Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

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Lieux de l’œuvrer, œuvre(s) du lieu

Aurélie FATIN

Aurélie Fatin est plasticienne et doctorante en arts plastiques au Laboratoire LLA-CREATIS (UT2J). Elle enseigne également au département Arts plastiques-Design. Sa thèse porte sur la notion d’intermédiaire dans les dispositifs artistiques contemporains, elle y interroge les notions d’écart, de rapport à l’autre, de réception.
aureliefatin@gmail.com

Pour citer cet article : Fatin, Aurélie, « Lieux de l’œuvrer, œuvre(s) du lieu », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-de-loeuvrer-oeuvres-du-lieu/>.

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Résumé

Cette réflexion retrace l’itinéraire de l’œuvre et de son processus d’effectuation depuis l’atelier jusqu’aux différents lieux de monstration traversés et habités. Elle s’appuie sur la pensée du philosophe Michel Guérin, plus particulièrement son concept de topoïetique et propose une lecture du lieu de l’œuvre comme parergon.

Mots-clés : Atelier – Installation – Œuvre – Œuvrer – Corps – Atopie – Espace – Lieu – Nomadisme – Parergon – Topoïetique – Organique

Abstract

This thinking retraces the itinerary of artwork and process of making from the studio of artist to places of exhibition that it inhabit and cross. It is based on the thought developped by the philosopher Michel Guérin, especially the concept of « topoïétique » and offers an approach of place of artwork as a paregon.

Keywords: Studio – Worshop – Art installation – Artwork – Body – Space – Place – Nomadism – Organic


Sommaire

Introduction
1. Pour une définition de l’atelier
2. Les lieux de la praxis
3. Parergon
4. L’installation, une forme transposable, transportable, fragmentable, hybride ?
5. Quand l’œuvre fait de tout lieu son lieu propre, se l’approprie
Conclusion
Notes
Bibliographie
Webographie

Introduction

Toute œuvre naît dans un lieu, y prend corps, vient s’y incarner : œuvre littéraire, œuvre plastique ou encore musicale. Si elle n’émane pas que de l’espace qui a accueilli son créateur lors de sa gestation, il n’en reste pas moins que sa naissance a eu lieu quelque part avant de migrer. En effet, toute création est amenée à des déplacements et traverse donc divers lieux1. Le tout premier de ces lieux, et non le moindre, c’est l’atelier. Reste cependant à savoir à quoi tient cet atelier ? À y regarder de près, le terme, pourtant commun, revêt nombre de réalités. Mon objet ici, ne sera cependant pas d’en faire un inventaire exhaustif mais bien de prendre appui sur ce lieu comme originaire de l’œuvre – puisqu’il la voit naître – et ainsi d’envisager les relations qu’entretiennent certains dispositifs plastiques avec les lieux qu’ils traversent.

Cette réflexion sera menée à l’aune d’une pratique plastique personnelle envisagée au prisme des références artistiques qui l’ont nourrie et la nourrissent toujours et en relation avec la philosophie pragmatique développée par John Dewey. En 1934, paraît en effet aux Etats-Unis, L’art comme expérience. Le philosophe y développe une vision de l’art basée sur l’expérience esthétique, tant celle du créateur que celle du spectateur ou regardeur… La pensée du philosophe est nourricière au sens où elle propose une esthétique toute pragmatique qui a le mérite de remettre en cause un certain nombre des mythes qui ont cours encore aujourd’hui. Pour n’en citer que quelques-uns, ceux du génie artistique, de la muséification, ou encore du statut de l’œuvre, feront partie des aspects traités dans cet article, où j’entends aborder les œuvres non pas seulement en tant que fin, résultat, mais aussi et surtout comme processus d’effectuation, comme faire, comme œuvrer. En effet, nous nous situerons ici dans une démarche où la recherche théorique et la pratique sont inextricablement liées et résonnent l’une avec l’autre.

Pour terminer cette introduction, précisons que notre champ de recherche s’attachera plus spécifiquement au médium — ou genre — de l’installation. Car c’est ici la question que nous voulons aborder : quelles sont les relations spécifiques de l’installation aux lieux et que cela nous révèle t-il d’un rapport contemporain au lieu ?

1. Pour une définition de l’atelier

Des ateliers des siècles passés, qui rassemblent maîtres et apprentis, au lieu des mondanités et du travail artistique figuré par Gustave Courbet dans son Atelier du Peintre. Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale, en passant par le cabinet de travail solitaire, l’atelier à demeure ou encore la quasi entreprise où l’artiste conçoit, reçoit, collabore (Andy Warhol et la Factory, l’Olafur Eliasson Studio, l’Acconci Studio pour ne citer qu’eux), ce lieu qu’est l’atelier existe par et pour l’artiste et l’œuvre qu’il y déploie. Il recouvre ainsi autant de physionomies que l’artiste revêt de figures. Il n’y a alors pas une mais des définitions de l’atelier, chacune aussi singulière que la pratique qui s’y enracine et s’y tisse au fil des années.

Cependant, et malgré la diversité des modèles que nous pourrions dégager, tentons une caractérisation : l’atelier a toujours été et est toujours un lieu où se cristallisent la création, l’artiste, l’œuvre et le monde extérieur2. Cela nous permet de montrer en quoi la dénomination et le modèle d’atelier choisi par l’artiste nous informent sur son processus d’effectuation. Le lieu de l’œuvrer a donc une influence sur l’œuvre, au sens de production mais aussi au sens d’un ensemble de productions. Nous choisirons alors de considérer l’atelier comme le lieu — premier ou non — où se joue la praxis3. Nous insistons sur le terme « jouer », car cette praxis n’a pas seulement lieu, mais se donne aussi à voir dans ce lieu de l’œuvrer.

S’il pourra peut-être paraître vague, partant de la diversité des modèles et tentant de les rassembler tous, ce postulat présente l’avantage d’envisager aussi l’atelier comme un lieu que l’artiste occuperait temporairement voire de manière très éphémère, mais dans lequel il aurait un jeu à jouer, celui de sa pratique. En d’autres termes, l’atelier n’est pas seulement un luxe, un refuge, un espace dans lequel l’artiste se retire loin du monde et crée d’une manière toute détachée de ce dernier, mais un lieu dans lequel il éprouve le monde, c’est-à-dire, où il expérimente son être au monde par le lieu qu’il occupe, habite, interprète. L’atelier n’a donc rien d’anodin dans une pratique artistique car, ainsi que l’écrit Elisabetta Orsini dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’atelier, « [la] pièce du moi et l’espace tangible de l’atelier d’art – se superposent pour former une unique configuration spatiale, qui les rend inséparables4.» Ce lieu où s’expérimente la pratique a une influence indéniable sur la production.

En 1973, à la mort de son mari, Louise Bourgeois investit la totalité de la maison qu’ils ont achetée ensemble des décennies auparavant comme atelier et crée ce qui est considéré comme sa première installation, La destruction du père (1974). Cette propagation de l’œuvre à l’ensemble de l’espace de la maison semble apporter une première respiration spatiale à l’artiste. De cette superposition entre espace de vie et espace de travail, l’artiste gardera le rapport aux différentes pièces de la maison (Red room parent’s, 1994), et la relation au lieu habité sera présent matériellement par l’intégration d’objets quotidiens, ordinaires et personnels (vêtements, flacons de parfum, mobilier). L’échelle de ses œuvres ne changera pourtant de manière significative que dans les années 80 lorsqu’elle installe son atelier dans une ancienne manufacture de tissu. Elle peut enfin donner à sa pratique les dimensions architecturales longtemps désirées : « Je voulais constituer un espace réel dans lequel on puisse entrer et se déplacer5 » dit-elle en effet. C’est suite à ce déplacement que prend naissance la série des Cells. Ces environnements clos sur eux-mêmes, réalisés entre 1989 et 2008, au sein desquels on peut parfois pénétrer, sont révélateurs du lien étroit que l’artiste entretient avec la maison comme espace clos, confiné. Ces lieux où se fait le travail créateur impactent donc la pratique et les formes qui en découlent. Ce sont ces contraintes inhérentes au lieu qui, au sein d’une pratique personnelle, viennent informer les productions.

Mes installations subissent ou, plus exactement, elles « font avec » le lieu. En effet, ma pratique actuelle prend appui à l’origine dans un studio de quinze mètres carrés. Dès lors, les contraintes imposées par le lieu modèlent une certaine forme installative : suspendues à une mezzanine, et tendues entre les murs de cet « atelier » qui est aussi mon lieu de vie, mes premières installations sont de simples parois qui scindent l’espace. Puis j’accède à un atelier dédié à la seule pratique. Ce qui se met alors peu à peu en place, ce sont des installations qui s’étendent dans les trois dimensions et qui s’installent de manière proliférante dans l’espace mais aussi dans la durée. Cette durée permet l’appropriation. Je m’installe donc et me sers de l’espace comme support et comme cadre. Un autre point pourtant impose ces contraintes : mon atelier est un lieu de passage ; les uns entrent, les autres sortent, sans discontinuer, puisque l’atelier que j’occupe est encore le chemin le plus court pour aller au leur. Mes installations se développent alors comme des espaces de protection, cabanes, tentes, antres précaires, refuges fragiles. Pourtant, à mesure que je m’installe, l’habitude étant prise, les passages sont de plus en plus fréquents. Mon travail s’en voit affecté, plus rien n’avance, plus rien ne naît… Il me faut alors intégrer à ma démarche cette contrainte, l’envisager comme génératrice de sens et de forme. Je conçois En découdre : faire peau neuveHabitat, comme un processus né de la contrainte que m’impose ce lieu si particulier. Le lieu, avec ses caractéristiques spatiales, physiques, les contraintes qu’il impose humainement vient alors informer – au double sens de donner du sens et de faire forme – l’installation. Les personnes qui passent sont en effet invitées à porter un coup de ciseaux dans les fripes que je porte dans l’atelier, venant ainsi tester les limites du lieu à soi, et le développement des stratégies quant au lieu subi. L’atelier est filmé, le processus de création mis en scène.

Le corps s’assimile à l’atelier, traversé voire envahi par la présence de l’autre, qui n’est pas toujours le bienvenu et finalement agresse. La production qui en découle est alors significative du corps pénétré, agressé, perturbé : l’installation se compose d’un assemblage sommaire (sutures et épinglage) de lambeaux de vêtements, et c’est le rapport à l’atelier qui est formalisé, car :

[…] pénétrer dans [l’atelier] ne signifie pas seulement venir se heurter au corps de l’artiste, pénétrer dans le champ d’action de ses mouvements physiques, mais aussi entrer dans l’œuvre, en interférant avec le geste qui la produit. Si l’espace de l’atelier arrive à coïncider avec le corps de l’artiste, envahir le périmètre de la pièce équivaut à s’avancer outre les confins de l’épiderme […] et à s’enfoncer dans son corps6.

Le lieu, le corps de l’artiste, ainsi que la pratique et les productions qui en émanent entretiennent des liens étroits, qui sont parfois à la limite de l’adhérence. Le lieu, a fortiori celui où naît et se déroule la création, a toujours partie liée avec la production artistique à laquelle il a permis d’avoir lieu et de prendre corps. Cela nous amène cependant à poser la question suivante : l’œuvre, en tant que résultat d’un œuvrer, est-elle attachée au lieu qui l’a vu naître ou est-elle transposable ?

2. Les lieux de la praxis

Dès lors que l’atelier est envisagé comme le lieu de la praxis, il peut être partout. Dans son article « Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques », Sophie Cassagnes-Brouquet souligne que l’atelier est, dès l’époque médiévale :

À la fois, cellule de base de la création et espace de formation des artistes, cette conception doit aussi composer avec la mobilité des artistes. En effet, si certains créateurs passent toute leur carrière dans la même ville, voire dans la même boutique, les ateliers sont aussi très souvent itinérants, en particulier pour les métiers de la construction tels que la maçonnerie, la sculpture et la peinture murale. La définition de l’atelier devient alors beaucoup plus ambiguë puisque, pour certains auteurs, elle s’associe à celle de chantier, par essence mouvant et temporaire7.

Ceci nous montre alors que la pratique peut se déployer dans d’autres espaces que l’atelier, c’est-à-dire dans le cadre de chantiers, ce qui n’est pas sans résonance avec de nombreuses pratiques contemporaines qui prennent corps dans d’autres lieux, d’autres espaces. Aux chantiers qu’évoque Sophie Cassagnes-Brouquet, on peut associer des lieux autres : musées, galeries, sites naturels et urbains font aussi office d’ateliers externalisés. Nous nous inscrivons alors dans le sillon de la topoïétique8, concept forgé par l’ajout ou plus exactement par la mise en évidence de la dimension topique de l’analyse poïétique. Selon cette approche, développée par le philosophe Michel Guérin, « [bien] penser (ou penser complètement), la « poïétique » suppose qu’on prenne en charge la considération topique, non comme un caractère adventice, mais comme un trait essentiel de la poïesis9

Jusqu’ici notre réflexion s’est orientée toute entière autour de la question du processus d’effectuation, de l’acte créateur et du rapport au lieu où celui-ci s’origine, l’atelier. Ce dernier, tout à la fois mental, physique, émotionnel, social, est en effet, le lieu au sein duquel l’artiste crée. Or, « [créer] veut dire : donner lieu [au lieu]10». Ce qui nous laisse à penser l’itinérance des « œuvres », c’est-à-dire leur déplacement, leur potentiel d’appropriation d’espaces successifs : de l’atelier aux espaces d’exposition et de monstration, les œuvres, (tout du moins la plupart) sous l’impulsion d’une réalité indéniable qu’est le « marché de l’art » et la nécessité de la monstration, sont déplacées, replacées et recontextualisées. Comment alors ne pas penser à une certaine dénaturation ? Puisqu’en effet, toute œuvre est produite au sein d’un lieu qui devient son lieu propre, c’est-à-dire un espace qu’elle s’approprie tout en s’en imprégnant, se peut-il alors qu’elle ne soit pas arrachée à sa vérité ou tout du moins amputée d’une partie de celle-ci lorsqu’elle est déplacée ? Dans les années 70, Buren déclare :

Il n’y a plus d’architecture propre à la peinture/à l’œuvre d’art (il n’y a plus d’histoire propre à la peinture/à l’œuvre d’art) qui puisse se concevoir sans passer obligatoirement par l’architecture propre au lieu où elle est exposée. D’où l’impossibilité de concevoir une œuvre en dehors du lieu où elle sera exhibée. D’où l’inutilité de l’atelier d’artiste et l’absurdité de sa survivance11.

Pour l’artiste, qui à l’époque débute sa carrière, toute œuvre, doit être in situ. C’est-à-dire pensée pour un lieu à l’exclusion de tous les autres. Cette dimension est parfaitement illustrée par T III 3312, une série d’affichages sauvages réalisés en avril 1968, à Paris « sans invitation, ni support de galerie13 » car elle perd alors sa vérité, son sens, laisse une partie de son histoire, de ce qu’a voulu l’artiste, en se déplaçant. Dans cette optique en effet, l’œuvre n’est pas transposable. Ou si elle l’est, cela entraîne la nécessité que les lieux d’exposition soient tous strictement identiques, mais alors s’attacher au lieu du faire, et faire avec n’aurait plus aucun sens.

