Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Auteur/autrice : littera-incognita (Page 8 of 13)

L’entre-deux dans la série Sense8 : germe d’une utopie planétaire

Khalil KHALSI
Khalil Khalsi est doctorant en cotutelle entre l’Université de Montréal et la Sorbonne Nouvelle (CNRS-Thalim). Il consacre sa thèse à l’étude du rêve comme espace interstitiel dans un corpus comparatiste. Il est membre boursier du Centre de recherche des études littéraires et culturelles sur la planétarité de l’Université de Montréal.
khalil.khalsi@umontreal.ca

Pour citer cet article : Khalsi, Khalil, « L’entre-deux dans la série Sense8 : germe d’une utopie planétaire », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/lentre-deux-dans-la-serie-sense8-germe-dune-utopie-planetaire/>.

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Résumé

Suivant la destinée de huit personnes connectées à travers le monde, la série Sense8 des Wachowski esthétise une utopie planétaire où ces individus renforcent leurs potentialités respectives par l’empathie. L’entre-deux représente une zone de « transconnexion » où se réinvente l’individualité, dans son rapport à soi et à l’autre, vers une conscience transfrontalière. Cet espace interstitiel, tel que véhiculé par une production culturelle à dominance dystopique, est un lieu de surgissement utopique propre à l’ère planétaire ; un tel concept tend à contrebalancer les rapports de force géopolitiques par une reconquête de la subjectivité, tant individuelle que collective, et une redéfinition nécessaire de la rationalité disjonctive qui domine les champs discursifs modernes.

Mots-clés : utopie – Sense8 – planétarité – entre-deux – frontière – individualité.

Abstract

The Wachowski’s series Sense8 is a global utopia which follows the destiny of eight individuals throughout the planet who empathically enhance each other’s potential. The in-between represents a zone of “transconnection” where individuality, experienced as a relation to oneself and to others, is reinvented towards a cross-border consciousness. This interstitial space, as it is conveyed by a predominantly dystopian cultural production, is a place of utopian emergence, representative of our planetary era; this concept seeks to counterbalance geopolitical power relations by reconsidering both individual and collective subjectivity and questioning the disjunctive rationality that prevails over modern discursive fields.

Keywords: utopia – Sense8 – planetarity – in-between – border – individuality.


Sommaire

Introduction
1. L’individu comme être utopique
1.1. « Je ne me sens pas moi-même »
1.2. Potentialités de l’impersonnel
1.3. L’entre-deux : entre l’individuel et le collectif
2. Vers une conscience planétaire
2.1. Subjectivité de la frontière
2.2. Le « je » comme un « nous »
2.3. Transindividuation
Pour conclure
Notes
Bibliographie

Introduction

Nous pouvons l’affirmer : l’heure est à l’utopie, et pour cause, le sentiment de crise — voire de fin de la civilisation —, guère inédit dans l’Histoire, atteint aujourd’hui une dimension planétaire. La prolifération des scénarios dystopiques, aussi bien en littérature qu’en culture visuelle1, semble répondre à la nécessité de forger une conscience planétaire cependant que les utopies politiques sont supposées perdues depuis la chute du mur de Berlin. L’émergence d’une telle conscience est souvent associée à une certaine désillusion quant au progrès social et à la ruine de l’avenir ; des théoriciens comme M. Augé2 et F. Jameson3, pour ne citer qu’eux, promeuvent la dialectique d’une renaissance possible à partir des ruines mêmes du temps, celui-ci étant ressenti aujourd’hui comme planétaire. Différemment de la mondialisation, de la globalisation, voire du cosmopolitisme, la planétarité suppose une mise en dialogue des mondes, sans rapports de force, selon une écologie qui pose la planète comme projet éthique (le devenir planétaire, guère acquis, serait toujours à faire selon E. Morin qui voit le monde dans un « âge de fer planétaire4 »). L’entre-deux est ce qui me semble être le point de (dis)jonction de ces mondes irréductibles les uns aux autres. Je propose donc de le définir comme le germe à partir duquel les mondes peuvent s’associer, se superposer et mettre en corrélation leurs potentialités. Plus encore, l’entre-deux est ce qui suscite les conditions d’émergence utopique d’un système qui, par définition, est métamorphique.

Cet article se donne pour objectif d’expérimenter ce concept opératoire à l’aune d’un produit de culture populaire comme la série Sense85 pour y mettre en évidence les mécanismes d’expression utopique. Produite par les Wachowski (Matrix, Cloud Atlas), la série laisse transparaître une logique de l’entre-deux qui régit le destin des huit héros, considérés comme des sensitif-ve-s (sensates) ; ces dernier-e-s, de leurs lieux de vie respectifs à travers la planète, connectent leurs identités fragilisées pour se solidariser et se porter secours à travers le « psycellium », leur réseau d’interconnexion, dans une réalité planétaire aux allures dystopiques.

Il s’agit, dans cet article, de voir à quel point l’entre-deux pourrait être considéré comme le motif d’un espace de résistance transindividuelle, et dans quelle mesure cette esthétique laisse supposer une potentielle redéfinition de la planète comme paradigme politique.

Les Sense8 sont huit personnes qui, disséminées à travers la planète, se retrouvent soudainement connectées les unes aux autres par les sens, l’affect et la conscience, corps et esprit, rêves et psyché, mémoire et savoir. Le concept est développé au fil de la première saison où les personnages, souvent présentés comme solitaires, isolés et en souffrance, subissent individuellement une réalité oppressante : Lito (Miguel Ángel Silvestre) est une vedette mexicaine de telenovelas vivant secrètement sa relation homosexuelle, par crainte du machisme homophobe du show-business ; l’Indienne Kala (Tina Desai), fervente hindoue, voit son optimiste mis à rude épreuve par un mariage de convenance, son désir pour Wolfgang (un autre sensitif) et l’extrémisme religieux de son ethnie ; à Berlin, Wolfgang (Max Riemelt), loup solitaire, tente de survivre, tant bien que mal, à travers les pratiques mafieuses et les guerres intestines de sa dynastie russe ; conducteur de matatu, Capheus (Amel Ameen, remplacé dans la seconde saison par Toby Onwumere) lutte dans la violence de Nairobi pour sauver la vie de sa mère atteinte du sida ; Riley (Tuppence Middleton), ayant perdu mari et nouveau-né lors d’un accident dans les montagnes islandaises, erre à Londres où elle noie sa souffrance dans les paradis artificiels ; à Chicago, Will (Brian J. Smith) est un policier en prise avec la criminalité de sa ville, mais également avec des visions de tourmente remontant à l’enfance ; tandis qu’à Seoul, Sun (Bae Doona) dompte sa rage face à un patriarcat qui lui dénie toute existence en tant que femme, l’inculpant des malversations commises par son frère afin de protéger les intérêts de l’entreprise familiale ; et qu’en Californie, la hacktiviste transgenre Nomi (Jamie Clayton) voit son bonheur, qu’elle a rudement atteint, menacé par la réapparition de sa famille conservatrice qui consent à sa lobotomie. C’est autour de cette dernière figure, et dans la tentative de la secourir, que les huit existences viennent à s’enchevêtrer et à révéler l’intrigue de la série : Nomi est le premier noyau à travers lequel un certain Whispers (Terrence Mann), missionné par la Biologic Preservation Organization (BPO), tente d’atteindre et de neutraliser les huit individus qui, ainsi interconnectés, constituent un cercle de « sensitif-ve-s ».

1. L’individu comme être utopique

C’est donc sur la base d’une idée simple comme l’union fait la force que repose le propos de la série6. M’abstenant de commenter le degré de crédibilité de cette production mainstream7, je propose plutôt de considérer la vision utopiste qu’exprime une telle œuvre de la culture de masse, en phase avec les discours ambiants sur les formes de solidarité contemporaines ; nous verrons en quoi le langage esthétique de la série reflète — quoique d’en haut, c’est-à-dire d’une posture non dénuée d’une forme d’hégémonie8 — certaines considérations communautaires, indissociables des enjeux identitaires, qui ont cours du fait de la mondialisation et dans un contexte de crise globale.

Les auteures de Sense8 semblent en effet se saisir de la conviction largement répandue que l’ennemi est planétaire, commun à tous les peuples, dans une géopolitique soumise à un marché international néolibéral des moins équitables et des plus sauvages. À ce propos, P. Pignarre et I. Stengers vont jusqu’à qualifier le capitalisme de « système sorcier » qui accapare les individus, incapables de se défendre dans une société moderne, supposément rationnelle, dénués qu’ils sont de mécanismes de protection9. Les théoricien-ne-s postmarxistes continuent en effet à imputer les causes du supposé malaise civilisationnel contemporain à un néolibéralisme qui marchandise la vie humaine10 ; le couple d’anthropologues sud-africains J. & J. Camaroff parlent même d’un processus de « zombification » qui, dans une société où survivent les pratiques sorcières (bien que celles-ci n’aient réellement disparu nulle part), aliène des individus pour alimenter tout un circuit occulte du système économique. Morts-vivants, mais ni morts ni vivants, ces personnes — formes les plus élémentaires de la vulnérabilité — sont justement annihilées dans leur individualité. Il me semble, à cet égard, que c’est bien là que se situe l’enjeu science-fictionnel de la série, en ceci que la trame dystopique fait office de miroir à la fois déformant et grossissant face aux dysfonctionnements des sociétés modernes gouvernées par les lois du néolibéralisme et de l’efficacité marchande, celle-ci étant tributaire d’un certain conformisme social qui se maintient nécessairement au détriment de la subjectivité et des libertés individuelles.

Car, en effet, tandis que les personnages se découvrent et se reconnaissent les un-e-s les autres, se révèle la mission de la BPO lancée à leur trace : éradiquer la lignée des « Homo sensorium » que représentent les sensitif-ve-s. Vu-e-s comme une menace pour la préservation d’Homo sapiens sapiens (qui aura survécu, au fil de l’évolution, pour avoir exterminé toutes les autres espèces connues11), ces dernier-e-s sont traqué-e-s afin d’être lobotomisé-e-s, neutralisé-e-s et mis-e-s au service de l’Organisation comme des machines à tuer : en un mot, des zombies. Première sensitive à être capturée par la BPO, Nomi se retrouve en passe d’être punie pour avoir osé assumer sa transsexualité, en faisant fi de la normativité sociale. Plus encore, c’est bien au moment où les sensitif-ve-s prennent conscience de leur particularité, c’est-à-dire de la possibilité dont ils/elles disposent d’être autre chose que ce qu’ils/elles sont — d’être plus que ce à quoi les normes sociales voudraient les réduire —, qu’ils/elles sont détecté-e-s et traqué-e-s par l’Organisation.

1.1. « Je ne me sens pas moi-même »

En effet, la majorité des huit personnages sont, au départ, présentés en train de jouer, dans une forme de fuite en avant, des rôles sociaux qui ne font que réprimer leurs désirs et brider leurs potentialités. Tou-te-s les sensitif-ve-s semblent pris-es au piège d’une identité qui leur est impropre (ou l’avoir été, en ce qui concerne Nomi), engoncé-e-s qu’ils/elles sont dans des fictions suffocantes et sommé-e-s de s’ajuster à une réalité qui ne leur correspond pas. Nomi et Lito sont probablement les deux personnages qui incarnent le plus clairement ce déchirement ; l’une l’ayant surmonté en assumant son individualité mentale et corporelle, l’autre en continuant de jouer la comédie, littéralement, vis-à-vis d’un public qui lui refuse à l’avance la liberté d’être ce qu’il est. D’ailleurs, en plein tournage de son film au kitsch rutilant, Lito déclare : « Je ne me sens pas moi-même12 », ce à quoi le réalisateur répond qu’on ne lui demande que d’être son personnage. Au-delà de l’obligation de performer une identité autre que la sienne (notamment sexuelle : son rôle-phare, « El Caïdo », est un concentré de virilité et de machisme), c’est un rapport de force des plus violents qui maintient Lito dans un schéma d’auto-objectivation qu’il exécute de manière répétitive, suivant les canons purement industriels de la culture de masse ; celle-ci, rappelons-le à la suite de ce qu’Adorno et Horkheimer avancent dans Kulturindustrie (1947), standardise autant l’offre que la demande, autant les acteurs que les spectateurs. De fait, tout ce qu’il est demandé à Lito, c’est d’être un stéréotype dont les contours déteignent jusque sur sa vie privée, mais également sur son individualité dont il se trouve ainsi dépossédé par un certain marché du fantasme.

David Le Breton parle du « poids de l’individualisation13, la nécessité de toujours fournir l’effort d’être soi14 », mais ce soi n’est qu’un prisme à travers lequel se projettent les flux de désir provenant de l’environnement. Le résultat de cette individualisation, c’est « l’impersonnalisation qui consiste à ne plus se prêter à la comédie de la disponibilité aux autres en occupant un angle mort au sein de la sociabilité15 ». Pour le sociologue, l’impersonnalisation est une réaction délétère à l’obligation de performer, vis-à-vis de la collectivité, un soi que l’on n’est pas. Lito, autant que Sun, que Kala, que Wolfgang, prennent soudain conscience de l’inexistence de ce soi qu’ils sont alors invités, par l’activation de leur sensitivité, à explorer. Ainsi entrent-ils dans une phase d’impersonnalisation, qui est un espace de neutralité identitaire — un entre-deux — propice à l’individuation.

Mais avant d’analyser les ressorts de la notion d’entre-deux telle que celle-ci transparaît dans Sense8, il convient d’expliciter les concepts d’individu et de personne dans leur relation à l’impersonnel — qui est, comme nous le verrons, l’identité même de l’entre-deux.

1.2. Potentialités de l’impersonnel

Si un individu est un « membre d’une collectivité humaine16 », le concept de personne instaure une nuance qui fait intervenir, chez l’individu, la dimension de conscience (au sens philosophique) et de liberté (au sens juridique)17. La notion suppose donc une posture d’ordre éthique ; l’individu désignerait une catégorie objective (il s’agit d’un élément indivisible de la société), tandis que la personne serait envisagée dans sa subjectivité. Mais à considérer ce que le philosophe italien R. Esposito avance dans son ouvrage Terza Persona, il semblerait que la subjectivité soit tombée dans la sphère publique. Selon le penseur, le concept de personne découle justement d’une construction juridique et philosophique qui, aujourd’hui, assigne l’individu à une identité toute faite qu’il est obligé de jouer eu égard à sa fonction au sein de la société. Si le statut de personne permettait, dans l’Antiquité, une multiplicité identitaire dont un individu pouvait jouir du fait de ses différents rôles sociaux, la réalité occidentale contemporaine prend l’individu dans ce qu’Esposito, dans une optique foucaldienne, appelle le « dispositif de la personne » ; ce dispositif fait adhérer un seul masque au visage de l’individu, une seule identité possible, trop encombrante, au point de le dépersonnaliser et de lui faire perdre tout contact avec les potentialités inexplorées et autrement plus fécondes de son être. Le paradoxe tient donc ici du fait que l’obligation d’être une personne finit par annihiler toute possibilité d’être véritablement une — être une personne, c’est être privé d’individualité. Plus que cela, c’est l’impersonalisation, c’est-à-dire l’absence substantielle de personne, qui serait la condition primordiale de l’être. De fait, l’impersonnalisation, qui serait une manière de subvertir sa (non-) personne — c’est-à-dire sa catégorisation identitaire —, serait le seuil d’une forme de fluidité identitaire et, de fait, une prise en charge de soi qui échappe au quadrillage fonctionnaliste.

Une (non-)personne serait dénuée de subjectivité, dans notre époque postmoderne qui, selon F. Jameson, aurait signé la fin de l’individualité, c’est-à-dire l’impossibilité qu’aurait un individu d’avoir une subjectivité propre et une vision du monde personnelle18. Le conformisme est donc ce qui subordonne l’individu à la société, ce qui l’empêche de la questionner, mais également de penser sa personne, son temps et son avenir, tant individuel que collectif.

La pensée utopique se voit par conséquent étroitement liée à la question de l’individualité, et c’est là qu’intervient l’entre-deux comme lieu d’utopie à la jonction de l’individuel et du collectif.

1.3. L’entre-deux : entre l’individuel et le collectif

Il est vrai que le concept d’entre-deux est difficilement compatible avec le rationalisme majoritairement cartésien qui domine actuellement la planète19. Pensée dualiste et disjonctive, l’ontologie occidentale que l’anthropologue P. Descola appelle le « naturalisme » suppose une frontière étanche entre soi et l’autre, entre culture et nature, entre humains et non-humains. L’entre-deux est toutefois, en tant que seuil, que passage expérimentable, un espace métamorphique. Il implique la traversée d’un pli où l’espace-temps se dilate pour une possible rencontre avec l’Autre, un autre-que-soi qui est également un autre-comme-soi. À propos de ce « tiers lieu », M. Serres écrit dans Atlas :

En cet espace médian se lève, en effet, transparent, invisible, le fantôme d’un troisième homme, connectant l’échange entre le même et l’autre, abrégeant le passage entre le prochain et le lointain, dont le corps croisé ou fondu enchaîne les extrémités opposées des différences ou les semblables transitions des identités. Mieux que le décrire ou le définir, je veux le devenir, ce voyageur qui explore et reconnaît, entre deux espaces éloignés, ce tiers lieu20.

Cette manifestation spectrale incarne un fantasme (au sens étymologique du terme : du grec phantasma, « vision »), l’apparition, en transparence, d’un soi vers lequel tendre. Ce soi, il n’est pas possible ni même important de l’être, mais de le devenir, au sens où Deleuze et Guattari entendent ce concept, ce qui implique donc une dimension processuelle ; dans la tension du désir, l’identité se brouille et se réélabore continuellement — par phases, plus exactement — vers quelque chose d’indéfinissable, d’inatteignable. Le devenir est en effet un horizon d’entre-deux, que Serres appelle « tiers lieu d’utopie », mais également « univers21 », en ceci qu’il contient toutes les différences, toutes les potentialités de l’univers qui le produisent en tant que tel ; l’entre-deux porte, en soi, le germe de toute métamorphose. Il est ainsi à considérer comme un espace de lien où, entre soi et l’autre, entre soi et soi-même, s’exprime l’impulsion utopique.

C’est donc à une reconsidération de la relation, et de la frontière par conséquent, qu’invite la pensée de l’entre-deux comme paradigme fécond pour une utopie planétaire.

2. Vers une conscience planétaire

C’est en prenant conscience de leur différence à travers les un-e-s les autres que les sensitif-ve-s s’affirment aussi bien individuellement que collectivement au-delà des rôles qui leur sont dévolus vis-à-vis de la société. Et ce, surtout dans un monde planétaire où la diversité est chantée tandis que, paradoxalement, se renforcent les frontières dans une dynamique forcément inéquitable entre Nord et Sud ; cette nouvelle forme de communauté, sensitive, et où chacun incarne la possibilité de l’autre, représente d’autant plus une gageure qu’elle incite à une pensée de l’entre-deux dont l’utopisme ne peut négliger l’implacable réalité de la frontière — la frontière comme lieu où, dans l’actualité cosmopolitique du monde, s’exerce tout la violence de l’inégalité géopolitique.

2.1. Subjectivité de la frontière

Dans son ouvrage La condition cosmopolite, l’anthropologue M. Agier, spécialiste des camps de réfugiés, parle de la naissance de la figure de « l’homme/femme-frontière », celui/celle qui vit une situation cosmopolite banale par une expérimentation plus ou moins longue de la frontière, ou du mur, l’empêchant de se reconnaître, aussi bien vis-à-vis de lui-même/d’elle-même que vis-à-vis de l’Autre comme figure d’altérité22. Cette nouvelle condition, à travers laquelle se redéfinit le devenir planétaire du monde, impose de nouveaux modes d’échange et des types de relationalité inédites. La frontière elle-même, en tant que lieu de « dédoublement de soi où de nouveaux masques sont inventés23 », et telle que supplantée par les murs (qui ne sont donc pas des frontières, puisqu’il n’y a pas d’échange possible), est nécessairement réinventée et expérimentée sous de nouvelles modalités, des voies de détournement, à même de garantir le potentiel de métamorphose de la planète.

Une telle vision, esthétisée, est clairement à l’œuvre dans Sense8. Le cercle composé par nos huit sensitif-ve-s est représenté comme un noyau collectif lui-même articulé à un réseau fait d’une multiplicité de cercles, le « psycellium », et s’engendrant les uns les autres, au point de former une constellation où l’information, véhicule de métamorphose, circule par capillaire. Planétaire, ce psycellium l’est à l’image du monde globalisé. Les Wachowski ont l’air de se garder, tant bien que mal, de tomber dans le discours du « village global » — cette « croyance naïve », selon Agier, dans la mesure où la frontière, d’apparence effacée sous l’effet de la « translocalité », a plutôt disparu « sous les murs24 ». Une telle vision, évidemment utopique — l’idéal auquel elle fait signe est une vision qui se veut suggestive, agissante, transformatrice —, suppose la naissance d’une conscience de la frontière. Les huit sensitif-ve-s eux/elles-mêmes, tel-le-s que pris-es dans leurs engrenages respectifs à travers la planète, représentent des identités transfrontalières, psychiquement, physiquement et géographiquement. Et c’est à travers leurs individualités transfrontalières, se continuant les un-e-s les autres, qu’ils/elles peuvent se porter mutuellement secours et, non pas agir sur le monde, mais mettre le leur à contribution.

Une telle conception de la subjectivité, considérée comme transfrontalière, a le mérite d’infléchir tout rapport de domination en nivelant tous individus au rang de sujets, non pas les uns par rapport aux autres, mais les uns à travers les autres.

Les sensitif-ve-s se rendent progressivement compte de leurs nouvelles positions identitaires, au moment où s’élargit leur conscience25, lorsqu’ils/elles se voient comme les reflets les un-e-s des autres. Après qu’Angelica (Daryl Hannah) les eut, par la vision, fait naître comme sensitif-ve-s26, c’est par un jeu d’interversion, représenté par un effet de miroir, qu’ils/elles se croisent dans les lieux de vie les un-e-s des autres : à titre d’exemple, Riley (qui rêve d’Amérique) se voit à la place de Nomi, entourée de fées drag-queens dans une Californie représentée comme un paradis libertaire27 ; ensuite la voici à Chicago, à la place de Will (son futur amant), qui voit le reflet de la jeune femme plutôt que le sien propre sur la vitre de la voiture28 ; enfin, ces deux derniers se voient mutuellement dans le miroir de leurs salles de bain respectives29. Au niveau technique, le ralenti des deux premières scènes d’interconnexion, ainsi que l’effacement de l’audition au profit d’une musique raccordée à la fluidité visuelle, suggèrent une expérience de sortie du corps et d’intensité sensorielle. Ces situations surviennent, en effet, lors d’un état de submersion psychique qui pousse Riley à ce qui se lit comme un désir de fuite ; le corps qui, en l’occurrence, fait office de support physique pour l’expression d’un certain refus de soi, s’avère alors être une prison ultime. Toutefois, elle se retrouve sur la même fréquence sensitive que celle des autres personnages auxquels elle s’identifie en expérimentant leur état d’esprit ; chacun de ces personnages, à sa façon, apparaît comme une voie de sortie : d’abord Nomi, symbole de plénitude physique et sentimentale (quoique précaire) ; ensuite Will, aussi seul qu’elle, et avec qui elle va se lier dans un sentiment de complétude.

2.2. Le « je » comme un « nous »

Le moteur idéologique du scénario est stipulé avant même que les sensitif-ve-s ne prennent conscience de leur interconnexion. En effet, dès le second épisode, Nomi, redoutant de participer à la parade des fiertés — pour avoir intériorisé les recommandations de ses parents conservateurs —, enregistre une capsule vidéo où elle déclare : « Aujourd’hui, je défilerai pour me rappeler que je ne suis pas que moi, mais que je suis aussi un nous30. ». Et d’ajouter : « Et nous défilerons avec fierté. ». Une telle déclaration, ne manque pas d’interpeller par la simplicité de l’idée qu’elle véhicule et qui ne s’entend que dans la syntaxe originale. Dans la déclaration « we march with pride », il est possible de repérer un jeu grammatical qui présente le pronom pluriel we comme une entité au singulier, ce qui fait que la phrase pourrait se lire ainsi : « ‘‘Nous’’ défile avec fierté » — sachant que pride en anglais signifie aussi bien « orgueil » que « fierté ».

La prise de conscience du je comme un nous suggère la responsabilité de chaque individu vis-à-vis de son prochain. En ce sens, l’utopie planétaire dont la série semble rendre compte se base essentiellement sur l’empathie, qui est celle de ces sensitif-ve-s qui se connectent les uns aux autres par une télépathie non seulement mentale, mais aussi et surtout corporelle ; cette faculté empathique, ainsi que le suggère Alexis Lothian, serait à même de renverser la vision mercantiliste de la diversité néolibérale, cette politique qui ne sert que de cache-misère à « la déshumanisation et à l’exploitation des pauvres par les riches », pour passer à la conception d’une « diversité empathique dans laquelle serait pleinement reconnue la souveraineté subjective de chaque individu31 ». En reconnaissant à chaque individualité sa pleine conscience et sa capacité à dire je, quelle que soit sa culture, sa race, sa religion ou son orientation sexuelle, s’opère une mise à niveau des subjectivités qui, établissant entre elles des rapports symétriques où les flux de pouvoir seraient neutralisés, créent un nouveau type de rationalité ; une rationalité plurielle qui fait du nous une potentialité du je, et vice-versa, donnant la capacité de passer de l’absence d’individualité des sociétés postmodernes (au sens où l’entend F. Jameson) à un retour en force du sujet tel qu’existant dans un réseau de relationnalités affectives — un sujet pluriel.

2.3. Transindividuation

La pluralité du sujet contemporain se comprend à travers la question du neutre, du virtuel, de l’impersonnel, qui est l’identité même de l’entre-deux. Selon R. Esposito, l’impersonnel singulier il/elle/on, c’est aussi le tiers absent tel qu’il faut le faire vivre dans la dyade communicationnelle je-tu, tandis que l’impersonnel pluriel nous/on apparaît inclus dans le je, et vice-versa ; accepter l’autre en soi et se concevoir comme une multitude, c’est cela, l’utopie de l’impersonnel, qui n’est pas un effacement de l’individualité de chacun, au contraire, mais son renforcement par la mise en corrélation des individualités de tous, dans une logique non disjonctive — le moi n’existe pas par opposition à l’autre. Selon le vocabulaire de Gilbert Simondon, l’impersonnel serait assimilable à « l’être préindividuel », cette part d’être fondamental qui préexiste et demeure constitutive à l’être individué — dans l’écart entre les deux, se construit l’individu au sens processuel, comme succession d’individuations. Or, cet être préindividuel est une part de « non-être », et donc de « plus-qu’être » : « plus qu’unité et plus qu’identité32 ». Ce plus-qu’un, il serait possible de le décrire comme un germe énergétique porteur de potentialités, lesquelles ne peuvent s’exprimer, tant sur le plan individuel que collectif, que via une mise en corrélation des individualités psychiques en tant que sujets-relations les unes à travers les autres. « […] l’aptitude au collectif, la présence du collectif dans les sujets sous forme d’un potentiel préindividuel instructuré, constitue une condition de la relation à soi du sujet », commente Muriel Combes33. L’individuation personnelle est consubstantielle de l’individuation collective, que Simondon appelle aussi « transindividuation », et qui est, inversement, l’opération par laquelle le collectif est généré à travers les différentes individualités.

Au fur et à mesure qu’avance l’intrigue, les sensitif-ve-s prennent acte, plutôt que de leur interconnexion, de leur transconnexion, puisque l’enjeu de la série est l’amplification progressive de leur conscience commune, dispositif à travers lequel Whispers les pourchasse. Ainsi, lorsque Jonas, initiant Will, lui apprend : « Tu n’es plus que toi34 », c’est bien pour dire que le jeune homme partage désormais son individualité avec sept autres personnes pour composer une seule et unique entité diffractée et, se faisant, différenciée par les positions géographiques, psychiques et physiques des sujets. Chacun-e des sensitif-ve-s, pris dans son environnement à part, constitue un sujet irréductible aux autres mais qui, pour être en relation avec lui/elle-même, doit étendre cette relation à travers ses homologues sensitifs. Étant une question de frontière et d’entre-deux, cette relation se fait à travers le dedans et le dehors et donc traverse autant les intériorités que les extériorités ; c’est cela, le propre de la transindividuation.

La transindividuation n’est donc pas uniquement la somme des individualités, mais le processus qui permettrait à chacun d’exister à travers les autres. Ainsi, lorsque Sun, dans un ring de combat à Séoul, vient en aide à Capheus se faisant battre par des bandits à Nairobi, elle ne fait pas que venir à sa rescousse en prenant possession de sa personne ; elle révèle plutôt en lui une faculté qui lui est déjà contenue en tant que potentialité inactive, tel un gène muet ; plus encore, c’est bien ce rapport d’identification qui les solidarise et les juxtapose, comme une même et unique entité, pour leur permettre de vaincre leurs adversaires respectifs — Sun elle-même semble s’étonner de sa victoire, qui n’aurait pas été possible sans le détour par Capheus.

Pour conclure

Si E. Morin propose de ne plus parler de crise, puisqu’il s’agit là de l’état « normal » de l’ère planétaire35, il engage à voir le futur comme potentialité du présent, et l’impossible comme contenu dans le possible : « […] souvent les faits et événements perceptibles cachent des faits et événements non perçus et peuvent même cacher une réalité encore invisible36. ». Cette dialectique, qui consiste à faire émerger le positif du négatif (et vice-versa), permet de prendre la mesure du potentiel de métamorphose d’un système donné, en l’occurrence planétaire. Ce potentiel s’exprime nécessairement par la résistance, comme forme de parasitage (pour le dire avec Serres) — l’inéluctable transformation du monde découlerait donc de sa conscience tragique. L’entre-deux, tel que j’ai pu le mettre en évidence à partir de la série Sense8, est cet espace interstitiel qui n’apparaît pas entre les individus, mais qui produit les individus en tant que tels mais également comme transindividus, à travers les uns les autres. Une telle conception de l’interstitiel est à même de déjouer le binarisme entre entités irréductibles l’une à l’autre et qui se rejoindraient par un effort de (ré)conciliation. Ce nouvel interstitiel, c’est cette zone transfrontalière, mouvante et diffuse, où se crée une nouvelle conscience du monde par la mise en relation de la capacité, voire de la nécessité de chacun-e à être ce qu’il/elle est, mais aussi et surtout plus que ce qu’il/elle n’est. De toute évidence, une telle vision demeure une possibilité théorique et concerne le domaine du possible, qui n’est en rien synonyme de « réalisable » ; si la conscience contemporaine semble être, sinon à la fin des utopies, du moins à leur appauvrissement, elle en appelle surtout à la redéfinition de l’utopie qui, selon F. Jameson, n’est pas l’avenir — ce qui est à venir, et qui n’existe pas en tant que tel —, mais une pulsion d’avenir qui peut infléchir le devenir. Ainsi que le dit Amanita, l’amante de Nomi : « Il suffit d’un baiser pour que l’impossible se réalise37. ».


Notes

1 – L’adaptation en série de The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood, plus de trente ans après la parution du roman (1985), rend clairement compte de l’urgence qu’il y a à répondre à une réalité politique menaçante : le danger que représente l’élection de Donald Trump pour les droits des femmes, et plus généralement pour les libertés individuelles aux États-Unis.

2 – « Quelques optimistes pensent pourtant que l’avenir est encore à construire et que l’histoire du monde comme tel, du monde effectivement planétaire, commence seulement. » Augé Marc, Le temps en ruines, Paris, Galilée, 2003, p. 132.

3 – « [W]hat is important in a utopia is not what can be positively imagined and proposed, but rather what is not imaginable and not conceivable. » Jameson Fredric, « Utopia as Method, or the Uses of the Future », dans GORDIN Michael D., TILLEY Helen, PRAKASH Gyan (sous la dir. de), Utopia/Dystopia: Conditions of Historical Possibility, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2010, p. 23.

4 – Morin Edgar, Terre-Patrie, Paris, Le Seuil, 1992, p. 18.

5 – Wachowski (Les), Sense8, États-Unis, Anarchos Production, 2015-2017 (série Netflix).

6 – « We feel strongly that we’re better together than we are apart, that what binds us – the common coin of our shared humanity, our dreams and hopes, is stronger and more important than what divides us. » Hugues Sarah, « The Wachowskis on Netflix’s Sense8, global drama, and playing fair with the audience », Independent en ligne]. 26 mai 2015 [consulté le 9 juin 2017]. http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/tv/features/the-wachowskis-on-sense8-global-drama-and-playing-fair-with-the-audience-10277105.html

7 – Un audimat insatisfaisant pour Netflix a toutefois dû conduire à l’arrêt brutal de la série à la fin de sa seconde saison, en août 2017. Lire à ce propos Holloway Daniel, « Netflix’s Ted Sarandos Talks ‘Sense8,’ ‘The Get Down’ Cancellations », Variety [en ligne]. 10 juin 2017 [consulté le 20 septembre 2017]. http://variety.com/2017/tv/news/netflixs-ted-sarandos-1202461684/

8 – À propos du supposé ethnocentrisme de la série, voir Moya bailey, cárdenas micha, Horak laura, Kaimana lokeilani, Keegan cáel M., Newman geneveive, Samer roxanne et Sarkissian Raf, « Sense8 Roundtable », dans SAMER Roxanne (sous la dir. de) Transgender Media, n°37:2, automne 2017, pp. 74-88 ; Lothian Alexis, « Sense8 and Utopian Connectivity » dans « Utopia anniversary symposium », Science Fiction Film and Television, n°1:9, 2016, pp. 93-5

9 – « Toutes les pensées de la sorcellerie disent le risque d’affronter une opération sorcière, la nécessité de se protéger, car le danger est toujours là d’être soi-même capturé. Qui se croit assuré à cet égard, qui croit qu’il peut se passer de protection se désigne lui-même comme proie. » Pignarre Philippe et Stengers Isabelle, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement 2005], Paris, La Découverte, 2007, p. 65.

10 – Hardt & Negri, F. Jameson et C. Lasch, pour ne citer qu’eux.

11 – Il s’agit, du moins, de la spéculation théorique avancée par la série.

12 – « I don’t feel myself. » 1:1, 13’54’’.

13 – Je souligne.

14 – Breton (Le) David, Disparaître de soi, Paris, Métailié, 2015, p. 34.

15Idem.

16 – Le Grand Robert de la langue française (2016, en ligne).

17Personne : « Individu de l’espèce humaine (considéré en tant que sujet conscient et libre). » Idem.

18 – « […] the conception of a unique self and private identity, a unique personality and individuality, which can be expected to generate its own unique vision of the world and to forge its own unique, unmistakable style. » Jameson Fredric, The Cultural Turn. Selected Writings on the Postmodern 1983-1998, Londres, Verso, 1998, p. 6.

19 – Le motif de l’entre-deux est toutefois intrinsèque à diverses cosmologies non-occidentales : le Bardo dans le bouddhisme, le Barzakh chez les musulmans, pour ne citer que ces deux exemples.

20 – Serres Michel, Atlas, Paris, Julliard, 1994, p. 29.

21Ibid., p. 28.

22 – Agier Michel, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, p. 70-80.

23Ibid., p. 49.

24Ibid., p. 51.

25 – Lorsque Will, expérimentant les projections astrales, s’exclame : « Oh my God, I’m losing my mind ! », Jonas — ultime membre d’un autre cercle neutralisé par Whispers —, venant le guider, le rassure en lui répondant : « No, it’s just expanding. » 1:2, 50’17’’.

26 – La scène d’introduction du premier épisode de la série présente une jeune femme, Angelica, étendue sur un matelas au cœur d’une église en ruines, et qui s’assomme à coup de psychotropes — l’on comprendra plus tard que c’est ainsi qu’elle peut fourvoyer Whispers hors de son esprit et le tenir à l’écart des autres membres de son cercle de sensitif-ve-s. Mais Angelica n’a d’autre choix que de se suicider, à l’arrivée réelle de Whispers, non sans avoir enfanté, par la vision (« You’re giving birth », observe Whispers), les huit sensitif-ve-s qui seront les protagonistes de la série.

27 – 1:1, 30’15’’.

28 – 1:1, 56’55’’.

29 – 1:2, 35’45’’.

30 – « Today I march to remember that I am not just a me… but that I am also a we. And we march with pride. » 1 :2, 8’32’’.

31 – « […] the utopia of sensate connection seems to offer an alternative vision for globalisation, one in which the dehumanisation and exploitation by the rich world of the poor could be replaced by an empathetic diversity in which the full subjectivity of every person would [be] incontrovertibly recognized. » LOTHIAN Alexis, art. cit, p. 94.

32 – Simondon Gilbert, L’individu et sa genèse physico-biologique [1964], Grenoble, éd. Jérôme Millon, « Krisis », p. 30.

33 – Combes Muriel, Simondon. Individu et collectivité, Paris, PUF, « Philosophies », 1999, p. 68.

34 – « You are no longer just you », 1:4, 31’08’’.

35 – Morin Edgar, Terre-Patrie, op. cit., p. 108.

36Ibid., p. 146.

37 – « Impossibility is a kiss away from reality. » 1:5, 22’54’’.


Bibliographie

Agier Michel, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, 216 p.

Augé Marc, Le temps en ruines, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2003, 142 p.

Breton (Le) David, Disparaître de soi, Paris, Métailié, 2015, 204 p.

Comaroff Jean & John, Zombies et frontières à l’ère néolibérale. Le cas de l’Afrique du Sud post-Apartheid (trad. par Jérôme David), Paris, Les Prairies ordinaires, « Penser / Choisir », 2010, 192 p.

Combes Muriel, Simondon. Individu et collectivité, Paris, PUF, « Philosophies », 1999, 128 p.

Descola Philippe, L’Écologie des autres : l’anthropologie et la question de la nature, Paris, éd. Quae, « Sciences en questions », 2011, 110 p.

Esposito Roberto, Third Person: politics of life and philosophy of the impersonal (trad. par Zakiya Hanafi), Cambridge (Royaume-Uni), Polity, 2012, 177 p.

Hugues Sarah, « The Wachowskis on Netflix’s Sense8, global drama, and playing fair with the audience », Independent. [En ligne]. 26 mai 2015 [consulté le 9 juin 2017]. http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/tv/features/the-wachowskis-on-sense8-global-drama-and-playing-fair-with-the-audience-

Jameson Fredric,

‒ « Utopia as Method, or the Uses of the Future », dans Gordin Michael D., Tilley Helen, Prakash Gyan (sous la dir. de), Utopia/Dystopia: Conditions of Historical Possibility, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2010, 312 p.

Archéologies du futur, 1. Le désir nommé utopie [2005] (trad. par Nicolas Vieillescazes et Fabien Ollier). Paris, éd. M. Milo, 2007, 393 p.

The Cultural Turn. Selected Writings on the Postmodern 1983-1998, Londres, Verso, 1998, 206 p.

Lothian Alexis, « Sense8 and Utopian Connectivity » dans « Utopia anniversary symposium », Science Fiction Film and Television, n°1:9, 2016, pp. 93-5.

Morin Edgar, Terre-Patrie, Paris, Le Seuil, 1992, 216 p.

Pignarre Philippe et Stengers Isabelle, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement [2005], Paris, La Découverte / Poche, 2007, 228 p.

Serres Michel, Atlas, Paris, Julliard, 1994, 279 p.

Simondon Gilbert, L’individu et sa genèse physico-biologique [1964], Grenoble, éd. Jérôme Millon, « Krisis », 272 p.

Wachowski (les), Sense8, États-Unis, Anarchos Production, 2015-2017 (série Netflix).

Generación X : une genèse de l’intermédialité

Magali VION
Université Grenoble Alpes, doctorante.
Enseignante dans le secondaire à la Cité scolaire internationale de Lyon, Magali Vion vient d’achever la rédaction de sa thèse de Doctorat réalisée au sein du laboratoire ILCEA 4, qui porte sur les nouvelles modalités de l’écriture réaliste et notamment sur l’écriture de la ville et l’intermédialité dans le roman espagnol contemporain. Elle sera soutenue à L’Université Stendhal de Grenoble le 20 octobre 2017.
magalivion@hotmail.com

Pour citer cet article : Vion, Magali, « Generación X : une genèse de l’intermédialité », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/generacion-x-une-genese-de-lintermedialite/>.

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Résumé

Les auteurs de la Generación X apportent dans les années 1990 un renouveau dans le panorama littéraire en traitant dans leurs romans des thématiques nouvelles et en façonnant pour cela de nouvelles modalités discursives dans lesquelles l’intermédialité occupe une place essentielle. Leur pratique narrative entérine la désacralisation de l’écriture et incarne l’omniprésence des mass media dans l’époque contemporaine et son influence sur la façon de percevoir et d’écrire le monde. Cet article se donne pour objectif d’éclairer les ressorts d’une littérature dans laquelle le rapport entre l’écriture et les autres médias tels que la musique, le cinéma, la publicité ou l’oralité va de l’allusion et de la citation à l’appropriation.

Mots-clés : réalisme – intermédialité – musique – visualité – cinéma- oralité- mass media – citation – appropriation.

Abstract

Generación X’s authors bring in the 1990’s a revival in literature by dealing in their novels with new subjects and by shaping in this purpose new discursive modalities in wich intermediality occupies an essential place. Their narrative practice confirms the desecration of the writing and embodies the omnipresence of mass media in contemporary period and its influence on the way of perceiving and represent the world. This article’s objective is to enlighten the apparatus of a literature wich relation with other media such as music, cinema, advertising or orality goes from the allusion and borrowing to the appropriation.

Keywords: realism- intermediality – music- visuality – cinema – orality – mass media – borrowing – appropriation.


Sommaire

Introduction
1. Una hornada especial
2. L’icône verbale brisée : « Tales of an accelerated culture »
3. Précisions terminologiques
4. L’intermédialité X : mode d’emploi
5. Les manifestations de l’intermedialité
5.1. L’art de faire du bruit
5.2. Du lisible au visible
5.3. « Original soundtrack » de la Generación X
6. Des media en masse
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Le panorama littéraire espagnol s’est vu bouleversé dans les années 1990 par l’irruption d’une cohorte de jeunes auteurs qui publièrent une série de romans aux thématiques et tendances esthétiques plus ou moins communes, qui amenèrent la critique à les regrouper quelque peu artificiellement sous le nom de Generación X. La publication en 1994 de Historias del Kronen de José Ángel Mañas est généralement considérée comme le déclencheur de cette vague de romans dont les auteurs les plus emblématiques seront Francisco Casavella avec El triunfo (1992), Ray Loriga avec Lo peor de todo (1992) et Héroes (1993), Ismael Grasa avec De Madrid al cielo (1994), Benjamín Prado avec Raro (1995) et Nunca le des la mano a un pistolero zurdo (1996), Roger Wolfe avec El índice de Dios (1995) ou encore Lucía Etxebarria avec Beatriz y los cuerpos celestes (1998) et José Ángel Mañas lui-même avec sa Tetralogía Kronen publiée entre 1994 et 19991.

