italie

Le 27 mars 1993 restera probablement dans les annales de la vie judiciaire et politique de l’Italie républicaine. Ce jour là, le Parquet de Palerme, par l’intermédiaire du ministère de la Justice et des Grâces, demande au Sénat l’autorisation d’entamer une procédure contre Giulio Andreotti pour association de type mafieux. Le 13 mai, dans le prestigieux hémicycle du palais Madama , les sénateurs votaient la levée de l’immunité parlementaire du sénateur à vie qui la vota également. Le 9 juin, le Parquet de Rome entamait une procédure d’accusation contre Andreotti pour avoir commandité le meurtre du journaliste Mino Pecorelli, assassiné dans la capitale italienne le 20 mars 1979. Après trois ans d’enquêtes et de procédures, Giulio Andreotti fut confronté à deux procès. Un à Palerme au sujet de l’accusation de collusion avec la mafia, un autre à Pérouse à propos du meurtre de Mino Pecorelli.

Les procès Andreotti dépassent le cadre d’un procès ordinaire. D’abord par la personnalité de l’accusé. Parlementaire depuis 1946, Andreotti traversa près d’un demi-siècle de vie politique italienne et fut aux affaires à des moments cruciaux de l’histoire de la péninsule. Proche collaborateur de De Gasperi, ministre de la Défense et président du Conseil durant les années de plomb et lors de l’affaire Moro en 1978, à nouveau au palais Chigi au moment de l’effondrement de l’URSS et de l’unification allemande, il est une mémoire de l’Italie contemporaine. II côtoya aussi bien le personnel politique français de la IVème République que presque tous les gouvernements de la Vème République. C’est donc une personnalité historique majeure de l’Italie d’après guerre qui se retrouve sur le banc des accusés.

Ensuite, par le contexte traversé par le pays et la gravité des accusations. Déjà affaibli depuis la fin des années 1980 par la montée de la Ligue lombarde d’Umberto Bossi qui, avec d’autres, dénonce la corruption de « Rome la voleuse » (c’est à dire de l’Etat central et des partis au pouvoir) et par les blocages politiques engendrés par la rivalité politique entre socialistes et démocrates chrétiens, le système politique italien est secoué par l’affaire Mani pulite (Mains propres) qui, en quelques mois, décapita l’élite politique italienne entraînant mises en examen et démissions en cascade. L’énumération qui suit ne se veut pas exhaustive mais désire montrer l’ampleur du phénomène. Rien qu’en février 1993, les ministres de la Justice (Claudio Martelli), de la Santé (Francesco de Lorenzo), des Finances (Giovanni Goria) démissionnent à cause d’enquêtes judiciaires alors que Bettino Craxi, secrétaire du parti socialiste, et Giorgio La Malfa, secrétaire du parti républicain, quittent leur fonction pour des raisons identiques. En mars, c’est au tour de Renato Altissimo, secrétaire du parti libéral, et Gianni Fontana, ministre démocrate chrétien de l’Agriculture de se démettre, tout comme le socialiste Franco Reviglio qui ne sera resté ministre des Finances qu’un peu plus d’un mois. Aussi, les mises en examen de Giulio Andreotti paraissent elles comme une espèce d’apogée de la tempête juridico politique et ce d’autant plus que l’ancien président du Conseil n’est pas accusé de malversations financières mais de mort d’homme et de collusion avec une des organisations criminelles les plus redoutables qu’il soit. Si la culpabilité d’Andreotti est reconnue, c’est une grande partie de l’histoire de la République italienne qui est condamnée .

Enfin, les procès Andreotti posent le problème du rôle des médias, des juges, des repentis de la mafia. Pour nombre de commentateurs, le prestigieux dirigeant démocrate chrétien était condamné avant même le verdict. A tort ou à raison, certains y ont vu, en plus du procès d’un homme, le procès de la première République et de près de cinquante ans de démocratie italienne, au travers d’un de ses plus emblématiques représentants. C’est d’abord lui qu’il convient de présenter.

UN « CHEVAL DE RACE » DE LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE

Avec Amintore Fanfani et Aldo Moro, Giulio Andreotti faisait partie des grands dirigeants de la Démocratie chrétienne que l’adage populaire avait surnommé les « chevaux de race ». Né à Rome le 14 janvier 1919 , le jeune Andreotti fut élevé modestement, en compagnie de son frère Francesco et de sa soeur Elena (celle ci mourut en 1934), par sa mère Rosa, veuve de son mari Alfonso depuis 1921 et pieuse catholique. Après des études secondaires au lycée Torquato Tasso, il s’inscrit à la Faculté de Jurisprudence en 1937 et adhère l’année suivante à la Fuci (Federazione degli universitari cattolici italiani) alors présidée par Aldo Moro. Dans le cadre du régime fasciste, la Fuci bénéficie d’une relative autonomie que le pape Pie XI avait su préserver lors de la crise de 1931 sur les organisations de jeunesse. Nombre de cadres de la Démocratie chrétienne en sortirent à la suite de l’effondrement du fascisme. A la fin 1939, Andreotti se voit confier par Moro la direction de l’hebdomadaire de la Fuci, Azione Fucina. Ayant en poche une thèse de droit canon traitant de « La fin des peines ecclésiastiques et la personnalité du criminel dans le droit de l’Eglise », il succède à Moro à la tête de la Fuci en février 1942. Ces diverses responsabilités lui permettent de faire connaissance de Pie XII, de Mgr Giovanni Battista Montini, futur Paul VI et alors substitut à la Secrétairerie d’Etat ainsi qu’aumônier de la Fuci, d’Alcide De Gasperi, rencontre déterminante sur le plan politique pour Andreotti . Au congrès de Naples, à la fin du mois de juillet 1944, celui ci est nommé secrétaire national du mouvement de jeunesse de la Démocratie chrétienne. En septembre 1945, il fait partie des démocrates chrétiens désignés pour participer à la Consulta nationale qui doit préparer le référendum constitutionnel et les élections à la Constituante. Le 2 juin 1946, Giulio Andreotti élu député est désigné secrétaire du groupe parlementaire. Désormais, il sera membre du Parlement italien jusqu’à aujourd’hui, étant continuellement élu jusqu’à sa nomination comme sénateur à vie le 1er juin 1991. Etant proche de De Gasperi, il l’accompagne à Paris, en septembre 1946, pour les négociations du traité de paix. Le 31 mai 1947, il est nommé sous secrétaire à la présidence du Conseil, renforçant sa collaboration avec De Gasperi. Dès lors, Andreotti entame une brillante carrière ministérielle. Ministre de l’Intérieur en janvier février 1954, ministre des Finances de juillet 1955 à juillet 1958, ministre du Trésor de juillet 1958 à février 1959, ministre de la Défense de février 1959 à février 1966, ministre de l’Industrie et du Commerce de février 1966 à décembre 1968, président du groupe parlementaire démocrate chrétien de décembre 1968 à février 1972, ministre de la Défense de mars à novembre 1974, ministre du Budget, de la Programmation économique et de la Caisse pour le Mezzogiorno de novembre 1974 à juillet 1976, ministre des Affaires Étrangères d’août 1983 à juillet 1989 après avoir été président de la commission des Affaires Étrangères de la Chambre à partir d’août 1979, Giulio Andreotti préside deux gouvernements de février 1972 à juin 1973, trois de juillet 1976 à juin 1979, deux de juillet 1989 à avril 1992.