Soulignons que la prise de position de Buren s’inscrit dans les courants qui agitent les années 60 : les artistes occidentaux inscrivent leurs démarches dans des « zones intermédiaires entre l’art et la vie14 » questionnant à la suite des avant-gardes du début du siècle la frontière entre un art sacralisé par l’institution muséale et un art qui s’inscrit dans l’espace au sens large (nature, espace public, etc…). Buren théoricien, remet en cause l’autonomie de l’œuvre d’art et proclame donc que l’art doit être in situ ou ne doit pas être, et que son atelier est la rue. Compte tenu de la carrière de l’artiste aujourd’hui, on s’interroge cependant… Nous pouvons nous rassurer par la révision qu’il fait lui-même de cette obligation dès 1975, à la faveur de ses Cabanes éclatées : il admet en effet la possibilité de « travaux situés », c’est-à-dire d’œuvres qui peuvent se déplacer, être réinstallées ailleurs, sans pour autant que l’environnement s’en voit ignoré. Mobiles, donc, ce ne sont pas pour autant, apprend-on sur le site consacré à la Monumenta de Buren (2012), « des œuvres qui peuvent s’accrocher “n’importe où” insiste Daniel Buren, et on retrouve là sa lutte contre la “soi-disant autonomie de l’œuvre d’art” ; il y a bien une règle du jeu à suivre et un type d’espace à adopter, ce sont des travaux mobiles dont on peut voir différentes combinaisons, différentes versions15».

Si la position du Buren des débuts est louable, elle n’en reste cependant pas moins discutable : l’artiste accédant rapidement à la notoriété peut en effet se permettre de telles affirmations péremptoires et exclusives quant à ce qu’est ou doit être l’œuvre. Il nous semble cependant plus pertinent de suivre la voie ouverte par Michel Guérin, parce que nettement moins sclérosante et normative. Le philosophe affirme en effet :

L’œuvre, sans doute, “fait symbole”. Toutefois, les parties qu’ainsi elle rassemble ne sont pas contiguës mais continues, ce qui signifie qu’elles appartiennent au même tout vivant de l’œuvre, loin qu’elles s’y trouvent juxtaposées comme des corps étrangers. L’œuvre se met en œuvre (en place) en tant qu’elle s’approprie un espace qui ne lui préexiste pas, mais qu’elle produit en se produisant elle-même. Toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace16.

Il nous semble, en effet, que cette assertion est particulièrement riche lorsque l’on choisit de s’attacher à la forme de l’installation, puisque peuvent alors être envisagées les reconfigurations, déconstructions, reconstructions. Mais nous allons y revenir. Pour le moment, et à la lumière des propos de Buren, auxquels nous n’adhérons pas, il nous reste à envisager alors quel rôle joue le lieu originaire dans l’œuvrer.

3. Parergon

Que ce soit à demeure ou dans un espace qui lui est dédié, la pratique existe aussi autrement que dans l’esprit de l’artiste : sur des croquis, plans, carnets, à l’extrême, dans les accidents, rebuts, travaux en cours, objets récupérés et qui s’intègrent ou non à ce qui est finalement montré, c’est‑à-dire l’œuvre, au sens de résultat d’un œuvrer. Ce qui se met en place dans l’œuvre, c’est toujours un monde, que l’artiste/l’œuvre emmène, un monde qu’il/qu’elle donne à voir, un univers singulier qui se construit. Tatiana Trouvé nous dit d’ailleurs : « Même si je pense qu’il n’y a pas à proprement parler une méthode de travail, cela n’existe pas. Pour moi le travail ne repose pas sur l’invention d’une méthode mais sur la constitution d’un univers17. » Ce que l’œuvre renferme, c’est bien l’œuvrer, le faire et le vécu. Ni intérieur ni extérieur, l’atelier, le lieu de la praxis, le lieu où l’installation se met en place, est alors parergon, au même titre que le cadre l’est pour une peinture, ou encore comme le sont le titre et le discours sur l’œuvre en général.

Développé par Derrida, dans La Vérité en peinture, le parergon sert à donner lieu à l’œuvre. Il « vient contre, à côté et en plus de l’ ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’à-bord18. » Il fixe l’œuvre et, en même temps, la met en mouvement. Michel Rémy, citant Derrida, nous éclaire19 : « (le parergon) se détache à la fois de l’ergon (ou œuvre) et du milieu « comme une figure sur un fond ». Mais, continue (Derrida), « il ne s’en détache pas comme l’œuvre. Elle se détache aussi sur un fond. Le cadre parergonal se détache, lui, sur deux fonds, mais par rapport à chacun de ces deux fonds, il se fond dans l’autre20. »

L’analyse dérridienne s’applique en tout premier lieu à la peinture, mais il nous semble que le concept est pourtant tout à fait opératoire s’agissant de comprendre l’installation. C’est bien dire aussi quelle est l’implication particulière du lieu dans les installations. Ni simplement sujet, moyen ou terrain de l’expérience plastique, le lieu tout à la fois intérieur et extérieur, s’il est contenu dans l’œuvre, contient tout autant l’œuvrer. Il existe néanmoins différentes manières d’impliquer le/les lieux dans l’œuvrer et de le/les donner à voir dans leur aboutissement. Notre attention s’attachera essentiellement à des installations qui entrent en résonance avec des productions personnelles du point de vue de leur caractère organique, ceci passant par l’utilisation de « solides souples », des matériaux qui ont « pour propriété essentielle une flexibilité permanente qui permet de les assembler par intrication mutuelle. On les utilise en plaques (écorce, cuir, tissus réunis par des liens) ou en éléments allongés (lamelles, brins et fils) dont l’enchevêtrement assure la cohésion. Ils sont tous empruntés aux solides fibreux […]21».

4. L’installation, une forme transposable, transportable, fragmentable, hybride ?

Comme nous l’avons souligné, la terminologie de Buren comporte un aspect relativement réducteur ou (dé)limitant. Sa définition de l’œuvre comme devant être in situ ou ne pas être, si elle porte en elle toute l’ardeur qui agita le milieu artistique des années 60 et 70, apparaît cependant assez discriminante, voire normalisante car excluant un grand nombre de créateurs et de productions de la sphère — (con)sacrée — de l’Art. En revanche, la notion de « travail situé » peut, elle, être opératoire, mais avec précaution : les contraintes que Buren y accole n’ont effectivement pour but que de qualifier ses propres productions. Or, il semblerait que tout travail soit situé, d’autant plus lorsque nous parlons d’installations car, ainsi que le souligne Itzhak Golberg22 :

L’espace de l’installation n’est pas uniquement envisagé littéralement dans sa qualité première, physique. Il s’agit de réfléchir sur la notion de lieu ou de site à travers l’ensemble des paramètres, réels ou imaginaires, qu’il réunit afin d’arriver à ce que Georges Didi-Huberman définit comme l’invention du lieu et où écrit-il « l’extension visible de l’espace fait place, désormais, à l’intensité visuelle d’un lieu23 ». L’installation devient une « œuvre d’art plastique qui n’est pas définissable en termes de ses dimensions ostensibles et mesurables, mais plutôt en termes d’une somme de relations éphémères, intangibles et inextricables qu’elle forge avec l’environnement24 ». On pourrait même parler d’une « anthropologie de l’espace » qui réunirait des études portant d’une part sur l’espace comme produit, et sa production ; d’autre part sur l’usage, les aspects pratiques et symboliques, producteurs eux aussi d’espaces, ou plutôt de lieux, de territoires25.

Il sera alors peut-être pertinent, afin de se prémunir de toute assignation plus ou moins asphyxiante quant au processus créatif, de se rapprocher de la posture barthésienne d’ « atopie » qu’il définit ainsi : « L’atopie, Fiché : je suis fiché, assigné à un lieu (intellectuel), à une résidence de caste (sinon de classe). Contre quoi une seule doctrine intérieure : celle de l’atopie (de l’habitacle en dérive). L’atopie est supérieure à l’utopie (l’utopie est réactive, tactique, littéraire, elle procède du sens et le fait marcher)26 ».

Ce qu’il faut entendre là, c’est la dimension proprement créative et le refus de s’assigner à un lieu, une place qui restreignent, cloisonnent. Car dès lors qu’il s’agit de réfléchir à ce que nous nommons « installation », catégorie qui « décloisonne les disciplines et brouille la séparation entre le cadre muséal et l’espace de la vie27 », la posture barthésienne d’atopie semble de mise. En effet, par son caractère mobile, hybride, fragmentable :

Cette technique ou ce genre entretient des liens avec tous les développements artistiques qui traversent le paysage esthétique de la seconde partie de XXè siècle. […] l’installation additionne ses exigences propres aux modifications apportées par les diverses avant-gardes. Ce cousinage, pour ne pas dire ces relations incestueuses, entre l’installation et les différents mouvements avec leur principes constitutifs, ne facilite pas sa définition. […] Dans la veine de l’éclatement des catégories artistiques, l’installation ne constitue pas un genre en soi, mais témoigne de l’hybridation des pratiques plastiques28.

Notre approche s’attachera donc plus à l’utilisation de certains matériaux, envisagés dans leur potentiel plastique et les effets engendrés par celui-ci, qu’à une typologie d’installation. Prenant comme point d’achoppement ma propre pratique et les productions qui en découlent, force sera de constater qu’il s’agit bien souvent de « faire atelier » avec le lieu qui accueille ces productions afin, en définitive, de pouvoir faire corps avec, y adhérer : je m’y installe pendant plusieurs jours, tente de m’approprier l’espace, de le faire mien par l’adaptation du dispositif au lieu. J’y tisse des toiles, des réseaux, ou plutôt les étend, forme, déforme, reforme des membranes, les fais proliférer. Le dispositif est stoppé le temps de l’exposition ; l’œuvrer se suspend et reste en attente d’un nouveau départ. Un même dispositif se nourrit ainsi au fil des monstrations de ce qu’il emporte des lieux traversés : les formes se modifient sensiblement, la taille aussi, et s’ajustent aux lieux d’exposition successifs. Ainsi, les installations constituées principalement de « solides souples », ont cette particularité de pouvoir s’adapter au lieu, faire corps avec ce lieu semble être l’une de leurs propriétés. Les caractéristiques de ces matériaux permettent en effet une adaptation au cadre qui accueille, reçoit, leur potentiel plastique ayant par ailleurs dès l’origine cette quasi impossibilité à être figée, donc une grande malléabilité. Si le processus et le lieu d’origine informent l’œuvrer et par là l’œuvre, le matériau a donc également une grande part à jouer dans l’étude de ce qui informe.

5. Quand l’œuvre fait de tout lieu son lieu propre, se l’approprie

Les solides souples se déforment et leur agencement ne saurait être fixe, figé, arrêté, à moins qu’un autre matériau adjoint ne vienne stopper ce potentiel d’évolution : étirement, affaissement, tension, suspension se verraient alors comme pétrifiés, l’instabilité serait alors pérennisée, réifiée. Ce potentiel du matériau souple (textile, fils, lycra), c’est-à-dire sa flexibilité, sa ductilité, est pourtant ce qui permet aux installations auxquelles ces matériaux fournissent la matière première, d’adhérer à différents espaces, de se réagencer, s’adapter, se reconfigurer sans pour autant que la « vérité » de l’œuvre, ou, pour employer un autre mot, l’intention n’en soit changée. Ainsi, La Bruja 1, installation de Cildo Meireles, a connu diverses configurations qui pourtant ne nous empêchent pas de saisir les contours de l’œuvre.

Présentée pour la première fois en 1981 à la Biennale de São Paulo, La Bruja (La sorcière) se compose d’un balai fixé au mur à la base duquel s’échappent une multitude de fils noirs. Les 2500 kilomètres de fils noirs étaient alors venus envahir le sol des trois étages du bâtiment conçu par Oscar Niemeyer. En 2009, lors de l’exposition À contre-corps au Frac Lorraine, le principe reste le même, mais les fils suivent une ligne dense tout au long des lieux d’exposition, des escaliers, avant d’enjamber le chemin de ronde de l’Hôtel Saint Livier à Metz et se déverser dans la cour de l’édifice, faisant ainsi écho à la dimension défensive de ce lieu historique. En 2011, à la Biennale de Lyon, ce sont quelques 3000 kilomètres de fils qui viennent envahir le troisième étage du Musée d’Art Contemporain et structurer tout l’espace dans lequel exposent d’autres artistes29.

L’extrême plasticité30 du matériau permet alors de coller au lieu, d’y adhérer sans réserve ainsi qu’un corps qui tenterait de s’y lover, de le faire sien, de s’y attacher, sans pour autant que l’œuvre perde son intégrité, sa vérité ou son authenticité. C’est aussi cette dimension que j’expérimente dans ma propre démarche ; tout processus d’effectuation naît du lieu d’accueil. En premier lieu, le travail du matériau et la mise en forme de celui-ci se font dans l’atelier et (se) jouent des contraintes et possibilités. Les matériaux (collants, lambeaux textiles, fils, lés de tissu extensible) sont tendus dans l’espace, celui-ci servant alors de cadre, de limite, un peu à la manière dont les bords de la feuille viennent limiter le geste pour le dessinateur. Lorsque la production se déplace, elle se reconfigure, s’étend, ou bien se rétracte, comme ce fut le cas avec [Titrer] : cette installation prend naissance dans un atelier personnel d’une vingtaine de mètres carrés, ouvert sur un espace public, et dont le toit plafonne à près de six mètres de haut. Les lanières de collants cousues entre elles viennent alors peu à peu dévorer le lieu. Ce lieu, pourtant public, « s’intimise », se personnalise par l’appropriation que j’en fais. Puis l’installation est déplacée dans différents espaces et sa forme se reconfigure, les éléments sont réagencés entre eux. Fragmenté afin de s’adapter au lieu, le dispositif redevient toujours dans son essence le même : la forme s’est sensiblement modifiée, mais l’idée d’appropriation, de prolifération reste prégnante. La forme peut alors se penser en termes de formation, c’est-à-dire comme en devenir et le dispositif plastique vient alors doubler le lieu.

Aurélie Fatin, [Titrer], Collants, galets, fil rouge, mobilier peint en blanc, ampoules, 2013-?. De gauche à droite : Vue d'atelier, extension dans l'espace public, exposition à la Fabrique, Toulouse.

Aurélie Fatin, [Titrer], Collants, galets, fil rouge, mobilier peint en blanc, ampoules, 2013-?. De gauche à droite : Vue d’atelier, extension dans l’espace public, exposition à la Fabrique, Toulouse.  © Aurélie Fatin.

Le lieu qui accueille se voit certes modifié par ce type d’installation, mais plus encore, les deux fusionnent en quelque sorte. Cette fusion est au cœur des œuvres de Carlie Trosclair31 (Perceiving sensibility, Intra, Cascade). Les textiles utilisés par l’artiste semblent épouser les surfaces du lieu, puis s’en extraire : plissés, vaporeux, translucides, ils sortent du mur, s’enfoncent dans les sols, venant ainsi modifier l’espace, le déformer en le doublant. L’installation Ingress32, façonnée selon ce principe, a connu deux présentations : l’une en 2009, puis la seconde lors du MFA First Show à Columbia. Ces deux occurrences de l’installation, bien qu’adhérant à chaque fois au lieu d’accueil, n’en restent pas moins une seule et même œuvre, puisque ce qui prévaut c’est alors l’étroitesse du lien avec la topographie du lieu, la contiguïté que l’œuvre entretient avec tout lieu.