Ces écrivains ont coïncidé par ces quelques romans dans la représentation d’une frange de la jeunesse espagnole contemporaine et dans la création pour ce faire d’un style nouveau et singulier, avant de disparaître de la scène littéraire ou de se tourner vers d’autres horizons thématiques et esthétiques. Si l’étiquette de Generación X (inspirée du roman éponyme de Douglas Coupland publié en 19922) s’avère pratique, elle n’en est pas moins problématique : les critères biographiques et historiques sont insuffisants à la catégorisation en matière d’écriture. Certes, l’approche synchronique présente l’intérêt de rendre compte de la brièveté de cette mouvance et de faire référence dans le domaine linguistique à un état de la langue à un moment donné, aspect fondamental dans les romans. Mais si génération il y a, c’est selon nous davantage une génération (au sens de générer) de textes publiés sur une dizaine d’années et présentant des caractéristiques communes. Plus qu’un groupe d’auteurs, c’est donc une partie de leur production qu’il convient de considérer puisqu’elle constitue une éruption, un phénomène littéraire et un jalon dans une tendance plus générale de retour au réel de la littérature. C’est dans leurs pages que se nichent les raisons de leur regroupement.

1. Una hornada especial3

Pour ce qui est de la thématique, les romans dressent le portrait d’une jeunesse désenchantée, en rupture avec la génération antérieure qui a connu les grands idéaux et l’euphorie de la Movida dans une Espagne fraîchement revenue à la démocratie et déjà rattrapée par les problèmes inhérents à la société de consommation. Cette jeunesse s’incarne dans des personnages atteints du syndrome de Peter Pan qui évoluent dans un décor éminemment urbain – généralement Madrid ― et dans des univers le plus souvent restreints à leur petit groupe d’amis et à quelques bars. Ils se caractérisent par leur absence de valeurs et d’ambitions autres que la satisfaction de leurs désirs immédiats, et par leur sentiment d’incompréhension et d’inadéquation avec leur époque. Pour échapper à l’angoisse générée par cette situation, ils s’abrutissent de télévision, s’assourdissent de musique, se réfugient dans la drogue, l’alcool, ou des comportements sexuels marginaux, recherchent constamment les limites ou se replient sur eux-mêmes.

Imprégnés par les mass media et la culture de l’image propres à une époque marquée par la vitesse, les personnages comme les auteurs possèdent une culture éclectique et underground qui se manifeste dans les romans à travers de multiples références littéraires, cinématographiques et surtout musicales, mais également dans le langage lui-même et jusque dans les techniques d’écritures. Leur style a de ce fait été affublé de nombreuses appellations, des moins flatteuses (literatura tetrabrik ou encore littérature « jetable ») aux mieux choisies : realismo sucio, neorealismo, neo costumbrismo, escritura cinematográfica ou literatura magnetofón Les deux dernières mettent en évidence un aspect central de ces textes : l’intermédialité qui s’y opère et y domine.

Bien sûr, à l’époque de leur parution internet n’en était qu’à ses balbutiements, personne n’écrivait de SMS ni ne se déplaçait armé d’une caméra embarquée ou d’une canne à selfie pour saisir l’instant et le partager immédiatement. Il était encore banal d’écrire une lettre ou de se rendre à la cabine téléphonique pour laisser un message sur un répondeur à cassette, et les vidéos se regardaient sur des magnétoscopes au format VHS. Néanmoins, la culture des mass media imprégnait déjà les pages des romans, tant du point de vue thématique qu’esthétique.

2. L’icône verbale brisée : « Tales of an accelerated culture4 »

Pour « capturer » – si l’on nous passe l’anachronisme du terme ― la réalité de cet univers juvénile et le zeitgeist5 de l’Espagne des années 1990, les auteurs convoquent un répertoire culturel nouveau. Dans un contexte de globalisation et de culture des mass media leurs pages sont le lieu du mélange de divers codes sémiotiques et de l’incursion dans la littérature de la culture populaire. Héritiers en cela de la postmodernité, leurs romans profondément hétérarchiques entérinent la désacralisation de l’écrit et montrent une infinie capacité d’absorption en explorant les frontières entre les différents domaines pour les rendre fécondes. L’image, le cinéma et la musique y sont omniprésents. L’oralité domine et les parlures de tout genre sont reproduites de façon mimétique, déconcertant les codes du discours traditionnels. Ainsi, la transgression sociale s’incarne dans la transgression discursive. Car il est bien question de transgression et de surgissement de formes alors inédites. Loin de leur actuel état « digéré » et assimilé du fait de l’omniprésence des TIC, l’intégration d’une saturation de références à des programmes télévisuels, des publicités, des vidéoclips, des films, ou encore des chansons et surtout l’emprunt de techniques cinématographiques ou musicales et l’expérimentation linguistique constituent une forme de revendication de la nouvelle culture, de sa valeur et de sa légitimité au même titre que la culture écrite. En cela, les romans de la Generación X sont la manifestation directe de ce que Gonzalo Navajas nomme alors « la culture de l’icône verbale brisée6 ». La stricte littérarité est abandonnée au profit de l’intermédialité, l’oralité et la visualité s’imposent à l’écrit et le transforment pour mieux atteindre le but esthétique que José Ángel Mañas résume en trois mots : « Autenticidad, velocidad y crudeza7 » et qui caractérisent le zeitgeist dont les romans qui nous occupent constituent un instantané. Ces auteurs pour qui le roman possède une capacité d’absorption illimitée écrivent « sans crainte du présent comme matière racontable8 » et, par l’introduction dans l’écriture d’autres codes et d’autres media et matériaux discursifs, ils renforcent sa capacité à rendre compte de la réalité tout en lui apportant un nouveau souffle.

C’est ce qui fait selon nous de ces romans une mouvance charnière dans la littérature réaliste espagnole entre le postérieur roman mutant9 et une époque à laquelle, aux dires de Ray Loriga, « Aquí la gente sigue escribiendo como si no existiera la televisión10 ».

3. Précisions terminologiques

Rappelons succinctement ce que recouvrent les termes que nous manierons ici même si notre époque nous les a rendus familiers. Nous entendons au sens large le terme de media généralement utilisé pour faire référence aux moyens de communication de masse (mass media) caractérisés par leur capacité à diffuser simultanément tous types d’informations à un public aussi vaste qu’hétérogène. Ces mass media créent ainsi un répertoire, une « banque de données » partagée par une grande majorité, à plus forte raison au sein d’une même frange de la population d’âge et de catégorie socio-économique similaires comme c’est le cas de nos auteurs et de la plupart des personnages de nos romans. Parmi les principaux media on compte bien sûr la télévision, la radio, la presse écrite (alors seulement véhiculée par les journaux et revues papier, parfois sous la forme de fanzines), le cinéma, le livre, les supports audio et vidéo (désormais numériques mais à cette époque révolue les CD, DVD et dans les premiers romans des cassettes et vidéocassettes au format Betamax11), mais aussi les affichages, enseignes, panneaux et autres media tactiques, les jeux vidéo et depuis vingt ans le géant internet. À cette liste nous ajouterons un autre media : le langage, essentiel dans nos romans en tant que dispositif de communication.

Parmi les trois catégories d’intermédialité qu’établit Irina Rawjeski12 nous n’en retiendrons qu’une : l’intermédialité comme référentialité à un autre media. Par exemple la référence dans un texte littéraire à un film, ou bien l’évocation de certaine techniques cinématographiques dans l’écriture ou encore l’adoption par l’écrit du langage médiatique. Dans cette catégorie un media évoque, thématise ou imite des éléments ou des structures d’un autre media.

L’intermédialité en littérature, entendue « comme transgression des frontières entre les media, comme hétérogénéité, comme conjonction de divers systèmes de communication et de représentation, comme recyclage dans un media (le livre) d’autres moyens de communication (le cinéma par exemple), comme interaction entre divers media et/ou supports, comme emprunt, comme adaptation et comme assimilation13 » est en résumé l’intégration d’un ou plusieurs media dans une autre forme de communication. Dans notre objet d’étude ce dernier est le roman.

Le préfixe « inter » qui signifie à la fois « entre », « au milieu » et « entre plusieurs » nous amène à mettre en exergue un aspect qu’implique la notion d’intermédialité : l’influence mutuelle, la corrélation ou l’interaction entre plusieurs pratiques signifiantes, la disparition de la hiérarchie entre elles, la redéfinition de chacune d’elles et les conséquences que cela peut avoir sur le champ de la réception. Il ne s’agit pas ici pour un media d’en coloniser un autre, mais de faire émerger par le dialogue qui s’établit entre eux de nouvelles formes de représentation de la réalité ou de poétisation du réel qui concordent avec une nouvelle façon d’habiter le monde et de l’appréhender : le « roman multimédia14 ».

4. L’intermédialité X : mode d’emploi

Au-delà de la culture et de la vision du monde auxquelles les éléments extra-littéraires rattachent les romans, il apparaît essentiel d’étudier les modalités selon lesquelles s’établit le dialogue entre l’écriture et les autres media Celles-ci vont du simple procédé allusif à la citation voire l’appropriation. En observer les coutures nous permet d’éclairer les ressorts de ces textes qui réaffirment la désacralisation de l’écrit et revendiquent la réhabilitation de la culture populaire comme l’explique Ruth Cubillo Paniagua:

Nous pourrions affirmer, avec Jacques Derrida, que la proposition théorique de l’intermédialité passe par la déconstruction des modèles de connaissance existants, ce qui implique de mettre entre parenthèse les hiérarchies qui opèrent dans les divers domaines de notre vie sociale et culturelle. Dans notre cas particulier cette remise en question des hiérarchies pourrait impliquer de cesser de considérer le texte littéraire comme centre et point de départ, pour le situer sur un même plan que d’autres manifestations artistiques15.

Nos auteurs placent les paroles de chanson de David Bowie et les répliques de Johnny Guitar sur un pied d’égalité avec des références plus érudites à Hemingway ou Balzac. Ils n’hésitent pas à inclure dans le noble genre romanesque des conversations téléphoniques creuses et des images de vidéoclips de MTV. Tous ces éléments ne font-ils pas partie intégrante du réel ? Support unique, le roman accueille en ses pages les autres media qui franchissent ses contours perméables et mouvants de telle sorte que par les stimuli qu’il engendre et l’empreinte qu’il laisse chez le lecteur, il devient presque un support audiovisuel16. Cette perception pluri sensorielle découle parfois d’une description très visuelle, mais parfois de la simple mention d’éléments qui déclenchent une série de « réponses », de résonnances, d’images chez le lecteur (des mots comme « Héroes », « Orange Mécanique », « Pepsi », « Nirvana ») et l’immergent dans une ambiance, un univers et une culture. Voilà ce qui se produit pour ce qui est du système référentiel. Mais les romans vont plus loin.

L’intermédialité s’y manifeste très fréquemment à travers un procédé mimétique : y sont reproduits textuellement l’écriture journalistique, des dialogues de film, le ton d’un locuteur de radio, le refrain d’une chanson, le slogan d’une publicité, une conversation entre des locuteurs affublés de tics de prononciation ou d’accents régionaux, des bruits d’appareils électroménager, des images, souvent sans les introduire dans la narration mais comme des greffes directes. Les romans ne font pas de simples allusions aux autres media mais ils les adoptent, les digèrent jusqu’à se les approprier dans une transcription qui dissimule parfois la présence de la médiation de l’auteur. Les nouvelles technologies deviennent des outils narratifs. À la pure écriture verbale se superpose un complément auditif et visuel contenu dans le texte, qui convoque un nouveau répertoire et génère des sensations pluri sensorielles chez le lecteur dont l’activité « fictionnalisante » ne se base plus seulement sur le verbal. Par l’inclusion des media dans ses pages le roman correspond au nouveau modèle de lecteur façonné par l’ère de l’image et des mass media : le lecteur-spectateur.

Si de nos jours il est possible d’envoyer instantanément des sons, des photos et même des vidéos en complément d’un SMS ou d’un courrier électronique, et si les romans récents intègrent ces possibilités (a fortiori lorsqu’ils sont « publiés » en format numérique), nos romans constituent les prémices de ce phénomène. Les auteurs, pour faire passer un message et présenter une réalité, ne se contentent pas de décrire les images et les sons : ils les incluent, les reproduisent, les donnent à voir et à entendre de façon directe. La différence réside en ce qu’ils ne colonisent pas d’autres domaines ni ne les annexent à l’écriture ; ils ouvrent celle-ci à de nouveaux possibles textuels. Comme on capte la réalité avec les cinq sens, ils tentent de la restituer au lecteur dans toutes ses dimensions.

5. Les manifestations de l’intermedialité

L’une des manifestations de l’intermédialité est l’oralité qui domine les romans. Nous l’avons expliqué, le terme media comme « moyen de diffusion » de données (quelle que soit sa forme) inclut un élément fondamental : le langage. Dans les romans de la Generación X ses deux supports de diffusion (l’oral et l’écrit) semblent se superposer.

5.1 L’art de faire du bruit

L’omniprésence de l’oralité et la reproduction textuelle de toutes sortes de parlers sont un agent fondamental du réalisme déjà mis en œuvre par Céline qui affirmait vouloir « retrouver l’émotion du « parlé » à travers l’écrit17 ». C’est en partie grâce à elle que, comme l’affirme German Gullón, le roman de la Generación X réinsère ses jeunes protagonistes dans la vie réelle18. Les dialogues et les monologues pullulent dans les romans, composant parfois le fil même du récit. L’essentiel de l’action y est contenu, réduisant souvent la narration à une valeur didascalique. Cela a valu à l’écriture d’être qualifiée de « scénaristique ». Les verbes dicendi y sont rares et les répliques s’enchaînent sans transition quand elles ne se superposent pas. Comme si la scène était filmée ou enregistrée par un mouchard posé dans un coin, ce qui donne à l’écriture une apparence d’immédiateté et parvient à feindre une simultanéité normalement impossible à atteindre par l’écriture. Les auteurs introduisent (à divers degrés) dans les pages de cette littérature « magnétophone » ce que le langage écrit exclut d’ordinaire. Benjamín Prado reproduit les silences marqueurs d’hésitations (« Ésa era una de las cosas… aquella forma extraña de quedarse callado, con una especie de… bueno, era algo que estaba de repente entre tú y él19 »), le lexique familier, les tournures oralisantes. Francisco Casavella utilise les régionalismes catalans et José Angel Mañas les tics de prononciation, les tendances articulatoires et les accents : en remplaçant les « s » par des « z » il imite le zozotement ; en amputant les mots de leur « s » final, il imite l’accent andalou, et il reproduit phonétiquement les intonations efféminées (« ¡HOLA ? CHICAAAAAAZ ! ¡BORJIÑA ? CARIÑIIIÍN !20 » et les accents étrangers comme dans ce passage imitatif d’un locuteur de radio d’origine grecque s’exprimant en anglais : « So ujier wi jaf dis woderful niu zong21 ». Les dialogues reproduisent la mosaïque linguistique des différents sociolectes et participent à la caractérisation des personnages. Pour Dominique Viart le principe du montage, celui de la variété des tons et des voix à l’œuvre dans certains romans récents « affiche combien la saisie kaléidoscopique est désormais la seule possible d’un monde privé de tout système d’intellection22 ».

José Ángel Mañas est l’auteur qui utilise le plus ce procédé, et dans certaines scènes il confronte le lecteur à un brouillage énonciatif qui reproduit de façon mimétique la confusion et la cacophonie qui règnent dans les bars et les discothèques. De même que dans un bar il est nécessaire de se concentrer et de tendre l’oreille pour suivre une conversation malgré la musique et le brouhaha, le lecteur doit « tendre l’œil » pour ne pas se perdre. D’autant plus que l’usage parfois anarchique d’une ponctuation visant à reproduire la confusion ne lui est pas d’une grande aide. Ce procédé est poussé à des extrêmes dans Sonko 9523, un roman à lire « à voix haute24 » qui renverse ainsi la barrière qui séparait l’écriture, refuge de la lenteur, du flux de la parole et du bruissement de la vie moderne. Cette technique dite « de l’enregistreur25 » est littéralement mise en scène dans Caídos del cielo où un personnage enregistre les passants dans la rue et retranscrit sa « collecte26 ».

Par leur écriture imitative qui multiplie les onomatopées et les altérations orthographiques et syntaxiques les auteurs des romans de la Generación X donnent textuellement à entendre les sons émis par les personnages : « El Borja se ríe, jeje27 » mais aussi par toute sorte d’objets et de machines de la vie moderne : « agarro el Ventolín que anda rodando por la esquina y, flus, flus, me siento un poco mejor28 », « el calentador hace BLOF y el agua empieza a correr por las cañerías29 ». Absolument tout ce qui produit du bruit dans la vie et dans la société moderne en produit également dans les romans. Le bruit des téléphones, d’un Tamagotchi, ou d’un fax sont retranscrits avec efficacité : « asdñfjahõñhoioh hiñhohoihio hhñ iohhñiohñio hñhldnbk, rblklwrb úbpb30 ». L’effet produit est fort, et le lecteur se représente si bien les sons qu’il en subit les effets. Ainsi par exemple le son du violon reproduit et répété sur trois pages finit-il par l’irriter autant qu’il insupporte le personnage du roman : « IOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUUIOUUIOU. Si por lo menos el hijoputa tocara bien31 ». Outre l’effet de réel produit par la dimension référentielle de ces bruits, l’effet musical est efficace et les bruits reproduits cadencent l’écriture. C’est le cas, notamment dans le chapitre 25, où l’écriture est rythmée par le bruit d’un clavier d’ordinateur (« tacatacatac, tacatacatac32 »), puis par la musique (« PUMPUM PUM PUM33 »). Ce procédé permet souvent de faire l’économie d’une description et de donner un véritable complément auditif au récit. La typographie est largement mise à contribution et la visualité de la page est altérée par l’utilisation de majuscules, d’italiques, de caractères en gras pour refléter l’insistance (« El tijuana tiene pinta de ser MUY malo34 »), la colère, ou pour reproduire l’intensité sonore (« Su madre no le llama, le GRITA35 »).

Cela nous amène à un autre aspect central dans les romans : leur caractère visuel. Celui-ci s’impose à travers les images suscitées par la narration, mais également par des références omniprésentes et par l’utilisation de techniques que l’écriture s’approprie.

5.2 Du lisible au visible

Le cinéma, la télévision et l’image en général ont forgé l’imaginaire des auteurs, des lecteurs et des personnages. Ils marquent de leur empreinte leur vision du monde et des évènements, leur façon de les appréhender. Il est donc logique qu’ils envahissent les textes comme thématiques mais également comme codes esthétiques. Les personnages sont plus souvent comparés à des acteurs célèbres que décrits minutieusement36. L’influence de l’image est telle pour certains que la frontière entre réalité et fiction devient parfois floue. D’un côté les personnages, ardents pratiquants de la religion cathodique et cinéphiles, tendent à croire tout ce qu’ils voient sur un écran, et d’autre part ils savent que tout peut être spectacle, même leur vie quotidienne. Ils semblent considérer leur propre existence comme un film ou une fiction : « yo puse la tele en stanby y volví a mi vida y mi ficción37 ». Ceux qui les entourent en sont les personnages: « [m]e fijé en Israel y Sara y, no sé, pero juraría que no se miraban como los protagonistas de una historia que ha terminado para no volver a empezar38 ». Ils établissent également des parallèles entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils voient dans leurs films fétiches que la récente invention du magnétoscope leur permet de voir et revoir à l’envi. Dans Historias del Kronen le protagoniste imite même lors de ses ébats les images qui défilent en fond sur l’écran de télévision, et le récit reproduit cette superposition par un enchevêtrement des plans, jusqu’à la confusion de la scène « réelle » et de la scène du film visionné. Tout absorbé qu’il est par les images il en oublie de prêter attention aux plaintes de sa partenaire qu’il violente sous l’influence des images d’Orange mécanique39.

Leur culture cinématographique et télévisuelle leur donne des clés d’interprétation de leur existence et non plus l’inverse.

Les images sont omniprésentes dans les romans, qu’elles soient suggérées par la grande capacité descriptive de la langue utilisée ou bien projetées à travers différents filtres (des écrans de télévision, des caméras, des photos, des hallucinations produites par la drogue). Souvent plus suggestives que les mots, plus facilement et directement assimilables, elles font déjà partie intégrante dans les années 1990 d’un répertoire partagé par les auteurs et les lecteurs, plus habitués à penser par succession d’images qu’avec des mots. Les romans de la Generación X éliminent la frontière et la médiation qui séparaient ces deux codes discursifs.

Cette incursion des images dans le texte ― symptomatique de leur envahissement de la vie quotidienne ― s’incarne dans l’usage déjà normalisé de vocables appartenant aux media. C’est le cas de certains mots et expressions (« mis muvis40 », « hacerse una peli41 ») mais aussi de concepts entièrement transposés de l’univers des media à celui de l’humain : « no dices que lo sabías, ¿Que tienes interferencias y no sabes en qué canal estás42?  ».

Le cinéma influence également l’écriture (et sa réception) sur le plan technique : celle-ci lui emprunte des procédés qui façonnent parfois la construction même du récit. L’influence du cinéma américain est plus évidente dans les romans de Benjamín Prado : la construction de Caídos del cielo (d’ailleurs rebaptisé plus tard La pistola de mi hermano43 du nom de son adaptation cinématographique) s’apparente à celle d’un road movie, et son roman Nunca le des la mano a un pistolero zurdo44 (dont le titre est tiré d’une réplique du film Johnny Guitar45) présente des scènes qui semblent tout droit sorties de films policiers ou de westerns mythiques.

Les auteurs adoptent également les techniques fragmentaires du cinéma comme celle du collage narratif. Ray Loriga l’utilise dans Héroes et Caídos del cielo46, Lucia Etxebarria dans Amor, curiosidad, prozac y dudas47. Elle consiste en un fil conducteur qui unit plusieurs histoires entremêlées qui se succèdent comme une série de flashs « projetés » grâce à une langue percutante et une expression concise. Les variations subies par l’extension des fragments jouent en outre un effet de rythme semblable à celui que l’on retrouve dans la succession de plans plus ou moins longs : qui s’accélère ou ralentit au contraire en fonction de l’importance d’un évènement et de la tension narrative. La technique du montage est également transposée dans des récits qui banalisent les ellipses spatiales et temporelles pour enchaîner deux scènes en s’épargnant le récit des déplacements et moments insignifiants.

De même l’écriture reproduit la simultanéité des plans, tentant de déjouer la successivité inhérente à sa pratique même. C’est le cas dans ce passage de Raro de Benjamín Prado où le lecteur apprend un adultère au détour d’un changement de plan :

– Qué vergüenza – dijo su hermana­ –, qué manera de engañarse, qué tristeza, qué degradación.

– Ja, ja – dijo el marido de su hermana. Estaba tumbado en una cama, viendo la película de Danny Kaye.

– Ja, ja – dijo la mujer que había a su lado48.

Si l’on ajoute à cela la saturation de dialogues déjà évoquée, les pages des romans ont parfois des allures de scripts.

Cet empiètement des techniques scripturales et cinématographiques est enfin et surtout manifeste dans la restitution prétendument simultanée et non filtrée de certaines scènes comme si le narrateur disposait d’une caméra subjective. L’effacement de la fonction de communication et de régie de l’instance narratrice49 est à l’origine de cette impression de « capture » de la réalité qui se distingue d’une représentation littéraire classique.

5.3 « Original soundtrack » de la Generación X

Comme tout film qui se respecte, les romans disposent également d’une bande originale. Au « bruit » généré par l’oralité vient s’ajouter une présence imposante de la musique. Omniprésente dans tous les romans, elle constitue un véritable complément auditif au texte qui l’inscrit dans une culture mais participe aussi directement au récit. Elle est essentielle pour les personnages qui en écoutent à longueur de temps et en tous lieux. Elle est souvent au cœur de leurs conversations, ils les associent à leurs souvenirs et à leur vécu, comme le protagoniste de Raro qui affirme: « todas las canciones terminan por ser tristes, por ser la banda sonora de algo que has perdido50 », quand ils ne les assimilent pas à des tranches de vie : « ¿Qué hacías tú después de satisfaction51? », s’interroge le protagoniste de Héroes dans une auto-interview. La musique s’impose dans l’écriture par divers procédés. On la devine dans la construction de certains passages qui semblent influencés par la composition des chansons. La syntaxe, les variations, la répétition d’idées et de locutions, et la brièveté des phrases rappellent des paroles de chanson rock :

[m]i hermano perdió una oreja. Mi hermano perdió una oreja y yo tuve que salir del cuarto para ir a buscarla o para ver por lo menos cómo quedaban las cosas después de eso. Mi hermano se quedó sin oreja y esa es básicamente toda la historia. Nunca hubiera salido si no hubiese sido por su oreja. No hay gran cosa que contar. Yo estaba en mi cuarto y mi hermano perdió una oreja. Eso es lo que pasó. Ni más ni menos52.

José Ángel Mañas revendiquait d’ailleurs dans son manifeste El legado de los Ramones53 l’imitation du rythme des chansons punk dans son écriture. L’alternance de locutions brèves et d’autres plus longues et dénuées de ponctuation, la langue utilisée, rappellent leurs variations rythmiques, le retour à la simplicité dont se réclamaient les punks et que l’on retrouve nettement dans la logique simple et la syntaxe simplifiée à outrance de Lo peor de todo54.

Les indications musicales, omniprésentes, ne constituent pas seulement un élément esthétique ou thématique. Elles servent bien sûr de point d’ancrage aux récits, mais elles embrassent aussi la trame narrative comme partie intégrante de la description en tant que fond sonore des dialogues ou de la narration. Les mentions de groupes de musique ou de chansons remplissent diverses fonctions décrites par Eva Navarro Martínez55 : la fonction rythmique, la fonction dramatique (quand la musique évoquée influence le comportement d’un personnage ou son état d’esprit, voire ses actes, et qu’elle suggère des émotions au lecteur) et la fonction lyrique (quand les paroles des chansons se substituent aux dialogues ou aux pensées des personnages où s’y entremêlent). La présence ou l’absence de musique ainsi que le style de musique choisi sont fréquemment déterminés par l’action en cours et par son rythme. À l’inverse, il semble souvent que l’action s’accélère ou ralentisse, que la tension monte ou décroisse en fonction de la musique qui l’accompagne. Lorsque ces différentes fonctions de la musique s’entremêlent, elle remplit alors la même fonction qu’au cinéma. Le mode d’inclusion des chansons au texte est variable : il peut être explicite, le narrateur signifiant quelle musique passe au moment des évènements relatés, mais en d’autres occasions les chansons sont fondues dans le texte, traduites, ce qui les rend indécelables pour un lecteur non averti. C’est le cas de ce passage de Héroes qui renvoie à la chanson de David Bowie et Mick Jagger Dancing in the street : « Ellos siguen en casa y tú estás bailando en la calle. El mundo se derrumba y el papa se la toca pero a ti no te importa. Tú estás bailando en la calle56 ».

Le chapitre 3 de Sonko 95 est particulièrement digne d’intérêt : il constitue une véritable symphonie dont la musique cumule les fonctions dramatiques et descriptives. La session musicale débute avec l’ouverture du bar au public, et terminera à la fermeture. La musique commence, interrompant la conversation de façon abrupte :

¡Y Gustavo que dice que la múzica cañera no guzta Sonríe desdeñoso. Heavy. Por mucho que curre en una multinacional no tiene ni puta idea de. ROCKS OFF (ROLLING STONES) ― Rythm & Blues de primera hora.― MR CAB DRIVER (LENNY KRAVITZ) ― Lenny tan revival como siempre.―DIRTY Boulevard (LOU REED) ― Radiografía musical, cruda y realista, de NY.―MOTORCYCLE EMPTINESS (MANIC STREET PREACHERS)― Rock nostálgico57.

Grâce aux majuscules et à l’écriture en italiques ces parenthèses sont différenciées visuellement du récit et constituent une sorte d’action parallèle au récit de la soirée. Loin d’être anodines, elles permettent au lecteur d’avoir une notion plus claire du type de lieu et de l’ambiance dans laquelle se déroule l’action, et de son évolution au cours de la soirée. La fonction dramatique de la musique se fait surtout sentir quand, en plus de son rôle d’élément de description de l’ambiance, le titre diffusé coïncide avec l’action et sa portée psychologique. Par exemple quand le narrateur, ivre et le nez bien poudré, entreprend une jeune fille et que celle-ci s’enfuit après lui avoir donné de faux espoirs, les Red Hot Chili Peppers chantent Suck my kiss58. On pourrait citer bien d’autres exemples de ce procédé comme la préparation d’une dose de drogue sur Born to rise hell de Motorhead59, ou encore l’arrivée de Gustavo (haï par le narrateur et Borja) sur une chanson de Primus intitulée Here comes the Bastards60. L’omniprésence de ces parenthèses musicales qui alternent avec l’action en l’interrompant parfois et l’abondance des références produisent un effet de saturation sur les dix-huit pages qu’elles ponctuent.

Les références utilisées dans les romans appartiennent pour la plupart à un répertoire éclectique mais partagé par tous les auteurs et par une grande partie de leur génération. De ce fait la simple allusion à tel groupe ou à telle chanson informe sur une ambiance et un milieu. Un bémol serait peut-être à ajouter à cette présence invasive de la musique : si celle-ci immerge le lecteur qui partage les références dans un univers avec une efficacité renforcée, l’ampleur du phénomène peut s’avérer contre-productif et rébarbatif pour un lecteur non informé dont la lecture se verrait parasitée par une saturation de références ne lui permettant pas d’accéder à ce qu’elles suggèrent.

6. Des media en masse

Pour finir nous citerons brièvement les autres media qui apparaissent de façon plus discrète mais récurrente dans les romans. La publicité d’abord dont les slogans font partie d’un registre collectif, et prennent naturellement leur place dans une écriture qui prétend revitaliser le genre romanesque. Ces références convoquent des images et se substituent aux descriptions. Elles sont parfois annoncées comme telles : « Cat, la chica gato, podría ser una de tantas chicas que salen en las revistas anunciando cremas hidratantes: Tu piel se merece protección61 ». Mais elles apparaissent également fondues dans l’énonciation, démontrant leur degré d’assimilation : « Elia tampoco dudaría ni un segundo en dejarlo todo y venirse conmigo y con su Peugeot al fin del mundo62 ».

Les romans reproduisent également des articles de presse et leurs gros titres, des graffitis aperçus par les personnages, des panneaux indicateurs. Souvent leur introduction n’entraîne pas de rupture narrative car ils apparaissent textualisés. L’information dont ils sont porteurs est rendue mais leur support s’efface et ils s’inscrivent dans la continuité du récit qu’ils viennent complémenter. Mais en de rares occasions leur matérialité est celle qu’ils présentent dans la réalité, ou son simulacre. C’est essentiellement le cas dans El índice de Dios63 mais également dans De Madrid al cielo qui s’ouvre sur la reproduction d’un graffiti d’un mur de Madrid64. Cette inclusion de documents factuels ou pseudo factuels dans leur matérialité ici balbutiante deviendra dans des romans postérieurs une caractéristique essentielle.

Conclusion

La prégnance des media dans les romans de la Generación X les distingue à leur parution au sein d’un panorama littéraire jugé « arthritique » par leurs auteurs. Par les licences que ceux-ci s’octroient vis-à-vis du canon littéraire sans pour autant renoncer à une nature exclusivement textuelle, et par leur capacité d’absorption d’autres codes sémiotiques davantage en accord avec leur époque, ils parviennent à capturer la réalité d’un univers. Par le dialogue qu’ils établissent entre l’écriture et les autres media ils constituent une forme de genèse de l’intermédialité qui caractérise désormais notre société et la littérature qui prétend la dévoiler.


Notes

1 – Cette tétralogie se compose des romans Historias del Kronen (1994), Mensaka (1995), Ciudad Rayada (1998) et Sonko 95 (1999).

2 – Coupland, Douglas, Génération X, Paris, 10-18, [1994] 2004, traduction de Léon Mercadet.

3 – Nous reprenons ici le terme de “hornada” (littéralement “fournée”) proposé par le critique Constantino Bértolo en alternative à celui de génération. L’approche synchronique qu’elle permet nous semble de loin la plus pertinente (Bértolo, Constantino, « Introducción a la narrativa española actual », Revista de Occidente, n° 98-99, Juillet- août 1989).

4 – C’est ainsi que Douglas Coupland sous-titrait en 1991 son roman Generation X, pointant d’emblée la vitesse qui marquait l’époque qui s’ouvrait alors et dont les mass media émergents étaient déjà une compostante significative.

5 – Cette notion empruntée à la philosophie allemande signifie « l’esprit du temps ». Utilisée principalement en philosophie de l’historie et en psychologie elle désigne le climat ou paradigme intellectuel et culturel d’une époque.

6 – Navajas, Gonzalo, La narrativa española en la era global, Barcelone, EUB, 2002, p. 105 ss.

7 – Note de fin de l’auteur au roman Sonko 95, le dernier de la Tetralogía Kronen. Mañas, José Ángel, Sonko 95, Barcelone, Destino, 1999, p.283. Ces trois mots signifient « vitesse, authenticité, crudité ».

8 – Cette expression constitue le titre d’un article de German Gullón paru dès les premières manifestations de l’esthétique de la Generación X dans lequel le critique loue la grande capacité représentative, la prise de liberté formelle et le renouveau que constituent les romans que nous étudions.

9 – Les romans mutants sont apparus sur la scène littéraire espagnole au début des années 2000 : Eloy Fernández Porta, Agustín Fernández Mallo et Vicente Luis Mora comptent parmi les principaux représentants de cette nouvelle modalité romanesque profondément marquée par l’intermédialité qui l’amène à briser l’horizontalité du récit en y incluant des documents allogènes textuels ou non textuels (photographies, cartes, etc.), factuels ou pseudo factuels dans leur matérialité originelle.

10 – « Ici les gens continuent à écrire comme si la télévision n’existait pas ». Extrait d’une interview accordée par Ray Loriga à la revue Ajoblanco. Martinez, Gabriel, « Ray Loriga, un púgil a ritmo de zapping », Revista Ajoblanco, N°58, Décembre 1993, p.34-38.

11 – Ces supports et appareils désormais tombés en désuétudes constituent à l’époque de nos romans une nouveauté non négligeable : pour la première fois il est possible d’enregistrer et de reproduire à l’envi des productions culturelles mais aussi des moments de la vie personnelle. Cela a un effet sur nos personnages qui visionnent encore et encore leurs films cultes, écoutent les mêmes chansons en boucle et filment en quelques occasions des épisodes de leur vie dont ils font un spectacle. Ils incarnent en cela ce que Guy Debord annonçait comme La société du spectacle.

12 – Rajewski, Irina, « Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A Literary Perspective on Intermediality », Revue Intermédialités, Numéro 6, Automne 2005, p. 44 ss. L’auteure identifie également l’intermédialité en tant que transposition médiale (par exemple les adaptations cinématographiques de romans) : la transformation d’un produit médiatique en un autre. Il y a ici un texte (au sens large du terme) qui est l’original et la source du nouveau media ; il s’agit d’un processus de transformation. Les adaptations cinématographiques des romans Historias del Kronen (Montxo Arméndariz, 1995), Caídos del cielo (adaptée par l’auteur lui-même sous le titre La pistola de mi hermano en 1997) et El triunfo (Mireira Ros, 2006) en sont des manifestations. La troisème catégorie est celle de l’intermédialité comme combinaison de media aboutissant à un nouveau « produit ». Il n’y a pas ici combinaison à proprement parler puisque le « produit fini » conserve une nature textuelle. En effet les romans n’intègrent pas les autres media dans leur matérialité mais les fondent dans l’écriture.

13 – Mariniello, Silvestra, « Médiation et intermédialité », Actes du colloque du Centre de Recherche sur l’Intermédialité, Université de Montréal, 1999.

14 – C’est ainsi que Germán Gullón intitulait en 1999 sa critique de Ciudad Rayada (Gullón, Germán, « La novela multimediática: Ciudad rayada, de José Ángel Mañas ». Ínsula 625-626 (1999) : 33-34).

15 – « Podríamos decir, con Jacques Derrida, que la propuesta teórica de la intermedialidad pasa por deconstruir los modelos de conocimiento existentes, lo cual implica al mismo tiempo poner en entredicho las jerarquías que operan en los diversos ámbitos de nuestra vida social y cultural. En nuestro caso particular, ese cuestionamiento de las jerarquías podría implicar dejar de plantearse el texto literario como centro y punto de partida, para ubicarlo en el mismo nivel jerárquico que otras manifestaciones artísticas ». (Cubillo Paniagua, Ruth, «La intermedialidad en el siglo XXI », Diálogos, Revista electrónica de historia, Vol.14, N°2, septembre 2013-février 2014, p.174)

16 – Un exemple en est Héroes, roman de Ray Loriga qui une fois refermé laisse dans l’esprit du lecteur la figure du protagoniste mais aussi la mélodie de Space Oditty de David Bowie et l’image de Ziggy vêtu de sa veste de cuir rouge.

17 – L’auteur français prétendait également, à l’instar de nos auteurs, laisser une trace d’une langue qui ne vit que si on l’emploie. Il expliquait ainsi l’emploi d’une langue familière et parfois argotique : « Pourquoi je fais tant d’emprunts à la langue, au « jargon », à la syntaxe argotique, pourquoi je la forme moi-même si tel est mon besoin de l’instant ? Parce que vous l’avez dit, elle meurt vite, cette langue, donc elle a vécu, elle vit tant que je l’emploie » (Céline, Ferdinand, « Lettre à André Rousseaux »,Le Figaro, n°151, 30 mai 1936.

18 – Gullón, Germán, introduction critique à Historias del Kronen, Barcelone, Destino, 1998.

19 – Prado, 1996 : 9. « C’était une des choses… cette façon étrange de rester silencieux, avec une espèce de… enfin, c’était quelque chose qui s’installait soudain entre toi et lui ».

20 – «Coucou! les fiiiiiiiiiilles!!! Borja? Mon chériiiiiii!». Mañas, José Ángel, Sonko 95, Barcelone, Destino, 1999, p. 118-119.

21 – Mañas, José Ángel, Sonko 95, Barcelone, Destino, 1999, p.86.

22 – Viart, Dominique, Mercier, Bruno, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2008, p. 231.

23 – Mañas, José Ángel, Sonko 95, Barcelone, Destino, 1999.

24 – Germán Gullón, El miedo al presente como material novelable, Ínsula n°634 (1999), p. 15-17

25 – « Técnica de la grabadora » (Navarro Martínez, Eva, « Novelas con banda sonora : la música como recurso técnico en algunas obras de la narrativa española actual », Revista electrónica de estudios filológicos, N°5, Avril 2003).

26 – Loriga, Ray, Caídos del cielo, Barcelone, Destino, 1995 : 57-58.

27 – Mañas, José Ángel, op. cit. 1999, p. 82, « Borja rit, ha ha ».

28 – Mañas, José Ángel, op. cit. 1999, p. 138, « J’attrape la ventoline qui traîne dans le coin et flus, flus, je me sens déjà mieux ».

29 – Wolfe, Roger, El índice de Dios, Madrid, Espasa Calpe, 1993, p. 60, « Le radiateur fait Blof et l’eau commence à couler dans les canalisations ».

30 – Mañas, José Ángel, op. cit. 1999, p. 58, « Borja rit, ha ha ».

31 – Mañas, José Ángel, op. cit. 1999, p. 121, « IOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUIOUUIOUUIOU. Si au moins ce connard jouait bien ».

32 – Mañas, José Ángel, op. cit. 1999, p.262.

33 – Mañas, José Ángel, op. cit. 1999, p.263.

34 – Mañas, José Ángel, Historias del Kronen, 1998, p. 49, «Tijuana a l’air d’être TRÈS méchant » (Nous traduisons).

35 – Mañas, José Ángel, Sonko 95, 1999, p. 17, « Sa mère ne l’appelle pas, elle CRIE ».

36 – En voici un exemple: « (…) me cruzo con mi vecina (…). Hoy, en vaqueros y con esa camisetita blanca debajo de la torera de cuero, es que es la mismisima Withney Houston ». Mañas, op. cit. 1999, p. 58. « (…) Je croise ma voisine. (…) Aujourd’hui, en jean et avec ce petit top blanc sous sa veste en cuir, c’est Withney Houston tout craché ».

37 – Wolfe, Roger, El índice de Dios, 1993, p. 77, « J’ai mis la télé en stand by et je suis revenu à ma vie et à ma fiction ».

38 – Prado, Benjamín, Nunca le des la mano a un pistolero zurdo, Barcelone, Santillana, [1996] 2008 : 68. « J’ai regardé Israel et Sara et, je ne sais pas, mais je jurerais qu’ils ne se regardaient pas comme les personnages d’une histoire qui s’est terminée pour ne plus recommencer ».

39 – Mañas, José Ángel, Historias del Kronen, Barcelone, Destino, 1994, p. 34-35.

40 – Dans nos romans c’est souvent le mot anglais movie qui est repris sous sa forme hispanisée.

41 – Si une suite d’évennements est désormais appellée scénario, le fait de se l’imaginer revient à « se faire un film ».

42 – «T’as des interférences et tu sais pas sur quelle chaîne tu es ?». Maestre, Pedro, Matando dinosaurios con tirachinas, Barcelone, Destino, 1996, p. 127.

43 – Loriga, Ray, La pistola de mi hermano (Caídos del cielo), Plaza y Janés, Barcelona, 1999.

44 – Prado, Benjamín, Nunca le des la mano a un pistolero zurdo, Barcelone, Santillana, 2008.

45 – Ray, Nicholas, Johnny Guitare, 1954.

46 – Loriga, Ray, Héroes, Madrid, Punto de lectura, [1993] 2008 et La pistola de mi hermano (Caídos del cielo), Plaza y Janés, Barcelona, 1999.

47 – Etxebarria, Lucía, Amor, curiosidad, prozac y dudas, Madrid, Ediciones Martínez Roca, 2009.

48 – Prado, Benjamín, Raro, Barcelone, Plaza & Janés, 1995, p.54. « – Quelle honte – dit sa sœur –, quelle façon de se tromper, quelle tristesse, quelle dégradation.

– Ha ha – dit le mari de sa sœur. Il était couché sur un lit, en train de regarder le film de Danny Kaye.

– Ha ha – dit la femme qui se trouvait à ses côtés ».

49 – Ces fonctions du narrateur ont été décrites par Gérard Genette dans Dans Figures III (Paris, Seuil, 1972 : 261-263). La première consiste à « marquer les articulations, les connexions, les inter-relations, bref, l’organisation interne. ». La seconde est inhérente à la situation narrative et traduit le souci du narrateur de maintenir le contact avec le narrataire.

50 – Benjamín Prado, Raro, Barcelona, Plaza & Janes, 1995, p. 15. « Toutes les chansons finissent par être tristes puisqu’elles sont la bande-son de quelque chose que l’on a perdu ».

