Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 10 of 13)

Territoires urbains dans la chanson

Franck David
PRAG, Université Bretagne Sud de Lorient
franck.david@univ-ubs.fr

Pour citer cet article : David, Franck, « Territoires urbains dans la chanson. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

Aborder la chanson avec les outils de la géographie socio-culturelle permet d’y chercher les représentations et les pratiques socio-spatiales qui s’y déploient. Intermédiale, la chanson enregistrée est diffusée à large échelle et de plus en plus accompagnée d’images qui conditionnent sa réception par le public. À la fois mode d’expression et vecteur de la culture populaire, elle se prête tout à fait à l’étude des rapports entre les habitants et leurs territoires. Dans un monde devenu majoritairement urbain dans la manière d’habiter (se loger, travailler, se distraire, se déplacer) les territoires de la ville ne sauraient échapper à la chanson française contemporaine. Référents identitaires, ils représentent un enjeu en terme de légitimité et de notoriété pour les artistes. Territoires du quotidien, ils apparaissent aussi comme éléments de reconnaissance d’un public en quête de références et de modes. À travers quelques morceaux choisis, les territoires urbains de la chanson révèlent à la fois des lieux et les ressorts d’une identité à plusieurs échelle, qui sait s’accommoder de la diversité.

Mots-clefs: chanson – territoire – ville – géographie

Abstract

If you approach singing with the tools of sociological and cultural research, you can look for the social and spatial representations and practices it displays. Being intermedial, recorded songs are broadcasted on a large scale, increasingly mixed with images that determine the way the audience receive it.

In the same time a medium of expression and a vector of the popular culture, the recorded song is completely appropriate for relationships studies between inhabitants and their territories. In a world which became mainly urban, the territory of the city won’t escape to the contemporary French song. Through some picked songs, we’ll see how urban territories of songs can reveal places and resorts of a plural identity, which manages with diversity.


Sommaire

1. Chanteurs des territoires urbains : la ville comme territoire d’identification
2. Chanter les territoires urbains : la ville entre réalités géographiques et représentations
Conclusion
Bibliographie

 

« Territoire et intermédialité », l’un des deux termes au moins est un appel à la géographie ; le second, une invitation à la rencontre et au dialogue des disciplines. En 2013 a ouvert au cœur de Tokyo un nouvel espace muséographique, l’Intermédiathèque, (qui publie la revue Intermedia, en collaboration avec le Musée des Confluences à Lyon). Résolument novateur, il offre un regard neuf sur des objets jusque-là limités à un seul registre (ethnographique) en leur appliquant un changement de perspective, où la valeur d’usage est mise en concurrence avec l’esthétique. Appliquée au territoire, concept polysémique cher aux géographes1, l’intermédialité permet de s’inscrire dans le tournant culturel opéré depuis les années 1980-1990 au cours desquelles la géographie s’est emparée de la culture à la fois comme champ de recherche et comme démarche (Claval, Staszak, 2008). Empruntant de nouveaux chemins pour appréhender l’espace des sociétés « le géographe peut envisager la musique et les pratiques musicales comme des géo-indicateurs de l’organisation des lieux » (Raibaud, 2009). Edgar Morin avait souligné déjà le caractère multidimensionnel de la chanson, produit de la culture de masse, et relevé son intérêt pour les sociologues (Morin, 1965) ; à sa « double substance : musicale et verbale », il ajoutait « l’arrangement et le rythme [qui] s’insèrent dans des genres, des styles et des modes ». La « cantologie » ayant trouvé sa place à l’université de Valencienne (Hirschi, 2008), il semble opportun de l’exposer au regard et à l’ouïe du géographe. Du fait de son infinie variété, de sa diffusion par les médias en association étroite avec la figure de l’interprète de plus en plus médiatique, la chanson s’inscrit dans un processus de déterritorialisation. Produit culturel de masse, elle multiplie les acteurs et les lieux entre la composition, l’enregistrement, l’édition puis la diffusion en spectacle vivant ou dans les médias. Les échelles s’emboîtent, qui construisent l’aire de la notoriété. Les enjeux sont économiques mais aussi culturels et identitaires. La chanson se prête particulièrement à une approche intermédiale du territoire des géographes, en particulier défini comme « auto-référence » à travers sa charge symbolique et sa valeur emblématique : « le groupe s’affiche par le territoire qu’il revendique, par les représentations qu’il en construit et communique » (Debarbieux, 2003, p. 912). Dans un monde sous influence urbaine (96 % de la population française selon M. Lussault), il est naturel de chercher à comprendre comment l’urbanité des territoires transparaît dans la chanson.

Pour circonvenir le sujet, une sélection partielle et forcément hasardeuse de morceaux s’impose, avec la volonté de rester dans le domaine de la chanson française contemporaine (July, 2012) telle qu’elle émerge avec l’essor des médias de masse depuis les années 1960. Les artistes ou les titres cultivant une certaine urbanité, entendue comme rapport intime à la ville, ont constitué le corpus de cette étude, avec la présence de deux figures tutélaires, d’une part Renaud (Séchan), de l’autre Fabien Marsaud alias Grand Corps malade (GCM). D’autres grands noms les rejoignent, soit du fait de la notoriété de certains titres (Gainsbourg « New York USA », Dutronc « Il est cinq heures Paris s’éveille »), soit en raison de l’attachement géographique à une ville (Toulouse et Marseille plus particulièrement). L’hypothèse postule que certains artistes cultivent une forme d’urbanité, et s’efforcent en termes de légitimation d’apparaître en phase avec une perception de la ville censée incarner la modernité et, plus simplement, la mode.
L’approche d’un sujet aussi vaste est ainsi pensée dans une double perspective : d’une part les territoires urbains comme terrain d’identification pour les interprètes qui mettent en scène leur propre « urbanité » ; d’autre part les territoires urbains révélés par les compositions à travers les images et le vocabulaire employés.

1. Chanteurs des territoires urbains : la ville comme territoire d’identification

Les questions de l’identification des populations à un territoire – à plusieurs échelles – et conséquemment de l’identité des territoires ont animé les débats géographiques des années 2002-20062. Dans le cas de la chanson, les interprètes s’efforcent de construire une identification au monde de la ville et à des cultures proprement urbaines, qui constitue un enjeu dans leur quête de notoriété. Cette identité urbaine soigneusement cultivée repose aussi bien sur l’image véhiculée par les médias que sur les sons et les thèmes abordés.

1.1. Qu’est-ce qu’une image « urbaine » ?

Loin des clichés du folklore régional ou des musiques « traditionnelle », associées à tort ou à raison au monde rural, les interprètes de la scène française contemporaine entretiennent une image d’urbain. Toutes les formes de productions visuelles – officielles ou relevant de la sphère prétendument privée – photographies, visuels des pochettes de disque, clips qui accompagnent les titres, mettent en scène les interprètes à travers des codes que l’on peut qualifier d’urbains. Ceux-ci les associent non seulement à la ville, mais à la « grande ville », une métropole régionale, la capitale voire une ville-monde. Dutronc et Gainsbourg cultivent dès leurs débuts l’héritage du Saint-Germain-des-Prés des années cinquante, dans lequel bouillonnait la vie nocturne. La chemise et le costume sont portés avec plus ou moins de négligence mais toujours en référence à des codes vestimentaires identifiés. De la même manière mais dans un autre registre, Renaud en gavroche, pantalon de cuir et veste en jean puis blouson noir sur ses trois premiers albums soigne particulièrement son identification aux quartiers populaires (Copans, 2014). GCM adopte sur ses deux premiers albums un style « urban », conforme aux quartiers dont il se veut porte-parole et au public auquel il s’adresse ; tee-shirt, jean, veste zippée, baskets.
A partir de ces codes visuels, les interprètes s’inscrivent spontanément dans un registre urbain, qui se construit, aussi et surtout, autour d’une identité sonore.

1.2. Un son « urbain »

Du point de vue acoustique, la musique traduit l’appartenance aux territoires urbains à travers trois dimensions : le genre musical, les accents de l’interprétation et la langue utilisée.
Les territoires tels qu’ils apparaissent en filigrane à travers notre sélection traduisent une appartenance assez large aux cultures urbaines, sans qu’on puisse les ranger dans le cadre étroit des « musiques urbaines » (rap, hip hop). Néanmoins, la chanson française contemporaine se décline dans des sous-ensembles incluant le blues ou le jazz pour Nougaro, le pop rock et même le bal musette pour Renaud, le rock festif alternatif pour Mano Negra ou les Ogres de Barback, le reggae ou le ragga pour Zebda et Massilia Sound System, une forme de rap pour les Fabulous Trobadors, le slam pour Grand Corps Malade. Cet éventail de styles, loin d’être exhaustif, s’apparente aux territoires qui sont ceux de la production culturelle, à savoir les territoires urbains. Quelques mesures suffisent pour les assimiler musicalement à des cultures urbaines.

Certains ajoutent un fond sonore directement puisé dans les bruits de la ville, fragments du paysage sonore (Shaffer, 1977), pour inscrire davantage le processus de production dans l’ambiance même de la ville ; Mano Negra pour une atmosphère de bistrot dans « Paris la nuit » (King of Bongo, 1991) ou GCM dans « Saint Denis » (Midi 20, 2006).

La langue et sa musicalité permettent également d’inscrire géographiquement l’interprète dans des territoires. L’identité sonore d’un interprète ou d’un groupe repose non seulement sur son registre musical mais aussi sur des intonations, des formes de prononciation et une manière de chanter la langue. L’accent pose d’emblée la manière d’assumer ou de revendiquer une origine géographique. On retrouve là les efforts de certains pour cultiver leur identification à la capitale. L’opposition entre un « J’aime les filles » légèrement ampoulé de Dutronc et « Camarade bourgeois » aux voyelles posées dans les aigus par Renaud fixe nettement un positionnement social mais aussi un ancrage géographique ; d’un côté les beaux quartiers de la rive gauche, de l’autre les faubourgs populaires parisiens auxquels l’un et l’autre s’identifient et cherchent leur public. Ce qui n’empêche pas Dutronc dans « Cactus » ou « Et moi et moi et moi » de jouer largement sur l’aigu propre à l’accent du titi parisien. Si Claude Nougaro, tôt installé à Paris, n’a pas cultivé son accent toulousain, c’est peut-être dans un souci d’intégration, pour ne pas être catégorisé comme « provincial ». A l’inverse des groupes « régionalistes » comme Zebda, Fabulous Trobadors ou Massilia Sound System revendiquent sans détour leur origine géographique – toulousaine et marseillaise – et des accents intégrant des influences d’Europe du sud et du Maghreb. Toulouse et Marseille font ainsi figures de creuset où le melting pot à la française est mis en avant. Dans le morceau « 3-0 » où les Ogres de Barback invitent huit groupes à chanter un couplet sur leur ville, la dimension phonique des accents joue pleinement le jeu de l’identification. Le cas du slam de GCM est singulier dans le sens où la scansion et la rythmique du phrasé sont primordiales. Comme dans le rap, la diction participe très largement d’une identité sonore s’inscrivant dans les musiques « urbaines ». Fabien Marsaud, qui a popularisé le slam auprès des médias et du grand public, a beaucoup joué de son talent et de sa voix au service d’un propos articulé et intelligible, de surcroît dans une langue « des quartiers » travaillée avec soin.

Car le registre de langue utilisé dans la chanson n’est pas le moindre des facteurs d’identification géographique. Quand l’occitan ou le provençal sont convoqués par les Fabulous Trobadors, Zebda ou Massilia Sound System, les deux capitales régionales de la langue d’oc surgissent spontanément dans l’imaginaire. Ces groupes ont construit leur notoriété d’abord localement avant de trouver un public bien au-delà de leur ville d’origine. Pour ces deux formations, il y a eu dès le départ une volonté d’aller à rebours d’une perception « rurale » des langues régionales, taxées de « provinciales », voire de dialectes ou même de patois. Juliette dans « Chanson, con ! » (Bijoux et babioles, 2008) commence ainsi : « Je suis née à la capitale, c’est pourquoi je parle pointu ». Et elle enchaîne : « Mais quand je vais au Capitole, à Jolimont, aux Trois-Cocus, Toulouse appelle son accent ; même le mien, de fabrication. On finit ses phrases en chantant, et « con » c’est la ponctuation ». Le fait de décliner ces accents dans un registre de musiques urbaines procède d’une revendication identitaire assumée. Le recours à l’argot parisien par Renaud participe du même mouvement. Les accents de la chanson populaire trouvent désormais leur place dans un univers culturel urbain et cosmopolite. S’y ajoutent éventuellement l’usage d’un vocabulaire ciselé fait de langage familier – parfois vulgaire ou grossier – ou des mots empruntés à des dialectes et à des langues étrangères pour marquer, comme avec l’accent, la dimension multiculturelle des grandes villes. GCM clame dans « Je viens de là » (Enfant de la ville, 2008) : « Je viens de là où le langage est en permanente évolution, verlan rebeu argot, gros processus de création ».

L’urbanité des interprètes se construit ainsi en termes d’identité sonore, en complément du soin accordé à l’image. Les thèmes abordés achèvent de les ériger en acteurs des territoires urbains.

1.3. Des thèmes « urbains », la ville comme décor

Le chanteur chante aussi la ville, la sienne mais plus généralement celles qui ont nourri des émotions et une histoire personnelle. Parfois ce sont des évocations génériques d’un monde urbain difficilement localisable. Mais la ville de l’attachement, celle de l’intime et des souvenirs, celle des lieux et des quartiers, fait l’objet de toutes les attentions de ceux qui mettent en avant leur identité urbaine. Les territoires urbains de la chanson relèvent alors aussi bien de l’ambiance que des paysages, des scènes de vie que des lieux. La dimension sociale du propos croise des références géographiques plus ou moins précises.

Quand le jeune Serge Gainsbourg chante en 1958 pour son premier album « Le poinçonneur des Lilas », il se place dans la ville, souterraine et sans horizon, des couloirs du métropolitain. En 1965 il est pourtant « Sorti du trou » et a trouvé son public. Mais lorsqu’il interprète son titre pour une émission télédiffusée, il apparaît sur le plateau devant une photographie servant de toile de fond et représentant une station du métro parisien3. Dans son sixième album Percussions (1965) il peut assumer sa fascination pour les gratte-ciel de Manhattan dans « New York USA ». Alors qu’il n’a jamais mis les pieds outre-Atlantique (Dicale, Tardy, 2012, p.26) il s’inspire des gratte-ciel repérés dans un magazine. Pour la télévision encore une fois, il pose devant une image de building et, souvent filmé de dos, chante seul et en play-back4. Dans le portrait qu’il dresse de lui-même autant que de New York, la modernité et l’audace architecturale l’emportent sur toutes les autres considérations. A travers un inventaire du top ten de l’époque il s’associe subtilement avec New York et sa skyline. Pour Dutronc dans « Il est cinq heures, Paris s’éveille » en mars 1968, à mille lieux de la contestation qui éclatera deux mois plus tard, Paris est abordée à travers un certain nombre de clins d’œil voire de clichés. La chanson prend le parti d’une totale légèreté et participe par son succès à la construction d’un imaginaire parisien auquel l’interprète est définitivement lié.

Nougaro, Zebda ou les Fabulous Trobadors chantant Toulouse s’attardent à la fois sur les clichés – la « ville rose » ne manque à aucune des chansons – et sur les brassages culturels et ethniques comme éléments de diversité. L’âme et l’identité des quartiers (Minimes, Arnaud Bernard) connus le plus souvent des seuls habitants, le disputent aux hauts-lieux (la Garonne, le Capitole) qui en revanche parlent davantage aux visiteurs. Comme Massilia Sound System avec Marseille, ou GCM avec Saint-Denis, les territoires urbains mis à l’honneur dans le répertoire favorisent un ancrage géographique. L’enjeu est la conquête d’un public local, majoritairement urbain, avant une notoriété nationale, voire internationale.

Mais la chanson traduit aussi une perception des territoires urbains à travers les textes eux-mêmes, dont l’étude fournit au géographe une matière précieuse.

2. Chanter les territoires urbains : la ville entre réalités géographiques et représentations

L’approche géographique de la chanson passe naturellement par l’étude des textes, des registres de langue et, pour le géographe, du lexique utilisé pour désigner la manière d’habiter poétiquement le territoire. Les territoires urbains qui s’y révèlent s’élaborent d’abord en contrepoint de la ruralité. Néanmoins, ils forgent une image fidèle de ce que signifie « habiter la ville ».

2.1. Chanter la ville et l’habiter

« Enfant de la ville » de l’album éponyme de GCM, outre son titre, semble un cas pertinent pour dégager les caractéristiques géographiques des territoires urbains dans une démarche inductive. Son texte propose en effet une déclinaison de la notion « habiter » au sens de la phrase de F. Hölderlin que M. Heidegger a rendu fameuse : « L’humain habite en poète ». Les géographes s’en sont emparés pour définir « habiter » comme la spatialité des acteurs caractérisée par une forte interactivité avec l’espace dans lequel ils évoluent. Il s’agit donc de découvrir, dans l’explicite autant que dans l’implicite, comment s’élabore un portrait de ville, un rapport aux territoires urbains pensé en termes de médiance : «  […] à savoir que l’existence humaine couple nécessairement deux moitiés : un corps animal et un milieu éco-techno-symbolique, lequel en est le corps médial. » (Berque, 2003, p.599). Une telle démarche s’apparente aussi à la manière dont J.F. Staszak a abordé la peinture de Gauguin pour en faire une étude géographique (Staszak, 2003). Les territoires urbains, qui procèdent à la fois d’expériences et de représentations, autorisent une définition de l’urbain tel qu’il est pensé et mis en mots par l’auteur et tel qu’il sera reçu et imaginé par le public.

Les descriptions adoptent le point de vue de l’habitant dans une perception des paysages au niveau du sol en une perspective horizontale, avec une part importance accordée à la dimension sociale, voire sociétale. Tout juste la verticalité est-elle convoquée en contre-plongée pour accentuer la démesure monumentale. La ville est rarement embrassée d’une hauteur ou même vue à la verticale malgré la familiarité des cartes, des plans de transport en commun ou plus récemment des images satellitales, simple décor d’où l’habitant serait absent. Chanter la ville, c’est aussi une manière de l’habiter.

2.2. L’antithèse d’un monde rural censé incarner la « nature »

La ville, comme territoire d’identification et d’auto-référence, se définit d’abord par ce qu’elle n’est pas : la campagne. Dans les textes étrangement proches des débuts de Renaud « Amoureux de Paname » (1975) et de GCM « Enfant de la ville » (2008), l’évocation du territoire urbain commence par la campagne. Le monde rural, idéalisé, semble accréditer l’urbanité des auteurs qui accumulent les clichés. S’adressant d’emblée aux écologistes (ringards) représentant la jeunesse des années soixante-dix, Renaud lance avec malice : « Vous qui voulez du beau gazon, des belles pelouses, des p’tits moutons, des feuilles de vigne et des p’tites fleurs… » . Trente ans plus tard c’est dans des termes proches que Fabien Marsaud déclame « Si la campagne est côté face, je suis un produit du côté pile ». Mer, plage, horizon, gazon, verdure, forêt, plantent le décor ; respirer un air meilleur, écouter le bruit du vent, marcher pieds nus dans l’herbe haute résume les actions. La campagne se limite à des éléments paysagers présentés de manière avenante. Tout juste conclut-il sur son propos introductif par « Mais la nature nourrit l’homme », fonction primitive sans doute un peu naïve pour le géographe qui cherche en vain les circuits de production et de transformation des matières premières issues de l’agriculture et de l’élevage. Dans les territoires urbains tels que la chanson les dépeint, la campagne mythifiée est végétale (forêt-arbres, herbe-verdure, plus rarement des champs ou des haies), minérale (eau, rivière, sources, montagne ou colline) et accessoirement animale (oiseaux et mammifères sympathiques affublés du qualificatif « petit » comme le mouton ou le lapin). Les usages sont essentiellement récréatifs (promenade, méditation) et rarement économiques (agriculture et élevage, toujours extensifs), les nuisances inexistantes (calme, bon air, sécurité). Nature rêvée, comme celle de Gauguin vis à vis de la Bretagne ou des îles Marquises (Staszak, 2003), l’image de la campagne dans la chanson mériterait à elle seule une étude. Toujours est-il que les territoires de la ville apparaissent en contrepoint, a priori moins agréables et pourtant revendiqués…

2.3. Les formes d’une ville

« Enfant de la ville » scruté avec une grille de lecture géographique dresse un portrait signifiant de ce que sont aujourd’hui les territoires urbains.

À l’inverse des paysages ruraux, les territoires urbains dans la chanson mettent en scène des milieux fortement artificialisés où le regard butte sur des horizons fermés, par des murs ou par un ciel toujours brumeux. Construits, bâtis, bétonnés et goudronnés, ils figurent une ville très éloignée de l’exigence urbanistique des trames vertes (végétales) et bleues (l’eau) censées entretenir la présence et la circulation des espèces. La ville est ainsi d’abord appréhendée par les matériaux qui servent à la construire. Chez Renaud « le béton, c’est mon paysage » (« Amoureux de Paname »). Gris, il connote négativement les grands ensembles. GCM nuance : « Je dis pas que le béton c’est beau, je dis que le béton c’est brut. Ça sent le vrai, l’authentique […] Quand on le regarde dans les yeux, on voit bien que s’y reflètent nos vies » (« Enfant de la ville »). La brique au contraire introduit la couleur, rouge ou rose, véhiculant une image positive, en particulier pour Toulouse dont elle signe l’identité. L’acier ou le verre, quasi absents, montrent un désintérêt relatif pour la dimension architecturale du bâti. Si Renaud aime la tour Eiffel autant que la tour Montparnasse, il n’en précise pas les matériaux. Les descriptions du sol ne sont pas en reste. Le bitume, l’asphalte ou le macadam rejoignent le béton dans une forme d’opprobre alors que le pavé, à l’instar de la brique, est plus poétique et chargé de l’histoire des révoltes parisiennes. Les territoires urbains dans la chanson dessinent donc des paysages faisant largement appel à des représentations presque aussi stéréotypées que pour la campagne.

 

  • Les fortes densités de population

Le territoire de la ville s’assimile aussi à de fortes densités. GCM évoque la foule, les gens en mouvement, le nombre. Rapportés aux constructions, l’entassement et l’exiguïté traduisent la pression foncière et la question du logement, qui arrive bien avant les autres fonctions de la ville (le travail, les loisirs, ou les commerces). Presque toujours les logements collectifs (appart’, HLM, cité…) masquent la réalité des lotissements pavillonnaires et de la maison individuelle, sans doute moins conformes aux représentations que les artistes mobilisent pour accréditer leur urbanité. Les territoires urbains sont aussi ceux de la promiscuité dans ses aspects positifs : le groupe, les sociabilités et leurs lieux, notamment les cafés très présents dans la chanson (Mano Negra « Paris la nuit » – King of Bongo, 1991 – évoque la fin des bistrots parisiens) ; les aspects négatifs ne sont pas éludés à travers l’entassement ou « Les embouteillages » chantés par le parisien Sanseverino dès son premier album Le tango des gens en 2001.

 

  • Les mobilités

La mondialisation des territoires urbains accorde de plus en plus de place à la question des mobilités et des réseaux. GCM évoque les quais, le métro, et donne à entendre le signal sonore du tram circulant dans Saint-Denis (« Saint-Denis », midi 20, 2006). Les peintres impressionnistes avaient été fascinés par le chemin de fer et les gares, tout comme les frères Lumières. La chanson cherche à son tour dans ces lieux de départ les thèmes de l’évasion, de la séparation ou des retrouvailles ; Barbara en 1964 chante « La gare de Lyon » et Zebda dédie un texte à la gare de Toulouse « Matabiau » (Le bruit et l’odeur, 1995). L’aéroport d’Orly, mis à l’honneur dans La Jetée de Chris Marker (film mythique de 1962) a inspiré aussi Gilbert Bécaud et Jacques Brel. Logiquement, les réseaux de transports dédiés aux mobilités internes aux territoires urbains ou externes, tournés vers d’autres villes, trouvent une place à la mesure de leur emprise spatiale et sociale. Les boulevards et le périphérique parisiens sont souvent mis à l’honneur autant pour la circulation que pour leur symbolique, tout comme le métropolitain pour ses lignes ou ses stations devenue des lieux emblématiques de la capitale.

 

  • Cultures et hauts-lieux, la diversité créative et patrimoniale des territoires urbains

Alors que le monde rural est censé incarner la nature, les territoires urbains seraient ceux des cultures. Nombreux sont les exemples qui prolongent les deux axes esquissés par GCM quand il aborde d’une part les cultures propres à la ville, pratiques culturelles innovantes et à la rencontre des influences (slam, hip hop, carrefour culturel), d’autre part la dimension symboliques et identitaires des hauts lieux (Belleville, Broadway…). Les pratiques culturelles propres aux territoires de la ville sont récurrentes dans la chanson, qui en est une composante essentielle. De la nuit parisienne qui s’achève à cinq heures quand Paris s’éveille (Dutronc), à la piste du Louxor de Philippe Katerine en passant par les bistrots de la Mano Negra, les territoires urbains sont ceux de la fête et du spectacle. A ces pratiques festives s’ajoutent les lieux patrimoniaux, convoqués pour inscrire la chanson dans des référents culturels communs. A Paris la tour Eiffel, la tour Montparnasse, le métro parisien le disputent aux quartiers : grands boulevards, Belleville, Saint-Denis, La Villette, Mouffetard, Bastille, les gares, jusqu’aux Champs Elysées de Joe Dassin ; à Toulouse le Capitole, Matabiau, les Minimes ou Arnaud Bernard. La dimension monumentale est évoquée dans une vision sensible des territoires urbains qui sont ceux de l’attachement. Nougaro parle de l’église Saint Sernin qui éclaire; au village l’église est plutôt celle qui sonne les heures et rythme le temps mais, dans la ville rose, elle a revêtu l’habit de lumière et participe de la mise en scène des monuments historiques. Dans « 3-0 » des Ogres de Barback, Paris s’identifie à la France et son arrogance de capitale, Rennes à la douceur de son climat et à ses nuits agitées, Bordeaux à son vin et son histoire troublée, Toulouse à sa brique et son parler occitan, Marseille à son port et son accent provencal, Lyon à sa confluence et sa chimie, Strasbourg à sa gastronomie et son dialecte et enfin Lille à son passé populaire et minier mis en regard avec ses ambitions européennes. Le dernier couplet interprété par la fratrie des Ogres commence « Après cet air géographe… ». Le rapprochement pourrait sembler facile mais en réalité le portrait dressé n’est pas tout à fait dissocié des réalités géographiques d’une France urbaine.

 

  • Déviances et nuisances, la ville canaille

Jamais très éloignés des hauts-lieux, les territoires des cultures populaires, parfois interlopes, ne sont pas en reste. Car la ville est aussi un territoire d’errance. Les artistes, et notamment les chansonniers des cabarets, ont durablement marqué la tradition gouailleuse et irrévérencieuse de la chanson populaire (Le bon roi Dagobert brocardait Louis XVI). Travestis et streaptiseuses de Dutronc, délinquants et loubards de Renaud ou « bons coups » de GCM peuplent sans surprise les territoires urbains de la chanson avec leurs larcins; et qui ne connaît pas Gérard Lambert ? Enfin la ville est nuisances. Le texte de GMC qui nous sert de guide marque de ce point de vue l’inflexion des années 2000 avec l’entrée en scène des préoccupations environnementales. Déjà en 1530 Clément Janequin donnait à « Ouyr les cris de Paris ». La pollution sonore est devenue préoccupation, au côté des autres formes de dégradation de l’environnement. GCM, entre « claque-sonne » et « odeurs d’essence », se fait l’interprète de territoires urbains désormais soumis aux exigences de l’Agenda 21.