La dimension hautement organique de ces matériaux se prête à une évocation du corps externalisé, le corps de l’œuvre s’étendant alors de manière potentiellement infinie dans le lieu, disparaissant avant de se réinstaller éventuellement ailleurs : il s’agit alors d’intégrer dans le corps-même de l’œuvre, dans son itinéraire, la possibilité que l’œuvre soit scindée, découpée, ré-adaptée, modifiée, voire reconfigurée sans pour autant que le propos n’en soit fondamentalement changé. C’est ce à quoi m’a amené la délocalisation fréquente de mes travaux. Ce sont aussi les contingences liées à ces déplacements obligés qui m’ont par ailleurs conduit à choisir des matériaux légers, malléables, facilement transportables et dont le potentiel de reformation est quasi-infini. Nous aimerions cependant terminer sur un dernier exemple, et non des moindres sur cette question : le Léviathan Thot d’Ernesto Neto. Cette installation textile, fut conçue en 2006 par l’artiste pour le Panthéon, suite à une commande publique du CNAP33.

Monstre anthropomorphe, inspiré du mythe dont elle tire son nom, l’œuvre monumentale, à la fois organique et architecturale, fut scindée, fragmentée, et la main gauche du Léviathan exposée en 2009 dans le patio du Musée des Beaux-Arts de Nantes, à l’occasion de la seconde édition du Festival Estuaire. En effet, l’œuvre intégrale ne rentrait pas dans ce nouvel espace, plus bas de plafond et aux dimensions nettement plus modestes. Pourtant, l’œuvre ne perd en rien son intégrité puisque les principes voulus et explorés par l’artiste depuis plusieurs décennies, s’y trouvent encore :

La sculpture comme corps spatial, le sol comme espace, lieu où l’environnement sociopolitique rejoint le désir d’infini, le monde pour terre, la gravité pour pensée physique et la structure du tout en éternel conflit avec la puissance de la matière, équilibre et tensions des pouvoirs, relation des énergies, par-delà la culture. […] Cette sculpture est construite, ou plutôt, ainsi que j’aime à le dire, apparaît, se développe, comme un organisme de contact. Ce monstre humanoïde est fait, comme la plupart de mes œuvres, d’une relation complémentaire entre deux éléments ou une combinaison de relations de ces deux éléments : le corps, d’une part, ses harnais d’autre part. […] Tout cela sera suspendu et ne trouvera l’identité de sa forme que dans l’équilibre résultant d’un conflit entre gravité et matière… jusqu’à s’immobiliser34.

Tout juste pourrait-on se poser la question du sens à donner à ce découpage du monstre : la symbolique – le monstre démembré, terrassé – ne s’en trouverait-elle pas enrichie ou complétée ? L’histoire de l’œuvre, son itinéraire, s’écrivant dès lors de manière labile ? Ne pourrions-nous pas, en ce qui concerne spécifiquement ces productions s’assimilant au corps organique, parler de dispositifs à morphologie variable ? La notion de morphologie nous ramène à l’organique et à son potentiel de croissance, d’évolution. Ceci pourrait peut-être nous amener à penser ces installations comme (ré)génératrice de lieu et témoignant d’une certaine morphogénèse du lieu. La morphogénèse désignant en effet, le « développement des formes, des structures » et en embryologie, l’ « ensemble des transformations que subit l’embryon avant d’acquérir sa forme spécifique35.» Puisque c’est aussi bien à cela que nous assistons : à l’évolution de ces œuvres au travers des lieux qu’elles traversent et avec lesquels elles font corps.

Conclusion

Les installations que nous avons évoquées, par les matériaux employés, souples, malléables, nous semblent à même de faire corps avec les lieux dans lesquels elles s’incarnent. Ainsi, et en ce sens, ce qui se joue, c’est une forme d’appropriation de ces espaces de monstration qui accueillent ces « chantiers artistiques ». A s’attarder en effet à la mise en espace de ces dispositifs qui usent de textiles, fils, exploitent le motif de la toile, du réseau, on constate que les lieux d’exposition deviennent espaces de travail36, donc ateliers. Car, comme l’écrit Elisabetta Orsini : « […] quand il [l’artiste] travaille, il prend possession de tout l’espace dont il a besoin, tandis que, dans le même temps, l’espace s’intériorise en lui. Cela explique que l’atelier de l’artiste soit toujours exportable et transportable37 ».

Elle ajoute que :

Le corps au travail est expansif et envahisseur et inclut le monde qui l’entoure, comme si c’était le corps qui entoure et enveloppe le monde. De ce point de vue l’artiste ressemble plus à un gigantesque Léviathan qu’à un simple démiurge, puisque ce qu’il organise par son action, constitue une partie intégrante de sa monstrueuse individualité38.

À l’heure où l’artiste est bien souvent appelé à résidence pour pouvoir exister — subsister — donc à séjourner temporairement dans un lieu – un atelier mis à sa disposition –, ne doit-il pas, à l’image de notre société contemporaine, envisager sa production comme adaptable, fragmentable, mobile, nomade ? La tentation est alors grande de lutter contre une sensation gênante de fugacité, d’impossibilité à s’ancrer, à s’en-raciner, et peut-être est-ce alors tout l’enjeu des pratiques d’installation, a fortiori celles dont il a été question. Tentation d’envahir, de s’approprier en adhérant au lieu, tentative de lui « colle(r) à la peau » , le décalquant tout en s’en distinguant. Cet « as-semblement », comme le nomme Michel Guérin, c’est-à-dire le « lien de l’être-œuvre avec l’œuvre-lieu39 » nous semble en effet résonner avec la mobilité contemporaine – la traversée des lieux – de l’artiste et de sa production. Mobilité de l’artiste et de son œuvre(r), délocalisation inhérente à la diffusion, et nécessité d’appropriation, ces conditions génèrent pourtant une forme apprivoisée de nomadisme, à laquelle les propos de Tatiana Trouvé font écho lorsqu’elle nous dit : « [chaque] nouvelle exposition, c’est comme si je partais m’installer quelque part. Il ne suffit pas de prendre deux valises et de partir » ajoutant qu’ « il y a un va-et-vient constant entre différents fragments de l’atelier, de la maquette et de l’espace réel40 ».


Notes

1 – Ne serait-ce que de l’esprit de son créateur à son incarnation dans le réel, toute œuvre est la résultante d’un mouvement de déplacement, de va-et-vient incessants.

2 – Isolé dans son atelier ou y recevant, l’artiste ne saurait être – mis à part quelques cas extrêmes – totalement détaché du monde extérieur à moins que l’on ne parte du principe qu’il ne serait pas inclus dans la société, donc qu’il n’en serait ni partie prenante ni vecteur.

3 – Praxis est à entendre comme opposition à la seule théorie, sans l’exclure mais l’incluant bien au contraire au sein d’un processus pratique d’acquisition de connaissances, savoirs, savoir-faire et savoir-être.

4 – E. ORSINI, Atelier, Lieux de la pensée et de la création, Paris, Éditions Mimesis Philosophie, 2007, p. 31.

5 – Louise Bourgeois dans L. BOURGEOIS, Estructuras de la existencia: las Celdas, Julienne Lorz (ed.), catalogue d’ exposition, FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao, et La Fábrica, Madrid, 2016, p. 28.

6 – E. ORSINI, Op. cit., p. 57.

7 – S. CASSAGNES-BROUQUET, « Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques », Perspective [En ligne], Volume 1, 2014, pp.83-98, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 30 janvier 2017. URL : http://perspective.revues.org/4391, p. 83.

8 – Voir M. GUÉRIN, L’espace plastique, Bruxelles, Éditions La part de l’œil, Collection théorie, 2008.

9 – M. GUÉRIN, « Le concept de topoïétique », Philosophiques, Volume 24, Numéro 1, 1997, pp. 127–140, consulté le 6 juillet 2014. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1997-v24-n1-philoso1804/027427ar.pdf, p. 135.

10 – Ibid.

11 – D. BUREN, Notes sur le travail, rédigées entre 1967 et 1975. Consultées sur le site de la Monumenta 2012, le 2 mars 2017. URL : http://2012.monumenta.com/. Chemin : médias ˃ Textes ˃ Notes sur le travail. Le texte est issu de : Studio international, Londres, Volume 190, Numéro 977, Septembre-octobre 1975, p. 124-125 (anglais) ; repris in Catalogue Daniel Buren, Genève, Centre d’Art Contemporain Salle Patiño, 1976.

12 – Pour plus d’informations, nous renvoyons le/la lecteur/trice au site de l’artiste . URL : https://danielburen.com/map?type=exhibits_current. Chemin : Catalogue raisonné 1967-1972 ˃ page 2 ˃ T III 33. Il/elle y trouvera par ailleurs de nombreux et riches exemples du travail in situ que l’artiste réalise à cette époque.

13 – L’ in-situ tel que défini par Buren peut encore être illustré par ses célèbres Colonnes (1986). Cependant, l’œuvre commanditée par le ministère de la culture pour la cour du Palais Royal à Paris est faite à un artiste ayant accédé à une notoriété certaine, ou pour le dire grossièrement à l’une des « valeurs sures » de l’art contemporain. Le « cahier des charges artistiques » qu(e s)’impose l’artiste est dès lors plus aisé à remplir…

14 – F. DE MEREDIEU, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain (1994), Paris, Larousse, Collection « In extenso », 2011, p. 402.

15 – Site web de la Monumenta 2012, lors de laquelle l’artiste présente l’œuvre Excentrique(s). Consulté le 10 mars 2017. URL : http://2012.monumenta.com/. Chemin : Concepts clés ˃ Travail situé.

16 – M. GUÉRIN, Op. cit., pp. 132-133.

17 – Propos recueillis par Florence Ostende pour la revue Catalogue [En ligne]. « Tatiana Trouvé à la South London Gallery », Catalogue, Numéro 5, Septembre 2010, consulté le 15 janvier 2017. URL : http://www.cataloguemagazine.net. Chemin : Archive ˃ Numéro 5 ˃ Tatiana Trouvé à la South London Gallery.

18 – J. DERRIDA, La vérité en peinture (1978), Paris, Flammarion, Collection Champs essais, 2010, p. 63.

19 – M. REMY, « Le cadre abymé, le cadre inter-dit », Polysèmes [En ligne], Numéro 11, 2011, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://polysemes.revues.org/655 ; DOI : 10.4000/polysemes.655.

20 – J. DERRIDA, Op.cit., p. 71.

21 – A. LEROI-GOURAN, L’homme et la matière, Évolution et techniques, Paris, Albin Michel, 1943, p. 235.

22 – L’ensemble de la citation est issu de : I. GOLDBERG, Installations, Paris, CNRS Éditions, 2014, pp. 181-182. L’auteur y reprend les propos de Georges Didi-Huberman, Sally Jane Norman et Colette Pétonnet (voir notes suivantes).

23 – G. DIDI-HUBERMAN, Fables du lieu, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, 2001, p. 12.

24 – S. J. NORMAN, « Du Gesamtkunstwerk wagnérien aux arts des Temps modernes : spectacles multimédias, installations minimalistes », in D. BABELOT (sous la direction de), L’œuvre d’art totale, Paris, CNRS Éditions,1995, p. 280.

25 – C. PETONNET, Histoire urbaine, anthropologie de l’espace, Paris, CNRS Éditions, p. 21, in V. GOUDINOUX, « Voguez à ma suite, camarades aviateurs…, Prologue à une exposition », Catalogue d’exposition 50 Espèces d’espaces, Marseille, Musée de Marseille, 28 novembre 1998-30, mai 1999, p. 14.

26 – R. BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, in R. BARTHES, Œuvres complètes, Tome 4 – 1972-1976, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 133.

27 – I. GOLDBERG, Op.cit., p. 23.

28 – Ibid., pp. 22-23.

29 – Le/la lecteur/trice pourra se référer utilement au dossier de presse de l’exposition À contre corps (Frac Lorraine, 2009), téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.fraclorraine.org/media/pdf/PresseContreFR.pdf, ainsi qu’au site web de la 11è Biennale de Lyon (Une terrible beauté est née, 2011). URL : http://2011.labiennaledelyon.com/. Chemin : Scolaires ˃ Pistes pédagogiques ˃ Vignette Cildo Meireles. Consultés le 10 avril 2017.

30 – Rappelons que le terme plasticité désigne le potentiel plastique. Le terme « plastique », est lui-même tiré du grec plastikos, qui signifie « malléable, qui sert à modeler, relatif au modelage» lui-même dérivé de plassein : « façonner (de l’argile, de la cire) », au figuré « former (quelqu’un) » et « éduquer », « imaginer faussement, fabriquer des mensonges ». Source : Le Trésor de la langue française informatisé. URL : http://atilf.atilf.fr/.

31 – Nous renvoyons le lecteur au site web de l’artiste. URL : http://carlietrosclair.com/.

32 – Voir le site web de l’artiste. URL : http://carlietrosclair.com/. Consulté le 10 décembre 2016. Chemin : Portfolio˃ Fabric works ˃ Vignette Ingress

33 – Centre National des Arts Plastiques.

34 – Propos recueillis par Sarah Jeong à l’occasion de la 35è édition du Festival d’Automne à Paris en 2006. Dossier de presse du Festival d’automne à Paris 2006, consulté le 20 juin 2017. Téléchargeable sur le site web du Festival d’automne. URL : https://www.festival-automne.com. Chemin : Le Festival d’Automne à Paris ˃ Archives ˃ Tous les artistes : N ˃ Neto Ernesto ˃ Téléchargement : Dossier de presse.

35 – Le Trésor de la Langue Française informatisé. URL : http://atilf.atilf.fr/. Entrée « Morphogenèse ». Consulté le 20 avril 2016.

36 – Nous renvoyons les lecteur/trice/s, concernant cet aspect, à quelques ressources web : sur le site de Toma Sarraceno, il/elle trouvera de nombreuses photographies documentant la réalisation de l’œuvre 14 billions à la Bonniers Konstall, à Copenhague. URL : http://tomassaraceno.com/projects/14-billions/.
La courte vidéo Chiharu Shiota in Het Noordbrabants Museum, publié par le Het Noordbrabants Museum, documente quant à elle le montage de l’installation Between the lines. URL : https://www.youtube.com/watch?v=N051PA5VDX4.
Enfin, la vidéo publiée par le Salon de Montrouge présente le montage de l’édition 2014 du salon, et donc différentes appropriations des lieux de l’exposition. URL : http://www.artube.fr/fr/video/show/salon-de-montrouge-2014-montage-de-l-exposition.
Ressources consultées en août 2017.

37 – E. ORSINI, Op.cit., p. 210.

38 – Ibid., p. 28.

39 – M. GUÉRIN, « Le concept de topoïétique », Op. cit., p. 135.

40 – Propos recueillis par Florence Ostende pour la revue Catalogue [En ligne]. Voir note 15.


Bibliographie

BARTHES, Roland, Roland Barthes par Roland Barthes, in R. BARTHES, Œuvres complètes, Tome 4 – 1972-1976, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

BUREN, Daniel, Notes sur le travail, rédigées entre 1967 et 1975. Consultées sur le site de la Monumenta 2012, le 2 mars 2017. URL : http://2012.monumenta.com/. Chemin : médias ˃ Textes ˃ Notes sur le travail. Le texte est issu de : Studio international, Londres, Volume 190, Numéro 977, Septembre-octobre 1975, p. 124-125 (anglais) ; repris in Catalogue Daniel Buren, Genève, Centre d’Art Contemporain Salle Patiño, 1976.

CASSAGNES-BROUQUET, Sophie, « Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques », Perspective [En ligne], Volume 1, 2014, pp.83-98, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 30 janvier 2017. URL : http://perspective.revues.org/4391.

DE MEREDIEU, Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain (1994), Paris, Larousse, Collection « In extenso », 2011.

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DIDI-HUBERMAN, Georges, Fables du lieu, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, 2001.

GUÉRIN, Michel, « Le concept de topoïétique », Philosophiques, Volume 24, Numéro 1, 1997, pp. 127–140, consulté le 6 juillet 2014. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1997-v24-n1-philoso1804/027427ar.pdf.