51 – « Que faisais-tu après « Satisfaction » ? » (Loriga, Ray, Héroes, Punto de lectura, 2008, p.22-23). La situation du protagoniste de ce roman, enfermé dans sa chambre avec ses disques et ses rêves, est particulièrement propice à l’invasion du texte par un nombre incalculable de références musicales et d’emprunts techniques parfois difficilement décelables pour le lecteur.

52 – Loriga, Ray, Héroes, Madrid, Punto de lectura, 2008, p. 56. « Mon frère a perdu une oreille. Mon frère a perdu une oreille et moi j’ai dû sortir de ma chambre pour aller la chercher ou au moins pour voir comment iraient les choses après cela. Mon frère s’est retrouvé sans oreille et voilà à peu près toute l’histoire. Je ne serais jamais sorti si ça n’avait pas été pour son oreille. Il n’y a pas grand-chose à raconter. J’étais dans ma chambre et mon frère a perdu une oreille. C’est ce qui s’est passé. Ni plus ni moins ».

53 – Mañas, José Ángel, “El legado de los Ramones”, Ajoblanco N°108, juin 1998 p. 38-43.

54 – Loriga, Ray, Lo peor de todo, Barcelone, Plaza & Janés, [1992]1999.

55 – Navarro Martínez, Eva, op. cit.

56 – Loriga, Ray, op. cit. p. 167. « Ils sont toujours chez eux et toi tu es en train de danser dans la rue. Le monde s’écroule et le pape se la touche mais toit tu t’en fiches. Toi tu es en train de danser dans la rue ».

57 – Mañas, op. cit. 1999, p. 28. « Et Gustavo qui dit que cette musique ne plait pas ! Il sourit, dédaigneux. Heavy. Même s’il bosse dans une multinationale il n’a pas la moindre idée de. ROCKS OFF (ROLLING STONES) ― Rythm & Blues de primera hora.― MR CAB DRIVER (LENNY KRAVITZ) ― Lenny tan revival como siempre.―DIRTY Boulevard (LOU REED) ― Radiografía musical, cruda y realista, de NY.―MOTORCYCLE EMPTINESS (MANIC STREET PREACHERS)― Rock nostálgico ».

58 – Mañas, op. cit. 1999, p. 42.

59 – Mañas, op. cit. 1999, p. 41.

60 – Mañas, op. cit. 1999, p. 41.

61 – Etxebarria, Lucía, Beatriz y los cuerpos celestes, Barcelone, Destino, 1998, p. 26. « Cat, la fille chat, pourrait être une de ces filles qui apparaissent dans les revues pour fair la pub des crèmes hidratantes : Ta peau mérite une protection ».

62 – Maestre, Pedro, op. cit., p. 78. « Elia non plus n’hésiterait pas une seconde à tout abandonner pour venir avec moi et sa Peaugeot au bout du monde ».

63 – Wolfe, Roger, El índice de Dios, 1993, p. 15, 104 et 115

64 – Grasa, Ismael, De Madrid al cielo, Barcelone, Anagrama, 1994, p. 9.


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Le fantôme à la fin du Moyen Âge : un personnage chargé de rassembler les vivants et les morts

Isabelle MARCHESSOU

Doctorante en littérature anglaise rattachée au laboratoire LISAA , occupant un poste d’ATER à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, ses recherches s’intéressent aux différences de représentation, de fonction et de symbolique du personnage du fantôme tel qu’il existe dans les littérature anglaise médiévale et victorienne.

isabelle.marchessou@univ-paris-est.fr

Pour citer cet article : Marchessou, Isabelle, « Le fantôme à la fin du Moyen Âge : un personnage chargé de rassembler les vivants et les morts », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/le-fantome-a-la-fin-du-moyen-age-un-personnage-charge-de-rassembler-les-vivants-et-les-morts/>.


Résumé

Cet article se propose de démontrer que la représentation et la conception des fantômes et des revenants qui peuplent la littérature anglaise entre les XIIe et XVe siècles sont modifiées par la notion de responsabilité. Les défunts qui reviennent du Purgatoire deviennent progressivement idéalement responsables, ce qui leur confère l’autorité nécessaire pour influencer les vivants.

Mots-clés : revenant – Moyen-âge – responsabilité – purgatoire – autorité sur les vivants.

Abstract

This article intends to demonstrate that the representation and the understanding of ghosts and revenants in England between the 12th and the 15th centuries are modified by the growing importance of the notion of responsibility. The dead coming back from the developing Purgatory become progressively more responsible, thus gaining the authority to influence the living.

Keywords: revenants – middle ages – responsability – purgatory – influence on the living.


Sommaire

Introduction
1. De mauvais revenants partiellement responsables
2. Repentance et réparation
3. Plus qu’un passeur, un directeur de conscience
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

En Angleterre au Moyen Âge, les fantômes, esprits désincarnés des morts, coexistent avec les revenants, des défunts dotés d’un corps tangible, et il n’est pas toujours aisé de les distinguer1. Toutefois, cette différence n’entrave en rien leur capacité à franchir la frontière entre le monde des morts et celui des vivants, qu’ils exercent dans un nombre croissant de récits à partir du XIIe siècle. À cette période, la géographie des royaumes de l’au-delà chrétien dans lesquels les âmes des défunts attendent le Jugement dernier, se transforme progressivement pour inclure, à la frontière entre le Paradis et l’Enfer, un « au-delà intermédiaire2 », le Purgatoire, auquel des personnages de l’entre-deux comme les revenants et les fantômes ne peuvent qu’appartenir.

Le Purgatoire est la destination de ceux qui ne méritent pas l’Enfer car leur âme n’est pas damnée, mais qui ne peuvent pas non plus entrer au Paradis, car ils ont commis des péchés qui leur en barrent l’accès immédiat. C’est donc un système dans lequel les âmes des défunts subissent des peines expiatoires proportionnelles à leurs péchés, et qui est officiellement inclus dans la doctrine de l’Église chrétienne lors du second concile de Lyon en 1274. Le Purgatoire devient aussi le lieu où s’accomplit cette pénitence, à partir des années 1170-1180 lorsque le nom latin purgatorium remplace les expressions « peines purgatoires » ou « feu purgatoire3 » .

Les peines subies dans ce lieu de pénitence sont aussi terribles que celles de l’Enfer4, mais elles ne sont pas éternelles et leur durée peut être réduite grâce à une pratique ancienne qui trouve un nouveau sens dans le système du Purgatoire, les suffrages. Les vivants accomplissent des œuvres de piété dont le bénéfice spirituel est transféré aux âmes des défunts afin d’abréger leur peine. Plusieurs études sur la mort montrent que les suffrages prennent des formes diverses, mais la pratique la plus populaire est d’offrir des messes en l’honneur des morts, et c’était une provision inscrite dans de nombreux testaments5.

Amanda McKeever remarque qu’à partir du XIIIe siècle, les récits de revenants participent à promouvoir l’efficacité des suffrages, et donc le Purgatoire6. Revenants et Purgatoire prospèrent donc de concert en renforçant leur crédibilité mutuelle. En effet, ce dernier offre une « première explication logique de l’existence des revenants7 », en créant un territoire intermédiaire dont on peut revenir, tandis que les revenants sont une preuve concrète de l’existence de ce dernier. C’est dans cette optique qu’à partir du XIIe siècle les histoires de revenants du Purgatoire se multiplient jusqu’à être rassemblées dans des recueils d’exempla, à l’usage des prêtres et des prêcheurs pour ponctuer leurs sermons d’exemples et leur donner plus de poids.

Ronald C. Finucane établit trois catégories de revenants et fantômes médiévaux : ceux qui insistent sur l’importance des enseignements de l’Église ; ceux qui cherchent à réparer des injustices sociales ou personnelles ou qui enjoignent aux vivants à être moralement bons, et dont Finucane nous dit qu’ils ne sont pas aussi liés à l’Église que les premiers ; et enfin des revenants qui ne semblent avoir aucun but spécifique8. Mais il nous semble que cette catégorisation ne rend pas compte d’une conception sous-jacente du revenant qui lui permet d’être utilisé tant dans une perspective religieuse que légale ou éthique, et ce non seulement dans des textes aux genres différents, mais aussi issus de différents siècles comme ceux de notre corpus.

La troisième catégorie de Finucane, correspond bien au revenant dangereux et à l’apparence horrible de l’anecdote du chapitre XXVII de la distinction II du De Nugis Curialium écrit par le clerc de la cour d’Henri II, Walter Map (c. 1140-c. 1209) ou à ceux des chapitres XXII, XXIII et XXIV du livre V de l’Historia Rerum Anglicarum écrits par l’historien et chanoine de Bridlington William de Newburgh (1136-1198). C’est aussi le cas du mauvais revenant mentionné dans une anecdote du chapitre consacré à l’année 1295 de la Chronique de Lanercost, un manuscrit en latin relatant l’histoire du nord de l’Angleterre et de l’Ecosse entre le XIIIe et la première moitié du XIVe siècle dont l’édition est attribuée à un moine augustin du prieuré de Lanercost. Les deux anecdotes de William de Newburgh indiquent clairement que ces revenants ont mené une mauvaise vie avant de détailler leur aspect et leur méfait. Dès lors on peut se demander si les vivants ne voient pas un lien entre l’état de l’âme du défunt et son apparence et son attitude. Si tel est le cas, ces revenants, bien qu’ils n’aient pas de but propre, illustrent peut-être eux aussi la vérité naissante du Purgatoire et sont peut-être plutôt les précurseurs d’une des deux autres catégories.

Finucane nous dit que les revenants de la seconde catégorie sont moins liés aux objectifs de l’Église, pourtant, certains de ceux présents dans les anecdotes collectées par un moine cistercien de l’abbaye de Byland dans le Yorkshire, à la fin du XIVe siècle, promeuvent à la fois les bienfaits des suffrages pour les morts et les vivants, et donc les enseignements de l’Église, et l’importance de réparer ses crimes, et donc d’être moralement bon. Ces revenants appartiennent donc à la fois à la première et à la seconde catégorie de Finucane. Enfin, les fantômes du poème allitératif « The Awntyrs Off Arthur », et du roman moyen anglais Sir Amadace, tous deux composés à la fin du XIVe siècle promeuvent directement ou non les bienfaits des suffrages et des œuvres pieuses, et ce bien que leur forme et leur contenu les éloignent grandement des recueils d’exempla.

On peut donc se demander ce qui confère au revenant ou au fantôme sa capacité à porter un message à la fois religieux, légal voire éthique, et ce quels que soient sa nature, son apparence, son attitude, ou même la forme du récit qu’il hante. Quelle est la conception sous-jacente des mauvais et des bons revenants, et des fantômes médiévaux qui leur confère l’autorité nécessaire pour influencer les vivants ? Jacques Le Goff explique, dans le chapitre 7 de son livre, que toute l’idéologie et la logique du Purgatoire se calquent sur un idéal de justice qui met l’accent sur la notion de « responsabilité personnelle9 » . Le Dictionnaire culturel en langue française définit le mot « responsable » comme celui ou celle « qui doit accepter et subir les conséquences de ces actes et en répondre10  ». Si cette notion influence la conception du Purgatoire, il nous semble qu’elle doit aussi avoir joué un rôle dans la conception des revenants puisque ces deux phénomènes sont liés. Cette analyse va donc s’attacher à démontrer qu’en Angleterre entre les XIIe et XIVe siècles, le revenant, comme le fantôme, est idéalement responsable, ce qui lui donne l’autorité nécessaire pour influencer les vivants. Nous commencerons par établir que les mauvais revenants de notre corpus, dont les récits sont antérieurs aux autres, sont déjà perçus comme subissant les conséquences de leurs péchés, ce qui indique une intégration progressive de la notion de responsabilité dans leur conception. Nous montrerons ensuite que les autres, que nous appellerons les bons revenants ou fantômes, sont devenus entièrement responsables car ils répondent à tous les critères énoncés dans la définition précédente. Nous conclurons cette analyse en décrivant le rôle de directeur de conscience que le revenant et le fantôme endossent auprès des vivants afin de leur enseigner l’art de bien vivre ensemble.

1. De mauvais revenants partiellement responsables

Il semble, de prime abord, que les mauvais revenants, ne sont en rien des personnages responsables : rien n’indique qu’ils acceptent leurs erreurs, ou qu’ils soient prêts à répondre de leurs actes. Ils sont uniquement un danger mortel pour la communauté des vivants comme celui de Buckingham décrit au chapitre XXII de la chronique de William de Newburgh qui « terrorise [sa femme] mais en plus l’écrasa presque sous son poids intolérable11 », ou bien le revenant gallois du De Nugis Curialium de Walter Map qui « appell[e] un par un et nommément les villageois qui sans rien faire se retrouvent affaiblis et meurent sous trois jours12 ». Dans ces anecdotes un lien est établi entre les péchés du défunt et l’apparence et le comportement effrayant du revenant, comme si ces caractéristiques étaient un aveu involontaire de la mauvaise vie qu’ils ont menée. Cette corrélation entre l’apparence et la nature de l’être est soutenue et renforcée par la conception médiévale que l’âme et le corps fonctionnent en harmonie, ce qui implique notamment que l’aspect extérieur du corps reflète l’état intérieur de l’âme13.

Cette correspondance explique que les mauvais revenants de notre corpus aient une apparence bien plus terrifiante que les bons revenants. Puisque, contrairement à ces derniers, ils ne se repentent pas de leurs péchés, leur âme est plus corrompue par ceux-ci, ce qui se reflète dans leur apparence. La différence est flagrante lorsque l’on compare la description du bon revenant du chapitre XXX de la Distinction II du De Nugis Curialium avec celle donnée dans la chronique latine de Lanercost pour l’année 1295. La première raconte le retour du père excommunié d’un chevalier de Northumberland qui recherche le pardon, tandis que la seconde présente un prêtre excommunié impénitent. La description physique du père du chevalier se limite à mentionner qu’il apparait « entouré d’une pièce d’étoffe en haillons14 ». Cette description ne concerne que la tenue du revenant et l’expression « en haillons », traduite du latin « pannosoque », souligne l’état de délabrement du tissu, mais elle ne révèle rien sur l’éventuel état de décomposition du corps. La description physique à proprement parler du revenant n’a rien d’effrayant ou de répugnant. Pourtant, le fils, « croyant que celui-ci est le diable15 », le repousse jusqu’à la porte de sa demeure. Cette association avec le diable témoigne de la terreur du chevalier face à cette apparition, mais rien ne relie directement ce sentiment à l’apparence du défunt. La crainte du chevalier pourrait être due à la croyance, soutenue par l’Église, que les revenants, sont en fait des démons prenant possession des corps des morts pour tromper les vivants16. Ainsi, en voyant le corps de son père s’animer, le chevalier pense d’abord avoir à faire au Diable. Toutefois, cette peur n’est exprimée que dans les quatre premières lignes de l’anecdote, et le chevalier l’oublie bien vite pour mieux écouter son père. L’apparence du prêtre excommunié est bien plus terrible. Tout d’abord, il est décrit comme le « fils des ténèbres17 », ce qui l’associe lui aussi au Diable dont les ténèbres sont le domaine. Mais le revenant n’est pas seulement terrifiant. Son corps est décrit comme « repoussant » et « grossier18 », deux termes qui soulignent bien le dégoût que ressentent les habitants du village. L’apparence du prêtre évoque donc l’horreur, une peur mêlée de répulsion, et ces sentiments ne se dissipent pas au cours du récit puisque l’anecdote décrit ensuite comment le prêtre « épouvant[e] » et « bris[e] [les] articulations [des villageois]19 », et renforce donc l’effroi qu’il provoque. L’auteur de la chronique de Lanercost insiste plus longuement et offre plus de détails sur l’aspect et l’attitude du prêtre malveillant que Walter Map n’en donne sur le père du chevalier de Northumberland, ce qui indique bien que ces éléments sont essentiels non seulement dans la représentation, mais aussi dans la construction de ce qu’est un mauvais revenant.

L’auteur de la chronique donne de plus amples informations sur ce dernier point lorsqu’il débute son anecdote en expliquant que ce qu’il s’apprête à raconter est un « exemple de damnation20 ». En d’autres termes, le mauvais revenant de cette anecdote est un exemple de ce qui arrive lorsque l’âme a commis des péchés impardonnables : l’aspect physique est drastiquement altéré, toute volonté propre est perdue et le défunt est un danger pour les vivants. Ainsi, ce qui ressort de cette anecdote collectée en 1295, une période ou le Purgatoire est mieux défini qu’à la fin du XIIe siècle, c’est que la notion de proportionnalité des peines propre au système du Purgatoire, est mise de côté au profit d’une relation de causalité établie entre l’apparence et l’attitude du mauvais revenant et sa mauvaise vie. Cette relation est plus proche de la notion de responsabilité telle que nous l’avons présentée dans l’introduction dans la mesure où le revenant est amené à subir les conséquences de ses péchés en revêtant une apparence horrible qui rend manifeste l’état de son âme. Ce qui n’est pas clairement exprimé en revanche, c’est dans quelle mesure les habitants de Clydesdale connaissaient les travers du prête excommunié, et il est donc difficile d’affirmer avec certitude dans ce cas que l’apparence du défunt est une forme d’aveu involontaire des péchés commis qui viendrait entacher sa réputation, ajoutant par la même une autre conséquence de ses actes que le défunt devrait subir. Ce phénomène d’aveu est toutefois bien plus clair dans les anecdotes collectées par William of Newburgh dans les chapitres XXIII et XXIV de la Distinction II de son Historia Rerum Anglicarum. La structure de ces anecdotes est assez similaire à celle de la chronique de Lanercost. On retrouve bien dans le corps de l’anecdote le sentiment d’horreur rattaché au revenant : dans le chapitre XXIII, les habitants de la ville de Berwick sont assaillis par un « monstre funeste », un « cadavre pestilentiel » qui « empoisonn[e] et corromp[t] les alentours21 ». L’adjectif « pestiferi » indique le dégout provoqué par l’odeur nauséabonde du revenant, tandis que le verbe « inficio » et le supin « infectus » soulignent le danger à la fois sanitaire et mortel qu’il représente. William of Newburgh mentionne au début de l’anecdote que les habitants ont découvert plus tard que le revenant était en fait un homme « extrêmement malveillant22 »  comme l’indique l’emploi de « pessimus », superlatif de « malus ». Le processus de réflexion qui les amène à cette conclusion est clairement exposé au travers de la conjonction « ut » qui prend le sens de « suite à » lorsqu’elle est suivie d’un verbe à l’indicatif. Or elle est ici suivie du verbe « claruit » qui veut dire « devenir clair » à l’indicatif parfait, et on comprend donc bien que c’est suite aux évènements que raconte l’anecdote, que la malveillance de l’homme est « devenue évidente ». Le même parallèle est établi entre l’apparence et la malveillance du revenant du chapelain de Melrose au chapitre XXIV, et sa mauvaise vie. William of Newburgh explique qu’« après [sa] mort les évènements ont rendu évidents ses péchés23 ».

Ces récits témoignent de la causalité qui existe pour les vivants entre l’apparence et l’attitude du mauvais revenant et ses péchés. Dans cette conception du revenant, ce dernier est contraint d’assumer publiquement ses fautes et d’en subir les conséquences sur son nom et sa réputation. Cette manière de comprendre le retour du défunt atteste de l’intégration progressive de la responsabilité de chacun dans le salut de son âme et ce alors même que le Purgatoire n’a pas tout à fait atteint sa forme finale.

2. Repentance et réparation

Deux choses différencient les mauvais revenants que nous venons d’étudier de ceux qui les suivent dans la chronologie de notre corpus. La première, c’est que les bons revenants reconnaissent volontairement leur part de responsabilité dans leur sort. La seconde, c’est qu’ils ne se contentent pas de « subir » les conséquences de leurs erreurs, ils les « assument », et sont prêt à « répondre de » leurs actes. En somme, ils sont parfaitement responsables.

La très large majorité des revenants de notre corpus reconnaissent avoir commis des fautes de leur vivant. Dans « The Awntyrs Off Arthur », le fantôme de la mère de Guenièvre reconnait qu’elle a pris de nombreux amants24, tandis que le revenant de l’histoire II des contes de Byland, explique qu’il a fait « comme ceci et comme cela » et qu’il a été « excommunié pour ce crime25 »  des expressions qui, si elles manquent de détails, insistent bien par leur répétition sur l’importance d’admettre ses erreurs. Le revenant de l’histoire VI de Byland lui aussi, n’hésite pas à admettre avoir volé des cuillères en argent. Enfin, la revenante de l’histoire XII, la sœur d’un homme appelé Adam de Lond, explique à William Trower qu’elle subit un châtiment car elle a donné à son frère des chartes qui revenaient de droit à son mari et ses enfants. Le verbe confiteor utilisé par le moine dans sa forme imparfaite « confitebatur26 » pour décrire les aveux de ces revenants est très révélateur. Le premier sens de ce verbe, est celui de « se confesser ». Il s’agit bien là de la confession religieuse dont l’importance grandit avec le développement du Purgatoire jusqu’à devenir obligatoire pour tous les chrétiens une fois par an27. Le second sens de ce verbe est celui d’« avouer sa faute » qui n’est pas sans rappeler les aveux des criminels face à la justice légale, et le dernier sens, est celui de « faire connaître » ou « révéler ». Si le premier et le second sens reflètent les considérations didactiques mentionnées en introduction qui visaient à utiliser le revenant comme un instrument d’instruction sur le salut de l’âme et une certaine dimension juridique, le troisième sens montre que le défunt est aussi individuellement responsable. En effet, en faisant connaitre ses fautes, c’est-à-dire en les révélant publiquement, son nom et sa réputation peuvent se trouver entachés, comme c’est le cas pour son ancêtre malveillant, et il subit donc comme ce dernier les conséquences de ses actes. Mais les bons revenants de notre corpus ne s’arrêtent pas là. Lorsque Guenièvre s’interroge sur la raison pour laquelle des « bêtes maléfiques » tourmentent sa mère, cette dernière répond qu’elles « [sont] l’amour charnel28 » dans lequel elle s’est enivrée de son vivant. En indiquant ainsi le lien entre leurs péchés et les châtiments qu’ils subissent, et en ne contestant pas leur châtiment, ces revenants acceptent leur responsabilité.

Cette reconnaissance des péchés peut aussi s’exprimer dans le désir de certains revenants de réparer les dommages qu’ils ont causés. La sœur d’Adam de Lond, en plus d’admettre sa faute, souhaite que son frère « restitu[e] à son époux et ses enfants ces mêmes chartes et [qu’il leur] rend[e] les terres29 » dont ils ont été privés. Le voleur des cuillères en argent veut que « le vivant […] a[ille] à l’endroit indiqué » récupérer les cuillères puis qu’il « rapporte au Prieur30 » toute l’affaire. Le verbe employé par le revenant « reporto » à la forme génitive, signifie à la fois « ramener » et « rapporter », on peut donc en conclure qu’il veut non seulement que le vivant raconte toute l’histoire au Prieur, mais qu’il ramène aussi l’objet du délit. Le revenant de l’histoire I des contes de Byland rentre aussi dans ce schéma : il donne au vivant « la cause31 » de sa détresse et propose son aide à l’homme auquel il apparait. Le verbe latin employé « adiuuare32 »  a non seulement le sens d’« aider » mais aussi de « seconder quelqu’un » donc de lui être utile. En souhaitant réparer ou compenser les répercussions que leurs péchés ont pu avoir sur la communauté des vivants, ces bons revenants montrent qu’ils sont conscients des conséquences de leurs péchés et donc de leur responsabilité.

Enfin, le Dictionnaire culturel en langue française donne comme définition de « répondre de ses actes » « être garant par un engagement volontaire […] devant la loi, la société, la morale33 ». Par extension, donc être responsable signifie aussi« tenir ses engagements », comme le fait le revenant du roman Sir Amadace. Dans cette œuvre, le défunt, qui revient sous la forme d’un chevalier blanc, offre d’apporter à Amadace, un chevalier désargenté, un soutien financier qui lui permettra d’entrer dans un tournoi et d’éventuellement retrouver sa fortune et son honneur perdus en échange de la moitié de tout ce qu’il gagnera. Le terme moyen-anglais « forwart34 », employé pour désigner la nature de l’aide que le revenant offre au chevalier, désigne à la fois un « contrat » qui lie les deux parties devant la loi, et une « alliance » qui les associe devant Dieu. Ce terme dénote bien le caractère officiel et solennel de ce qui lie les deux parties. Dans son article « Béances de la terre et du temps : la dette et le pacte dans le motif du ‘Mort reconnaissant’ au Moyen Age », Danielle Bohler mentionne que le mort reconnaissant qui revient est une « figure qui incarne la Loi35 » et qui a donc un certain pouvoir sur le vivant. Elle ne mentionne pas d’où le revenant tire son autorité, mais il nous semble évident que le chevalier blanc de Sir Amadace tire la sienne du fait qu’il a respecté sa part du « contrat » : il a donné à Amadace les moyens d’entrer dans le tournoi et de le gagner. Le revenant a tenu son engagement. Jean-Claude Schmitt rapporte un autre exemple plus précoce de ce motif. Dans l’œuvre du XIIIe siècle Otia imperialia du clerc Gervais de Tilbury (1155-1234), il est fait mention d’un mort qui revient tuer sa veuve car elle n’a pas respecté sa promesse de ne pas se remarier36.

Ainsi, alors que les mauvais revenants ne sont que partiellement responsables dans la mesure où ils ne font que subir les conséquences de leurs actes, les bons revenants eux, le sont parfaitement puisqu’ils acceptent, subissent et répondent des répercussions de leurs fautes.

3. Plus qu’un passeur, un directeur de conscience

Une fois devenu parfaitement responsables, les revenants des XIVe et XVe siècles de notre corpus ont toute autorité pour influencer le monde des vivants et leur inculquer la meilleure manière de vivre ensemble. Lorsque le chevalier blanc de Sir Amadace réclame la moitié du corps de l’épouse du héros comme convenu dans leur contrat, il ne fait qu’éprouver la capacité de ce dernier à respecter sa part de leur engagement. L’attitude parfaitement responsable du revenant lui donne donc l’autorité nécessaire pour exiger du vivant le même comportement. Élargi à tous les personnages de notre corpus, il semble que le retour du défunt responsable, crée pour le vivant qui le rencontre une occasion d’être responsable à son tour en menant à bien la mission qui lui est confiée. Le revenant n’est donc pas seulement une illustration du système du Purgatoire, ou un exemple d’orthodoxie, il est aussi un véritable directeur de conscience.

De fait, malgré la terreur qu’ils ressentent, les vivants se montrent à la hauteur de ce qui est attendu d’eux. Dans l’histoire I du moine de Byland, l’homme qui rencontre le revenant est « glacé d’épouvante37 », et Guenièvre « prend peur et gémit38 » face au fantôme de sa mère. Toutefois, la peur s’estompe, et, pour écourter le séjour au Purgatoire de ces revenants et leur venir en aide, les vivants les écoutent et les aident en faisant donner des messes, en distribuant des aumônes ou en accomplissant leurs volontés, comme William Trower qui transmet le message de la sœur d’Adam de Lond dans l’histoire XII des contes du moine de Byland, ou l’histoire I dans laquelle l’homme accepte que le revenant porte son sac. Ils font preuve eux aussi d’une bonne volonté exemplaire.

Le revenant exprime aussi son influence sur le mode de vie des vivants lorsque son retour devient une occasion de renforcer les liens sociaux entre vivants. En effet, dans l’histoire XI des contes du moine de Byland, Richard Rowntree rencontre son enfant mort-né. Richard et son fils ne se sont jamais vus, mais le revenant est capable de reconnaitre son père. La force du lien marital est affirmée dans l’anecdote du chapitre XXII relayé par William de Newburgh, puisque le revenant revient d’abord hanter son épouse. Mais les relations qu’il sollicite peuvent être bien plus larges que l’unité familiale ou l’union maritale. C’est le cas dans l’histoire II des contes de Byland où le revenant explique au tailleur Snowball qu’il peut lui apparaître parce que ce dernier n’a pas « entendu la messe ni l’évangile de Saint-Jean, sans doute ‘Au Commencement …’, ni participé à la communion du corps et du sang du Christ39 ». Ce qui se dessine ici en creux, c’est l’existence de la communauté paroissiale du village, à laquelle Snowball n’a pas réaffirmé son appartenance. Au cœur de chacune de ces histoires il y a des liens sociaux qui, s’ils sont suffisamment forts pour continuer par-delà la mort, ne peuvent que réunir les vivants. En plus d’apparaître à des vivants auxquels ils sont liés, les revenants ravivent aussi ces liens par le contenu des messages et des missions qu’ils confient. Lorsque Guenièvre voit revenir sa mère d’entre les morts, c’est encore le lien de filiation qui entre en jeu, mais l’importance de la famille est renforcée par le message qu’elle porte. Alors qu’elle se lamente, la mère de Guenièvre regrette d’être « plongée, loin de toute famille, dans des tourments glacés40 », ce qui implique que ses souffrances seraient moins pénibles si elle avait une famille pour la pleurer. La mission que la sœur d’Adam de Lond confie à William dans l’histoire XII des contes de Byland met aussi en avant les liens familiaux puisqu’elle désire réparer le tort qu’elle a causé à son mari et ses fils. Il en va de même pour le voleur de cuillères en argent qui souhaite les voir rendues à son maître. Même les mauvais revenants offrent une occasion de rassembler les vivants. L’anecdote du chapitre XXII de l’Historia Rerum Anglicarum illustre la façon dont il peut rapprocher toute la communauté d’un village. En effet, il commence par s’en prendre à son épouse, qui se prémunit contre ses attaques en faisant appel à la « communauté41 » pour l’aider à se défendre. Non content de solliciter le lien marital, le revenant, par son retour, a poussé sa veuve à faire appel au cercle plus large de ses connaissances, mais l’anecdote ne s’arrête pas là. Après son épouse, le défunt assaille son frère, puis le voisinage de son ancienne demeure, et ce sont finalement tous les habitants des environs qui s’allient pour se débarrasser de lui. En élargissant son cercle de victimes, le mauvais revenant, à l’instar du bon, renforce donc la cohésion entre les membres de la communauté. En tant que personnages responsables, ces défunts qui reviennent désirent, par-delà la mort, réparer des liens sociaux disjoints, qu’il s’agisse de ceux entre maître et serviteur, de ceux de la famille, ou de la communauté toute entière. Cette attitude idéale leur confère l’autorité pour guider les vivants en leur servant d’exemples.

Conclusion

L’évolution du personnage du revenant établie dans cette analyse témoigne du rôle essentiel que joue la notion de responsabilité dans son exemplarité, c’est-à-dire dans sa capacité à être un modèle pour les vivants, qu’il soit religieux, judiciaire ou tout simplement éthique. Mais cette notion n’est pas seulement mise en avant au cœur des récits de revenants. En effet, face à la responsabilité individuelle dont le revenant se fait l’exemple, il y a une responsabilité collective qui lie les vivants autour de ces mêmes récits. Jean-Claude Schmitt explique que :

Une apparition ne met […] jamais en scène deux personnes seulement, un mort et un vivant, mais toute une chaîne de témoins, d’intermédiaires, d’informateurs, de scribes, de prédicateurs et d’auditeurs […]42.

L’expression « chaîne de témoins » indique clairement que tous les acteurs qui participent à la diffusion de ces histoires sont liés. Le fait divers du revenant Gui de Corvo est un autre exemple du lien entre les témoins d’une apparition. En 1323, ce bourgeois d’Alès revient hanter son domicile huit jours après son décès. Le prieur dominicain Jean Gobi (13..?-1350) va à la rencontre du revenant et lui fait subir un interrogatoire qui sera pris en note par un notaire de la ville. Dans son étude de ce dialogue entre le prieur et le fantôme, Marie-Anne Polo de Beaulieu note que Jean Gobi prend soin de faire noter les noms de ceux qui assistent à l’entretien : « Cette liste de personnages importants, authentifiée par la mention de leur noms et/ou de leurs fonctions, leste ce récit d’un poids social très fort43 ». Si ces personnes donnent « un poids social » au récit, c’est parce que leur réputation garantissait à l’audience l’exactitude de ce qui était raconté. Jean Gobi n’est donc pas la seule personne à se porter garant de la véracité du récit : il partage cette responsabilité avec les autres témoins présents. Nous pensons que le même raisonnement peut facilement être appliqué aux récits de revenants et de fantômes de notre corpus puisque plusieurs prennent la peine de détailler leurs sources. Ainsi, Walter Map mentionne qu’une de ses anecdotes vient d’un chevalier « fort et vaillant et ayant prouvé sa valeur44 » qui l’a racontée à l’évêque de Hereford. La description du chevalier et de sa valeur, la fonction ecclésiastique de l’évêque, et le rang de Richard de Puttes sont autant de garants de la précision du récit et de sa validité. Simpson remarque que William de Newburgh, lui aussi, tient ses anecdotes d’ « informateurs fiables45 ». Ainsi, tous les maillons de la « chaine » prennent en charge le récit et se retrouvent rassemblés à l’occasion du retour du mort, de la propagation orale de l’histoire, de sa mise en récit et, bien entendu, de sa lecture. En définitive, les récits de revenants, tant par l’évolution de la représentation et de l’attitude du défunt qui revient parmi les vivants, que par leur mode de diffusion, attestent de l’importance croissante que la notion de responsabilité revêt pour l’ensemble de la société anglaise du Moyen Âge.


Notes

1–  Sur les débats autour de la nature des défunts dans les récits médiévaux voir notamment : CACIOLA Nancy, « Wraiths, Revenants, and Ritual in Medieval Culture », Past &P resent, Août 1996, n°152, p. 3-45., et SIMPSON Jacqueline, « Debatable Apparitions in Medieval England », Folklore, Vol. 114, n°3, Décembre 2003, p 389-402. Dans cet article, nous emploierons le terme « revenant », lorsque la nature tangible du défunt a été attestée ou nous semble évidente, et le terme « fantôme » dans les cas plus incertains.

2 – LE GOFF Jacques, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981, p. 14.

3 – Dans le chapitre 5 de son livre, Jacques LE GOFF étudie les termes employés pour parler du Purgatoire et leur influence sur le développement de celui-ci. Voir LE GOFF Jacques, op. cit., p.209-240.

4 – Ralph HOULBROOK et Jacques LE GOFF remarquent et analysent cette tendance à insister sur les caractéristiques infernales du Purgatoire à l’opposé de l’image optimiste que dresse Dante dans La Divine Comédie : HOULBROOK Ralph, Death, Religion and the Family in England 1480-1750, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 35. et LE GOFF Jacques, op. cit., p. 387-448.

5 – Sur les pratiques des suffrages et notamment les provisions des testaments voir : DANIELL Christopher, Death and burial in medieval England, 1066-1550, London ; New York, Routledge, 1997, p. 1-64., HOULBROOK Ralph, Death, Religion and the Family in England 1480-1750, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 110-146 et p. 331-371.

6 – Voir MCKEEVER Amanda J., The Ghost in Early Modern Protestant Culture: Shifting Perceptions of the Afterlife, 1450-1700, Thèse, Histoire, Brighton, University of Sussex, Mai 2011, p. 39-76.

7 – LECOUTEUX Claude, Fantômes et revenants au Moyen Âge, Paris, Imago, « L’Arbre à mémoire », 1996, p. 10.

8 – FINUCANE Ronald C., Ghosts: Appearances of the Dead and Cultural Transformation, New York, Prometheus Books, 1996, p. 62.

9 – Ibid., p. 290.

10 – REY, Alain, dir., « Responsable », Dictionnaire culturel en langue française, vol. 4, Paris, Le Robert, 2005, p. 248.

11 – « non solum terruit verum etiam pene obruit importabili sui pondere » dans DE NEWBURGH William, Historia Rerum Anglicarum, Hans Claude Hamilton, éd., Londres, Sumptibus Societatis, vol 2., 1856, p. 182.

12 – « non cessat euocare singillatim et nominatim conuicaneos suos, qui statim vocati infirmantur et infra triduum moriuntur » dans MAP Walter, « De Nugis Curialium », dans Anecdota Oxoniensia, M. R. James, éd., Oxford, Clarendon Press, « Medieval and Modern Series », vol. 14, 1914, p. 100.

13 – Sur l’harmonie entre le corps et l’âme voir la récente étude de BASCHET, Jérôme, Corps et âmes : une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2016, 408 p.

14 – « vili pannosoque cilicio inuolutus », MAP Walter, op. cit., p. 101.

15 – « Ille demonium ratus », Ibid.,p. 101.

16 – Voir à ce sujet : CACIOLA Nancy, op. cit., p. 3-45.

17 – « filius tenebrarum », Ibid., p. 164.

18 – « tetro » et « groffo », dans Chronicon de Lanercost, William Macdowall of Garthland, éd., Edinburgh, Edinburgh Printing Company, 1893, p. 164.

19 – « deterret » et « artus eorum confrigeret », Ibid., p. 164.

20 – « damnatorum fpeciem », Ibid., p. 163.speciem

21 – «exitialis monstri » et « pestiferi cadaveris cicumactu infectus corruptusque », DE NEWBURGH William, op. cit.. p. 184. circumactu

22 – « pessimus », Ibid., p. 184.

23 – « post mortem vero ex eventu reatus ejus claruit », Ibid., p. 186.

24 – « The Awntyrs off Arthur », dans Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, Thomas Hahn, éd., Kalamazoo, Michigan, Medieval Institute Publications, 1995, v. 213.

25 – « Sic et sic feci et excommunicatus sum pro tali facto », dans JAMES M. R., « Twelve Medieval Ghost-Stories », The English Historical Review, vol. 37, n°. 147, Juil.1922, p. 415.

26 – Ibid., p. 415 et 422.

27 – Voir LE GOFF Jacques, op. cit., p. 292.

28 – « baleful bestes » et « That is luf paramour », The Awntyrs off Arthur », op. cit., v. 211 et 213..

29 – « Supplicabat » et « redonare marito suo et filiis easdem cartas, et restituere illis terram […]. » Ibid., p. 422.

30 – « viuenti quod adiret ad locum predictum » et « reportando Priori », Ibid., p. 415.

31 – « causam et remedium », Ibid., p. 414.

32 – Ibid., p. 414.

33 – REY, Alain, dir., « Répondre de », Dictionnaire culturel en langue française, vol. 4, Paris, Le Robert, 2005, p. 183.

34 – Sir Amadace, dans Amis and Amiloun, Robert of Cisyle, and Sir Amadace, Edward E. Foster, éd., Kalamazoo, Michigan, Medieval Institute Publications, 2007, v. 502.

35 – BOHLER Danielle, « Béances de la terre et du temps: la dette et le pacte dans le motif du Mort reconnaissant au Moyen Age », L’homme, vol. 29, n°111-112, 1989, p. 171.

36 – Voir SCHMITT Jean-Claude, op. cit. p. 106.

37 – « perterritus », dans JAMES M. R., op. cit., p. 414.

38 – « Then gloppenet and grete Gaynour the gay », dans The Awntyrs off Arthur », op. cit., v. 92.

39 – « non audiuisti missam neque exangelium Iohannis scilicet ‘In principio’ neque vidisti consecracionem corporis et sanguinis domini […] », dans JAMES M. R., op. cit., p. 416.

40 – « Now am I caught oute of kide to cares so colde »  « The Awntyrs off Arthur », op. cit., v. 151.

41 – « consortio », dans DE NEWBURGH William, op. cit., p. 182..

42 – SCHMITT Jean-Claude, op. cit., p. 213-14

43 – POLO DE BEAULIEU Marie-Anne, « Paroles de fantôme : Le cas du revenant d’Alès (1323) », Ethnologie française, Octobre-Décembre 2003, vol. 33, n°4, p.567.

44 – « fortis uiribus et audacie probate », dans MAP Walter, op. cit., p. 99.

45 – SIMPSON Jacqueline, op. cit., p. 391.


Bibliographie

Sources primaires :

« The Awntyrs off Arthur », dans Sir Gawain: Eleven Romances and Tales, Thomas Hahn, éd., Kalamazoo, Michigan, Medieval Institute Publications, 1995, 439 p.

Sir Amadace, dans Amis and Amiloun, Robert of Cisyle, and Sir Amadace, Edward E. Foster, éd., Kalamazoo, Michigan, Medieval Institute Publications, 2007, 130 p.

Chronicon de Lanercost, William Macdowall of Garthland, éd., Edinburgh, Edinburgh Printing Company, 1893, 628 p.

JAMES M. R., « Twelve Medieval Ghost-Stories », The English Historical Review, vol. 37, n°. 147, Juil. 1922, p. 413-422.

MAP Walter, « De Nugis Curialium », dans Anecdota Oxoniensia, M. R. James, éd., Oxford, Clarendon Press, « Medieval and Modern Series »,vol. 14, 1914, 342 p.

DE NEWBURGH William, Historia Rerum Anglicarum, Hans Claude Hamilton, éd., Londres, Sumptibus Societatis, vol. 2, 1856, 243 p.

Sources secondaires :

BASCHET, Jérôme, Corps et âmes : une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2016, 408 p.

BOHLER Danielle, « Béances de la terre et du temps: la dette et le pacte dans le motif du Mort reconnaissant au Moyen Age », L’homme, vol. 29, n°111-112, 1989, p. 161-178.

CACIOLA Nancy, « Wraiths, Revenants, and Ritual in Medieval Culture », Past & Present, Août 1996, n°152, p. 3-45.

DAVIES, Owen, The Haunted: A Social History of Ghosts, Basingtoke; New York, Palgrave Macmillan, 2007, 299 p.

DANIELL Christopher, Death and burial in medieval England, 1066-1550, London ; New York, Routledge, 1997, 242 p.

FINUCANE Ronald C., Ghosts: Appearances of the Dead and Cultural Transformation, New York, Prometheus Books, 1996, 232 p.

GAFFIOT, Félix, Le grand Gaffiot : dictionnaire latin-français, Pierre Flobert, dir., Paris, Éditions Hachette, cop. 2000, 1766 p.

GEARY Patrick J., Living with the Dead in the Middle Ages, Ithaca, NY ; Londres, Cornell University Press, 1994, 273 p.

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HOULBROOK Ralph, Death, Religion and the Family in England 1480-1750, Oxford, Clarendon Press, 1998, 435 p.

LECOUTEUX Claude, Fantômes et revenants au Moyen Âge, Paris, Imago, « L’Arbre à mémoire »,  1996, 253 p.

LE GOFF Jacques, La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981, 509 p.

MCKEEVER Amanda J., The Ghost in Early Modern Protestant Culture: Shifting Perceptions of the Afterlife, 1450-1700, Histoire, Brighton, University of Sussex, Mai 2011, 316p.

POLO DE BEAULIEU Marie-Anne, « Paroles de fantôme: Le cas du revenant d’Alès (1323) », Ethnologie française, Vol. 33, n°4, Octobre-Décembre 2003, p. 565-574.