Conclusion

Comment la chanson française contemporaine rend-elle compte d’un mode d’habiter devenu majoritairement urbain ? Pour les interprètes, les territoires de la ville constituent à la fois leur terrain, où ils se produisent et cherchent un public, et leur terreau, source d’inspiration et d’identification. Ils usent donc des représentations traditionnelles qui confinent parfois aux stéréotypes pour que le tableau qu’ils dressent garantisse une certaine légitimité auprès des différents acteurs (diffuseurs, promoteurs, public) majoritairement urbains. En fonction du genre musical, l’identification porte tantôt sur les lieux centraux, reconnus par tous, tantôt sur des quartiers plus marginaux connus des seuls habitants. Les formes de la ville chantée correspondent néanmoins à des réalités que la géographie se surprend à mettre en évidence. Avec ce pas de côté, cette approche d’un objet a priori fort peu géographique, la chanson dessine des représentations qui disent aussi comment le public se construit une géographie imaginaire des territoires urbains. Qui s’est perdu au milieu des tours de Manhattan a pu entendre résonner « Oh, c’est haut ! », qui s’est trouvé devant le Capitole a fredonné « Ô Toulouse » avec émoi. La chanson participe aussi de la manière de s’approprier les territoires de la ville, entre mythe et réalité.


Bibliographie

BERQUE Augustin, « Médiance », in Lévy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, 1034 p.
BERQUE Augustin (dir.), L’habiter dans sa poétique première. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Editions Donner Lieu, 2008, 400 p.
BERU Laurent, « Le rap français, un produit musical postcolonial ? », Volume !, 2009, 6, 1-2, 18p.
CLAVAL Paul, STASZAK Jean-François, « Où en est la géographie culturelle ? », Annales de géographie, 2008, nº660-661, 5 p.
COPANS Johana, Le paysage des chansons de Renaud, Paris, L’Harmattan, 2014, 628 p.
DEBARBIEUX Bernard, « Territoire », in Lévy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, 1034 p.
DICALE Bertrand, TARDY Hervé, New York en 50 chansons, 2012, Tana Editions, 144 p.
HIRSCHI Stéphane, Chanson : l’art de fixer l’air du temps – de Béranger à Mano Solo, 2008, Paris, Les Belles Lettres – Presses Universitaires de Valencienne, « Cantologie », 298 p.
JULY Joël, « Chanson française contemporaine : état des lieux », Revue critique de fiction contemporaine, 2012, [en ligne], consulté le 31/01/2016.
MEYRAN Régis, « Les musiques urbaines, ou la subversion des codes esthétiques occidentaux », EspacesTemps.net, Travaux.
MORIN Edgar, « On ne connaît pas la chanson », Communications, 1965, 6, 10 p.
RAIBAUD Yves (dir.), Comment la musique vient au territoire ? Paris, L’Harmattan, 2009, 316 p.
SHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore, le monde comme musique, 2010 (The Tuning of the World, 1977), Marseille, éditions Wild Project.
STASZAK Jean-François, Géographies de Gauguin, Paris, Bréal, 256 p.

À la croisée des chemins : la représentation du territoire chez les artistes marcheurs

Bridget Sheridan
Doctorante – Université Toulouse Jean Jaurès, laboratoire LLA-Créatis

Pour citer cet article : Sheridan, Bridget, « À la croisée des chemins : la représentation du territoire chez les artistes marcheurs. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

Dans cet article nous analyserons la pratique des artistes marcheurs en regard de la notion de territoire. Dès lors que nous nous mettons à marcher, la question du territoire se pose. Ainsi, nous pouvons constater que leur pratique questionne cette notion. Nous nous interrogerons également sur l’intermédialité de leurs œuvres. Lorsque l’artiste marcheur utilise plusieurs médiums artistiques – la marche incluse – il semble qu’il ouvre de nouveaux territoires. Si la cartographie est intimement liée au territoire, peut-on en conclure que la pratique de ces artistes soulève irrémédiablement la question de la cartographie ? Et si oui, quelles formes prend-elle ? Nous tenterons de démontrer que cette cartographie résulte des traces des artistes marcheurs – des traces qui s’articulent entre elles autour de charnières. Aussi, en quoi ces pratiques intermédiales ouvrent-elles de nouveaux territoires qui permettent de repenser notre mobilité dans le monde contemporain ?

Mots clés : marche – artiste marcheur – territoire – intermédialité – cartographie -mobilité

Abstract

In this article we shall consider walking artists in relation to the notion of territory. Walking and territory are closely linked. Hence, this is why walking art specifically raises the question of territory. We shall also acknowledge intermediality in their artwork. When simultaneously using several artistic mediums – including walking – they appear to create new territories. Could we conclude that walking art is bound to be linked to cartography, the latter being closely knit to the idea of territory? And if so, what kind of form does it take? We shall try to show how this cartography is the result of traces the walking artist leaves behind – traces, which articulate around charnières (meaning “hinge” or “pivot”). How do these intermedial art forms explore new territories, which enable us to reconsider our mobility in the contemporary world?

Keywords: walking artist – walking – territory – intermediality – photography – cartography – charnière


Sommaire :

Introduction
1. Marche et territoire
2. Marche et cartographie
3. De nouveaux territoires
Notes
Bibliographie sélective

Car tel est, dans le domaine de l’art, le destin de la déambulation : elle est capable de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne, et cela en dehors ou en complément de la pure et simple représentation de la marche (iconographie du déplacement), ou bien elle est tout simplement elle-même l’attitude, la forme.1

Introduction

Au cours du siècle dernier, il a été démontré à plusieurs reprises que le simple fait de marcher peut être perçu comme une pratique esthétique en soi. Des fameux Flux-Tours en 1976 – promenades collectives dans la ville de New York à l’initiative de George Maciunas – à la fameuse phrase d’Hamish Fulton, « No walk, no work »2, la marche est devenue une expérience. Au 21e siècle, la figure de l’artiste en marche est encore présente et l’on doit reconnaître qu’il existe peu d’artistes contemporains qui n’aient pas expérimenté une pratique déambulatoire à un moment ou à un autre de leur parcours artistique.

Or, il est rare que ces pratiques existent sans traces, sans document ou sans traduction quelconque. Ainsi, on trouvera chez les principaux artistes-marcheurs des dispositifs qui interrogent le concept d’intermédialité en convoquant plusieurs médiums à la fois que ce soit la photographie, la vidéo, la cartographie, l’écriture, etc. Chaque artiste tente de traduire son expérience pour ainsi donner au spectateur l’impression de traverser le territoire en sa compagnie. Nous prendrons en considération des travaux artistiques actuels qui se fondent avant tout sur l’expérience de la marche. Ceci nous permettra de penser en quoi ces pratiques intermédiales soulèvent la question du territoire.

Il s’agira tout d’abord d’éclaircir en quoi la marche est liée à la notion de territoire. De Richard Long à Tim Knowles, en passant par la théorie de la dérive de Guy Debord, nous nous intéresserons en particulier à l’entrée de l’artiste-marcheur dans un territoire donné.

Si la cartographie est souvent rattachée à la question du territoire, peut-on émettre l’hypothèse qu’elle est omniprésente chez les artistes-marcheurs ? Nous verrons que l’utilisation de la carte n’est pas le seul moyen d’évoquer la cartographie. Retracer la marche par la photographie, l’écriture ou la vidéo permet à l’artiste de recréer le cheminement. Il est possible d’envisager les dispositifs, parfois complexes, utilisés par les artistes-marcheurs comme une forme de cartographie qui s’ouvre dans la profondeur des charnières qui s’articulent entre elles dans les œuvres intermédiales.

Le besoin de cartographier la marche, de rendre compte de son cheminement dans l’espace nourrit-il notre envie de posséder, de s’approprier, de maîtriser le territoire qui à l’ère du numérique et de la mobilité exaspérée semble nous échapper en permanence ? Il est tout aussi légitime de soutenir que l’intermédialité permet aux artistes-marcheurs d’inventer de nouveaux territoires en tissant des liens dans le temps et dans l’espace grâce aux différents dispositifs utilisés.

1. Marche et territoire

Avant de nous immerger dans la pratique des artistes-marcheurs et de constater de quelle manière leur pratique est liée au territoire, regardons la définition du territoire et essayons de comprendre en quoi cette notion s’associe à la marche.

S’il est couramment admis que le territoire se rattache à l’idée d’autorité et de délimitation, il ne faut pas omettre que cette notion soulève d’autre part la question de l’usage. On peut noter que le territoire soit une « étendue de pays qui ressortit à une autorité, à une juridiction quelconque » ou bien qu’elle soit une « étendue dont un individu ou une famille d’animaux se réserve l’usage », mais encore, il s’entend comme un « espace relativement bien délimité que quelqu’un s’attribue et sur lequel il veut garder toute son autorité3. Si le territoire nécessite un usage spécifique d’un espace délimité ou d’une étendue, il est alors possible d’envisager que la pratique de la marche puisse participer à définir celui-ci.

En effet, la marche permet d’explorer ou de traverser des territoires, mais surtout de se mouvoir dans l’espace. Depuis que l’Homme s’est dressé, il y a de cela des millions d’années, il n’a fait qu’étendre l’occupation de l’espace qui s’offre à lui. Du berceau de l’humanité en Afrique, il a conquis la planète entière. Alors que les voyages pédestres de nos ancêtres se soient interrompu et que l’Homme se soit sédentarisé, nous continuons de marcher (mais en réalité beaucoup moins, nous le verrons plus loin) que ce soit pour le loisir, que nous y soyons contraints – c’est le cas des migrants – ou que cela fasse partie de notre quotidien lorsque la marche reste notre principal moyen de nous déplacer.

La marche est donc liée au territoire et elle est un des principaux moyens qui permettent de l’occuper, de l’habiter4 en quelque sorte. Ainsi, l’artiste-marcheur qui se déplace dans un espace donné va faire usage du territoire. Depuis que Richard Long a tracé sa ligne d’herbe écrasée dans sa fameuse œuvre, A Line made by Walking (1967), où l’artiste explore une parcelle d’un champ par des va-et-vient jusqu’à ce que le soleil donne du relief à la trace laissée par sa déambulation, de nombreux artistes-marcheurs ont questionné la traversée d’un territoire de façon similaire, qu’elle soit minimale comme ce fut le cas avec Long ou qu’elle soit une épreuve d’endurance comme ce fut le cas avec Marina Abramovic et Ulay qui ont parcouru la Grande Muraille de Chine en quatre-vingt-dix jours en 1988 dans une performance intitulée The Lovers. Quant à Laurent Malone et Dennis Adams, ils ont réalisé ensemble une pièce intitulée JFK, en 1997, où ils marchent sans effectuer d’arrêt depuis l’intersection de Center Street et Kenmare Street à Manhattan jusqu’à l’aéroport JFK. Ces trois œuvres qui ne se ressemblent pas dans la forme ont en commun la volonté de traverser un territoire donné, de s’immiscer dans ce territoire, que ce soit une parcelle, une ville ou le long de la frontière d’un immense pays.

Pour illustrer cette immersion volontaire dans un territoire donné regardons la performance Kielder Forest Walk de l’artiste britannique Tim Knowles qui décide de suivre une ligne droite dans la forêt en marchant pendant une durée de huit heures et en se servant d’un compas comme outil de repérage. Knowles ne se contente pas uniquement de réaliser une simple performance dans la forêt de Kielder. Tout comme Richard Long le fit une quarantaine d’années auparavant, Knowles décide d’utiliser l’image pour rendre compte de son passage sur le territoire. Si Long a toujours été ambigu à propos de l’ « après marche » et s’il a toujours semé le doute autour des photographies prises pendant la marche (la photographie est-elle un document, une trace, la représentation de la marche elle-même ?), Knowles va plus loin et filme la traversée entière par une petite caméra. Lors de l’exposition de cette performance à la galerie de Kielder Castle, il a été non seulement possible de suivre la traversée intégrale de Knowles, mais aussi de contempler certains agrandissements des six mille images qu’il a également glanées pendant la marche.

Pour Knowles, il est évident que cette marche est une forme de désobéissance à la Thoreau5, une volonté de ne pas suivre le chemin tracé, mais de partir à la conquête d’un territoire dans lequel il trace de nouveaux chemins. En ce sens il rejoint le travail du collectif italien Stalker qui franchit murs et barrières dans la ville de Rome afin de se déplacer et de cartographier une nouvelle ville faite de terrains vagues et de nouveaux espaces. Chez Knowles, il s’agit aussi d’ouvrir une voie inconnue et de se sentir pleinement acteur dans ce territoire.

Pour des raisons de sécurité l’artiste inscrit son passage sur le sol en notant l’heure de son passage et sa direction. Si ces indications se retrouvent dans la vidéo et dans les images fixes qui retracent le parcours de Knowles dans l’espace, elles nous indiquent que cette marche est avant tout une progression sur une étendue de terre donnée et que l’artiste s’est fixé comme but d’en faire usage en marchant. Ces indications ne sont pas sans nous rappeler la cartographie. De plus, Knowles se sert de boussoles qui lui permettent de se localiser sur le territoire, un dispositif qui le rapproche de la cartographie. Il est aussi intéressant de noter que dans d’autres travaux artistiques de Knowles on retrouve des tracés cartographiques grâce à la géolocalisation (par GPS), ce qui confirme l’intérêt de l’artiste pour la cartographie.

Il est sans doute raisonné de soutenir qu’aucun artiste-marcheur ne se lance à l’assaut d’un territoire inconnu, c’est-à-dire qui n’a pas été repéré au préalable. Même lors des dérives des situationnistes la marche a lieu dans un cadre bien précis. Guy Debord déclare dans sa théorie de la dérive que :

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent.6

S’il existe chez les adeptes de la dérive un terrain ou ce que Debord appelle un « champ spatial » plus ou moins précis selon ses mots,  la pratique de la dérive a énormément à voir avec la carte et la cartographie.  En effet, Debord soutient que :

L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psycho-géographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes.7

Ce que dit Guy Debord de manière très claire est que l’exploration d’un territoire est étroitement liée à la cartographie. Nous allons donc nous interroger sur la cartographie et les artistes-marcheurs. Est-elle présente dans toutes leurs œuvres ?

2. Marche et cartographie

Le Larousse définit la carte comme une « représentation conventionnelle, généralement plane, de phénomènes concrets ou même abstraits, mais toujours localisables dans l’espace »8. De cette définition qui tend à réduire la carte à une surface plane et qui ne satisfera nullement notre étude, on peut retenir le fait que la carte est, à quelques exceptions près (je pense aux cartes à l’échelle : 1/1), une représentation et qu’elle est étroitement liée à la notion d’espace. Dans les arts plastiques et notamment chez les artistes-marcheurs la carte va permettre de représenter les phénomènes liés à la marche : le déplacement, le trajet, les perceptions, etc.

La carte constitue souvent une entrée dans l’espace pour l’artiste-marcheur. Il suffit de regarder les cartes de Richard Long qui se fixe, tout comme son ami Hamish Fulton, un parcours avant d’entamer la marche. A plusieurs reprises Richard Long a tracé le chemin à suivre sur une carte. Ce tracé est en général suivi de manière rigoureuse, sauf si l’artiste rencontre des obstacles. Vue de cet angle, la carte est une entrée dans le territoire. Elle fait partie intégrante de la marche, tout comme la boussole de Tim Knowles et les annotations sur le sol qu’il laisse sur son passage. En ce qui concerne Long, la carte est exposée après la marche avec un texte et une photographie comme dans sa pièce One Hundred Mile Walk. C’est une œuvre intermédiale dans laquelle photographie, texte et carte dialoguent ensemble pour former, selon Gilles A. Tiberghien, la marche elle-même :

Les cartes de Long ne sont pas les métaphores d’un trajet ou d’une marche ; elles sont la marche elle-même, mais dans un autre espace.9

Il y a donc changement d’espace dans le travail exposé – une transposition en quelque sorte. Long visualise son futur trajet dans l’espace cartographique. Si ce repérage est avant tout virtuel, l’artiste se projette déjà dans un territoire par le biais de la carte. Il faut ajouter que cette carte l’accompagne pendant le déplacement, et qu’il sera exposé suite à la marche. Elle joue un rôle de transition entre le tracé, le traçage et la trace de la marche. Ainsi, elle est l’articulation entre l’avant, le pendant et l’après de la marche, et elle invite le spectateur à parcourir le territoire. Si nous revenons au travail de Knowles et à sa tentative d’ouvrir un chemin dans l’espace d’exposition à l’aide de la photographie et de la vidéo, il est possible de considérer ce dispositif comme une cartographie. Certes, il ne s’agirait plus d’une cartographie plane, mais d’une cartographie qui ouvre l’espace d’exposition, avec une certaine profondeur. Et cette profondeur se trouve justement dans cet espace charnière entre la marche et l’image, ou, pour d’autres artistes-marcheurs, entre la marche et le texte, ou entre la marche et le livre d’artiste, etc.

Une charnière est, selon Daphné Le Sergent, « l’écart qui se creuse entre les éléments du dispositif mais qui en même temps les unit. Elle est ce qui relie l’hétérogène et se constitue en matière du dispositif. »10 Elle s’interroge sur ce qu’elle pense être le lieu d’associations : la charnière, qui vient du latin cardo, signifiant « gond ». Si cette charnière existe dans les dispositifs où dialoguent ensemble plusieurs images ou plusieurs médiums, il est possible d’envisager qu’elle soit perceptible entre la marche et le travail qui s’en suit. Les dispositifs utilisés par les artistes-marcheurs sont reliés à la marche par ce « gond », par ce va-et-vient, qui permet de retranscrire la marche, de la cartographier en quelque sorte.

Ce qui peut différer entre des pratiques qui utilisent une cartographie plane et celles qui retracent le chemin par l’image, c’est l’orientation du regard. La carte traditionnelle nous offre un point de vue vertical ; c’est-à-dire que nous surplombons un territoire donné, tandis que la photographie nous impose la plupart du temps un point de vue horizontal. Néanmoins, la photographie peut nous offrir un point de vue en plongée lorsque l’artiste photographie le chemin, comme c’est le cas dans Tracking Shots (2013), une autre œuvre de Tim Knowles. Il part à la recherche  du passage d’un individu ayant traversé le même territoire que lui en relevant ses traces. Il en résulte une installation photographique de vingt-neuf prises épinglées au mur de la galerie. On peut suivre le déplacement de Knowles puisque notre regard emprunte chaque charnière pour circuler d’une photographie à l’autre, comme s’il passait de pièce en pièce. Knowles nous indique la direction à suivre en installant ses photographies dans une ligne horizontale. Il est tout à fait plausible d’émettre l’hypothèse que cette installation interroge la notion de cartographie. A ce propos et d’un point de vue philosophique Christine Buci-Glucksman nous rappelle que la carte :

Comme tout index, tel le doigt pointé, […] désigne et institue un jeu de tracés, de directions, organisant la place virtuelle du spectateur. Place toute prosaïque du voyageur, place impériale ou royale du Pouvoir, ou place militaire des objectifs stratégiques.11

Elle ne s’arrête pas à la direction et au tracé puisqu’elle soulève également l’écart instauré par l’utilisation de la cartographie :

Matérielle ou numérique, la carte est donc un artefact visuel et langagier qui engendre comme tout artefact des opérations et des effets, puisqu’il montre une cause absente ou partiellement présente, le monde.12

Buci-Glucksman permet de s’interroger sur l’écart entre la marche et le travail qui en résulte. Certes, le monde s’absente partiellement, mais c’est également le marcheur qui se soustrait au regard. On n’en perçoit que ses traces. De cette manière il disparaît au profit du spectateur. En abandonnant son territoire qu’il a découvert par la marche, il en crée un nouveau par le biais de l’intermédialité.

3. De nouveaux territoires

Revenons un instant à la cartographie qui est parfois considérée comme un outil politique. A ce propos, Buci-Glucksman souligne que « ce n’est sans doute pas par hasard si le regard à vol d’oiseau est dit perspective cavalière ou “perspective militaire ».13 Ce regard « icarien » que l’on retrouve dans la pratique de certains artistes-marcheurs pourrait être interprété comme une volonté de s’approprier le territoire traversé.

Augustin Berque qui s’interroge sur le point de vue lorsqu’on contemple le paysage évoque le « regard souverain ». C’est ainsi qu’il engage une réflexion sur le kunimi japonais qui est le fait de regarder le territoire depuis le sommet. De plus, cet acte, pratiqué par l’empereur, prend la forme d’un rite qui permettait de s’approprier le territoire de manière symbolique. En conséquence, le kunimi peut être rapproché du mirador militaire ou de la simple table d’orientation placée sur les hauteurs d’une montagne ou surplombant une vallée. Et à Berque de préciser que :

Maîtriser le territoire par le regard semble être une motivation beaucoup plus générale, inséparable en fait de l’habiter humain. Cette symbolique peut être partiellement éclairée, ici encore, par l’étymologie. Celle-ci en effet, du moins dans les langues dérivées du latin, apparente l’idée d’habiter à celle de posséder, de s’approprier : habitare est un fréquentatif de habere.14

Berque esquisse un parallèle entre l’ « habiter » et le « posséder ». Ce rapprochement n’est pas surprenant lorsque l’on regarde le sens d’habere qui signifie « tenir », « se tenir », « posséder » ou même « occuper »15. De surcroît, occupare en latin prend racine dans le latin capere, signifiant « prendre » et dont découle le terme « chasser ». Occupare désigne « prendre avant les autres, le premier, d’avance », « prévenir, devancer », « se rendre maître de »16.

Si l’habiter humain semble réduit à la simple envie de maîtriser et d’occuper le territoire, c’est que nous vivons à l’époque de la mobilité exaspérée. C’est-à-dire que nous ne sommes pas seulement amenés à nous déplacer par le biais de moyens de transport de plus en plus rapides et de plus en plus nombreux et sophistiqués, nous nous déplaçons aussi par le biais de la toile. Nos pensées se trouvent instantanément à l’autre bout du monde en un simple clic. De surcroît, des applications telles que Google Earth ou des sites comme geoportail.gouv.fr nous permettent de survoler la terre de manière virtuelle, de nous rapprocher ou de nous éloigner de la surface de la terre en quelques mouvements de la main. Qui n’a jamais rêvé de voler ? Pour alimenter ce vieux rêve on peut visiter le site de la NASA, il est désormais possible de voyager dans l’espace en temps réel. A l’heure où Big Brother devient réalité, l’homme contemporain se retrouve pris dans le filet du panoptique17. Chaque homme assis derrière son écran d’ordinateur, ou confortablement installé dans son siège à bord d’un airbus ou d’un TGV croit tout voir, tout maîtriser. La réalité en est tout autre.

À ce titre l’artiste-marcheur reste tout à fait conscient de cette société qui impose « une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque »18. Nous avons déjà souligné la désobéissance de Knowles et de Stalker qui empruntent des voies non accoutumées. C’est à David Henry Thoreau de nous croquer le visage de la désobéissance lorsqu’il nous conseille d’aller nous perdre dans les bois tel le sauvage qui sommeille en chacun de nous :

Car tel est le secret d’une promenade réussie. Celui qui demeure assis dans une maison tout le temps peut bien être le plus grand des chemineaux, mais l’authentique Promeneur n’est pas plus vagabond que la rivière sinueuse qui ne cesse de chercher opiniâtrement le plus court chemin jusqu’à la mer.19

Et avec deux cents ans d’avance, il ajoute :

Je voudrais dire un mot de la Nature, de la Liberté absolue et de la Vie sauvage, par opposition avec une Liberté et une Culture simplement policées – afin de considérer l’homme comme un habitant ou bien une partie intégrante de la Nature, plutôt que comme un membre de la société.20

Thoreau voit l’habiter d’une toute autre manière que Berque, puisque habiter pour cet insoumis consiste à être en harmonie avec l’environnement.

Si nous devions chercher un artiste qui entretienne une telle relation avec la nature qu’il arpente quotidiennement depuis son enfance, ce serait l’écrivain et photographe Jean-Loup Trassard. Territoire : tel est le nom de l’ensemble de photographies noir et blanc qu’il réalise depuis les années quatre-vingt. Le titre de la série n’est pas anodin et suppose une implication affective, une familiarité et une expérience qui permettent d’habiter un territoire. La campagne qu’il photographie dans cet ensemble de tirages est celle de la Mayenne – un territoire qui porte la trace des activités agricoles que l’homme pratique depuis la nuit des temps. Jean-Loup Trassard arpente ce territoire, son appareil à la main, à la recherche des traces que l’homme a laissées derrière lui. Il a arpenté les chemins de la Mayenne dès ses premiers pas, il a parcouru chaque recoin de ces champs et de ces bois, et le sol porte autant l’empreinte de ses pas que Jean-Loup Trassard porte l’empreinte de ce territoire au fond de lui-même. Si ces photographies nous semblent si vraies, si palpables et si proches, c’est aussi parce qu’il habite ce territoire : il avoue l’arpenter comme un animal.

Aussi, pouvons-nous ajouter qu’arpenter le territoire de cette manière, c’est l’habiter au sens heideggérien du terme. Selon le philosophe allemand, « la façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »21 Et si nous revenions à l’étymologie du terme habere ? Si Berque s’est attaché à retenir le sens de « posséder » et de « maîtriser », il est possible de s’arrêter sur celui de « tenir », de « se tenir ». Et si habiter le territoire était tout simplement se mouvoir, se déplacer, tisser les fils du maillage22 ?

Il semble évident que la marche soit un moyen d’explorer de nouveaux territoires dans un monde où le corps humain devient de plus en plus sédentaire, c’est-à-dire que, pris dans le flux de la mobilité virtuelle, et habitué aux multiples modes de transport, nous ne posons que rarement notre pied sur le sol. De nouvelles portes s’ouvrent via les charnières des travaux des artistes-marcheurs.

Jean-Christophe Norman, quant à lui, tisse un maillage d’écritures à travers le monde, dans différentes villes  (Metz, Montevideo, Paris, New York, Istanbul) – un maillage qu’il réalise en marchant et que la critique nomme « dromographie ». Accroupi sur les voies, au plus près du sol, l’artiste français réécrit l’Ulysse de James Joyce en inscrivant le texte de l’écrivain irlandais dans un nouveau territoire. Dans Ulysses, A Long Way, Norman inscrit son texte sur le bitume des villes – une réécriture lente et fastidieuse, et sans aucun doute éprouvante pour un corps voûté sur le trottoir. Les longues journées que passe l’artiste à recopier les errances de l’esprit de Joyce sont ponctuées d’arrêts, de lectures et de discussions, autant d’actes qui inscrivent sa marche dans un maillage et qui permettent à l’artiste mais également aux passants d’habiter le territoire de la ville d’une autre manière. La charnière entre marche, lectures, réécritures ouvre un nouveau territoire que l’artiste traverse en compagnie de ceux qu’il croise au gré de ses « dromographies » à travers le monde.

Les artistes marcheurs renversent les codes : ils photographient le sol, ils utilisent ce dernier pour écrire, ils découpent les cartes ou y inscrivent leurs parcours pour inverser le lissage de la surface cartographique et créer de la profondeur. Ils empruntent des voies inattendues en traversant des forêts denses ou en franchissant les frontières banales de nos espaces urbains.