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REMY, Michel, « Le cadre abymé, le cadre inter-dit », Polysèmes [En ligne], Numéro 11, 2011, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://polysemes.revues.org/655 ; DOI : 10.4000/polysemes.655.

Webographie

Site web de la Biennale de Lyon. URL : http://2011.labiennaledelyon.com.

Site web de Daniel Buren. URL : https://danielburen.com.

Site web de la revue Catalogue [En ligne]. URL : http://www.cataloguemagazine.net. Entretien avec Tatiana Trouvé : « Tatiana Trouvé à la South London Gallery », Catalogue, Numéro 5, Septembre 2010, consulté le 15 janvier 2017. Chemin : Archive Numéro 5 Tatiana Trouvé à la South London Gallery.

Site web de l’artiste Carlie Trosclair. URL : http://carlietrosclair.com.

Site web du Frac Lorraine. URL : https://www.fraclorraine.org.

Site web du Festival d’Automne de Paris. URL : https://www.festival-automne.com.

Site web de la Monumenta 2012. URL : http://2012.monumenta.com.

Site web de l’artiste Toma Sarraceno. URL : http://tomassaraceno.com.

Salon de montrouge 2014 – montage de l’exposition. Vidéo publiée par le Salon de Montrouge 2014, sur le site web artube. URL : http://www.artube.fr/fr.

Chiharu Shiota in Het Noordbrabants Museum, vidéo publiée par le Het Noordbrabants Museum sur Youtube. URL : https://www.youtube.com/watch?v=N051PA5VDX4.

Acosmies. Sur la frange d’un monde inhabitable

Matthieu DUPERREX

Matthieu Duperrex, directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain, enseigne en design à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Ses travaux procèdent d’enquêtes sur les milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels ou numériques. Publications : Shanghai Nø City Guide (Toulouse, 2012), Micromegapolis (Toulouse, 2013), Périphérique intérieur (Marseille, 2014), Sédiment(s) (Marseille, 2018).

Son site Internet : www.urbain-trop-urbain.fr

m.duperrex@urbain-trop-urbain.fr

Pour citer cet article : Duperrex, Matthieu, « Acosmies. Sur la frange d’un monde inhabitable », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/acosmies-sur-la-frange-dun-monde-inhabitable/>.

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Résumé

L’auteur propose de prendre à revers la thèse heideggérienne selon laquelle « l’animal est pauvre en monde ». Examinant la lettre de cette théorie, il montre comment elle est traversée d’un dualisme symptomatique de la Modernité. L’acosmie prêtée à l’animal devient alors un paradigme utile pour décrire le « cercle de désinhibition » qui régit cette Modernité, notamment avec l’avènement de l’anthropocène. Paradoxalement peut-être, c’est le « versant animal » qui survient alors comme donation d’un sol depuis lequel contrer les menaces de l’acosmie.

Mots-clés : acosmie – monde – terre – animal – finitude – Heidegger – anthropocène – écologie

Abstract

This paper criticise the Martin Heidegger’s thesis on the animal as “poor in the world” (weltarm). Actually, it’s merely the supposed “world-forming” human which is threatened by the acosmy. And, in the Anthropocene, the animals, specially the wild ones, give us chance for « re-earthing » our condition of being.

Keywords: anthropocene – world – Earth – animal – Heidegger – interspecies studies – ecology


Sommaire

Introduction
1. La « pauvreté en monde » de l’animal
2. La robinsonnade heideggerienne
3. Peut-on sortir du cercle de désinhibition ?
4. Redevenir terriens par le versant animal
Conclusion
Notes
Bibliographie

Sophie Calle recouvre le grand ours blanc d’Alaska (2,70 m de haut) d’un drap blanc, afin de lui donner une présence fantôme, ce qui est une autre façon de lui prêter vie et agentivité… Exposition « Beau doublé, Monsieur le marquis ! », Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, du 10 octobre 2017 au 11 février 2018. ©Matthieu Duperrex

 

Pierre Huyghe intègre la « créature », un pingouin albinos confectionné en fibre de verre et fourrure synthétique, déterritorialisé, la tête en bas dans le plafond technique de la Fondation Vuitton, où est présentée l’installation vidéo « A Journey That Wasn’t » (HD, 21’41’’, 2005). Exposition hommage à Pierre Huyghe, événement collatéral de la 57e Exposition internationale d’art – La Biennale de Venise, du 10 mai 2017 au 26 novembre 2017. ©Matthieu Duperrex

 

Gilles Delmas, « The Ferryman (Le Passeur des lieux) » (HD, 71’, 2016). Damien Jalet, chorégraphe-performeur, interprète un homme-cerf conjurant, à travers rituels et transes, l’exploitation de la nature. Exposition « Intuition », Palazzo Fortuny, Venise, du 13 mai 2017 au 26 novembre 2017. ©Courtesy Gilles Delmas/Lardux films

 

Introduction

Il y a aujourd’hui une question animale. Plus précisément, la question animale ne se cantonne pas à l’inconfort moral croissant que provoque l’abattage industriel du bétail destiné à la consommation carnée, à cette « justification de la mise à mort, la mise à mort comme dénégation du meurtre1.» L’étrangeté de la chosification des animaux, et à l’inverse l’ouverture suspensive de l’étonnement « qui sont les animaux ? », appelant à la rencontre d’individus dans leur diversité irréductible2, l’orbe de cette question embrasse aussi le monde de l’art contemporain. Les corps animaux et le « devenir animal3 » peuplent la création artistique. Biennales et expositions internationales accueillent les œuvres « animalières » de Pierre Huyghe, Gloria Friedmann, Fritz Haeg ou Cai Guo-Qiang. Le Musée de la Chasse et de la Nature est régulièrement investi par des artistes de renom, de même que les collections « nécroésthétiques4 » des grands muséums d’Histoire naturelle. Depuis la performance « I like America and America likes me » que Joseph Beuys réalise en 1974 avec un coyote sauvage dans une galerie new-yorkaise, des animaux vivants sont aussi régulièrement parties prenantes du dispositif plastique. Dans le bio-art, on fait même « coopérer5 » des animaux plus modestes, telles que souris et fourmis, quand ce ne sont pas des bactéries… Plutôt que de commenter certaines de ces œuvres (nous laissons cela à un prochain travail), nous souhaitons ici discuter le socle métaphysique du regard contemporain sur les existences animales, leurs lieux.

1. La « pauvreté en monde » de l’animal

Dans son cours professé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d’hiver 1929-1930, publié sous le titre des Concepts fondamentaux de la métaphysique, Martin Heidegger soutient que l’animal est « pauvre en monde6 » (weltarm). Cette thèse de l’acosmie de l’animal est fameuse. « L’animal est pauvre en monde » : Heidegger prétend appuyer cet énoncé d’essence sur sa connaissance de la zoologie – il est informé de la zoologie de son temps et notamment des découvertes de Jakob von Uexküll sur les mondes ambiants (Umwelten) des animaux7, dont il s’est servi dès la rédaction de Sein und Zeit. Mais Heidegger se défend d’en faire un énoncé scientifique à proprement parler, puisque selon lui, la science ne peut prétendre au « dévoilement » de l’être, à la vérité tant de la vie que de l’existence, que seule peut atteindre la philosophie. Si nous en restions aux sciences naturelles, nous ne pourrions approfondir et élucider la question du monde, bien que nous pourrions avancer de nombreux états de faits sur la biologie animale, le comportement et les milieux de vie des animaux dans leur grande diversité.

Pourquoi donc la carence de monde serait-elle le fait et la condition profonde de l’animal ? Heidegger soutient que l’essence du comportement (Benehmen) animal est l’accaparement (Benommenheit), d’après lequel il suit ses pulsions et tous ses processus organiques au sein d’un milieu ambiant, « mais jamais dans un monde8 ». L’accaparement signifie rien moins que la privation ou bien le retrait vis-à-vis de la capacité humaine à saisir quelque chose « en tant que » quelque chose (§ 59 b). La relation à quelque chose ou à l’autre est « mise de côté », du moins en ce que la relation, dans le milieu ambiant, pourrait mettre à jour de l’étant (sa manifesteté, Offenbarkeit). L’animal ne peut saisir l’étant puisqu’il ne peut penser celui-ci (ce que veut dire saisir quelque chose en tant que quelque chose, c’est justement penser).

Selon Heidegger, cette impossibilité d’essence tient à ce que le comportement animal est « encerclé » ; et si l’animal entre bien en relation avec tout un ensemble d’êtres à l’intérieur de son Umwelt, cette relation à l’autre au travers des schèmes pulsionnels est tout sauf une relation à l’étant qui se manifesterait comme tel à l’animal. L’ouverture de la relation est dans un cercle et elle n’en sort pas. Uexküll considérait que l’environnement de l’animal n’était pas un monde, mais un « entourage pessimal » qui rebrousse sur l’animal et le forclos dans son cercle comportemental : « le terme pessimal [caractérise] le monde extrêmement hostile dans lequel évoluent la plupart des animaux. Mais ce monde n’est pas leur milieu, il est leur entourage. Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale9 ». Heidegger écrit en continuité que « la façon dont ce qui lui est autre est admis dans cette ouverture propre à l’animal nous la qualifions du nom de désinhibition10 ». Le cercle de désinhibition serait ainsi la seule figure approchée de quelque chose comme une « vie intérieure » de l’animal, si elle existe, et cela se résume à la zone de compulsion des pulsions comportementales selon les capacités intrinsèques de chaque animal. Vu depuis l’être humain, l’animal est donc pauvre en monde, c’est-à-dire que dans l’ouverture qui caractérise le fait d’être dans un cercle de désinhibition, il n’a pas de monde du tout, car pas de manifesteté de l’étant en tant qu’étant. L’affairement de l’homme, du Dasein humain « configurateur de monde », n’a donc rien à voir avec l’accaparement de l’animal, « pauvre en monde ». Cette acosmie des animaux, associée à la compréhension évolutionniste du vivant comme lutte pour la survie, débouche sur une définition de la nature comme un règne de l’être, ou mode d’existence radicalement différent du « fait d’être là » qui tient lieu de toile de fond à la quotidienneté du Dasein humain.

Il s’ensuit deux remarques, l’une sur la nature, l’autre sur le Dasein humain. Quant à la nature, ce n’est pas parce que les animaux sont pauvres en monde qu’ils ne la peuplent pas, ils la peuplent de tout cet enchâssement prodigue des Umwelten. L’acosmie de l’animal n’a donc pas pour la nature la signification de cette forme de « démondanisation » (Entweltlichung) qui est celle du regard scientifique posé sur les choses, lequel nous dédouane d’une relation qualitative à l’environnement (selon la phénoménologie husserlienne par exemple). Seconde remarque, il y a aussi du côté du Dasein humain une forme d’effondrement du monde, pas une pauvreté ou une privation de monde, mais une dilution de tout ce qui fait signe dans le monde ambiant et quotidien. C’est bien ce que désigne le concept d’angoisse chez Heidegger11. Dans l’angoisse, ce qui s’effondre, c’est le monde ambiant (Umwelt). Ce monde qui disparaît n’est pas le cosmos ou le grand tout, c’est une surface de projection des possibilités d’existence et d’accomplissement pratique du Dasein, des épreuves de vie intimement liées à la mort, à la destination de laquelle veut justement dire, avec toute sa charge, « être au monde ». Enfermé dans son cercle d’hébétude, l’animal n’est même pas être-pour-la-mort, comme le Dasein humain, il ne meurt pas, il finit. Vingt ans après le séminaire, Heidegger maintient dans son essai « La chose » que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde (die Welt als Welt) en y habitant12 ». Si l’animal est privé de la mort, il est privé de la privation en tant que telle, il est privé du deuil. Le Dasein a seul cette charge d’être au monde, ce que veut dire être-pour-la-mort, et par conséquent une confrontation continuelle au dehors.

« Le “souci” par lequel Heidegger caractérise l’“essence” du Dasein désigne justement le fait pour lui d’être toujours en avant de soi dans le monde, c’est-à-dire de se rapporter temporellement aux choses et à soi-même sur le mode de l’avenir. Cet avenir est borné par la mort, en sorte que l’on peut bien dire que la “fin du monde” est paradoxalement l’horizon du monde lui-même.13 »

2. La robinsonnade heideggerienne

Il n’y aurait ainsi pas de communauté métaphysique possible entre nous les humains, qui serions des configurateurs de monde, qui vivons cependant projetés dans la « fin du monde », et les animaux, qui composent la nature et sont privés de monde, comme de fin du monde d’ailleurs. Ce que Heidegger conteste aux animaux, c’est une intentionnalité, du moins celle qui signifierait que l’animal puisse se représenter quelque chose en tant que quelque chose. Heidegger présente l’Umwelt animal comme limitatif, circonscrivant un périmètre particulier à chaque animal, périmètre qui est une première thématisation de la pauvreté – par contraste, « le monde de l’homme est riche, il est plus grand en périmètre, va toujours plus loin en pénétration14 ». On peut objecter à cette acception du monde les « capacités » animales. Il est par exemple évident que l’odorat du chien est plus développé que celui de l’homme, ce dernier à un pouvoir de discrimination moindre et donc moins d’accès, moins de perfection en ce sens. Mais la pauvreté en monde n’est pas un « moindre », c’est une privation. En quel sens alors ? Pour répondre à cette question, Heidegger évalue la possibilité de se transposer dans un autre être (la pierre, l’animal) et d’expérimenter ce qu’il en est de lui, de ses états, en somme de faire « comme si ». À ce moment, nous les lecteurs contemporains, nous espérons une sortie hors du cercle de désinhibition. Car se transposer dans l’animal voudrait dire parvenir à l’accompagner dans ce qu’il ressent, dans ce qu’il voit et dans sa représentation du monde, s’il en a une, ne serait-ce que parce que nous lui en prêterions une. Pouvons-nous nous transposer de façon à savoir quel effet cela fait d’être tel animal et d’éprouver sa sphère d’accès au monde ? C’est une question que posera à son tour le philosophe cognitif Thomas Nagel en 1974, « What is it like to be a bat15? » Mais la réponse d’Heidegger est étonnante (surtout si l’on connaît celle de Nagel, pour qui il y aurait une intersubjectivité propre à une espèce animale donnée qui nous empêche de nous situer « à la place » d’une conscience animale, c’est-à-dire selon la perspective qui est la sienne sur les qualia de l’expérience du monde). Selon lui en effet, cette transposition de l’homme dans l’animal, si elle induit quelques suppositions fallacieuses (dont l’animisme), est « possible en principe » bien qu’on puisse douter de sa mise en œuvre effective16. Se transposer dans une pierre n’aurait pas de sens, mais dans un animal cela aurait un certain sens. Lequel ? On ne saura hélas jamais. Heidegger procède exactement comme Descartes dans les Méditations métaphysiques lorsque surgit l’hypothèse de la fiction du monde, « mais quoi, ce sont des fous », ceux qui s’imaginent le cul comme des amphores et le corps surmonté de têtes d’oiseaux !