À la différence d’Alcide De Gasperi, Amintore Fanfan, Aldo Moro ou Arnaldo Forlani qui furent eux mêmes ministre et président du Conseil, Andreotti ne fut jamais secrétaire général de la Démocratie chrétienne. Cela ne veut pas dire qu’il s’est désintéressé de la vie intérieure de sa formation politique et des orientations prises par celle ci . Au congrès de Naples, en juin 1954, il crée un courant dit Primavera au sein de la Démocratie Chrétienne qui se positionne à la droite du parti, réaffirmant de solides positions anticommunistes et n’excluant pas l’appui du vote des députés monarchistes. Cette initiative fut regrettée par De Gasperi qui ne lui enleva cependant pas son amitié . Mais il y avait néanmoins dans cette résolution une autonomisation de l’action politique d’Andreotti. A la fin des années 1950, il n’est guère convaincu par les initiatives d’ouverture à gauche d’Aldo Moro en direction du Parti socialiste, ce qu’il explicite au congrès de Florence d’octobre 1959 et à nouveau à celui de Naples de janvier 1962, au moment de la phase finale des négociations entre démocrates chrétiens et socialistes en vue de la formation d’un cabinet de centre gauche. Cependant, le débat interne ne va pas jusqu’à la rupture car Andreotti est fortement attaché à l’unité de sa formation. II est d’ailleurs la caution de la droite de la Démocratie Chrétienne et de la fidélité atlantique au sein des trois cabinets Moro entre décembre 1963 et juin 1968. A partir de 1968, il anime en compagnie de Mariano Rumor, Flaminio Piccoli et Emilio Colombo le courant Iniziativa democratica. En 1982, il soutient la candidature de Ciriaco De Mita, représentant de la gauche démocrate chrétienne au secrétariat général du parti car i1 estime qu’il est l’homme de la situation pour négocier une alliance gouvernementale avec le Parti socialiste.

Au demeurant, il est quelque peu vain de vouloir enfermer Andreotti dans un seul cadre. Luciano Violante, ancien communiste, aujourd’hui député démocrate de gauche et président de la Chambre de 1996 à 2001 a dit d’Andreotti que sa personnalité et son parcours politique étaient si polyèdres qu’il était difficile à classifier de manière uniforme . Andreotti est à la fois un fidèle de l’Alliance Atlantique et des Américains mais mena une politique philo arabe et s’opposa aux Etats Unis, en 1985, dans l’affaire du détournement du navire Achille Lauro par un groupe palestinien, estimant que c’était aux autorités italiennes de s’occuper du problème sur le sol italien. C’est l’homme du courant Primavera, constitué sur des bases anticommunistes, qui présida les gouvernements de solidarité nationale de 1976 1979, fruit du compromis historique entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste. C’est l’ancien ministre de la Défense des années 1960 qui révéla, en 1991, au grand public l’existence de la structure secrète Gladio, élément anticommuniste et antisoviétique du temps de la guerre froide en Italie.

Mais Andreotti n’est pas seulement un grand politique de l’Italie républicaine. Il est aussi une personnalité qui a souvent intrigué et fasciné ses interlocuteurs. Gilles Martinet, ambassadeur de France à Rome de 1981 à 1985, témoigne de ce sentiment en décrivant une rencontre avec Giulio Andreotti à l’automne 1981 : « Pendant que nous déjeunons en tête en tête dans la petite salle à manger du camerino au palais Farnese, je regarde attentivement l’homme qui fascine la plupart de mes amis. Andreotti est plutôt grand mais porte la tête enfoncée dans les épaules (les caricaturistes en font un bossu). Sa chevelure assez drue, est sagement partagée par une raie à l’ancienne. De grosses lunettes lui barrent le visage. Elles ne parviennent pas à atténuer l’éclat d’un regard malicieux et, dès que les yeux se plissent, ironique et rusé. II y a du renard chez cet homme . »