Par ailleurs, ces mêmes artistes nous apprennent qu’il existe un moyen de s’immiscer dans le monde où notre corps se suffit à lui-même : la marche. D’une certaine manière, ils réconcilient la plante de nos pieds avec l’esprit. C’est qu’il faut dire qu’en ville nous oublions nos pieds tant notre esprit est préoccupé par la foule, les panneaux, les vitrines et les lumières qui nous éblouissent. De plus, devant nos écrans, nous voyageons sans avoir besoin de nous déplacer. Enfin, en avion, en train, en bateau et en voiture on nous transporte vers un ailleurs, mais sans avoir besoin de sentir le sol sous nos pieds. En revanche, les artistes-marcheurs démontrent l’importance de s’ancrer dans le sol et dans le territoire par le mouvement déambulatoire.

Renouer le corps et l’esprit : telle est leur priorité. L’intermédialité joue un rôle primordial dans la pratique de ces artistes de la déambulation : elle permet d’inventer de nouveaux territoires que puisse parcourir notre esprit. Elle ouvre cet espace interstitiel, cette charnière qui nous éloigne de la sédentarité du monde contemporain et qui nous emporte dans les profondeurs de la « Liberté absolue »23.


Notes

1 – T. Davila, Marcher, créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2002, p15.

2 – « Pas de marche, pas de travail ».

3 – Le Larousse en ligne, consulté le 29 septembre 2015.

4 – Au sens heideggerien du terme. M. Heidegger, « Bâtir, Habiter, Penser »,  Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp170-173.

5 -Philosophe américain du 19e siècle, issu du mouvement transcendantaliste, Henry David Thoreau luttait contre les injustices sociales du gouvernement. Il prônait une forme de résistance passive. Ceci consistait à faire ce qui lui semblait juste et de ne pas soutenir le gouvernement américain (en refusant de payer ses impôts par exemple). Cette résistance a pris la forme d’un retrait dans les bois, dans une cabane à Walden. Cette vie avec un retour à la nature et à ce qu’il appelle le sauvage se ponctue de marches journalières.

6 – G. Debord, « Théorie de la dérive » in Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958, p19.

7Idem, pp21, 22.

8Larousse.fr, consulté le 29 septembre 2015.

9 – G. A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud, 2001, p66.

10 – D. Le Sergent, L’image-charnière ou le récit d’un regard, Paris, L’Harmattan, 2009, p24.

11 – C. Buci-Glucksman, L’œil cartographique de l’art, Paris, Editions Galilée, 1996, p23.

12 – Idem, p52.

13 – C. Buci-Glucksman, op. cit., p23.

14 – A. Berque, Les raisons du paysage, Paris, Ed. Hazan, 1995, pp 44, 45.

15 – J. Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2002, p33.

16 – A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Tome 2, Paris, Le Robert, 2012, p2296.

17 – Dans son ouvrage Surveiller et punir, Michel Foucault fait état du système de contrôle qui régit notre société. Il fait référence au panoptique de Jérémy Bentham, une prison circulaire qui permet au surveillant de voir chaque cellule sans jamais être vu. Il étend ce concept au reste de notre système qui applique des méthodes carcérales aux écoles, aux casernes, aux pensionnats. Les méthodes utilisées sont de plus en plus strictes et rigides. Cette vision de Foucault fait écho à la société contemporaine dans laquelle la liberté de se mouvoir dans l’espace virtuel ou réel est constamment grignotée par un dispositif de contrôle extrême et puissant. M. Foucault,  Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993.

18 – G. Deleuze, Foucault, Paris, Ed. De Minuit, 2004, p41.

19 – H. D. Thoreau, De la marche, Paris, Mille et une nuits, 2003, p8.

20Ibid., p7.

21 – M. Heidegger, « Bâtir, Habiter, Penser », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p173.

22 – A ce propos et d’un point de vue anthropologique, Tim Ingold perçoit notre manière d’investir le monde comme un maillage fait de lignes qui s’entremêlent. T. Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Zones sensibles, 2013.

23 – Expression empruntée à H. D. Thoreau, op. cit. p7.


Bibliographie sélective

BERQUE Augustin. Les raisons du paysage. Paris : Ed. Hazan, 1995, 192p.

BUCI-GLUCKSMAN Christine. L’œil cartographique de l’art. Paris : Éditions Galilée, 1996, 177p.

DAVILA Thierry. Marcher, créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 2002, 200p.

DEBORD Guy. « Théorie de la dérive » in Internationale Situationniste, n° 2, décembre 1958.

DELEUZE Gilles. Foucault. Paris : Ed. De Minuit, 2004, 144p.

FOUCAULT Michel. Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1993, 424p.

HEIDEGGER Martin. « Bâtir, Habiter, Penser »,  Essais et conférences. Paris : Gallimard, 1958, 378p.

INGLOD Tim. Une brève histoire des lignes. Paris : Zones sensibles, 2013, 256p.

LE SERGENT Daphné. L’image-charnière ou le récit d’un regard. Paris : L’Harmattan, 2009, 198p.

THOREAU Henry David. De la marche. Paris : Mille et une nuits, 2003, 79p.

TIBERGHIEN Gilles A. Nature, Art, Paysage. Arles : Actes Sud, 2001, 232p.

La Relation comme territoire de l’intermédia dans la vidéomusique

Jean-Pierre Moreau
Doctorant, Université Aix-Marseille, LESA (Laboratoire d’études en sciences des arts), EA 3274, Aix-en-Provence, Axe ICAR [interactions : Création, Action et Recherche]
Président du laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) : labomim@yahoo.fr
jean_pierre.moreau84@yahoo.fr

Pour citer cet article : Moreau, Jean-Pierre, « La Relation comme territoire de l’intermédia dans la vidéomusique. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

Le vingtième siècle a mis à mal l’idée selon laquelle l’œuvre audio-visuelle est constituée de deux médias audio et visuel possédant chacun une identité propre et indépendante. Aujourd’hui, l’œuvre audio-visuelle est plutôt pensée comme une unité hybride, dont les composantes sont de natures différentes.

Je souhaite discuter cette assertion à travers l’étude d’une pratique artistique émergente, la vidéomusique, forme d’œuvre « alliant musique et image en mouvement dans une expression sensorielle unifiée1 », les termes « musique et image » désignant ici l’art des sons fixés sur support électronique, dit parfois musique acousmatique d’une part, et les arts visuels (images en mouvement, animation, photographie), d’autre part.

Je montrerai à partir d’exemples que l’œuvre vidéomusique est le « théâtre d’une activité relationnelle qui se perpétue en [elle]2 ». L’œuvre vidéomusique est alors considérée comme le territoire (ou champ) dans lequel s’organise la dyade audio-visuelle au sein d’une relation. Je proposerai le concept de Relation pour comprendre le « mode d’existence3 » de l’œuvre vidéomusique. Il s’avèrera nécessaire de faire entrer le spectateur dans ce territoire, sa conscience étant « conscience du temps » (Husserl, 1964). Le spectateur fait système avec l’œuvre, il l’in-forme et elle devient alors discours.

Dans une œuvre vidéomusique discursive, la notion d’identité ne s’appliquera plus aux deux médias mais à cette relation rhétorique (Ricœur, 1975). In fine, on proposera des pistes pour l’analyse de cette relation temporelle en lien avec les Unités Sémiotiques Temporelles (UST), outils d’analyse du musical créés par le laboratoire MIM.

Mots-clefs : vidéomusique – intermédia – herméneutique – musicologie – relation

Abstract

The twentieth century has undermined the idea that the audiovisual work consists of two audio and visual media and each with its own independent identity. Today the audiovisual work is rather thought of as a hybrid unit, whose components are of different natures.

Discuss this assertion through the study of an emerging artistic practice videomusic, form of work « combining music and moving image into a unified sensory expression » (Piché), the term ‘music and image « here denoting art the sounds fixed electronically, sometimes said acousmatic one hand, and the visual arts (moving images, animation, photography), on the other.

I will show examples from the work videomusic is the « theater of a relational activity that is perpetuated in [her]. » The work videomusic is then considered as the territory (or field) in which organizes the audiovisual dyad in a relationship. I propose the concept of Relationship for understanding the « way of life » of the work videomusic. It will prove necessary to bring the viewer into the territory, his consciousness is « consciousness of time » (Husserl). The viewer makes the system work, it’s in-form and becomes speech.

In a work videomusic discourse, the concept of identity will no longer apply to both media, but this rhetorical relation (Ricœur). Ultimately, we propose ways to analyze this temporal relationship in connection with the Temporal Semiotic Units (UST), musical analysis tools created by the MIM laboratory.

Keywords: videomusic – intermedia – hermeneutics – musicology – connection


Sommaire

1. La vidéomusique : un art émergent
2. Les arts du montage
3. L’intermédialité : une coprésence
4. La catégorisation des segments temporels intermédias dans la vidéomusique
Conclusion
Notes
Bibliographie
Webographie

 

La poétique de la Relation n’est pas une poétique du magma, de l’indifférencié, du neutre. Pour qu’il y ait relation il faut qu’il y ait deux ou plusieurs identités maîtresses d’elles-mêmes et qui acceptent de changer en s’échangeant. 4

Le vingtième siècle a mis à mal l’idée selon laquelle l’œuvre audio-visuelle est constituée de deux médias, audio et visuel, possédant chacun une identité propre et indépendante. Aujourd’hui, l’œuvre audio-visuelle est plutôt pensée comme une unité hybride, dont les composantes sont de natures différentes. Je souhaite discuter cette assertion à travers l’étude d’une pratique artistique émergente, la vidéomusique, forme d’œuvre « alliant musique et image en mouvement dans une expression sensorielle unifiée5 », les termes « musique et image » désignant ici l’art des sons fixés sur support électronique, dit parfois musique acousmatique d’une part, et les arts visuels (images en mouvement, animation, photographie), d’autre part. Afin d’illustrer mon propos et de façon à entrer très vite dans le vif de notre sujet, je vous propose d’écouter voir un extrait de vrai(semblable)ment, vidéomusique que j’ai composée sur des encres de Jacques Mandelbrojt en 2008 et qui me servira de fil conducteur tout au long de cet article.

1. La vidéomusique : un art émergent

Dans les lignes qui vont suivre j’ai choisi d’utiliser le néologisme vidéomusique de préférence aux termes clip musical, vidéo musicale ou même vidéo-musique et ceci pour au moins deux raisons : cette dénomination réunit « vidéo » et « musique », sa double filiation, en un seul mot, ce qui, comme nous le verrons, affirme mon point de vue sur une pratique que je souhaite ainsi différencier et, deuxième raison, elle vient de connaître, au mois d’avril 2015, une résonance qui se voulait de portée mondiale par la tenue du Premier Festival de Vidéomusique de Montréal qui réunissait au plan international des artistes se réclamant de cette pratique. L’apparition d’un néologisme et d’un festival qui se présente comme étant premier, indiquent l’émergence d’une pratique, et c’est pourquoi je définis la vidéomusique comme art émergent.

On pourrait décrire l’œuvre vidéomusique comme un art émergent ayant recours aux techniques de « l’audiovisuel ». Apparues à la fin du XIXe siècle, les techniques de l’enregistrement, sonore d’une part et visuel d’autre part, trouvent une application avec le cinéma sonore dans les années 1920-306, se diversifient avec la télévision et ses détournements vidéos dans les années 60-707, puis se ramifient encore, à partir de 1980, avec l’apparition des techniques numériques, facilitant la fusion des deux médias, visuel et sonore, en un seul médium8, permettant notamment ainsi la pratique de ce que nous nommons « vidéomusique » 9.

2. Les arts du montage

Apparue à la suite des technologies numériques, dans les années 1990, la vidéomusique est un art dont les pratiques sont à rapprocher de celles de l’art des sons fixés sur support électronique. Cette pratique consiste à enregistrer les sons et les images puis à les monter, c’est-à-dire à organiser de façon concrète leur succession. Le terme montage – qui trouve son origine dans la pratique, d’origine cinématographique, du métier de monteur dont, premiers d’entre eux, Dziga Vertov et Lev Koulechov, pionniers du film expérimental soviétique des années 1920 – est entré dans le vocabulaire du compositeur avec la pratique de la musique concrète. Au carrefour de ces pratiques de l’image et du son, le premier à faire ce que nous appellerions maintenant “cinéma pour l’oreille”, Walter Ruttman crée en 1930, le film Wochenende (Week-end), dont la particularité est de ne donner que le son à entendre d’un film sans image10. La musique concrète s’est, elle, développée dans les années 1940 à partir des travaux de Pierre Schaeffer et de leurs applications dans les compositions musicales de Pierre Henry, François Bayle et Bernard Parmegiani, notamment.

L’apparition et la mise à portée du grand public, dans les années 1980 de la technologie numérique, permet que l’acte même de création artistique soit radicalement différent de ce qu’il était précédemment : le mélange des médias peut se faire dès la conception, sans recours nécessaire à un script ; la conservation du signal enregistré devient quasi illimitée dans sa quantité, son volume, et ceci rend possible l’improvisation, le glanage ; la gestion des mémoires est simplifiée par une indexation qui permet de retrouver l’élément recherché ; enfin, potentiellement, le « matériau » que l’artiste travaille est d’emblée audiovisuel et c’est tout le processus d’instauration de l’œuvre qui s’en trouve radicalement transformé…

3. L’intermédialité : une coprésence

Il s’agit maintenant pour nous de questionner la coprésence11 au sein de la vidéomusique de ces deux médias, sonore et visuel, ceci afin d’établir le mode de sémiose conséquente à l’aspect composite de ce type d’œuvre.

Comme le rappelle Jurgen E. Müller « […] dans l’histoire de la culture occidentale, il est convenu depuis des siècles de regarder les œuvres d’art et les textes médiatiques comme des phénomènes isolés, qui doivent être analysés séparément12. » Or, ce regard sur l’œuvre d’art semble tout particulièrement inadéquat en ce qui concerne l’œuvre vidéomusique13. Composée de matériaux appartenant à des disciplines artistiques différenciées, art sonore et art visuel, elle nécessite que l’on se questionne sur le mode opératoire d’un tel alliage. C’est le terme intermédia qui, par son préfixe inter, paraît devoir le mieux caractériser cette coprésence des deux médias. Comme l’explique très bien Eric Mechoulan :

Le préfixe « inter » vise à mettre en évidence un rapport inaperçu ou occulté, ou, plus encore, à soutenir l’idée que la relation est par principe première : là où la pensée classique voit généralement des objets isolés qu’elle met ensuite en relation, la pensée contemporaine insiste sur le fait que les objets sont avant tout des nœuds de relations, des mouvements de relation assez ralentis pour paraître immobiles14.

Je pose que l’œuvre intermédia n’est pas la résultante de l’addition de plusieurs médias, mais qu’elle se situe entièrement dans la relation qu’entretiennent ces médias. Considérant ainsi l’œuvre intermédia qu’est la vidéomusique comme un système organisant la dyade audio-visuelle au sein d’une relation, je commencerai par explorer les conditions qui permettent cette relation.

3. 1. La relation dans l’œuvre

Puisque nous considérons les œuvres intermédia comme des nœuds de relation, tissées notamment mais non-exclusivement, nous le verrons plus loin, des médias qui les composent, ce sont les conditions de ce tissage, de cette composition, qu’il nous faut examiner. C’est à dessein que je fais appel à ce mot de « composition », rejoignant en cela une pratique connue. En effet, en Occident et depuis l’apparition au IXe siècle des premières polyphonies15, nous sommes en contact avec des œuvres qui nécessitent de savoir entendre la multiplicité. Comme l’écrit Christian Accaoui :

La production ou la réception d’une polyphonie exige de composer, de synthétiser une diversité d’évènements simultanés. Une telle opération n’a rien d’évident : l’oreille doit se « dé-multiplier », pour suivre plusieurs voix en même temps. Or, synthétiser une pluralité d’évènements simultanés et synthétiser une pluralité d’évènements successifs sont deux opérations mentales assez proches : la première consiste à rassembler dans une perception une multiplicité d’événements présents ; la seconde à rassembler dans une perception un événement présent avec une multiplicité d’événements absents, retenus par la mémoire ou anticipés par elle. De telle sorte que l’emprise sur la multiplicité s’apparente à l’emprise sur la durée.16

De la même façon, je pense que la réception d’une œuvre intermédiatique demande à l’audio-spectateur de percevoir une multiplicité dans la durée, dans le temps. Ainsi, en transposant ce raisonnement à l’objet de notre étude, voici un exemple d’une multiplicité de type « contrepoint » dans la vidéomusique Forest and Trees de Keita Onishi. Cette fois c’est l’œil et l’oreille, tout ensemble, qui doivent se dé-multiplier sur l’instant pour mieux trouver l’unité dans le temps.

Je dis que la spécificité de l’œuvre vidéomusique est alors cette capacité à faire exister une altérité au sein d’une même entité et, à la suite de Simondon, que cette relation ne jaillit pas entre deux termes qui seraient déjà des individus mais qu’elle est un aspect de la résonance interne d’un système d’individuation17, qu’elle fait partie d’un état du système. L’œuvre est alors considérée comme le « théâtre d’une activité relationnelle qui se perpétue en [elle]18 » et ainsi, en tant qu’elle est le résultat d’une opération, elle devient.

3. 2. La relation à l’œuvre

Dans cet espace, ce champ, qu’organise la dyade audio-visuelle et que j’ai décrit comme « relation dans l’œuvre », il est maintenant nécessaire de faire entrer l’audio-spectateur, dans sa « relation à l’œuvre ». C’est lui qui par sa perception – dialoguant avec l’œuvre intermédia, l’interrogeant et donc l’informant – fait système avec l’œuvre en tant qu’objet temporel problématique.

Il faut ici entendre par information la fabrication du sens c’est-à-dire la mise en forme par l’auditeur de ce qu’il perçoit. En effet, la perception n’est pas la saisie d’un tout préalablement organisé comme un bloc, elle est fabrication d’une organisation en vue d’une médiation du monde au sujet. Elle s’appuie pour cela sur l’expérience passée ainsi que sur les nécessités présentes ou à venir, elle est maintien, invention ou organisation de données multiples en vue de l’action ; c’est en ce sens qu’elle est information. En résumé, la dyade audio-visuelle, principe dynamique, fait sens pour et par l’audio-spectateur, faisant de lui un interprète de l’œuvre au sens herméneutique du terme.

Ce principe dynamique trouve à s’accomplir dans la conscience de l’audio-spectateur. Le temps qui nous occupe ici n’est donc pas celui des physiciens ni celui des horlogers, ni encore celui qui dans la musique occidentale de tradition écrite fait correspondre deux croches à une noire, mais le temps vécu, phénoménologique19, tel que décrit par Edmund Husserl, et dans le prolongement duquel Bernard Stiegler écrit :

Un objet temporel est constitué par le temps de son écoulement, son flux. Il n’apparaît qu’en disparaissant : il passe. […] Un objet temporel est constitué par le fait que, comme les consciences dont il est l’objet commun, il s’écoule et disparaît à mesure qu’il apparaît.20

À partir de quoi nous dirons que percevoir c’est informer sa relation à l’objet temporel de façon intentionnelle, à partir du souvenir d’expériences similaires passées (que Husserl nomme rétention21) et de l’hypothèse d’un devenir possible (nommé protention22 par Husserl) qu’il s’agira de vérifier une fois l’objet temporel disparu. Il s’agit d’une activité toujours remise en question par un devenir nouveau qui engendre une relecture d’un savoir passé rendu disponible par la mémoire.

On le voit, la Relation est bien ainsi de nouveau définie comme le territoire de l’intermédiation vidéo-musicale, en ce qu’elle réunit en un seul système relationnel l’audio-spectateur informant la dyade audio-visuelle dans sa temporalité. Cette Relation, je l’écris donc avec un « R » majuscule car elle est la résultante dynamique de l’alliage de deux relations. En ce sens nous parlerons de méta-relation puisque comprenant, d’une part, la relation établie au sein de la dyade audio-visuelle, et d’autre part, celle établie entre cette dyade et l’audio-spectateur qui l’interprète.

3. 3. La métaphore, la conduite du discours

Suivant quel « procédé » cette interprétation se construit-elle dans une œuvre vidéomusique ? Depuis Aristote, on sait que notre perception du monde se fait en suivant les principes de similitude, d’analogies23, et cela est, bien sûr, opérant pour ce qui concerne notre sujet, c’est-à-dire les principes qui régissent notre perception de la relation dans le phénomène visuel-sonore. M’inspirant des travaux de Paul Ricœur, notamment dans son ouvrage La métaphore vive24, je propose de considérer cette relation audiovisuelle suivant le modèle de la métaphore et, à la suite de Gadamer25 de nommer métaphorisation cette relation rhétorique qu’entretiennent l’audio-spectateur et l’œuvre vidéomusique.

Revoyons maintenant, afin d’éclairer ce point, le début de vrai(semblable)ment pour lequel je vous propose une analyse de la conduite du discours à la lumière de cette notion qu’est l’analogie de comportement : extrait de Vrai(semblable)ment de 0’ à 0’31’’.

Nous percevons dans cet extrait quatre moments distincts que je vous propose de décrire de la manière suivante :

Cela commence par une augmentation de l’intensité, tout d’abord dans le son, volume croissant, elle se poursuit dans l’image, luminosité croissante : c’est là notre premier moment. Ensuite le son, dont le timbre se présentait comme un « trait précis », semble se fragmenter, il se spatialise pendant que simultanément l’image, tout d’abord une tache sombre, nous fait découvrir de nombreuses autres taches sombres qui se répartissent dans l’espace. L’ensemble des deux mouvements nous donne une sensation d’éloignement dans l’espace : voici notre deuxième moment. Puis l’image est stabilisée tandis que le son va se stabilisant : troisième moment. Enfin l’image, donnant la sensation spatiale d’un rapprochement, se focalise sur une seule tache sombre, pendant que, simultanément le son, précédemment « éparpillé » se concentre sur un son « resserré » plus précis, l’ensemble constitue notre quatrième moment.

Voici comment je vous propose de présenter cette discursivité :

Tableau 1 – « Analogies de comportement, début de vrai(semblable)ment » par l’auteur, 2015

Parce que surgie de la confrontation de deux termes étrangers l’un à l’autre, et par le fait même de la problématique posée au locuteur et donc de la nécessité pour lui de résoudre cette problématique, la métaphore est une figure de rhétorique qui génère un sens nouveau et tout à fait transcendant à chacun des termes à partir desquels elle se constitue. L’aspect dynamique de cette confrontation en fait une figure de liaison entre le monde et le « moi », un lieu du déchiffrement qui s’inscrit dans le temps nécessaire à ce déchiffrement.

Cette capacité de l’audio-spectateur à métaphoriser lui donne ainsi, après qu’il ait repéré au sein de ce territoire des analogies de comportement, la possibilité d’interpréter ses sensations, de construire du sens, afin d’obtenir une perception de cette relation cohérente avec son savoir antérieur, et ceci afin d’être en capacité d’imaginer l’à-venir. Ce faisant il produit ce que nous appellerons le « discours », c’est-à-dire une construction cohérente pour lui des diverses façons qu’ont les éléments constitutifs des différents médias d’être en relation dans le temps, de faire « société », et ceci, sur le modèle de la métaphore, par analogie de comportement.

4. La catégorisation des segments temporels intermédias dans la vidéomusique

Est-il possible de discerner, dans ces comportements temporels tels que perçus par l’audio-spectateur, des invariants qui nous permettraient de commencer d’établir une catégorisation nous rapprochant d’une herméneutique du discours intermédiatique ? En effet, maintenant que nous avons vu en quoi la relation est le territoire de l’intermédia dans la vidéomusique, se pose la question de la pratique de la lecture de ce territoire. Elle se pose à tout audio-spectateur et de façon d’autant plus pressante peut-être encore si cet audio-spectateur est musicologue ou compositeur. C’est ce que, pour des raisons analogues mais dans le domaine du musical, le laboratoire Musique et Informatique de Marseille26 s’est proposé de réaliser dans les années 1990 et qui l’a amené à proposer un outil d’analyse élaboré sur la problématique de la sémiose temporelle : les UST, acronyme pour Unités Sémiotiques Temporelles27. Qu’est-ce donc qu’une Unité Sémiotique Temporelle ?

Il s’agit d’une Unité, c’est-à-dire quelque chose dont on peut dire qu’il est discernable parmi d’autres objets de même nature. C’est une Unité Temporelle parce qu’elle s’applique à la musique qui, pour s’exprimer, a besoin de l’écoulement du temps, c’est donc une unité qui n’est perceptible que dans le temps. Enfin cette Unité Temporelle est dite Sémiotique parce que sa caractéristique est d’être porteuse d’une signification, d’un sens. Pour résumer : une Unité Sémiotique Temporelle, une UST, dit la manière dont la musique est perçue par l’auditeur dans un moment particulier du temps musical. Le laboratoire MIM a répertorié dix-neuf de ces UST qui, présentées sous la forme de fiches les décrivant, ont fait l’objet de nombreuses études et sont utilisées dans l’enseignement de la composition, de l’analyse musicale.

Les UST ne pouvaient être, stricto sensu, adaptées à l’analyse de la vidéomusique, aussi avons-nous repris un travail semblable à celui réalisé dans les années 1990, de segmentation des œuvres, basé sur la perception de comportements temporels signifiants28. J’ai néanmoins conservé deux notions applicable à notre sujet, celles de délimité dans le temps et de non délimité dans le temps.

Dans le cas où le comportement temporel perçu laisse envisager une fin prévisible et rapide, nous qualifions ce segment de délimité dans le temps. Exemple dans Moving Through,  vidéomusique de Frank Dufour, de 1’30’’ à 1’37’’.

Si la fin n’est pas prévisible, le comportement temporel étant perçu comme homogène dans toute la durée du segment, alors nous qualifions ce segment de non délimité dans le temps. Exemple d’une succession de plusieurs segments non délimités dans le temps, visible dans la vidéomusique Sieves29, œuvre de Jean Piché.

J’ai également conservé des UST la notion de « phase ». Nous nommons « État » l’absence de flux, de direction, et nous nommons « Processus » un flux, c’est-à-dire un profilé dynamique orienté suivant une direction. Deux types de phases sont ainsi définies.

Les segments classés dans la catégorie « Non délimité dans le temps », n’auront nécessairement qu’une seule phase, puisque, comme dit plus haut, le comportement temporel est perçu comme homogène dans toute la durée du segment. Par contre, les segments délimités dans le temps se répartissent selon deux cas : soit le segment considéré se présente en une seule phase, soit deux phases se succèdent en se complétant de telle sorte qu’elles sont perçues comme appartenant à une même entité. Ce travail m’a permis de dégager, pour commencer, six grandes catégories de comportements temporels dans la vidéomusique, catégories que l’on peut énumérer de la façon suivante :

Si le segment considéré est perçu comme faisant partie de la catégorie délimité dans le temps :

1er cas, une phase État est suivie d’une phase Processus. Exemple : le début de la vidéomusique Peinture ou quelque chose de Matthew Schoen, segment de 0’’ à 11’’.

2e cas, une phase Processus est suivie d’une phase État. Exemple : dans le tout début de la vidéomusique Shapeshifter de Line Katcho de 0’ à 16’’30.

3e cas, le segment considéré est perçu comme délimité dans le temps à une phase, il s’agit de ce que nous désignerons sous le nom de Processus délimité. Exemple à la fin de Grains, vidéomusique de Frank Dufour, de 11’25’’ à 11’59’’.

Si le segment considéré est perçu comme faisant partie de la catégorie non délimité dans le temps :

4e cas, Processus non délimité. Exemple : dans Circle/Sphere, vidéomusique de Matthew Shoen, de 24’’ à 32’’.

5e cas, Figure(s) réitérée(s), plusieurs exemples dans Cross Currents de Ronald Pellegrino, à partir du début.