REY, Alain, dir., Dictionnaire culturel en langue française, vol. 4, Paris, Le Robert, 2005, p. 2083.

SCHMITT Jean-Claude, Les Revenants : les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994, 306 p.

SIMPSON Jacqueline, « Debatable Apparitions in Medieval England », Folklore, Vol. 114, n°3, Décembre 2003, p 389-402.

Unrest, de l’inquiétude à la grâce. Tension, rupture et réconciliation

Milena ESCOBAR HERRERA
Milena Escobar Herrera est doctorante en études cinématographiques (Université d’Aix-Marseille) et philosophie de l’art (Université Paris-Sorbonne). Elle prépare une thèse qui s’intéresse aux enjeux esthétiques de la notion de transe dans le cinéma de Philippe Grandrieux. LESA (Laboratoire d’études en sciences des arts), EA 3274 / Centre Victor Basch, EA 3552.
sandriescobar@hotmail.com

Pour citer cet article Escobar Herrera, Milena, « Unrest, de l’inquiétude à la grâce. Tension, rupture et réconciliation », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 20/10/2017, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/unrest-de-lin-qu…t-reconciliation/

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Résumé

Les œuvres de Philippe Grandrieux jouent avec les habitudes perceptives du spectateur tout en lui procurant des émotions intenses. Dans ses films, le corps humain se transforme au gré des affects qu’il éprouve. L’inquiétude produite par la force d’un impératif biologique lui donne l’allure d’un insecte monstrueux, une sensation de légèreté le conduit à défier la pesanteur, à flotter, une intense fatigue, au contraire, le cloue au sol. Cet article montre que l’enjeu central de l’œuvre de l’artiste est de rendre visible la vitalité intensive qui nous traverse. Il se focalise sur la trilogie Unrest, une œuvre esthétiquement épurée qui constitue un tournant décisif dans la pratique de l’artiste, orientée maintenant vers la performance, la danse et l’installation.

Mots-clés : Animalité – Instinct – Grâce – Rupture – Corps – Figure – Force – Affect

Abstract

Philippe Grandrieux’s work plays with the way our perception mechanisms operate and provides the viewer with intense emotions. In his films, human bodies transform themselves according to the emotions and sensations they experience : feelings of unrest, resulting from the force of a biological imperative shift human bodies into monstrous insects. The sensations of lightness allow them to defy gravity making them float and under the influence of fatigue, on the contrary, the bodies stay attached to the ground. This article puts forward Philippe Grandrieux’s capacity to render visible the intensive vitality that traverses us. It focuses on his last trilogy : Unrest, a mixed media work comprehending video installations, performances and films.

Keywords: Animality – Instinct – Grace – Rupture – Body – Figure – Force.


Sommaire

Introduction
1. L’inquiétude
2. Du corps à la figure
3. La grâce
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

L’œuvre de Philippe Grandrieux ne cesse de questionner l’ambivalence qui fonde la nature humaine, tiraillée entre ses nécessités biologiques et les exigences que la culture lui impose. Si dans son cinéma de fiction la figure animale est déjà présente1, c’est dans la trilogie Unrest2, où le décor, les lieux et l’intrigue disparaissent au profit du rythme et du mouvement, que cette tension entre animalité et humanité est la plus manifeste. Avec Unrest, dont chaque volet se compose d’un texte, d’une performance et d’un film, et qui prendra la forme achevée d’une installation, le cinéaste affirme une démarche singulière qui montre la porosité des frontières artistiques et défait toute volonté de cloisonnement générique.

Philippe Grandrieux s’inspire des observations narrées par Jean-Henri Fabre dans l’ouvrage Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes. Le titre de la trilogie désigne le corps sans repos de l’insecte, toujours occupé à accomplir ses fonctions vitales. L’entomologiste et le cinéaste questionnent la notion d’instinct pour penser le rapport entre l’homme et la bête. Le premier, contemporain des théories de l’évolution de Darwin, l’étudie à partir des comportements et des mœurs qu’il observe chez l’insecte ; le second l’explore par le langage corporel du danseur, dont les mouvements saccadés figurent cette part instinctive qui nous constitue. Les corps des danseurs vibrent, s’entremêlent, se confondent. Le visage est dissimulé, la station debout qui caractérise le genre humain se raréfie, le corps adopte des postures acrobatiques, il se transforme en insecte. Ce n’est qu’au travers d’une rupture, caractérisée par le dépassement de leurs habitudes comportementales et motrices, que ces figures retrouveront leur part d’humanité. Il convient dès lors de se demander si le spectateur ne doit pas lui-aussi franchir un seuil, – celui où l’intellect ne règne plus en monarque –, se rendre dès-lors disponible par un travail de réceptivité et d’écoute, et se laisser toucher par les sensations et par les émotions que l’œuvre suscite.

Les films de Philippe Grandrieux sont à la limite du mutisme, ils ne comportent presque pas de dialogues. Le cinéaste dépossède les mots de leur fonction instrumentale permettant de communiquer des représentations d’ordre intellectuel. La voix est explorée pour ses qualités sonores, pour sa capacité à exprimer des affects. Elle prend la forme du cri, du murmure et quand elle s’exerce pour former des mots, ceux-ci sont souvent mal prononcés, répétés, ils n’aboutissent jamais à un discours logique, qui renverrait à un sens. La voix devient un râlement, un vrombissement qui ne traduit pas la pensée mais une douleur ou une jouissance qui vient des entrailles.

L’œuvre de Philippe Grandrieux transgresse les codes qui assujettissent le cinéma de fiction à une logique discursive, sans pour autant basculer dans une forme expérimentale. Peu attaché à la notion d’intrigue et de personnage, le cinéaste explore les forces qui traversent le corps humain à partir d’un travail sur la forme filmique ; il met en avant la capacité du cinéma de produire des sensations, des affects en recourant à sa matérialité : l’exposition, le cadrage et la vitesse de défilement des images. Il opte le plus souvent pour un montage affectif3, qui, n’étant ni linéaire ni chronologique, transgresse la continuité spatio-temporelle des événements. Les différentes dimensions du temps (passé, présent et futur) s’entremêlent, et dans la durée diégétique le factuel ne cesse de se mêler à l’imaginaire. Le spectateur, privé de tout repère chronologique, ne pouvant pas discerner les événements les uns des autres, distinguer les figures, ou donner un ordre défini à l’action, éprouve une sensation de désorientation. Jouant avec nos habitudes perceptives, ses films demandent un effort de disponibilité, une attention particulière portée au détail. Ce cinéma fonctionne par suggestion, son esthétique titube entre deux pôles opposés, la volonté d’une expression anti-mimétique et la nécessité de conserver des liens avec le réel. Les actions se relient entre elles par des effets techniques (répétition, valeur de l’objet dans le plan, mouvement caméra) ou par le fait de produire la même sensation ou affect4 (éblouissement, attirance, répulsion, fascination). De la même manière que chez Marcel Proust une sensation produite par une image présente peut faire ressurgir le souvenir d’une image chargée d’émotion, suscitant notre « mémoire affective5 » – ce qui, de fait, contribue à lier les images entre elles6. Ainsi, ces œuvres nous proposent d’appréhender les différentes dimensions du temps simultanément, faisant appel à notre perception subjective de ce dernier.

En 2012, il entreprend la trilogie Unrest, une œuvre complexe et épurée, dans laquelle l’artiste affirme la singularité de sa démarche. Les trois volets : White Epilepsy (2012), Meurtrière (2015) et Unrest (2017), partagent la même simplicité du dispositif : des corps nus se mouvant au ralenti, plongés dans la pénombre ; un espace diégétique invisible, mais dont la présence sonore nous immerge dans un univers fauve et nocturne ou dans les tréfonds de notre humanité.

Pour les deux premiers volets l’artiste, cadrant lui-même ses films, choisit un cadrage vertical qui lui permet de filmer la totalité du corps des danseurs avec lesquels il travaille, étirant leur morphologie par l’effet de verticalité et intensifiant leur présence à l’écran par le contraste avec le fond noir environnant. L’image apparaît dans le tiers central de l’écran, par sa frontalité elle découpe l’écran de cinéma, le faisant basculer elle le rapproche ainsi d’une autre pratique artistique : l’installation vidéo7 Dans le texte écrit pour le deuxième volet, l’artiste affirme que ce cadrage renvoie à la meurtrière : l’ouverture pratiquée dans les murailles des constructions défensives médiévales, qui permettait de voir et d’envoyer des projectiles sans être exposé à la menace8. C’est en référence à cette fente qu’il nomme le deuxième volet de la trilogie. Le format place le spectateur dans la position de celui qui peut, sans s’exposer, observer ce qu’il a toujours refusé de voir : il n’est qu’une bête qui est parvenue à se tenir debout.

Depuis Sombre (1998), son premier long-métrage de fiction, l’artiste questionne dans toutes ses œuvres l’ambivalence qui est aux fondements de la nature humaine, tiraillée entre ses nécessités biologiques et les exigences que la culture lui impose. D’œuvre en œuvre il rejoue sous des aspects différents la lutte incessante entre ces deux forces antagonistes, mettant en scène des figures traversées par des désirs inassouvissables, condamnées à vivre dans l’immédiateté, dans la répétition.

Mon hypothèse est que son œuvre parvient à saisir les forces physiques et affectives qui nous composent essentiellement, qui nous poussent à agir, à nous mouvoir et qui sont à l’origine de tous nos processus vitaux, qu’ils soient physiologiques ou psychologiques. Cette réflexion se propose d’explorer les procédés par lesquels l’artiste parvient à rendre visibles ces forces.

Le cinéaste opère par suggestion, il filme la tension, le conflit produit lorsque deux forces antagonistes se rencontrent, aussi bien au niveau formel qu’au niveau thématique. Pour étayer cette thèse, nous privilégierons l’analyse de la trilogie Unrest 9, dans laquelle le cinéaste recourt à une forme plus épurée, opte pour une esthétique moins suggestive, et qui bien que moins accessible, amplifie les effets affectifs de l’œuvre. Hormis White Epilepsy, qui conserve encore des éléments narratifs, la trilogie ne met en scène que des rapports de force. Ceux-ci peuvent être thématiques, tels que la tension entre l’animé et l’inanimé, la lenteur et la vitesse, la pesanteur et le flottement, l’énergie de l’inspiration et la décharge de l’expiration ; ou encore formels : le contraste entre la luminosité et la pénombre, entre le flou et le net.

1. L’inquiétude

La trilogie a comme arrière-plan la figure de l’insecte. L’artiste s’inspire de l’ouvrage Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes, écrit par Jean-Henri Fabre, entomologiste, précurseur de l’éthologie et poète félibre du dix-neuvième siècle, qui passe près d’une quarantaine d’années à observer les comportements de ces créatures minuscules et à recueillir ses observations dans cet ouvrage. Dans la trilogie il y a une correspondance visuelle entre les gestes des danseurs, leurs mouvements et les comportements que Jean-Henri Fabre décrit. Le texte que Philippe Grandrieux écrit pour Meurtrière fait explicitement référence aux mœurs de cinq espèces étudiées par l’entomologiste : Mantis religiosa, Sphex flavipennis, Carabus auratus, Calliphora vomitoria et Cicada atra10.

Si leurs préoccupations et pratiques sont très différentes, l’entomologiste et l’artiste s’intéressent et réfléchissent néanmoins tous deux à la notion d’instinct. Le discours de Jean-Henri Fabre, riche en métaphores et analogies, se nourrit d’expériences autobiographiques et de références scientifiques, littéraires et philosophiques, qui, loin de déformer le propos scientifique, le rendent plus riche et élargissent sa portée. Ses observations et expériences le conduisent à constituer une théorie qui stipule que tout comportement et toute habitude chez l’insecte sont le fruit d’une prédisposition, d’une force interne qu’il appelle instinct. En fervent humaniste, il affirme une différence de nature entre l’homme et l’animal. Le comportement et les habitudes humaines relèvent de l’usage de la raison, tandis que l’insecte dépourvu de cette faculté, n’est mu que par cette force aveugle. Les faits qu’il constate montrent bien qu’octroyer la raison à l’insecte serait insensé11. Cependant, face à certaines de ses descriptions nous reconnaissons des comportements et des habitudes qui ressemblent étrangement aux nôtres.

Le cinéaste pour sa part, conçoit dans cette trilogie des figures qui vivent dans le présent pur, qui réagissent mécaniquement aux sollicitations du milieu, au gré de leurs habitudes, de leurs mécanismes moteurs12. Leurs actions obéissent à un sentiment d’attirance ou de répulsion qui répond à une nécessité biologique. Elles respirent, frémissent, chassent, se reproduisent, vieillissent, mais parce que ne vivant que dans l’immédiateté, elles ne sont que les marionnettes de cette force qui prédétermine leurs mouvements : l’instinct.

Si Philippe Grandrieux s’intéresse aux études de Jean-Henri Fabre, si les figures qu’il crée ne cessent d’osciller entre une forme humaine et une manière de se mouvoir et de se comporter qui renvoie à l’insecte, c’est que l’humain comporte lui aussi une dimension d’assujettissement aux forces biologiques. Bien que cette forme humaine n’apparaisse que par intermittence, celle-ci reste une donnée centrale dans la trilogie. Il est important de remarquer que, dans Unrest, il ne s’agit pas de donner une représentation du préhumain, de mettre en scène un retour aux origines sauvages de l’humanité, mais de chercher à saisir dans notre ressenti, dans notre perception subjective du corps, ce qui constitue notre humanité.

La lenteur des mouvements des danseurs, le ralentissement sonore et visuel ainsi que le prolongement de la durée produit par l’absence de coupes et le nombre restreint de plans dans White Epilepsy, donnent l’impression d’un présent dilaté. Le dispositif mis en place permet ainsi au spectateur d’éprouver le présent intensément, à la manière de l’animal, qui ne vit qu’au présent, absorbé par la sensation qui l’occupe. Les rares apparitions du visage, toujours les yeux fermés, révulsés ou le regard perdu, la tête en arrière et la bouche ouverte traduisent l’engourdissement de la raison et de la conscience, soulignent l’émoi extrême qui assujettit ces figures. Occupées à accomplir leurs fonctions vitales, inquiètes (comme le nom de la trilogie et du troisième volet l’indique), ces figures nous ramènent au corps sans repos de l’insecte, dont chaque geste, posture et mouvement répond à un impératif biologique.

La trilogie rend visibles les processus dynamiques qui gouvernent les fonctions des êtres vivants. La succession de tensions et de détentes qui anime et pénètre la matière nous est donnée à voir par les lents mouvements du corps qui obéissent au rythme du souffle. La bande son joue un rôle capital, le va-et-vient de la respiration intensifie le mouvement du corps à l’image. La respiration engage les muscles du corps tout entier. Dans White Epilepsy, deux corps nus se rencontrent au cœur de la nuit, un homme et une femme. D’un pas ferme, précis, elle se rapproche, tourne autour du corps masculin, ses mouvements suivent le doux rythme du souffle, ils sont lents, tout juste perceptibles, notre œil peine à rester attentif. Le corps masculin reste immobile, médusé. Elle se tient derrière lui, pendant l’inspiration son thorax s’élargit, ses épaules s’ouvrent et son torse se redresse donnant une impression de grandeur, de vigueur. Telle la mante religieuse, elle terrifie celui que nous supposons être sa proie, par la pose intimidante qu’elle adopte : elle projette ses bras en croix et s’agrippe à ses épaules, l’enlace13. Le sentiment de tension est ici amplifié par un effet formel, l’étroitesse du cadrage produit une sensation d’oppression qui contraste avec la durée des plans. Pendant l’expiration, l’homme s’affaisse peu à peu, il est vaincu, contraint à se vider. À travers leurs gestes incertains se déroule ce qui peut sembler aussi bien un acte alimentaire qu’un accouplement. Presque dix minutes plus tard, la femme, toujours sur le dos de l’homme, l’enlace de ses jambes, finit par se cramponner à son bassin et reste dans cette pose, presque immobile pendant près de cinq minutes. Le prolongement de la durée de cet acte renvoie sûrement à la lenteur des amours de la Mante, chez qui l’accouplement peut durer de cinq à six heures14. Puis, tenant sa victime par l’épaule, immobilisée, elle s’attaque à son dos, rapproche sa mâchoire d’un point précis sous l’omoplate et le mastique. L’homme tente de se défendre, son dos se meut au rythme du souffle qui s’accélère, en vain. Tout se passe comme s’il avait été asséché, vidé de sa force vitale. Le souffle s’arrête.

Jean-Henri Fabre explique que le nom de la Mante religieuse lui vient de la posture qu’elle adopte quand elle s’apprête à attaquer, lorsqu’elle se redresse et lève ses pattes antérieures vers le ciel en posture d’invocation : elle évoque la devineresse en exercice d’oracle, que depuis l’antiquité on appelle mantis15. L’étrange ressemblance entre les mouvements des danseurs et les mœurs cannibales de cet insecte dessine le portrait d’une Femme-Mante religieuse. On peut ainsi établir un rapport d’analogie entre les forces auxquelles sont soumis l’être qui est guidé par son instinct et celui qui est touché par l’inspiration. Toutes deux sont irrésistibles et plongent les créatures qui en sont l’objet dans un état de pure passivité : être doué d’un instinct c’est être la marionnette de l’espèce, être touché par l’inspiration c’est être la marionnette d’un dieu.

2. Du corps à la figure

Les premières images de la trilogie sont paradigmatiques : un premier corps, filmé de dos émerge de l’obscurité, son dos emplit la verticalité du cadre, sa tête cachée par la pénombre disparaît entre les épaules. Lentement le dos se courbe, la colonne vertébrale se dessine, les cuisses disparaissent dans la pénombre. Les jambes, désarticulées du bassin, dessinent, avec le reste du corps, une bête monstrueuse, celle-ci fait un pas en avant et dans son geste fond dans la pénombre.

Décrivant les procédés formels utilisés par Francis Bacon, Gilles Deleuze affirme qu’isoler est « le moyen le plus simple, nécessaire quoique non suffisant, pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l’illustration, libérer la Figure16. White Epilepsy produit des effets semblables ; par l’étroitesse du cadrage et l’éclairage qui fait saillir le corps du fond noir, celui-ci est extrait de tout contexte culturel ou narratif, isolé de tout rapport aux autres corps. Plutôt que de passer par l’identification à un personnage, le rapport que le spectateur établit avec les figures passe par l’expérience sensible relayée par des aspects formels tels que l’éclairage, le cadrage ou l’atmosphère sonore. Extrait, isolé, puis déformé, ce qui apparaissait comme un corps humain débute sa métamorphose dans l’espace d’un seul plan.

Entre performance et danse, entre cinéma et installation, la démarche de l’artiste dans cette trilogie témoigne de la porosité des frontières artistiques, non seulement par le format de l’œuvre, mais aussi et surtout par les procédés stylistiques employés. L’artiste emprunte des procédés propres à la peinture et les adapte au dispositif cinématographique, il emprunte au langage corporel de la danse la possibilité d’obtenir un effet visuel de déformation du corps réalisé à partir d’un seul mouvement ou d’une seule posture. C’est ainsi que la transformation a lieu dans les performances. Les danseurs secouent leurs corps comme s’ils étaient en proie à des convulsions, ils vibrent, s’entremêlent, adoptent des postures acrobatiques de sorte que le corps, devant nos yeux, se libère de sa forme humaine.

Dans White Epilepsy, la figure est libérée des coordonnées narratives qui l’attachent au genre humain sans pour autant devenir une forme abstraite. L’atmosphère sonore, composée d’une série de respirations, de stridulations, de croassements et du souffle du vent, plonge le spectateur dans un environnement sylvestre. Enregistrée la nuit dans la forêt, où le film a été tourné, puis modifiée par des effets de ralentissement, la bande son accompagne et intensifie l’effet de déformation visuelle.

Si dans toute son œuvre le corps humain a une place centrale, s’il envahit le cadre, s’il est dénudé, exposé, scruté dans les moindres recoins, le visage ne jouit jamais du même privilège. Happé par l’ombre, flouté ou mal cadré, il prend toute son importance de par son absence. Filmer ainsi le visage questionne le rapport d’identification du spectateur aux figures. Dans le cinéma de fiction traditionnel, le personnage vient à notre rencontre et décline son identité, permettant un rapport d’identification qui passe aussi bien par le développement psychologique des personnages que par les sentiments qui s’inscrivent sur son visage. La particularité de l’œuvre de Philippe Grandrieux réside dans la perturbation de cette donnée : les personnages sont peu développés psychologiquement, tout détail qui pourrait renseigner sur le contexte, la réalité socio-culturelle ou le passé des personnages est brouillé. De plus, le manque de netteté du visage enlève à la face humaine la possibilité d’exprimer des sentiments sophistiqués et prive le spectateur de la possibilité d’établir un rapport d’identification ordinaire. C’est pourquoi il est plus pertinent d’employer le terme de figure que celui de personnage.

Le spectateur, accoutumé à trouver des ressemblances et à donner un sens à ce qu’il perçoit, ne trouve ici rien à quoi se raccrocher. Que ce soit au moment de la projection, lorsque l’œil recherche inconsciemment une forme familière à laquelle il pourrait rapporter la figure qui lui est donnée à voir ou après la projection lorsqu’il essaye d’expliquer pourquoi ces images l’ont autant heurté, il ne trouve pas les mots. Cependant, cette difficulté au niveau de l’identification n’implique pas une absence d’empathie : le spectateur éprouve des affects et des sensations d’une force rarement produite par un artifice artistique.

Lorsque Grandrieux rend flou le visage, lorsqu’il le dissimule par l’éclairage, il enlève à la figure la possibilité de véhiculer des émotions raffinées, mais la rend susceptible de transmettre des affects bruts : plaisir, douleur, joie ou angoisse. L’effet d’identification ne passe pas par l’entité psychologique ou morale qu’est le personnage, mais par la figure qui peut prendre des formes multiples et dont la fonction primordiale dans le cinéma de Grandrieux est de rendre visible une force, une sensation ou un affect. La bouche reçoit une attention toute particulière dans son œuvre : ayant la double fonction de rompre avec la conception de personnage et de véhiculer un affect avec force, cette partie du visage apporte une réponse au problème de la ressemblance et de l’identification. Bien qu’on ne puisse réduire la représentation de la bouche à un seul geste, sous peine de tomber dans des généralisations stériles, il convient de remarquer l’importance du motif de la bouche ouverte et plus particulièrement celui du cri qui est récurrent dans l’œuvre de Grandrieux et qui a une fonction bien spécifique aussi bien dans les films de fiction que dans la trilogie.

Au début de La vie nouvelle (2002), son deuxième long-métrage de fiction, le visage d’une des figures se transforme en gueule dans l’espace d’un seul plan. Dans ce film, cette figure a un nom propre : Boyan ; comme le personnage classique il a un rôle assigné : c’est le proxénète, celui qui choisit les corps à vendre et qui en tire profit. C’est à partir du moment où on le voit incliner sa tête progressivement en arrière, la bouche grande ouverte en expulsant un cri qui déchire l’espace sonore et visuel, que notre œil commence à perdre ses repères et que la notion de personnage commence à poser problème. L’image bouge sous l’effet d’un tremblement de la part du cadreur, elle devient floue, le cadre se resserre sur la mâchoire et le nez, qui, penchés en arrière dissimulent la partie supérieure du visage. Ce cri s’apparente étrangement à la tête hurlante du boucher qui, dans Painting 1946 de Francis Bacon, se tient au centre de la tribune et dont il ne reste que la bouche ouverte (la cavité, la chair et les dents), le reste du visage étant avalé par l’obscurité du parapluie. Pour le peintre et le cinéaste, le cri est une action bestiale. Si dans les œuvres du premier ce geste animal désigne par contraste un fait inhumain, chez le second il vient intensifier un état affectif bien humain, de sorte que dans la fiction la transformation n’a qu’une fonction métaphorique, qui accentue l’affect relayé par la figure. Ce motif revêt une importance majeure, puisqu’il démontre clairement que Philippe Grandrieux filme et met en scène non le corps, mais les affects, les forces et les vitesses qui le traversent et le constituent. Ce premier cri dans La vie nouvelle, ce n’est ni le cri d’un homme ni celui d’un animal, c’est la force qui les traverse tous les deux, c’est la peur ou la douleur intense qui les meut. C’est l’enjeu central de son œuvre, son invention : rendre visible la vitalité intensive qui nous traverse.

3. La grâce

Si White Epilepsy porte sur les forces biologiques qui assujettissent le corps, le deuxième volet explore les forces physiques qui le traversent. Les corps des danseurs souvent dressés dans le premier volet, se tiennent rarement debout dans Meurtrière. Ici, il n’y a plus que des corps féminins, placés à l’horizontal. Dans la pénombre, ces corps nus sont enchevêtrés, ils adoptent des postures étonnantes qui donnent une disposition nouvelle à l’ordre anatomique. La bande son nous place au plus près de ces corps, nous entendons un souffle profond et les retentissements irréguliers d’une cloche. Les postures que les danseuses adoptent et leur manière de se mouvoir indiquent qu’elles ne distinguent pas encore ce qui délimite leurs corps du corps de l’autre. Elles commencent à peine à éprouver les limitations que leurs corps leurs imposent, elles ignorent la fonction de leurs membres, les mouvements qu’elles peuvent effectuer.

Comme l’artiste l’indique dans les notes qu’il transmet aux quatre danseuses au cours des répétitions de la performance :

Les mains ne prennent rien, les bras n’entourent pas. Ce sont des appendices parfois encombrants, dont l’usage s’est perdu, des morceaux de corps hors de tout découpage social, culturel, hors de tout savoir. Ce que « Meurtrière » demande c’est un corps qui ne sait pas, entièrement soumis à la pulsation qui l’anime17.

Vers le milieu du film nous voyons un corps monstrueux, un assemblage de multiples membres, se séparer peu à peu nous permettant, un bref instant, d’entrevoir trois corps distincts. Ceux-ci se heurtent les uns avec les autres, chaque corps commence un mouvement qui poursuit une direction précise, jusqu’à ce qu’un autre corps vienne le heurter et dévie sa trajectoire initiale. Le choc de deux corps produit un tremblement, une déstabilisation qui se traduit par un effet de flou, par un tremblé au niveau du cadrage et par la distorsion sonore. À nouveau nous nous retrouvons dans l’indiscernabilité : d’autres corps viennent se rajouter au mélange par surimpression, faisant partager au spectateur la difficulté que ces corps éprouvent à distinguer leurs propres contours.

Le procédé de surimpression, ce « monstre visuel » pour évoquer Jacques Aumont qui mélange les images et confond le spectateur en offrant à l’œil « en chaque point du cadre deux possibilités de lire ce qu’il perçoit – selon qu’il le rapporte à l’une ou l’autre des deux images d’ensemble18 », permet au cinéaste de formaliser le fait intensif du corps. Par le mélange d’images, celui-ci parvient à montrer que ce qui fait l’unité d’un corps n’est pas une forme donnée par l’organisation des différents membres, mais l’expérience d’une même vitesse, le fait d’être traversé par une même émotion, d’être occupé par une même sensation.

C’est à ce niveau que la notion de grâce va apparaître. Ces mêmes vitesses vécues, ces mêmes affects éprouvés deviennent un, au travers de trois corps qui dans Meurtrière, se relient entre eux par un enlacement très gracieux, forment une chaîne, une ronde et se meuvent ensemble19, flottent, grâce à l’effet de surimpression, au-dessus d’un corps immobile. Dans son texte « Sur le théâtre de marionnettes », Heinrich Von Kleist écrit :

Nous voyons que dans le monde organique, la réflexion perd en éclat et en force à mesure que la grâce apparaît plus rayonnante et souveraine […] c’est lorsque la connaissance a pour ainsi dire parcouru l’infini que la grâce est retrouvée ; de sorte qu’elle apparaît simultanément et de la façon la plus pure dans la constitution d’un corps humain ne possédant aucune conscience ou bien alors une conscience infinie, c’est-à-dire le pantin articulé ou le dieu20.

Aux yeux de Von Kleist, la marionnette est plus susceptible de grâce que le danseur. Le marionnettiste en effet, applique une force sur ses pantins qui est supérieure à celle qui les attache à la terre ; libérés de cette force gravitationnelle, leurs mouvements ne laissent jamais transparaître l’effort. Ainsi, dans le passage que nous décrivions, les forces qui jusqu’alors tiraient dans des sens opposés, vont produire une rupture. Or, pendant le bref moment qui suit la rupture, celles-ci vont désormais aller dans le même sens, s’accompagner et se renforcer. C’est cela la réconciliation, la « white epilepsy21 » : l’homme qui accepte d’être la marionnette de l’instinct et qui le temps d’un instant fugitif se défait de la gravité.

Dans les dernières minutes de la performance du dernier volet de la trilogie, nous sommes confrontés à un corps doté de la faculté d’apprentissage. Il va tester la force de chacun de ses muscles, essayer de se mouvoir à des vitesses différentes, pour enfin se redresser, redevenu maître de chaque membre. Il révèle enfin son visage, reste dans cette pose, balançant ses bras dans un mouvement délicat, parfait, qui semble pouvoir durer éternellement.

Conclusion

Dans le cinéma de Grandrieux le corps se transforme, il devient animal, monstre, mais seulement pour retrouver sa forme humaine, après avoir pris conscience des forces qui l’animent et qui l’assujettissent. Ce n’est que dans le dernier film de la trilogie que l’humain réapparaît, incarné dans le visage d’une femme : celle-ci se masturbe, jouit devant nous et ce faisant, dépasse la fonction reproductrice de la sexualité animale tout en transgressant les interdits constitutifs de l’ordre social. C’est dans ces rares moments d’une extrême intensité que la pleine conscience de ce que nous sommes va advenir, après avoir accepté que l’homme ne peut se défaire de ces forces antagonistes qui le constituent, de ses tensions, de ses désirs contradictoires. Il doit accepter de vivre dans un entre-deux auquel parfois échapper, lors de rares moments de rupture, proches de la défaillance, mais lui permettant alors, pour un instant, de toucher à la grâce.


Notes

1  Par le jeu des acteurs ou par le montage, le cinéaste établit des correspondances entre l’humain et l’animal. Dans Sombre (1998) par exemple la figure de Jean est constamment associée à celle du loup et dans La vie nouvelle (2002) la figure de Boyan correspond à celle du chien.

2 – Unrest se compose de trois volets :

White Epilepsy, Epileptic (Prod.), version performance : Paris, Centre Georges Pompidou, mars 2011, 30 min. Version film : France, 68 min, 2013.

Meurtrière, Epileptic (Prod.), version performance : New York, Whitney Museum of American art, 2013, 180 min. Version film : France, 59 min, 2015.

Unrest, Epileptic (Prod.), version performance : France, ICI – CCN de Montpellier, octobre 2016. Version film : France, 45 min, 2017.

3 – Montage dont la cohérence est donnée par la proximité des états affectifs qu’il suscite et non pas par la connexion narrative entre les événements.

4 – Par « affect » j’entends le genre commun au plaisir, à la douleur et à toutes les émotions qui en découlent.

5 – Voir à ce sujet : WEBER Louis, « Sur la mémoire affective », Revue De Métaphysique et de morale, Vol. 22, Paris, Armand Colin, n° 6, novembre 2014, p. 794-813.

6 – PROUST Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1965, p. 43.

7 Voir à ce sujet : BELLOUR Raymond, La Querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris, P.O.L, « Trafic », 2012, p. 92-93.

8 – GRANDRIEUX Philippe, « Meurtrière ». Mettray, Septembre 2013, p. 6.

9 – La première mondiale du dernier film de la trilogie ayant eu lieu récemment (le 13 juin 2017, FID Marseille), notre analyse portera principalement sur les deux premiers volets de la trilogie : White Epilepsy et Meurtrière.

10Loc.cit.

11 –FABRE Jean-Henri, Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes, Vol. 1, Paris, éditions Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 404.

12 – Voir à ce sujet : BERGSON Henri, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit, 6è édition, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1896, p.170.

13 – Voir à ce sujet les descriptions de Jean-Henri Fabre sur la chasse et les amours de la Mante religieuse. Op.cit., 1093-1106.

14Ibid., p. 1105.

15 – Ibid., p. 1093.

16 – DELEUZE Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, « L’Ordre philosophique », 2002, p.12.

17 – MORGAINE Manuela, « Meurtrière. Une performance de Philippe Grandrieux ». Trafic. Paris, P.O.L., n° 91, septembre 2014. p. 71-76.

18 – AUMONT Jacques, MARIE Michel. Dictionnaire théorique et critique du cinéma. Paris, Nathan, 2001, p.198.

19 – L’image renvoie au tableau de Raphaël, Les Trois Grâces, 17 x 17 cm, 1505, Chantilly, Musée Condé.

20 –KLEIST Heinrich Von, Œuvres complètes. Tome I, Petits écrits. Essais, chroniques, anecdotes et poèmes, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 218.

21 – Le titre du film fait référence à l’instant d’illumination qui précède la crise d’épilepsie, décrit par Fédor DOSTOÏEVSKI dans L’Idiot.


Bibliographie

AUMONT, Jacques, MARIE Michel. Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris : Nathan, 2001, 245 p.

BELLOUR, Raymond. La Querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris : P.O.L, « Trafic », 2012, 576 p.

BERGSON, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience, 10è édition, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013, 340 p.

BERGSON, Henri. Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit, 6è édition, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1896, 288 p.

DELEUZE, Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris : Éditions du Seuil, « L’Ordre philosophique », 2002, 176 p.

DOSTOÏEVSKI, Fédor. L’Idiot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, 1408 p.

FABRE, Jean-Henri. Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les mœurs des insectes. Vol. 1. Paris : éditions Robert Laffont, « Bouquins », 1989, 1135 p.

FANTINI, Bernardino. « Rythmes corporels, rythmes psychologiques, rythmes culturels », dans Pigeaud Jackie (sous la dir. de), Le Rythme. XVIIIes entretiens de La Garenne Lemot, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 207-238.

GRANDRIEUX, Philippe. « Meurtrière ». Mettray. Marseille, Septembre 2013, p. 6-11.

KLEIST, Heinrich Von. Œuvres complètes. Tome I, Petits écrits. Essais, chroniques, anecdotes et poèmes. Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, 392 p.

MASSIN, Marianne. Les Figures du ravissement. Enjeux philosophiques et esthétiques, Paris : Éditions Grasset, « Partage du savoir », 2001, 381 p.

MORGAINE, Manuela. « Meurtrière. Une performance de Philippe Grandrieux », Trafic, Paris : P.O.L., n° 91, Septembre 2014. p. 71-76.

PROUST, Marcel. Contre Sainte-Beuve, Paris : Gallimard, « Folio essais », 1965, 320 p.

SAINT GIRONS, Baldine. « L’inspir, l’expir, le choix d’un rythme », dans PIGEAUD Jackie (sous la dir. de), Le Rythme. XVIIIes entretiens de La Garenne Lemot. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 151-163.

SOURIAU, Étienne. Vocabulaire d’esthétique. 3è édition, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2010, 1520 p.

WEBER, Louis. « Sur la mémoire affective », Revue De Métaphysique et de morale, Vol. 22, Paris : Armand Colin, n° 6, novembre 2014, p. 794-813.

Trilogie Unrest :

GRANDRIEUX, Philippe (réal.), White Epilepsy, Epileptic (Prod.), version performance : Paris, Centre Georges Pompidou, mars 2011, 30 min. Version film : France, 68 min, 2013.

___Meurtrière, Epileptic (Prod.), version performance : New York, Whitney Museum of American art, 2013, 180 min. Version film : France, 59 min, 2015.

___Unrest, Epileptic (Prod.), version performance : France, ICI –CCN de Montpellier, octobre 2016. Version film : France, 45 min, 2017.

Être où ne pas être… : L’entre-deux lieux chez Jean-Luc Lagarce

Juste la fin du monde, extrait de la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, avec l’actrice Renée Gincel, Paris, 2012.

Fatima EZZAHRA TIZNITI
Doctorante en art et littérature comparés au département de Langue et de littérature françaises, Fatima Ezzahra Tizniti prépare une thèse sur La voix de l’ailleurs chez Jean-Luc Lagarce à l’Université Mohamed V Agdal au Maroc. Cette recherche lui permet d’effectuer une profonde analyse sur la nouvelle écriture et mise en scène de l’auteur.

fatizou59@hotmail.com

Pour citer cet article :

Ezzahra Tizniti, Fatima, « Être où ne pas être … : L’entre deux lieux chez Jean-Luc Lagarce », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/etre-ou-ne-pas-etre-lentre-deux-lieux-chez-jean-luc-lagarce/


Résumé

Cela se passe généralement un dimanche, dans une maison en France. Ce genre de cadre géographique dans le théâtre de Jean-Luc Lagarce nous informe sur le lieu et le temps où se passe l’action et apparait comme un premier point de repère. Pourtant, le théâtre lagarcien est aussi un art de la feinte, de la tricherie et du trompe-l’œil. En effet, malgré un semblant de jeu dans un même espace, les personnages semblent tiraillés entre la scène (l’espace des vivants) et le hors-scène (l’espace des morts ou des revenants). Ce double-espace est un symbole d’union et de désunion entre les personnages qui continuent encore de se retrouver pour raconter aux autres ou à eux-mêmes les derniers instants de leur vie avant l’ultime séparation.

Mots-clés : Onirisme – Hors-scène – Au-delà – Illusion.

Abstract

This usually happens on a Sunday in a house in France. This kind of geographique part in the theater of Jean-Luc Lagarce informs us about the place and time where the action is and appears as a first point of reference. Yet the lagarcien theater is an art of pretense, cheating and sham. Indeed, despite a semblance of game in the same space, the characters seem torn between the scene (the living space) and the off-stage (the dead space or ghosts). This double space is a symbol of union and disunity between the characters who still continue to meet to tell others or themselves the last moments of their lives before the final separation.

Keywords: Onirisme – Off-stage – Beyond – Illusion.


Sommaire

Introduction
1. L’illusion lagarcienne : un espace sans repères
2. S’éloigner pour mourir ou revivre autrement
3. S’abandonner ailleurs…
4. Vivre son inexistence
5. Le jeu du clair-obscur, des visages en fragments
6. Deux personnages, deux univers différents
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Être ou ne pas être…

Si l’espace a pour premier principe de faire réunir des personnages, il peut aussi les séparer. L’histoire de Juste la fin du monde se passe généralement un dimanche, dans une maison. Mais peut-on considérer cette maison comme un espace commun ? Chaque personnage semble cloîtré dans son propre monde et le dialogue est loin d’arranger les choses, alors comment s’entendre ? Si l’ici-bas est par excellence le lieu où l’on se rencontre, c’est également le lieu où l’on se perd car selon Bertrand Chauvet, « le théâtre est une entreprise nomade funambule, suspendue entre ciel et terre, c’est à dire entre subventions et petits boulots1. ».

Mais avec la crise du théâtre contemporain, certains dramaturges n’ont plus pour objectif de perfectionner la scène théâtrale à travers un décor futile et superflu. Les auteurs font plutôt appel à l’imaginaire du spectateur. Il est rare chez Lagarce de constater des repères qui puissent nous situer dans le lieu exact où se passe l’action. Les didascalies sont presque inexistantes. La maison dans Juste la fin du monde est perçue comme une terre inconnue où Louis, personnage principal de la pièce, ne retrouve plus sa place, d’ailleurs sa chambre n’est devenue qu’un simple débarras, là où « on met les vieilleries qui ne servent plus à rien2 ». Suzanne aussi ne se sent pas chez elle, « ce n’est pas [sa] maison3 » mais celle de ses parents. Le discours des personnages propose d’autres lieux du passé situés en dehors de la scène, mais qui peuvent tout aussi bien être seulement de simples illusions scéniques.

1. L’illusion lagarcienne : un espace sans repères

Dans Juste la fin du monde, aucun indice scénographique censé décrire le décor n’est mis en valeur. C’est au lecteur ou au metteur en scène d’imaginer la construction de cette maison. Dans cette pièce théâtrale, la maison de La Mère n’est pas localisable, elle fait figure de non-lieu car si Louis revient afin de revoir sa famille, il semble ne plus s’y sentir chez lui. D’habitude, la maison est un refuge, or chez Lagarce, la maison perd brusquement cette valeur. En effet, la maison n’est plus considérée comme un espace social car personne ne désire y vivre pleinement et durablement. Louis revient auprès de sa famille pour simplement annoncer sa mort, ayant l’intention de repartir après avoir accompli sa mission de « messager4 ». La maison est loin d’être un espace vivant et chaleureux mais elle fait figure d’espace vide. Les personnages vivent séparément chacun de leur côté. Suzanne déclare à Louis qu’ « [elle vit] au second étage5 », ce qui nous laisse supposer qu’elle vit loin de sa mère même si ces deux personnages vivent sous le même toit. Antoine, le frère de Louis et Catherine – sa belle-sœur – habitent, selon les propos de Suzanne, dans « un quartier plutôt laid6 ». Louis est parti depuis fort longtemps vivre dans la capitale, là où il apprend à devenir écrivain. Ce dernier n’est jamais allé rendre visite à son frère et à sa femme, leur maison est-elle un espace invivable? Même Suzanne n’y va jamais. D’un autre côté, la mère demande à Louis de lui donner quelques précisions à propos de l’endroit où il habite mais ce dernier préfère ne rien dire à ce sujet. La séparation est certainement due à un manque d’entente ou à un conflit antérieur. Mieux vaut vivre éloigné l’un de l’autre afin d’éviter ces malentendus. Louis « demande l’abandon7 » qui est synonyme de liberté, vivre loin d’un espace qui s’avère trop étouffant, n’importe soit le lieu, du moment qu’il soit différent et lointain. La notion de lointain révèle un espace onirique qui est le fruit de l’imaginaire du personnage. L’espace réel est sujet de frustration et d’exclusion. Suzanne déclare que « rien jamais ici ne se dit facilement8 ». L’imaginaire ouvre, par contre, un espace de liberté, l’espace de tous les possibles. Ce double espace, l’ici-bas et l’au-delà, constitue un parallélisme entre le passé et le présent, le passé regroupe toute la famille dans un même espace-temps tandis qu’aujourd’hui chacun vit dans son propre territoire où l’autre n’est pas souvent le bienvenu. Ceci crée un déséquilibre au sein même de l’espace mental du personnage, Louis, personnage mourant, semble être soudainement perdu dans la maison maternelle perçue à la fin comme une sorte d’espace labyrinthique : « Et ensuite, dans mon rêve encore, toutes les pièces de la maison étaient devenues loin les unes des autres9 ». Dans cette perspective, presque tous les personnages se cherchent et se perdent. Louis est le personnage qu’on entend le moins, se transformant en une figure presque invisible qui a perdu totalement la notion du temps et du lieu.