Le juge Ferdinando Imposimato, qui rencontra Andreotti en 1985, a également laissé un portrait de celui qui était alors ministre des Affaires Étrangères : « À pas lents, il regagne sa table de travail ancienne, placée près d’un divan de cuir sombre. Les murs sont blancs et lisses, sans tableaux ni photos. Le tout affiche un dépouillement voulu, un détachement superbe des biens terrestres. Son regard tapi derrière des paupières mi closes un regard de mandarin- m’observe avec cordialité. (…) Giulio Andreotti m’impressionne. Depuis une quarantaine d’années, cet homme qui a été Premier ministre sept fois, puis ministre de la Défense et maintenant gouverne sur les Affaires Etrangères, est incontestablement l’homme le plus influent sur la scène politique italienne. (…) Andreotti laisse toujours passer les tempêtes, attend que le temps pose son voile d’oubli. Comme un buvard, il absorbe toutes les campagnes de dénigrement, tous les assauts, le visage impassible. On l’a surnommé le « divin Giulio », celui qui a miraculeusement survécu à tous les scandales. Mon admiration pour cet homme d’Etat est cependant tempéré par le cynisme froid, impressionnant, qui l’habite. Andreotti m’a toujours donné l’impression d’être dépourvu de ces sentiments humains que l’on nomme amitié et affection . »

Laissons à l’auteur la responsabilité de quelques remarques personnelles. Gardons, par contre, le fait qu’est ce miracle politique que constitue le parcours de Giulio Andreotti et qui a de quoi impressionner. A vingt sept reprises, la levée d’immunité parlementaire a été demandée au sujet de scandales et de zones d’ombre de la République italienne (la vingt huitième fut votée en mai 1993 pour faire face à l’accusation de collusion avec la mafia). La première affaire dans laquelle on voulut impliquer Andreotti fut l’affaire Giuffrè en 1958. Banquier indélicat, Giovanni Battista Giuffrè avait escroqué de nombreux petits épargnants en leur promettant de fructueux placements avec, semble t il, la complicité de services du ministère des Finances dont Andreotti fut le titulaire de juillet 1955 à juillet 1958. La commission parlementaire d’enquête disculpa Andreotti dans la mesure où le rapport dénonçant Giuffrè ne fut envoyé au ministère des Finances qu’après le départ de celui ci et que l’on reconnut qu’il n’était pas au courant des malversations du banquier véreux. Ensuite, Andreotti fut mis en cause pour le rôle des services secrets lors de la stratégie de la tension de la fin des années 1960 et des années 1970 marquée par le terrorisme et des tentatives de coups d’Etat, pour l’affaire de la loge Propaganda 2 (P2). En octobre 1984, la levée de l’immunité parlementaire, demandée dans le cadre de l’enquête sur le banquier Sindona, ne fut pas obtenue grâce à l’abstention des députés communistes . Par contre, il lui arriva de témoigner dans des procès comme en 1977, alors qu’il était président du Conseil, lors du procès de Catanzaro à propos de l’attentat de piazza Fontana à Milan (12 décembre 1969). Cette faculté à surmonter les difficultés et à durer lui valut le surnom de « l’inoxydable » et de « l’intramontabile » (personne dont l’étoile ne pâlit pas) .

Le portrait, qui ne peut être que rapide dans le cadre du présent article, ne serait pas satisfaisant si n’étaient abordés deux autres aspects de la personnalité de Giulio Andreotti. Tout d’abord, ce dernier est un intellectuel qui a beaucoup écrit. Outre une revue hebdomadaire, Concretezza, fondée en 1955 et qui dura vingt deux ans, il écrivit de nombreux ouvrages d’histoire politique et diplomatique dont il fut le témoin et l’acteur (De Gasperi e il suo tempo, Visti da vicino, L’URSS vista da vicino, Gli USA visti da vicino…) mais également des livres consacrés à l’histoire de l’Eglise des XIXe et XXe siècles (Pranzo di magro per il cardinale, La sciarada di papa Mastai, Ore 13: il ministro deve morire, A ogni morte di papa. I papi che ho conosciuto…). A seize reprises, il fut fait docteur honoris causa, par exemple à l’université Loyola de Chicago en 1972, à la Sorbonne en 1980, à l’université de Salamanque en 1986, à l’université de Varsovie en 1989, à l’université catholique de New York en 1990, â l’université de Pékin en 1991, à l’université de Toronto en 1992… De plus, depuis 1956, il préside le Centre international d’études cicéroniennes. Ensuite, Giulio Andreotti est un catholique fervent et pratiquant. Proche de tous les papes depuis Pie XII jusqu’à Jean Paul II au point qu’il passe pour être l’homme du Vatican où il compte de nombreux soutiens, il va très régulièrement à la messe et, maintenant qu’il s’est éloigné du pouvoir actif, n’hésite pas à se mêler simplement à la foule des fidèles que ce soit pour un simple office ou pour la canonisation de Padre Pio. La foi de Giulio Andreotti ne fut sans doute pas pour rien dans l’attitude observée lors des procès qu’il eut à affronter.

A la fin des années 1980, Paolo Flores d’Arcais, codirecteur de la revue MicroMega qui n’aimait guère Andreotti et la Démocratie chrétienne, écrivait : « J’étais enfant, et dans ma jeunesse démocrate chrétienne résonnait déjà le nom de Giulio Andreotti. J’ai atteint le troisième âge (je ne suis plus du tout démocrate chrétien, par bonheur), Giulio Andreotti est président du Conseil et on parle de lui comme possible président de la République . »

Quatre années plus tard, loin d’être le locataire du Quirinal, Giulio Andreotti devait affronter une terrible épreuve judiciaire. A Rome, la Roche tarpéienne n’est pas très loin du Capitole.