6e cas, élément(s) ne formant pas structure. Exemple : dans Moving Through, vidéomusique de Frank Dufour, de 4’05’’ à 4’43’’.

Tableau 2 – « Les six catégories temporelles » par l’auteur, 2015

Nous pouvons maintenant reconsidérer l’extrait de  vrai(semblable)ment, précédemment examiné du point de vue du discours, et le réinterpréter au travers de cette catégorisation.

Extrait de Vrai(semblable)ment de 0’ à 0’31’’.

Les deux moments que nous avions précédemment décrits du point de vue du discours comme « variation d’intensité » pour le premier, et « spatialisation » pour le deuxième, nous semblent participer d’une même dynamique, que nous percevons comme continue et donc constitutive d’un même Processus. L’État qui lui succède et que nous avions désigné comme « spatialité » vient clore ce que nous considérons donc maintenant à la lumière de nos six catégories comme une unité « Processus + État ». Nous avons donc ainsi une seule unité là où nous avions trois moments distincts du discours. Le 4ième moment, appelé précédemment « focalisation » se trouve maintenant, du point de vue de nos catégorisations temporelles, classé comme Processus non délimité, sa fin n’étant pas prévisible même si elle a lieu effectivement…

Conclusion

Après avoir explicité en quoi la Relation est bien le territoire de l’intermédia dans la vidéomusique, il était important pour moi de proposer en complément l’exemple d’une pratique analytique, même si lacunaire et d’une certaine façon parce que lacunaire, non aboutie, en direction de. En effet, ce territoire de l’intermédia dans la vidéomusique est instauré, comme nous l’avons vu, par la relation de la dyade audio-visuelle avec le temps de l’audio-spectateur, temps sans lequel la Relation ne saurait se construire. Ce temps, phénoménologique rappelons-le, ne préexiste pas à la Relation, il est tout entier à construire. Le caractère « abouti » ne correspond en rien à l’aporétique du temporel, à son invention, à sa dynamique. C’est dire si ce territoire qui devient dans la Relation, est dynamique et subjectif. Cette contingence de tout discours, de toute narration, tient également de sa propension constitutive à l’hybridité, au mélange, à ce qui semble au premier abord hétéroclite mais qui se révèle tellement propice à l’invention à qui sait voir d’une oreille métaphorique…

J’ai essayé de dire ici comment s’établit la Relation mais je n’ai pas dit qu’elle était exclusive de toute autre approche. Une fois que l’on a conçu que, pour tel moment, il s’agit, pour nous, de tel profilé temporel, il reste à dire la relation qu’entretient ce moment à l’ensemble de l’œuvre, pour être en possibilité, ensuite, de dire l’œuvre dans ce qu’elle a de particulier dans son rapport au monde. Par exemple, une fois que l’énergie du sonore est comprise comme prolongée par l’énergie du visuel, dans un processus commun, il reste à proposer une hypothèse pour mettre ce processus dans la perspective de l’œuvre : se représentera-t-il ? À l’identique ou varié ? Ou bien sera-t-il abandonné pour faire place à une toute autre proposition ? On n’oubliera pas que l’activité d’analyse est un métalangage et qu’il y sera nécessairement question d’interprétation, d’herméneutique. Les travaux proposés ici souhaitent s’inscrire dans cette perspective.


Notes

1 – Jean Piché, compositeur et professeur à l’Université de Montréal, est l’inventeur de ce néologisme dans les années 1990, visible sur le site de l’Université de Montréal – Faculté de musique à la page de présentation du compositeur (consulté le 17/11/15).

2 – Simondon, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’informationThèse pour le doctorat ès lettres présentée à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Paris, PUF, Paris, 1964, p.73

3 – Simondon, Gilbert, Des modes d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, 265p.

4 – Glissant, Edouard, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p.42

5 – Jean Piché, compositeur et professeur à l’Université de Montréal, est l’inventeur de ce néologisme dans les années 1990, visible sur le site de l’Université de Montréal – Faculté de musique à la page de présentation du compositeur (consulté le 17/11/15).

6 – Il faut penser ici aux précurseurs que furent Vikink Eggeling et Hans Richter mais aussi, par exemple, au film La roue (1923) de Abel Gance pour lequel Arthur Honegger a composé Pacific 231.

7 – Le mouvement Fluxus, à la suite de dada, se définit comme non-mouvement et anti-art. L’un de ses membres, Nam June Paik (1932-2006), est cependant considéré comme ayant créé l’art vidéo.

8 – « Le fait que des images, des vidéos et des sons, soient encodés dans un même format a sensiblement transformé l’espace public. Cela a conduit à un phénomène de convergence médiatique (à la fois technologique et économique) qui se traduit notamment par une plus grande fluidité des différents types de formes médiatiques » in Besson, Remy, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine ». 2014. <hal-01012325v2> p.14 [consulté le 12/11/15]

9 – Il est à noter que ce n’est pas le seul changement entraîné par cette technologie, c’est toute une économie de la culture qui s’en trouve transformée. Comme le dit André Gunthert : « Au cours des années 2000, il est devenu évident qu’un autre changement de paradigme d’une amplitude équivalente était en cours. Internet, et particulièrement le web interactif, était en train de modifier en profondeur les pratiques culturelles. Alors que la circulation réglée des œuvres de l’esprit permettait d’en préserver le contrôle, la nouvelle fluidité des biens culturels a favorisé leur appropriation en dehors de tout cadre juridique ou commercial. L’acte même du partage est devenu la signature de l’opération culturelle. » in Gunthert,  André, “La culture du partage ou la revanche des foules”, in Hervé Le Crosnier (dir.) Culturenum. Jeunesse, culture et éducation dans la vague numérique, Caen, C & F Editions, 2013, p. 163-175. Visible ici (consulté le 19/11/15).

10 – Ce film sonore sera projeté dans les salles de cinéma mais également par voie radiophonique dès 1930. Il est visible ici (consulté le 25/11/15).

11 – « […] le terme de coprésence mène à appréhender le concept d’intermédialité comme permettant d’analyser une forme singulière de manière synchronique. En effet, considérée dans un sens restrictif, l’intermédialité consiste à étudier la présence au sein d’un artefact donné de formes relevant, au départ, de médias différents. » in Besson, Remy, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité a l’époque contemporaine ». 2014. <hal-01012325v2> p.8 visible ici (consulté le 12/11/15).

12 – Müller, Jurgen, E., « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas : revue d’études cinématographiques/Cinémas : Journal of Film Studies, vol. 10, n° 2-3, 2000, p. 109. visible ici (consulté le 17/11/15).

13 – Plus loin Jurgen E. Müller continue : « Même si ce n’est que de manière spéculative que nous pouvons reconstruire les bases médiatiques des poétiques de l’Antiquité, il semble sûr que pour Aristote – par exemple -, la poésie et la musique formaient une unité intermédiatique, ce qui rendait non avenue la théorisation de deux « régions » distinctes. Les odes et les tragédies étaient des performances intermédiatiques. ». Op. cit. p. 109.

14 – Méchoulan, Éric, « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, n° 1 : naître, 2003, p. 11, Visible ici (consulté le 15/11/15).

15 – On trouve les premiers écrits attestant d’une écriture polyphonique au IXe siècle mais rien ne dit qu’il n’existait pas une pratique antérieure pour lesquelles les traces ne nous seraient pas parvenues.

16 – Accaoui, Christian, « L’art du temps » in Musique et temps, p.7-26, Paris, Dir. de la publication Laurent Bayle, Cité de la musique, 2008, 174 p.

17 – Simondon, Gilbert, L’individuation psychique et collective – à la lumière des notions de Forme, Information, Potentiel et Métastabilité., préface de Bernard Stiegler, Paris, Editions Aubier, 1989 et 2007, 290 p.

18 – Simondon, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Op. Cité, p.73.

19 – Husserl, Edmund, Leçon pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Traduit de l’allemand par Henri Dussort, Préface de Gérard Granel, P. U. F., 1964, 202 p.

20 – Stiegler, Bernard, De la misère symbolique, 2. La catastrophe du sensible. Paris, Galilée, 2005, 286 p., p. 233.

21 – Husserl, Edmund, Leçon pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, opus cité.

22 – Ibidem

23 – « L’homme est un animal mimétique » in Aristote, La Poétique, IV, 48-49, Paris, trad. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Seuil, 1980, p. 164.

24 – Ricœur, Paul, La métaphore vive, Paris, Editions du Seuil, 1975, 411 p.

25 – Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, édition intégrale revue et corrigée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio. Seuil, 1996, 533 p.

26 – Association loi 1901 créée en 1984, fédérant des compositeurs, des auteurs et des plasticiens. Visible sur labo-mim.org (consulté le 17/11/15).

27 – On trouvera sur la revue audiovisuelle et multimédia Musimédiane, un numéro consacré aux Unités Sémiotique Temporelles. « Revue n°5 : Les Unités Sémiotiques Temporelles : enjeux pour l’analyse et la recherche » – mars 2010 – visible sur musimediane.com (consulté le 10/10/15).

28 – Une présentation de ces travaux est visible in Moreau, Jean-Pierre, « Vers les Unités Sémiotiques Temporelles Intermédias ? », article en ligne paru dans Présent Continu, le webzine de Futurs Composés, réseau national de la création musicale – avril 2014, visible sur presentcontinu.com (consulté le 17/11/15).

29Sieves (2004-05), 15m58s, vidéomusique, Compositeur : Jean Piché, Vidéaste : Jean Piché, Commande : Festival SoundPlay, Création : 3 mars 2005, Montréal / Nouvelles Musiques 2005 : Jean Piché : Vidéomusiques 1996-2004, 5e salle (Montréal, Québec), visible sur electrocd.com (consulté le 17/11/15).

30 – « Inspiré des illusions d’optique, Shapeshifter propose un jeu sur la perception des formes. Un aller-retour entre unification et ségrégation des éléments met en scène un contraste entre le tout et ses parties. » texte visible sur la page vimeo. [consulté le 17/11/15]


Bibliographie

Accaoui Christian. « L’art du temps » in Musique et temps, p.7-26, Dir. de la publication Laurent Bayle, Paris, Édition Cité de la musique, 2008, 174p.

Aristote. La poétique, préface de Tzvetan Todorov, trad. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Paris : Seuil, 1980, 465p.

Gadamer Hans-Georg. Vérité et méthode les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Édition intégrale revue et corrigée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio. Paris : Seuil, 1996, 533p.

Glissant Edouard. Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996, 144p.

Husserl Edmund. Leçon pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Traduit de l’allemand par Henri Dussort, Préface de Gérard Granel, Paris : PUF., 1964, 202p.

Ricœur Paul. La métaphore vive. Paris : Seuil, 1975, 411p.

Simondon Gilbert. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’informationThèse pour le doctorat ès lettres présentée à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Paris. Paris : PUF, 1964, 301p.

Simondon Gilbert. L’individuation psychique et collective – à la lumière des notions de Forme, Information, Potentiel et Métastabilité. Préface de Bernard Stiegler, Paris : Éditions Aubier, 1989 et 2007, 290p.

Simondon Gilbert. Des modes d’existence des objets techniques. Paris : Aubier, 1958, 265p.

Stiegler Bernard. De la misère symbolique, 2. La catastrophe du sensible. Paris : Éditions Galilée, 2005, 286p.


Webographie

Besson Rémy. Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine [en ligne]. Disponible sur : <hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr> (consulté le 12/11/15).

Collectif. « Revue n°5 : Les Unités Sémiotiques Temporelles : enjeux pour l’analyse et la recherche ». Musimédiane [en ligne]. Disponible sur : <musimediane.com> (consulté le 10/10]15). On trouvera sur la revue audiovisuelle et multimédia, un numéro consacré aux Unités Sémiotique Temporelles.

Dufour Frank. Grains, Vimeo, agence 5970 [en ligne], 12’04’’. Disponible sur : <agence5970.com> (consulté le 19/11/15).

Dufour Frank. Moving Through,  Vimeo, agence 5970 [en ligne]. Disponible sur : <agence5970.com>(consulté le 19/11/15).

Gunthert André. « La culture du partage ou la revanche des foules », in Hervé Le Crosnier (dir.) Culturenum. Jeunesse, culture et éducation dans la vague numérique, Caen, C & F Éditions, 2013, p. 163-175. Disponible ici (consulté le 19/11/15).

Katcho Line. Shapeshifter, Vimeo [en ligne], vidéomusique, 5’36’’. Disponible sur : <vimeo.com> (consulté le 17/11/15).

Keita Onishi. Forest and Trees, Vimeo [en ligne] vidéomusique, 3’12’’, « This work will be exhibited at Museum of Contemporary Art Tokyo. « Search for New Synesthesia » This video is list version for vimeo. ». Disponible sur : <vimeo.com> (consulté le 17/11/15).

Méchoulan Éric. « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, n° 1 : naître, 2003, p. 9-27, visible ici (consulté le 15/10/15).

Laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM). WorldPress, OVH [en ligne].  Cité de la Musique, Marseille. Disponible sur : <labo-mim.org> (consulté le 17/11/15).

Moreau Jean-Pierre. Extrait de vrai(semblable)ment, Youtube, [en ligne] vidéomusique sur des encres de Jacques Mandelbrojt, « les 32 premières secondes. Pour analyse temporelle du discours » Disponible ici (consulté le 17/11/15).

Moreau Jean-Pierre. « Vers les Unités Sémiotiques Temporelles Intermédias ? », article en ligne paru dans Présent Continu, le webzine de Futurs Composés [en ligne]. Disponible sur : <presentcontinu.com> (consulté le 17/11/15).

Moreau Jean-Pierre. Vrai(semblable)ment, sur des encres de Jacques Mandelbrojt, 8’08’’, Youtube [en ligne], vidéomusique, disponible ici (consulté le 17/11/15).

Müller Jurgen E. « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », in Cinémas : revue d’études cinématographiques/Cinémas : Journal of Film Studies (en ligne] vol. 10, n° 2-3, 2000, 109p. Disponible sur : <erudit.org> (consulté le 17/11/15).

Pellegrino Ronald. Cross Currents, 2’31’’, Youtube [en ligne], vidéomusique, disponible ici (consulté le 17/11/15).

Piché Jean. Université de Montréal – Faculté de musique [en ligne]. Disponible sur : <musique.umontreal.ca> (consulté le 17/11/15).

Piché Jean. Définition de Jean Piché de la « vidéomusique », 4’57’’, Youtube [en ligne], disponible ici (consulté le 17/11/15).

Piché Jean. Sieves, 2004-05, 15m58s, Youtube [en ligne], vidéomusique, Commande du Festival SoundPlay, Montréal/Nouvelles Musiques, Disponible sur : <electrocd.com> (consulté le 17/11/15).

Ruttmann Walter. Wochenende, (Weekend), Berlin, 1930, enregistrement sonore sur pellicule cinématographique, Youtube, disponible ici (consulté le 25/11/15).

Shoen Matthew. Circle/Sphere, Vimeo [en ligne], 2001, 1’04’’, vidéomusique, « A short study in After Effects. Une courte étude dans After Effects. ». Disponible sur : <vimeo.com> (consulté le 17/11/15).

Shoen Matthew. Peinture ou quelque chose, Vimeo [en ligne], 2001, 1’34’’, vidéomusique. Disponible sur : <vimeo.com> (consulté le 17/11/15).

Édito du n°7

La recherche actuelle semble être à l’ère de l’interdisciplinarité, de l’intermédialité, du décloisonnement disciplinaire et des limites floues entre les différents domaines d’étude. La multiplication des approches transversales au sein des sciences humaines accompagne les phénomènes de mondialisation et l’évolution générale des frontières nationales et culturelles historiques, influençant les travaux des jeunes chercheurs.

La revue Littera Incognita, initiée et dirigée par des doctorant-e-s du laboratoire LLA-CRÉATIS de l’Université Toulouse – Jean Jaurès privilégie aussi bien des approches disciplinaires qu’interdisciplinaires ou transdisciplinaires, et exploite notamment les outils critiques développés par le laboratoire LLA-CRÉATIS tels que la « Critique des Dispositifs » ou l’intermédialité.

Face à cette remise en question du concept de frontière, commun à de nombreuses disciplines, nous avons décidé de confronter les réflexions sur ce thème à la notion polysémique de territoire, espace intermédial à conquérir et par essence mouvant, pour comprendre, ou complexifier, les idées reçues et les hypothèses. Nous avons choisi d’avoir recours au concept polymorphe d’intermédialité, en tant qu’outil pour saisir le fonctionnement et l’impact des nouveaux médias, en perpétuelle évolution au gré des progrès technologiques, sur la notion de territoire. Nous avons alors mis en relation les concepts de « territoire » et d’« intermédialité », et proposé aux jeunes chercheuses et jeunes chercheurs d’explorer avec nous les possibilités inédites d’analyse et d’application ouvertes par l’interaction entre ces deux termes, qui s’opposent et s’épousent tout à la fois, sans exclure aucune discipline, aucun corpus ni aucun médium.

La numéro 7 de Littera Incognita, publié en 2016, est le résultat de cette réflexion autour de ces deux concepts, qui s’est déroulée lors de la 11ème Journée d’Étude des Doctorants de LLA-CRÉATIS intitulée « Territoire et intermédialité » à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, le 26 novembre 2015. Nous vous invitons donc à découvrir comment les auteurs ont confronté les deux notions à leurs domaines d’étude, et nous vous souhaitons une bonne lecture.

Agatha Mohring

Comité Scientifique du n°7

Jacques BALLESTÉ – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : roman, théâtre et histoire des idées de la première moitié du XIXème siècle espagnol, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Hélène BEAUCHAMP – MCF en Littérature comparée. Thèmes de recherche : théâtre (théorie du théâtre, théâtre satire et parodie, théâtre politique, agit’prop’) et marionnette, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Pierre-Yves BOISSAU – PR en Littérature comparée. Thèmes de recherche : francophonie européenne, mondes slaves, littérature, philosophie, Histoire, adaptations cinématographiques, LLA-Creatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Anne COIGNARD – MCF en Philosophie. Thèmes de recherche : phénoménologie, herméneutique, théorie littéraire, phénoménologie et psychanalyse, philosophie et littérature, ERRAPHIS, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Fabrice CORRONS – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : théâtre de Catalogne et du reste de l’Espagne aux XXème et XXIème siècles ; intermédialité :  plurilinguisme : traduction et didactique (intercompréhension entre langues romanes), LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Marie-José FOURTANIER – PR en Littérature française. Thèmes de recherche : mythes et les mythologies dans l’enseignement du français, lecture littéraire et enseignement de la littérature, littératures francophones, pratiques culturelles et formation de l’imaginaire du lecteur, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Emmanuelle GARNIER – PR en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : le tragique au féminin ; Théâtre espagnol de femmes ; Dramaturgies postmodernes ; Baroque contemporain, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Euriell GOBBÉ-MÉVELLEC – MCF en Littérature espagnole. Thèmes de recherche : littérature pour la jeunesse contemporaine en Espagne et en France (album, théâtre jeune public), IUFM Midi-Pyrénées, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Mireille RAYNAL-ZOUGARI – MCF. Thèmes de recherche : littérature française des XXème et XXIème siècles, poésie moderne et contemporaine, relation entre la littérature et les autres arts, entre le texte et l’image, études cinématographiques, relation entre le cinéma, la littérature et les autres arts, plasticité en littérature et dans les arts, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Benoît TANE – MCF en Littérature comparée. Thèmes de recherche : relations texte/image, livre illustré, représentation et fiction au XVIIIe siècle, théorie et poétique du roman, projet A.N.R « I.C.A..R.E. » (Intermédialité, Communication des Arts et des Ressources Electroniques, dir. Stéphane Lojkine), LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Emma VIGUIER – MCF en Arts plastiques et Théories de l’art. Thèmes de recherche : philosophie et anthropologie du corps, le corps dans l’art, les pratiques corporelles ritualisées, les jeux d’identité, esthétique/érotique, écriture(s) et plasticités, LLA-Créatis, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Édition et Rédaction du n°7

Sarah CONIL – Doctorante en Lettres Modernes, Université Toulouse – Jean Jaurès

Nina JAMBRINA – Doctorante en Arts du Spectacle, Université Toulouse – Jean Jaurès

Agatha MOHRING – Doctorante en Langues et Littérature étrangères, Université Toulouse – Jean Jaurès

Rocío SUBÍAS MARTINEZ – Doctorante en Traductologie, Université Toulouse – Jean Jaurès

Les narrations taxidermiques de Polly Morgan

Marion D’Amato
Docteur en Arts Plastiques, Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse Jean – Jaurès
marion.damato@wanadoo.fr

Pour citer cet article : D’AmatoMarion, « Les narrations taxidermiques de Polly Morgan. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs cadavres afin de donner l’illusion du vivant. Dans son travail, Polly Morgan emploie la taxidermie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En effet, le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti-pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, Polly Morgan nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue.

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, Tribute to sleeping beauty, ou encore Still life after death (Rabbit), nous questionnerons l’enjeu de la fiction en tant qu’élément transcendant l’image initiale. Dans un second temps, nous analyserons l’œuvre Carnevale, qui par la figuration corporelle de la référence humaine nous demande qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

Mots-clés : taxidermie – animal – art contemporain – Polly Morgan – trope

 

Abstract

Taxidermy is the art of giving dead animals a lifelike appearance. If we get back to etymology, we learn that it comes from the greek taxis which means order, arrangement, and derma, skin. By a work on material tegument, it consists in bringing dead animal back to life, arranging their carcass so as to give an illusion of life. Through her work, Polly Morgan uses taxidermy in extracting animals out of their natural environment, staging them to relate, suggesting stories which refer to western cultural references. Whether they’re represented dead, eyes closed and body languid in a fixed manner, or alive, eyes opened and body frozen into action, Polly Morgan’s animals obey to this artificial dichotomy intrinsic to taxidermy. Indeed, when do we stop watching the carcass and start following the story proposed by the artist with her animals? How this shift in meaning is operating and how mental images make it possible to the spectator to come into this universe?

Using little animals and miniature objects so as to create their environment, reinforces Polly Morgan’s preconception, where animals are humanized, ready to give us their feelings, or feelings which we give them. In an artistic field with a lot of tales and legends references, tinged with precious and feminine, Polly Morgan is taking us into a particular universe, filled with dead animals which seem to hold a lost humanity.

Studying at first the artist’s scenography choices, with works like Lovebird, Tribute to sleeping beauty, or Still life after death (Rabbit), we’ll question fiction’s stake as the element transcending the initial picture. Secondly, we’ll analyze the work Carnevale, which, with human body figuration, is asking us who of the human or the animal is drawing limits of the other, while leaving time in abeyance thanks to fixed action, allowing the spectator to understand the tropes they are confronted with.

Keywords: taxidermy – animal – contemporary art – Polly Morgan – trope


Sommaire

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan
2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes
Notes
Bibliographie

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs dépouilles afin de donner l’illusion du vivant. Des muséums d’histoire naturelle jusqu’aux cabinets de curiosité, la taxidermie se place dans un système ambigu, entre dégoût et fascination. Figés dans des postures qui se veulent naturelles, mémoires mortes d’animaux sauvages et domestiques servant à reconstituer un état premier, ou bien chimères fantastiques illustrant ou inventant des légendes, les animaux empaillés sont le témoignage d’une pratique humaine qui cherche à arrêter le temps, conserver un patrimoine, tout en reconstituant et donnant un contexte précis à l’animal naturalisé. Le taxidermiste, artisan à part entière, est ainsi perçu à la fois comme un scientifique consciencieux, mais aussi comme un sculpteur de la matière morte, pour laquelle la mise en scène est savamment travaillée. Celle-ci se doit alors d’informer le spectateur sur l’objet auquel il fait face, tout en dépassant l’image visuelle première de l’animal mort, pour faire émerger une image mentale autre.

Les questions du statut du créateur, de l’identité de sa créature, et de sa réception par le spectateur sont ainsi particulièrement prégnantes. Il n’est donc pas étonnant que la pratique de la taxidermie soit employée dans le champ de l’art contemporain, car elle met en jeu plusieurs niveaux de réception de l’œuvre. Entre réalité et fiction, cette pratique artistique invite à une narration qui va au-delà de l’image de l’animal mort.

Polly Morgan, artiste contemporaine anglaise, travaille depuis 2005 la taxidermie comme pratique artistique à part entière. Elle l’emploie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales et populaires. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, et une Sans titre pour l’exposition collective Mythologies, nous questionnerons la narration en tant qu’élément transcendant l’image initiale dans l’enjeu de l’espace plastique. Dans un second temps, nous analyserons les œuvres Still life after death (Rabbit), et Carnevale1, qui par l’allusion et la figuration corporelle de la référence humaine nous demandent qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan

Le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, l’artiste nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue. Contrairement au travail de Damien Hirst2 qui expose des animaux morts conservés dans du formol, Polly Morgan instaure une narration particulière, où l’animal est mis en scène dans une apparente légèreté. Par ailleurs, notons ici que pour garantir la pérennité de ses œuvres, Damien Hirst est obligé de remplacer les animaux ainsi conservés, puisque le formol ne fait que ralentir la décomposition des corps, il ne la stoppe pas. Il ne s’agit donc pas de taxidermie, qui emploie d’une part uniquement la peau des animaux morts, et qui d’autre part suspend l’état de mort et de dégradation, obstacle au cycle naturel.

Pour Polly Morgan, il ne s’agirait donc plus uniquement de mettre le spectateur face à sa propre conscience de la mortalité, mais de l’inviter à découvrir ce qui est susceptible d’advenir au-delà, dans l’au-delà ou par-delà le cadavre, alors transformé en objet plastique par le biais de sa mise en scène.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

L’œuvre Lovebird, réalisée en 2005, joue ainsi sur plusieurs niveaux de lectures. De prime abord, cette œuvre présente sous une cloche en verre un oiseau sur un perchoir, faisant face à son reflet dans un miroir, avec à son pied une peau de souris blanche transformée en tapis. La scène est surélevée par un socle à trois marches, et mise en lumière par un minuscule lustre. Les détails sont extrêmement soignés, et témoignent du travail méticuleux effectué par l’artiste. En cloisonnant ainsi son œuvre par une cloche en verre, Polly Morgan appuie la théâtralité de la mise en scène, le côté précieux et fragile, ainsi que la référence aux cabinets de curiosité. À défaut d’une étiquette apposée sur l’objet, le titre de l’œuvre vient orienter notre lecture de l’œuvre, et engage la narration instaurée par l’artiste. Pour Daniel Sibony, philosophe et psychanalyste, dans son ouvrage Création, essai sur l’art contemporain paru chez Seuil en 2005 :

Le propre de l’artiste est qu’il crée une œuvre, une mise en situation, à chaque détour marquant du processus : là où les autres changent de cadre mais sans confier au nouveau cadre la tâche de montrer le passage, d’incarner cette secousse d’identité sur un mode créatif partageable. Certes, il y a eu pour eux un passage, mais l’artiste, lui, incarne ce passage, cette rupture d’identité dans une œuvre, comme élément d’un jeu de l’être où les autres sont impliqués. Du reste, il les appelle à venir reconnaître les traces du passage en question, les traces qu’ils n’ont pas remarquées en les vivant. Et s’ils les voient dans l’œuvre, ça leur donne de l’énergie, ça les « accroche », il y a « rencontre »3.