C’est ici qu’éclate une splendide manifestation de la « robinsonnade » de Heidegger : « cette possibilité [pour un être humain de se transposer dans un autre être humain] fait déjà originellement partie de l’essence propre de l’homme. Dans la mesure où un homme existe, il est, en tant qu’existant, déjà transposé en d’autres humains, même lorsqu’il n’y a en fait aucun autre être humain à proximité17 ». Car, explique Heidegger, la définition-même du Dasein de l’homme, de son être-là, enveloppe un être-ensemble, de sorte que se transposer, pour un humain, dans un autre être humain, c’est superflu, voire « absurde ». On devine que cette superfluité, qui tient à ce que jamais l’homme n’est d’abord un être isolé pour-soi, repose en dernière instance sur le logos. On se doute que c’est l’emprise du logos sur le monde qui incite à nous faire penser que nous pouvons a priori nous transposer dans l’animal, mais que c’est la privation de monde dans sa sphère propre qui fait que l’animal refuse en toute logique cet accompagnement par l’humain. Car il est pauvre en monde au sens où il n’en a pas besoin ; et ce dont il n’a pas besoin, qu’est-ce sinon la forme symbolique d’expression du monde ? L’animal n’a pas ce fond originaire de l’être-ensemble qui prédisposerait à l’accueil de l’humain en lui. Privé de l’en tant que tel, privé du monde, l’animal serait aussi (à la différence de l’humain) privé de l’altérité de l’autre comme autre. « En fin de compte, ce que nous appelons là configuration de monde est aussi, est précisément le fondement de la possibilité interne du logos18 ». Et cela parce que le monde est la manifesté de l’étant en tant que tel, parce qu’il est la manifesteté prélogique à quoi renvoie, originairement, le logos.

Dans ce périple métaphysique, l’homme est insularisé comme aucun autre être dans son vis-à-vis au monde. La confiance que Heidegger place en cette relation privilégiée de l’homme avec la mort est troublante. De même, que Heidegger utilise cette généralité qui est une réduction empirique, « l’animal », tout type d’animal serait « pauvre en monde ». Comme si cela existait, « l’animal » ! Heidegger est comptable du même « mysticisme » de l’abstraction spéculative dont le jeune Marx accusait Hegel parce que ce dernier (dans l’Encyclopédie, § 8) prenait l’abstraction du fruit (LE fruit) pour une réalité existant hors de nous et placée comme essence vraie à côté des fruits, une pomme, une cerise noire, etc. Enfin, cette logique qui voudrait qu’il y ait davantage de différence (un « abîme », même) entre le Dasein humain et les animaux qu’entre tous les animaux entre-eux, cela ressemble fort au dualisme que la phénoménologie prétendait avoir dépassé19. Un monde « configuré » dans les limites étroites d’un anthropocentrisme dualiste, n’est-ce pas justement ce dont il eût fallu s’affranchir pour penser ? Cette limitation à laquelle l’abstraction spéculative et l’anthropocentrisme de Heidegger assigne les animaux, cela ressemble beaucoup, nous dit Jacques Derrida,

« aux rivages, au contour d’une île dans laquelle un homme robinsonnien ne se rapporte à l’animal que pour lui-même, en vue de lui-même, de son point de vue, dans son pour-soi. C’est ainsi qu’il se reporte à l’animal qu’il mange, qu’il domestique, qu’il maîtrise, asservit ou exploite comme une chose pauvre en monde, qu’il fait parler comme un perroquet, dont il redoute la voracité carnassière qui le dévorerait vivant et sans reste, voire à l’animal qu’il aime, etc. Telles seraient les limites structurelles d’un contour insulaire, en un mot, les limites d’un homo robinsonniensis qui percevrait, qui interpréterait, qui projetterait tout, en particulier l’animal, solitairement, solipsistiquement, en fonction de l’insularité de son intérêt ou de son besoin, voire de son désir, en tout cas de son fantasme anthropocentrique et robinsinocentré20 ».

3. Peut-on sortir du cercle de désinhibition ?

Cette façon de vivre, de se transposer toujours déjà après la fin du monde – le titre de l’ouvrage de Michael Fœssel est significatif – singularise notre Modernité. Il semble que la robinsonnade que nous venons de décrire dans le texte de Heidegger, cette insularité du fantasme anthropocentriste et dualiste, forme de cette époque une définition assez juste. Aussi, la traduction topologique de la différence entre humains et non-humains ne devrait pas nous dispenser d’analyser les soustractions dont est comptable la « fabrique » du monde humain dans la pensée occidentale. À quel prix l’homme, ce « configurateur de monde », peut-il s’attribuer ce qu’il refuse à l’animal, à savoir la relation au monde ? On devine ce coût aujourd’hui, et il ne s’agit pas seulement des soixante milliards de mammifères et d’oiseaux qui sont tués dans le monde chaque année afin d’être mangés. L’aventure métaphysique de l’anthropisation comme construction de monde a signé une « acosmie » radicale et toxique, déployant une « sphère » de désinhibition de telle échelle – globale, celle du globe de la globalisation et de la mondialisation21 – que ses incidences écologiques nous paraissent criantes22. Il y a bien un cercle de désinhibition propre à cette « fin du monde » et à l’anthropocène23, qui est un autre nom pour un monde devenant tendanciellement inhabitable. Il faut que de grands médias diffusent les résultats d’une étude sur la disparition de 70 % de la biomasse des insectes24 pour que nous concédions un regard hors de l’habitacle de notre voiture, et encore !, nous oublions vite que nos essuie-glaces ne balayent plus tant d’invertébrés écrasés sur le pare-brise. Selon l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, les Modernes ont cette façon très singulière de « passer outre » le danger et l’imminence de la catastrophe que leur réflexivité leur permet pourtant d’anticiper. Pour que la flèche du progrès et du profit poursuive son essor, « il a fallu produire de manière calculée, sur chaque point stratégique et conflictuel de la modernité, de l’ignorance et/ou de la connaissance désinhibitrice25 ». On n’a eu de cesse de produire politiquement, normativement une inconscience qui permet de poursuivre la robinsonnade dans notre cercle de désinhibition. Parce que nous cultivons cette négligence nous pouvons vivre « après la fin du monde » et donc, ne pas nous préoccuper de la catastrophe qui vient. Pas étonnant, souligne Bruno Latour dans Face à Gaïa, que d’être responsable de la sixième extinction du vivant ne nous arrache guère qu’un bâillement ostensible : on s’en fiche26. L’acosmie, c’est précisément notre mode d’existence.

On peut s’interroger sur la genèse de ce mode d’existence. Pour Bruno Latour, il faut en chercher la racine dans un tour de passe-passe théologique qui a transposé l’au-delà de la promesse religieuse dans le plan d’immanence de l’histoire, le « front de modernisation », de sorte que les Modernes se situent après le « temps de la fin », celui de l’Apocalypse. Pour Augustin Berque, le dualisme provoqué par l’adoption et la généralisation du paradigme occidental moderne classique (POMC) – qui s’est imposé à l’âge classique en Europe, avec la science de Descartes et Galilée – est justement ce qui a abouti à une acosmie, une perte de toute cosmicité27. D’autres ont pu parler de « désenchantement du monde » alors qu’il s’agissait justement d’une certaine cosmophanie, celle des Modernes. La toxicité de cette cosmologie tiendrait à sa prétention universelle (mathesis universalis), à son totalitarisme (en tautologie réaliste, particulièrement prisée en doctrine économique : le monde est ce qu’il est) là où il y avait des mondes divers, et à son hégémonie au travers d’une économie mondialisée. La mondialisation prédatrice débouche logiquement sur cette acosmie.

Comme Bruno Latour qui oriente à présent son enquête sur le rattachement au sol28, Augustin Berque se demande29 si l’on peut aujourd’hui « recosmiser » notre relation à la terre, c’est-à-dire cultiver à nouveau un lien avec une « terre habitée », un écoumène ? Pour dire que « le monde c’est la terre », il faudrait pouvoir incarner dans l’existence humaine cette relation de prédication. Puisque la Modernité a fait du monde « un univers neutre et objectal » il s’est produit une décosmisation par laquelle tout prédicat humain ou, plus généralement, vivant était nié du donné environnemental, ou bien frappé – ce qui revient au même – d’irrationalité et de superstition. Dans la mésologie d’Augustin Berque, on ne peut recosmiser qu’en procédant avant toute chose à partir du corps, et en reconnaissant plus particulièrement une triade du corps : le corps animal (biologique et individuel), le corps social (techno-symbolique et collectif) et le corps médial (éco-techno-symbolique), lequel constitue notre milieu. Le topos ontologique moderne (TOM) hérité du dualisme sujet-objet est une abstraction de la médiance30, du milieu qui co-suscite le sujet et l’objet au travers de l’existence du corps médial. La privation du monde est donc une négation du corps médial. On note que pour Augustin Berque, l’écologisme – respect de l’environnement, éthique de la nature, etc. – ne suffit pas à « recosmiser » puisque l’écologie héritée de la science des écosystèmes s’accommode après tout parfaitement de l’élision du corps médial. Pour recosmiser, sans pour autant nier le legs historique de la Modernité, Augustin Berque suggère de partir des franges, des seuils, du limes de certaines démarcations admises, comme espace sauvage/espace cultivé ou bien monde/immonde ou encore la clairière (lichtung) heideggérienne… Ces seuils sont potentiellement riches en métaphores et en occasion de cosmophanies, bien que le changement de paradigme recherché par Berque ne puisse déboucher finalement que sur des cosmophanies naturalistes (au sens de Philippe Descola), la mésologie étant rétive à d’autres schèmes ontologiques. La « recosmisation » reviendrait alors à célébrer de nouveau un emboitement logique des sphères : la Terre, puis la biosphère, puis la noosphère31.

Le fait est que la mésologie demeure un gradualisme (la trajection va du physique au sémantique). L’expression est empruntée à l’anthropologue Tim Ingold, qui place dos à dos les différentialistes (qui défendent l’idée d’une différence spécifique et d’une supériorité du genre humain) et les gradualistes (qui contestent la théorie des premiers en faisant valoir une progression sans rupture des capacités entre l’homme et l’animal). Or, Tim Ingold suggère de considérer l’homme et l’animal non comme s’il s’agissait de formes pronominales (Eduardo Kohn défend par exemple l’idée qu’un animal est un soi32), mais comme des verbes : « humans are humaning, baboons are babooning33 ». Dans cette optique, Ingold nous invite à son tour à récuser l’imagerie dualiste et à changer de conception de la conscience, celle-ci étant moins capacité mentale que processus inscrit dans le mouvement dynamique de la vie (que Ingold définit comme seité). Il n’y aurait donc aucune opposition à considérer les animaux comme des personnes, encore faut-il se méfier du risque de projection anthropomorphique. Bien évidemment, on peut considérer l’humanité et l’animalité, le sauvage et le domestique34 – ou bien le concept de nature – comme des constructions « culturelles ». Beaucoup d’anthropologues ont soutenu ainsi que les êtres humains sont des configurateurs/constructeurs de leur environnement, imposant leur puissance symbolique au monde extérieur. Toutefois, pour Ingold, la singularité des humains ne fait certes pas question, simplement, toutes les autres espèces partagent cette singularité d’avoir quelque chose qui manque aux autres. Mais – nouvelle réserve – l’approche phénoménologique que consacre Ingold dans de nombreux textes35 offre-t-elle pour autant une voie de sortie du cercle de désinhibition ? Son « écologie sensible » (sentient ecology) qui explore sans solution de continuité toute manifestation de la vie, humaine et non humaine, ne fournit guère qu’une éthique vitaliste à l’intérieur d’un flux homogène de matérialités et d’horizons de possibilité, qu’il s’agisse in fine de penser la technique et les artefacts ou bien le vivant36. Habiter vraiment le monde (dwelling) serait ainsi être en mouvement avec ce flux, épouser des chemins, dessiner des lignes37, toutes métaphores certes esthétiques mais assez pauvres en définitive pour nous aider à vivre notre « fin du monde » qu’est l’anthropocène.

4. Redevenir terriens par le versant animal

La thèse qui suit procède d’un étonnement. Curieusement, Sloterdijk, Latour ou Berque, qui tous abordent le problème philosophique de l’acosmie n’ont guère entrepris de revenir sur le versant animal38 pour thématiser l’opposition de la Terre et du Monde et initier un mouvement de reterrestrialisation. Or, depuis les lieux animaux, au cœur des inscriptions corporelles des non-humains, notamment dans des territoires rendus « inhabitables » mais où ne demeurent pas moins des enchevêtrements inouïs de trajectoires de vie, il y a des « sentinelles » qui s’adressent à nous… ou pas, dont l’absence et l’invisibilité sont signifiantes aussi39. Avec ces sentinelles, c’est une métaphysique de la Terre qui promet de s’énoncer, sur la frange évanescente d’un monde en cours d’effondrement. Être sur la frange, au seuil de séparation, sur le limes de certaines démarcations admises, « par-delà nature et culture », pour paraphraser Philippe Descola, cela implique une ontologie, mais aussi une topologie, et puis une politique, voire une certaine diplomatie. Entre sauvagerie et civilisation, il y a une condition intermédiaire, qui nous offre une perspective inverse au mouvement de domestication, c’est la condition férale. Un chat féral, c’est un chat qui est « retourné » (qu’est-ce que ce retourner veut dire, en même temps ?) à l’état sauvage tout en restant dans les parages de la civilisation, dans une position de mitoyenneté. Si l’homme est bien, comme le soutient Heidegger, « configurateur de monde » (weltbildend), l’aboutissement de l’anthropisation ne nous amène-t-il pas à une frontière, une lisière (lichtung) de l’existence où ce qui peut rendre le monde à l’homme, lui tendre un miroir de reconnaissance, c’est justement l’animal, la perspective du soi animal ? Qu’il y ait effectivement un soi animal faisant face, c’est ce que l’irréductibilité du sauvage permet d’agencer, de sorte qu’il faut au moins savoir compter jusqu’à deux pour vivre et négocier ce vis-à-vis intersubjectif. Pourrions-nous nous figurer que le monde, notre monde a besoin de ce mouvement de réversion qui est celui d’une « diplomatie férale » ? Dans cette expression topologique du mouvement de réversion, il y aurait à la fois de la cosmologie, de l’ontologie et de la politique. Rappelons que le cours de Heidegger était sous-titré « Monde, finitude, solitude ».

Qu’est-ce qu’un soi perspectiviste plutôt que substantialiste, que dit-il du corps ? Celui de l’homme, celui de l’animal, des lieux des « animés », sans que nous devions abolir les frontières entre nous et eux, mais les « irréduire », comme dit Bruno Latour, « Que se passe-t-il lorsque le classifié devient classificateur ? Que se passe-t-il lorsqu’il ne s’agit plus d’ordonner les espèces dans lesquelles se divise la nature, mais de savoir comment ces espèces elles-mêmes entreprennent cette tâche40 ? »

Y a-t-il quelque chose comme une instance animale – un soi autre – au-delà de la frange d’hébétude à l’égard de la mondanité (weltlichkeit), dont la corporéité ouvre enfin à une expérience du monde ? Dans son ouvrage magistral intitulé Comment pensent les forêts, Eduardo Kohn décrit un pidgin trans-espèces fondé sur signes iconiques, non symboliques. S’appuyant sur Charles Sanders Pierce, Kohn fait sortir la sémiose du domaine saussurien du symbolisme classique. On note dans ce livre l’utilisation récurrente du mot anglais self > pluriel selves > les sois : des êtres qui sont pluriels en vertu de leur capacité d’interpréter des signes. Le puma, le chien, le macaque laineux ont de ce fait d’authentiques représentations du monde. Et il ne s’agit pas d’unifier ces représentations dans l’unité d’un référent de connaissance, mais au contraire de multiplier les agentivités qui peuplent le monde. Ainsi que le dit encore Bruno Latour en critiquant le postulat phénoménologique de l’oubli de l’être par la métaphysique occidentale, « il faut racheter l’Être avec la petite monnaie des délégués que l’on méprise : machines, anges, instruments, contrats, figures et figurines. Ils n’ont l’air de rien mais à eux tous ils pèsent exactement le poids de ce fameux Être en tant qu’Être41 ». Il manque les vivants (ou les « animés ») à cette énumération. La reterrestrialisation passe en ce sens nécessairement par une décolonisation de la pensée et une provincialisation du langage, qui devient une partie seulement d’une pensée plus vaste que lui, la « pensée des forêts », dans le cadre d’un animisme. Dans l’anthropologie au-delà de l’humain d’Eduardo Kohn, l’animisme n’est pas simplement un système de croyance humain, une « ontologie » ethnographique (selon les termes de Descola). L’animisme s’étend aux représentations qui sont « au-delà de l’humain », aux représentation du monde que se font les animaux. Les sois non-humains pensent. Par cette inversion de la lettre de la philosophie heideggérienne, on ne gomme pas les discontinuités (comme chez Ingold), on les met en évidence signifiante à l’intérieur d’une « écologie des sois ». On ne peut finalement souscrire à l’idéalisme de Uexküll qui fait du monde (Umwelt) l’espace tendanciel d’une seule espèce, au contraire :

« le monde est l’espace qui ne se laisse jamais réduire à une maison, au propre, au chez-soi, à l’immédiat. Être-au-monde signifie donc exercer des influences surtout en dehors du chez-soi, en dehors de son propre habitat, en dehors de sa propre niche. C’est toujours la totalité du monde qu’on habite, qui est et sera toujours infesté par les autres42 ».