DE GRAVES ACCUSATIONS POUR DEUX PROCÈS

C’est par le biais des accusations de huit repentis de la mafia, dans un premier temps, que débuta le processus judiciaire. Ces huit anciens parrains, dont les plus célèbres étaient Tommaso Buscetta et Francesco Marino Mannoia, ont accusé Andreotti, devant le procureur de Palerme Giancarlo Caselli, d’avoir été le protecteur de la mafia dans les sphères du pouvoir romain. Le responsable démocrate chrétien aurait rencontré à plusieurs reprises de grands chefs mafieux : Tano Badalamenti au début des années 1970 qui souhaitait obtenir la libération d’un de ses cousins, Filippo Rimi ; Stefano Bontate, en 1979, qui se plaignait de l’attitude du démocrate chrétien Piersan i Matarella, président de la région de Sicile, qui avait décidé de lutter contre la mafia (il fut assassiné au début de 1980); au printemps 1980, Giulio Andreotti serait venu en Sicile rencontrer les parrains Stefano Bontate et Salvatore Inzerilli ; le 20 septembre 1987, si l’on en croit le témoignage de Baldassarre Di Maggio, chauffeur de Totô Riina, Andreotti serait à nouveau venu en Sicile afin de rencontrer Riina chez Ignazio Salvo, en compagnie de Salvo Lima, député européen et ancien maire démocrate chrétien de Palerme et qui aurait servi de lien entre la mafia et Andreotti, d’autant plus qu’il représentait le courant « andreottien » au sein de la Démocratie Chrétienne sicilienne. Di Maggio précisa même que Riina et Andreotti s’embrassèrent, pratique courante entre « hommes d’honneur ». L’ex proche de Riina expliqua que la mafia reprochait au « parrain romain » et à la Démocratie Chrétienne en général de se désintéresser du maxi procès des chefs mafieux, débuté à Palerme l’année précédente, d’où la décision de la mafia de ne pas faire voter pour les démocrates chrétiens aux législatives de 1987. Le verdict du 16 décembre 1987 fut lourd pour les accusés et fut confirmé par la Cour de Cassation le 31 janvier 1992. Les assassinats de Lima et de Salvo, les 12 mars et 17 septembre 1992, auraient signifié la rupture entre les responsables mafieux et Andreotti, par le symbole de la mort de ses représentants en Sicile.

Ensuite, les accusations portent sur les morts violentes du journaliste Mino Pecorelli et du général des carabiniers Alberto Dalla Chiesa, morts qui seraient liées à l’affaire Moro. Pecorelli a été abattu le 20 mars 1979 car il devait faire des révélations, dans sa revue Osservatore Politico, sur des chèques touchés par le président Andreotti mais également sur des confidences trouvées dans les carnets de captivité de Moro et jugées gênantes pour Andreotti. De même, le meurtre du général Dalla Chiesa, le 3 septembre 1982, éliminait le risque de déclarations d’un homme qui avait lui même enquêté sur l’affaire Moro . Ces meurtres, commis et organisés par la mafia, auraient été des services rendus à zio Giulio (oncle Giulio). Aussi, le procureur Caselli, dans son acte d’accusation, dénonce Andreotti pour « avoir, et pas seulement occasionnellement, contribué à la tutelle des intérêts et à la réalisation des objectifs de l’organisation appelée Cosa Nostra, en particulier en relation avec des procès judiciaires contre des représentants de l’organisation . »

Ainsi, à en croire l’accusation, les relations Andreotti mafia étaient faites de services mutuels, interventions et pressions sur la justice de la part de l’homme politique romain contre les voix contrôlées par la mafia lors des scrutins électoraux. Au moment de la rencontre supposée entre Andreotti et Bontate, en 1980, le chef mafieux aurait averti : « En Sicile, c’est nous qui commandons et si vous ne voulez pas que la Démocratie Chrétienne disparaisse complètement, vous devez faire ce que nous vous disons. Sinon, non seulement nous vous enlèverons les voix de la Sicile, mais celles de Reggio Calabria et de toute l’Italie du Sud. Vous n’aurez plus que les voix du Nord, et là haut tout le monde vote communiste, vous feriez mieux d’accepter les nôtres . »

D’autre part, le principe d’une collusion permet d’échafauder l’hypothèse d’un Andreotti commanditaire du meurtre de Mino Pecorelli devenu très gênant depuis qu’il s’intéressait à l’affaire Moro. C’est ce qu’avance Alfredo Galasso, avocat des parties civiles, en l’occurrence la soeur de Pecorelli, Rosita : « Derrière cela persiste le mystère encore peu éclairci de l’assassinat d’Aldo Moro. Le mobile Moro, pour un crime politique, me semble le plus fort et le plus imposant des mobiles possibles. Je crois que ça aurait certainement pu mettre fin à la carrière politique de certains démocrates chrétiens, à commencer par Andreotti lui même à ce moment là. Parler du manque de fiabilité, de la corruption de certains dirigeants politiques comme cela a été fait dans le journal de Moro, c’était très grave. L’un des points délicats de ces débats, c’est de prouver le mandat du meurtre . »

Les procès de Pérouse et de Palerme se tinrent presque parallèlement. Le premier débuta le 11 avril 1996. A coté d’Andreotti, se trouvent accusés Claudio Vitalone, ancien magistrat et ancien ministre démocrate chrétien, qui aurait ordonné directement le meurtre de Pecorelli en accord avec le président du Conseil d’alors ; les mafieux Pipo Calo et Gaetano Badalamenti qui auraient organisé le meurtre ; les hommes de main Michelangelo La Barbera et Massimo Carminati qui auraient exécuté le meurtre. Le procès compta 168 audiences. 231 témoins furent entendus par la Cour d’assise présidée par Giancarlo Orzella. Vingt avocats assuraient la défense des accusés et quatre avocats représentaient les parties civiles. Fausto Cardella et Alessandro Cannevale ont été les procureurs. Ils réclamèrent la perpétuité pour les six accusés. Le procès de Palerme, à la suite d’un faux départ le 26 septembre 1995 dû à la maladie d’un des juges, ne débuta véritablement que le 10 février 1996. La Cour de Palerme, présidée par Francesco Ingargiola, verra se succéder 320 témoins. L’accusation fut assurée par le procureur Gian Carlo Caselli, assisté de trois autres magistrats, Guido La Forte, Roberto Scarpinato, Gioacchino Natoli.