La rencontre proposée par Polly Morgan se joue dans l’ensemble des détails mis en scène, plus que dans les animaux figés par la taxidermie, et ce même s’ils renvoient à leurs propres morts dans la narration comme nous le verrons plus tard. Les détails donc, sont à analyser et à assembler, de façon à oublier la morbidité des cadavres et à saisir la fiction qui les met en œuvre. Le glissement, ou le passage comme le nomme Daniel Sibony, semble résider dans la découverte de ces détails, dans le titre de l’œuvre, mais aussi dans le miroir, autre figure principale de la création. En anglais, lovebird renvoie aux oiseaux inséparables, connus pour vivre en couple et ne supportant pas la solitude, se laissant mourir si leur compagnon disparait. Pourtant, il n’y a là qu’un seul oiseau, qui se regarde, ou plutôt qui regarde le spectateur par le reflet du miroir. Par ailleurs, le miroir, figure qui a fasciné nombre d’artistes au cours des différents siècles fait appel à plusieurs références bien spécifiques, telles que celle de Méduse vaincue par Persée et son bouclier, Narcisse, ou encore Blanche Neige. Ici, il semble que tout est symbole, appel au spectateur pour rentrer dans la narration plastique, et ainsi dépasser les objets réels employés. Pour reprendre les termes de Daniel Sibony, il s’agit là de reconnaître les traces du passage en question. Mais il ne faut pas en rester à cette reconnaissance, c’est-à-dire qu’il faut effectivement comprendre les signes plastiques mis en jeu, et ensuite effectuer un retour sur l’espace plastique. Celui-ci ne tiendrait-il dès lors qu’au simple fait des symboles utilisés ? Comme le dit Michel Guérin dans son livre L’Espace Plastique4, l’œuvre fait symbole, en ne relevant pas d’une contigüité de ses différentes parties, mais bien d’une continuité de celles-ci :

L’œuvre se met en œuvre (en place) en tant qu’elle s’approprie un espace qui ne lui préexiste pas, mais qu’elle produit en se produisant elle-même. Toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace.

L’œuvre n’était pas là avant d’exister, c’est un fait, mais en surgissant, elle témoigne de son propre espace, comme de la création de celui-ci et d’elle-même, dessinant ainsi des limites plus ou moins marquées, selon son appropriation par le spectateur. Et c’est ici même que se dessine l’espace plastique, en regroupant espace représenté, représentation d’espace, et espace du lien au spectateur. L’œuvre est formée de son tout et de ses parties, et sa lecture tient de la considération de cet état. Le spectateur doit se saisir du tout et des parties, entrer dans la pensée plastique qui est selon Michel Guérin reprenant Pierre Francastel :

Constellante ou rayonnante ; elle commence partout à la fois. Elle projette d’un coup son espace tout en le parcourant en détail. Est plastique un processus dans lequel priment les suggestions qui remontent de la matière, et qui président à la déformation-reformation.5

Cette appropriation s’effectue donc par strates successives, ou plutôt continues, à mesure que les indices référentiels se dévoilent. Pour Lovebird, l’espace est dans un premier temps concrètement marqué par la cloche en verre, et se déploie ensuite dans les indices distillés par l’artiste. En ne se regardant pas directement dans le miroir l’oiseau semble faire référence au mythe de Méduse et Persée. En effet, par analogie, nous pourrions penser que s’il se regardait lui-même, il serait figé dans sa propre image, alors que dirigé vers l’extérieur de la cloche en verre, c’est bien au spectateur que s’adresse cette fixation. Ainsi, nous nous retrouvons figés par ce regard, invités par ce lien visuel à faire partie de la mise en scène sous cloche. Il y a là plusieurs enchaînements autour du reflet : celui du miroir et de ses différentes projections, celui du regard, miroir de l’âme, qui retient le spectateur en quête de liens plastiques, et celui des reflets de la couche en verre qui renvoie plusieurs effets visuels qui pourraient mettre le spectateur à distance. Ces enchaînements et leur compréhension permettent alors de faire émerger la question de la place du spectateur au sein de l’œuvre. Nous l’avons dit, le regard de l’oiseau orienté vers l’extérieur permet d’entrer sous la cloche, mais il permet également d’appuyer la contradiction avec ce qui se passe en-dedans et en-dehors. En-dedans, par la taxidermie, les animaux renvoient à leurs propres morts, depuis la souris pour laquelle la peau entière est juste déposée comme le serait réellement un tapis, et l’oiseau empaillé, figé pour toujours dans cette posture. En dehors, le spectateur peut tourner autour de cette installation, mais ne sera qu’en un point précis en lien direct avec l’oiseau, et figé lui aussi face aux deux animaux. Le vivant et le mort se retrouvent ainsi entremêlés, donnant chacun à l’autre une épaisseur à l’œuvre. Il s’agit dès lors d’appréhender le temps en suspens, de ressentir l’enjeu de l’espace plastique comme espace créé et création d’espace.

Le travail plastique de Polly Morgan permet cette appréhension de l’œuvre, car en employant la taxidermie, l’artiste met directement en avant ce temps en suspens. Grâce à ses titres, elle donne au spectateur un indice qui lui servira de référence, et lui permettra d’entrer dans la narration. De même, en utilisant de petits animaux, au contraire de Damien Hirst, Polly Morgan n’est pas dans le registre du spectacle, de l’horreur, de l’effroi, mais elle invite le spectateur à prendre le temps de découvrir toute la préciosité et la fragilité de son travail.

Polly Morgan, Sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Polly Morgan, sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Pour l’exposition collective Mythologies organisée à la galerie Haunch of Venison de Londres en 2009, l’artiste a présenté une œuvre sans titre, pour laquelle un oiseau est à nouveau mis en scène sous verre, allongé dans un coffre à bijoux, transformé ainsi en un cercueil précieux.

Cette mise en scène évoque encore l’univers des contes tel que celui de la Belle au bois dormant ou Blanche-Neige, allongées endormies et attendant que leurs princes viennent les délivrer de leurs sorts. À nouveau, l’artiste choisit une symbolique explicite afin de permettre au spectateur de se défaire de l’image du cadavre scénographié. Au-delà de la personnification de l’animal, c’est tout le champ sémantique invoqué qui participe au glissement plastique. L’écrin sur lequel l’oiseau repose est délicat, et sa transparence joue, comme le faisait le miroir de Lovebird, sur l’intérieur et l’extérieur de l’installation, invitation au spectateur à participer à l’œuvre, à y rentrer, comme pour la cloche de verre qui était protection en même temps que révélation. Par ailleurs, il y a sur cette boîte une poignée, contrairement à la cloche en verre, qui induit la possibilité de l’ouvrir et de la fermer, et d’agir plus consciemment sur l’oiseau. Si pour Daniel Sibony :

L’œuvre est l’ensemble des limites que l’artiste a touchées, ou qui l’ont atteint. Limites de perception et de mémoire, de besoin et de désir, de déprime et de créativité, d’érotisme et de calcul. Autant d’évènements à incarner.6

L’œuvre donc, parait également être la perception et l’incarnation par le spectateur de ces mêmes limites. Aussi, en incluant cette ouverture dans son dispositif, Polly Morgan lui permet de ressentir l’expérience plastique, et de percevoir la possibilité de rentrer en tant qu’acteur dans la narration. La main, que ce soit celle de l’artiste ou celle imaginée du spectateur-acteur, induit le geste, et par là même la tactilité de l’œuvre, expérience intime de l’objet et du créateur. Cette approche tactile invite ainsi à une réception plus sensible de l’espace plastique, pour laquelle la mise à distance est moins prononcée que pour Lovebird. De plus, si pour la première œuvre les animaux renvoyaient à leurs propres morts, le temps en suspens est ici plus prononcé par le fait même de l’allusion au sommeil de la Belle au bois dormant et de Blanche-Neige, qui n’est pas non plus « naturel », mais bien sous le coup d’un sortilège, plus profond et dans l’attente d’un réveil provoqué par un tiers.

L’artiste serait-elle dès lors la sorcière qui aurait causé ce sommeil, et le spectateur l’élément qui viendrait l’interrompre ? Nous sommes avec cette question à nouveau emmenés sur le chemin de la narration, tout en ayant conscience que celle-ci sert à la mise en relief de l’espace plastique. En effet, si l’œuvre à travers ses références nous guide vers ce cheminement, elle permet également de souligner l’importance du rôle du spectateur dans la création même de son espace : il s’agit de la rencontre, du lien qui maintient la relation intime entre l’artiste, l’œuvre, et le spectateur à l’espace plastique, qui ne se résume pas aux contours et aux limites physiques de l’œuvre.

2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Chez Polly Morgan, les titres et les mises en scène jouent donc sur plusieurs niveaux de lecture. Still life after death (Rabbit), œuvre de 2006, est un autre exemple de l’atmosphère particulière créée par l’artiste. Contrairement aux deux premières œuvres étudiées, aucune boîte ni cloche de verre ne participe à l’installation. Seuls un chapeau haut de forme noir, un lapin blanc recroquevillé sur lui-même, et un disque de peinture noire sont mis en scène. Notons ici que ce travail s’articule au sein d’une série Still life after death, qui présente à chaque œuvre un nouvel animal figé. Si en français, cette série s’intitulerait Nature morteaprès la mort, il est intéressant de noter que l’anglais emploie littéralement le terme de – vie figée –, alors que le français clôt l’expression en renvoyant directement à la mort de l’objet, à son immobilité définitive. Il serait intéressant de développer la question de la nature morte dans l’art contemporain, mais à défaut de temps, nous retiendrons avec cette œuvre la dualité du titre et de la mise en scène. En effet, l’action en suspens, ce chapeau qui flotte au-dessus du lapin allongé au sol renvoie davantage au terme anglais – vie figée – qu’à notre traduction française. De plus, en faisant clairement référence au chapeau du magicien et à son tour fétiche, Polly Morgan parvient à former une scène qui serait figée, « en cours de route ». La mise en scène et le saisissement photographique semblent ainsi interrompre le tour de magie, arrêté sur un accident de parcours. À nouveau, le spectateur est entrainé par la narration, à la recherche d’éléments qui viendraient donner corps à l’installation qui lui est offerte. L’action proposée, pourtant possiblement en plein rebondissement, se retrouve alors elle-même figée par le titre de l’œuvre, qui nous rappelle bien qu’elle se situe « après la mort », le tour de magie ne peut pas continuer. De même, nous ne sommes pas non plus dans la miniaturisation que les deux précédentes œuvres nous présentaient, mais bien dans des dimensions à taille humaine, le chapeau invoquant directement cette mise à l’échelle. Accessoire vestimentaire, celui-ci appelle l’image de la personne qui peut le porter. Si la présence humaine aurait clairement établit un contexte référentiel, l’absence permet de laisser le choix au spectateur dans la narration, elle ouvre le champ des possibles. En cela, Polly Morgan ancre non seulement sa démarche dans une volonté d’employer la taxidermie comme principal médium artistique, mais aussi comme une porte ouverte à l’espace plastique investi par le spectateur, saisi grâce aux différents tropes mis en scène. Le manquement est alors comblé par ceux-ci, et participe à l’épaisseur, au relief de l’espace plastique. Le lapin ainsi disposé sur le sol, au milieu du cercle de peinture noire, fond du chapeau, ombre de celui-ci, ou encore et peut-être symbolisation de l’aura de la mort, semble dessiner les contours du magicien, a priori responsable du drame. Ce ne serait plus dès-lors l’humain qui donne forme et arrange la peau animale – taxis derma –, mais bien l’animal qui dessine les contours de l’humain.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Avec l’œuvre Carnevale, réalisée en 2011, nous retrouvons cette mise en forme de la référence corporelle humaine par l’animal. Plusieurs merles y sont figés en plein vol, tenant chacun dans leurs pattes un ruban de couleur vive, enrubannant une silhouette fine, comme momifiée et statufiée, debout sur un socle. L’entrelacement des rubans ne laisse aucune allusion à une surface de peau visible, car celle-ci aurait sans doute notifiée trop clairement une possible vie, alors que le recouvrement total réfère à un état fixe définitif, et souligne une forme, suggère une figure qui reste invisible. De même, les rubans et leurs couleurs vives, ainsi que leur tressage à même la silhouette, et qui donne visuellement des losanges évoque le costume d’arlequin, personnage symbole du carnaval, répercutant ainsi lisiblement le titre dans l’œuvre et réciproquement. D’ailleurs étymologiquement, carnaval vient du latin – carne – la viande, et – levare – laisser, lever, et fait référence au carême où l’on s’abstient de viande. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Polly Morgan a choisi le mot italien et non anglais, comme si elle voulait en souligner l’étymologie. En effet, la viande, que l’on associe ici au corps humain donc, a été gommée à force d’être recouvert, laissée de côté au profit de la peau animale agencée. Ce paradoxe souligné, il devient alors intéressant de se questionner sur la mise en œuvre de l’installation par l’artiste, qui d’une part offre par le biais de la taxidermie l’illusion de la vie aux merles, et d’autre part a représenté le corps humain par son effacement, travail tout aussi méticuleux d’agencement d’un autre type de tissu non vivant, rubans patiemment tressés. La mise sur socle pose par ailleurs cette silhouette comme une réelle sculpture, non pas taillée dans un bloc de pierre, mais bien pensée par le textile, dans la mise en forme et en cernes de ses contours. Concernant les oiseaux, il n’y a ici rien à voir avec Les pensionnaires7 d’Annette Messager, réalisés en 1971 et pour lesquels l’artiste a fabriqué des tricots dont elle les a habillés. En effet, si Messager s’est appliquée à constituer une collection dans laquelle le temps est bel et bien arrêté, Polly Morgan nous entraîne définitivement par-delà les animaux morts. Le temps suspendu de la mise en scène, fait encore une fois participer le spectateur à l’œuvre, lui permettant de tourner autour de l’installation pour la comprendre, et réaliser que dans la narration engagée, ce sont bien les oiseaux qui dessinent le corps humain.

La peau, ainsi travaillée et envisagée, que ce soit par la taxidermie ou le tressage, animale ou humaine, appelle également à la surface et à la profondeur des corps. Avec Polly Morgan, nous avons vu que tout était mise en scène, le matériel plastique et son agencement narratif lui permettant de donner corps à son œuvre, de rentrer au cœur de l’espace plastique. L’intérieur des corps n’est pas montré, parce que justement il n’y en a pas, c’est du « faux », des « supports formés » pour accueillir la peau travaillée. Pourtant, cette surface symbole de l’intérieur et de l’extérieur, de la relation à l’autre, permet de donner corps et relief à l’espace plastique. Pour Michel Guérin il apparaît qu’en peinture la surface :

Accomplit une triple mission de réception : elle supporte l’inscription, elle distribue les places, elle sublime le plat et le plan (avec ses avant-plans et ses arrière-plans) et y creuse une profondeur. La surface récupère la profondeur, elle lui trouve une solution, l’interprète, la révèle en creux. 8

Avec le travail de Polly Morgan, il semble que la peau à la surface de l’œuvre permette encore plus de révéler la profondeur de son support. De même, en mettant en scène des références communes populaires par la taxidermie, l’artiste permet au spectateur d’aller plus loin dans son appréhension de l’œuvre, d’être interpellé, touché par ce qu’il regarde. Cette expérience ne paraîtrait pas envisageable si de multiples tropes n’étaient distillés par l’artiste, et elle pose le spectateur dans un contexte où il ne fait dès lors plus face à l’œuvre, à la surface de celle-ci, mais bien corps avec elle.


Notes

1 – Polly Morgan, Lovebird, technique mixte, 2005. Sans titre, boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009. Still life after death (rabbit) chapeau haut de forme, lapin, peinture, 2006. Carnevale, taxidermie de merles, rubans, 2011.

2 – Nous pensons aux œuvres de Damien Hirst tel que The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, 1991, acier, verre, requin tigre, formol, 213x518cm, ou Mother and Child Divided, 1993, acier, GRP composites, verre, silicone, vache, veau, formol, 208.6 x 332.5 x 109cm (x 2), 113.6 x 169 x 62cm (x 2)

3 – Daniel Sibony, Création, Essai sur l’art contemporain, Seuil, 2005, page 94.

4 – Michel Guérin, L’Espace Plastique, La Part de l’Œil, Bruxelles, 2008, page 79.

5Ibid., page 102

6 – Daniel Sibony, Op. cit., page 80.

7 – Annette Messager, Les Pensionnaires, 1971-72.

8 – Michel Guérin, Op. cit., page 94.


Bibliographie

GUÉRIN Michel. L’Espace Plastique. Bruxelles : éditions La Part de l’Œil, coll. Théorie, 2008, 124p.

MESSAGER Annette. Les Pensionnaires. Éditions Dilecta, coll. Les Travaux de l’Atelier, 2007, 24p.

SIBONY Daniel. Création, Essai sur l’art contemporain. Seuil, coll. La Couleur des Idées, 2005, 298p.

Images et nostalgie de l’in-vu

Michèle Galéa
Doctorante en Arts plastiques – Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
michele-galea@wanadoo.fr

Pour citer cet article : Galéa, Michèle, « Images et nostalgie de l’in-vu. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

À partir de l’étude de deux œuvres photographiques contemporaines, il s’agira d’interroger la notion de trope, puis de déceler dans les images les figures de torsion qui peuvent faire dire que le discours iconique manifeste en vient à être déplacé, voire contredit pour déporter le regard en direction d’un in-vu semblant se dérober à toute forme de discours.

Mots-clés : trope – identité – in-vu – photographie – réthorique – tropisme

Abstract

From the study of two contemporary photographic works, we will question the notion of trope, then reveal in the images the figures of twisting which can make say that the iconic obvious speech comes there to be moved, and even contradicts to deport the glance in the direction of one un-seen seeming to shy away from any form of speech.

Keywords: trope – identity – un-seen – photograph – rethoric – tropism


Sommaire

Images et nostalgie de l’in-vu
Notes
Bibliographie

Le trope est un terme de rhétorique, plus précisément, c’est une figure de mots, ce qui le distingue par exemple de l’ellipse, de la litote ou de la répétition qui sont des figures de phrases. Son étymologie nous dit que c’est une figure du langage s’employant à détourner le sens premier ou le sens propre d’un mot, reposant sur des associations visant à révéler un sens nouveau au sein d’une phrase ou d’une expression. Un trope abrite toujours son propre détournement et sa propre surprise. Son sens ne peut se figer puisqu’il est une figure de mouvement agissant sur le sens sur lequel il se greffe. Cela signifie qu’en se figeant, un trope tend à devenir un cliché ou un stéréotype.

Si l’on transpose ces premières indications à la notion d’image, on peut avancer que le tropisme d’une image, c’est-à-dire l’orientation particulière de certains de ses signes dans une direction visant à modifier le sens de ces mêmes signes, tendrait à se condenser dans un élément ou une conjonction d’éléments, qui, dans l’image, a la capacité de retenir l’attention par sa façon de dévier le sens des signes et d’énoncer les lois de sa propre singularité. Le trope attire indirectement l’attention sans pour autant contrarier ou contrefaire la saisie de l’image, il interpelle le regard par une sorte d’efficacité qui se révèle peu à peu comme un point de fixation singulier dans l’image. La notion d’efficacité pourrait donc être la chaîne de sens du tropisme, ce vers quoi ce dernier se tend et s’oriente pour s’installer dans un système de signes et y faire signe lui-même. Or, en prenant la notion de trope sous cet angle consistant à repérer l’axe de son efficacité dans une image, on n’adapte pas la rhétorique au domaine particulier des images, on retourne au contraire aux fondements de la rhétorique classique. Parce qu’en effet, la rhétorique est d’abord l’art de bien parler en public, « bien » renvoyant ici à des critères d’efficacité et non de morale. La rhétorique classique vise la persuasion et pour reprendre les mots de Todorov, « il ne s’agit pas d’établir une vérité (ce qui est impossible) mais de l’approcher, d’en donner l’impression.1»
Dans l’ensemble des figures que la rhétorique met en œuvre, le trope apparaît comme une figure de style relevant davantage du vraisemblable que du vrai. Todorov poursuit par une citation extraite du Phèdre de Platon :

Dans les tribunaux, on ne s’inquiète pas le moins du monde de dire la vérité, mais de persuader, et la persuasion relève de la vraisemblance [….] La vraisemblance, soutenue d’un bout à l’autre du discours, voilà ce qui constitue tout l’art oratoire2.

Si le trope est originairement une figure de rhétorique déjà connue des présocratiques puisque le classement de ses sous-catégories nous vient des Anciens Sceptiques Grecs, et si, par ailleurs, l’emploi du terme-même a migré de son champ initial de référence — le langage, l’art du discours — en direction de celui de l’image, nous devons alors admettre deux choses :

Nous devons d’abord admettre que l’image n’est pas une représentation analogique en dépit de ses apparences mais que sa « manière d’être », autrement dit son apparence, est une forme de discours, c’est-à-dire une forme produisant un système de signes. Ceci signifie que la transparence des signes iconiques est aussi illusoire que celle des signes linguistiques. Avant d’être en relation avec son référent, une image est d’abord en relation avec ses propres lois, dont la marque est de se rendre aussi imperceptibles que les lois régissant tout autre discours. C’est précisément dans cet imperceptible que se loge la loi de vraisemblance qui semble fonder l’efficacité du tropisme d’une image.

Nous devons ensuite admettre qu’avec cette forme de discours constituant et informant l’image, se sont également déplacées des ambivalences provenant de la fonction attribuée au discours. En effet, le discours est toujours tiraillé entre ce que l’on peut appeler l’art de convaincre et l’art de toucher ou d’étreindre. Dans un tel contexte, le vraisemblable est alors l’opérateur de la persuasion ou celui de l’émotion. Or le vraisemblable n’est pas le vrai ni même le réel, c’est une mise en conformité, qui, selon les mots de Todorov, « […] comble le vide entre les lois du langage — la rhétorique — et ce que l’on croit être la propriété du langage, la référence au réel3.

Le vraisemblable est donc une relation de conformité entre un discours, un récit ou une image et une attente de réalité de la part de l’auditeur, du lecteur ou du spectateur. Entre persuasion et émotion, c’est au cœur de cette tension que s’installe la rhétorique de l’image, dont le trope est une figure et peut-être même la figure.

Mais de même que le trope agit localement sur un mot ou une expression et détourne ou transforme le sens de la phrase, la mise en œuvre discursive du trope dans une image opère parfois localement, comme un détail inutile dirait Roland Barthes, un îlot formel échappant à la structure narrative de l’image tout en apparaissant comme une authentique et paradoxale référence au réel. Quand elle se manifeste de cette manière dans une image ou une série d’images, la figure de style semble alors opérer une transgression de la loi de vraisemblance. Quelque chose se brise en silence, ou du moins, se défait et se désarticule en prenant une autre tournure. La loi de vraisemblance comme attente de réalité ne semble plus agir sur la structure de l’image qui énonce alors un autre discours que l’on tient d’abord pour vrai, avant de percevoir en lui, une autre loi de vraisemblance s’exerçant à un autre niveau et dont le trope — ou le tropisme — semble être l’orientation originaire. La question qui se pose alors, est celle de savoir si une image « mise en tropes » n’est pas toujours une image dont le tropisme défie et oblitère le sens premier de l’élément qu’il détourne, parce que ce dernier nous apparaît soudain comme la part la plus efficace de l’image, au sens de la plus vibrante, la plus mobile. Sa part insaisissable pour tout dire et qui, dans le trouble qu’elle provoque, atteint un effet de réel par sa manière de s’adresser au spectateur dans l’impensé de sa perception. Et là, nous arrivons à une contradiction, au moins en apparence. En remplaçant une loi de vraisemblance par une autre, le tropisme de certaines images semble court-circuiter sa relation à l’idée même de discours, il semble ouvrir une faille pour le moins suspecte que j’appellerai pour l’instant une faille du hors-langage avant d’en proposer une lecture possible. C’est à quelques-unes de ces images que la réflexion va maintenant s’intéresser.

La première série d’images photographiques se rapporte à ce que l’on pourrait hâtivement appeler la photographie documentaire. Leur auteur, Juul Hondius4, est un photographe néerlandais dont le travail a principalement été montré aux Pays-Bas et en Allemagne. Ses œuvres sont assorties de titres et fonctionnent indépendamment les unes des autres, ce qui n’empêche pas Hondius de les montrer comme des séries, notamment lors de l’exposition consacrée à la photographie néerlandaise que la Maison Européenne de la Photographie a organisée en juin 2006.

Lien vers le site Internet de Juul Hondius.

Ces œuvres dont les tirages sont de moyen format (150 cm x 125 cm pour la plupart), s’apparentent de prime abord au portrait documentaire, ce sont des images que l’on pourrait ranger au registre du photojournalisme et donc du support de communication. Par ailleurs, ce sont des images mille fois vues, des images de plus s’ajoutant au flux ininterrompu des images de presse qui inondent les médias. Il y a dans ces images une sorte d’effort pour coller à l’image-document. Le cadrage est serré, les visages ne regardent pas l’objectif et semblent penser à autre chose qu’à celui qui les prend en photo. Les personnages sont saisis dans leur seule présence corporelle et semblent avoir été prélevés de leur milieu environnant. Il est en effet impossible de dire où ils se trouvent précisément. Ils ne sont pas seuls, mais paraissent curieusement isolés. Isolés dans un groupe ou isolés dans un groupe lui-même confiné dans un espace. Ils pourraient être en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, rien ne permet de les géo-localiser. La seule chose qui soit sûre, c’est qu’ils se trouvaient dans une voiture ou un bus quand le photographe les a rencontrés. Les vitres embuées des véhicules, le siège arrière de la voiture, les places dans l’autocar, ces vêtements de tous les jours que l’on devine fripés par les contraintes du voyage, tous ces différents éléments prennent alors leur signification et guident le regard du spectateur pour y trouver de quoi esquisser un embryon de récit. Or les images demeurent mutiques. Portant leur regard au loin, les personnages perdus dans leurs pensées sont retirés au fond d’eux-mêmes, en transit et transportant avec eux un monde privé réduit à l’espace de leur propre corps. De ce point de vue, ce sont des portraits de voyageurs comme il en existe partout, et peut-être pouvons-nous déceler dans ces regards qui s’échappent hors du cadre des images, une manière d’inclure le spectateur dans l’espace de l’image et de le forcer à en faire partie.

L’angle de la démarche artistique du photographe se situe sur cette brèche, sur le déjà-vu des images de presse et le déjà-vu de ces visages coincés derrière des vitres, voyageurs anonymes dont l’errance se délite dans un espace sans territoire ou plutôt, entre deux territoires dont les frontières étanches imposent le déplacement permanent. Ce sont des voyageurs qui pourraient être des immigrants illégaux ou non, des réfugiés, des déplacés ou des demandeurs d’asile. Juul Hondius en appelle à notre mémoire de l’imagerie médiatique dont la rhétorique agence ici les signes d’une mémoire collective de l’idée de déracinement et de clandestinité. Ses images sont de subtiles mécaniques esthétiques dont les arrière-plans flous et écrasés par une probable prise de vue au téléobjectif, s’avèrent être des discours visuels tendus entre persuasion et émotion. Ils comblent en effet l’attente de réalité et le désir d’empathie du spectateur par une vraisemblance qui s’appuie principalement sur notre mémoire collective des images-documents, en tant que ces dernières se fondent sur la reconnaissance implicite de leurs stéréotypes. Cela signifie qu’à travers cette mémoire collective, circulent des schèmes perceptifs, mais également des constructions mentales élaborées à partir des cadres spatio-temporels d’une culture commune de l’image, des événements et des rapports sociaux.