Conclusion

L’information animale infuse le monde et nous « interpelle en sujets ». Donna Haraway reprend cette célèbre expression althussérienne dans son Manifeste des espèces de compagnie (2010) : « Aujourd’hui, ce sont les animaux qui, à travers les récits saturés d’idéologie que nous en faisons, nous “interpellent” pour demander des comptes quant aux régimes dans lesquels eux comme nous devons vivre43 ».

Les âmes sauvages de l’ethnologue Nasstassja Martin débute avec la description de ce renne d’Alaska dont le ventre est « pourri », et dont la découverte signifie aux indigènes le bouleversement de leur monde par le réchauffement climatique et les pluies acides sur la toundra. Leur monde est encore saturé d’animaux invisibles et sentinelles, tel ce renard que l’on entend non pas crier mais « pleurer » la tragédie du vivant au sein du territoire44. On peut évoquer aussi les punaises des zones radioactives, que peint sans relâche Cornelia Hesse Honegger. La contamination est instanciée par les insectes, par leurs déformations monstrueuses qui ne sont pas génétiques et héréditaires mais somatiques et liées à l’habitat contaminé. L’étonnement étant que ce patient relevé de sémiologie radioactive déjoue toute loi générale. Au contraire, « chaque territoire, avec ses propres caractéristiques météorologiques et ses propres conditions topographique, réagit de manière singulière45 ». Les diplomates du philosophe Baptiste Morizot décrit pour sa part de manière très convaincante comment le retour du loup en France vient « interpeler » notre capacité à coexister avec la biodiversité « sauvage ». L’auteur définit ainsi la géopolitique inter-espèces à l’ère de l’anthropocène : « le sauvage à l’ère actuelle, déparé des oripeaux de la sauvagerie et de l’isolement, émerge ainsi comme un parmi nous par soi-même. Tout ce qui est parmi nous par soi-même est féral, et appelle de notre part un autre regard et d’autres dispositifs de relations. C’est ce que j’appelle la diplomatie46 ».

Que signifie prendre en considération l’éthogramme du loup dans notre cosmogramme ? Cela renoue bien sûr avec une entreprise métaphysique, en grande partie devant nous. Ce qu’on découvre par exemple, c’est que notre pastoralisme, notre manière d’élever les brebis sans le loup revenait à croire que les vallées étaient sans montagnes (d’où vient aujourd’hui le danger de prédation). Si le berger entre dans la « diplomatie garou », son regard sur le monde en devient métamorphosé : littéralement, le loup lui restitue les montagnes. Cette illustration résonne forcément lorsque revient en même temps en mémoire le célèbre passage de Descartes : « de ce que je ne puis concevoir une montagne sans une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, sont inséparables l’une de l’autre47 ».

Rétrospectivement, cette phrase dit peut-être mieux qu’aucune autre le vertige solipsiste dans lequel la Modernité acosmique s’est engagée, perdant toute attache à la terre.


Notes

1 – Jacques Derrida, L’Animal autobiographique, Galilée, 1999, p. 110.

2 – Florence Burgat, « À quoi la question “qui sont les animaux ?” engage-t-elle ? », in Qui sont les animaux ?, Jean Birnbaum éd., p. 138-150, Gallimard, 2010.

3 – Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Éditions de minuit, 1980.

4 – Cf. Nataša Petrešin-Bachelez (éd.), Ecologising Museums, 2016, www.internationaleonline.org.

5 – Cf. Roberto Barbanti et Lorraine Verner (éd.), Les limites du vivant, À la lisière de l’art, de la philosophie et des sciences de la nature, Éditions Dehors, 2016.

6 – Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde, finitude, solitude, Édité par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Traduit par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992.

7 – Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Suivi de Théorie de la signification, Traduit par Philippe Müller, Paris, Denoël, 1984.

8 – Martin Heidegger, op. cit., p. 349.

9 – Jakob von Uexküll, op. cit., p. 27.

10 – Martin Heidegger, idem, § 60 b, p. 370.

11 – Martin Heidegger, Être et temps, § 40.

12 – Martin Heidegger, Essais et conférences, p. 218.

13 – Michaël Fœssel, Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, p. 181.

14 – Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, § 46, p. 288.

15 – Thomas Nagel, « Quel effet cela fait-il, d’être une chauve-souris ? », in Questions mortelles, 1983.

16 – Martin Heidegger, op. cit., § 49.

17 – Martin Heidegger, idem, p. 304 (nous soulignons).

18 – Martin Heidegger, idem, § 73 b, p. 483.

19 – C’est même très exactement la thèse que l’on trouve exprimée en 1637 dans le Discours de la méthode de Descartes, partie V.

20 – Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain (vol. 2), Septième séance, p. 280.

21 – Sloterdijk distingue plusieurs étapes de la globalisation qui amènent à « l’aménagement intérieur » de l’espace-monde. Cf. Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, À l’intérieur du capitalisme planétaire, Pluriel, 2011.

22 – Voir par exemple Vincent Devictor, Nature en crise, Penser la biodiversité, Éditions du Seuil, 2015.

23 – Cf. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, La Terre, l’histoire et nous, Éditions du Seuil, 2013.

24 – Cf. Caspar A. Hallmann, Martin Sorg, Eelke Jongejans, Henk Siepel, Nick Hofland, Heinz Schwan, Werner Stenmans, et al. « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas », PLOS ONE, vol. 12, n°10, 2017, e0185809. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185809.

25 – Jean-Baptiste Fressoz, « La désinhibition moderne : pour une histoire politique de l’anthropocène », Artefactos, vol. 4, n°1, 2011, p. 78.

26 – Bruno Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, 2015, p. 248 sq.

27 – Cf. Augustin Berque, Poétique de la Terre, Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Belin, 2014.

28 – Cf. Bruno Latour, Où atterrir? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

29 – Augustin Berque, « Recosmiser la Terre, Quelques leçons péruviennes », Pontificia Universidad Católica del Perú, Lima, 2017.

30 – La médiance chez Berque rend le japonais fûdosei 風土性, que Watsuji a défini comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機), c’est-à-dire le couplage dynamique de l’être et de son milieu.

31 – Voir la brillante lecture de Yoann Moreau, dans Vivre avec les catastrophes, L’écologie en questions, Presses universitaires de France, 2017.

32 – Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Zones sensibles, 2017.

33 – Tim Ingold, « Anthropology beyond Humanity », Suomen Antropologi: Journal of the Finnish Anthropological Society, Vol. 33, N°3, 2013, p. 21.

34 – Voir Philippe Descola, « Le sauvage et le domestique », Communications, vol. 76, n°1 (2004): 17 39. https://doi.org/10.3406/comm.2004.2157.

35 – Voir par exemple à plus de dix ans de distance The Perception of the Environment. Essays on Livelihood, Dwelling & Skill (2000), et Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description (2011).

36 – Cf. l’excellente critique de Pitrou, Perig. « La vie, un objet pour l’anthropologie ? » L’Homme, n°212, 2014, p. 159 89.

37 – Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Zones sensibles, 2013.

38 – Si ce n’est toutefois que Bruno Latour a été le commissaire scientifique de la très stimulante exposition « Animer le paysage. Sur la piste des vivants » au Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, du 20 juin 2017 au 17 septembre 2017.

39 – Pour une description de ces fantômes, monstres et sentinelles, voir Anna Lowenhaupt Tsing et al., Arts of Living on a Damaged Planet, Ghosts/Monsters of the Anthropocene, University of Minnesota Press, 2017.

40 – Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Lignes d’anthropologie post-structurale, 2009, p. 57.

41 – Bruno Latour, « Petite philosophie de l’énonciation », in Eloqui de senso, Dialoghi semiotici per Paolo FabbriOrizzonti, compiti e dialoghi della semiotica. Saggi per Paolo Fabbri, édité par Pierluigi Basso et Lucia Corrain, Milan, Costa & Nolan, 1998, p. 94.

42 – Emanuele Coccia, La vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Payot, 2016, p. 61-62.

43 – Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, Chiens, humains et autres partenaires, Éditions de l’éclat, 2010, p. 24.

44 – Nastassja Martin, Les âmes sauvages, Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016, p. 170.

45 – Hugh Raffles, Insectopédie, Éditions Wildproject, 2015, p. 46.

46 – Baptiste Morizot, Les diplomates, Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Éditions Wildproject, 2016, p. 88.

47 – Descartes, Méditations métaphysiques, V.


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Un fantôme au plumard pour… déjouer la pesanteur, s’extraire des limites

Céline Cadaureille
Céline Cadaureille est maître de conférences en arts plastiques à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, elle est engagée dans des recherches plastiques et théoriques, étant également artiste. Rattachée au laboratoire CIEREC, ses sujets d’études portent essentiellement sur les représentations des désirs et des peurs à travers la sculpture, l’installation et la performance.

celine.cadaureille@univ-st- etienne.fr

Pour citer cet article : Cadaureille, Céline, « Un fantôme au plumard pour… déjouer la pesanteur, s’extraire des limites », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/un-fantome-au-pl…aire-des-limites/>.

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Résumé

Cette étude propose une approche en recherche création dans laquelle l’auteur présente les réflexions qui ont accompagné ses créations intitulées Fantôme et Plumard. Des sculptures qui semblent se répondre dans l’espace en étant présentée au sol pour l’une et suspendue dans les airs pour l’autre. Dans cet ensemble, le corps n’est qu’un fragment qui prend place dans la densité des matières qui l’entourent. La question du lieu et non lieu est abordée à travers la notion de pesanteur afin de voir comment il semble possible de s’extraire de cette condition physique pour tenter de s’élever un moment hors de soi. Cette étude se concentre sur le texte Corpus (1992) de Jean-Luc Nancy mais aussi sur les textes de Michel Foucault Le corps utopique et Les Hétérotopies (1966).

Mots-clés : Sculpture – corps – lieu – limite – densité – pesanteur – utopie – évasion – mort – shibari.

Abstract

This study, through a “research creation” approach, presents the thoughts of the author while creating the works Fantôme and Plumard. These sculptures seem to answer each other in the space, as one is displayed on the floor and the other one is suspended in the air. In this association, the body is only a fragment taking place in the thickness of the surrounding matters. The question of the place is addressed trough the notion of heaviness, in order to see how it is possible to escape one’s body condition and rise above oneself. This study focuses on the text Corpus (1992) by Jean-Luc Nancy and on other writings by Michel Foucault : Le corps utopique and Les Hétérotopies (1966).

Keywords: Sculpture – body – place – limit – thickness – heaviness – utopia – escape – death – shibari.


Sommaire

Introduction
1. Le seul lieu que l’on occupe serait le corps
2. Le corps mort, le cadavre
3. Au « Plumard » : une nouvelle tentative d’évasion
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Je me concentrerai sur mon travail artistique en étudiant deux sculptures1 qui me semblent être attachées à un lieu, ancrées à un corps. La première, Fantôme, a été réalisée en 2012 pour le Prix de la Jeune Création2 au Moulin des Arts de St Rémy ; la seconde, Plumard, a été créée durant la résidence de Dompierre sur Besbre pour l’exposition La douceur des utopies en 2013. Ces deux sculptures représentent des corps qui semblent se répondre dans l’espace : présentée au sol pour l’une et suspendue dans les airs pour l’autre. Mais le corps n’est pas entièrement là, on le devine dans cet amas de lambeaux de cuir ou encore parmi des éléments de literie, des accessoires divers et variés. Le corps n’est qu’un fragment, qu’un détail dans l’ensemble : un moulage de pieds qui nous indique la position d’une silhouette à travers la matière et les objets qui semblent l’ensevelir. Bien que ces deux œuvres n’aient encore jamais été présentées conjointement3, je reconnais qu’elles forment pourtant un ensemble qui me permet de penser ma relation au corps en tant que sculpteur, de comprendre ce qui fait masse et volume pour exister. Elles prennent place dans l’espace, elles se confrontent à mon corps mais aussi à celui du spectateur en nous laissant entrevoir une éventuelle évasion à travers ce que pourrait être ces hors-corps que l’on considérera ici comme des non-lieux4. Dans cette étude nous poserons la question du lieu et du non-lieu par rapport au corps et à travers la notion de pesanteur afin de voir comment il semble possible de s’extraire de nos conditions physiques, de la gravité du sujet pour tenter de s’élever un moment hors de soi. Flotter dans un « corps utopique » pour reprendre le titre d’une conférence de Michel Foucault ou encore toucher l’aréalité des corps pour nous approcher de Jean-Luc Nancy. Leurs textes respectifs que sont Le Corps utopique (1966) et Corpus (1992) viendront baliser nos réflexions sur le sujet dans une lecture croisée qui forme ici une sorte de chemin de fer pour notre pensée.

1. Le seul lieu que l’on occupe serait le corps

Nous sommes, pour ainsi dire, contraints par nos limites corporelles : il ne s’agit pas de considérer les insuffisances de notre corps mais plutôt de voir en quoi sa masse, son organicité, sa perception, son enveloppe peau nous imposent d’être là où il se trouve, dans un lieu limitatif. C’est sur ce constat que Michel Foucault ouvre sa conférence de 1966 concernant le corps utopique. Il annonce dès la première phrase que « ce lieu là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus y échapper5». D’après Foucault, le corps apparaît comme « le lieu absolu6 », il utilise également les termes de « topie impitoyable7 » qui insiste sur le fait que nous ne pouvons pas échapper à cette condition physique et localisable. Le corps apparaît comme un carcan, une enveloppe qui nous limite et nous condamne à « croupir » sous cette peau… On remarque que le champ lexical utilisé, à la fois par Michel Foucault mais aussi par Jean-Luc Nancy, évoque l’univers carcéral. Au sujet du corps, Foucault parle de vilaine coquille mais aussi de cage et il explique qu’il faudra bien : « à travers cette grille, […] parler, regarder, être regardé8 ». On retrouve ce genre de lexique quelques années plus tard dans le texte Corpus (1992) de Jean-Luc Nancy lorsqu’il décrit le corps par exemple à travers « son épaisseur de mur de prison, […] sa masse de terre tassée dans le tombeau, […] sa lourdeur poisseuse de défroque9 ».