Face à des accusations d’une gravité extrême, quels furent l’attitude, les arguments, les stratégies de défense de Giulio Andreotti ? Les divers observateurs des procès s’accordent à dire que ce dernier a toujours fait preuve de calme, de maîtrise de soi, d’assiduité aux nombreuses audiences (il est vrai qu’il n’est venu ni à Pérouse ni à Palerme écouter les réquisitoires), ce qui tend à démontrer une bonne forme physique et psychologique pour un homme âgé de 77 ans au moment du début de ces marathons judiciaires. Voici ce qu’écrit, le 10 février 1996, un des observateurs du procès : « II est arrivée dans la salle d’audience avec l’escorte, serviable ; il s’est assis parmi ses avocats au centre de l’amphithéâtre ; il a distribué les sourires à droite et à gauche ; il a salué la cour avec un signe de la tête ; il est resté attentif pendant sept heures, sans se distraire, mais sans montrer un intérêt excessif ; il prit des notes mais peu. A la fin, il s’est levé et est allé serrer la main à l’accusation, la remerciant et lui donna quelques conseils . »

Sa défense s’est d’abord appuyée sur un raisonnement politique. Se voyant reprocher le ralliement au courant « andreottien » de Salvo Lima en 1968 puis l’appui de celui ci à partir de 1978 pour des supposés contacts avec la mafia, Giulio Andreotti fit plusieurs observations. Tout d’abord, sa carrière jusqu’en 1968 était déjà bien avancée avec sa proche collaboration avec De Gasperi, ses responsabilités ministérielles à l’Intérieur, aux Finances, au Trésor, à la Défense. D’autre part, s’il est vrai qu’il recherche un appui mafieux à partir de 1978, en quoi cela est il nécessaire pour assurer sa carrière politique puisqu’il a déjà été et qu’il est, en 1978, président du Conseil et ceci sans le soutien de Cosa Nostra ? II a été avancé que celui ci était utile à Andreotti afin de sortir de son « ghetto » électoral et politique du Latium. Or, aux élections européennes de 1979, il se présente dans le collège électoral d’Italie centrale (Emilie Romagne, Toscane, Marches) et à celles de 1984 dans le Nord Est (Vénétie, Trentin, Frioul Vénétie Julienne, Haut Adige) avec un certain succès. Ensuite, par rapport à l’idée que le contrôle de la Démocratie Chrétienne sicilienne permettait de renforcer le courant d’Andreotti au sein de la Démocratie Chrétienne nationale, l’ancien président du Conseil fait observer qu’il n’a jamais assisté aux congrès régionaux et provinciaux démocrates chrétiens en Sicile et qu’il n’eut jamais d’ambitions particulières au sein de l’appareil du parti démocrate chrétien où, selon lui, les grandes personnalités comptaient plus que les courants. Enfin, Andreotti signale que le juge anti Giovanni Falcone (tué dans l’attentat du 22 mai 1992 à Capaci, près de Palerme) ne croyait pas que Salvo Lima fût un homme de la mafia (Falcone et Lima furent reçus conjointement à l’appartement d’Andreotti de la piazza Montecitorio), ce qu’il confia à Ciriaco De Mita le lendemain du meurtre de Lima (témoignage de De Mita à l’audience du 14 juillet 1998 à Palerme).

Par contre, Andreotti souligne les efforts de sa politique contre Cosa Nostra. Le 18 janvier 1973, il signe avec les Etats Unis un traité d’extradition concernant les responsables du crime organisé. De 1983 à 1989, lors de son passage au ministère des Affaires Étrangères, 21 accords internationaux sont conclus par l’Italie contre la mafia, le trafic de drogue et le terrorisme. Enfin, au moment des deux derniers gouvernements Andreotti de 1989 à 1992, l’activité législative contre la mafia fut particulièrement importante .

En second lieu, Giulio Andreotti s’est appliqué à démontrer les contradictions et les invraisemblances des accusations des repentis de la mafia. Tout d’abord, il fait remarquer qu’à aucun moment, les témoins de l’accusation ne furent en mesure de citer un seul procès ou décision de justice dans lequel il serait intervenu en faveur d’un mafieux. Ensuite, Andreotti souhaite prouver l’invraisemblance des témoignages à propos de supposées rencontres entre lui et des responsables de Cosa Nostra. Par exemple, le mafieux Francesco Di Carlo indique que Nino Salvo aurait été reçu par Andreotti dans son appartement de San Lorenzo in Lucina, près du Verano, en 1980. Or, à ce moment là, Andreotti logeait dans un appartement de la piazza Montecitorio. De plus, et cela tend à démontrer une mauvaise connaissance de la topographie de Rome, il y a confusion entre San Lorenzo Fuori le Mura, basilique voisine du cimetière du Verano et San Lorenzo in Lucina, proche du Corso et des palais Montecitorio et Chigi. Autre exemple, le 28 août 1981, Andreotti aurait participé au mariage de la fille de Nino Salvo en Sicile alors qu’au même moment il est à Merano (province de Bolzano) pour la commémoration du décès du député Ferdinando Di Giulio . Le dernier cas est assez célèbre et pourrait s’intituler « le baiser de Totô Riina ». Selon les affirmations du repenti Baldassarre Di Maggio, le 20 septembre 1987 aurait eu lieu une rencontre entre Totô Riina, « parrain des parrains » de Cosa Nostra, recherché depuis des années et Giulio Andreotti, alors ministre des Affaires Étrangères, au domicile d’Ignazio Salvo. Les deux hommes auraient échangé le baiser traditionnel entre grands responsables mafieux. Cette rencontre aurait débuté vers 14 heures 30 15 heures pour durer 2 heures 30 à 3 heures. Ce 20 septembre 1987, Andreotti est bien à Palerme pour participer à la Fête de l’Amitié de la Démocratie Chrétienne. II loge à l’hôtel Villa Igiea où il se trouve pour le déjeuner et avant de rejoindre la manifestation démocrate chrétienne à 18 heures. Or, au moment indiqué pour l’entrevue avec Riina, Andreotti a pu prouver qu’il avait reçu le journaliste Alberto Sensini pour une interview, répondu par écrit à une série de questions posées par le journaliste Giuseppe Testa avant de relire quelques documents pour préparer l’Assemblée de l’ONU à laquelle il devait participer aux États Unis, le départ étant prévu le lendemain matin .