C’est là que les images de Juul Hondius basculent et substituent à cette loi de vraisemblance, une autre loi de vraisemblance qui ne nous apparaît pas immédiatement comme telle, mais qui, au contraire, s’insinue par des signes a priori superflus et s’applique à déplacer le discours de l’image pour le situer dans une vérité qui échappe à la vraisemblance qu’elle avait affichée. Quand on s’attarde sur ces images, on remarque en effet des petits détails, des incisions dans l’agencement formel homogène des images. Le doigt posé sur la gorge, la tranche de la vitre séparant curieusement les têtes du reste du corps, semblant répondre au bord rouge du tee-shirt du troisième personnage assis, une séparation que l’on retrouve également dans le portrait de la jeune fille pensive, les deux étiquettes collées sur l’envers de la vitre embuée… Tous ces détails apparemment inutiles, en tout cas secondaires, ramènent invariablement aux visages qui ne nous regardent pas, qui regardent de côté et qui, du fond de leurs consciences repliées sur elles-mêmes, regardent ce qui est derrière nous ou sur le côté et qu’en tout cas, nous ne pouvons pas voir depuis la place que nous occupons. Leur façon de regarder en évitant le contact direct apparaît alors comme l’expression insidieuse d’une menace, l’expression mutique d’un non-identifié qui refuse de livrer son sens et qui donc, devient l’expression d’une forme de menace de l’incontrôlable.

On peut noter par ailleurs que les titres des photographies ne lèvent en rien l’ambiguïté de ce contexte menaçant de l’incontrôlable, parce qu’ils ne divulguent aucune information et ne fonctionnent donc pas comme une légende de photographie de presse. Sans contenu légendé explicite, ces images obligent donc le spectateur à regarder et à s’interroger sur sa manière de regarder. Au fond, la vraisemblance dont il s’agit et que le tropisme des images révèle à partir de ses signes secondaires, n’est plus tout à fait celle que l’on attend et que l’on re-connaît par son insistance à puiser dans le répertoire iconique de la mémoire collective. Une autre loi de vraisemblance semble s’exercer sur le discours affiché des images, à un niveau qui touche des strates plus profondes que celles des comportements sociaux et que l’on peut situer dans des zones de comportements archaïques entre congénères de la même espèce. Ne pas renvoyer le regard, se détourner de l’objectif et se refuser à la réciprocité, se reçoivent peu à peu comme l’expression d’une peur inavouable et irrationnelle du nomade et de l’incertain, du non-identifié et du déracinement de l’exil forcé et surtout de sa version actualisée : la peur instrumentalisée par les médias du déferlement des réfugiés en Europe Occidentale. La loi de vraisemblance sous-jacente au discours des images en vient alors à transformer la tension inhérente à tout discours, entre persuasion et émotion. La persuasion demeure intacte, mais l’émotion n’est plus empathique ; elle s’imprègne de répulsion ou de fascination, ce qui revient au même. S’il fallait résumer d’un mot la torsion opérée par les signes secondaires dans ces images, ce pourrait être : tropisme de l’inavouable. Pour toutes sortes de raisons, ces images sont ancrées à des préoccupations contemporaines mais au fond, elles actualisent une figure très ancienne de la culture occidentale, celle de Dionysos, celui qui vient du dehors, l’étranger à la cité mettant la stabilité sociale en péril et constituant par là-même une clé de la dialectique entre identité et altérité.

Ajoutons pour finir que les images de Juul Hondius sont des photographies mises en scène. Elles n’ont pas été prises sur le vif et résultent au contraire d’agencements pensés dans leurs moindres articulations, du casting des acteurs au choix du décor et de l’éclairage, toujours artificiel. Ce sont des théâtres du réel et comme au théâtre, c’est par le corps de l’acteur que les tropismes instaurent une autre vraisemblance du discours, parce que, nous dit Arnaud Rykner, « l’acteur est un perpétuel créateur de tropismes, qui se projette dans les profondeurs de son intériorité pour provoquer en lui ce bouillonnement de sensations primitives qui seules commandent l’action théâtrale »5.

Une autre série d’images photographiques semble travailler encore plus profondément ce rapport « tropismique » selon le mot d’Arnaud Rykner, entre l’acteur et le personnage, refusant tous deux « de prendre le mot au mot et devinant que derrière eux se cachent des zones troubles »6. Il s’y ajoute cependant un lien plus explicite à la corporéité du personnage et une allusion au silence et à la parole.

Introspection_250dpi

Anne-Line Bessou, « Introspection » de la série Décadences. (40 cm x130 cm), 2009.

Comme les images de Juul Hondius, le polyptyque d’Anne-Line Bessou relève de ce que l’on appelle la photographie mise en scène. Cette œuvre datée de 2009 et intitulée Introspection7 est constituée de deux portraits identiques et de deux scènes d’intérieur disposées en alternance. Comme chez Juul Hondius, on retrouve l’effet insidieux des regards qui se détournent et qui fixent une zone hors-champ, invisible depuis la place que nous occupons. Et comme chez Juul Hondius, il y a une circulation entre l’expression des visages rétractés sur leur intériorité et les éléments de décor, dont les signes affichent le caractère anodin de l’image documentaire. La comparaison s’arrête là, mais elle permet cependant de relever ce qui fait la vraisemblance de ce discours iconique. En effet, la répétition des deux portraits identiques ne parvient pas à enrayer la narration implicite de l’alignement des images. Elle la freine tout au plus en contrariant le désir d’image du spectateur et en l’obligeant par là-même à déchiffrer les signes secondaires disséminés autour du personnage assis sur la chaise. Ainsi, en se promenant du visage au décor et du décor au visage, on comprend peu à peu que ce personnage tassé sur lui-même se trouve dans la salle d’attente du cabinet d’un psychologue. L’affichette mentionnant « ticket psy » semble signifier qu’il s’agit d’une consultation prise en charge par une entreprise ou un organisme quelconque. Ce que l’on aurait pu prendre pour des portes donnant sur des pièces séparées, derrière le personnage, sont en fait des portes de placard sur lesquelles sont punaisées une photographie et un diagramme dont les informations sont a priori sans conséquence directe sur le discours de l’image. L’effet de narration est ténu et se limite aux signes de l’anxiété précédant la rencontre frontale avec un représentant de l’institution médicale. Mais en revanche, il y a incontestablement une référence explicite à la rhétorique de l’image. À la manière de One and three chairs de Joseph Kossuth, les trois modes d’énonciation de l’icone cohabitent dans cette image en prenant pour ainsi dire le personnage en otage. L’installation de Kossuth laisse entrevoir que l’objet demeure insaisissable malgré la multiplicité de ses définitions. Référent, indice et symbole se conjuguent en une triple représentation qui échoue à signifier l’objet en soi et qui ne fait que le désigner à divers degrés d’abstraction. Nous ne communiquons pas avec les objets mais avec leurs significations. C’est ce que semble également signifier la photographie du polyptyque d’Anne-Line Bessou : le personnage est cerné par trois représentations qui s’avèrent être les trois modalités de l’icône : le diagramme, l’image et une image numérique reproduite dans le magazine entr’ouvert, figurant un jeune homme pendu à un rail de néon. Une métaphore donc. Un trope s’exposant comme tel, figé à l’état de stéréotype, stade latent du psychisme du personnage qui s’en détourne. Or, la distribution alternée du polyptyque invite en quelque sorte le spectateur à aller chercher le sens de cette métaphore dans les autres images, parce qu’un polyptyque est d’abord un ensemble de panneaux dont les signes dialoguent entre eux d’une représentation à l’autre. Et c’est précisément par le personnage que la loi de vraisemblance de ce discours iconique manifeste en vient à se briser pour laisser place à un autre discours sous-jacent, dont la loi de vraisemblance singulière émerge de ce rapport « tropismique » entre l’acteur et le personnage. Les « zones troubles » dont parle Arnaud Rykner prennent des allures de soudaine clarté dans l’image de la pièce vide. Le personnage a déserté le lieu et les pages du magazine ont été tournées. À la place de l’image de pendaison qui signifiait la métaphore, on distingue deux formes laiteuses sur un fond noir. Deux ovales effilés rappelant curieusement les deux visages en gros plan, dont la prise de vue a pour principal effet d’hypertrophier le haut du crâne et de faire glisser le menton et la bouche dans le col boutonné comme dans un entonnoir. Ce parallélisme formel entre deux portraits identiques et deux formes jumelles indéchiffrables depuis la place que l’on occupe, c’est-à-dire depuis cette même place qui nous empêchait tout-à -’heure de voir ce que les personnages de Juul Hondius regardaient, apparaît alors comme le trope qui détourne le sens du discours manifeste de l’image, en le situant dans une zone troublante. Celle d’un rapport douloureux à l’organique et d’un tourment sur lequel les mots ne parviennent pas à se poser. Depuis la place que j’occupe, ces deux formes indéterminées sont des échographies. L’ovale irrégulier de leur découpe évoque l’imagerie médicale et là encore, l’image n’en finit pas de se dérober en semant d’autres sens possibles, puisque l’échographie est une image indiciaire résultant d’un transcodage d’ondes sonores. De l’échographie au visage mutique étranglé par le col de la chemise, du personnage contracté sur ses angoisses au fauteuil vide, tous ces signes s’entremêlent dans la linéarité d’un récit qui, s’il fallait le qualifier d’un mot, pourrait être le récit d’une expulsion. Mise au placard, expulsion de l’image. Expulsion d’autant plus impossible qu’elle se non-formule par un signe masqué, le cou rentré dans les épaules ou le cou serré par un col de chemise ou une corde. Si le cou est ce qui sépare la tête du reste du corps, le cou est aussi l’enveloppe du larynx et des cordes vocales. C’est le siège organique de la résonance des mots et dans ce polyptyque, l’expulsion du corps semble fonctionner comme un acte se substituant à l’expulsion des mots. C’est finalement par l’image de l’échographie que le tropisme de cet ensemble iconique fusionne l’acteur et le personnage pour faire émerger une autre loi de vraisemblance, plus ténébreuse que celle de son discours manifeste.

De l’inavouable des images de Juul Hondius à l’expulsion impossible du polyptyque d’Anne-Line Bessou, il y a plus que des récurrences formelles, passant principalement par le refus de regarder le spectateur et l’insistance à désigner en creux, une partie du corps dans laquelle circulent tous les fluides vitaux. De l’inavouable à l’expulsion impossible, il y a aussi deux mises en œuvre de tropismes dont les retournements s’appliquent à esquiver toute forme de discours univoque, en commençant par refuser de donner au spectateur de qu’il attend au-delà de son attente de réalité, et en lui donnant finalement ce dont il ne veut pas. Entre ne pas avoir ce que l’on attend et avoir ce que l’on ne veut pas, ces deux œuvres, par une fusion de l’acteur et du personnage, suggèrent au spectateur que ce qu’il attend d’une image et ce dont il ne veut pas, sont peut-être une seule et même chose, qui se reçoit d’abord comme l’expression d’une frustration, et qui se manifeste invisiblement au contact de l’image comme la perception intériorisée d’un manque ou d’un manquement de sa part. Entre l’image et le spectateur, quelque chose ne peut ni ne veut se dire, quelque chose a défailli et s’est perdu en route.

Comment le trope qui est au départ une figure de mots, parvient-il dans l’image à se fonder sur des signes bavards et conduire à une telle perception de ce qui ne peut ni ne veut se dire ? En d’autres termes, comment le trope peut-il à la fois marquer sa présence par des signes visibles, et opacifier l’image en déplaçant son discours sur le registre de ce qui n’est pas physiologiquement vu, mais autrement perçu par le regard de l’esprit ? Le trope nous apparaît dans un premier temps comme une manière d’assagir l’image, en ramenant sa mutité à une autre forme de discours. Mais très vite, il nous apparaît comme une suppléance à l’in-vu, un moyen formel de vaincre le silence de la forme, et d’accéder au corps étranger qu’est l’image, depuis les signes inoffensifs de son discours déclaratif. Mais malgré cela, depuis la place que nous occupons, le trope est précisément ce qui atteste dans l’image, que le spectateur est à sa place et l’image est à la sienne. Parce que dans l’agencement d’ensemble de l’image, il est le lien à la chose qu’il a fallu faire disparaître pour qu’il soit justement un trope et autre chose qu’un stéréotype ou un cliché. Dans l’image et par les signes sur lesquels il opère un retournement, le trope pourrait donc être le lien à la chose disparue qui est au fond des images, ce qui le donnerait au regard comme un objet nostalgique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un retour de la douleur, que l’on assimile trop souvent au regret du passé mais qui se rapporte primitivement au mal du pays8.


Notes

1 –  Tzvetan Todorov. Dossier « Recherches sémiologiques, Le vraisemblable », revue Communications, n°11, Seuil, 1968, pp. 1-4.

2 –  Platon. Phèdre, 272d-273c, Paris Garnier Flammarion, 1964.

3 –  Tzvetan Todorov. Op. Cit., p. 1.

4 –  Œuvres consultables sur le site de l’artiste : http://www.juulhondius.com/juulhondius.html

5 –  Arnaud Rykner. « Des tropismes de l’acteur à l’acteur des tropismes », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, pp.141-142.

6 –  Ibid., p. 144.

7 –  Introspection (40 cm x130 cm), 2009, de la série Décadences.

8 –  Du Grec nostos, retour et algos, mal, souffrance. Nostalgia apparaît d’abord pour qualifier le « mal du pays » des suisses alémaniques partis à l’étranger pour y être mercenaires. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2004, p. 2394


Bibliographie

PLATON. Phèdre, 272d-273c, Paris : Garnier Flammarion, 1964.

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2004.

RYKNER Arnaud. « Des tropismes de l’acteur à l’acteur des tropismes », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, pp.141-142.

TODOROV Tzvetan, Dossier « Recherches sémiologiques, Le vraisemblable », revue Communications, n°11, Seuil, 1968, pp.


Pour citer cet article :

Michèle Galéa , « Images et nostalgie de l’in-vu », Litter@incognita, n°5 (2012-2013) – Numéro 2012, p. 1 – 7, mis en ligne le 20/05/2013.
URL : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/images-et-nostalgie-de-l-in-vu-galea-numero-5-2012/#n1

Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain

Marion Zilio
Doctorante en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts à l’Université Paris – VIII
mzilio@hotmail.fr

Pour citer cet article : Zilio, Marion, « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé :

Dans une culture et un quotidien désormais hybrides, le concept d’hybridation ne semble plus faire symptôme ni être l’indice d’une rupture symbolique. L’hybride devient, au contraire, la marque d’une idéologie proliférante dont les technologies numériques assurent le déploiement. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain se réduise à un « effet technique » parmi d’autres et résulte d’un fétichisme du métissage, évoluant dès lors, du subversif au conformisme. Pénétrant l’ordre du discours, il devient par ailleurs, un procédé canonique de raisonnement en adéquation avec la fluidification et la complexification du monde actuel. Or il apparaît également qu’en devenant une sorte de paradigme, sous l’influence du numérique, s’actualise un mode de pensée transversal héritée de la pensée cybernétique, systémique ou postmoderne. Ainsi se jouent les conditions de possibilité d’une épistémologie topologique et d’une ontologie relationnelle et hybride, davantage proche d’une anthropo-topologie.

Mots-clés : hybride – numérique – diamorphose – différance – hybridation – post-humain – technologie

Abstract:

In a period where the term « hybrid » comes as a paradigm in our culture and in our everyday life, this concept does not seem to be a symptom or a symbolic break anymore. The hybrid becomes, however, the mark of a proliferating ideology supported by the digital technology. It would appear that the contemporary hybrid is reduced to a “technical effect” among others, and the result of a crossbreeding fetichism, therefore evolving from subversion to conformism. Entering the actual discourses, the hybrids also strives to a canonical reasoning process, in line with the fluidity and the complexity of our world today. But it also appears that the hybrid, as it becomes a sort of paradigm under the influence of the digital technology, is actualizing a way of thinking inherited from the cybernetic, systemic or postmodern thoughts. Thus, arises the possibility of a topological epistemology and of a relational ontology, closer to an anthropo-topology.

Key-words: hybrid – digital – diamorphosis – différance – hybridism – post-human – technology

Le monde contemporain, appareillé par les Technologies de l’Information et de la Communication numériques (TIC), est sujet à des processus de compression-dilatation, conduisant à repenser les catégories d’espace et de temps, selon un topos et un chronos qui se veulent sans frontière ni latence, sans extériorité ni intériorité, sans aspérité ni altérité. Notre milieu est désormais hybride : il ne s’agit plus, en effet, d’opposer le réel au virtuel, mais bien de considérer l’ambivalence de notre écosystème « physico-numérique » selon ses contingences et ses imprévisibilités. Ainsi mondialisés et capitalisés, nos territoires hybrides semblent neutraliser les partages catégoriels et dichotomiques de la modernité, ceux délimitant des couples d’opposition tel que la présence et l’absence, l’espace public et privé, le local et le global, entres autres. Mais au-delà, il semble que l’hybridation contemporaine déplace également l’action déconstructiviste des postmodernes et des avant-gardes. La postmodernité rêvait de transgresser les formes rigides de la modernité, la contemporanéité semble l’avoir actualisé. Penser le non-linéaire, les contradictions, les multiplicités et les « entre-deux » apparaît désormais comme une nécessité dans nos sociétés de l’information. Dès lors, l’hybride devient-il une figure de la complexité contemporaine ? Mieux, le concept d’hybride peut-il devenir l’enjeu d’une rupture épistémique, dynamisée par les flux électroniques et orientée par le souci de relier et d’enchevêtrer nos connaissances ? Le numérique dissout-il alors le terrain de l’ontologie au profit de nouvelles topologies et logiques de voisinages ?

Or, la perte essentielle des frontières (Debray, 2010), souvent associée à des disjonctions – délocalisant le sens et le sensible, le moi et l’autre, l’image et la réalité – n’intronise pas l’hybride pour autant. Cela révèle, a contrario, un consensus indifférencié ne répondant pas à la nécessité d’agencer des rapports de forces et d’altérité ; l’hybride se ferait alors l’écho d’une culture mainstream louant les mérites de la flexibilité, du nomadisme, du trans et de l’inter. Aussi, si l’hybride apparaît longtemps comme une figure symbolique – à l’image d’une certaine tradition mythologique ou romantique – sa valeur s’est peu à peu transmuée du subversif au conformisme, notamment avec les technologies numériques. L’hybride perd-il ainsi sa puissance transgressive en devenant un « effet technique » parmi d’autres, effet qui du reste s’éloigne peu de ce que Marc Tamisier nomme une « vision spectacle » ? De même l’hybride schématise-t-il un raisonnement canonique réservé à la stricte description d’un mouvement général de fluidification ? Autrement dit, l’hybride se réduit-il à une « technologie de l’esprit » (Sfez, 1992) exempte de valeurs conceptuelles ou symboliques ?

Nous verrons donc comment dans un premier moment, les stratégies de l’hybride se dégradent vers un « hybridisme généralisé ». Puis dans quelles mesures les spécificités numériques de l’hybride agencent une connivence topologique, faite de voisinages, de relations et de contiguïtés. Enfin, nous interrogerons cette traversée hybride afin d’en révéler les enjeux et les travers contemporains.

1. Stratégie de l’hybride et effet numérique, vers un hybridisme ?

Un bref retour sur la genèse du terme hybride nous éclaire sur la portée heuristique de cette notion. Étymologiquement, l’hybride est formé à partir du latin ibrida signifiant « sang-mêlé » et conduit à l’idée de manipulation ou d’acte transgressif brisant ainsi le cours normal des choses et l’ordre de la nature. Par la suite, ibrida est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hybris, désignant la démesure, l’excès ou la violence. La figure de l’hybride semble alors proche du monstrueux, dans la mesure où son aspect s’écarte de l’ordre naturel. Rappelons en outre que monstre, monstrare, désigne ce que l’on « montre du doigt faute de pouvoir compter sur le langage » (Ancet, 2006, p. 15). Aussi l’amalgame avec le monstrueux tient-il à cette suspension abdiquant notre propension à signifier, à catégoriser, à identifier et finalement, à réduire un sujet dans un pli identitaire. De plus, cet amalgame nous invite à une certaine éthique de la différance au sens derridien. Derrida considère en effet que la pensée doit dépasser l’illusion dichotomique créée par le langage. Sa critique logocentrique vise ainsi à « déconstruire » les binarismes en privilégiant une logique fluide et changeante. Littéralement, la différance diffère et déplace, elle est ce mouvement producteur de différences, le processus selon lequel les significations figées sont déjouées.

De fait, l’hybride en tant que forme intermédiaire et indéterminée – puisqu’elle se retire de l’emprise de l’Être et de ses définitions – s’inscrit dans une perspective de résistance, voire de révolte. En déplaçant les formes figées et stratifiées, l’hybride, comme la figure allégorique du monstre, remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de centre ou de sens univoque. La relation directe entre le signifiant et le signifié ne tient plus, il s’opère alors des glissements de sens infinis d’un signifiant à un autre, à l’image de ce que l’une des artistes pionnières de l’art numérique, Nancy Burson, nous proposait dès les années quatre-vingt. Cette artiste américaine réalise en effet la série Early Composite à partir d’un feuilletage d’images afin de figurer des visages singuliers et hors-mesures.

En témoignent ses photomontages, inspirés par la technique de forme-synthèse mise au point par Francis Galton, dont le projet relevait, rappelons-le, d’une stratégie typologique : il s’agissait, en effet, de produire le visage générique d’un criminel. Les visages He with She et She with He, réalisés en 1996 par Burson, déclinent cependant le thème de l’androgynie et semblent manifester une idée de passage malgré la fixité des images. L’identité sexuelle des individus est alors perçue, non plus comme le glissement du féminin au masculin tel que Claude Cahun l’expérimente, ni comme celui du masculin au féminin ainsi que Pierre Molinier le fantasme, mais comme un dépassement. Mi-homme mi-femme, ni homme ni femme, mais les deux à la fois, l’artiste ne cherche pas à jouer des oppositions vers une dialectique non productive tout à la fois rigide et binaire mais cherche, au contraire, à déplacer le sens.

Elle ouvre ainsi un territoire fluide et transverse, à la fois neutre et subversif. Neutre, d’une part, puisqu’elle invente une opération singulière et mouvante qui prend en compte les deux « sens » à la fois et les rends simultanément valides. Notons que cette opération se distingue de la dialectique hégélienne et semble davantage proche de la « dialogique » – de la double logique – telle qu’Edgar Morin l’entend dans la pensée complexe (Morin, 2005). Subversive, d’autre part, puisqu’il s’agit d’une réelle contestation des catégories et des logiques identitaires, reflets des discours assujettissants parsemant l’ordre du biologique, du social et du politique. Or, l’assujettissement désigne à la fois le processus par lequel un sujet devient subordonné à un pouvoir et le processus selon lequel un individu devient sujet. Comprenons que le sujet est bien celui qui est, il unifie les signifiants dans l’identité qu’il se donne, ou plutôt qu’on lui assigne. Ainsi politisés, ces visages – à l’individuation sans sujet – échappent aux logiques dominantes, patriarcales, coloniales ou autres, et inventent de nouveaux schémas perceptifs. De même, ces visages hybrides semblent suggérer une normalité déphasée et auto-organisée. Dès lors ces visages en devenir, ni stables ni instables mais méta-stables, semblent répondre à une nouvelle phase d’individuation par contamination et hétérogenèse.

Sans doute est-ce en cela que l’hybride contribue à modifier l’organisation de notre perception et de nos connaissances selon des configurations de voisinage, de relations ou de contradictions simultanées. Sans doute également, la figure de l’hybride participe-t-elle au discrédit des philosophies analytiques ainsi que des métaphysiques du sujet, étant, à l’image de la pensée chinoise, attentive aux transformations, aux passages et aux contradictions. De même, elle semble écarter de sa logique le verbe « être », lequel demeure un puissant et indispensable outil pour les langues indo-européennes en matière d’ontologie. De la sorte, il semble que l’hybride, comme la pensée chinoise, privilégie la fluidité de l’esprit à la solidité des arguments.

Cependant, la portée conceptuelle et symbolique de l’hybride, à la fois riche de potentiels renouvelés et expression de nouveaux territoires de pensée, semble se dégrader à mesure qu’elle entre dans les discours contemporains, notamment sous l’effet des techniques numériques, mais aussi du technocapitalisme. Edmond Couchot et Norbert Hilaire affirment, à propos des technologies numériques, qu’elles instituent « un art de l’hybridation, non seulement entre les constituants de l’image, mais aussi entre les pratiques artistiques » (Couchot et Hilaire, 2003, p. 112). Ajoutons également que le numérique, pierre angulaire des différentes sphères ingénériales, artistiques, économiques ou médiatiques, touche désormais l’ensemble des structures de notre quotidienneté. Le numérique semble alors profiter de cette convergence d’applications pour s’imposer tel un véritable opérateur et ordonnateur de notre quotidien, tout comme il est probable que cette technique – au potentiel d’hybridation tous azimuts – puisse également influencer nos manières d’être et de penser.

L’hybride est ainsi devenu une figure incontournable des discours et de la création, un concept « passe-partout » dont il semble que l’on oublie le sens initial. Le posthumain en a fait son avatar, le numérique sa réussite formelle – avec notamment le concept de diamorphose – la transdisciplinarité son fondement, mais l’hybride touche également des champs aussi divers que la génétique, l’agriculture, l’automobile et les territoires, à tel point que nous tendons vers un hybridisme généralisé appelant ainsi une modification du sens donné habituellement aux hybridations. Le suffixe isme témoigne, par conséquent, d’une idéologie reflétant une vision particulière du monde ; vision dont nous estimons que la valeur conceptuelle est évincée par les spécificités numériques et son instrumentalisation capitalistique. Si de tels procédés parcourent l’histoire de l’art, ainsi que le précise Emmanuel Molinet, faisant de l’hybride un objet de propagande, « un système de représentation », correspondant à une « codification du réel » (Molinet, 2006), il semble que cette politique de l’image ne fasse plus symptôme dans une culture et un quotidien désormais hybrides. Dans un monde de plus en plus simulé et codifié, l’hybride n’est plus un phénomène de rupture, mais la marque d’une idéologie proliférante.

Ainsi, l’idéologie de l’hybride semble se réduire au fétichisme du métissage, voire au spectre du libéralisme multiculturel. Nous noterons par ailleurs la proximité de ce fétichisme idéologique avec « la critique des réseaux » tel que Pierre Musso (Musso, 2003) ou Lucien Sfez (Sfez, 1992) en dénoncent les apories. Leurs analyses prouvent, en effet, la dévaluation et la dépréciation du concept, qui devient une « technologie de l’esprit », soit une vulgate limitée à la stricte compréhension des réseaux informatiques et d’Internet. Ils citent alors Deleuze et Guattari selon qui la généalogie de tout concept est structurée en trois moments : « d’abord la formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation » (Musso, 2003, p. 234). Si cette affirmation est à nuancer d’un point de vue philosophique et épistémique, nous pensons cependant que l’hybride suit le même processus de dévalorisation. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain résulte davantage de distinctions a posteriori que de qualités a priori : l’hybride n’est plus une entité signifiante, mais un qualificatif galvaudé.

Autrement dit, l’hybride, dans le champ de la création contemporaine, devient l’enjeu d’une tension entre des codes plastiques – légitimés, entre autres, par le marché des images et la plasticité du numérique – et des identités hybrides indifférentes. Réalisant le projet de l’hybridation généralisée, les artistes perdent alors de vue la nécessité d’interroger une identité, certes fluide et polymorphe, mais néanmoins, objet d’un combat sans cesse renouvelé entre normes sociales, biologiques, esthétiques et politiques.