Bien que l’on puisse bouger avec ce corps, le mettre en mouvement et se déplacer, nous restons malgré tout attachés à cette coquille à travers laquelle nous percevons le monde. Ce corps nous fige et nous contraint par sa nature, ses besoins, son poids, sa finalité, sa décrépitude. La formule de Michel Foucault indiquant que : « Dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus y échapper10 », soit qu’il est impossible de s’extraire du corps que nous habitons, nous laisse tout de même entendre qu’une issue est peut-être envisageable lorsque les yeux restent clos ! C’est du moins ce que j’ai cherché à exposer à travers mon travail de sculpture, me donnant ainsi la possibilité d’imaginer l’évasion de cet espace-corps que j’occupe.

Il se trouve qu’en fermant les yeux, quand je dors, quand je rêve, j’imagine être ailleurs tout en étant  : ici et maintenant. Les corps, pour reprendre les termes de Jean-Luc Nancy, sont dans cette extension du , il écrit ceci : « Les corps sont des lieux d’existence, et il n’y a pas d’existence sans lieu, sans […]11 ». La création nous offre la possibilité d’envisager un ailleurs, de croire que l’on peut tenter une évasion vers d’autres espaces, vers d’autres corps que l’on nommerait des corps utopiques. On ferme les yeux quand on dort, quand on rêve, mais aussi de manière définitive quand on meurt ! Or, la mort est cet espace que l’on ne peut habiter, que l’on ne peut connaître car a priori nous ne pouvons pas faire l’expérience de la mort et en témoigner. Pour reprendre les termes de Michel Foucault, la mort nous apparaît comme « un espace inaccessible12 », il explique que la mort est ainsi « […] une utopie qui est faite pour effacer les corps […] C’est l’utopie du corps nié et transfiguré13 ». On ne peut qu’imaginer et donner forme à ces images. La création nous permet d’engendrer des formes pour ces autres corps transfigurés, de penser ces non-lieux qui s’ouvrent comme des échappatoires et nous offrent des moments où l’on peut chercher à être hors de son corps (sans pour autant faire l’expérience de la mort).

2. Le corps mort, le cadavre

Ce lieu que nous habitons sera celui de notre propre cadavre, en d’autres termes nous occupons l’espace de notre future dépouille. Jean-Luc Nancy présente les choses ainsi en écrivant : « Toute sa vie, le corps est aussi un corps mort, le corps d’un mort, de ce mort que je suis vivant. Mort ou vif, ni mort, ni vif, je suis l’ouverture, la tombe ou la bouche, l’une dans l’autre14 ».

Et si nous voulions échapper à cette dépouille, nous évader de nous-même, de cette tombe qui, avec le temps ou la maladie, se referme sur nous ? Cette image qui mêle le corps et la tombe peut s’entrapercevoir dans le travail de sculpture mortuaire réalisée pour le tombeau des gardes nationaux du cimetière du Ladhof de Colmar15. Ce tombeau effectué en 1872 par Auguste Bartholdi présente un fragment de corps, un bras qui est pris entre les deux dalles de la tombe. La configuration de cet ensemble peut nous laisser penser que le tombeau s’est violemment refermé sur ce corps comme si la mort s’était abattue sur le garde durant son service, l’obligeant à lâcher son épée dans sa chute. Mais la faille qui existe entre les deux dalles nous laisse aussi imaginer que ce fragment corporel est encore en vie, comme s’il s’agissait d’un bras de mort-vivant prêt à reprendre les armes ! On est alors dans un entre deux : ni mort, ni vif. Une confusion se crée entre la pierre tombale et le fragment corporel, une faille s’ouvre entre ces deux éléments et laisse apparaître une ombre nous conduisant vers les corps des morts, vers « une utopie qui est faite pour effacer les corps16 ».

L’image du tombeau a accompagné ma réflexion lors de la création de Fantôme bien que le fragment corporel ne soit pas un bras mais deux pieds qui se dégagent de cette masse que forment les lambeaux de cuir17. Pour certains, cet ensemble peut rappeler nos jeux d’enfants à la plage, lorsqu’on s’amusait à s’enterrer vivant… mais les matières et les couleurs de cette installation révèlent rapidement la morbidité et la fausse naïveté de ce jeu estival. Ici, on ne voit pas de tête ni de bras mais seulement deux pieds légèrement déformés par l’âge qui semblent au repos. Il s’agit de pieds moulés sur nature et peints en noir pour venir se confondre à la masse de cuir qui, en séchant, laisse apparaître différents niveaux de gris. C’est-à-dire que ces lambeaux de cuir sont bien noirs tant qu’ils sont humides mais deviennent assez rapidement gris en surface, créant une impression de poussière et de cendres. Il s’agit essentiellement de cuir de vache mais à travers ces peaux animales il y avait pour moi l’idée d’enveloppes, de défroques qui se décomposent en formant cette ombre imposante, ce tertre funéraire. En conservant un moment cette masse au sein de mon atelier pour que le cuir transpire et sèche, je ressentais fortement ce monticule fait de ces peaux élimées. J’ai voulu rendre cette présence visible en ajoutant deux pieds afin de démontrer que le corps peut s’envisager dans la masse d’un tertre funéraire et devenir son propre tombeau ! Jean-Luc Nancy décrit dans son livre Corpus ce concept de masse en écrivant que : « Les masses qui se distribuent, qui zonent l’étendue des corps, de manière toujours modifiable, sont des lieux de densité, non de concentration18 ». À travers la sculpture intitulée Fantôme, je voulais en quelque sorte rendre compte de cette masse dense et pesante qui vient nous ensevelir et nous clouer au sol. Percevoir la fin du corps dans toute sa densité, dans toute « sa lourdeur poisseuse de défroque19 » ; donner à voir cette ombre menaçante qui plane au-dessus de nous et qui se serait abattue sur ce corps à l’instar des dalles du monument aux gardes nationaux.

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

Pour la sculpture Fantôme, le tas de cuir se devait d’être imposant pour affirmer le poids de ce qui fait masse et qui pèse en nous sans que nous nous en apercevions. Jean-Luc Nancy exprime cette force qui matérialise les corps en déclarant que : « Le corps est la pesanteur. Les lois de la gravitation concernent les corps dans l’espace. Mais tout d’abord, le corps pèse en lui-même : il est descendu en lui-même, sous la loi de cette gravité propre qui l’a poussé jusqu’en ce point où il se confond avec sa charge20 ».

Dans l’œuvre intitulée Fantôme, nous pouvons apercevoir à travers cette masse sombre ces fragments de corps, ces pieds qui résistent et qui viennent se confondre à cette charge dense de peaux délitées. Ces pieds moulés semblent n’être que des ombres, des restes d’un corps qui peuvent s’envisager comme l’expression d’une résistance formelle. C’est-à-dire qu’ils peuvent nous apparaitre en tant que survivance de notre corporéité, en étant des restes que l’on ne peut effacer complètement et cherchent ainsi à nier notre propre décrépitude. Mais est-ce la résistance du corps ou bien plutôt celle de l’âme que j’évoque avec ce titre Fantôme ? On peut en effet se demander si le concept de l’âme séparée du corps n’est pas un effet de résilience, c’est-à-dire l’expression d’un corps qui résiste malgré tout et perdure au-delà de la mort. Le fantôme est pensé comme la persistance de l’âme dans l’espace des vivants, il répond ainsi à ce fantasme d’infini face à notre finitude. Michel Foucault exprime ce désir de résistance en parlant de la sorte de son âme : « Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche […] Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme21 ! ». 

Cela peut paraître rassurant, en effet, de penser que quelque chose persiste malgré tout. De croire à une possibilité autre dans un non-lieu qui ne soit pas celui de la mort, dans cet espace fait de cendres, de tourbes ou de poussières. On souhaite au contraire approcher un corps céleste, lumineux qui pèse légèrement… On dit d’ailleurs que l’âme ne pèse que vingt et un grammes, comme l’indique le titre du film Alejandro González Iñárritu22 qui se réfère à la théorie de la masse de l’âme défendue par le médecin Duncan MacDougall en 1907. Cette hypothèse se fonde sur des expériences au cours desquelles des mourants ont pu être pesés avant et après leurs décès afin de déterminer cet écart régulier. Mais pour revenir à nos auteurs, si Michel Foucault parle d’âme dans Le Corps utopique, Jean-Luc Nancy va préférer parler de pensée et il indique avec une certaine poésie le poids de cette pensée en précisant : « Un gramme de pensée : pensée minime, poids d’une petite pierre, […]23 ». Cette dichotomie du corps et de l’esprit qui occupe la philosophie depuis son origine, suggère que l’âme ou la pensée serait légère comparée à la lourdeur du corps qui fait masse. On serait donc tentés de s’évader, de détourner les lois de la pesanteur en embrassant la légèreté des âmes et des pensées qui nous habitent. On vient à rêver de n’être que pensées en fermant les yeux et en oubliant un moment son corps pour imaginer à quoi peut ressembler cette grande évasion… Aussi, en contre-point au corps pesant et mort, il y a ce corps qui dort confortablement installé dans son lit, dans ce vaisseau qui nous emporte hors du lieu que nous occupons.

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

Céline Cadaureille, Fantôme, 2012, cuir, bois et pieds moulés. 175 x 110 x 85 cm © Céline Cadaureille

3. Au « Plumard » : une nouvelle tentative d’évasion

En réponse à la sculpture Fantôme, j’ai créé lors de ma résidence à Dompierre sur Besbre en 2013 une suspension intitulée Plumard. Des éléments de literie, des oreillers, des traversins, des dentelles sont regroupés de manière à former un agglomérat blanc à travers lequel nous pouvons deviner la silhouette d’un corps qui se débat. On trouve également dans cet ensemble des pieds moulés sur nature avec un tirage en plâtre resté brut de manière à se confondre à cet ensemble de tissus et de dentelles blanches. Ces pieds, contrairement à Fantôme, ne sont pas au repos. Au contraire, ils sont tendus, pointés et semblent mimer un battement de jambes comme s’ils se trouvaient dans un milieu aqueux. On peut également penser qu’ils se débattent pour s’extraire de cet amas d’objets, ou encore qu’ils cherchent à s’envoler avec eux. En faisant le choix des oreillers et des traversins, je cherchais à présenter l’indolence de la chair, à confondre nos corps endormis à ce qui les entoure et les soutient dans le confort et la mollesse. Ainsi ligotés, les polochons forment des protubérances qui par analogies formelles peuvent se confondre avec des seins ou encore avec des fesses. La tension des cordages de la suspension accentue l’effet de mise en mouvement de l’ensemble et révèle peut-être la sensation que nous pouvons avoir lorsque nous sommes sur le point de nous endormir. C’est-à-dire cette impression de flottement qui nous transporte et nous soulève légèrement du lieu de notre couche, de notre corps.

Mais au plumard, nous ne faisons pas que dormir… L’évasion que propose l’œuvre intitulée Plumard n’est pas seulement dans le sommeil, l’espace du lit peut également accueillir nos ébats, nos désirs de contacts, de caresses et de plaisirs charnels. Dans l’intimité de la jouissance des corps, on peut en effet envisager de s’évader de cette prison de chair car, lorsque le corps exulte, il paraît alors un peu moins pesant et sort de sa coquille. Dans cet état d’intensité extrême, il se trouve à la fois hors-soi et profondément là. Si Michel Foucault a pu ouvrir sa conférence concernant le corps utopique en expliquant en quoi le corps peut nous apparaître comme une prison, il est intéressant d’observer qu’il termine sa communication en parlant de nos rapports intimes et amoureux. Il annonce ainsi : « Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec sa densité, entre les mains de l’autre24 ».

On retrouve ici le terme de « densité » utilisé également par Jean-Luc Nancy. Bien que le corps semble se soulever de sa condition de défroque au moment de la jouissance, on remarque qu’il se dégage à peine de cette densité pesante. Malgré cette impression d’impesanteur que provoque la jouissance, le corps est encore là à engager toute sa densité au contact de l’autre. Il y a là un paradoxe qui retient notre attention, une contradiction qui apparaît dans cette crispation des corps qui jouissent et débordent alors qu’ils restent, malgré tout, toujours liés au monde de la gravité. Jean-Luc Nancy explique cela dans ces termes :

Un corps toujours pèse, ou se laisse peser, soupeser. Aréalité dense, zones de masses. […] Notre monde hérite du monde de la gravité : tous les corps pèsent les uns sur les autres et les uns contre les autres, les corps célestes et les corps calleux, les corps vitrés et corpuscules.  Mais la mécanique gravitationnelle est ici seulement corrigée de ce point : les corps pèsent légèrement25.

On reconnaît cette contradiction dans la formule de « aréalité dense » ou encore dans cet oxymore qui annonce que « les corps pèsent légèrement ». Les contrastes et les oppositions sont souvent source d’inspiration dans mon travail de création et le projet qui sous-tend Plumard s’est manifesté dans cette contradiction des corps mais aussi à travers les plaisirs qui font mal. Car, comme on peut le remarquer par la présence de certains accessoires, Plumard ne présente pas un corps qui s’ébat dans une relation amoureuse dite « traditionnelle ». C’est en effet à travers le sadomasochisme que j’ai pu percevoir cette contradiction des corps et apercevoir simultanément « les corps célestes et les corps calleux » qu’évoquent Jean-Luc Nancy. Lors de ma résidence à la Cité internationale des arts de Paris en 2012, j’ai cherché à apprendre les bases du Shibari26, cette technique de bondage japonais qui permet d’immobiliser un corps pour des jeux érotiques et sadomasochistes. Durant cette période d’expérimentation et d’observation, j’ai été particulièrement intéressée par les séances de semi-suspensions et de suspensions complètes. Le rapport à la pesanteur me semblait complètement transformé dans ces suspensions où le corps (bien souvent féminin) se trouvait ligoté en position debout. Ce travail de nouage commence en effet par le buste et les bras pour ensuite attacher les jambes l’une après l’autre. Ainsi on commence à hisser une jambe pour mettre le partenaire qui subit (en japonais on parle d’Uke27) sur un seul appui. Il s’agit alors d’une demi-suspension, puis on peut continuer en attachant la deuxième jambe afin de hisser le corps entièrement dans une suspension complète. Le moment qui m’intéressait particulièrement est l’instant où l’on retire le dernier appui du partenaire se trouvant sur une seule jambe. Il y a là un rapport de force entre le ligoteur (en japonais on parle de Tori) et la pesanteur, une résistance rugueuse du corps qui se tord dans cette inconfortable position. Toute la densité du corps pèse sur cette jambe unique qui généralement tremble et vacille au niveau de la cheville. Le poids de ce « corps calleux » se fait ressentir jusqu’au moment où l’on arrache ce dernier appui ; puis aussitôt, le balancement de la suspension complète nous fait appréhender différemment le corps, il devient céleste et libéré de toute pesanteur !

Céline Cadaureille, Plumard, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés. 170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

Céline Cadaureille, Plumard, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés.
170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

A ce moment-là, « les corps pèsent légèrement 28 », ils flottent avec élégance et semblent être dans une autre dimension, dans un lieu où la jouissance est discordante, discrète et intérieure. On observe qu’ainsi entravé par les liens, le corps est interdit de mouvement et devient inanimé, c’est-à-dire qu’il ne peut plus bouger et devient en quelque sorte un corps-objet. Un corps qui peut se confondre avec les objets et les coussins présents dans l’ensemble Plumard. Cette sculpture propose en effet de rendre visible ce transfert entre le corps et les objets qui l’accompagnent et l’entourent à la fois dans le sommeil et la jouissance. Il y a d’ailleurs dans la culture japonaise une appréhension des accessoires de literie qui est tout à fait particulière. L’anthropologue Agnès Giard nous apprend dans son texte intitulé « Etreindre les êtres du rêve » que l’oreiller peut s’appréhender comme un corps. Elle explique que : « […] l’oreiller est considéré comme le double subtil de la personne : il préside à ce mouvement qui pousse le dormeur, durant la phase du sommeil paradoxal, à se dissocier de son corps pour basculer dans un monde onirique29 ».