2. S’éloigner pour mourir ou revivre autrement

Le pays lointain reste l’espace le mieux approprié au personnage. Cependant, faire le voyage et s’éloigner est un bénéfice pour les uns mais destructeur pour les autres. Suzanne regrette de ne pas avoir connu son frère plus tôt. Ce dernier lui envoie à peine quelques mots dans les cartes postales qui montrent simplement qu’il est en vacances dans une ville nouvelle. Mais où exactement ? Notons bien qu’à peine quelques indications sont notées au dos des cartes postales.

Le changement d’espace (ville, pays, maison…) est très fréquent chez Lagarce et témoigne généralement d’un changement de mode de vie ou de statut. La ville nouvelle est une ouverture sur un espace vivant, dans Histoire d’amour (repérages)10, c’est dans un autre pays où La Femme rencontre un autre homme et apprend à chanter. Représentant la figure de la femme libérée, elle semble plus ouverte sur les autres. Pour la famille de Louis, la capitale symbolise la vie libre d’artiste dont ils apprécient les talents d’écrivain.

C’est à travers les situations de paroles, principalement à partir de la figure de l’hypotypose, que l’espace se crée, se concrétise et prend forme, comme on l’avait signalé auparavant, dans l’imaginaire du lecteur sans pour autant avoir recours aux données matérielles, ce qui crée un autre aspect de lieu qu’on surnommerait l’espace mental où le surgissement des souvenirs possède un pouvoir sur la recréation d’un lieu qu’on croyait perdu. Cet espace témoigne d’une vie nomade et clandestine, il symbolise également l’exclusion et la non-appartenance. Ce même sentiment de dépaysement par rapport au monde extérieur a été évoqué aussi par August Strindberg dans Le chemin de Damas11. Dans tous les lieux qu’il visite avec sa femme, il incarne la figure de l’Inconnu. Comme il n’appartient à aucun groupe social, l’Inconnu est un personnage errant qui a non seulement perdu ses repères par rapport à l’espace mais aussi par rapport à ses relations avec les autres, souvent étroites voire désastreuses. Dans Juste la fin du monde, les personnages n’arrivent plus à communiquer ensemble et souvent la Mère tente de faire dialoguer ses enfants afin de ne pas succomber au silence mortifiant.

La dépendance au lieu de naissance dans Juste la fin du monde est devenue presque menaçante, personne ne se sent réellement chez lui. La seule issue possible reste de quitter les lieux ou de rebrousser chemin pour se retrouver ailleurs, cet ailleurs qui donne sur une toute autre ouverture vers des espaces éclatés et où le hors-scène figure comme un lieu salvateur du Solitaire.

3. S’abandonner ailleurs…

Le sentiment d’abandon est en chaque personnage un désir de se ressourcer ailleurs. Comme on l’a déjà souligné, la scène n’est plus un espace commun d’où l’échec du dialogue, le ratage des relations, les malentendus et les multiples moments de silence… rien qui puisse arranger les choses et laisser place à un espace convivial. Après les ruptures, vient le temps d’embarquer pour une autre destination où l’on espère retrouver plus de tranquillité. Il est frappant de constater que Louis n’est pas seul à vouloir vivre ailleurs, presque tous les personnages ont ce même désir, celui de partir pour à un autre monde, là où les morts et les vivants peuvent enfin cohabiter, en effet, Louis espère emmener toute sa famille avec lui après sa mort.

Le hors-scène indique ainsi un état de renoncement à la vie d’ici-bas ainsi que la reconstitution d’une époque par le biais de la narration car il semble que le personnage a toujours besoin de reconquérir l’espace d’avant pour se sentir exister. Poétiquement évoqué, le récit de Louis indique son rejet du monde intérieur qui est la maison familiale ainsi que son nouveau statut en tant que personnage qui domine le monde extérieur. C’est à partir de là qu’il devient enfin maître de lui-même mais aussi des autres. Louis :

Je vous détruis sans regret avec férocité. […] Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas et je suis l’unique survivant, je mourrai le dernier. […] La Mort aussi, elle est ma décision12.

Dans son plein délire et par sa position de dominant, l’espace imaginaire devient l’espace de tous les possibles. La maison serait alors synonyme de clôture alors que le monde extérieur est un espace qu’on ne saurait atteindre sans la notion du rêve et de l’imaginaire. Curieusement, la maladie ou l’agonie permet à Louis de s’évader dans d’autres lieux sans être mal-vu ou mal-jugé, c’est là aussi où il paraît capable de battre la mort. Les autres membres de la famille disparaissent aussi étrangement (Catherine reste seule)13 mais où ? Et où sont passés les autres ? Au milieu du spectacle, les personnages communiquent par des voix off surgissant des coulisses. Le comique de la scène réside dans cette partie de cache-cache où chacun tente de retrouver l’autre dans un espace complètement déréalisé. Seul le discours permet de décrire les événements, l’espace appartenant seulement à la parole. Le pouvoir de tout un lieu réside en effet dans la remémoration des souvenirs par fragments. Mais les souvenirs ont parfois un impact destructeur qui minimalise la scène. Les grands espaces font appel à des multiples escapades où Louis semble un rêveur éveillé qui veille sur le monde des vivants depuis l’au-delà et qui espère encore les revoir « on songe à voir les autres, le reste du monde, après la mort14 ». Dans le champ de la psychologie, une grande partie des agonisants font l’expérience de la mort imminente, qui leur permet de voir toute leur vie défiler avant de mourir, visitant les lieux du passés pour la dernière fois. A un certain moment, Louis s’apprête à partir en paix, il n’appartient plus à la scène. On passe d’un espace à l’autre sans crier gare et le personnage lui-même se permet de se situer son propre espace au dépend de chaque expérience vécue. Louis parvient encore à se créer son propre milieu et à s’imaginer une autre vie, après la mort, là où il pourrait épouser sa sœur et vivre heureux. Dans son plein délire, le personnage s’accroche encore à des souvenirs comme à des espaces interdits où il pourra enfin découvrir d’autres mondes: « je découvre des pays, je les aime littéraires15 ».

Cette découverte est probablement le signe d’un dernier pèlerinage. En effet, la mort chez Jean-Luc Lagarce n’est pas seulement la fin mais aussi et surtout l’occasion de revisiter certains lieux, de ranger et de mettre de l’ordre16. Le retour auprès des siens est l’aspect fondateur de la reconstitution d’un espace qui serait déjà perdu. Comme dans un rêve, les endroits semblent fragmentaires. Loin dans les méandres des chemins, Louis perd son statut de héros, celui qui doit avouer la vérité et affronter les autres. Personnage rêveur, il construit son espace de l’éternité. Dans un entretien avec François Berreur, ce dernier déclare à propos de sa mise en scène de Juste la fin du monde qu’ [il est] parti sur l’idée que « toutes les pièces bougeaient tout le temps17 ». A travers sa perspective en effet, toutes les pièces restent à l’état libre et la conscience du personnage mort est tout le temps présente et active, la conscience est ce qui détermine l’espace même si le corps apparait quelque fois comme exclu.

4. Vivre son inexistence

L’illusion lagarcienne réside dans le fait que rien ne se passe réellement devant soi. Revenir sur un passé commun et recoudre les fils des anciens événements sont les aspects fondateurs du théâtre lagarcien. L’espace en fragment donne lieu à un être inaccompli, un non-être tiraillé entre lumière et obscurité. En ce sens, l’espace est mis en lumière non pas par ce que l’on voit mais par ce qu’il en résulte de l’inconscient du personnage.

Chez Lagarce, l’espace réservé aux personnages parleurs est limité par le temps. Chaque personnage, même le plus silencieux, possède son moment de discours. Ce moment entre celui qui parle et celui qui écoute ne sont pas dans le même espace-temps, Louis en tant que personnage silencieux se détache progressivement de l’instant présent parce qu’il est incapable de poursuivre le dialogue avec le reste des personnages, son silence apparait comme un instant mort. Par contre le rôle de la mère est celui de la remémoration des souvenirs. A partir de là, elle détient une position importante qui la situe encore en tant qu’être vivant. C’est elle qui parle dans l’instant présent et qui assume son discours devant un être presque absent.

5. Le jeu du clair-obscur, des visages en fragments

Juste la fin du monde, extrait de la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, avec l’actrice Renée Gincel, Paris, 2012.

A travers cette image, on voit bien la mère sur scène, la lumière éclaire son corps et se tient derrière le siège de Louis, silencieux. Le corps de la mère est très éclairé par rapport à celui de Louis, assis dans l’obscurité. La mère est la métaphore d’un souvenir qui refait surface, un souvenir qui réapparaît dans la conscience du fils revenant. Debout, derrière lui, la mère détient un statut presque onirique, un rêve que Louis ne peut ni toucher ni voir car les deux personnages ne sont pas face à face. Contrairement à la mère, Louis est situé dans un coin sombre, habillé en noir, il apparaît comme un personnage d’outre-tombe. Ce jeu du clair-obscur produit un effet de contraste entre les deux personnages, à savoir entre deux tableaux différents, celui de l’ici-bas et de l’au-delà. Deux espace-temps qui représentent un contraste entre la veille et le sommeil, entre le jour et la nuit, entre le mutisme du fils et le trop-parler de la mère à travers une juxtaposition à la fois onirique et réaliste représentée par les deux personnages.

6. Deux personnages, deux univers différents

Comme dans la musique, la voix de la mère a une tonalité plus grave que celle de Louis dont la solitude le conduit à refouler certaines choses qu’il ne peut dire : « lorsqu’il fait noir, personne à qui tu puisses parler ?18 ». Un lieu sombre suscite généralement un sentiment de peur, un espace où le dialogue semble donc compliqué voire impossible. Le noir renvoie aussi à la mort ou à la nostalgie, dans Cette aveuglante absence de lumière19, Tahar Benjelloun affirme que :

celui qui convoquait ses souvenirs mourait juste après. […] Comment savoir qu’en ce lieu la nostalgie donnait la mort. Nous étions sous terre, éloignés définitivement de la vie et de nos souvenirs20.

L’être semble en effet prisonnier dans n’importe quel lieu obscur parce qu’il ne peut avoir accès à l’autre, il ne peut ni le voir ni le toucher alors qu’un dialogue passe avant tout par le face à face et par le regard qui peuvent cerner quelques réalités cachées.

Suscitant l’inquiétude et l’angoisse, l’obscurité est généralement menaçante. Dans le champ de la psychologie, le noir représente généralement la première phobie ressentie par l’enfant lorsqu’il se sépare, la nuit, de ses parents et notamment de sa mère. Cette absence de lumière en effet perturbe brusquement son rapport à l’espace, il ne peut ni bouger ni reconnaitre clairement où il est. Cette forme de gradation indique une nouvelle posture de Louis qui se retrouve à présent au dessus du ciel et au dessus de toutes les voix des autres personnages. Il est maintenant celui qui parle sans que la mère et les autres membres de la famille puissent l’entendre. Sa parole résonne contre toute autre parole, [il] domine la vallée21. Toute la pièce se déroule en une sorte de duel entre le personnage et son propre moi, le clair-obscur pouvant aussi témoigner d’un ensemble de détours à la fois tragique et comique, à ce propos Gaston Bachelard déclare que :

L’histoire du moi, c’est une archéologie indiscernable à première vue, faite de strates obscures, de traces brouillées et d’un tuf primitif qui affleure parfois avec brutalité et brouille le relevé provisoire des pistes22.

Ce brouillage de piste incite le personnage lagarcien à se battre contre ses propres pulsions car cet effet d’obscurité ne représente que la part inconsciente de Louis enfouie dans l’amertume, la peur et le silence. Par rapport aux autres personnages, Louis n’est finalement représenté qu’à moitié, une part d’obscurité qui annule à la fois l’union avec le temps et l’espace, voyageant au pays des siens sans se libérer du flux des sentiments et des craintes qui le dominent. Par sa gestuelle et son assurance sur les mots, la mère domine la scène et par la parole elle hypnotise Louis, suspendu aux frontières de la mort, et le tient à distance. Par sa parole, elle brise également une part du mensonge. C’est finalement par le jeu que l’acteur révèle sa vérité. Le discours permet à la mère de prendre possession de son corps et d’éveiller sa propre conscience par le trop-plein de souvenirs. Par l’éclairage, les sentiments de la mère évoluent alors que l’ombre qui domine le corps de l’autre personnage l’empêche de parler ou de se justifier. L’effet du clair-obscur témoigne en effet de ce contraste qui réside entre la complexité de dire la vérité chez Louis et l’aisance et la fluidité de la parole chez la mère. En effet, cette dernière dévoile la vérité tandis que Louis la dissimule. Deux mondes, celui du mensonge et celui de la vérité qui ne peuvent cohabiter ensemble. Le mensonge ou la tricherie est cette facette d’obscurité qui nous rappelle le concept de la chambre noire, empêchant les personnages de se voir, de se parler et de se toucher. Ainsi, reconquérir la maison familiale parait une histoire impossible. Louis est déjà saisi par l’angoisse de parler de sa maladie, Antoine et sa femme habitent ailleurs et Suzanne veut vivre dans un autre monde. Tout le monde est logé nulle part ailleurs sauf dans la maison. Comme dans un rêve, la maison se déploie et devient plus spacieuse mais dont les chambres et les murs paraissent inaccessibles. Mais la mère est la lumière de la maison, c’est à travers son regard sur le passé commun qu’elle essaie de maintenir la maison en vie et de lui redonner toute sa clarté. Elle appelle à la reconstitution des souvenirs par le travail de la mémoire, sa parole rend possible l’exploration du passé. La voix de la mère appelant Louis pour le retenir auprès d’elle montre son amour dévoué pour ce dernier et sa crainte de le perdre encore une fois.

Conclusion

On peut dire finalement que les entrées et sorties sont fréquentes dans la maison, malgré un manque d’action, les personnages ne se tiennent pas en place, tout le monde entre et sort sans prévenir. Le théâtre de Jean-Luc Lagarce est une nouvelle approche dramaturgique qui est celle du mouvement et de l’ouverture vers le hors-scène. Cette ouverture empêche les personnages en rupture de cohabiter ensemble jusqu’à la fin malgré un semblant de dialogue. Louis est ce poète errant qui se sent obligé de s’échapper ailleurs. En franchissant la porte interdite de la maison, il se trouve condamné à vivre l’instant terrible de la vérité. L’extérieur lui permet ainsi de se voiler la face cachée, de se soumettre à certains plaisirs comme ceux de tuer avec avidité tous les autres membres de la famille23. L’extérieur de la maison assure une meilleure protection car il est impossible de cohabiter ensemble. Le toit emprisonne mais l’extérieur libère par le biais de la pensée et l’ivresse de la poésie.


Notes

1 – Bertrand Chauvet, L’utopie du singulier ou « comment exister son inexistence », in Juste la fin du monde, Nous, les héros, Jean-Luc Lagarce, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 2008, p. 9

2Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1990

3Ibid., p.13

4Ibid., p.22

5Ibid., p.7

6Ibid., p.12

7Ibid., p.5

8 Ibid., p.8

9Ibid., p.14

10 Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (repérages), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1983.

11 – August Strindberg, Le Chemin de Damas, Paris, Annie Bourguignon, 1898.

12Ibid., p.9

13Ibid., p. 14

14Ibid., p. 20

15Ibid., p.30

16 Ibid., p. 35

17 – Entretien avec François Berreur « Loin dans les méandres de la parole », in Juste la fin du monde, Nous, les héros, Jean-Luc Lagarce, op. cit., p. 81

18 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde,op.cit., p. 33

19 – Tahar Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Edition du Seuil, 2001

20Ibid., p. 120.

21 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, op.cit., p. 35

22 – Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Les presses universitaires de France, 1957, p.203

23 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, op.cit., p. 39


Bibliographie

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Sous la direction de Jean-Pierre SARRAZAC et de Catherine NAUGRETTE avec la collaboration d’Ariane MARTINEZ, Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, Colloque de Paris III, Sorbonne nouvelle, n° IV, Paris, éd. Les Solitaires Intempestifs, 2007, 304 p.

UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III. Le dialogue de théâtre, Paris, Berlin-Sup Lettres, 1996, 224 p.

Visage numérique et masque mortuaire

Vincent Duché

Doctorant contractuel en arts plastiques et photographie à l’ université Paris VIII Vincennes/ St Denis  au sein du laboratoire Arts des images et Art Contemporain (EA 4010), Vincent Duché prépare une thèse en esthétique et sciences de l’art sur le sujet du visage et de son  indicialité.
vincentduche@gmail.com

Pour citer cet article : Duché, Vincent, « Visage numérique et masque mortuaire », Literr@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/visage-numerique…masque-mortuaire/


Résumé

Seront traités dans cet article des enjeux esthétiques et théoriques du « visage numérique » – compris ici comme la simulation du visage en images de synthèse 3D réalisée à partir d’un scan numérique sur modèle vivant – dans les pratiques artistiques contemporaines. Nous nous fonderons sur des spécificités esthétiques et techniques du masque mortuaire dont l’analogie avec le visage numérique ouvre une réflexion sur l’indicialité (l’empreinte, le contact) d’où découle la question de l’ « entre-deux » qui sous-tend notre recherche. Le masque mortuaire, dont la morphogenèse peut être résumée en « effigie par contact » (empreinte) nous servira de « modèle » ou de « grille de lecture » pour penser le visage numérique à travers des notions qui leurs sont spécifiques, parfois contraires, mais dont nous entendons révéler toute la porosité : masque-visage ; moulage-modélisation ; représentation-simulation ; vivant-mort. Comment penser le visage numérique comme matière de l’entre-deux ?

Mots-clés : visage – masque  – altérité  – simulation  – représentation  – indicialité  – moulage  – modélisation  – matrice  – morphogenèse  – archive  – ressemblance  – vraisemblance  – apparence  – réel  – hyperréel  – passage  – hybridation –  rupture – entre-deux

Abstract

This paper deals with esthetical and theoretical issues of the « digital face » – 3D simulation produced from a digital scan of a human model – in contemporary artistic practices. We based our analysis on esthetical and technical specificities of the death mask. The analogy opens up a thinking on indexicality (trace of reality) from which arises the idea of « in between ». We used the death mask as a paradigm to think the process of 3D face simulation through concepts that are specifics to each of them, even sometimes contrary : mask–face ; moulding–modeling ; representation–simulation ; living–death. How to think the digital face as an « in between » trace/material ?

Keywords: face  – mask  – alterity  – simulation  – representation  – indiciality  – molding  – modeling  – matrix – morphogenesis  – archive  – resemblance  – verisimilitude  – appearance  – real  – hyperreal  – passage  – hybridization rupture  – in –  between


Sommaire

Introduction
1. Masque-visage : le « prosopon numérique »
2. Représentation–simulation : la rupture indicielle
3. Moulage-modélisation : l’empreinte numérique
4. Vivant–Mort : matières de l’entre-deux
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Seront traités dans cet article des enjeux esthétiques et théoriques du « visage numérique » –compris ici comme la simulation du visage en images de synthèse 3D réalisée à partir d’un scan numérique sur modèle vivant – dans les pratiques artistiques contemporaines. Nous nous fonderons sur des spécificités esthétiques et techniques du masque mortuaire dont l’analogie avec le visage numérique ouvre une réflexion sur l’indicialité (l’empreinte, le contact) d’où découle la question de l’ « entre-deux » qui sous-tend notre recherche. Il ne s’agira pas de dresser une histoire du masque mortuaire, ni même de faire le portrait exhaustif des pratiques dont il fait l’objet tant celles-ci sont éclatées entre diverses époques, ethnies et croyances. Le masque mortuaire, dont la morphogenèse peut être résumée en « effigie par contact » (empreinte) nous servira de « modèle » ou de « grille de lecture » pour penser le visage numérique à travers des notions qui leurs sont spécifiques, parfois contraires, mais dont nous entendons révéler toute la porosité : masque-visage ; moulage-modélisation ; représentation-simulation ; vivant-mort. Ainsi avons-nous choisi d’emprunter au masque mortuaire ses caractéristiques générales ou universelles (si cela était possible), afin de les « mettre à l’épreuve » du numérique. Comment penser le visage numérique comme matière de l’entre-deux ?

1. Masque-visage : le « prosopon numérique »

Il convient dans un premier temps d’esquisser les contours de deux concepts sur lesquels se fondent notre analyse : le masque et le visage. Aujourd’hui largement distincts, voire opposés, ils appartenaient en Grèce ancienne à la même dénomination : le prosopon. Nous entendons alors démontrer comment le visage numérique hybride les concepts de masque et de visage pour former ce que nous nous proposons de nommer le « prosopon numérique ».

Selon l’historienne Françoise Frontisi-Ducroux, « le prosopon n’est pas senti comme une unité distincte, définie par sa situation dans la totalité du corps mais comme un ensemble d’éléments qui s’offrent à la vue1 ». Indissociable de la vision, le prosopon n’existerait qu’en situation de réciprocité du regard. Contrairement à l’opposition sémantique que nous lui connaissons aujourd’hui (dessus-dessous ; devant-derrière ; convexe-concave), le masque grec n’est pas « masquant ». Il est une surface plane, sans revers, qui ne dissimule rien. Il est pure extériorité ; surface de projection, et pour le « porteur » – qui s’exprime avec le visage par la production de masques –, et pour le « regardeur » – pour qui le visage-masque fait toujours « image ».

L’étude des masques mortuaires nous révèle que ces derniers seraient à l’origine du portrait2. De leurs mises en scènes dans les rituels funéraires de l’antiquité au privilège bourgeois du XIXe siècle en passant par l’objet de fascination morbide du moyen-âge, le masque mortuaire traverse les époques, les traditions et les usages tout en restant « lié à son modèle par un contrat de ressemblance3 ». Dès son origine, l’empreinte sur le vif sous-tend déjà les enjeux du portrait que nous connaissons aujourd’hui : la ressemblance et le réalisme, le modèle et le sujet, l’absence et la mémoire. Comme le souligne Jean-Luc Nancy à propos du masque mortuaire :

La reconnaissance, l’identification sont essentielles au masque. Elles lui confèrent sa puissance : c’est parce que nous savons parfaitement ce qui est simulé […] que nous pouvons éprouver une fascination – apeurée ou amusée – pour ce qui vient ainsi se présenter fixé, figé et impénétrable4.

Paradigmatique de l’entre-deux, le masque mortuaire capture le passage de la vie à la mort en une trace qui se fait à la fois l’indice et l’icône d’un visage qui entre dans le monde des masques. Même lorsqu’il se superpose au visage du défunt dont il procède techniquement, l’objet n’a pas ici vocation à dissimuler. Il préserve l’apparence du visage avant que celui-ci ne soit « dévisagé » par le temps et prolonge ainsi son expérience visuelle. Finalement, il « dissimule moins qu’il ne révèle, il est moins posé par dessus qu’il ne surgit d’un dessous5 ».

À partir des sociétés de contrôle décrites par Michel Foucault, masque et visage se voient arrachés l’un à l’autre. Dans un contexte de surveillance généralisé, le visage contemporain se construit politiquement comme étant le support d’une identité civile, devenant antinomique du masque, compris comme « anonymisant ». Principalement envisagé dans sa fonction dissimulatrice, le masque recouvre le visage dont les traits constituent dorénavant une carte biométrique permettant l’identification de l’individu. Si quelques artistes-chercheurs tels qu’Adam Harvey, Leo Selvaggio et Zach Blas créent des systèmes de camouflage numérique qui agissent en masques anonymisants, d’autres propositions artistiques tentent de rendre au visage–masque sa porosité, notamment à travers la simulation en images de synthèse 3D.

En contraste avec les installations pour la plupart interactives de l’artiste numérique Catherine Ikam, sa série de portraits réel/virtuel (2016), « fixe » la matière numérique du visage dans des impressions en grand format. Réalisées à partir de scans volumétriques qui traduisent le visage réel en un fichier numérique, les mises en scène de l’artiste sont résolument photographiques et s’inscrivent dans une tradition du portrait que son travail ne cesse d’interroger. L’usage du clair-obscur qui souligne la morphologie des visages accentue l’impression d’ « écran » qui se dégage du support, noir, brillant, nous laissant un instant dans l’attente d’un cillement. Néanmoins, le « visage » s’estompe par son aspect résolument mortifère, figé dans un aspect cireux – entre le terne d’une chair désincarnée et le brillant d’un corps embaumé –. Certains d’entre eux esquissent des « mimiques », sans que ces dernières ne suffisent à nous faire outrepasser l’impression de vide abyssal qui se dégage de ces rictus pétrifiés en masques. Par ailleurs, remonter à l’étymologie de « mimique », du latin mimicus, qui signifie « simulé », « feint », « faux » ne fait que nous rapprocher de cette ambivalence sémantique du prosopon. Tout comme le masque mortuaire, les créatures artificielles de Catherine Ikam ne recèlent de rien. Techniquement, leurs structures filaires tridimensionnelles (à l’image des sculptures de Plensma) attestent qu’il n’y a rien d’autre que ce qui nous est offert au regard. Du visage réel soumis au scanner, il ne nous reste que la coquille vide dont le support bidimensionnel du papier ne fait que renforcer l’impression de surface. Ainsi, malgré son réalisme analogique et la frontalité des regards simulés jusque dans leurs éclats, les portraits ne suffisent pas à nous faire entrer dans l’altérité – condition de la rencontre avec le visage selon le philosophe Emmanuel Levinas –. « Figure soustraite à la mobilité6 », le masque n’engage que partiellement le spectateur en ce qu’il agit comme une « façade » (une autre signification du  prosopon), édifice qui se présente au spectateur, mais aussi : une apparence qui trompe sur la réalité. À l’intersection du réalisme du visage qui nous fait entrevoir la possibilité de sa rencontre et du mutisme du masque artificiel, pure extériorité prise dans le passé de son enregistrement, peut être serait-il alors plus juste de parler de prosopon pour qualifier les « faces » numériques de Catherine Ikam. Dans Milles Plateaux II, Capitalisme et schizophrénie, Gilles Deleuze et Félix Guattari annoncent que « le masque ne cache pas le visage, il l’est7 ». Ils soulignent ainsi la porosité des frontières de deux concepts qui se fondent sur la « tête ».

2. Représentation–simulation : la rupture indicielle

Le terme latin imago – qui désigne le masque mortuaire réalisé en cire – nous apprend que l’histoire des représentations est indéniablement liée à la mort et aux apparences qu’il s’agissait de sauver des dégradations du temps. Dans son texte Ontologie de l’image photographique, André Bazin revient sur la naissance des arts plastiques dont il nous apprend que la fonction première est de « fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être » afin de « l’arracher au fleuve de la durée8 », comme en attestent les pratiques égyptiennes de momification. Ce dernier poursuit son analyse psychologique de l’image avec la photographie, attestant que sa genèse automatique – à l’instar du moulage –, procède « (…) d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction9 ». Publié pour la première fois en 1945, son texte pose finalement les fondements théoriques d’une ambivalence sémiotique de l’image photographique, comprise entre icône et index, qui seront développés à partir du milieu des années 70, et que le numérique nous donne à repenser.

C’est à l’appui du travail de Charles S. Peirce, structuraliste américain qui introduit la trichotomie icône-index-symbole, que la théoricienne Rosalind Krauss définit la photographie comme étant « le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière10 ». Si notre ambition n’est pas de vérifier la validité de la thèse de Krauss et de toutes celles qui lui ont succédé jusque dans les années 90, il nous importe de souligner que ces effets de discours ont contribué à construire une prétendue objectivité du médium photographique, moins due à son réalisme figuratif qu’à son statut d’empreinte. Selon Georges Didi-Huberman, l’empreinte est avant tout « l’expérience d’une relation, le rapport d’émergence d’une forme à un substrat ‘empreinté’11 ». Ainsi, l’analogie du masque mortuaire – empreinte qui fixe le sujet sur un support pour en reproduire l’apparence – traverse les théories de la photographie, dès lors envisagée comme trace (index) qui fait image (icône), résidu d’une contiguïté physique chose-support. Si ces textes nous ont permis de penser certaines spécificités du médium – son indicialité et son réalisme analogique – il convient toutefois de rappeler que l’image photographique est un processus d’abstraction, « de réduction des quatre dimensions de l’espace-temps aux deux dimensions de la surface12 » ; un médium artistique dont les pictorialistes ont su très tôt révéler toute la plasticité. Loin du relevé anthropométrique du moulage en plâtre, l’image photographique du visage serait donc une empreinte infra-mince, sans épaisseur, qui dissimule plus qu’elle ne révèle, qui égare plus qu’elle ne rapproche…

Le passage de l’analogique au numérique opère une véritable mise à mal théorique de l’indicialité, faisant de l’image du visage (image référentielle) un visage-image (image auto-référentielle). En effet, l’image du visage ne s’engendre plus par une quelconque empreinte (physique, photochimique), mais par sa conversion au langage symbolique de l’informatique. Ce qui précède le visage numérique, ce n’est plus son modèle physique mais bien son modèle logico-mathématique. Ainsi, notre réflexion porte sur ce changement d’ordre figuratif qui rompt le cordon ombilical – théorique et esthétique – unissant image et réel (représentation) pour faire entrer le visage dans le champ de la simulation numérique (hyperréel).

Tout d’abord, il convient de rappeler qu’une image numérique n’est autre qu’une base de données interprétée par un programme informatique qui permet son affichage. Ces données peuvent être captées (image photographique), hybridées (avec un programme informatique de « retouche ») mais aussi générées (image de synthèse). Le visage numérique – synthétique, tridimensionnel – dont il est question dans la présente recherche est généré à partir des données captées dans le réel (scan 3D). Néanmoins, il ne s’agit pas de la simple conversion de l’image du réel en base de données, mais bien d’une synthèse d’informations aux statuts et sources multiples, comme les coordonnées spatiales. Par ailleurs, l’image de synthèse ne se fonde pas nécessairement sur le réel. L’objet à simuler peut être entièrement décrit, programmé informatiquement et ce, sans que nous puissions techniquement le vérifier, contrairement au « ça a été » de la photographie qui, de fait, engage qu’une chose ait été présente devant l’objectif. Sur ce constat technique d’une image fondée sur la « description mathématique » de l’apparence des choses, Edmond Couchot annonce un passage de l’image-trace à l’image-matrice :

L’image de synthèse n’est plus l’empreinte d’une gerbe de photons émis par l’objet à représenter qui s’inscrit sur un support chimique ou magnétique, c’est une matrice de nombres calculés par l’ordinateur à partir d’instructions programmées. A la lumière s’est substitué le calcul; au faisceau optique, la matrice mathématique13.

De par la véritable rupture indicielle dans la morphogenèse des images, nous pouvons dès lors avancer que le visage numérique n’est pas en « connexion physique » – pour reprendre la définition peircienne de l’index – avec son modèle ; son « apparence visuelle » est engendrée par la synthèse de données informatiques.

Selon Jean Baudrillard, la simulation – du latin simular qui signifie « faire semblant » – crée « (…) un hyperréel, produit de synthèse irradiant de modèles combinatoires dans un hyperespace sans atmosphère14 ». Il s’agit d’un « réel » produit à partir de matrices, de mémoires et de modèles pouvant reproduire ce dernier dans un nombre indéfini de fois. La production de l’image du visage ne s’opère plus à partir du réel, ni même à partir de son négatif (comme pour la photographie et le masque mortuaire) mais à partir de son code – génétique ou informatique –, déconnecté de toute référence. Baudrillard ajoute alors que « l’ère de la simulation s’ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels », ces derniers étant non pas représentés (au sens d’un rapport d’équivalence du signe), mais bien « ressuscités artificiellement15 ». La simulation agit comme un « double opératoire », qui « substitue au réel des signes du réel16 ».

Malgré la rupture théorique fondamentale ici soulevée, il convient toutefois d’observer plus précisément les schèmes opératoires de la modélisation numérique du visage qui laisseraient entrevoir certaines similitudes avec l’empreinte physique du visage.

3. Moulage-modélisation : l’empreinte numérique

Dans un premier temps, de l’huile est appliquée sur le visage du modèle. La tête est ensuite enveloppée dans une large bande fixée sur un cercle en fer. C’est entre cette bande et le visage que le plâtre est coulé. Le creux ainsi obtenu est rempli de plâtre puis brisé pour dégager le moule (…)17.

Cette brève description écrite à l’aune de la Renaissance par le peintre toscan Cennino Cennini fait clairement état du rapport de contiguïté physique entre le support (visage) et la matière (plâtre) au sein du dispositif technique de moulage. Contrairement à l’imitation (réalisation d’une œuvre d’après modèle), l’empreinte implique la présence physique du corps dont le contact avec le matériau engendre le négatif. Michel Guiomar affirme à ce propos que « l’art funéraire tout entier est tributaire de la présence physique du mort », bien que ce dernier ne tente « (…) souvent qu’à dissimuler, qu’à enfermer sa réalité physique sous une structure qui l’efface (…)18 ». Entre le relevé indiciel qui double le visage, lui créant ainsi une nouvelle visibilité, et la fonction recouvrante du masque qui l’efface de la vision, l’empreinte du visage, si elle hybride les concepts de montrer-cacher, relève toujours de l’haptique – du grec haptomai, qui signifie « je touche » –. Sur ce constat épistémologique du moulage, il convient d’interroger les schèmes opératoires de la modélisation 3D du visage enfin d’analyser dans quelle mesure sa modélisation intègre de l’empreinte. Ainsi nous proposons-nous d’analyser le « moulage numérique » du visage.

Il convient dans un premier temps de définir la « modélisation » dans le champ de la simulation numérique. Selon Jacques Lafon dans son ouvrage Esthétique de l’image de synthèse,

La modélisation est la conception du modèle numérique, c’est-à-dire la description d’un objet, d’un groupe d’objets ou d’un espace, réel ou imaginé, comme un ensemble d’unités élémentaires et de leurs relations, repérées par des nombres algébriques de manière qu’un processeur logique puisse en représenter une image signifiante pour un observateur humain19.

Du latin modulus, diminutif de modus (« manière » ou « mode »), le modèle est, dans l’histoire de l’art, l’objet référent dont il s’agit de représenter ou de reproduire l’apparence. Or, il peut être, sous ses formes les plus abstraites, un concept ou une réduction de l’objet à exécuter (prototype). Dans notre cas, il s’agit du langage symbolique (modèles logico-mathématiques). Ce déplacement sémantique de la notion de modèle, du réel vers son signe, est constitutif de la morphogenèse du visage numérique ; la modélisation numérique du visage consiste alors en sa réduction symbolique au langage des données informatiques.

Comme en atteste le Light Stage, gigantesque scanner 3D haute-définition conçu par Paul Debevec, les outils de modélisation 3D de modèles vivants se sont largement perfectionnés depuis leur création dans les années 90. En effet, la plupart des systèmes actuels utilisent la photogrammétrie, technique qui consiste en la modélisation volumique d’un objet à partir d’une série de vues photographiques de ce dernier. Le programme identifie des repères et des correspondances entre chacune des images afin de procéder à la modélisation du sujet et de former sa structure tridimensionnelle. Dans le prolongement d’une conception dite « objective » de la photographie, envisagée à sa naissance par certains chercheurs comme instrument d’observation et de découverte scientifique, le médium se fait, dans le cadre de la photogrammétrie, outil de mesure du réel, utilisé pour sa matérialité même : une base de données numérique pouvant être analysée jusqu’au plus petit élément. Le processus de modélisation du visage ne procède donc pas du calcul du réel lui-même mais bien de l’analyse de ses traces photographiques. Or, la photographie étant considérée, d’une part, par Vilèm Flusser comme « processus d’abstraction » et, d’autre part, par Roland Barthes comme « émanation du référent », nous pouvons dès lors supposer que son usage dans la modélisation 3D intégrerait de la subjectivité dans ce qui s’apparente à une copie fidèle du réel (analogon).

En effet, selon Flusser, la photographie est caractérisée par sa faculté « d’encoder les phénomènes en des symboles bidimensionnels20 », produisant une image aux conventions déterminées par le programme de l’appareil et son dispositif photographique. De plus, le cadrage, inhérent à l’acte photographique, découpe une partie du champ, intégrant inévitablement le sujet-opérateur (sa subjectivité) dans la construction de l’image. De son côté, Barthes indique une référentialité de la photographie qui « ne se distingue jamais de son référent » résultant qu’on ne puisse « jamais nier que la chose a été là21 ». Bien que le numérique nous amène à tempérer la thèse de Barthes, la modélisation 3D à partir de la technique photogrammétrique, incorporerait dans une certaine mesure du « ça a été » dans une image qui n’aurait théoriquement aucune adhérence au réel.

Plus encore, les dispositifs de scan 3D les plus récents s’accompagnent d’un système dit de « lumière structurée » qui envoie des motifs lumineux sur le sujet de la captation afin d’en retirer des données géométriques. À l’instar de la technique du moulage sur le vif décrite par Cennini, il s’agit d’une projection de « matière » sur le visage pour en mesurer et en dégager le volume. Néanmoins, dans notre cas, la matière n’engendre pas physiquement la forme numérique ; elle se fait, l’espace d’un instant, l’interface entre le réel et le programme, et élabore le véritable matériau de la modélisation : ses modèles logico-mathématiques, empreintes chiffrées du visage numérique.

Finalement, bien que la photographie soit « dissoute » au cours de la synthèse de l’image et que la projection de lumière ne produise pas un moule physique, la modélisation 3D intègre une part d’indicialité dans ses schèmes opératoires, faisant d’une certaine manière l’empreinte numérique du visage.

Le travail de l’artiste américaine Sophie Khan interroge frontalement la relation qui s’opère entre le visage numérique et le dispositif de l’« empreinte » en expérimentant les schèmes opératoires de la modélisation 3D.

Dans une vidéo intitulée 04302011, l’artiste met en rotation 38 visages « capturés » dans les rues de New York. La modélisation, généralement réalisée en studio, se fait ici dans des conditions relativement précaires : les paramètres lumineux ne sont pas maîtrisables et le contexte urbain, caractérisé par le mouvement et les flux, nuit à l’immobilité nécessaire à une captation optimale. Dès lors, l’image du visage apparaît inévitablement déconstruite, son morcellement n’étant que la représentation d’un individu que l’on ne fait que croiser et que la mémoire efface systématiquement. Les visages se succèdent sur un fond noir avec un aspect en commun : les yeux clos. En effet, le dispositif force l’individu à se protéger de la lumière émise, tout comme le sujet d’un moulage en plâtre doit se protéger de la matière qu’il s’apprête à recevoir sur le visage. À la fois serein et défiguré, le visage du citadin prend inévitablement l’apparence d’un masque mortuaire dont le procédé numérique recoupe des enjeux du moulage. En effet, le procédé technique du moulage en plâtre requiert une immobilité totale du visage qui le contraint dans son expressivité. L’espace des trente secondes nécessaires au durcissement du plâtre, la tête et la matière se figent mutuellement en masques, immobilisés par le dispositif de l’empreinte. Néanmoins, selon Georges Didi-Huberman dans une phénoménologie du moulage, cette immobilité n’est que partielle car le durcissement de la matière sur le visage subit l’inévitable frémissement du corps : « L’objet devient bifurcation inapaisable de l’organique (peau réactive fixée dans l’instant vivant de sa réaction) et de l’inorganique (plâtre inerte fixé dans le temps mort de son absence de réaction)22. » En réunissant volontairement les conditions de l’échec technique de la modélisation d’un portrait analogue au visage réel, Sophie Kahn matérialise finalement un geste – celui du corps de l’artiste qui doit graviter autour du visage pour le scanner – et une temporalité – peut-être les trente secondes qui suffisent au durcissement d’un plâtre.

Malgré son absence de contiguïté physique, la modélisation 3D du visage n’exclue pas pour autant l’opérateur du processus. C’est bien le geste humain et par extension le temps qui « façonnent » le visage, laissant l’empreinte de l’artiste dans la matière numérique de ses masques artificiels. Mais, lorsque cette matière s’anime et que le « visage-sculpture » s’articule en « visage-mouvement », notre perception de l’image s’en retrouve mise à l’épreuve.

4. Vivant-Mort : matières de l’entre-deux

Si l’empreinte du visage suppose une fixité « mortifère », l’image de synthèse 3D parviendrait à « rendre » la dynamique du vivant par la simulation et l’animation numérique du visage. Ce dernier adopte alors une grammaire d’expressions faciales et de « mimiques » oscillant entre la vraisemblance d’un acteur virtuel et le monstrueux de l’Uncanney Valley, théorie scientifique de Masahiro Mori sur le réalisme des robots androïdes. Nous nous proposons alors d’envisager le visage numérique comme « matière de l’entre-deux » (entre le vivant et le mort, entre le réel et l’artificiel) à partir d’une analyse de l’œuvre du jeune artiste anglais Ed Atkins qui positionne délibérément ses protagonistes virtuels à l’intersection de ces notions, déconstruisant les mécanismes esthétiques de la simulation numérique du visage.

Dans ses vidéos haute définition, Ed Atkins met en scène son double numérique animé à l’aide de techniques de motion capture. Articulé par les mouvements physiques de l’artiste, le visage simulé en images de synthèse 3D récite des textes et des poèmes traitant de sujets tels que la dépression, la mort et la maladie.

Dans une vidéo intitulée Hisser (2015), le double se retrouve à plusieurs reprises en gros plan, regard caméra, laissant deviner le mouvement saccadé des lèvres qui peinent à se synchroniser sur une voix tremblotante et teintée d’angoisse. Il n’est d’ailleurs pas anodin de souligner que la voix en question n’est pas « spatialisée » dans l’image tridimensionnelle, ce qui aurait pourtant renforcé l’illusion de la simulation. Au contraire, elle nous parvient directement, comme une voix intérieure qui dépasse la condition physique du personnage numérique.

Dans sa totalité, le corps ne se meut que rarement, montré dans un état léthargique, écroulé sur le sol ou sur le lit de la chambre adolescente qui constitue le seul décor de la vidéo. Tout comme la voix, il ne semble pas plus interagir avec son environnement. Lorsque nous remarquons que l’oreiller ne s’enfonce pas sous le poids de la tête, c’est la matérialité du sujet tout entière qui est questionnée, et par le spectateur qui devine les failles de la simulation, et par le sujet lui-même qui semble prendre conscience, sous nos yeux, de sa corporalité : immatérielle, simulée, hyperréelle, « sans atmosphère »…

René Descartes affirmait de son corps : « (…) je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui23. ». À l’inverse, les doubles d’Ed Atkins marquent une rupture entre le corps et l’esprit pour finalement révéler le malaise ambiant d’un visage au réalisme saisissant que le sujet ne parvient pas à habiter. Le visage numérique est utilisé par l’artiste comme un masque qui « donne corps » au sentiment de vide intérieur, de dépression et de non-appartenance ; il ne s’agirait plus d’un personnage, mais de la dépouille de l’artiste, ou de son masque mortuaire sur lequel il projette ses angoisses et qu’il tente désespérément de mettre en mouvement, laissant volontairement visibles les marques de la construction de cette réalité artificielle.