Au cours de sa défense, Giulio Andreotti a également abordé le tragique destin d’Aldo Moro, enlevé le 16 mars 1978 par les Brigades Rouges et dont le corps sans vie fut retrouvé dans une Renault 4 rouge, le 9 mai, via Caetani en plein centre de Rome. Dans l’esprit du président du Conseil qu’il était, il ne pouvait être question pour l’État de dialoguer et de négocier avec les Brigades Rouges afin de ne pas légitimer une organisation qui avait déclaré la guerre à la démocratie italienne. Par contre, Andreotti n’était pas opposé au fait que le Saint-Siège intervienne pour tenter une libération de Moro, y compris contre rançon. Inversement, il nie fortement avoir été au courant de tractation de la mafia pour aboutir à la libération du président de la Démocratie chrétienne ou avoir sollicité des hommes de Cosa Nostra pour assurer un intermédiaire entre l’État et les Brigades Rouges. Reste la délicate question des papiers Moro que le prisonnier du groupe d’extrême gauche écrivit dans son lieu de détention. Moro y a écrit des passages durs envers Andreotti mais également pour l’ensemble de la Démocratie Chrétienne (attaques contre Paolo Emilio Taviani, Benigno Zaccagnini…). Cette attitude est en contradiction avec la volonté affichée de Moro, en 1976, de voir Andreotti assurer la présidence du Conseil au moment de la formation du gouvernement de « solidarité nationale » qui obtiendra l’abstention du Parti communiste, position réitérée au début de 1978 lors de la formation du IVème gouvernement Andreotti. Giulio Andreotti émet l’hypothèse que Moro a pu écrire ces textes lorsqu’il comprit qu’il n’y aurait pas de tractations pour sa libération et que ces prises de positions anti démocratie chrétienne et anti Berlinguer pouvaient être utiles aux Brigades Rouges à condition que Moro soit vivant et soit un élément déstabilisateur au sein du pouvoir italien . On sait qu’il n’en fut rien. De plus, Andreotti affirme n’avoir jamais mandaté des tueurs pour assassiner le journaliste Mino Pecorelli. Les attaques de ce dernier contre le président du Conseil, dans sa revue Osservatore politico, étaient régulières mais souvent fantaisistes. Ainsi lorsqu’il annonça que les locataires des appartements possédés par Androtti se plaignaient de loyers trop élevés. Or, ce dernier ne fut jamais propriétaire d’appartements. Concernant les chèques qu’auraient reçus Andreotti, il n’y eut jamais le début de preuve d’un enrichissement personnel. Ainsi, Giulio Andreotti réfutait fermement l’ensemble des accusations portées contre lui : « J’ai été dans beaucoup de ministères et je mets au défi quiconque, du portier au chef de cabinet, de pouvoir dire que je lui ai fait faire quelque chose d’incorrect. Le fait qu’au cours de ces années quelque peu difficiles je n’ai jamais sombré résulte de cela . »
Face aux accusations et à la défense du prévenu, les jurés des Cours d’assise de Pérouse et de Palerme durent, en leurs âmes et consciences, décider de la culpabilité ou de l’innocence de Giulio Andreotti.

RÉFLEXIONS D’APRÈS VERDICT

Le 24 septembre 1999, à Pérouse, le président Orzella prononçait l’acquittement de Giulio Andreotti et des autres co accusés « pour ne pas avoir commis le fait imputé ». Un mois plus tard, le 23 octobre, à Palerme, le président Ingargiola, annonçait également l’acquittement dans le procès sur la collusion supposée entre Andreotti et la mafia « pour insuffisance de preuves » . Les réactions immédiates furent généralement plutôt favorables . « Un grand acte de justice » selon Franco Marini, ancien secrétaire général du Parti populaire italien ; « Je crois que c’est le premier d’une série d’acquittements » explique le ministre de l’Intérieur, Rosa Russo Jervolino ; Walter Veltroni, secrétaire des Démocrates de gauche, estime que « la sentence montre que l’on peut avoir confiance dans la magistrature et dans les garanties qu’elle sait mettre en oeuvre »; « Cela démontre que trop d’enquêtes ont été instruites seulement sur des théorèmes politiques et des déclarations de repentis » analyse Gianfranco Fini, leader de l’Alliance Nationale ; pour sa part, Silvio Berlusconi juge que « sont terminées six années de tourment. J’espère qu’une époque se clôt mais je me demande maintenant qui indemnisera Andreotti et ses proches, sa femme, ses enfants de ce qu’ils ont souffert ? ». Le porte parole du Saint Siège, Joaquin Navarro Valls, commenta également le verdict : « II va de soi que nous avons appris avec une grande satisfaction la nouvelle, certainement attendue, de l’acquittement du sénateur Andreotti ». Les deux notes discordantes sont venues du président de la Ligue du Nord, Umberto Bossi, pour qui « la raison d’Etat a gagné » et du secrétaire général de Rifondazione comunista pour qui « reste ouvert le jugement politique sur la Démocratie chrétienne et son rapport avec l’Etat, ses structures mais également les pouvoirs occultes ».