Lorsque le Time Magazine réalise en 1993 le visage intitulé The New Face of America, le feuilletage de l’image et du visage, loin de subvertir, réduit au contraire le visage à un type. De même, le visage « Who is the face of America ?« , parue en couverture du magazine Mirabella l’année suivante, réalise le portrait type de la Beauté américaine en vue d’offrir une certaine tendance des canons de beauté et des normes sociales. Citons également le projet de Chris Dorley-Brown d’établir la synthèse de deux mille visages d’hommes et de femmes de tout âge pour le passage à l’an 2000. L’identité fictive et hybride reproduit alors paradoxalement les stratégiques typologiques élaborées par Galton, quand bien même la finalité était de rendre compte de la diversité culturelle et ethnique des États-Unis ; chose qui n’apparait pas de prime abord. Certains, comme Donna Haraway, ont évoqué, à propos de la couverture de Time Magazine, le « déni de la réalité multiraciale » ou l’idée d’une « citoyenneté normative ». Il nous semble ainsi que le numérique précède, voire légitime, une certaine normalisation, reflétant davantage ce que doit être la femme américaine : avenante et puritaine dans le Time Magazine, idéale et sexy dans le magazine féminin Mirabella. Le numérique synthétise et modélise, et l’hybride devient un moyen, non plus une fin. Certes, ces clichés datent et relèvent de commandes accompagnant une technologie encore naissante, cependant une certaine tendance à l’hybridation, amorcée par les avant-gardes et parachevée par le numérique, parcourt la création et les enjeux contemporains.

De même il semblerait que le capitalisme, retournant et intégrant la critique d’un monde désenchanté, privé de participation et de créativité, tende à assimiler l’hybride à son mode de fonctionnement. La flexibilité du capitalisme contemporain semble en effet établir une politique des différences et des multiplicités, célèbre la fascination pour le nouveau et le spectaculaire, et encourage, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, « une pensée du dehors » (Foucault, 1986). Ainsi instrumentalisée, l’hybridation se réduit à des stéréotypes ou des archétypes, n’en demeurant pas moins des types, lesquels prolongent et instituent de nouvelles structures binaires et hiérarchies sociales. Comme l’énoncent les auteurs d’Empire, Michael Hardt et Antonio Negri, « Échanges et communication dominés par le capital sont intégrés dans sa logique et seul un acte radical de résistance peut ressaisir le sens producteur de la nouvelle mobilité et hybridité des sujets, et réaliser leur libération » (Hardt et Negri, 2000, p. 439).

Toutefois, soulignons que la vulgarisation et la commercialisation du concept d’hybride, dont le numérique se fait à la fois l’opérateur et le récepteur privilégié, ont permis une véritable acculturation de ces mêmes techniques. Dès lors, le mouvement de concrétisation d’une technique se développe à travers diverses étapes. Après une période d’emphase en prise avec les utopies et les idéologies engendrées par le numérique – dont nous pensons que l’hybride posthumain est l’icône – une phase pragmatique et expérimentale confronte ces imaginaires aux usages. Or, il nous semble que le déplacement d’intérêt de l’homme à son milieu, d’une vision privilégiant le statut moral à son insertion environnementale, est l’indice d’une évolution des rapports de l’homme à l’hybride, de l’homme aux potentialités numériques, de l’homme à la formation de nouveaux outils de pensée. Dès lors, que peut l’hybride dans un contexte d’hybridation généralisée ?

2. La connivence topologique ?

Il semblerait en effet que l’hybride contemporain n’est pas seulement un mixte, ni même une figure monstrueuse, mais davantage la preuve tangible que nos catégories, nos définitions et nos binarismes sont inadaptées, voire incapables de penser les relations et les complexités de nos « sociétés 2.0 ». L’hybridation contemporaine traverse par conséquent les champs du savoir, mais prépare aussi les bases d’une nouvelle attitude esthétique et mentale, moins préoccupée de représentation que d’interaction, moins désireuse de rendre raison que de faire circuler le sens selon des logiques processuelles, voire rhizomatiques. Le numérique et les technologies relationnelles esquissent en effet de nouveaux procédés d’écriture rendant possible l’émergence d’une épistémè interstitielle et transversale.

La numérisation croissante de nos territoires favorise la modélisation d’un double monde contemporain, façonné par l’omniprésence des réseaux et des flux de tout ordre. Nous vivons en effet dans un monde hybride, où nos territoires physiques sont désormais doublés de coordonnées numériques et de données sémantiques, en lien les unes avec les autres. Aussi, de nouvelles manières d’habiter le monde, de le sentir, d’agir sur lui, mais aussi de le penser et de le fabriquer émergent : d’un paysage composé de points selon une logique des positions figées, tout à la fois taxinomique et typologique, il semble que nous entrons dans un paysage de lignes, fondé sur une logique des flux, des topologies et des cartographies dynamiques.

La pensée s’achemine ainsi vers une prééminence du topologique sur l’ontologique, où les notions de devenir et de voisinage recouvrent celles de frontières et de limites stables. Ainsi, d’une ontologie substantielle, relative à la question de l’être, nous tendons vers une ontologie relationnelle et hybride, voire vers une anthropo-topologie. En outre, la connivence topologique, telle que nous l’entendons, ne relève pas d’un « discours sur le lieu » ni d’un simple rapport entre notions juxtaposées, mais bien de la création de nouveaux interstices, dont l’hybride conditionne le dispositif.

Le numérique absorbe donc l’hybridation dans sa logique productive, mais participe aussi, ainsi que nous l’avons évoqué, à modéliser notre expérience cognitive, selon des principes de transversalité, de complexité ou de fluidité, propre à ce que peut un dispositif hybride. Aussi, dans un contexte d’hybridation généralisée et de cyberespace, la nécessité de dépasser la représentation ou l’étude des phénomènes, pour s’intéresser aux interactions entre les éléments, semble réactualiser les prémisses postmodernes. Nous mesurons cependant, avec Anne Cauquelin (Cauquelin, 2002), les impasses et les écarts d’une telle continuité – entre l’héritage postmoderne et le cyberespace – dans la mesure où les résonances numériques de notions aussi « cultes » que celles de rhizome, de nomadisme, de déterritorialisation ou de déconstruction, ne peuvent rendre compte des visées philosophiques et émancipatrices qu’elles recèlent. Toutefois, nous pensons que les usages technologiques ont révélé des accointances et une affinité avec ces concepts qui, habituellement perçus comme abstraits, paraissent désormais concrets. Mireille Buydens parle notamment à ce propos de « perception deleuzienne d’Internet » (Buydens, 1997). Suite à la cybernétique, au systémisme, à la pensée complexe ou au postmodernisme dont Derrida, Deleuze, Guattari et Lyotard sont les figures emblématiques, l’hybride contemporain semble devenir une écriture métaphorique, actualisant une pensée ouverte et dynamique, cheminant depuis l’après-guerre.

Aussi, l’hybride ne se réduit-il pas à une simple traduction imagée ou métaphorique, tout comme il n’investit pas à lui seul la logique numérique, mais semble, néanmoins, le reflet d’une certaine idéologie contemporaine, au sens positif du terme, dont les incidences se situent au niveau de l’appréhension des savoirs, du monde et de l’homme. Tel que l’avait annoncé Foucault, « un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » (Foucault, 1970), faut-il entrevoir dans cette prophétie l’actualité d’une pensée dont le XXIème siècle a fait sa devise et son mode de fonctionnement ? De plus, non seulement chacune de ces approches – cybernétique, systémique, complexe ou postmoderne – est guidée par un paradigme communicationnel et donc relationnel, et aspire au décloisonnement des disciplines, mais chacune, à sa manière, tend à une dissolution créatrice du sujet, préférant en cela la fluidité identitaire et les multiplicités au sujet donné. Aussi, tout comme l’hybride, la multiplicité est-elle a-formelle et a-subjective, nous ne discuterons pas des présupposés anti-humanistes accompagnant ces courants de pensées, cependant nous rappellerons que l’hybride est un avatar du posthumain, conséquence directe des mutations anthropologiques de l’utopie technoscientifique.

Comprenons en définitive que l’hybride n’est pas une illustration d’idées ou de concepts, cybernétiques ou postmodernes, mais le prolongement actualisé d’un mouvement de pensée révolutionnaire et révolutionnant les rapports entre savoir et pouvoir.

L’hybride devient cet art de la transition qui, proche de la pensée chinoise, nous donne à penser les « transformations silencieuses » (Jullien, 2009) ainsi que les subtilités de la processualité. Renouvelant nos logiques occidentales, l’hybride se focalise alors sur le trou béant ignoré par la logique classique et taxinomique des Lumières. En effet, la rationalité technique des Modernes, orientée par une pensée de l’Être et les exigences du logos, a négligé l’ensemble des espaces intermédiaires et hors-mesures émergeant via l’hybride. Dès lors le numérique, dans ses formes hypertextuelles ou ses occurrences cartographiques, favorise une attention renouvelée aux nœuds, liens et relations entre les instances. Au point que certains présument l’apparition d’une « raison numérique ou computationnelle » (Bachimont, 2010) au coté de la « raison graphique » examinée par Jack Goody (Goody, 1979). Ce dernier a en effet souligné comment le passage de l’oralité à la technique de l’écriture avait favorisé la constitution de nouvelles catégories conceptuelles, fortifiant l’organisation de la pensée. Dans cette perspective, on peut supposer que le numérique, à travers sa logique de contamination et d’hybridation, est également constitutif et constituant de nouveaux paradigmes de pensée fondés sur des notions de passages, de double logique et d’ouverture à la complexité.

3. L’hybride : le flux contre le code

Les caractéristiques des technologies numériques telles que l’interactivité, la plasticité ou la fluidité encouragent de nouveaux modes de « contamination positive » entre les disciplines, les techniques, les savoirs mais aussi les sphères culturelle, économique et informationnelle. Par conséquent, le numérique favorise et amplifie naturellement l’hybridation et voit éclater tout principe d’identité univoque. Au terme de ce parcours, nous voici devant l’évidence de mutations épistémiques, ontologiques, esthétiques et politiques soulevées par ce que nous avons désigné comme une traversée hybride.

Cependant, face à la tendance absorbante de l’hybride à vouloir embrasser la globalité des choses, dans ses contradictions internes, ses contingences et ses multiplicités, ne risquons-nous pas de sombrer dans des abstractions de codes et de formes insaisissables, équivoques et sans substance ? Le mouvement de confusion généralisée orienté par un hybridisme sans mesure ni limite, où art et sans-art vont jusqu’à se partager la production symbolique, appelle de nouvelles postures et la volonté d’accepter ce que Christine Buci-Glucksmann nomme « l’esprit de la vague » (Buci-Glucksmann, 2003, p. 20), en référence à la pensée orientale.

Si de nombreux sociologues considèrent cette fluidité épistémique comme l’avènement d’une grande désorientation – semblant détruire toute possibilité de se constituer comme sujet – ne peut-on pas, au contraire, se réjouir de cet espace toujours renouvelé qui s’offre à nous ? Certes, le sens et les significations résonnent sous l’ambivalence du paradoxe et des ambiguïtés, mais dans un monde investi par des lignes de codes et des algorithmes « aveugles » – sans conscience ni spontanéité humaine – il est préférable de choisir l’imprévisibilité à l’univocité de la machine. Le problème n’est pas tant de trouver de nouveaux repères dans cet empire hybride, que de céder à la dévalorisation d’un concept phare, en oubliant l’éthique de la différance à laquelle il nous invite. La tâche des artistes contemporains serait alors de poursuivre celle amorcée par Fred Forest dans les années soixante-dix afin d’aboutir à des artistes hybridés, dont la figure de l’amateur, actif et connecté, pourrait bien compléter l’action.


Bibliographie

ANCET Pierre. Phénoménologie du corps monstrueux. Paris : PUF,  2006, 192p.

BACHIMONT Bruno. Le sens de la technique. Le numérique et le calcul. Paris : Encre Marine, 2010, 192p.

BUCI-GLUCKSMANN Christine. Esthétique de l’éphémère. Paris : Galilée, 2003, 96p.

BUYDENS Mireille. «  La forme dévorée. Pour une approche deleuzienne d’Internet », in L’image : Deleuze, Foucault, Lyotard. Paris : Vrin, 1997.

CAUQUELIN Anne. Le Site et le paysage, Paris : PUF, 2002, 199p.

COUCHOT Edmond et HILAIRE Norbert. L’art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art. Paris : Flammarion, 2003, 260p.

DEBRAY Régis. Éloge des frontières. Paris : Gallimard, 2010, 96p.

FOUCAULT Michel. « Theatrum philosophicum », Critique, n° 282, (nov. 1970). Repris dans Dits et écrits, vol. I. Paris : Gallimard, 2001, 1736p.

GOODY Jack. La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris : Éditions de Minuit, 1979, 272p.

HARDT Michael et NEGRI Antonio. Empire, (traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal). Paris : Exils, 2000, 559p.

JULLIEN François. Les transformations silencieuses. Paris : Grasset & Fasquelle, 2009, 200p.

MOLINET Emmanuel. « L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques », Le Portique [En ligne], 2-2006, Varia, mis en ligne le 22 décembre 2006, Consulté le 17 mai 2011. URL.

MORIN Edgar. Introduction à la pensée complexe. Paris : Seuil, 2005, 160p.

MUSSO Pierre. Critique des réseaux. Paris : PUF, 2003, 373p.

SFEZ Lucien. Critique de la communication. Paris : Seuil, 1992, 528p.

TAMISIER Marc. Sur la photographie contemporaine. Paris : L’harmattan, 2007, 212p.


Pour citer cet article :

Marion Zilio , « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 7, mis en ligne le 03/10/2012.
URL :  https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-7-mz/

« What are they afraid of us for ? », Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans « Terremer » d’Ursula K. Le Guin

Viviane Bergue
Doctorante en Lettres Modernes, Spécialité Littérature Comparée, LLA-CRÉATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès
viviane.bergue@free.fr

Pour citer cet article : Bergue, Viviane, « “What are they afraid of us for ?”, Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans “Terremer” d’Ursula K. Le Guin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé :

Le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin est une œuvre majeure de la Fantasy post-tolkienienne, débutée en 1968 puis reprise et complétée à partir de 1990. Avec le quatrième tome, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirme sa position d’auteur féministe en replaçant au cœur du cycle la question de la femme et sa situation d’infériorité à l’égard de la domination masculine. Cette analyse des figures de la femme dans le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin se propose ainsi de souligner la convergence entre le statut de la femme et ses représentations négatives dans Terremer et les représentations de la femme dans les mythes, notamment à travers son association aux puissances chthoniennes et à la figure du dragon.

Mots-clés : fantasy – féminisme –  hybridité – figures du féminin – métaphore

Abstract:

Ursula K. Le Guin’s Earthsea series is a masterwork of post-Tolkienian Fantasy fiction, which was started in 1968 and later completed from 1990 on. In the fourth volume, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirms her feminist position by placing at the heart of the cycle the question of woman and the inferiority situation in which women are set by male domination. This analysis of the figures of women in Ursula K. Le Guin’s Earthsea series consequently aims to underline the convergence between women’s negative representations in Earthsea and their representations in myths, mainly through the association of women to chthonian powers and dragons.

Key-words: fantasy – feminism – hybridism – female figures – metaphor


Les premiers cycles de Fantasy écrits dans les années 60-70 suite au succès du Seigneur des Anneaux de Tolkien mettent majoritairement en scène des univers masculins où la femme tient une place mineure ou stéréotypée. Princesse à sauver, amante du héros ou sorcière et redoutable séductrice, les personnages féminins de la Fantasy tendent à assumer l’ensemble des clichés de la féminité. Cette propension semble confiner le genre à une dynamique machiste et réactionnaire qui reconduit les rôles traditionnels accordés à la femme sans les interroger, alors que les États-Unis sont en pleine vague féministe. C’est dans ce contexte qu’en 1968, Ursula K. Le Guin entame un cycle de Fantasy, Terremer (Earthsea), d’abord conçu comme une trilogie dont la figure centrale est encore un personnage masculin. Cependant, à partir de 1990, la romancière complète le cycle par deux autres romans et un recueil de nouvelles dans lesquels la place de la femme est interrogée. Tehanu, en particulier, problématise le statut de la femme dans les sociétés traditionnelles de la Fantasy, rejoignant ainsi les réflexions féministes. Traditionnelle exclue de la société patriarcale, la femme apparaît comme l’Autre incompréhensible dont se défient les hommes. Le pouvoir féminin, associé aux forces chthoniennes, constitue une menace pour l’ordre patriarcal qui cherche à maintenir la femme dans une position inférieure. Dès lors, la figure de la femme se construit en figure par excellence de l’Autre, monstre, ou hybride, tels les personnages de Therru/Tehanu et Orm Irian, mi-femmes, mi-dragons, rejetées hors des marges de la société. À travers la reconfiguration de la femme dans l’hybridation, et la peur qu’elle inspire, Ursula K. Le Guin thématise sous l’angle de la Fantasy la traditionnelle dichotomie polarisée dans l’imaginaire occidental par les figures d’Ève et de Lilith. Quelle est donc cette part obscure que représenterait la femme et dont se défient les hommes de Terremer ? N’est-elle pas une construction née de la peur face à l’étrangeté et à la différence de l’Autre ?

Comme le montre l’interrogation d’Alouette (Lark) dans Tehanu, la peur semble bien être le cœur du problème :

“Fear”, she said. “What are we so afraid of ? Why do we let ’em tell us we’re afraid ? What is it they’re afraid of ?” She picked up the stocking she had been darning, turned it in her hands, was silent awhile ; finally she said, “What are they afraid of us for ?”1

Alouette sous-entend ainsi que la peur que les hommes cherchent à inspirer aux femmes pour asseoir leur domination trouverait son origine dans la peur qu’ils ont eux-mêmes des femmes. « What are they afraid of us for ? » C’est à partir de cette interrogation qui donne son titre à cette communication que nous analyserons les figures de la femme dans Terremer. Nous nous appuierons pour cela principalement sur les romans du cycle centrés sur des personnages féminins : Les Tombeaux d’Atuan (The Tombs of Atuan), deuxième tome de la trilogie d’origine, et Tehanu, ainsi que sur la nouvelle « Libellule » (« Dragonfly ») du recueil des Contes de Terremer. Nous examinerons en premier lieu l’association dysphorique entre femme et pouvoir chthonien afin de mettre en évidence la caractérisation négative de la femme dans les représentations culturelles des sociétés de Terremer, ces dernières offrant un miroir à nos propres représentations, et afin de souligner la nécessité pour la femme de se rebeller face à ces représentations. Puis, nous verrons comment l’hybridité des personnages de Therru et Orm Irian, unissant la femme et le dragon, s’articule entre monstruosité et métaphore de liberté.

1. Femme et pouvoir chthonien

À l’exception des Tombeaux d’Atuan, la trilogie d’origine de Terremer est marquée par la relative absence de figures féminines. Les rares personnages à apparaître dans Le Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea) et L’Ultime Rivage (The Farthest Shore) tiennent une place relativement mineure dans l’intrigue. Seules les femmes de pouvoir, comme la tante de Ged, sorcière de village, et Serret, la Dame de la Cour de Terrenon, jouent un rôle important dans le parcours de Ged, la première en découvrant le don du héros pour la magie, devenant ainsi son premier maître, la seconde en tenant le rôle de tentatrice invitant Ged à se lier aux forces obscures. Versée dans la magie, cette dernière s’est attaché aux Anciennes Puissances (the Old Powers), puissances chthoniennes inquiétantes plus anciennes que toutes les créatures de Terremer et apparentées à l’Ombre maléfique qui pourchasse Ged, et que la jeune femme croit pouvoir maîtriser. L’épisode de la Pierre de Terrenon2, lieu tellurique de communication entre les Anciennes Puissances et le monde des hommes, constitue l’une des premières instances de ces Puissances dans le cycle, et signe le lien entre femme et pouvoir chthonien, à travers Serret, à la fois servante et victime des forces obscures. Celles-ci apparaissent explicitement sous un jour maléfique, qui ne peut que jeter un voile inquiétant sur le deuxième volet de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan, où leur culte est au cœur de l’intrigue et où leur lien avec les femmes est encore plus explicite. Si, avec Serret, se cristallise l’association du féminin à l’obscurité, le deuxième roman s’empare de cette association pour mieux révéler qu’elle est le fruit d’une mise à distance de la femme par les hommes, mise à distance contre laquelle il s’agit de se rebeller.

Contrairement au Sorcier de Terremer, le personnage principal des Tombeaux d’Atuan est une jeune femme, Tenar, devenue sous le nom d’Arha, la Dévorée (the Eaten One), la Grande Prêtresse des Innommables (the High Priestess of the Nameless Ones), résidant au Lieu sacré des Tombeaux à Atuan, dans l’Empire kargade3. Symboliquement dévorée par les Anciennes Puissances, la vie d’Arha appartient au Lieu et est attachée à un pouvoir inquiétant qui lie obscurité et silence, entouré d’un culte mystérieux visiblement séparé du pouvoir masculin de l’Empire. Bien qu’Arha soit la prêtresse la plus élevée de la hiérarchie religieuse kargue, servant les « divinités » les plus puissantes et les plus énigmatiques, elle n’a pourtant aucune véritable autorité en dehors du Lieu des Tombeaux et de son labyrinthe de ténèbres. Dirigé par un Dieu-Roi, Kargad est essentiellement régi par un pouvoir masculin. Le Lieu où seuls vivent des femmes et des eunuques est de fait le seul endroit de Kargad où semble s’exprimer un pouvoir féminin mais ce pouvoir est maintenu en un lieu isolé, coupé du reste du monde (dans le désert), ce qui n’est jamais qu’une autre façon de le juguler en le tenant à distance, de sorte qu’il n’interfère pas dans le jeu politique. De fait, le Lieu est une prison pour ses prêtresses. Arha, la prêtresse éternellement réincarnée en elle-même, à laquelle on a dérobé son véritable nom, est une prisonnière qui s’ignore et, plus encore, ignore la servitude dans laquelle elle est placée vis-à-vis des hommes en raison de son isolement. Sa rencontre avec Ged, l’étranger, lui permet de reconsidérer son monde et de le critiquer en confrontant son savoir à celui de l’archipel. Grâce à cette rencontre, il lui est possible de se rebeller et de se libérer des chaînes invisibles qui la lient au Lieu. Pour devenir femme, adulte, elle doit suivre un chemin différent de celui suivi par Ged dans le premier tome : non pas se conformer au rôle que la société dans laquelle elle vit attend d’elle, mais au contraire s’arracher à ce rôle pour retrouver son nom, Tenar, et avec lui, sa singularité en tant qu’individu unique et non réduplication d’une prêtresse toujours réincarnée en elle-même. Ceci implique de s’arracher au Lieu des Tombeaux et de se dégager du lien qui la lie aux Puissances obscures.

Comme l’explique Ursula K. Le Guin dans son article de 1973 « Dreams Must Explain Themselves », Les Tombeaux d’Atuan raconte « a feminine coming of age. Birth, rebirth, destruction, freedom are the themes4. » De tels thèmes, chez une romancière qui s’affirme féministe, invitent à considérer le passage à l’âge adulte d’une femme comme devant nécessairement passer par une forme de rébellion face à un ordre où les femmes doivent se conformer à des rôles préétablis. En cela, Tenar est davantage une révolutionnaire que les personnages masculins du cycle. Son propre parcours dans Les Tombeaux d’Atuan constitue la remise en cause d’un ordre, celui d’une religion qui vénère des Puissances qui n’ont nul besoin d’être vénérées mais seulement acceptées, malgré leur caractère inquiétant, comme composante de l’univers, et celui de la société patriarcale de Kargad qui voue les prêtresses à ces Puissances, révélant une même défiance5.

La sortie de Tenar hors des Tombeaux et de l’obscurité constitue une remontée à la lumière et à la vie qui s’apparente à une nouvelle naissance, comme si la jeune femme accouchait d’elle-même. Le Lieu des Tombeaux et son Labyrinthe est en somme tout à la fois une prison et un lieu symbolique de gestation, rappelant l’obscurité de la matrice originelle. Tenar quitte un pays où les femmes n’ont pas droit de parole pour un autre à la culture apparemment moins superstitieuse et plus tolérante (du moins la culture de l’Archipel apparaît-elle ainsi à travers le personnage de Ged)6.

Mais l’Archipel se méfie également du pouvoir féminin, le tenant à distance en s’en moquant comme le montre le dicton « Weak as women’s magic, wicked as women’s magic »7. Pensée explicitement moins puissante que la magie des hommes, dévaluée (les femmes ne sont pas admises à Roke, l’école des mages), la magie des femmes est implicitement inquiétante pour les hommes, d’une part parce qu’elle permet à celles qui la pratiquent de s’émanciper partiellement des rôles attribués à la femme et donc d’échapper à la domination masculine, d’autre part parce que son fonctionnement échappe à l’homme. En maintenant la femme dans des rôles préétablis, les hommes de Terremer réduisent l’insupportable altérité de la femme, ce qui leur permet de faire l’économie de la confrontation au mystère féminin qui est aussi confrontation au mystère organique de la vie. Les tâches allouées spécifiquement aux femmes sont conçues comme inférieures et impures, ce qui suppose, par extension, une conception impure de la femme, en raison de son lien avec la naissance et la mort. La femme vient rappeler les origines organiques de la vie. Dans cette perception de la femme impure et potentiellement menaçante pour le pouvoir masculin, la double figure d’Ève et de Lilith, la Mère des hommes par qui le péché arrive et la Mère des démons qui a refusé la soumission (sexuelle) à l’homme, n’est pas loin, même si le monde de Terremer ne fait aucune référence explicite à cet imaginaire occidental judéo-chrétien. La femme n’est jamais plus menaçante que lorsqu’elle s’arrache à la domination de l’homme pour se construire en être indépendant8, sapant les fondements de l’ordre patriarcal qui veut que la femme soit la possession de l’homme, chair de sa chair, née de l’une de ses côtes (pour reprendre la conception biblique).

L’association du pouvoir féminin à l’obscurité et aux racines du monde renvoie à l’obscurité de la Matrice originelle : la création, la vie, qui naît de l’obscurité. Dans La Création d’Éa, poème archipélien relatant la création du monde de Terremer, il est dit que Segoy tira les îles de l’obscurité et de l’eau (Only in silence the word9). Obscurité et humidité sont deux termes traditionnellement associés au corps féminin, l’utérus d’où s’extirpe la vie. Ainsi on retrouve à travers ces deux aspects le symbolisme de la Terre Mère qui, parce qu’elle donne la vie, peut aussi la reprendre, symbolisme présent dans de nombreuses mythologies à travers le lien entre Déesse Mère et Déesse Mort mais aussi dans la figure des divinités du Destin. Les Parques de la mythologie gréco-romaine représentent chacune trois âges de la vie incarnés par les trois âges de la femme : Clotho, la vierge (la naissance), Lachesis, la femme mûre/la mère (le milieu de la vie), Atropos, l’aïeule (la vieillesse et la mort). On peut aussi évoquer, dans le panthéon hindou, Kali la Noire, un des aspects de la déesse Parvati, épouse du dieu Shiva, et qui représente la Déesse Mère destructrice et créatrice10. Toutes ces figures ne sont pas si éloignées de la Lilith judéo-chrétienne dans leur caractère inquiétant et le lien qu’elles impliquent entre femme, pouvoir de vie et pouvoir de mort. Vie et mort sont liées par le rappel de l’organicité de la vie qui signe l’appartenance de l’être humain à la matière périssable, et la femme apparaît comme la détentrice du mystère de la vie et de la mort que l’homme ne peut maîtriser. C’est ainsi que nombre de cultures jugent impures les menstruations car celles-ci constituent un signe ambivalent de vie et mort, faisant de la femme tout à la fois un être sacré et impur, conception essentielle pour comprendre le statut ambigu de Tenar, alias Arha, dans la société kargue, à la fois révérée pour son lien avec les Anciennes Puissances et isolée du reste du monde.