L’œuvre d’Ed Atkins illustre d’une certaine manière la pensée de Maurice Blanchot pour qui « L’image, à première vue, ne ressemble pas au cadavre, mais il se pourrait que l’étrangeté cadavérique fût aussi celle de l’image24. ». Il s’agit pour Blanchot de souligner le malaise que l’image peut susciter dans son statut d’entre-deux : entre le réel qu’elle représente et l’imaginaire de la représentation, entre la présence de l’objet représenté et son absence de la représentation… Le cadavre se fait effectivement source de cette « inquiétante étrangeté » freudienne qui indique une rupture dans la rationalité de la vie quotidienne. Le cadavre rend l’image du vivant dans une extrême ressemblance, tout en nous proposant l’expérience physique de son absence. À ce propos, Ernst Jentrich, psychiatre allemand, décrit le concept de Freud comme étant : « (…) le doute suscité soit par un objet apparemment animé dont on se demande s’il s’agit d’un être vivant, soit par un objet sans vie dont on se demande s’il ne pourrait pas s’animer25. »

Le visage numérique, matière inerte qui revêt l’apparence du vivant suscite ce malaise de l’image-cadavre.

En 1970, le célèbre roboticien Masahiro Mori publie le texte The Uncanny Valley (traduit en Vallée de l’étrange), théorie selon laquelle : si un robot adopte une apparence humaine, le moindre écart avec le réel nous apparaîtra dérangeant, voire monstrueux26. Clairement fondé sur la thèse de Freud, le texte de Mori trouve un fort écho dans l’œuvre d’Ed Atkins dont toute la réflexion se déploie dans le trouble suscité par l’hyperréalisme de la simulation. Ses vidéos creusent et explorent l’abîme qui sépare sujet, corps et image.

Si la métaphore du cadavre suppose un état figé d’entre-deux – entre la vie et la mort –, Jacques Lafon annonce que l’image de synthèse serait plutôt dans une dynamique de « passage » en ce qu’elle dialogue perpétuellement entre le monde sensible et le monde intelligible (monde des modèles logico-mathématiques). Pour soutenir son propos, Lagon utilise la figure de l’ange pour analyser son « va-et-vient entre les deux mondes ». Elle serait le « messager angélique », l’« empreinte révélatrice qui se substitue à l’objet pour le révéler et à mon contrôle pour m’affirmer en tant que sujet sensible27 ». Avec l’image de synthèse, nous avons le contrôle sur un « au-delà » qui simule une réalité qui nous est inaccessible matériellement : nous ne pouvons ni l’habiter, ni la toucher, mais nous pouvons cependant la construire et interagir avec elle.

Conclusion

Si le visage numérique est constamment en tension théorique et esthétique avec le masque mortuaire, son épiderme numérique (son « moi-peau28 » ?), lui offre ce que l’empreinte physique ne peut obtenir du visage : l’altérité. D’une part, il est effectivement « autre » (alter) en ce qu’il procède techniquement d’une « rupture ontologique » avec son référent. D’autre part, il se fait lieu de « passage », interface virtuelle dynamique entre l’artiste et le spectateur. Émancipé – bien que partiellement – du réel, il est perpétuellement en devenir.


Notes

1 – Frontisi-Ducroux Françoise, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne (1995), Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2012, p. 41.

2 – Le premier exemple de masque réalisé sur modèle vivant fut rapporté par Pline l’Ancien dans son oeuvre encyclopédique Histoire Naturelle, publiée pour la première fois en 77. Au IVe siècle avant J.C, Lysistrate de Sicyone fit couler de la cire dans un moule en plâtre réalisé à-même le visage. Ce dernier pose la question de la ressemblance et du réalisme à une époque qui s’attachait exclusivement à reproduire des types et des canons de beauté. Cf. l’Ancien Pline, Histoire Naturelle, Folio, coll. « Folio Classique », 1999.

3 – Nancy Jean-Luc, « Masqué-démasqué », in cat. expo Masques, de Carpeaux à Picasso, Paris, Musée d’Orsay, 2009, p. 14.

4 – Ibid.

5 – Ibid., p. 13.

6 – Ibid., p. 14.

7 – Deleuze Gilles, Guattari Felix, Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 145.

8 – Bazin André, « Ontologie de l’image photographique », in Qu’est-ce que le cinéma ? (1945), Paris, Cerf, coll. « 7e Art », p. 10.

9 – Ibid., p. 14.

10 – Krauss Rosalind, « Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis », trad. de l’anglais par P. Michaud, Macula, no 5/6, 1979, p. 165-175.

11 – Didi-Huberman Georges, cat. expo. L’empreinte, Centre Georges Pompidou, 1997, p. 26.

12 – Flusser Vilém, Pour une philosophie de la photographie, Circé, 1996, p. 7.

13 – Couchot Edmond, Images, de l’optique au numérique. Ed. Hermès, Paris, Londres, Lausanne, 1988, p.17.

14 – Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 11.

15 – Ibid.

16 – Ibid.

17 – Cennini Cennino, Le livre de l’art ou traité de la peinture (1437), Ressouvenances, 2014, p. 144.

18 – Guiomar Michel, Principes d’une esthétique de la mort (1967), Paris, José Corti Editions, 1989, p. 50.

19 – Lafon Jacques, Esthétique de l’image de synthèse : la trace de l’ange, Paris, L’harmattan, coll. « Arts, esthétique, vie culturelle », 1999, p. 11.

20 – Flusser Vilèm, op. cit.

21 – Barthes Roland, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 119.

22 – Didi-Huberman Georges, « L’air et l’empreinte », in À fleur de peau, le moulage sur nature au XIXe siècle, (s.l.d) Édouard Papet, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 55.

23 – Descartes René, Méditations métaphysiques (1641), Sixième méditation, in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 326.

24 – Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 344.

25 – « (…) doubt as to whether an apparently living being really is animate and, conversely, doubt as to whether a lifeless object may not in fact be animate », traduit de l’allemand par Roy Sellars. Cf. Jentrich Ernst, « On the Psychology of the Uncanny » (1906), in Angelaki 2.1, journal of the theoretical humanities, 1995.

26 – The Uncanny Valley de Masahiro Mori a été premièrement publié dans le journal japonais Energy en 1970. Cf. La première traduction en anglais validée par l’artiste, par Karl F. MacDorman et Norri Kageki. URL : http://spectrum.ieee.org/automaton/robotics/humanoids/the-uncanny-valley

27 – Lafon Jacques, Esthétique de l’image de synthèse : la trace de l’ange, op. cit., p. 15.

28 – Le « Moi-Peau » est un concept du psychanalyste Didier Anzieu apparu pour la première fois en 1974 dans un article de la Nouvelle Revue de Psychanalyse. Il désigne la constitution du « moi » chez l’enfant à partir de l’expérience de la surface du corps. Cf. Le Moi Peau, Paris, Dunod, 1985.

Ouvrages

BAQUÉ Dominique, Visages : du masque grec à la greffe de visage, Paris, Éditions du regard, coll. « arts plastiques », 2007, 224 p.

Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « débats », 1981, 233 p.

BELTING Hans, Faces : une histoire du visage, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2017, 432 p.

COUCHOT Edmond, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo », 270 p.

Couchot Edmond, Images, de l’optique au numérique, Paris, Éditions Hermès, 1988, 242 p.

Deleuze Gilles, Guattari Felix, Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, 648 p.

DIDI-HUBERMAN Georges, La ressemblance par contact, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, 384 p.

Frontisi-Ducroux Françoise, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne (1995), Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2012, 340 p.

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Catalogues d’exposition

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cat. expo, Catherine Ikam, Centre des Arts Enghien Les Bains, SCALA, 2016, 156 p.

Le déporté chez Semprun et Vercors, figures de la zone grise

Eva RAYNAL

Doctorante en littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille (CIELAM).
Elle réalise sa thèse sous la direction du professeur Alexis Nuselovici (Nouss), ses recherches portent sur l’expérience de l’aller et du retour dans plusieurs oeuvres européennes marquées par la Seconde Guerre Mondiale (Alfred Döblin, Jorge Semprún et Vercors). Anciennement lectrice à l’Université Pédagogique Nationale (México CDMX), elle est actuellement tutrice en lettres modernes mais aussi au sein du programme étatsunien APA (Academic Program in Aix-en-Provence) sur la campus d’Aix-Marseille.

eva.r.r@hotmail.fr

Pour citer cet article : Raynal, Eva, « Le déporté chez Semprun et Vercors, figures de la zone grise », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/le-deporte-chez-semprun-et-vercors-figures-de-la-zone-grise/>.


Résumé

Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi développe pour la première fois le concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp.

Jorge, Gérard : je autobiographique ou il fictionnel, tous deux ont connu l’expérience concentrationnaire nazie, Jorge réactivant sa mémoire à travers Gérard, et Gérard hantant les souvenirs de Jorge. Le Grand Voyage rompt le silence sur sa déportation à Buchenwald, tandis que L’Écriture ou la vie tente d’expliquer cet oubli volontaire de plus de quinze années.

L’éditeur et écrivain clandestin Vercors publie en 1945 Les Armes de la nuit. Pierre est un survivant du camp fictif de Hochswörth. Il estime avoir perdu sa « qualité d’homme ». Le récit suivant, La Puissance du jour, raconte comment cette condition peut être rétablie (ou perdue pour toujours).

En quoi Gérard et Pierre sont-ils des figures de la zone grise ?

Il sera abordé dans un premier temps le motif du moi altéré, à la fois homo sacer et possible représentant lazaréen. Or, l’être ne peut être flétri que dans un cadre où l’extra-ordinaire devient la norme : le camp, Moloch et laboratoire du Mal Radical. Conséquemment, l’oeuvre est amenée à devenir un espace d’affirmation d’une nouvelle altérité : écriture semprunienne du ressassement et questionnement ontologique incessant chez Vercors.

Mots-clés : Primo Levi – Jorge Semprun – Vercors – zone grise – camp – système concentrationnaire – Buchenwald – Hochswörth –  Lazare – Radikal Böse – Grenzsituation – homo sacer – Jean Cayrol – Moloch – Kant – Hannah Arendt – Ulysse.

Abstract

In The Drowned and the Saved, Primo Levi presents for the first time the « grey zone » concept, that is to say the space of privileges and struggles for power through ambiguous relations of complicity and responsibility between prisonners and guardians, in the absolutely totalitarian and absurde frame of the camp.

Jorge, Gérard : the autobiographical I or fictional He, both know the nazi experience. Jorge reactivates his past thanks to Gérard, while Gérard is haunting Jorge’s memories. The Long Voyage breaks the silence about his deportation to Buchenwald, while Literature or Life tries to explain this deliberate omission of almost twenty years.

The clandestine editor and writer Vercors publishes in 1945 The Weapons of the Night. Pierre is a survivor from (fictional) Hochswörth camp. He thinks he lost his « human quality ». The following novel, The Power of the Day, relates how this condition may be recovered (or lost forever).

Could Gérard and Pierre be considered as figures from the grey zone ?

The motif of a corrupted ego should be explored, especially the homo sacer dimension, and the possible Lazarus representative. Yet, the human being could only be withered in a frame where the extra-ordinary becomes the standard : the camp, Moloch and laboratory of Radical Evil. Consequently, the text becomes an area for a new otherness: semprunian writing of rumination, and constant ontological questioning for Vercors.

KeywordsPrimo Levi – Jorge Semprun – Vercors – grey zone – concentration camp – Buchenwal – Hochswörth – Lazarus – Radikal Böse – Grenzsituation – homo sacer – Jean Cayrol – Moloch – Kant – Hannah Arendt – Ulysses.


Sommaire

Introduction
1. Un moi altéré
1.1. L’homo sacer
1.2. Une figure lazaréenne ?
2. Le camp, une « zone grise »
2.1. Le camp, ce Moloch
2.2. L’expérience du Radikal Böse
3. L’oeuvre comme espace d’affirmation d’une nouvelle altérité
3.1. L’écriture semprúnienne du ressassement
3.2. Le questionnement ontologique vercorien
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi développe pour la première fois le concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp1. En 2011, l’écrivain, scénariste et homme politique Jorge Semprún nous quittait pour son dernier grand voyage. Les lecteurs de L’Écriture ou la Vie et de Federico Sánchez se despide de ustedes ne peuvent ignorer le passé résistant et militant de celui qui fut déporté à Buchenwald à l’âge de vingt ans, lui, l’étudiant en philosophie devenu le matricule 44904 en tant que Rot Spanier.

Jorge, Gérard : je autobiographique ou il fictionnel, tous deux ont connu l’expérience concentrationnaire nazie, Jorge réactivant sa mémoire à travers Gérard, et Gérard hantant les souvenirs de Jorge. Après un silence désireux d’oubli de quinze années, un schisme définitif avec le Parti Communiste Espagnol et une prise de conscience nocturne dans la maison d’un militant, Le Grand Voyage est finalement publié en 1963 chez Gallimard. L’écriture, habitée par la modernité du stream of consciousness, tente de reconstituer le parcours en wagon plombé depuis Compiègne jusqu’à Weimar, tout en se permettant des échappées temporelles et spatiales, vers la vallée de la Moselle, le Maquis, Paris et l’Espagne de l’enfance. L’auteur affirme sans détour qu’il s’est créé un compagnon durant ces trois jours et quatre nuits, « le gars de Semur », un jeune résistant dont la parole simple mais lucide calme les angoisses du narrateur. Le gars de Semur meurt avant le terme du voyage, et c’est un Gérard devenu « il » qui franchit les portes du wagon. Avant même d’entrer dans le camp, l’absurdité impitoyable de l’univers concentrationnaire a déjà exercé son pouvoir de destruction.

Autres figures, autres témoignages, mais toujours écritures d’exception : Robert Antelme, Tadeusz Borowski Charlotte Delbo, Imre Kertész, David Rousset, Elie Wiesel… Les exemples ne manquent pas. Mais alors, que viendrait faire ici une figure, certes de la résistance intellectuelle française, mais certainement pas concentrationnaire, telle que Vercors ? Initialement dessinateur, Jean Bruller adopte ce pseudonyme en 1942, lorsqu’il fonde clandestinement les Éditions de Minuit avec Pierre de Lescure, mais également en publiant des œuvres qui feront date, comme Le Silence de la mer, et Zoo ou l’Assassin Philanthrope.

Il existe cependant deux œuvres parfaitement méconnues, et pourtant essentielles pour la compréhension de la pensée vercorienne : Les Armes de la nuit et La Puissance du jour. L’année 1945 révèle l’identité de Vercors et établit sa reconnaissance par le public. Or, dans le même temps, l’auteur est témoin des rapatriements des déportés français. Il connaissait déjà certains détails de leur détention, ainsi qu’il le suggère à travers L’Impuissance, L’Imprimerie de Verdun, et surtout, Le Songe. De ces rencontres avec les survivants naît une nécessité impérieuse de dire l’indicible et de faire part du silence impossible de ceux qui n’étaient pas censés revenir :

Quand, pendant l’été 1945, il [l’auteur] assista au retour des déportés, ce n’est pas l’envie d’écrire, c’est l’envie de hurler qui lui fit composer Les Armes de la nuit. Et quand, cinq ans plus tard, sous le titre de La Puissance du jour, il entreprit d’en écrire la suite, c’est (comme il le fait dire à son héros) parce qu’il lui fallut constater avec horreur et angoisse que « le monde des hommes n’a pas compris encore le danger qu’il a couru ». Que ce danger subsiste. Et que n’importe qui a la chance d’être un tant soit peu écouté n’a pas de plus pressant devoir que de tenter de se faire entendre2.

L’écriture est sobre, mais l’intrigue n’en apparaît que plus terrible : Pierre Cange est un résistant exemplaire sous l’Occupation. Arrêté, torturé, il est déporté au camp de concentration – fictif – de Hochswörth, en Allemagne, où il subit privations, mauvais traitements et humiliations quotidiennes. Il survit. Au moment où commence Les Armes de la nuit, le narrateur retrouve ce compagnon qu’il croyait disparu et tente de le ramener dans sa Bretagne natale, où l’attend une famille éplorée, sa fiancée et ses anciens camarades du camp. L’homme fuit la société et refuse de parler. Le narrateur finit par lui arracher cet aveu : Pierre Cange, réduit à l’état de cadavre ambulant après des semaines de vie concentrationnaire, est battu par un SS, et menacé d’être jeté vivant dans un four crématoire si celui-ci n’y met pas lui-même un « copain » mourant, camarade d’infortune avec qui il a partagé jadis les coups et les tâches harassantes. Pierre Cange finit par commettre cet acte irréparable, et estime qu’il a depuis perdu sa « qualité d’homme ». Le narrateur, en proie à la compassion tout comme à la répugnance, abandonne son compagnon à sa solitude, et conclut qu’il n’existe pas de solution à « l’assassinat d’une âme ». En 1950, soit cinq ans après ce dénouement résolument pessimiste, Vercors reprend la plume et décide de confronter Pierre Cange à cette Grenzsituation3.

C’est pourquoi il sera abordé dans un premier temps le motif du moi altéré, à la fois homo sacer et possible figure lazaréenne. Or, l’être ne peut être flétri que dans un cadre où l’extra-ordinaire devient la norme : le camp, Moloch et laboratoire du Mal Radical. Conséquemment, l’œuvre est amenée à devenir un espace d’affirmation d’une nouvelle altérité : écriture semprunienne du ressassement et questionnement ontologique incessant chez Vercors.

1. Un moi altéré

1.1. L’homo sacer

Selon la définition de Giorgio Agamben, l’homo sacer, littéralement l’homme sacré, est un individu qui a été jugé et condamné à être déchu de ses droits. L’homo sacer ne peut être sacrifié car il est impur ; le tuer n’équivaut pas à un homicide car il n’appartient plus à la communauté de citoyens, voire, à la communauté d’hommes reconnus comme tels. C’est un individu à la fois maudit et tabou, qui s’expose à l’exclusion et à la violence. L’homo sacer naît dans un contexte extra-ordinaire : l’état d’exception.

Le déporté incarne la figure absolue de l’homo sacer : il est exclu de la société civile, de la sphère du sacré puisque Dieu, dans les camps, adopte une attitude de « laisser faire » apparent [Hans Jonas) ; ce n’est plus un homme mais un Häftling auquel on ôte toutes ses caractéristiques humaines, du nom [« Häftling vier-und-vierzig-tausen-neun-hundert-vier ! hurlait-il 4. ») jusqu’aux cheveux5. L’identité de K., camarade agonisant au Revier du camp de Gandersheim, que le narrateur de L’Espèce humaine ne parvient plus à reconnaître – au point de le faire douter de sa propre intégrité – symbolise le sacrifice gratuit de l’être sur l’autel de la broyeuse concentrationnaire.

La situation de l’homo sacer suscite un sentiment unheimlich, c’est-à-dire d’« inquiétante étrangeté ». Le déporté se trouve dans un univers clos parfaitement inquiétant, le camp ; mais, de retour à la vie civile, celle-ci devient alors pour lui unheimlich. Or, dans le même temps, celui-ci ne peut se débarrasser de certaines caractéristiques du déporté-homo sacer : il n’est pas anodin que L’Écriture ou la Vie et Les Armes de la nuit commencent tous deux par un regard extérieur, celui du narrateur ou bien des soldats alliés découvrant le camp. C’est un regard terrorisé ou animalisant, niant l’identité de l’individu, ou plutôt, qui doit apprendre à reconnaître ce nouveau Moi flétri qui se présente à eux :

Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante. Depuis deux ans, je vivais sans visage. […] Ils me regardent, l’œil affolé, rempli d’horreur. […] C’est de l’épouvante que je lis dans leurs yeux. […] C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si les yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté6.

Je trouvais qu’il ressemblait à un goéland. Je m’étonnais de n’avoir pas fait cette remarque plus tôt. […]  » Il a changé, me dis-je tout à coup. Ses cheveux … hier ils étaient longs. » Il avait dû les faire couper le matin même, très courts, presque ras, ainsi il ressemblait davantage à tous les autres qui circulaient comme des ombres incertaines dans les vastes salons de l’hôtel. Ils étaient courts, décolorés et clairsemés, cela lui donnait vraiment l’aspect d’un oiseau de mer7.

Le survivant fait face en outre au manque voire à l’absence de reconnaissance8, à l’indifférence, notamment lorsqu’il s’agit d’écouter son témoignage de revenant.

1.2. Une figure lazaréenne ?

Jean Cayrol, ancien déporté de Mauthausen, tente de théoriser, ou du moins de proposer une définition d’un romanesque concentrationnaire. Celui-ci se veut non pas tentative d’explication, puisqu’ « il n’y a rien à expliquer9 », mais œuvre de création en vue d’une « nouvelle Comédie inhumaine10 ». Ceux qui publient sur les camps ou simplement après 1945 se doivent d’être des « écrivains de salut public, de ceux qui n’ont pas peur de se salir les doigts, de descendre dans les âmes même les plus dévoyées : l’illustre maison de l’homme11. »

Il serait hors de propos d’inscrire Vercors dans la mouvance du romanesque concentrationnaire, puisque celui-ci n’a jamais vécu dans sa chair l’expérience de la déportation. Toutefois, l’on retrouve une certaine similarité dans le constat de déshumanisation du déporté avec Varlam Chalamov, l’un utilisant la figure du taureau, l’autre celle du cheval :

Affamé et hargneux je savais que rien au monde ne pourrait me contraindre au suicide. C’est précisément à cette époque que j’avais commencé à comprendre l’essence du grand instinct vital dont l’homme est doté au plus haut point12.

Pierre Cange est un revenant multiple, qui s’habitue à une contingence sur laquelle il n’a aucune prise :

La mort … nous vivions avec elle. Que peut vous faire la mort plus tôt ou plus tard, quand elle est la compagne de chaque jour ? Je suis allé cinq fois à la chambre à gaz. Cinq fois, répéta-t-il lentement pour me faire bien comprendre ce que cela voulait dire. […] On attendait son tour de mourir. Et puis on nous fermait la porte au nez. […] On se réveillait de son agonie. Jusqu’à la prochaine fois. […] Ils m’ont assassiné cinq fois en huit mois13.

L’état lazaréen le guette puisqu’à son retour, Pierre Cange fuit toute compagnie humaine. Il ne voit d’équilibre à sa situation que par une existence volontairement cloîtrée, spartiate, digne d’un ermite en souffrance. Lorsque Jean-Jacques lance de manière provocatrice à Pierre « Fais-toi moine ! », Jean Cayrol réutilise justement cette même image monastique : « Chacun de ses « fidèles » s’enveloppera de cette solitude comme d’un vêtement à sa taille qui le préservera des atteintes cruelles du monde extérieur14 ». La solitude est pour Pierre Cange non pas une solution mais un « répit ».

De même, Gérard constate qu’il demeure un revenant, et ce, même après sa libération et l’extinction définitive du crématorium :

Une idée m’est venue, soudain […] la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée. D’avoir été, plutôt, traversé par elle. De l’avoir vécue, en quelque sorte. D’en être revenu comme on revient d’un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être. […] Car je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins, m’y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l’absence. J’étais un revenant, en somme. Cela fait toujours peur, les revenants15.

Celui-ci estime que l’expérience concentrationnaire constitue un « voyage initiatique », où « [b]ientôt, nous serions tout à fait autres16 ». Lors de sa convalescence à Locarno, il est confronté à un documentaire sur la libération des camps, et ne peut s’empêcher d’y insérer la figure cayrolienne : « Et ce commentaire, pour s’approcher le plus près de la vérité vécue, aurait dû être prononcé par les survivants eux-mêmes : les revenants de cette longue absence, les Lazares de cette longue mort17. »

Plus encore, le style semprunien est à rapprocher du romanesque lazaréen, car il oppose l’horreur et le « merveilleux ». En témoignent les dernières lignes de L’Écriture ou la vie :

J’ai marché d’un pas vif sur la neige crissante, parmi les arbres du petit bois qui entourait les bâtiments de l’infirmerie. Malgré le son strident des sifflets, au loin, la nuit était belle, calme, pleine de sérénité. Le monde s’offrait à moi dans le mystère rayonnant d’une obscure clarté lunaire. […] Je me souviendrai toute ma vie de ce bonheur insensé, m’étais-je dit. De cette beauté nocturne.

J’ai levé les yeux.

Sur la crête de l’Ettersberg, des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire18.

Ce contraste à la limite du supportable met en évidence le « dédoublement de l’être lazaréen19 ». Gérard vit tantôt des moments d’euphorie, tantôt des moments d’abattement profond. En atteste la récitation de la Lorelei, pourtant au cœur même du quartier musulman, les latrines. C’est également le motif du jazz ou de la neige, qui interrompt un moment de félicité ou simplement du quotidien, et rappelle une réalité impossible à mettre de côté : Buchenwald. À ce sujet, il est intéressant de noter que Maurice Blanchot émet une critique implicite envers ceux qui osent une esthétique du beau ou une attitude de contemplation dans leur témoignage. En effet, il y voit un manque de sincérité, voire une faiblesse :

Avec un ferme instinct, Antelme se maintient à distance de toutes les choses de la nature, se gardant bien de chercher une consolation auprès de la nuit sereine ou de la belle lumière ou de la splendeur de l’arbre […]20.

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Cette appréciation pourrait-elle désigner ou s’appliquer à Jorge Semprún ? Plutôt qu’une démarche lazaréenne, le personnage de Gérard se situerait-il alors dans la diversion ?

2. Le camp, une « zone grise »

2.1. Le camp, ce Moloch

« Mais la vérité des camps ne réside pas seulement dans la destruction accomplie, mais dans le processus de la destruction21. » Comme le rappelle Alain Parrau, le système concentrationnaire est une entreprise de mise à mort, mais associée à une mise en scène minutieuse et efficace de celle-ci. Tous les êtres sont voués à une lente extermination, mais la corruption du camp permet à certains de retarder l’échéance. Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi fait le constat suivant : « Les prisonniers privilégiés formaient une minorité dans la population des camps, mais ils représentaient au contraire une forte majorité parmi ceux qui ont survécu […]22 ».

Dès son arrivée, par son orientation politique et ses aptitudes linguistiques, Gérard est amené à appartenir à la « zone grise », et plus particulièrement à « la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires23 ». Il est sélectionné par le comité communiste du camp et sa place à l’Arbeitsstatistik lui apporte certains menus avantages. Cependant, ces derniers ne constituent pas des atteintes physiques sur autrui (pouvoir passer l’appel dans la baraque et non dehors sur la Platz par exemple, être dans l’équipe de nuit et dormir au chaud à l’Arbeit …), ce qui exclut Gérard de la figure de victime-bourreau24. En revanche, Pierre Cange rejoint une « zone grise » beaucoup plus trouble lorsqu’il est intégré à ce qui se rapproche d’un Sonderkommando ; son acte le conduit à un statut au-delà de la dégradation de l’être, en contrepartie d’une sensible amélioration de ses conditions de survie25.

Vercors fait un choix pour le moins surprenant : à un personnage déjà fictif, il décide de créer un camp, alors même que les exemples bien réels – Mauthausen, Dachau – ne manquent pas. Hochswörth apparaît donc pour la première fois dans l’incipit des Armes de la nuit ; il réapparaît ensuite dans une autre nouvelle de Vercors, « Sixième voix : meurtre sans importance26 ». Tout comme Pierre, Bruno est un survivant de ce camp, où il a été déporté pour faits de résistance.

Hochswörth n’est pas un système concentrationnaire comme les autres. Ce n’est pas un camp de travail censé rééduquer les NN27, mais un lieu d’extermination, où toute résistance spirituelle, morale, est combattue férocement avant d’envoyer le prisonnier « à la douche ». C’est bien ce que comprend Pierre Cange : les tortionnaires éliminent les moins résistants et conservent les plus coriaces. En témoigne la métaphore poignante du taureau de corrida :

Un chiffon rouge, des banderilles, cela suffit … la même chose cent fois, dix mille fois, toujours cela suffit … La bête s’élance, charge, tient tête, résiste, se révolte, se dépense, s’épuise … et soudain se retrouve vidée, rompue, pesante masse torpide sans volonté, sans ressort … elle est la chose, le jouet du torero…28

Cette comparaison n’est pas sans rappeler le principe kantien suivant : « La disposition de l’homme à l’animalité en tant qu’être vivant29 », qu’il décrit comme « l’amour de soi physique et simplement mécanique, c’est-à-dire tel qu’il n’implique pas de la raison30. » Or, pendant quasiment toute la durée de sa détention, Pierre Cange pense avoir préservé sa dignité humaine. Il explique au narrateur que les coups, la faim et le froid n’ont fait qu’endurcir son âme :

Parce qu’il s’inscrit dans une société et dans une histoire, ce processus de destruction de l’humanité de l’homme n’est pas absolument inéluctable. Il rencontre toujours des résistances imprévues, irréductibles, et en particulier cette capacité proprement subjective que le système concentrationnaire ne peut complètement anéantir : celle de préférer la mort, la déchéance physique, à l’abandon des valeurs pour lesquelles on a choisi de se battre31.

L’exemple de Jacques, compagnon de misère mais d’une dignité surhumaine de Robert Antelme dans L’Espèce humaine, ou encore de Jean, le Pikolo du kommando de Primo Levi dans Si c’est un homme, constituent un écho à la fraternité dont fait preuve Pierre Cange au camp, et l’admiration qu’il suscite :

La bouche pleine de souvenirs que tu as laissés là-bas, avant de partir pour Hochswörth. Ils ont chanté tes louanges. Ils t’ont dressé des autels. Ils ne tarissaient pas. […] Ce qu’ils voulaient ? Ils ont à Saint-Brieuc formé une association qui rassemble tous les Bretons du camp. Ils te veulent pour président, voilà : que tu les prennes en main comme tu l’as fait à Buchenwald. Ils n’en démordront pas, je te préviens. Ils me l’ont fait savoir. Ils sauront patienter32.

Pourtant, Pierre Cange échoue dans cette entreprise. De même le narrateur du Grand Voyage évoque le cas d’Emil, un déporté communiste modèle qui survit à douze années de camp, pour finalement causer la perte d’un homme, à un mois de la libération. Margaret Atack parle à juste titre d’un « contaminatory effect of evil33 ». Le système concentrationnaire apparaît comme une machine qui broie tôt ou tard l’optimum nostrum :

Emil était chef de block, nous étions fiers de son calme, de sa générosité, nous étions heureux de le voir émerger de ces douze ans d’horreur avec un sourire tranquille de ses yeux bleus, dans son visage creusé, ravagé par les horreurs de ces douze ans. […] Voici qu’au moment où les SS étaient vaincus, Emil devenait une preuve vivante de leur victoire, c’est-à-dire, de notre défaite passée, déjà mourante, mais entraînant dans son agonie le cadavre vivant d’Emil34.

Le camp est un espace possessif et exclusif qui ne se laisse pas oublier facilement. La narration chez Semprún est régulièrement interrompue par le surgissement non désiré de Buchenwald [le motif de la neige par exemple, faisant écho aux appels interminables sur la place, ou le goût du pain au seigle qui lui rappelle le pain noir du camp). La langue elle-même a ses limites, affirme Semprún, « puisqu’il n’y a pas de mot français pour la « terre de personne ». Niemandsland, en allemand. Tierra de nadie, en espagnol35. »

En témoigne également le retour de Jorge Semprún à Weimar, en 1992. Il constitue un aveu frappant « Je ne peux pas dire que j’étais ému, le mot est trop faible. J’ai su que je revenais chez moi36. », où l’esthétisation des lieux gêne : « [j]e ne pouvais rien dire, je suis resté immobile, saisi par la beauté dramatique de l’espace qui s’offrait à ma vue37 ».

2.2. L’expérience du Radikal Böse

Le Mal Radical, et précisément tel qu’il est abordé par Semprún, est une notion développée par Kant dans La Religion dans les limites de la Raison (1794). Le philosophe estime qu’il existe trois degrés au mal : la fragilitas de la nature humaine, l’impuritas du cœur humain, et la vitiositas ou corruptio. Contexte chrétien oblige, l’homme est mauvais par nature, mais pas nécessairement méchant. Il dispose d’une propensio à exercer le bien ou le mal ; cependant cette capacité de décision n’est possible que dans un contexte de liberté de l’individu. La faute (reatus) peut être préméditée (dolus) ou non (culpa). Par conséquent, le mal moral absolu, à la fois radical et inné, est celui exercé en toute conscience par notre libre-arbitre. En outre, ce dernier est influencé par les maximes, qui définissent ce qui est bon ou mauvais. Le mal incarne alors le renversement de l’ordre moral desdites maximes. Le camp en est l’illustration éloquente, puisque les lois nazies et son vaste système de répression sont considérés comme bons, utiles voire nécessaires par ses exécutants. La conclusion kantienne est on ne peut plus pessimiste : tout homme aurait son prix, et la source du mal résiderait en l’amour de soi. Ainsi, la faute de Pierre qui jette son camarade au feu après des semaines de résistance héroïque n’est sûrement pas dolus, mais elle pourrait avoir une autre origine que la menace mortelle que fait peser le SS. Ce serait possiblement le sentiment de fierté :

Peut-être restait-il … oui, comme une ombre, un fantôme de … satisfaction, de fierté (il eut un bref ricanement) … enfin de contentement d’avoir atteint le bout sans déchoir. Jamais en treize mois, jamais malgré la schlague et les menaces de mort je ne m’étais soumis, je n’avais accepté de … toucher un seul cheveu d’un camarade. Dix fois j’avais été laissé sur le carreau après… après de tels refus. J’allais mourir, c’était bien38.

C’est pourquoi la « zone grise » permet de plus une enquête approfondie dans les régions du mal :

– L’essentiel, dis-je au lieutenant Rosenfeld, c’est l’expérience du Mal. Certes, on peut la faire partout, cette expérience … Nul besoin de camps de concentration pour connaître le Mal. Mais ici, elle aura été cruciale, et massive, elle aura tout envahi, tout dévoré … C’est l’expérience du Mal Radical…39.

La déportation de Gérard et Pierre Cange peut se comparer à une catabase, c’est-à-dire une descente dans l’inframonde. La différence avec les Enfers des récits mythologiques consiste en ce que l’objectif du système concentrationnaire est en réalité une anabase détournée, que résume l’expression cynique des déportés : « partir en fumée », ou « s’en aller par la cheminée » : Orphée, Ulysse, Hercule, reviennent tous des Enfers, et jamais la question ne se pose de savoir si une partie de leur âme est restée ou non là-bas. Or, c’est tout le contraire pour Gérard :

D’ailleurs, je n’avais pas vraiment survécu. Je n’étais pas sûr d’être un vrai survivant. J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand on dit Erlebnis. En espagnol : vivencia40.

Même constat pour Pierre Cange, qui tente de fuir le souvenir de Hochswörth, mais en vain, du moins dans Les Armes de la nuit :

Je ressemble à un … à un grimpeur accroché à flanc de montagne, entêté mais à bout de souffle. Il peut grimper encore mais les dents serrées. […] Et tout à coup il s’écria : « J’y parviendrai ! Je m’arracherai de cette sinistre vallée pleine de brouillard ! […] »41.

Certes, il peut être reproché à l’auteur cet effet de style grandiloquent. Toutefois, cette comparaison reprend le mouvement vertical de la déchéance et de l’ascension impossible. Les autres protagonistes constatent également ce motif de la chute : par exemple, Jean-Jacques décrit Pierre Cange comme un noyé. Or, on sait que Vercors a décrit le silence de la mer comme une surface en apparence calme, mais dont les profondeurs sont le lieu de violences et de d’affrontements entre divers monstres ; de même, l’eau est ici un élément négatif, qui reflète aussi bien l’instabilité d’esprit de l’ancien déporté, que la dangereuse précarité de son retour42.

3. L’oeuvre comme espace d’affirmation d’une nouvelle altérité

3.1. L’écriture semprúnienne du ressassement

L’expérience du camp colle à la peau de l’auteur, et l’écriture n’y change rien, bien au contraire :

Depuis Le Grand Voyage, écrit d’une traite, en quelques semaines, dans les circonstances que je dirai le moment venu, les autres livres concernant l’expérience des camps vaguent et divaguent longuement dans mon imaginaire. Dans mon travail concret d’écriture. Je m’obstine à les abandonner, à les réécrire. Ils s’obstinent à revenir à moi, pour être écrits jusqu’au bout de la souffrance qu’ils imposent43.

Réaction et fiction se rejoignent : Jorge Semprún est retourné à Buchenwald en 1992, justement afin de « vérifier » si ses souvenirs couchés par écrit s’accordaient à la réalité :

[…] et l’idée d’en vérifier la cohérence, la vérité interne, m’avaient soudain assailli. […] J’ai décidé de saisir une occasion d’y revenir : une chaîne de télévision allemande me proposait de participer à une émission sur Weimar, ville de culture et de camp de concentration44.

Semprún utilise une « nouvelle prose45 », dont le référent serait Faulkner. Autrement dit, il rejette la linéarité chronologique, qui équivaut selon lui à une construction artificielle pratique et rassurante. Il cherche à se raconter, mais en dehors des cadres traditionnels de la continuité. L’anachronisme permet de lier des actions différentes dans le temps et l’espace. Non seulement il leur confère du sens, mais il crée une pertinence à ce qui s’est passé, se produit et s’accomplira, justifiant par-là le choix du « va-et-vient ». Dans le cas semprunien, l’on pourrait avancer l’idée d’une écriture réparatrice. En effet, le va-et-vient continuel permet d’apporter un éclairage nouveau, qui conduit à une lecture différente d’un événement passé ou futur. En ce sens, la prolepse constitue un baume. De même, l’exigence de remise en cause d’un acte ou d’une pensée selon son contexte, autorise le lecteur à reconnaître Gérard à différents âges, par exemple ignorant ou croyant savoir certains faits, que le lecteur contemporain, lui, a bien en tête. Ce contraste du personnage originel dé/mal informé et du lecteur moderne, oblige à une implication plus fine de ce dernier dans sa démarche. Selon Marta Ruiz Galbete, l’écriture semprunienne fait cohabiter plusieurs temps : un « présent de l’histoire » et un « présent de l’écriture46 ». Ce que cherche à conserver désespérément l’auteur, c’est la mémoire, et cela passe par un processus incessant, obsessionnel même. Outre la réécriture, parfois à l’identique, ou au contraire divergente, d’un même événement, tel le moment de l’enregistrement lors de l’entrée au camp47, la remémoration est perceptible à travers un champ lexical spécifique, faisant appel aux sens et aux souvenirs.

3.2. Le questionnement ontologique vercorien

Pierre Cange considère qu’il a commis une faute irréparable. Tel le héros de tragédie, il est coupable de l’hamartia, brisant sa situation positive – même dans le camp, Pierre Cange est relativement satisfait de lui-même puisqu’il ne s’est alors jamais compromis – et transformant son existence en malheur permanent. La notion de pardon telle qu’elle est abordée chez Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, rencontre un écho troublant chez Pierre Cange.

La rédemption possible de la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait – c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses48.

En effet, la situation de ce dernier est impossible. C’est seulement en reconnaissant sa responsabilité, et non en faisant preuve d’indulgence, qu’il peut admettre qu’il a failli, mais que sa situation n’est pour autant pas irréversible. En ce sens, la notion de pardon permet à Pierre Cange de ne pas s’enfermer dans son acte de Hochswörth, et de retrouver le goût de la lutte face aux tigres, lutte qui dans le même temps justifie son retour parmi le monde des hommes. Le pardon est double : il s’agit ici de se donner une seconde chance, mais également de ne pas se comporter en bourreau. L’affaire Broussard permet à Pierre Cange de refaire surface. Cet ex-préfet est coupable d’avoir recherché et livré nombre de camarades du réseau ; dans Le Tigre d’Anvers49, il est même accusé d’avoir fait déporter une vieille dame juive afin de s’emparer de ses biens. Nicole tente d’amener Pierre à agir en capturant et en enfermant Broussard dans un asile, où il sera jugé par certains membres survivants du réseau : Saturnin, Manéon, Potrel, et Cornélius (Pierre). Les délibérations avec les camarades ne permettent pas d’établir un verdict. Or, un incendie survient dans le bâtiment où est séquestré le préfet ; ce dernier participe au sauvetage de plusieurs patientes, et profite de la confusion pour s’échapper. Pierre ne tente pas de le retenir, et là réside son second pardon.

Autre écho anachronique troublant, Arendt utilise dans le même ouvrage la métaphore des ténèbres et de la lumière, tout comme Vercors dans le choix de ses titres. Ces images chromatiques soulignent le glissement d’une situation irréversible, fruit d’un acte unique, vers une décision d’agir, une nouvelle temporalité où le protagoniste principal sort d’un immobilisme écrasant et cherche lui-même une explication.

Pierre Cange reprend possession de lui-même en découvrant l’existence des Tigres, ces hommes d’un égoïsme monstrueux qui se soumettent avec crainte – ou joie – aux pires instincts de la nature. Il s’oppose désormais au principe suprême, le Grand Tigre, c’est-à-dire « cette tyrannie impassible et sans borne50 ». Son engagement en Espagne en constitue l’accomplissement :

Le monde est plein de tigres. Nous irons en Espagne, Nicole.

– Pourquoi, Pierre ? Je veux bien ! Mais pourquoi ?

– Parce qu’il s’y trouve des hommes à sauver. Que pourrais-je faire de ma vie, sinon sauver des hommes ? Car je suis un homme, Nicole, cria-t-il, j’en suis un51 !

Les conclusions de Pierre sont permises grâce à une dialectique retrouvée avec Nicole, sa fiancée. Celle-ci l’a obligé à reprendre son rôle de chef de réseau, et, tel un Mentor amoureux, l’accompagne dans toutes ses quêtes, depuis la poursuite de Broussard et les missions clandestines en territoire franquiste, jusqu’au traitement de sa tuberculose au sanatorium. C’est donc la révolte par amour de son prochain, et non l’amour de soi ou la vengeance, qui permet la réhabilitation de celui qui se croyait à jamais perdu.

Conclusion

Le paradoxe d’Ulysse ne se résume pas à son retour à Ithaque, lequel signerait alors la fin de son identité de voyageur, et donc, sa disparition. Après l’Odyssée, un dernier périple l’attend, selon la prédiction de Tirésias [chant XI) : se rendre au-delà du monde connu, afin de se délivrer de la malédiction de Poséidon.

C’est en quelque sorte ce qui définit Gérard et Pierre Cange : ce n’est qu’en poursuivant la lutte, essentiellement politique, et en reprenant le chemin de la clandestinité, et donc une identité multiple, qu’ils peuvent revivre, accomplir leur transition entre l’inframonde concentrationnaire et la société des hommes, et même, vivre quelques instants heureux auprès de leur Pénélope.