Au delà des réactions immédiates du monde politique italien, les procès Andreotti amènent à réfléchir sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur le regard porté sur l’histoire de la démocratie italienne. Pour certains, les procès Andreotti reflétaient la réalité de cette histoire, faite de compromissions entre le pouvoir et des forces occultes dont la mafia. C’est, par exemple, la thèse de Silvestro Montanaro et Sandro Ruotolo dans leur ouvrage La vera storia d’Italia . Si le verdict avait donné raison à cette thèse, les Italiens auraient été en droit de connaître une crise générale de confiance envers le principe même de leur démocratie. C’est d’ailleurs le sens de l’éditorial de Giuseppe D’Avanzo dans le Corriere della Sera du 25 septembre 1999 : « L’acquittement de Giulio Andreotti est une bonne nouvelle disent beaucoup. Et cela est vrai. Au moins, un moindre mal pendant presque cinquante ans nous n’avons pas été gouvernés par un assassin. C’est une bonne nouvelle pour l’Italie et les Italiens. »
Les institutions de l’Etat italien, qui ne sont déjà pas en odeur de sainteté auprès de l’opinion, ne pouvaient que sortir encore affaiblies par une condamnation de Giulio Andreotti. Naturellement, ceci ne veut pas dire que l’histoire politique de la République italienne soit un long fleuve tranquille. Elle traverse bien des zones de turbulences et d’ombres au travers des années de plomb marquées par les assassinats, les coups d’Etat avortés, les attentats des groupes d’extrême gauche et d’extrême droite avec lesquels certains membres des corps de l’Etat (services secrets) ont pu avoir des liens pour des manipulations diverses, les agissements de la mafia dont il est difficile de croire qu’elle n’eut pas de relations avec certains membres du personnel politique . Mais si elle n’eut pas de blancheur immaculée (quel État, fût il démocratique, peut s’en targuer?), la République italienne n’est pas le système totalement vicié que nombre d’observateurs italiens et étrangers ont souvent décrit. C’est le sens de la déclaration de Massimo D’Alema, président du Conseil démocrate de gauche intervenant, le 13 novembre 1999, lors d’un colloque organisé sur le thème « Les jeunes et le futur de l’Italie »: « Nous devons commencer à voir dans les vicissitudes du catholicisme démocratique et du parti socialiste italien quelque chose de plus que la longue préparation de Tangentopoli. Nous ne devons pas offrir aux nouvelles générations l’image de 50 ans d’histoire comme si s’étaient faits face des voleurs et des assassins . »

Néanmoins, pour l’historien Nicola Tranfaglia, Giulio Andreotti porte, si ce n’est une responsabilité judiciaire, du moins une responsabilité politique et historique dans les événements qui ont touché la démocratie italienne dans la mesure où la volonté de combattre ce qui gangrenait la société de la péninsule ne fut pas assez clairement mis en pratique . Sans minimiser les responsabilités de l’ancien président du Conseil qui, parce qu’il eut le pouvoir politique doit rendre des comptes de ses agissements politiques, n’est ce pas aussi la responsabilité de nombre de représentants de la classe politique, voire des Italiens eux mêmes qui ont toléré des compromis inavoués En d’autres termes, Andreotti, en partie à cause de la place fort importante qu’il a tenue dans la vie politique italienne depuis la fin des années 1940, n’a t il pas servi de bouc-émissaire, voire de victime idéale que des repentis de la mafia ont voulu « s’offrir » une fois qu’il n’était plus aux affaires et que la Démocratie chrétienne pliait dans le contexte de l’affaire Mani pulite?

En effet, les procès Andreotti ont remis sur le devant de la scène publique le rôle des repentis. C’est en 1984 que l’omertà silence traditionnel des mafieux arrêtés par les forces de l’ordre, fut rompue par Tommaso Buscetta, suivi par Salvatore Contorno et Vincenzo Sinagra. S’appuyant sur les déclarations des repentis qui avaient accepté de collaborer avec la justice, le pool anti mafia de Palerme put organiser en 1986 1987 un maxi procès qui concerna sept cents mafieux dont près de deux cents par contumace. C’est également sur la base de déclarations de repentis mafieux que furent instruits les procès contre Giulio Andreotti. Or, en la circonstance, les simples témoignages de repentis, dont il est vrai que beaucoup d’entre eux étaient faits d’erreurs et d’invraisemblances, n’ont pas suffi à faire condamner l’ancien président du Conseil. Certains hommes politiques ont alors remis en cause l’utilisation faite des repentis par les juges au travers de l’article 192 du code pénal qui fonde la possibilité de faire la preuve par la conjonction de deux déclarations de repentis. Selon Giulio Maceratini de l’Alliance Nationale, « la parole de deux repentis sans vérification ne peut avoir valeur de preuve et risque de devenir un dangereux piège judiciaire ». A cela, Carlo Leoni, spécialiste des questions judiciaires des Démocrates de gauche réplique que « les deux procès contre Andreotti ont démontré que deux ou plus de témoignages de collaborateurs peuvent ne pas être pris en considération par le juge » .