L’impureté supposée de la femme et des tâches qui lui sont réservées dans Terremer reflète cet imaginaire qui, loin de se retrouver uniquement dans des sociétés primitives ou non-occidentales, continue d’organiser profondément les représentations féminines dans l’imagerie occidentale, notamment à travers la figure de Lilith, la première femme selon le folklore juif, traditionnellement conçue comme démon femelle au corps monstrueux et devenue pour les féministes une figure de la femme libre. Dans ces conditions, on ne peut pas ne pas remarquer une lointaine parenté entre cette dernière et ces deux hybrides mi-femmes, mi-dragons que sont Therru/Tehanu et Orm Irian.

2. Femme et dragon : l’hybridité de Therru et Orm Irian, entre monstruosité et métaphore de liberté

Le mystère entourant la nature d’Orm Irian et de Therru est respectivement au cœur de la nouvelle « Dragonfly » et du roman Tehanu où chacune apparaît comme un être anormal, rejeté ou du moins, dans le cas d’Orm Irian, ne trouvant pas sa place dans la société de Terremer. Chaque récit se clôt par la révélation de la nature double du personnage, humain et dragon, révélation qui est déjà annoncée dans Tehanu par le récit de la Femme de Kemay, relaté par Tenar, et dans la nouvelle, par le titre même qui est aussi le nom usuel d’Orm Irian11. La traduction française de « Dragonfly » perd malheureusement cet effet d’annonce puisque Dragonfly devient Libellule, nom qui n’évoque plus, par homophonie, le vol du dragon.

Le lien établi entre femme et dragon à travers l’hybridité d’Orm Irian et de Therru n’est pas innocent. En effet, tout comme les femmes, les dragons de Terremer sont des êtres en marge de la société des hommes. Créatures anciennes, magiques par essence, échappant à la compréhension des hommes, les dragons sont perçus comme des monstres dont il faut se défier, bien qu’ils soient cependant parents des hommes, comme le révèle le récit de la Femme de Kemay. Le passage au premier plan des femmes et des dragons dans Tehanu constitue un renversement par rapport à la trilogie d’origine de Terremer où, comme l’observe Maria do Rosariò Monteiro, « dragons, women and death remained in the periphery of the plot. They intervene, they act, but Ged, mages and society as a whole do not know them, do not understand their nature »12. Le renversement de la figure négative du dragon, déjà amorcé à la fin de L’Ultime Rivage, accompagne ainsi la critique de la société patriarcale et la revalorisation des femmes. De plus, la nature mi-dragon, mi-femme de Therru et Orm Irian confirme la nature chthonienne et tellurique de la femme et de son pouvoir pressentie par leur association au culte des Innommables dans les romans précédents, un pouvoir différent de celui des hommes et défini par la sorcière Mousse (Moss) comme « deeper than the sea, older than the raising of the lands […] No one knows, no one knows, no one can say what I am, what a woman is, a woman of power, a woman’s power, deeper than the roots of trees, deeper than the roots of islands, older than the Making, older than the moon […] »13 L’ancienneté du pouvoir féminin, qui serait plus ancien encore que la Création, renforce le lien entre femme et dragon, les dragons étant le peuple le plus ancien de Terremer et le dragon Kalessin étant appelé Segoy par Therru14, autrement dit le nom du mystérieux créateur qui tira les îles de l’océan primordial et les nomma. Le lien entre femme, dragon et création nous ramène par ailleurs à Lilith, la femme primordiale, dont le corps hybride est un prototype du corps féminin comme hybridité, signe de monstruosité. Lilith combine en effet corps féminin, reptilien et batracien15. Elle est le corps qui rassemble les contraires en une unité impossible, qui nie la distinction des sexes16, négation inquiétante et problématique pour une société basée sur la distinction des sexes et des rôles sexuels puisqu’elle suppose une subversion des rôles traditionnels masculin et féminin17. Il n’est donc pas anodin que les dragons de Terremer soient en apparence asexués (nul ne sait par exemple si Kalessin est mâle ou femelle), ni non plus qu’Orm Irian se travestit temporairement en garçon pour entrer à Roke, même si ce déguisement est immédiatement percé à jour. Par leur nature hybride, Therru et Orm Irian remettent en question la place accordée à la femme dans la société patriarcale de Terremer. Mais, dans le même temps, leur hybridité recombine l’inquiétude et la méfiance du patriarcat à l’égard des femmes.

Le caractère hybride de Therru et Orm Irian est effectivement à double tranchant. Le rapprochement entre femme et dragon ne peut pas ne pas se colorer d’une face négative et sinistre. Si ce rapprochement se trouve justifié par le fait que les dragons sont des créatures autres, exclues elles aussi du système patriarcal de Terremer, les dragons restent cependant une force indomptable, représentant une menace potentielle porteuse de chaos. Le dragon est l’étranger, l’absolument Autre qui s’oppose à l’homme. Symbole du chaos, il est le monstre que doit traditionnellement abattre le héros pour préserver l’ordre cosmique. Il est aussi le monstre informe, le grand ver, serpent primordial que le dieu tue pour instaurer cet ordre cosmique. Dans les mythes assyro-babyloniens et grecs, ce serpent primordial est de nature féminine : Tiamat, la mère originelle, tuée par Mardouk18 ; Python, tuée par Apollon à Delphes19. Il est intéressant de noter, à ce sujet, que la Pythie, pourtant prophétesse d’Apollon, porte un nom qui rappelle étymologiquement celui de Python. Le nom de la Pythie est ainsi ambivalent : messagère de la sagesse d’Apollon, son nom évoque pourtant l’être chthonien primordial que le dieu solaire ouranien a vaincu. Ainsi le rapprochement entre femme et dragon dans Terremer fait écho, dans l’imaginaire occidental, au lien entre femme et créature ophidienne. La sagesse féminine tout comme la sagesse du dragon renvoie dès lors à un savoir primordial, ce savoir qui a trait à l’origine même de la vie et son organicité, comme nous avons déjà pu le constater en première partie.

La tradition judéo-chrétienne voit dans le dragon une figure du Serpent tentateur de la Genèse20, ce serpent qui évoquerait par sa forme phallique la sexualité, conçue comme un péché. Joseph Campbell propose toutefois une interprétation alternative à la signification du Serpent, en lien avec le symbole de l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue et que l’on retrouve dans l’imagerie de nombreuses civilisations. Selon lui, ce qui fait du Serpent un symbole négatif dans la Genèse est moins son caractère phallique, que sa capacité à changer de peau et sa forme qui rappelle aussi le tube digestif : le serpent révèle à l’homme par son apparence même le caractère terrifiant de la vie dans toute sa crudité en matérialisant l’image de la vie qui se nourrit de la vie et ne cesse de renaître d’elle-même, abandonnant les générations passées21. Vie et mort sont liées. Pour continuer à vivre, il faut se nourrir, autrement dit ingérer d’autres êtres vivants, une réalité qu’il n’est pas toujours aisé de reconnaître et accepter, comme le montre le phénomène du végétarisme.

Ces rapprochements entre dragon et serpent permettent d’expliquer le lien profond entre femme et créature ophidienne dans l’imaginaire. La femme, pourvoyeuse de vie, rejoint la symbolique du serpent ou dragon primordial car elle est symboliquement le chaos dont il faut sortir pour donner forme à la vie22. Ce faisant elle partage aussi le savoir primordial du dragon, d’où la compréhension mutuelle entre Tenar et Kalessin, qui se passe de mots lors de leur rencontre23.

Cette ambivalence se retrouve dans la figure même du dragon dans Terremer. Dans Le Sorcier de Terremer, le dragon Yevaud ressemble encore beaucoup au monstre reptilien traditionnel de l’imagerie occidentale : gigantesque reptile ailé semant la terreur dans les villages de Low Torning et qui a fait de l’île de Pendor sa demeure, il veille sur un immense trésor et se caractérise par son avidité. Son langage trompeur le rapproche du Fáfnir de la Völsunga Saga. Au contraire, les autres dragons du cycle, Orm Embar, et plus particulièrement Kalessin offrent une image beaucoup plus ambivalente du dragon, les rapprochant plutôt des dragons chinois que du monstre que les Beowulf, Sigurd et autres Saint George s’en vont combattre. Kalessin, présenté comme le plus ancien (the elder), ne se caractérise ni par l’avidité, ni par l’avarice, ni par une langue trompeuse mais par sa sagesse. Qui plus est, l’image des dragons est d’autant plus transformée dans les derniers romans du cycle qu’est révélée la parenté des humains et des dragons, qui, à l’origine, ne formaient qu’une seule espèce, la division de l’espèce originelle entre dragon et humain redoublant la distinction entre femme et homme, les deux parts de l’humanité. Cette révélation est confirmée à travers les trois êtres hybrides que sont la Femme de Kemay, Therru elle-même et Orm Irian. Comme on l’a vu, il n’est pas anodin que ces trois hybrides soient aussi trois femmes puisque dragons et femmes ont en commun l’image négative que les hommes ont forgée d’eux alors même qu’ils appartiennent à la même espèce. En fondant les figures de la femme et du dragon dans ces trois personnages, Ursula K. Le Guin met en relief la peur irraisonnée des hommes et le statut problématique de la femme dans un système patriarcal. Therru, en particulier, concentre sur elle l’ensemble des injustices faites aux femmes : enfant battue et abusée sexuellement par ses parents avant de finir à moitié brûlée vive et irrémédiablement défigurée et mutilée, Therru est une victime de la violence des hommes. On ne peut pas ne pas songer, en lisant son histoire, à ces femmes brûlées à l’acide pour avoir porté atteinte à l’honneur de leur famille ou de leur époux. La question récurrente que posent les habitants de Gont, et en particulier les personnages masculins, « Mais qu’a-t-elle bien pu faire pour qu’on la mutile ainsi ? », renvoie au présupposé sous-jacent que la victime est coupable d’une faute inavouable. En d’autres termes, la femme violée ou battue est responsable du préjudice porté à son encontre. Porteuse de ces stigmates qui l’identifient en victime, Therru fait peur et révulse. Sa nature hybride de dragon symbolise cependant sa force intérieure, cette capacité à se reconstruire face à l’adversité. Le dragon en elle est une force libératrice.

En effet, les dragons de Terremer sont aussi un symbole de liberté. Le vol du dragon représente l’aspiration de la femme à la liberté. La description du vol de Kalessin lors de sa rencontre avec Tenar le montre bien. Lors de son approche, de loin, Kalessin apparaît à Tenar comme un oiseau : « It was not a gull, for it flew steadily, and too high to be a pelican. Was it a wild goose, or an albatross, the great, rare voyager of the open sea, come among the islands ? »24 Kalessin est à nouveau comparé à un oiseau lorsqu’il disparaît au loin (« till it was no larger than a wild goose or a gull. 25) Le dragon est successivement comparé à une mouette (gull), un pélican, une oie sauvage (wild goose) et un albatros, tous oiseaux caractérisés par leurs longues ailes et leur vol majestueux mais ayant une allure pataude à terre, à l’instar de Therru, défigurée et laide sous sa forme humaine mais qui prendra la forme d’un superbe dragon en vol à la fin du Vent d’ailleurs. Dégagé de la pesanteur de la terre, libre, le vol du dragon constitue une réponse à la possessivité de l’homme à l’égard de la femme, de la terre et de ses trésors. Le dragon qui vole, c’est l’être libre et sans attache, celui qui n’appartient à personne et ne possède rien ni personne, l’être qui va où il désire sans crainte, sans être jugé. Bien plus, étant une créature de feu, de lumière et d’air, magique par essence, le dragon métaphorise le pouvoir de l’imagination, cette capacité de l’esprit humain traditionnellement associée au caractère supposément fantasque et irraisonné de la femme, alors que la raison a toujours été pensée comme une qualité masculine. Cette association se justifie par celle unissant la femme à la nature, voyant dans la femme un être plus naturel que l’homme, association que l’anthropologue et féministe Colette Guillaumin considère comme une pièce maîtresse de l’oppression des femmes. « Selon elle, c’est parce que les femmes sont appropriées, et donc constituées en choses, qu’elles peuvent être dans le même temps perçues comme des choses naturelles […] »26 Dans le même mouvement, l’idée que les femmes seraient plus naturelles que les hommes redouble l’idée que la domination des hommes sur les femmes serait fondée en nature. Or, dans Terremer, le lien qui se crée entre femme, dragon, nature et imagination est revalorisé et subverti pour ne plus être un élément possible d’oppression mais un instrument de liberté. Contre la supposée raison masculine et son savoir qui s’avèrent de fait nourris par la peur et les préjugés, la femme et le dragon opposent la communauté des cœurs27 et la liberté d’être soi, malgré l’adversité. À l’économie de la possession, ils opposent celle de la reconnaissance mutuelle des individus libres. Enfin, face à l’homme (mage) besogneux qui tente de s’octroyer des pouvoirs qu’il n’a pas, et, en particulier, le pouvoir de créer, le dragon se définit comme un artiste naturel. Comme le dit Ged : « We men do dreams, we work magic, we do good, we do evil. The dragons do not dream. They are dreams. They do not work magic: it is their substance, their being. They do not do, they are »28. En cela, la figure ambivalente du dragon se fait figure positive, figure de l’idéal, et transcende la figure féminine parce qu’elle est un espoir de liberté mais aussi un rappel du simple droit de chacun à exister.

Dans un article intitulé « Why Are Americans Afraid of Dragons ? », Ursula K. Le Guin lie explicitement le pouvoir de l’imagination, la liberté et l’image du dragon dans un passage qui entre en résonance avec la figure du dragon dans les derniers tomes de Terremer, figure de liberté qui, à travers les personnages hybrides de Therru et Orm Irian, remet en question les préjugés des sociétés patriarcales de Terremer :

For Fantasy is true, of course. It isn’t factual, but it is true. Children know that. Adults know it too, and that is precisely why many of them are afraid of fantasy. They know that its truth challenges, even threatens, all that is false, all that is phony, unnecessary, and trivial in the life they have let themselves be forced into living. They are afraid of dragons, because they are afraid of freedom.29

L’imaginaire est une voie pour la liberté, et dans Terremer, la figure intrinsèquement imaginaire du dragon, dans ces hybrides que sont Therru et Orm Irian, représente la femme qui s’émancipe enfin et prend son envol.

En prenant pour thèmes principaux la question de la femme et de l’hybridité, Tehanu est bien un roman pivot dans le cycle de Terremer et l’on peut voir, à la suite de Maria do Rosário Monteiro, dans le questionnement féministe de Tenar, une quête pour découvrir ce qu’est la vraie nature des femmes, cette nature qui effraie tant les hommes, et où réside le pouvoir féminin. Pourtant, le roman, pas plus que les nouvelles des Contes de Terremer ou le cinquième et dernier roman du cycle, n’apporte de réponse stable et définitive à la question de ce que serait la nature intrinsèque de la femme et ce que devrait être son rôle véritable. Bien au contraire, par le biais du rapprochement entre femmes et dragons et leur hybridation dans le personnage de Therru, le roman privilégie la mise en évidence de la construction de la figure féminine opérée par les préjugés de la société patriarcale, et l’interrogation du statut de la femme. Il s’agit moins pour Ursula K. Le Guin de problématiser le statut de la femme dans les œuvres de Fantasy que d’interroger la place de la femme dans nos représentations culturelles, tout en apportant des éléments de subversion à celles-ci. Cette problématisation se trouve déjà en creux dans le deuxième roman du cycle, Les Tombeaux d’Atuan, et fait de Terremer non seulement une œuvre majeure de la Fantasy mais aussi une œuvre intrinsèquement féminine et féministe.


Notes

1 –  Le Guin (Ursula K.), The Earthsea Quartet, Londres, Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973, 1990 pour les éditions originales des quatre volumes séparés), p.651 : « “La peur,” dit-elle. “De quoi avons-nous si peur ? Pourquoi les laissons-nous nous dire que nous avons peur ? De quoi ont-ils peur, eux ?” Elle reprit le bas qu’elle était en train de repriser, le tourna dans ses mains, resta silencieuse un moment ; enfin elle dit, “Pourquoi ont-ils peur de nous ?” » (notre traduction)

2 –  The Earthsea Quartet, p.104-116

3 –  Le monde de Terremer est divisé géopolitiquement entre l’Archipel, confédération d’îles où les habitants ont la peau sombre et où la magie est pratiquée, et les Terres kargades, empire dont la population a la peau blanche et où la magie est prohibée.

4 –  Le Guin (Ursula K.), The Language of the Night, Essays in Fantasy and Science Fiction, édition et introductions de Susan Wood, édition révisée par Ursula K. Le Guin, Londres, The Women’s Press, 1989, p.44-45 : « une version féminine du passage à l’âge adulte. Naissance, renaissance, destruction, liberté en sont les thèmes. » (notre traduction)

5 –  Voir Bernardo (Susan M.) et Murphy (Graham J.), Ursula K. Le Guin, A Critical Companion, Westport, Connecticut et Londres, Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, p.110 : « Elizabeth Cummins, in her article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, says of Tenar that “she cannot become a wizard or a king. But Tenar is more of a revolutionary than either Ged or Arren. Whereas Ged and Arren mature so as to assume socially-approved roles, she has had to rebel against the society which nurtured her.” »« Elizabeth Cummins, dans son article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, dit de Tenar qu’elle “ne peut pas devenir mage ou roi. Mais Tenar est davantage une révolutionnaire que Ged ou Arren. Alors que Ged et Arren mûrissent afin d’assumer des rôles socialement approuvés, elle a dû se rebeller contre la société qui l’a élevée.” » (notre traduction)

6 –  L’idée que la société kargue est beaucoup plus oppressive pour les femmes que la société archipélienne est également suggérée dans Le Vent d’ailleurs (The Other Wind), dernier roman du cycle, avec la princesse kargue Seserakh qui porte le feyag, une sorte d’équivalent fictif du voile intégral islamique.

7 –  « Faible comme la magie des femmes, mauvaise comme la magie des femmes. » (notre traduction)

8 –  On notera que la rébellion de Tenar dans Les Tombeaux d’Atuan aboutit d’ailleurs à la destruction du Lieu dans un tremblement de terre.

9 –  The Eathsea Quartet p. 12 : « Seulement dans le silence le mot » (notre traduction) Il s’agit du premier vers du poème liminaire du cycle.

10 –  Voir Varenne (Jean), « Kali », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com. Dans l’iconographie, Kali est représentée portant un collier de crânes, la bouche ensanglantée. Sur le caractère ambivalent de la Déesse Mère, voir Eliade (Mircea), « Mythologies (dieux et déesses », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com : « L’hymne homérique à Gaia (Terre) exalte “la Terre, mère universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit tout ce qui existe […]. C’est à toi qu’il appartient de donner la vie aux mortels, comme de la leur reprendre […].” C’est la raison pour laquelle la grande déesse, la Terre-Mère, est considérée non seulement comme la source dela vie et dela fertilité, mais aussi comme la maîtresse du destin et la déesse de la mort. Dans l’Inde, Durga-Kali est à la fois créatrice et destructrice, principe de la vie et de la mort. »

11 –  Contrairement aux Kargues, les Archipéliens ont deux noms, un nom usuel, et leur vrai nom qui leur est révélé au cours de la cérémonie du Passage par un mage ou une sorcière. La magie pratiquée à Terremer étant basée sur la connaissance du vrai nom des êtres et des choses, ce nom vrai doit rester secret.

12 –  « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », communication présentée à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt: « les dragons, les femmes et la mort restent à la périphérie de l’intrigue. Ils interviennent, ils agissent, mais Ged, les mages et la société dans son ensemble ne les connaissent pas, ne comprennent pas leur nature. » (notre traduction) Cette observation mérite toutefois d’être nuancée : la question de la mort est centrale dans le troisième roman de Terremer, L’Ultime Rivage, et le deuxième roman, Les Tombeaux d’Atuan, est, comme, on l’a vu, centré sur le personnage de Tenar. Néanmoins, c’est un homme, Ged, qui aide Tenar à prendre conscience de la réalité de sa situation et si les croyances kargues relatives aux Innommables sont remises en question, le statut de la femme n’est pas encore véritablement interrogé.

13 –  The Earthsea Quartet, p.528 : « Plus [profond] que l’océan, plus [ancien] que l’émergence des terres. […] Nul ne sait, nul ne sait, nul ne peut dire ce que je suis, ce qu’une femme est, une femme de pouvoir, le pouvoir d’une femme, plus profond que les racines des arbres, plus profond que les racines des îles, plus ancien que la Création, plus ancien que la lune. […] » (notre traduction)

14 –  tThe Earthsea Quartet, p.688

15 –  On soulignera au passage le caractère tellurique et aquatique de ce corps.

16 –  Voir Rousseau (Vanessa), « Lilith : une androgynie oubliée », Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, mis en ligne le 17 novembre 2005, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

17 –  Il est intéressant de noter que le principe de subversion des rôles sexuels passant par un refus de la distinction masculin/féminin se trouve au cœur de la problématique transgenre, et alimente en partie la théorie féministe anti-essentialiste qui refuse le postulat selon lequel la distinction des sexes serait fondée en nature. Pour une introduction générale aux questions de genre, voir Bereni (Laure), Chauvin (Sébastien), Jaunait (Alexandre), Revillard (Anne), Introduction aux Gender Studies,Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008

18 –  Tiamat apparaît dans le poème babylonien de la création, Enûma Elish, où elle incarne la déesse primordiale des eaux salées. Opposée à Mardouk dans le conflit entre les divinités primordiales et les nouvelles générations divines, elle s’entoure de monstres ophidiens (dragons, serpents,…). Mardouk la tue et organise le cosmos à partir de son corps : une moitié devient la voûte céleste et l’autre devient la terre. Bien qu’elle ne soit pas explicitement présentée comme une créature serpentine dans le poème, de nombreuses représentations iconographiques de l’époque assyro-babylonienne montrant un héros tuant un dragon ou serpent monstrueux ont été interprétées comme des illustrations du mythe de Tiamat et de Mardouk. Voir « Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org. René Labat observe que le « récit commence au début même du monde alors que tout n’était encore que chaos. Il évoque l’apparition successive des dieux et le conflit qui finit par opposer le premier ordre divin, où régnaient le silence, les ténèbres et l’immobilité, aux plus jeunes générations divines, génératrices de bruit, de mouvement et de lumière. » (« Assyro-babyloniens (littérature) », Encyclopaedia Universalis tome 2, p.959). La caractérisation de ce premier ordre divin n’est pas sans rappeler le culte des Innommables dans Les Tombeaux d’Atuan. Mircea Eliade, quant à lui, note que Tiamat « cumulait toutes les images exemplaires du Chaos : il était à la fois Océan primordial, dragon femelle, être androgyne, monstre et embryon. » (« Création (Les mythes de la Création) », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

19 –  Pythonest un monstre femelle engendré par Gaïa, la Terre mère. Sa mise à mort par Apollon est relatée dans l’Hymne homérique consacré au dieu. Selon les textes, Python est tantôt présentée comme un serpent, tantôt comme un dragon. Une version en ligne de la traduction de Leconte de Lisle de l’Hymne peut être consultée sur wikisource.org. Il est probable que Python était à l’origine une ancienne divinité chthonienne locale associée au site de Delphes (dont l’ancien nom est Pytho) dont le culte, lié à la divination, aurait été par la suite supplanté par celui d’Apollon, ce dont témoignerait le mythe.

20 –  Lui-même associé à une figure féminine, Ève.

21 –  Voir Campbell (Joseph), Puissance du mythe (Power of Myth), avec la collaboration de Bill Moyers, traduction de Jazenne Tanzac, [s.l.], J’ai lu, 1991 (1988), p.89-92. Joseph Campbell souligne que les cultures en contact avec la civilisation hébraïque connaissaient le serpent comme symbole de vie et de fertilité.

22 –  En illustration de cette idée, on peut évoquer la légende médiévale française de Mélusine, mi-femme, mi-serpent, présentée comme l’ancêtre de la Maison des Lusignan dans le roman de Jean d’Arras. Mélusine a été rapprochée des figures de souveraineté celtes et son caractère ophidien en ferait l’incarnation de la fertilité du sol. Voir Morris (Matthew), « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20. (Nous remercions Jean-Michel Caralp qui nous a indiqué cette référence.)

23 –  The Earthsea Quartet, p.515-518

24 –  op.cit. p.515 : « Ce n’était pas une mouette, car il volait régulièrement, et trop haut pour être un pélican. Était-ce une oie sauvage, ou un albatros, le grand, rare voyageur de la haute mer, venu dans les îles ? » (notre traduction)

25 –  Op.cit. p.518 : « jusqu’à ce qu’il ne fut pas plus grand qu’une oie sauvage ou une mouette. » (notre traduction)

26 –  Introduction aux Gender Studies, op.cit. p.22

27 –  Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Warren G. Rochelle, Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin, Liverpool University Press, 2001.

28 –  The Earthsea Quartet, p.335 : « Nous les hommes faisons des rêves, nous utilisons la magie, nous faisons le bien, nous faisons le mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont des rêves. Ils n’utilisent pas la magie : c’est leur substance, leur être. Ils ne font pas, ils sont. » (notre traduction)

29 –  The Language of the Night, p. 36 : « Car l’Imaginaire est vrai, bien sûr. Il n’est pas factuel, mais il est vrai. Les enfants le savent. Les adultes le savent aussi, et c’est précisément pourquoi tant d’entre eux ont peur de l’imaginaire. Ils savent que sa vérité met en question, menace même, tout ce qui est faux, tout ce qui est en toc, inutile, et trivial dans la vie qu’ils se sont laissés forcer à vivre. Ils ont peur des dragons, parce qu’ils ont peur de la liberté. » (notre traduction)

 


Bibliographie

Œuvres

Anonyme. Hymne homérique à Apollon. Traduction de Leconte de Lisle.

Anonyme. Völsunga saga (The saga of the Völsungs). Traduction et introduction de Jesse L. Byock, Berkeley et Los Angeles, Californie : University of California Press, 1990

LE GUIN Ursula K.  The Earthsea Quartet (comprenant A Wizard of Earthsea, The Tombs of Atuan, The Farthest Shore, et Tehanu). Londres : Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973 et 1990 pour les premières éditions respectives des quatre volumes séparés)

Tales from Earthsea. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

The Other Wind. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

Ouvrages critiques

BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, JAUNAIT Alexandre, REVILLARD Anne. Introduction aux Gender Studies, manuel des études sur le genre. Bruxelles : De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008, 358p.

BERNARDO Susan M., MURPHY Graham J., LE GUIN Ursula K. A Critical Companion. Westport, Connecticut et Londres : Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, 216p.

CAMPBELL Joseph. Puissance du mythe (Power of Myth). J’ai lu, 1991 (1988), 373p.

ELIADE Mircea. « Création (Les mythes de la Création) ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

« Mythologies (Dieux et déesses) », Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

LABAT René. « Assyro-babyloniens (littérature) ». Encyclopaedia Universalis, tome 2, p.957-961.

LE GUIN Ursula K. The Language of the Night, Essays on Fantasy and Science Fiction. Londres : The Women’s Press, 1989 (1979 pour l’édition non révisée à New York chez GP Putman’s Sons), 210p.

MORRIS Matthew. « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20.

ROSARIO MONTEIRO Maria. « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », papier présenté à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt

ROUSSEAU Vanessa. « Lilith : une androgynie oubliée ».  Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

ROCHELLE Warren G. Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin. Liverpool University Press, 2001, 208p.

« Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org

VARENNE Jean. « Kali ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

« Older posts Newer posts »

© 2024 Littera Incognita

Theme by Anders NorenUp ↑