François Rastier souligne que, tout comme Ulysse est le narrateur de sa propre Odyssée – l’on songe à son récit aux Phéaciens [chants IX à XII) -, et tout comme il est le guide de Dante et Virgile lorsqu’ils se rendent au Purgatoire, de même l’Ulysse des camps apparaît comme un guide afin de raconter l’expérience concentrationnaire. Gérard et Pierre sont chacun à leur manière des figures de la « zone grise ». Le premier comprend qu’elle constitue une situation limite, où le mal atteint sa dimension la plus radicale, mais où le geste pur et désintéressé peut également s’exercer. Le second croit tout d’abord que cette expérience lui ôte son titre d’homme, avant de réaliser que sa dégradation n’est que provisoire, et qu’elle n’affecte pas irrémédiablement l’humanité. Hochswörth s’oppose ironiquement à l’allemand Hochschule, l’université ; et pourtant, l’homme a pu tirer un enseignement de cette expérience.


Notes

1 – Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés (I sommersi e i salvati), Turin, Einaudi, 1986, Paris, Gallimard, 1989, rééd. 2013, pp. 37-38 : « Or, le réseau des rapports humains à l’intérieur des Lager n’était pas simple : il n’était pas réductible aux deux blocs des victimes et des persécuteurs. […] L’arrivée dans le camp était, au contraire, un choc, à cause de la surprise qui lui était associée. Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi indéchiffrable : il n’était conforme à aucun modèle, l’ennemi était tout autour mais aussi dedans, le « nous » perdait ses frontières, les adversaires n’étaient pas deux, on ne distinguait pas une ligne de séparation unique, elles étaient nombreuses et confuses, innombrables peut-être, un entre chacun et chacun. »

2 – Vercors, Les Armes de la nuit, Paris, Seuil, 1997, préface.

3 – Situation limite (Grenze en allemand désigne la frontière), concept développé par Karl Jaspers.

4 – Le Häftling est tenu par l’administration du camp de connaître son matricule par cœur, en allemand, et de le réciter à toute occasion à ses supérieurs. Tout manquement à la règle, oubli ou erreur de prononciation est lourdement sanctionné.

5 – Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie
, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 378 : « Là, des coiffeurs, armés de tondeuses électriques dont les fils pendaient du plafond, nous rasaient rudement le crâne, tout le corps. Nus comme des vers, en effet, désormais : l’expression habituelle et banale devenait pertinente. ».

6 – Ibid., p. 735. À noter que ce premier chapitre s’intitule « Le Regard ».

7 – Vercors, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 17.

8 – Ibid., p. 13 : « Le choc ensuite de ne pouvoir le reconnaître. […] Je ne reconnus même pas son sourire. »

9 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, Paris, Seuil, 1947, rééd. 2007, p. 801.

10 Ibid., p. 802.

11 – Ibid., p. 1007.

12 – CHALAMOV, Varlam, « La pluie » in Récits de la Kolyma (Kolymskiïe rasskazy), New York, New Review, 1970, Paris, Verdier, 2003, trad. Anne Coldefy-Faucard et Luba Jurgenson, p. 53.

13 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 59.

14 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, op. cit., p. 1014.

15 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 742.

16 – Ibid., p. 822.

17 – Ibid., p. 863.

18 – Ibid., p. 933.

19 – CAYROL, Jean, « Pour un romanesque lazaréen » in Oeuvre lazaréenne, op. cit., p. 1012.

20 – BLANCHOT, Maurice, « L’espèce humaine » in L’entretien infini, repris dans Robert Antelme, Textes inédits sur L’espèce humaine, Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 79.

21 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, rééd. 2009, pp. 108-109.

22 – LEVI, Primo, Les Naufragés et les Rescapés, op. cit., p. 40.

23 – Ibid., p. 42.

24 – Et pourtant, l’Arbeitsstatistik est bel et bien un lieu de pouvoir et d’influences. Dans L’Écriture ou la vie, ibid., p. 746, le narrateur joue au moins une fois sur la réputation de son poste pour effrayer un jeune kapo russe : « Alors, en aboyant les mots, je l’ai traité d’Arschloch, de trou du cul, et je lui ai ordonné d’aller me chercher son chef de block. Je travaillais à l’Arbeitsstatistik, lui ai-je dit. Voulait-il se retrouver sur une liste de transport ? Je me voyais lui parler ainsi, je m’entendais lui crier tout cela et je me trouvais assez ridicule. Assez infect, même, de le menacer d’un départ en transport. Mais c’était la règle du jeu et ce n’est pas moi qui avais instauré cette règle de Buchenwald. ».

25 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., pp. 64-65 : « J’ai continué ce métier pendant sept semaines. J’ai enfourné des corps par centaines, – peut-être par milliers. […] Entre-temps, cet emploi me valait une vie moins profondément misérable : je me couchais sur une paillasse, je pouvais me laver, mes cheveux poussaient ; et l’on m’apportait aux repas des choses qui ressemblaient à de la nourriture … Oui, j’ai accepté cette dégradation supplémentaire. »

26 – VERCORS, Les Yeux et la lumière : mystère à six voix, Paris, Minuit, 1948.

27 – Dans le jargon administratif nazi, abréviation de Nacht und Nubel (Nuit et Brouillard), la catégorie des déportés politiques et opposants à faire disparaître.

28 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., pp. 56-57.

29 – KANT, Emmanuel, La Religion dans les limites de la simple raison (Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft), 1793, Paris, librairie Félix Alcan, 1913, trad. A. Tremesaygues, p. 28.

30 – Ibid., p. 29.

31 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, op. cit., p. 109.

32 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 42.

33 – ATACK, Margaret, Literature and the French Resistance : Cultural politics and narrative forms, 1940-1950, Manchester, Manchester University Press, 1989, pp.181-182

34 – SEMPRÚN, Jorge, Le Grand Voyage, op. cit., p. 194.

35 – Ibid., p. 923.

36 – Ibid., p. 922.

37 – Ibidem.

38 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 60.

39 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 791.

40 – Ibid., p. 823.

41 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 41.

42 Vercors, Les Armes de la nuit, ibid., p. 42 : « […] le poids éprouvant du silence qui recouvrait les remous tourmentés d’une pensée inexprimable. Que trouva Pierre tout au fond de ce puits de muettes ténèbres ? Quel noir limon, quelle eau polluée ? »

43 – SEMPRÚN, Jorge, L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 884.

44 – Ibid., p. 854.

45 – PARRAU, Alain, Écrire les camps, op. cit., p. 410.

46 – RUIZ GALBETE, Maria, Jorge Semprun : réécriture et mémoire idéologique, dir. Paul Aubert, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2001, p. 183.

47 – SEMPRÚN, Jorge, Quel beau dimanche, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 437 : « J’ai failli faire un calembour d’hypokhâgneux. – Kein Beruf, nur eine Berufung ! ai-je failli dire. Pas un métier, seulement une vocation. […] Mais je me suis retenu de faire ce jeu de mots d’hypokhâgneux germaniste. D’abord, parce que ce n’était pas tout à fait vrai. Être étudiant, c’était, plutôt qu’une vocation, la conséquence d’une certaine pesanteur sociologique. Et puis, surtout, je ne savais pas qui était au juste le type qui m’interrogeait. Pas un SS, sans doute, c’était visible. Mais enfin, il valait mieux être prudent. »

L’exact contraire mais avec le même détenu allemand se produit pourtant dans L’Écriture ou la vie, op. cit., pp. 789-790 : « Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire une astuce de khâgneux germaniste. – Kein Beruf aber eine Berufung ! J’étais très content de mon jeu de mots. Un sourire a brièvement éclairé le visage sévère de l’homme qui établissait ma fiche d’identité. Il appréciait mon jeu de mots, vraisemblablement. »

48 – VERCORS, Les Armes de la nuit, op. cit., p. 302.

49 – VERCORS, Le Tigre d’Anvers, Paris, Plon, 1986. Ce roman réunit Les Armes de la nuit et La Puissance du jour. L’auteur modifie quelque peu le scénario. Le narrateur est un homme né après-guerre, et non pas le B*** originel. Il se fait raconter la vie de Pierre par un vieux mathématicien, lequel lui confie même certains documents personnels. Au moment du récit, le couple Cange est déjà mort, et Nicole a été mariée une première fois.

50 – VERCORS, La Puissance du jour, Paris, Seuil, 1997, p. 244.

51 – Ibid., p. 236.


Bibliographie

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Les Yeux et la lumière : mystère à six voix, Paris, éd. de Minuit, 1948.

Entre objets et sujets : les statues comme figures liminaires dans « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco

Ana CALVETE

Ana Calvete est doctorante en Littérature Comparée à l’université d’Helsinki et chargée de cours à l’université de Tampere, en Finlande. Elle a étudié à l’université du Sussex (Angleterre), à l’université du Massachusetts (USA) et a obtenu deux masters avec mentions à l’université Toulouse Jean-Jaurès, en Littérature Anglophone et en Lettres Modernes. Ses recherches portent actuellement sur la (dé)construction de l’identité et de l’authenticité dans la littérature de voyage anglophone et francophone contemporaine. En 2017, elle a coordonné l’organisation de la 7e conférence du Réseau Européen d’Études Littéraires Comparées à Helsinki.

ana.calvete@hotmail.fr

Pour citer cet article : Calvete, Ana, « Entre objets et sujets : les statues comme figures liminaires dans « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/seuils-et-debordements-dans-travels-in-hyperreality-dumberto-eco/>.

 


Résumé

Entre l’animé et la matière, les statues et les automates qui peuplent « Voyage dans l’Hyperréalité » d’Umberto Eco incarnent l’autonomie de l’objet. Au cœur de l’hyperréalité, Eco n’explore que des lieux saturés d’objets, et suggère que la postmodernité appartient non pas aux sujets, mais à leurs possessions matérielles. La perspective se décentre du sujet vers l’objet. La surcharge d’artefacts et de faux à laquelle est confronté le voyageur déclenche la désintégration dans son esprit du seuil entre artificialité et authenticité. Les statues servent de passeurs franchissant ce seuil. Cet article analyse ces figures transgressives dans leur dépassement de la dépendance au sujet, et interprète l’œuvre d’Umberto Eco à la lumière de la philosophie des objets.

Mots-clés : seuil – hybridité – automate – statue – simulacre – hyperréalité – ontologie des objets

Abstract

On the threshold between living and inert matter, the statues and automata crowding Umberto Eco’s « Travels in Hyperreality » embody the autonomy of objects. Immersed in hyperreality, Eco explores exclusively locations saturated with objects, thus suggesting that postmodernity belongs to them rather than to us. The focus shifts from the subject to the object. The overload of artefacts, copies and simulacra encountered by the traveller sparks the disintegration in his mind of the threshold between fake and authentic worlds. The statues act as a bridge carrying him across this divide. This article reads Eco’s work in the light of object-oriented ontology and analyses the statues as they exceed their boundaries and evolve from subjecthood to objecthood.

Keywords: threshold – hybridity – automata – statue – simulacra – hyperreality – object-oriented ontology


Sommaire

Introduction
1. Débordements transgressifs de l’objet
1.1. Désir de substitution du vivant par la matière : les statues comme garantes de l’immortalité du sujet
1.2. Franchissement faustien du seuil de la connaissance
1.3. Franchissement dionysiaque de seuil de l’abondance
2. Dépassement de la référence et indépendance de l’objet
2.1. Une frontière poreuse entre authentique et artificiel
2.2. Au-delà du modèle, quelle ontologie des simulacres ?
2.3. De différences en différences
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

L’écriture de voyage est traditionnellement caractérisée par la rencontre du narrateur avec les autochtones, guides et autres voyageurs. Dans « Voyage dans l’Hyperréalité », premier essai de La Guerre du Faux, l’autre prend les traits de statues et d’automates. Les statues servent de guides à Umberto Eco dans sa quête du « Faux Absolu1 » sur les chemins de l’hyperréalité. Publiée en 1973, l’édition italienne de La Guerre du Faux fut traduite en anglais et diffusée largement en 1986, année où Jean Baudrillard publia Amérique. Eco comme Baudrillard définissent l’hyperréalité comme une réalité simulée, construite et dépourvue d’origine qui se substitue à la réalité véritable et prétend la supplanter2. J’ajouterai que cette dimension de la postmodernité offre une version plus intense de la réalité. Corrélée à la mondialisation et à l’ère technologique et digitale, artificiellement construite au moyen de signes, de publicités, d’images télévisuelles, l’hyperréalité est marquée par la vitesse, les flux immatériels et l’abondance des biens matériels. Son ambition n’est pas d’imiter la réalité, mais de la remplacer. Si l’on considère les statues et les automates comme les habitants naturels de cette réalité, peut-on dire qu’ils cherchent à supplanter les sujets autrefois imités, en d’autres termes, à nous supplanter ? Cet article étudie la prise d’autonomie des objets dans l’hyperréalité, à travers la figure du simulacre. Le regard se décentre du sujet vers l’objet. Les statues de cire qui peuplent les musées traversés par Eco servent de médium privilégié, de passeurs franchissant le seuil entre sujets et objets.

Il s’agira d’abord d’examiner le désir de substitution que ces statues inspirent. La discussion portera sur les débordements transgressifs de ces corps plastiques et la manière dont ils excèdent leurs modèles. À travers le simulacre, nous éluciderons dans un second temps le dépassement de la référence à l’original, et initierons une réflexion sur la philosophie des objets.

 

1. Débordements transgressifs de l’objet

1.1. Désir de substitution du vivant par la matière : les statues comme garantes de l’immortalité du sujet

Les statues de cire rencontrées par Eco sont avant tout anthropomorphes, façonnées à l’image des hommes, et elles leur sont assujetties. En les construisant, l’homme tente à la fois d’accéder à la puissance divine et en créant la vie, et d’échapper à sa finitude en se prolongeant en elles. Selon la genèse abrahamique, la légende talmudique du Golem et le mythe ovidien de Galatée, seule la divinité peut créer la vie à partir de matière inerte. Contrairement à Adam, le Golem est sans volonté propre et obéit simplement au rabbin qui l’a créé, tandis que la statue d’ivoire créée par le sculpteur Pygmalion, Galatée, ne reçoit pas la vie de lui mais de la déesse Vénus. Ces deux statues illustrent le désir de l’homme d’être l’égal des dieux dans ses œuvres créatrices, et de maîtriser un processus de naissance qui aurait son origine non pas dans l’organique, mais dans la matière. L’organique, c’est la trahison du corps au moment de la mort, une fatalité avec laquelle les statues nous permettent de négocier. Elles font entrer les sujets dans un cycle de métempsychose. La réincarnation des sujets en objets implique un glissement transgressif, dans la mesure où le corps de ces statues remplace celui des hommes. En Californie, le cimetière de Forest Lawn-Glendale met cette substitution en lumière : les corps organiques se décomposent sous terre tandis que les statues prospèrent à la surface.

La philosophie de Forest Lawn est exposée par son fondateur Eaton sur de grandes pierres gravées dans chaque annexe : la mort est une nouvelle vie, les cimetières […] doivent contenir les reproductions des plus belles œuvres d’art de tous les temps, les souvenirs de l’histoire […]. L’éternité est assurée par la présence (en couple) de Michel-Ange et de Donatello. L’éternité de l’art devient métaphore de l’éternité de l’âme […]3.

Les statues et les objets font le lien entre la vie et la mort de deux façons. D’abord, ils parasitent l’aura des œuvres originales et des personnages historiques qu’ils représentent. Leur capacité de conservation vient de l’immortalité de leurs modèles : « L’éternité est assurée par la présence (en couple) de Michel-Ange et de Donatello4 ». Ensuite, une fois qu’elle s’est éteinte, ils conservent la vie sous formes d’images. Les objets laissés par des trépassés constituent un assemblage de vestiges et de fragments qui forme une image-objet des défunts. C’est la vie conservée, exposée dans la forteresse de la Solitude de Superman, ou encore dans le mausolée du président Lyndon Johnson. Eco consacre plusieurs pages à la description de la forteresse de la Solitude, grotte secrète dans laquelle Superman cache ses robots et ses souvenirs dans la bande-dessinée de 1938 : « La chose la plus incroyable était que Superman, pour se souvenir des événements passés, les reproduisait sous forme de statues de cire grandeur nature, comme dans le macabre musée Grévin5 ».

Bien que Superman vive toujours, son passé, lui, est mort. Cette grotte lui permet donc de stocker sous forme de statues des souvenirs « morts ». La forteresse de la Solitude réelle qu’Eco visite ensuite est aussi un mausolée rempli d’objets. Ces objets ne sont pas anthropomorphiques, mais anthropocentriques, étant donné qu’ils se rapportent à la vie du président Lyndon Johnson :

La plus étonnante forteresse de la Solitude a été édifiée à Austin au Texas par le président Johnson quand il était encore vivant, comme un monument, une pyramide, un mausolée personnel. […] Je parle plutôt de l’amas de souvenirs de la vie scolaire de l’homme, des photos de voyage de noces, d’une série de films continuellement projetés aux visiteurs, qui racontent les voyages à l’étranger du couple présidentiel, des statues de cire qui présentent les habits de noces de ses filles Lucy et Linda, de la reproduction en format réel du Bureau ovale, […] des chaussons rouges de la danseuse Maria Tallchef, de la signature du pianiste Van Clibrun sur une partition, du chapeau à plumes de Carol Channing dans Hello Dolly ! (la présence de ces reliques est justifiée par le fait que tous ces artistes s’étaient produits à la Maison Blanche)6.

Seule l’image de Lyndon Johnson échappe à la décomposition dans ce mausolée. Nous pouvons imaginer son moi post-mortem incarné dans une statue aussi virtuelle que monumentale composée des petits objets cités dans cet extrait : photographies, films, images des enfants, souvenirs d’artistes. Dans ces forteresses de la Solitude nous remarquons que la vie des imitations se superpose à la vie de leurs modèles vivants (qu’il s’agisse de personnages de fiction comme Superman ou de personnes réelles comme Lyndon Johnson). Le sujet partage sa temporalité avec ses statues, qui risquent de le parasiter, puisque si l’on en croit Eco, l’hyperréalité est marquée par « la consommation vorace du présent et […] la “passéisation” constante que la civilisation américaine effectue7 ». L’expression « consommation vorace » suggère une vampirisation, une anthropophagie susceptible de se manifester à travers les statues. Ériger une statue à la mémoire d’un défunt permet aux deux durées de vie (celle de l’objet et celle du sujet) de s’étendre sans se faire ombrage. Ériger la même statue du vivant de l’homme engendre une coexistence menaçante. Il est en effet possible que les imitations et simulacres éclipsent le sujet, puisque selon Victor Stoichita, « [p]our qu’il y ait triomphe du simulacre il est nécessaire qu’il y ait mort du modèle8 ».

1.2. Franchissement faustien du seuil de la connaissance

Loin d’admettre avoir des défauts, les statues et objets qui peuplent « Voyage dans l’Hyperréalité » sont conçus comme le perfectionnement de leurs modèles, comme des copies non seulement meilleures que l’homme auquel elles survivent, mais également meilleures que l’original qu’elles remplacent. Dans le Palace of Living Arts, les artisans qui façonnent les statues de cire entendent passer outre l’original qui les a inspirées, et accéder directement au modèle humain premier. Aussi y trouve-t-on un David de Michel-Ange en couleurs et vêtu d’un linge, et une Vénus de Milo avec des bras, qui prétendent, selon la légende qui les accompagne, correspondre parfaitement aux modèles vivants :

Le David est un loubard aux bouclettes noires, avec sur son petit ventre rose sa fronde et une feuille verte. La légende prévient que la cire représente le modèle tel qu’il devait être lorsqu’il fut copié par Michel-Ange. Un peut plus loin, la Vénus de Milo, appuyée contre une colonne ionienne devant un mur peint en rouge comme les vases antiques. Je dis appuyée : en effet, la malheureuse, polychrome, a ses deux bras. La légende précise : « Vénus de Milo portée à la vie comme elle l’était du temps où elle posa pour le sculpteur inconnu en Grèce, à peu près deux cent ans avant J.-C9. »

La légende prétend atteindre une parfaite ressemblance et n’admet pas d’alternatives, bien qu’il ne soit pas possible de déterminer avec certitude son degré de ressemblance par rapport à un modèle depuis longtemps décédé. Cette Vénus et le David qui la précède escamotent les œuvres d’art intermédiaires, à savoir le David et la Vénus d’origine. En prétendant accéder au modèle vivant, ils nient l’existence de sa représentation première dans l’original. Cependant, en cherchant à représenter un modèle vivant, ils imitent le processus créateur propre à l’original. Ils réécrivent néanmoins ce processus à l’encre de l’hyperréalité ; ils ne cherchent pas à représenter le modèle, ils cherchent à adhérer à ses traits, à le reproduire. Eco tourne cet excès de ressemblance en dérision. Par sa description humoristique du David appelé « loubard » et par son usage de l’adjectif « malheureuse », Eco nous informe de la nature pathétique de ces statues. Selon Eco, les musées sont paradoxalement plus authentiques quand ils avouent leur inaptitude à l’être. Il favorise en effet les copies qui admettent d’autres interprétations, comme le ferait une représentation artistique, et ne cèdent pas à l’hybris de l’adhérence parfaite. Parmi ces copies se trouve la villa du musée J. Paul Getty :

Nous avons traversé la villa des Papyrus d’Herculanum, intégralement reconstruite, avec colonnes, peintures pompéiennes aux murs, intègres et éclatantes […]. Nous avons traversé quelque chose qui est plus que la villa des Papyrus, parce que celle-ci, incomplète, à moitié sous terre, est une supposition de villa romaine, tandis que celle de Malibu est complète : les archéologues de Paul Getty ont travaillé sur les dessins, des modèles d’autres villas romaines, sur de doctes hypothèses, sur des syllogismes archéologiques et l’ont reconstruite comme elle était ou plutôt comme elle aurait dû être10.

Pour Eco, la Vénus de Milo avec des bras et cette villa des Papyrus diffèrent fondamentalement. Selon lui, les intentions de la villa sont honorables et moralement acceptables pour trois raisons. Elle s’appuie sur des preuves archéologiques, elle propose une interprétation de la villa des Papyrus, pas une reproduction, et elle n’est pas l’image d’une image, puisqu’elle ne reproduit pas une œuvre d’art. À l’inverse, la Vénus est vue comme la dégradation d’un chef-d’œuvre dans un but sensationnaliste et commercial. Elle relève d’une soif de connaissance faustienne. Elle fait partie des statues qui servent de passeurs entre le visible et l’invisible, et tendent leurs bras au-delà du monde connu. L’invisible est dévoilé : les bras de la Vénus de Milo, les jambes de Mona Lisa, l’arrière-train de Peter Stuyvesant. Dans le Palace of Living Arts, on croise « Léonard de Vinci qui peint une dame assise en face de lui : c’est la Joconde, en entier avec chaise, pieds et dos11 ». Dans le musée de la ville de New York, une reproduction de Peter Stuyvesant, objet d’un tableau du XVIIIème siècle, le montre « tout entier, et on voit même son derrière12 ». Ces statues prétendent révéler la dimension jusqu’alors cachée de l’art et « satisfaire un désir ancestral […] regarder au-delà du cadre, voir aussi les pieds du buste13 ». Dans la course à la représentation hyperréaliste, la dimension visuelle passe avant tout. Selon les principes artistiques de l’hyperréalité, la Mona Lisa de cire est plus perfectionnée que le tableau original, du fait de ses trois dimensions. Nous pouvons nous demander si les dimensions visuelles ajoutées par les copies (la couleur, les bras, la troisième dimension gagnée dans le passage du tableau à la statue) ne représentent pas un monde de surfaces sans profondeur. Paradoxalement, Eco explique que « le Faux Absolu est fils de la conscience malheureuse d’un présent sans épaisseur », ce qui implique que le Faux soit une quête de l’épaisseur ou de la profondeur14. Or, en niant l’existence d’une dimension cachée de l’art, les statues construisent un présent sans profondeur.

1.3. Franchissement dionysiaque de seuil de l’abondance

Ce désir d’exhaustivité est corrélé à une incapacité à saisir les objets dans leur intégralité. Les objets saturent les musées, collections et châteaux visités par Eco. Eco retranscrit l’incommensurabilité de ces objets à travers des listes et inventaires enveloppés dans des phrases qui s’étendent sur une demi-douzaine de lignes. Comme les objets débordent son regard par leur présence physique mais aussi par ce qu’ils évoquent, il diffère la conclusion de ses phrases au moyen de nombreuses incises et parenthèses. Comme le montre Baudrillard dans Le Système des Objets, le catalogue des propriétés des objets semble être la seule façon de les circonscrire15. Nous pourrions d’une part considérer qu’Eco annonce une ère marquée par leur accumulation incontrôlée (le domaine de l’avoir) plutôt que par un développement du sujet (le domaine de l’être). Il serait aussi possible de voir dans cette ère une redéfinition de l’être, de l’ontologie, qui ne serait plus basée sur le sujet comme équivalent de l’être, mais sur l’existence. Tout ce qui existe appartiendrait ainsi à un même plan ontologique, comme le soutient la philosophie des objets, dont nous aborderons les principes plus bas.

Le château de William Randolph Hearst, le magnat américain de la presse qui servit de modèle au Citizen Kane d’Orson Welles, rend compte de cette accumulation et des processus narratifs utilisés par Eco pour la retranscrire. Il s’agit d’un palais monumental chargé d’objets d’art vrais et faux, de curiosités et d’animaux sauvages:

La chambre à coucher héberge le vrai lit de Richelieu, la salle du billard a une tapisserie gothique, la salle de cinéma (où Hearst obligeait ses invités à regarder tous les soirs les films qu’il avait produits tandis qu’il était assis au premier rang avec un téléphone à portée de main qui le reliait au monde entier) est en faux style égyptien avec des clins d’oeil style Empire, la bibliothèque est gothique et les cheminées des différentes salles sont en vrai style gothique. La piscine couverte est un mélange d’Alhambra, de métro de Paris et de pissotière de calife, mais avec plus de majesté16.

Nul « vide calculé », cette « respiration luxueuse » que Baudrillard estimait nécessaire à la mise en valeur d’un objet17. Les visiteurs du château de Hearst se voient refuser la possibilité d’interpréter, de lire les signes autour d’eux, de prendre de la distance par rapport aux objets et de s’interroger sur leur sens et leur valeur. Les lecteurs d’Eco n’ont pas non plus le temps d’imaginer la splendeur de chaque élément, tous exceptionnels, que l’auteur passe déjà au suivant. Cette absence de distance se lit également dans les lignes consacrées au musée de New York, qui n’indique que discrètement, sur les panneaux explicatifs, la distinction entre œuvre authentique et œuvre reconstruite, de telle sorte que « la reconstruction, l’objet original, le mannequin de cire se fondent dans un continuum que le visiteur n’est pas invité à déchiffrer18. » Si les visiteurs ne peuvent pas « déchiffrer » les signes qui se présentent, alors le but qu’Eco s’était fixé dans la Préface à l’édition américaine est compromis :

Je considère de mon devoir en tant que chercheur et citoyen de montrer que nous sommes entourés de “messages”, produits du pouvoir politique, du pouvoir économique, de l’industrie du divertissement et de la révolution industrielle, et de déclarer que nous devons savoir les analyser et les critiquer19.

L’absence de distance entre le sujet et l’objet évoque la théorie de l’ontologie des objets. Les philosophes de ce courant, tels que Timothy Morton, Graham Harman et Levi Bryant, postulent que l’humanité ne se situe pas dans une sphère détachée du reste des objets, qu’ils soient naturels ou artificiels, vivants ou inertes20. Au contraire, selon les mots de Levi Bryant « toutes les entités appartiennent au même plan ontologique », soit « quelque chose est, soit quelque chose n’est pas21 ». L’être humain a certes des capacités différentes des autres êtres, mais il ne leur est pas supérieur. Son expérience du monde n’est pas la seule qui existe : un arbre sera appréhendé différemment par le sol, l’oxygène ou les abeilles ; toutes les expériences sont égales. Selon cette philosophie, nous sommes des objets au même niveau ontologique que les autres, car, comme nous, ils existent. En outre, Timothy Morton développe une théorie des hyper-objets qui implique que nous évoluerions à l’intérieur de certains objets auxquels nous serions constamment collés et par lesquels nous serions influencés. Les hyper-objets sont « distribués de façon massive à travers le temps et l’espace relativement aux humains22 ». Il peut s’agir d’un trou noir, d’une nappe de pétrole, du plutonium, du plastique, du système solaire, du polystyrène, des forêts millénaires ou encore de la mondialisation. Ces objets ont pour propriété d’être « non-locaux », c’est-à-dire qu’on ne peut les appréhender dans leur intégralité, car ils sont trop étendus dans l’espace et dans le temps (ainsi, le polystyrène nous survivra plusieurs centaines d’années)23. La propriété qui s’applique ici aux objets d’Umberto Eco est la « viscosité ». Les hyper-objets sont « visqueux », car ils « collent » aux objets (hommes inclus) qui interagissent avec eux24. Il est impossible de s’en séparer. Timothy Morton illustre son propos en utilisant la scène du film Matrix dans laquelle le héros, Néo, touche un miroir après avoir ingéré une pilule rouge censée lui montrer la vraie nature des choses25. Au lieu de rester séparé de lui, le miroir colle à sa peau. Le sujet n’est plus distinct de l’objet qu’il touche.

2. Dépassement de la référence et indépendance de l’objet

2.1. Une frontière poreuse entre authentique et artificiel

Les objets s’influencent les uns les autres et influencent également les sujets. Un des effets de l’interaction de ces objets est la désintégration du seuil entre l’authentique et l’inauthentique, une désintégration causée par le continuum et l’accumulation d’objets. Placés côte à côte, les personnages fictionnels et historiques sont traités comme égaux par les musées de cire, ce qui affecte à la fois les connotations liées à l’original, et la perception des visiteurs :

Quand vous voyez Tom Sawyer après Mozart ou quand vous entrez dans la Planète des Singes après avoir assisté au Sermon sur la Montagne avec Jésus et les apôtres, la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise. Même si un bon musée, qui aligne en moyenne soixante à soixante-dix scènes pour un ensemble de deux à trois cents personnages, sépare ses différentes zones en distinguant le monde du cinéma de celui de la religion ou de l’histoire, à la fin du voyage, les sens sont surchargés de façon a-critique, Lincoln et le docteur Faust vous sont apparus reconstruits dans le même style de réalisme socialiste chinois, et le Petit Poucet et Fidel Castro appartiennent définitivement à la même zone ontologique26.

Les altérations subies par les objets et par l’esprit du visiteur font encore une fois écho à la philosophie des objets, ou ontologie plate, dans la mesure où elle postule que l’humanité n’est ni séparée des objets ni imperméable à leur existence. Levi Bryant soutient que l’être est caractérisé par la différence : « “être” c’est faire ou produire une différence27 ». Il en découle que, pour la philosophie des objets, une part de notre être est crée de façon relationnelle. Dans l’exemple ci-dessus, la valeur intrinsèque des modèles est effacée. Les statues n’acquièrent de signification qu’à travers leur relation aux statues qui les entourent. Placer Lincoln et le docteur Faust côte à côte condense les idées de pouvoir, de châtiment, et de démesure ; mettre sur le même plan la caverne de La Planète des Singes, un décor de science-fiction, et le Sermon sur la Montagne avec Jésus et les apôtres, une scène religieuse non avérée, prive cette dernière de réalité, tout en dotant la première d’une aura prophétique. De la même façon, Fidel Castro n’apparaît plus comme le porteur d’une utopie, il n’est plus une figure historique, mais un mythe dégradé, ni tout à fait héraut de « mondes possibles » ni d’un monde « réel ». Il est reclassé parmi les personnages de contes de fée, aux côtés du Petit Poucet, ce qui suggère au visiteur que ses idées n’auraient jamais pu devenir réalité. Associer un personnage historique et un personnage fictionnel dans le même espace souligne également le processus de reconstruction et de mythification à l’œuvre dans l’Histoire. En un mot, l’autorité et la légitimité de l’authentique sont présentées comme aussi discutables que celles de la copie. La cohabitation des statues désintègre aussi une seconde hiérarchie dans l’esprit du visiteur : « la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise28 ». Ce ne sont plus seulement les objets qui sont affectés, mais aussi l’esprit du visiteur, qui conserve l’impact de cette destruction après avoir franchi les portes du musée. L’objet apparaît donc comme s’émancipant du contrôle que le sujet avait sur lui.

2.2. Au-delà du modèle, quelle ontologie des simulacres ?

Comment les objets peuvent-ils gagner leur indépendance en tant que simulacres ? Si l’on observe la genèse de la mimésis, elle décrit déjà une distanciation progressive. Dans l’Antiquité grecque et latine, l’art figuratif avait pour but de représenter un original, dont il variait. Les représentations admettaient des possibilités alternatives et l’art naissait de la distance introduite entre le modèle et l’œuvre par la vision de l’artiste. Puis apparurent les copies industrielles, qui dupliquaient l’original et lui étaient inférieures en valeur. Ensuite, la distance artistique et interprétative fut abolie par les représentations photo-réalistes et tri-dimensionnelles telles que les statues de cire et les hologrammes qu’Eco croise pendant son voyage. À présent, des théoriciens tels que Baudrillard et Eco avancent l’idée d’une disparition de l’acte mimétique et de la notion de copie et d’original au profit du simulacre. La hiérarchie des images remonte en vérité au mythe de la caverne de Platon. Immobilisés dans une caverne, les hommes ne peuvent observer que des simulacres ; l’ombre de figures qui sont elles-mêmes des représentations du monde extérieur. Il existe donc deux distinctions : la première entre le monde réel et sa représentation, la seconde entre cette représentation et son ombre, ou image. Le simulacre est plus éloigné de la réalité que la copie. Foucault, Deleuze et Baudrillard nous disent qu’il en est si éloigné qu’il crée une toute autre réalité29. Un réflexe platonicien de suspicion morale s’oppose à la destruction de la hiérarchie des images. Deleuze transcrit en ces termes l’importance et la valeur morale accordées par Platon au simulacre : « [c]e qui est condamné dans le simulacre c’est […] toute cette malignité qui conteste et la notion de modèle et celle de copie », une condamnation qui serait héritée de la croyance en une « origine morale du monde de la représentation », qui veut que l’original soit synonyme de Vrai et de Bon30. Nous pouvons y lire l’origine du jugement moral porté par Eco sur la Vénus dotée de bras. Celle-ci, ainsi que la statue de Mona Lisa, constituent des exemples de simulacres pour deux raisons : d’abord elles se basent sur une sculpture et un tableau, ce qui fait d’elles des images d’images. Ensuite, elles s’inspirent si librement de l’original que ce dernier n’est plus reconnaissable. Elles créent une autre réalité, indépendante.

2.3. De différences en différences

Ce refus du concept d’un original qui serait premier et donnerait son sens à la série est développé par le post-structuralisme et l’ontologie des objets. Ces courants déconstruisent la définition traditionnelle de l’identité et ouvrent de nouvelles modalités d’existence. Ils attaquent l’idée d’un système sous-jacent qui comprendrait et engloberait tous les autres éléments (qu’ils soient hommes ou signes) et leur donnerait du sens. À la place, ils proposent l’existence d’infinies séries de différences, « sans commencement ni fin, qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre, qui n’obéissent à aucune hiérarchie, mais se propagent de petites différences en petites différences31 ». L’ontologie qu’ils construisent se base non sur l’identité, qui selon Levi Bryant comme Deleuze, est seconde, mais sur le différent32. Au moyen du tableau de Magritte « La Trahison des images », qui représente une pipe, en dessous de laquelle est inscrit « ceci n’est pas une pipe », Foucault explique la même idée :

[P]eu à peu s’esquisse un réseau ouvert de similitudes. Ouvert, non pas sur la pipe « réelle », absente de tous ces dessins et de tous ces mots, mais ouvert sur tous les autres éléments similaires (y compris toutes les pipes « réelles », de terre, d’écume, de bois, etc.) qui une fois pris dans ce réseau auraient place et fonction de simulacre33.

Dans le texte d’Eco, le tournant post-structuraliste est amorcé mais non complet. Il s’exprime bien à travers un réseau de copies qui existent avant tout par leur relation les unes aux autres, mais il est atténué par la présence persistante de la « ressemblance ». Ce réseau de copies se donne à voir lorsque Eco contemple « sept reproductions en cire de la Cène de Léonard », entourées de copies mineures :

Chacune est présentée à côté de l’exemple « original ». […][L]a copie tri-dimensionnelle pourrait souffrir d’une comparaison avec l’original. Et voilà que, suivant le cas, on oppose à la cire une reproduction réduite en bois sculpté, une gravure du XIXème siècle, une tapisserie moderne, un bronze. La voix du commentaire insiste pour qu’on remarque la ressemblance de la cire, et, comparé à un modèle si nul, la cire l’emporte sans problèmes34.

Autour de ces sept versions en cire gravite une ceinture de copies qui tirent leur identité de leur rapport à ces versions de cire. Ces copies mineures, utilisées comme écrin mettant en valeur la statue de cire, existent par leur relation avec elle plutôt qu’avec le tableau original. Cet extrait représente par métonymie « Voyage dans l’Hyperréalité », puisque les reproductions occupent l’essentiel de l’espace dans les deux. Le voyage d’Eco aurait pu débuter par une escale européenne, afin de commencer par décrire les originaux avant de passer aux copies. À la place, Eco a choisit de se concentrer sur les nombreuses copies et la manière dont elles diffèrent : leur taille, la matière dont elles sont faites, l’époque de leur création. Elles existent les unes par rapport aux autres, et expriment leur existence à travers leurs différences. Cependant, bien qu’Eco ne soit pas guidé par une préoccupation pour l’original, les conservateurs des musées le sont, et c’est pourquoi on trouve encore la notion de « ressemblance » dans le texte, et l’idée que la valeur de l’objet découle d’une hiérarchie. Cette idée est néanmoins sapée par la libération de la copie, et, à travers elle, de l’objet, qui n’est plus soumis à une signification unique mais en adopte de nouvelles selon son environnement. Il n’est plus non plus soumis au dictat d’un original, et cesse d’être un simple arrière plan des activités humaines.

Conclusion

Les statues permettent un dépassement de la finitude humaine qui a pour condition la réification du sujet, réincarné en objet. Ces objets vampirisent leurs modèles, que ceux-ci soient de chair ou de marbre. L’homme s’efface ainsi au profit des objets qu’il a laissés derrière lui, et les œuvres d’art originales sont concurrencées par leurs copies « hyper-réelles ». L’excès d’adhérence au modèle s’accompagne d’une mise en valeur de la dimension visuelle, aux dépens de la distance interprétative. Si le sujet ne peut plus prendre de la distance et déchiffrer les œuvres, alors il ne peut plus être pleinement un sujet. En tant que simulacres, les statues échappent à la fois au dictat de l’original et aux significations que leur conféraient les hommes. Elles existent et signifient de façon indépendante. Depuis la relecture de Heidegger par Graham Harman35, philosophe de l’ontologie plate, s’est effectué un glissement dans la place accordée aux objets. Ils ne sont plus des « outils » disponibles existant par et pour l’être humain. Ils existent en dehors de lui, lui échappent, et partagent son plan d’existence. Ils ne sont plus là pour être utilisés ou pour signifier ; ils sont, tout simplement.


Notes

UMBERTO Eco, La Guerre du Faux, traduit de l’italien par Myriam Tanant avec la collaboraion de Piero Caracciolo, Paris, Grasset, collection « Biblio essais », 2016, p. 52.

HOLLAND Patrick et Graham HUGGAN, Tourists with Typewriters, Critical Reflections on Contemporary Travel Writing, États-Unis, Ann Harbor, The University of Michigan Press, 1998, p. 24.

UMBERTO Eco, op. cit., p. 83.

UMBERTO Eco, op. cit., p. 83.

Ibid. p. 19.

Ibid. p. 20.

7 Ibid. p. 25.

STOICHITA Victor I., L’effet Pygmalion, pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008, p. 16.

UMBERTO Eco, op. cit., p. 38.

10 Ibid.p. 25.

11 Ibid.p. 36.

12 Ibid.p. 24.

13 Ibid.p. 39.

14 Ibid.p. 51.

15 BAUDRILLARD Jean, Le Système des Objets, Domont, Gallimard, collection « Tel », 2016, Op. cit. p. 8

16 UMBERTO Eco, op. cit., p. 41-42.

17 BAUDRILLARD Jean, op. cit., p. 86.

18 UMBERTO Eco, op. cit., p. 24.

19 « I believe it is my job […] to show how we are surrounded by “messages,” products of political power, of economic power, of the entertainment industry and the revolution industry, and to say that we must know how to analyse and criticize them.» ma traduction, UMBERTO Eco, Travels in Hyperreality, traduit de l’italien par William Weaver, New York, Harcourt, Inc., 1986, xi.

20 « Dasein est non seulement pris dans le tissu du monde – mais toutes les parties du monde sont amalgamées dans un colossal réseau de signification à l’intérieur duquel chaque élément fait écho à tous les autres. » ma traduction. « Not only is Dasein woven together with the world – all parts of the world are fused into a colossal web of meaning in which everything refers to everything else. » HARMAN Graham, Heidegger Explained, Open Court, 2011, p. 63.

La « viscosité » des hyper-objets implique qu’il nous est impossible de nous détacher d’eux totalement : « Ce n’est pas la réalité mais le sujet qui se dissous, la capacité même à “ refléter ” les choses, à être séapré du monde comme quelqu’un qui regarde le reflet d’un miroir – séparé du reflet par une enveloppe de verre réflechissant », ma traduction. « It’s not reality but the subject that dissolves, the very capacity to “mirror” things, to be separate from the world like someone looking at a reflection in a mirror—removed from it by an ontological sheath of reflective glass. » MORTON Timothy, Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, collection « Posthumanities 27 », 2013, p.35.

21 « all entities are on equal ontological footing », « either is or is not», ma traduction, BRYANT Levi, The Democracy of Objects, University of Michigan Library, Ann Arbor, 2011, p. 245-247.

22 « I coined the term hyperobjects to refer to things that are massively distributed in time and space relative to humans. » ma traduction, MORTON Timothy, Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, collection « Posthumanities 27 », 2013, p. 1.

23 Ibid.p. 38.

24 Ibid.p. 23.

25 Ibid.p. 28.

26 UMBERTO Eco, op. cit., p. 30.

27 « The claim is that ‘to be’ is to make or produce a difference », ma traduction, BRYANT Levi, « The Ontic Principle: Outline of an Object-Oriented Ontology » dans BRYANT Levi, SRNICEK Nick, HARMAN Graham (sous la dir. de), The Speculative Turn: Continental Materialism and Realism, Melbourne, re.press, 2011, p. 263-264.

28 UMBERTO Eco, op. cit., p. 30.

29  FOUCAULT Michel, Ceci n’est pas une pipe, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1973.

DELEUZE Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, collection « Epiméthée », 2011.

BAUDRILLARD, Jean, Amérique, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, Le livre de Poche, collection « Biblio essais », 2016.