Par ricochet, les juges instructeurs sont également mis en cause. Depuis le début de l’affaire Mani pulite, la question des juges est au centre de bien des polémiques. Le soir de l’acquittement prononcé au procès de Pérouse, Giuliano Ferrara, directeur du journal II Foglio et soutien de Silvio Berlusconi affirmait, avec son franc parler habituel, lors de l’émission de débat politique, Porta a porta, présentée sur RAI 1 par Bruno Vespa : « 1993 est l’année de la grande terreur judiciaire ». La thèse des juges « rouges » qui décapitèrent la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste était à nouveau au coeur du débat. Giancarlo Caselli, procureur du procès de Palerme, éprouvait le besoin de réagir : « Depuis quelques jours, dans les confrontations avec la magistrature, est en acte de la part de quelques-uns, quelque chose qui ressemble à un lynchage. (…) Mais Ambrosoli, Falcone, Borsellino, Dalla Chiesa d’un côté, Sindona, Lima et Calvi d’un autre ne sont pas morts d’une pneumonie . »

II n’en reste pas moins que les magistrats instructeurs ont subi un échec non négligeable et cela alors que les multiples mises en accusation lors de l’affaire Mani pulite n’aboutissent qu’à peu de condamnations. Edmondo Berselli en fit l’analyse dans Il Sole/24 Ore : « Dans le cas d’Andreotti en particulier, l’action judiciaire poursuivait un mythe politique : l’illusion de vouloir désigner LE responsable suprême, alors que même un profane devine que les relations entre milieux mafieux et dirigeants politiques sont par nature floues et insaisissables, faites d’omissions et de silence plus que d’adhésions et d’implications directes. De même qu’il devine que, dans cette Italie là, le secret du pouvoir réside dans sa dispersion et non dans sa concentration . »

Un dernier aspect mérite d’être abordé, à savoir l’attitude des médias. Il me semble qu’il ont souvent pris des positions qui supposaient Giulio Andreotti coupable avant même le verdict. Le documentaire de Michael Busse et Maria Rosa Bobbi, « Le procès Andreotti », diffusé sur Arte en août 1999 est à cet égard significatif. Outre des erreurs factuelles (Andreotti ne forme pas son premier gouvernement en 1978 mais en 1971; le gouvernement investi le 16 mars 1978 ne bénéficie pas d’une participation communiste mais de l’investiture parlementaire du PCI ; le 20 septembre 1987, lors de la rencontre supposée avec Totô Riina, Andreotti n’est pas président du Conseil mais ministre des Affaires Étrangères…), l’esprit du document est tellement défavorable à l’accusé qu’une personne non avertie conclurait à la culpabilité. Les auteurs n’ont pas agi par malhonnêteté mais avec l’intime conviction qu’Andreotti ne pouvait être que coupable. Cet état d’esprit se retrouve dans la presse écrite. Alexandre Adler, pourtant fin analyste des questions internationales et dont la compétence n’est pas en cause, écrivit sans trop de prudence : « Des témoignages crédibles de repentis montrent l’ancien président du Conseil recevant à Palerme, à la fin des années 80, les baisers et les génuflexions réservés dans la mafia à un grand chef. Le tribunal appréciera » . Les observateurs italiens ne sont pas en reste. Ainsi, Francesco La Licata : « Andreotti doit donc être condamné à la peine maximale. Le réquisitoire du ministère public est sévère, mais tout à fait cohérent avec ce qu’ont été l’attitude et les convictions de l’accusation depuis le début : quinze ans d’emprisonnement et l’interdiction pour une durée illimitée d’exercer une fonction publique. On s’interroge déjà pour savoir si cela signifie également l’annulation de son mandat de sénateur à vie. Aucun détail n’a été négligé, et les vérifications ont été effectuées avec toute l’attention que l’affaire mérite .»

Certains semblent même avoir du mal à accepter les verdicts de première instance. Peter Gomez et Marco Travaglio, respectivement journalistes à L’Espresso et à La Repubblica, dans un livre de polémiques politiques au titre évocateur La repubblica delle banane, ont intitulé le chapitre consacré à Andreotti : « Giulio Andreotti, acquitté pour avoir commis le fait » . Selon eux, l’acquittement pour absence de preuves ne permet pas de conclure que Giulio Andreotti est innocent de ce dont il a été accusé. En fait, ils sont persuadés du contraire. Il me semble que la prudence aurait du être de mise. A t on assez pesé le pour et le contre ? N’a t on pas été abusé par la réputation prêtée à Giulio Andreotti et à l’impression souvent défavorable donnée par la vie politique italienne ? Bref, une partie des médias n’a t elle pas anticipé la condamnation de l’ancien leader démocrate chrétien ? Je crains qu’il en fût ainsi. Reste que le meurtre de Mino Pecorelli n’est pas, à ce jour, élucidé et que la lutte contre la mafia doit se poursuivre dans le cadre de la République italienne mais également, et de manière impérative, sur le plan international.

Et que devient Giulio Andreotti depuis le verdict ? II aura 84 ans en janvier 2003 et paraît aller bien. II continue à s’intéresser à la politique et a favorisé l’émergence d’un petit parti centriste avec Sergio D’Antoni, ancien syndicaliste démocrate chrétien, sans grand succès électoral à ce jour. II poursuit ses recherches historiques et a publié un nouvel ouvrage sur Pie IX. II a même participé à une campagne de publicité pour internet avec pour slogan « II croyait avoir déjà tout vu. II croyait. Internet use ceux qui ne l’ont pas », slogan faisant une référence explicite à l’expression de Giulio Andreotti « le pouvoir use ceux qui ne l’ont pas ». Pour le reste, cet homme de foi est égal à lui même en expliquant : « Pour ce qui me regarde, j’ai peut être eu trop d’années de vie facile et faites de satisfactions politiques et humaines. L’expérience dont j’ai injustement pâti depuis mars 1993 m’aidera peut être à rendre moins dur le jugement de Dieu, auquel je devrai rendre compte de beaucoup de choses mais certainement rien ayant un rapport avec la mafia et la mort de Mino Pecorelli . »

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