30 DELEUZE Gilles, op. cit., p. 341.

31 FOUCAULT Michel, op. cit., p. 61.

32 DELEUZE Gilles, op.cit., p.59, BRYANT Levi, op.cit., p. 263-270.

33 FOUCAULT Michel, op. cit., p. 67.

34 UMBERTO Eco, op. cit., p. 34-35.

35 HARMAN Graham, op. cit., p. 130.


Bibliographie

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Aux frontières de l’histoire coloniale et de l’héritage matriarcal du Vietnam dans Rapaces d’Anna Moï

Aurélie CHEVANT-AKSOY
Docteure en littérature, Aurélie Chevant-Aksoy a soutenu sa thèse « Voices from the Third Space: Traditions, Negotiations, and Conflicts in the Franco-Vietnamese Women-Authored Novel » à l’Université de Santa Barbara, en Californie en 2013. Sa thèse est une étude littéraire et linguistique de l’identité culturelle et sociale de la diaspora vietnamienne, et des implications postcoloniales de l’appellation « francophone » pour les écrivaines vietnamiennes de langue française. Enseignante de français dans des universités américaines depuis plus de dix ans, elle s’intéresse à l’utilisation des films et des romans graphiques dans l’enseignement de la langue secondaire. Préceptrice de français dans le département de Langues et Littératures Romanes à l’Université d’Harvard de 2013 à 2016, et désormais professeur adjoint à Soka University of America, elle enseigne des cours de deuxième et troisième année de français ainsi que des cours de littérature, du français des affaires, et sur les médias en France.

Pour citer cet article : Chevant-Aksoy, Aurélie, « Aux frontières de l’histoire coloniale et de l’héritage matriarcal du Vietnam dans Rapaces d’Anna Moï », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/aux-frontieres-de-lhistoire-coloniale-et-de-lheritage-matriarcal-du-vietnam-dans-rapaces-danna-moi/>.

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Résumé

En utilisant les définitions des territoires frontaliers, borderlands, de Gloria Anzaldúa (2007) et le concept d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez (1999), cet article établit que le deuxième roman d’Anna Moi, Rapaces (2005), participe à l’imaginaire décolonial du peuple vietnamien.

En analysant la construction d’un récit entre passé colonial et présent décolonial, et l’histoire d’un personnage principal « à la frontière », entre traditions confucéennes et héritage matriarcal vietnamien, cet article revendique qu’Anna Moi apporte un nouveau regard, partant de la « frontière », sur l’Histoire du Vietnam et sa représentation dans la littérature francophone.

Mots-clés : littérature francophone – Vietnam – Anna Moi – borderlands – imaginaire décolonial – héritage matriarcal.

Abstract

Using Gloria Anzaldua’s definition of the borderlands, and Emma Pérez’s concept of decolonial imaginary, this article establishes that Anna Moi’s second novel, Rapaces (2005), participates in the decolonial imaginary of Vietnamese people and its history. By analyzing how Anna Moi creates a narrative between colonial past and decolonial present, and the story of a main character, torn between Confucian traditions and Vietnamese matriarchal practices, this article claims that Anna Moi shines a new (decolonial) light on the History of Vietnam and its representation in francophone literature.

Keywords: francophone literature – Vietnam – Anna Moi – borderlands – decolonial imaginary – matriarchal heritage.


Sommaire

Introduction
1. Frontière, territoires frontaliers, et imaginaire décolonial
2. Remise en question de l’Histoire des « conquérants »
3. Des personnages aux confins du normal
4. Héritage matriarcal et histoires subalternes
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Thiên Nga est née à Saigon en 1955, capitale de la République du Sud-Vietnam, frappée par la guerre d’Indochine. En 1992, elle décide de choisir comme nom de plume Anna Moï et de commencer sa carrière d’écrivaine de langue française. À la croisée des cultures, des langues, et des mouvements historiques, elle nous offre une représentation de l’identité comme entre-deux politique et socio-culturel dans son deuxième roman Rapaces (2005). En utilisant les définitions des territoires frontaliers, borderlands, de Gloria Anzaldúa1 et le concept d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez2, j’établis qu’Anna Moï remet en question ce que le lecteur croit connaître de l’histoire du Vietnam. Pour cela, j’analyse comment Anna Moï représente un mouvement entre le passé colonial et le présent décolonial en contredisant le discours colonial de l’Amiral Decoux, placé en épigraphe au début de chaque chapitre, par le biais du parcours du personnage principal, également narrateur de l’histoire. De plus, j’identifie comment ce personnage se positionne dans une identité « frontalière » : entre formations artistiques occidentales et orientales, entre devoir patriarcal et héritage matriarcal, et entre responsabilités nationales et rapprochements internationaux. Et enfin, j’examine comment Anna Moï intègre, dans son récit, des éléments de l’héritage matriarcal des minorités ethniques vietnamiennes et participe ainsi à une nouvelle forme de transcription de l’Histoire du Vietnam en partant de la « frontière ».

1. Frontière, territoires frontaliers, et imaginaire décolonial

Historiquement, les frontières étaient des espaces coloniaux où des forces puissantes ont imposé, représenté, et interprété des vérités historiques. Dans son essai littéraire et théorique intitulé Borderlands / La Frontera: The New Mestiza (1987),  Gloria Anzaldúa considérait les territoires frontaliers, et en particulier ceux de la frontière mexicaine-américaine, comme des lieux de passage entre les genres et les cultures, un espace de l’entre-deux et de l’hybridation. Elle explique :

Les frontières sont établies pour définir des endroits qui sont sûrs et dangereux, pour distinguer nous d’eux. Une frontière est une ligne séparatrice, une bande étroite le long d’un flanc raide. Un territoire frontalier est un endroit vague et indéterminé, créé par le résidu émotionnel d’une frontière contre-nature. Il est dans un état constant de transition (25)3.

Selon elle, la tâche d’une conscience métissée, de l’entre-deux, consiste à distinguer ce que l’on a hérité et acquis de la culture et de l’histoire, et ce qui nous a été dicté par ces dernières. Cela consiste à se demander : « de quoi ai-je hérité de mes ancêtres ? ». Il faut alors passer l’histoire à travers un tamis, en éliminer les mensonges, puis la réinterpréter et, en utilisant de nouveaux symboles, façonner de nouveaux mythes afin de transcender les dualités historiques et culturelles (Anzaldúa 82-83). Dans ce contexte, Anzaldúa décrit les êtres frontaliers comme « ceux qui franchissent, enjambent, et traversent les confins du ‘normal’ » (25)4. Afin de pousser cette analyse de la frontière et des territoires frontaliers plus loin, il est important de rattacher le concept de « borderlands » d’Anzaldúa à celui d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez. Dans The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History (1999)5, Pérez étudie l’influence de la pensée coloniale sur le développement de l’histoire et de l’historiographie chicana, et établit le concept d’imaginaire décolonial comme projet politique de reconceptualisation des histoires subalternes6 (Pérez 4). Selon elle, l’Histoire représente les faits des conquérants, ceux qui ont gagné, alors que le vaincu disparaît7 (Pérez XV). Ainsi, toute Histoire subalterne s’efface derrière le discours de l’Histoire des conquérants qui tente de couvrir tous les silences ou ‘trous’ historiques. Ce qui est « décolonial » s’inscrit, par conséquent, dans l’espace entre le colonial et le postcolonial, comme une alternative à ce qui a été inscrit dans l’Histoire. L’imaginaire sert, quant à lui, à décrire les identités fragmentées du colon et du colonisé. En somme, l’imaginaire décolonial représente un espace interstitiel où des dilemmes sociaux et politiques sont négociés et où les identités de l’opprimé et de l’oppresseur sont constamment changeantes (Pérez 6-7). En utilisant ces concepts de « borderlands » et d’imaginaire décolonial, je postule que l’écriture de Moï se place à la croisée des histoires et littératures françaises et vietnamiennes et ouvre un espace pour contester les récits coloniaux et replacer les peuples minoritaires vietnamiens dans l’Histoire du Vietnam et du monde francophone.

2. Remise en question de l’Histoire des « conquérants »

Dans Rapaces, l’action se situe entre 1943 et 1950, une période clé pour la France en Europe, mais aussi pour les relations entre le Vietnam et la France. Cette période englobe la création et le développement du Viet Minh, la remise en cause du pouvoir colonial français par l’occupation japonaise, le début de la guerre d’Indochine et la bataille de la Route Coloniale 4. Mais, avant même de rentrer dans l’histoire du personnage principal, l’auteur a pris le temps de copier, en tête de chaque chapitre, des citations de l’Amiral Decoux, un représentant de Pétain et du Régime de Vichy en Indochine dans les années 40. L’Amiral Jean Decoux est une figure controversée de l’histoire coloniale française. D’un côté, il est dit que l’Amiral Decoux, nommé gouverneur général de l’Indochine française en juin 1940, a motivé, en Indochine, le développement « sans précédent de(s) infrastructures, d(u) tissu agricole et industriel, de (l’) enseignement et de (l)a culture ainsi que la participation considérable et enthousiaste d’une nouvelle élite indochinoise et vietnamienne en particulier8 » (Miné). De l’autre côté, on met en avant « la répression appliquée par le gouverneur général » ainsi que le retrait des « libertés d’expression, de simple opinion, (de) l’autonomie provinciale et communale » aux Indochinois, et insistent sur le fait que « la parfaite tranquillité du pays […] a été “imposée” par la force9 » (Pinto 583). Avoir choisi des propos de Decoux peut déjà indiquer une volonté de la part de Moï de revenir sur des flous historiques et sur un discours colonial ambigu. Antoine Compagnon dans La seconde main (1979)10 associe l’action de citer à une expérience d’extraction, de dégradation, mais aussi de confrontation de textes et d’opinions (20). Suivant cette idée, j’établis que, à travers l’utilisation des citations du discours de Decoux, Moï confronte son texte franco-vietnamien contemporain avec le texte français de l’époque coloniale afin de remettre en question le discours colonial sur le Vietnam et de créer un dialogue dans l’entre-deux franco-vietnamien contemporain. Compagnon insiste aussi sur le fait que même si l’auteur semble se désolidariser de son épigraphe, et que l’épigraphe semble flotter sur la page, sa fonction capitale reste celle du tatouage (338). Ainsi, dans le texte de Moï, les épigraphes connectent le lecteur à cet ancien discours colonial potentiellement biaisé sur le Vietnam, et l’incitent à effectuer un mouvement nécessaire vers une nouvelle perspective de l’Histoire du Vietnam. Si « l’auteur est un défricheur, un conquérant » (Compagnon 400), on peut dire que Moï défriche le discours colonial et construit un nouveau dialogue historique et culturel sur le Vietnam. Elle inscrit son récit dans l’espace de la frontière, comme l’a défini Gloria Anzaldúa, car elle évalue ce que l’on a hérité de l’histoire coloniale française (Anzaldúa 82-83). Plus globalement, son projet s’insère dans l’imaginaire décolonial, à l’image de la théorie d’Emma Pérez, car elle revisite des histoires subalternes et conteste les faits de l’Histoire transmis par les « conquérants » (Pérez 4/XV).

En effet, dès les premiers chapitres de Rapaces, Moï nous montre l’illusion de stabilité du système colonial à travers les propos de Decoux :

Ce pays vit encore dans une paix à peu près complète ; il travaille dans l’ordre et le calme et ignore la plupart des privations dont la dure loi est actuellement imposée au reste du monde. Amiral Decoux, Message du Nouvel An, L’Indochine illustrée, nº126, janvier 1943 (Moï 23)

Decoux fait le portrait d’une Indochine paisible sous la domination des Français. Il confirme le discours colonial que Nicola Cooper décrit dans France in Indochina, Colonial Encounters (2001)11 : « La France, au lieu d’être représentée comme un autre agresseur, est considérée comme protectrice. La conquête devient pacification, la guerre devient protection12. » (23) Le texte de Moï vient bouleverser l’image de paix véhiculée par Decoux en plongeant son narrateur dans des souvenirs de 1943 et notamment celui d’un bombardement qui a détruit l’atelier de sculpture de l’école des Beaux-Arts dans lequel il étudiait (Moï 23). Il est dit : « Les Américains attaquent la capitale indochinoise des Vichystes et de leurs alliés japonais, causant trois mille morts. » (Moï 24). Les propos de Decoux sur « cette paix à peu près complète » semblent s’effacer derrière le témoignage du personnage principal qui transmet les douleurs du peuple vietnamien.

De plus, le gouvernement colonial associait la représentation d’une France providentielle au culte du maréchal Pétain, comme en témoigne l’épigraphe du chapitre 25 :

Le général de Gaulle, s’il avait réfléchi un instant au drame indochinois, et cherché seulement à le comprendre, aurait dû discerner que, tout au long de ma mission, le prestigieux symbole du maréchal Pétain m’avait puissamment aidé à maintenir dans l’allégeance et la fidélité à la France 25 millions d’Indochinois. Amiral Decoux, A la barre de l’Indochine (1949) (Moï 159)

Selon Eric Jennings, dans Vichy in the Tropics (2001)13, la doctrine du régime du Vichy avait su s’imposer au Vietnam grâce aux rapprochements faits entre la doctrine du Maréchal et les principes confucéens :

Il était le sauveur de la France, et il incarnait son drapeau. […] Grâce à son âge, ses origines paysannes, son expérience, sa victoire à Verdun, et aussi son nouveau slogan « Travail, Famille, Patrie » – qui correspondait admirablement aux profondes aspirations traditionalistes des masses, et à la philosophie confucéenne – Pétain, on doit l’admettre, recevait d’emblée le respect et l’admiration des gens indochinois (130)14.

Ainsi, le régime de Vichy a joué sur la doctrine « Travail, Famille, Patrie » qui rejoignait les valeurs confucéennes (Tu, Tê, Tri, Binh) qui promeuvent le développement personnel, le noyau familial, le gouvernement et la pacification de l’univers (Jennings 151). La doctrine du gouvernement de Pétain mettait aussi l’accent sur le retour à la terre et la glorification de la paysannerie, ce qui trouvait un écho favorable en Indochine (Jennings 170-171). Dans le roman de Moï, différents éléments contredisent ces méthodes coloniales. Tout d’abord, l’auteure semble associer la critique du Pétainisme à celle du Confucianisme. Dans son récit, même si le personnage principal est le fils unique d’une famille confucéenne, il ne se conforme pas aux règles de conduite traditionnelles :

Je n’étais pas prédisposé aux dilemmes par l’éducation confucéenne basée sur l’art d’éluder le danger. À l’heure de ma naissance, tout était déjà en place. Aîné et mâle, je naquis au sommet d’une pyramide sociale délimitée par des modules parfaitement emboîtés. Je n’ai et n’aurai d’autre résidence que les champs imaginaires. Aucun domaine ne m’a été légué d’avance, et les royaumes qui m’appartiendront ne pourront être conquis sans risque. » (Moï 151)

Comme nous le montrerons plus en détails dans la partie suivante, le narrateur reconnaît qu’il ne suit pas le devoir imposé à lui par son statut d’aîné mâle de la famille. Il se retire de cette pyramide sociale établie par les principes confucéens et choisit une vie dans les champs imaginaires, dans l’entre-deux. Si l’on établit que le Confucianisme et le Pétainisme étaient des outils d’embrigadement du peuple vietnamien, créateurs d’une hiérarchie sociale et politique qui a renforcé le pouvoir des nations coloniales comme la Chine et la France, on peut voir ici, dans le personnage principal, une critique de ces doctrines et systèmes coloniaux.
Ensuite, Moï critique les politiques agricoles du gouvernement colonial en Indochine et dénonce la représentation positive de ces pratiques faite par Decoux. Dans les analepses éclairant les évènements clés de 1943 à 1950, le narrateur évoque les conséquences du « coup de force japonais » (Moï 77) en 1945 : « tout d’abord, plusieurs ouvriers manquèrent à l’appel […] Les nouvelles en provenance de leur village sinistré dans le delta du fleuve Rouge étaient extrêmement alarmantes. Le mot « disette » était remplacé par celui de « famine » (Moï 77). Si l’on en croit l’épigraphe de Decoux au chapitre 27, le Vietnam, à cette époque, regorgeait de riz :

L’agriculture, principale richesse de notre possession, retient en premier lieu l’attention du Gouvernement général. Des engagements fermes, touchant la livraison à une puissance étrangère de tonnages considérables de riz alimentaire, ont en effet été souscrits dès le début de 1941. Les tonnages à exporter en vertu des accords de Tokyo sont de : 700 000 tonnes en 1941; 1 050 000 tonnes en 1942; 950 000 en 1943; 900 000 en 1944.
Amiral Decoux, A la barre de l’Indochine (1949) (Moï 172)

Les accords de Tokyo mentionnés ici sont certainement les accords Darlan-Kato de juillet 1941. Ces accords, signés suite à l’invasion japonaise de 1940, autorisent au régime de Vichy d’accorder plus de facilités aux armées japonaises en Indochine et en particulier de circuler librement au nord du Vietnam, à la frontière avec la Chine. Le passage révèle aussi une distribution généreuse de denrées agricoles. Decoux met donc en avant son excellent travail de négociateur ainsi que la richesse du pays sous son autorité. Encore une fois, le récit du narrateur contredit l’excès de zèle de Decoux. Ces accords réapparaissent dans une discussion qui a lieu lors d’une réunion de quartier auquel le narrateur assiste :

Trân, un journaliste invité à la réunion, intervint :
« La priorité des Français est de livrer du riz aux Japonais. Ils ont signé des accords.
– Des accords commerciaux ?
– Oui, des accords tout ce qu’il y a de plus commerciaux. […]
– A l’heure actuelle, les exportations de riz aux Japonais, il n’y a pas plus lucratif… », dit M. Hông.
Je m’indignai :
«  Vous voulez dire que les gens meurent de faim pendant que l’administration coloniale s’enrichit ? » (Moï 140-141)

Les personnages expliquent comment les paysans vietnamiens sont censés produire des quantités énormes de riz et s’ils n’en ont pas assez, ils doivent l’acheter au marché noir pour atteindre les quotas requis par le gouvernement. La soi-disant prospérité mise en avant par Decoux n’existe qu’au détriment des conditions de vie du peuple vietnamien.  Ainsi, en reprenant le discours de Decoux et en en montrant les fissures, Moï établit un récit de l’imaginaire décolonial. Elle reprend l’Histoire coloniale pour en montrer les faiblesses et y ajouter l’histoire de personnages de l’entre-deux et des minorités en situation subalterne.

3. Des personnages aux confins du normal

Moï raconte l’histoire d’un sculpteur qui fait une sorte de parcours initiatique au nord du Vietnam pour sauver son mariage, suite aux recommandations de sa femme et de sa mère. Il a aussi pour tâche de livrer des lettres à des combattants clandestins Viet Minh, qui sont des hommes rescapés de ces combats (Moï 15). Contrairement aux histoires de colonisation et de guerre du Vietnam, Moï ne choisit pas un côté du conflit et ne positionne pas clairement ses personnages du côté nord ou sud vietnamien. Son personnage principal n’a pas de nom et il voyage pendant tout le récit, ne s’installant jamais dans des zones politiquement marquées, et se déplaçant toujours dans le paysage vietnamien, sur la Route Coloniale 4. Située aux frontières entre le Vietnam et la Chine, cette route avait, à cette époque, une importance stratégique car elle était souvent l’objet de combats entre la France, la Chine, le Japon et le Viet-Minh. En l’utilisant comme toile de fond de son récit, Moï place son personnage principal dans un espace de transition continuelle entre différentes cultures et formations géopolitiques. Plus qu’une ligne physique, ce territoire frontalier réunit les expériences des minorités ethniques, les traumatismes des déserteurs, et le parcours initiatique du personnage principal. Le récit de son parcours sur la Route coloniale 4 commence par ces mots dans le chapitre 3 :

C’est donc la nomadisation programmée pour les hommes de trente-trois ans qui me projette sur cette route coloniale n°4 reliant Lang Son à Cao Bang. Au-delà s’étend la Chine. Je pénètre pour la première fois dans ces territoires peu fréquentés ; j’avance au pas, doutant de ma légitimité (Moï 25-26).

En utilisant les expressions « nomadisation » et « légitimité », Moï place son personnage principal dans un espace de transition, en mouvance, aux frontières des lois et de ce qui est raisonnable. Elle commence à l’inscrire dans son récit comme un être frontalier, comme Anzaldúa l’a défini, quelqu’un qui peut franchir et traverser les confins du ‘normal’15 » (Anzaldúa 25). En effet, le lecteur va vite découvrir un personnage de l’entre-deux, entre diverses traditions culturelles et artistiques, et différents systèmes de pensée et de spiritualité. Tout au long de l’histoire, de longues analepses éclairent la vie du narrateur avant son parcours sur la Route Coloniale 4. Fils unique d’une famille de fondeurs, il est tout d’abord élève au lycée francophone de Thang-Long, puis inscrit aux Beaux-Arts selon la volonté de son père qui pensait qu’« avec un fils sculpteur, il allait fournir à sa clientèle de nouveaux modèles de divinités» (Moï 155). Avant son départ en 1943 pour l’atelier de l’Ecole des Beaux-Arts, le narrateur, cédant « à la pression maternelle, accept[e] d’être « épousé » par celle qui est aujourd’hui, et pour le reste de [s]es jours, [s]a femme » (Moï 40). En hiver 1944, de retour à Hanoi, il est promu au « grade de chef d’atelier » suite à la mort de son père, et il devient « par le même fait le maître du culte des ancêtres » (Moï 67).  À première vue, le narrateur suit la tradition confucianiste du devoir filial. Dans le chapitre “Confucius and Confucianism” dans Confucianism and the family (1998)16, Wei Ming Tu définit la piété filiale comme une valeur confucéenne fondamentale et, explique que, d’après Confucius, la meilleure façon d’améliorer sa dignité et son identité est de ne pas s’éloigner de sa famille (13). Dans ces relations familiales, la mère joue un rôle essentiel de transmission du code confucéen (Slote 42-43). Ainsi, en acceptant le mariage arrangé par sa mère et en reprenant la fonderie de son père, le narrateur se conforme aux règles confucéennes.

Cependant, il repousse les limites de ce « normal » traditionnel confucéen. Tout d’abord, il est incapable d’avoir un héritier après sept ans de mariage avec sa femme. Les premiers signes de cette distance entre sa femme et lui apparaissent lorsqu’il décide de partir étudier à l’atelier un mois seulement après son mariage (Moï 40). Dans cet atelier, dirigé par le Français Antoine Jeanthet, le narrateur apprend à pratiquer l’art de la sculpture, et en particulier celle de portraits de modèles vivants, qui est la voie privilégiée par son professeur (Moï 42). Lors d’une discussion avec son modèle, Maï, une jeune vietnamienne du village de Phuc Lanh, le narrateur évoque l’importance de pratiquer une forme d’art occidental :

– En touchant à un art qui vient d’ailleurs, je suis forcé de me transposer dans un autre univers.
– Pourquoi dis-tu cela ? La sculpture existe bien depuis des millénaires en Orient aussi.
– La sculpture de divinités, uniquement. Avec des traits stéréotypés : on ne doit pas reconnaître le modèle.
– Tu veux dire : ce ne sont pas des portraits ?
– Jamais un dieu ne doit ressembler à un être humain.
– Tu as raison, vous êtes les premiers dans cet atelier à représenter des visages d’êtres de chair.
– De mon point de vue, c’est une révolution.
– Parce que cela n’a jamais été fait.
– Non, pas en Asie. La révolution, elle est là, dans cette destruction d’un tabou. (Moï 54)

En pratiquant l’art occidental, le narrateur est conscient de déconstruire les tabous imposés par des pratiques culturelles et religieuses asiatiques.  En entamant ce travail à l’atelier, il se distance petit à petit de l’entreprise familiale de fabrication de cloches et de divinités pour les pagodes et s’aventure dans des territoires peu fréquentés par son père et ses ancêtres. Cette étape lui permet de commencer à façonner une identité hybride entre différentes traditions culturelles et religieuses. Mais, cette immersion dans l’art européen n’est pas forcément libératrice. En effet, le narrateur dit : « Les études aux Beaux-Arts m’avaient inculqué des techniques fiables. Efficacement, j’ajustai mes gestes en les réadaptant à un style académique, lisse et sans danger » (Moï 178). Ainsi, de retour à Hanoi en 1944, l’art des Beaux-Arts l’emprisonne aussi dans une sorte de filet de sécurité. C’est peut-être pour cela que le narrateur choisit de travailler principalement sur des sculptures de rapaces. Le choix de ce sujet, « des rapaces, oiseaux qui se nourrissaient d’êtres vivants ou faibles » est sa « seule transgression » artistique (Moï 178). Cela l’inscrit dans les territoires frontaliers des pratiques artistiques à sa portée :

Je pataugeais dans des enclaves de transition, entre panthéon bouddhiste et oiseaux de proie, après un détour par Notre-Dame de Cochinchine. Je rompais avec les rites ancestraux avant d’aborder des rivages toujours inconnus et toujours périlleux, mais sans lesquels je ne pouvais respirer. (Moï 151)

Le narrateur est donc confronté à diverses traditions – asiatiques et européennes – et différents systèmes de pensée et de spiritualité – le catholicisme, le confucianisme, et le bouddhisme. Pour lui, rien n’est fixe dans la vie et il représente un être des territoires frontaliers, évoluant dans les limites des normes.

Enfin, en 1950, le voyage dans le haut Tonkin apparaît comme la dernière étape dans sa transformation en « être frontalier » :

J’avais vingt-six ans à l’époque, et j’ai trente-trois ans à présent. L’âge du Christ, dit mon voisin M. Hai, un catholique accordéoniste, employé à l’Institut de Géographie. Trente-trois ans : l’un des rendez-vous malfaisants avec l’étoile Kê Dô, si l’on se fie à la cosmomancie qui complète, d’après ma femme, la science des astres. (Moï 24)

Ce voyage est placé sous le signe d’une convergence entre des influences spirituelles, occidentales et orientales. De plus, bien que le narrateur accepte la tâche confiée par le frère aîné de sa femme, qui est de livrer des lettres à des combattants et collaborateurs clandestins Viet Minh (Moï 24), il ne le fait pas par devoir politique, idéologique, ou familial. Il dit avoir accepté par « curiosité » et parce que ce voyage le « rapproche des lieux où les rapaces se concentrent » (Moï 52). En effet, il refuse de prendre part aux conflits politiques. Cette prise de position se dessine dans les commentaires faits sur les vautours qui planent sur la Route Coloniale 4 : « l’oiseau, en voie de disparition, est connu pour son bec acéré […] Il se préoccupe peu de savoir que les carcasses sont celles de Français, de Marocains, d’Allemands ou de Vietnamiens » (Moï 53). A l’image de ces rapaces, le narrateur ne choisit aucun camp et partage la vie des indigènes et des clandestins de tous horizons.

Tout comme le narrateur, les déserteurs qu’il rencontre se trouvent dans un entre-deux géographique et politique. Le narrateur sympathise en particulier avec un Allemand, Andreas. Il est déserteur mais ses motivations ne sont pas vraiment décrites. Andreas explique brièvement :

Déserteur, ce n’est pas un joli mot, n’est-ce pas ? Cela sonne un peu comme lépreux ou chaude-pisse, non ? […] Un traître, quoi. Un type qui a trahi peut trahir encore.
Du jour au lendemain, ta vie bascule de la ville à la jungle. Tu ne sais pas si tu as vraiment choisi. Il y a un moment où tu ne fais que suivre la procédure, une fois qu’elle est engagée. (Moï 90)

Il indique aussi que ses nouveaux camarades, des clandestins vietnamiens, l’appellent Duc, ce qui signifie « vertu » et « allemand » (Moï 109). Ce surnom lui plaît car il lui permet de changer d’identité :

– Pouvoir changer d’identité, c’est une chance et une liberté. Andreas, là-bas, Duc ici. Démultiplier sa vie, n’est-ce pas le rêve de chacun ?
– La liberté, je ne peux pas affirmer si je l’ai gagnée au Vietnam, ou dans cette région plus spécifiquement. Par ici, nous sommes tous des étrangers. Je suis étranger parmi les étrangers et, en fin de compte, je m’y sens quand même domicilié. (Moï 109)

Dans cette période historique où tout le monde est l’étranger de quelqu’un et même l’ennemi de quelqu’un, Andreas trouve une forme de réconfort dans cet entre-deux identitaire au Vietnam. Andreas, comme le narrateur, correspond à un personnage de l’imaginaire décolonial décrit par Emma Pérez. Comme cela a été mentionné précédemment, l’imaginaire sert à décrire les identités fragmentées du colon et colonisé. Dans cet espace interstitiel, les identités de l’opprimé et de l’oppresseur sont constamment changeantes (Pérez 6-7). Andreas, étant allemand dans un contexte de Seconde Guerre Mondiale et de colonisation, pourrait être considéré comme un oppresseur. Cependant, dans ce récit, le lecteur sympathise avec ce personnage qui fait partie des marginaux et qui cherche une terre d’asile. De plus, Andreas se sent tout particulièrement proche des peuples indigènes, considérés comme des minorités ethniques asservies aux autorités vietnamiennes :

Tout le monde est étranger, ou presque. Même les Thô sont des étrangers, alors qu’ils sont nés sur ce sol. Je communique avec eux sur les choses les plus essentielles ; on s’entend très bien. En ville, c’est différent. Avec mes cheveux blonds, je suis l’Etranger. (Moï 110)

Andreas met en avant le statut précaire et ambigu des peuples indigènes du Vietnam. Parce que ces minorités ethniques vivent dans une situation subalterne, leur histoire s’est effacée derrière l’Histoire de la conquête du Vietnam. A travers le récit, le narrateur rencontre et suit des personnes de minorités ethniques pour survivre et trouver son chemin. Dans le chapitre 3, il dit : « à chaque relais dans les villages, où j’ai puisé vivres et informations, un Thô m’a livré les secrets de l’étape suivante » (Moï 28). En connectant des éléments du patrimoine culturel des minorités ethniques au récit des personnages clés, Moï indique son projet de faire connaître ces histoires subalternes, souvent oubliées de la littérature sur le Vietnam.

4. Héritage matriarcal et histoires subalternes

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Amiral Decoux s’appuyait sur la doctrine « Travail, Famille, Patrie » du maréchal Pétain et utilisait une rhétorique régionaliste promouvant le retour à la terre afin de rapprocher les valeurs françaises des valeurs confucéennes  (Jennings 170-171). Il faisait également appel aux traditions et rites vietnamiens pour endoctriner le peuple vietnamien et lui faire croire que la France avait une relation politique démocratique avec le Vietnam :

Decoux, ensuite, à travers un ensemble de pratiques et l’élaboration d’un nouveau discours sur le réductionnisme racial, mélangé à un folklorisme nostalgique, faisait activement la promotion d’un « retour » à toute une gamme de coutumes indochinoises – en réalité, l’invention d’un ensemble de traditions – sous la forme de chansons folkloriques, d’hymnes, ou de rituels du gouvernement (Jennings 155)17.

Anna Moï, dans son roman, va contredire la figure du patriarche Pétain, « image même de la Patrie » (Moï 50), protecteur de la nation, de la famille et de la terre, en menant son personnage principal vers un retour aux origines matriarcales du peuple vietnamien. En effet, quand le narrateur découvre la Route Coloniale 4 au début du roman, il décrit les spécificités du paysage à travers le prisme de légendes vietnamiennes :

La route qui longe la frontière chinoise ondule à travers un hérissement de pitons enracinés dans le marécage vert des rizières. Le plissement résulte, sans conteste, du combat entre le Génie de la Montagne et le Génie des Eaux, l’un déplaçant les collines et surélevant les montagnes pendant que l’autre déchaînait typhons et inondations. Les deux génies se disputaient l’amour de la princesse My-Châu, fille du fondateur du Vietnam- un roi des temps légendaires (Moï 26).

Le peuple vietnamien possède une légende de la création de la nation vietnamienne qui connecte les origines de la société vietnamienne à un système matriarcal. 

Selon Nguyên Van Ky, à l’origine du peuple vietnamien est l’union entre Lac Long, un enfant des dragons, et Au Co, une fée. Cent fils seraient nés de cette union : cinquante seraient restés dans les eaux avec Lac Long, et cinquante dans les montagnes avec leur mère, la fée. Ces enfants des montagnes, de l’héritage matriarcal, seraient devenus le peuple vietnamien (Nguyên 88). Le personnage principal connaît donc cette origine matriarcale du peuple vietnamien. Au lieu de faire un commentaire politique sur les conflits impliqués par cette route, le narrateur retourne aux mythes traditionnels et offre une nouvelle perspective du paysage et du peuple vietnamiens. Le peuple des montagnes de cette légende est associé aux minorités ethniques du Vietnam. Au Vietnam, à travers les époques et les différentes étapes de colonisation, le statut des minorités ethniques des hauts-plateaux a changé et, dans le discours du gouvernement vietnamien, elles ont souvent été opposées au peuple éduqué aux principes du Confucianisme. En effet, le gouvernement vietnamien de l’époque transmettait l’idée que ces barbares des hauts-plateaux mettaient en danger les pratiques supérieures des Vietnamiens éduqués et qu’il fallait éviter leur contact à tout prix (Cannon Hickey 154). Moï remet en question ce statut de paria des minorités ethniques, imposé par les autorités confucéennes et patriarcales. En donnant des détails sur les mythes fondateurs vietnamiens, Moï participe à l’imaginaire décolonial qui consiste à révéler les histoires subalternes qui avaient disparu derrière l’Histoire transmise par les conquérants. Ainsi, le narrateur rencontre et suit des personnes de minorités ethniques pour survivre et trouver son chemin. Dans le chapitre 3, au début de son parcours, il explique : « à chaque relais dans les villages, où j’ai puisé vivres et informations, un Thô m’a livré les secrets de l’étape suivante » (Moï 28).  Dans le haut Tonkin, au contact des clandestins et des minorités ethniques, le narrateur apprend la liberté. Il constate, au chapitre 17, la différence entre ses gestes académiques et les gestes ancestraux des minorités ethniques qu’il rencontre :

Tout le long de mon périple, j’ai inspecté les mains des Thô, très différentes de celles de nos études à l’École des Beaux-Arts. (…) Leur gestuelle spontanée, léguée par atavisme, est celle de la survie. À l’inverse, la transmission du geste esthétique conditionna mes mains à la préméditation. (Moï 112)

Dans sa vie quotidienne, entre confucianisme vietnamien et académisme français, le narrateur était prisonnier d’une « armature taillée à (s)es mesures » (Moï 112). Il se laissait contrôler par des enseignements rigides, et n’osait pas « agir sans craindre de faillir » (Moï 112). Mais, au contact de ces différentes personnes de l’entre-deux et sur ce parcours hostile de la Route Coloniale 4, il se sent « plus indemne que jamais, immunisé par un sentiment de liberté illimitée » (Moï 113).

De plus, la rencontre la plus importante dans son parcours initiatique a lieu à la fin de son périple, quand il suit une femme H’mong dans la vallée :

Je l’ai suivie ; je n’ai pas pu faire autrement. Elle dit « Viens » avec une intonation familière, que je reconnais – celle de l’enfance. J’obéis, par un réflexe d’obéissance aveugle à un enfant, légitime détenteur des clés du paradis perdu (…) La femme suit un tracé prédéterminé connu de nul autre. (Moï 183)

Lorsqu’il redécouvre son pays, sa nature et son peuple, il se rapproche enfin d’une connaissance authentique de lui-même. Cette femme H’mong représente le lien à sa terre natale et aux traditions ancestrales ; elle le ramène donc à un sens d’innocence et de tranquillité. Elle l’aide à trouver ce qu’il a cherché depuis le début du roman : un retour aux origines, à une vie plus proche du rythme de la nature, avant que toute forme de hiérarchie sociale ou politique soit établie par des pouvoirs ou doctrines étrangers. Le texte de Moï suggère ainsi que, pour comprendre complètement le concept d’identité vietnamienne, un mouvement entre le passé et le présent et entre les influences orientales et occidentales doit s’accompagner d’une recherche sur les origines vietnamiennes matriarcales. En conclusion à son cheminement dans le haut Tonkin, le narrateur remarque :

Pendant le long cheminement, on a oublié quel était le sens de tout cela, et quel trésor pouvait être enseveli au fond de la vallée. On a suivi, sans le faire exprès, une femme qui connaissait les secrets de l’eau et de l’irrigation […] Dans la grimpée, le souffle hachuré ne favorise pas la méditation. On prend prétexte de l’emballement cardiaque pour s’asseoir et contempler l’ignition de la vallée sous les derniers rayons du soleil. L’éblouissement est passager, juste le temps de l’éclosion d’une pensée fugitive : et si ce vert étincelant était la couleur d’un or extrêmement précieux ? […] Ma mission est terminée (Moï 186)

Conclusion

Le parcours du personnage principal représente le passage de l’Histoire et des différents événements politiques et socio-culturels qui ont affecté le Vietnam. Avec tous ces différents convergences et conflits, l’identité du Vietnam a été remodelée et définie par de nombreuses autorités occidentales et orientales, et la culture du Vietnam a été affectée par le capitalisme et la colonisation. Cependant, pour être capable de redécouvrir l’identité transnationale du Vietnam, on doit commencer par un processus décolonial, en suivant les mouvements des minorités ethniques et en évaluant constamment les images préconçues du Vietnam.

Dans son deuxième roman, Rapaces, Anna Moï relate une histoire de l’imaginaire décolonial: elle déconstruit le discours colonial tout en présentant une nouvelle histoire du peuple vietnamien, entre traditions confucéennes et héritage matriarcal. Ce travail sur les minorités ethniques et sur les entre-deux historiques et socio-culturels est au centre de son corpus littéraire et de sa vocation d’écrivaine. En effet, lorsqu’elle a choisi son nom de plume « Anna Moï », elle a opté pour la dénomination politiquement incorrecte de « Moï », qui fait référence de manière péjorative aux minorités ethniques, et « Anna » qui peut être associé à l’An-nam, «Tranquillité – sud » en vietnamien. Avec ce nom, elle s’identifie comme une écrivaine de la conscience métissée, sans cesse à la recherche de nouveaux territoires frontaliers des identités franco-vietnamiennes.


Notes

1 ANZALDÚA Gloria, Borderlands, La Frontera (4th edition), San Francisco, Aunt Lute Books, 2007.

2Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

3 – Ibid., p. 25: « borders are set up to define the places that are safe and unsafe, to distinguish us from them. A border is a dividing line, a narrow strip along a steep edge. A borderland is a vague and undetermined place created by the emotional residue of an unnatural boundary. It is in a constant state of transition ».

4 – Ibid., p. 25: « those who cross over, pass over, or go through the confines of the ‘normal’ ».

5 – Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

6 – Le terme “histoire subalterne” est comprise ici comme l’histoire des peuples et minorités colonisés.

7 – Op.cit., p.XV: « History, after all, is the story of the conquerors, those who have won. The vanquished disappear ».

8 – MINÉ Eric, « L’Extrême-Orient : une passion française », SOUKHA éditions, mars 2013, http://www.soukha-editions.fr/livre/a-la-barre-de-lindochine/

9 – PINTO Roger, « Decoux. A la barre de l’Indochine », Politique étrangère, 1949, n°6, pp. 581-584.

10 – COMPAGNON, Antoine, La seconde main, Paris, Editions du Seuil, 1979.

11 – COOPER Nicola, France in Indochina, Colonial Encounters, Oxford/ New York, Berg, 2001.

12 – Ibid., p23: « France, rather than being represented as yet another aggressor, is treated […] as a protector. Conquest becomes pacification, war becomes protection. »

13 – JENNINGS Eric, Vichy in the Tropics. Stanford, Stanford University Press, 2001.

14 – Ibid., p.130: « He was the savior and preserver of France, and embodied its flag. (…) By virtue of his age, his peasant origins, his experience, his victory at Verdun, and also his new slogan “Travail, Famille, Patrie” – which corresponded admirably with the profound and traditionalist aspirations for the masses, and fit unexpectedly well into Confucian philosophy- Pétain, one must admit, received from the outset the respect and admiration of Indochinese peoples ».

15 – Ibid., p. 25: « those who cross over, pass over, or go through the confines of the ‘normal’ ».

16 – WEI Ming Tu, « Confucius and Confucianism», dans SLOTE Walter H. et DE VOS George A. (sous la dir. de), Confucianism and the family, Albany, State University of New York Press, 1998.

17 – Op.cit., p.155: « Decoux, then, through a set of praxes and through the elaboration of a new discourse of racial reductionism blended with nostalgic folklorism, actively promoted a “return” to a wide range of Indochinese customs – in reality the invention of a set of traditions – be they in the form of folk songs, anthems, or rituals of government ».


Bibliographie

ANZALDÚA Gloria, Borderlands, La Frontera (4th edition), San Francisco, Aunt Lute Books, 2007, 300 pages.

BRADLEY Mark Philip, Vietnam at war, Oxford, Oxford University Press, 2012, 252 pages.

CANNON HICKEY Gerald, Sons of the Mountains: Ethnohistory of the Vietnamese Central Highlands to 1954, New Haven and London, Yale University Press, 1982, 512 pages.

COMPAGNON, Antoine, La seconde main, Paris, Editions du Seuil, 1979, 426 pages.

COOPER Nicola, France in Indochina, Colonial Encounters, Oxford/ New York, Berg, 2001, 224 pages.

JENNINGS Eric, Vichy in the Tropics. Stanford, Stanford University Press, 2001, 328 pages.

MINÉ Eric, « L’Extrême-Orient : une passion française », SOUKHA éditions, mars 2013, http://www.soukha-editions.fr/livre/a-la-barre-de-lindochine/

MOÏ Anna, Rapaces, Paris : Gallimard, 2005, 191 pages.

NGUYÊN Van Ky, « Rethinking the Status of Vietnamese Women in Folklore and Oral History », dans BOUSQUET Gisèle et BROCHEUX Pierre (sous la dir. de), Viêt Nam Exposé : French Scholarship on Twentieth-Century Vietnamese Society,  Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2002, 488 pages.

Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999, 208 pages.

PINTO Roger, « Decoux. A la barre de l’Indochine », Politique étrangère, 1949, n°6, pp. 581-584.
SLOTE Walter H., « Psychocultural Dynamics within the Confucian family », dans SLOTE Walter H. et DE VOS George A. (sous la dir. de), Confucianism and the family, Albany, State University of New York Press, 1998, 406 pages.
WEI Ming Tu, « Confucius and Confucianism», dans SLOTE Walter H. et DE VOS George A. (sous la dir. de), Confucianism and the family, Albany, State University of New York Press, 1998, 406 pages.

Édition et Rédaction du numéro 9

Marion CAUDEBEC, Doctorante en Lettres Modernes, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université du Québec à Montréal

Sarah CONIL, Doctorante en Littérature Comparée, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Aurélie FATIN, Doctorante en Arts Plastiques, Université Toulouse- Jean Jaurès.

Marion LE TORRIVELLEC, Doctorante en Arts Plastiques, Université Toulouse- Jean Jaurès.

Julie MARTIN, Doctorante en Arts et Sciences de l’art, Université Toulouse – Jean Jaurès.

Agatha MOHRING, Doctorante en Langues et Littérature étrangères, Université Toulouse – Jean Jaurès.

 

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