Au Japon, les oreillers deviennent également des partenaires sexuels sur lesquels des accessoires, tels que des godemichets, peuvent être fixés pour multiplier à l’envie les jeux érotiques. La confusion entre le corps et l’objet est repérable jusqu’au lexique utilisé par les sites de vente japonais qui annoncent de la même manière les sextoys reproduisant l’anatomie humaine et les accessoires de literie (destinés au plaisir) en utilisant le terme « corps ». La sculpture Plumard joue de cette confusion et de ces renversements possibles puisque les oreillers sont traités comme s’il s’agissait d’un corps, ils sont ligotés comme s’ils pouvaient ressentir du plaisir ou de la douleur. Bien que cette forme humaine soit interdite de mouvement, elle nous permet de projeter l’image d’une évasion, telle une échappée immobile suspendue à un imaginaire érotique qui nous conduit vers ce non-lieu onirique, ce hors-corps extatique. L’idée qui sous-tend la réalisation de Plumard est donc librement inspirée de la culture japonaise à travers les pratiques du Shibari, mais j’avais également en tête les toutes premières performances de l’artiste australien Stelarc lorsque j’ai réalisé cette sculpture.

Dans ses suspensions, Stelarc ne cherchait pas à mettre en avant la douleur mais plutôt à explorer ses limites corporelles, à faire sa propre expérience du corps, de son poids, de son enveloppe suspendue. Les premières performances de l’artiste sont ses suspensions qu’il nomme Body-suspensions et qu’il réalise entre 1976 et 1980 d’abord avec des cordes et des harnais, puis en introduisant directement dans sa peau des crochets. Ses premières performances, qui rappellent les pratiques des fakirs, ont eu lieu dans différents espaces, dans des galeries mais aussi en extérieur dans la rue ou face à la mer. Elles étaient pour Stelarc un point de départ, une expérimentation des limites liées à sa masse pondérale. Il touchait là les limites de la peau pour l’étirer, la transformer en structure et en soutien. À travers ses performances, Stelarc cherchait également à faire l’expérience d’une envolée afin de prendre des libertés par rapport aux lois physiques de la pesanteur qui maintiennent nos corps au sol. À l’époque, il souhaitait vivre ses premières performances comme un astronaute qui évolue à Zéro G, c’est-à-dire qui flotte dans les airs et sans gravité. L’artiste exprime ainsi ce désir de s’extraire de sa condition afin d’échapper aux forces d’attraction terrestre qui vissent son corps au sol. Mais c’est oublier la formule intransigeante de Jean-Luc Nancy qui déclare que : « Le corps est la pesanteur30 ». Le corps intégrerait cette pesanteur non pas comme une force venant de l’extérieur mais comme une propriété intrinsèque du corps.

Céline Cadaureille, Plumard, détail, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés. 170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

Céline Cadaureille, Plumard, détail, 2013, bois, oreillers, traversins, accessoires, cordages et pieds moulés. 170 x 107 x 70 cm © Céline Cadaureille.

Cela serait donc une utopie de croire que l’on peut s’extraire complètement de nos conditions physiques, d’échapper aux lois qui régissent le lieu que l’on habite, d’estimer que l’on touche un moment à ce corps incorporel, à l’aréalité des corps. En jouant avec la pesanteur on peut seulement imaginer que l’on déjoue, que l’on détourne ces lois afin de déplacer nos propres limites dans des non-lieux, des utopies incarnées.

Conclusion

Pour revenir à mon travail artistique et conclure, les œuvres que sont Fantôme et Plumard offrent la possibilité de penser les contradictions qui délimitent notre corporéité. En les envisageant en tant qu’ensemble, on peut alors percevoir des corps qui se répondent en étant « ni mort, ni vif »31 : ni vraiment ici, ni vraiment ailleurs. Tel un pendant qui entre en résonance dans ces tensions contradictoires et complémentaires, dans cette faille qui se trouve entre deux lieux, entre deux corps. Dans cet entre-deux on se rapproche peut-être de ce que Jean-Luc Nancy annonce comme étant la vérité des corps. Il écrit : « Le corps – sa vérité – aura toujours été l’entre-deux de deux sens – dont l’entre-deux de la droite et la gauche, du haut et du bas, de l’avant et de l’arrière, du phalle et du céphale, du mâle et du femelle, du dedans et du dehors, du sens sensible et du sens intelligible, ne font que s’entre’exprimer les uns aux autres32 ».

Je pourrai poursuivre en annonçant, après l’étude de Fantôme et de Plumard, que l’on se trouve également dans cet entre-deux en étant ici entre le noir et blanc, l’ombre et la lumière, le corps mort et le corps jouissant. Ces deux œuvres se répondent tel un Yin Yang en cherchant à présenter notre dualité, à la fois contradictoire et complémentaire. Car, comme l’indique ce symbole chinois, dans tout ce qui est noir il y a du blanc et inversement. Les limites ne sont donc pas si franches, elles semblent se déplacer et dans ce léger déplacement elles nous transportent vers ces espaces autres que l’on appelle, finalement de manière confondue, lieu ou non-lieu. Enfin, nous pourrions considérer le texte qui généralement accompagne Le corps utopique et présente les espaces utopiques appelés Les hétérotopies33. Car avec le recul que j’ai pu prendre grâce à l’étude de ces deux sculptures, j’ai remarqué que les espaces qui ont inspiré ce travail, c’est-à-dire le cimetière et le salon SM où l’on pratiquait le Shibari, sont justement des espaces autres que l’on pourrait nommer des hétérotopies. Il s’agit en effet de lieux bien particuliers, dédiés à la mort et au plaisir que l’on isole des autres espaces afin de nous permettre de penser nos corps autrement. Des lieux sacrés et secrets où l’on a envie de croire qu’il est possible de s’évader, de s’extraire des lois physiques et de nos propres limites… Il semblerait alors que le lien au corps se délite dans ces lieux utopiques, dans ces espaces où l’on admet qu’un hors soi est possible, qu’un non-corps est concevable.


Notes

1 – Au sujet de ces deux sculptures, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire un article où j’observais les angoisses et les peurs qui peuvent se dissimuler dans ce genre de formes et d’amassements. CADAUREILLE, Céline. « Boucher les trous, combler les fissures : du vide au surplus », in Motdit n°8, revue de création et de critique littéraire de Carleton University, Ottawa, Canada, 2016, pp. 48 à 54.

2 – Cette œuvre a d’ailleurs reçu le prix du public lors de l’édition 2012, jeune création, Moulin des arts.

3 –Fantôme a été exposé à St Rémy pour le Prix de la jeune création en 2012, puis en 2015 au Parcours de l’art à Avignon. Plumard était présenté durant son année de création pour l’exposition personnelle La douceur des utopies mais également pour l’exposition collective au CNAC de Grenoble, puis pour la Biennale off de Lyon, aux Limbes en 2015.

4 –J’utilise le terme « non-lieux » par rapport au corps, je ne souhaite donc pas faire référence au concept de l’anthropologue Marc Augé car nous nous concentrons ici plus sur le lieu du corps.

5 –FOUCAULT, Michel. Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, lignes, 2009, p.9.

6 –Ibid.

7 –Ibid.

8 – Ibid, p.10.

9 – NANCY, Jean-Luc. Corpus, Paris, Métailié, 1992, p.10.

10 – Ibid., p.9.

11 – Ibid., p.10.

12 – Ibid., p.19.

13 – Ibid., p.11.

14 – Ibid., p.17.

15 – Voir des images de ce tombeau sur le site de « Fonte et de Bronze dans l’espace public » : https://e-monumen.net/patrimoine-monumental/tombeau-des-gardes-nationaux-ou-monument-a-voulminot-linck-et-wagner-colmar/ (consulté le 27 octobre 2017).

16 – Ibid.

17 – Suite à une collaboration avec l’entreprise Alran SAS (tanneur mégissier, Mazamet France), j’ai pu réaliser cette œuvre faite en lambeaux râpés de cuir noir issus de leurs productions.

18 – Ibid., p.75.

19 – Ibid., p.10.

20 – Ibid.

21 – Ibid., p.12.

22 – INARRITU, Alejandro González. 21 grammes, couleurs, 2003, 2h04.

23 – Ibid, p. 101.

24 – Ibid, p.19.

25 – Ibid, p.82.

26 – Lors de différents stages à l’Ecole des cordes, Paris. Voir les photographies des séances de suspensions présentées sur leur site http://www.ecoledescordes.com/

27 – Le couple Tori et Uke sont les termes japonais qui annoncent celui qui fait l’action (Tori) et celui qui la subit (Uke).

28 – Ibid.

29 – GIARD, Agnès. « Etreindre les êtres du rêve » in Jouir, revue Terrain n°67, Paris, 2017, p.78.

30 – Ibid.

31 – NANCY, Ibid, p.17.

32 – Ibid. p.58

33 – FOUCAULT, Michel. Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, lignes, 2009.


Bibliographie

BRUAIRE, Claude. Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968.

FOUCAULT, Michel. Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009.

LE BRETON, David. Antropologie du corps et modernité, Paris, Puf, 1990.

NANCY, Jean-Luc. Corpus, Paris, Métailié, 1992.

PASTOUREAU, Michel. Noir Histoire d’une couleur, Paris, éSeuil, 2008.

Jouir, revue Terrain n°67, Paris, 2017.

Motdit n°8, revue de création et de critique littéraire de Carleton University, Ottawa, Canada, 2016.

Édito du n°9

Corps et espace entretiennent depuis toujours des relations très étroites, ainsi qu’en témoignent la philosophie, les sciences physiques et/ou humaines ou encore les arts. Ces deux “entités” sont envisagées comme intrinsèquement et inextricablement liées. Liées par le seul fait que c’est à travers le corps tout d’abord que se perçoit l’espace : vu, senti, touché, le corps est le premier siège de notre appréhension de l’espace, et c’est en premier lieu à travers ce ressenti qu’il nous est donné à penser.

Si l’espace tout comme le corps sont au cœur des préoccupations de l’homme depuis la nuit des temps, ces unions et/ou tensions entre corps et espace prennent aujourd’hui de nouveaux visages : l’avènement récent des technologies numériques a contribué à la naissance d’espaces, “espaces sans lieu” (Anne Cauquelin) tantôt synonymes de liberté, tantôt jugés comme désincarnants. Le lieu peut alors être envisagé aussi à travers la figure du non-lieu et/ou de l’utopie, c’est-à-dire de lieu qui n’est nulle part.

Toute pratique artistique entretient un lien au corps mais aussi au lieu au sens d’un espace habité, investi par une corporalité. Cependant, les dispositifs artistiques contemporains jouent aujourd’hui de la question du lieu comme non-lieu : pratique performatives qui s’inscrivent dans l’éphémère, le transitoire, dispositifs au sein desquels le corps du spectateur est immergé, ou encore productions qui témoignent des rapports contemporains que corps et espaces entretiennent, autant de pistes de réflexions qui sont abordées ici à travers le prisme de la création plastique.

Ce numéro 9 de Littera Incognita, publié en 2018, fait suite aux 12èmes Journées d’Études des Doctorants de LLA-CRÉATIS, intitulées « Lieux et non-lieux : liens au corps » organisées à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, les 20 et 21 avril 2017. Il s’agissait d’y nourrir une réflexion autour des possibles articulations du corps aux lieux et non-lieux à travers différentes formes d’expression contemporaines. Prenant appui sur une démarche de recherche-création, ces journées s’accompagnaient d’un parcours d’exposition des œuvres des intervenants, certaines ayant été créées à la faveur de ces journées et constituant l’objet même de la réflexion des auteurs (Tous les chemins mènent à Ambre de Carolle Nosella et Irène Dunyach). Ce numéro réunit les contributions des doctorant/e/s et docteur/e/s en arts plastiques ayant participé à ces journées d’études. Le dossier artistique qui le complète rend compte des œuvres présentées lors de cette manifestation.

Nous vous souhaitons une bonne lecture.

Alessia Nizovtseva et Aurélie Fatin

Lieux utopiques dessinés dans l’obscurité et cheminement du corps dans les installations au fil de Julien Salaud

Virginie PEYRAMAYOU

Virginie Peyramayou est doctorante, enseignante et plasticienne. Actuellement en doctorat en arts plastiques au laboratoire LLA-CREATIS (École doctorale Allph@) à l’Université de Toulouse 2, sur le sujet « Dessiner : le geste et l’outil dans le dessin contemporain », ses domaines de recherche concernent le dessin contemporain, les pratiques au fil, les performances et installations dessinées. Professeur certifiée en arts plastiques depuis 2009, elle occupe un poste fixe dans le secondaire en Essonne.

virginie.peyramayou@yahoo.fr

Pour citer cet article : Peyramayou, Virginie, « Lieux utopiques dessinés dans l’obscurité et cheminement du corps dans les installations au fil de Julien Salaud », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-utopiques-dessines-dans-lobscurite-et-cheminement-du-corps-dans-les-installations-au-fil-de-julien-salaud/>.

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Résumé

Cette réflexion sur les installations au fil de Julien Salaud, plus particulièrement les installations dans le cadre de la résidence Ackerman-Fontevraud (Fleuve céleste et La Crypte des effraies réalisées en 2015) met en avant l’inscription dans le lieu, la création d’un espace utopique dessiné par l’artiste et enfin le lien avec le corps du plasticien et du spectateur dans ces œuvres.

Mots-clés : Installation au fil – Julien Salaud – Corps – Utopie – Espace – Lieu

Abstract

This reflection on Julien Salaud’s installations, in particular the installations realised in the residence Ackerman-Fontevraud (Fleuve céleste and La Crypte des effraies in 2015), highlights the inscription in the place, the utopian space drawn by the artist and finally the link with the body of the artist and the spectator in these works.

Keywords: Wire installation – Julien Salaud – Body – Utopia – Space – Location


Sommaire

Introduction
1. Entre inscription dans un lieu et création d’un nouveau lieu
2. Expérience hors du temps, dans un univers sensible, dans un entre-deux
3. Corps et immersion
Conclusion
Notes
Bibliographie

Julien Salaud, La Crypte des effraies, détail de l’œuvre, 2015, Abbaye royale de Fontevraud

Introduction

Les relations entre corps et espace s’affirment dans de nombreuses œuvres contemporaines jouant sur la tension, l’opposition ou encore l’union et la symbiose. Dans les installations au fil qui se développent à partir de la seconde moitié du XXe siècle, la création d’espace par le fil définit souvent le mouvement du corps du spectateur. Dans les installations au fil de Julien Salaud, corps et espace, dialoguent dans des dispositifs poétiques qui évoquent des univers utopiques empreints de références au lieu.

Julien Salaud est un artiste français, né en 1977, qui a réalisé plusieurs installations au fil qu’il m’intéresse de pointer particulièrement pour ce rapport au lieu et au corps. Sa pratique met en avant le règne animal, la nature et le lien entre l’homme et celle-ci dans des créations qui représentent des chimères et des métamorphoses.

Deux œuvres seront plus particulièrement observées pour cette réflexion, il s’agit du travail mis en place dans le cadre de la résidence Ackerman-Fontevraud : Fleuve Céleste réalisée en février et mars 2015 dans les caves Ackerman à Saint-Hilaire-Saint-Florent à côté de Saumur et La Crypte des effraies réalisée en mai 2015 à l’Abbaye royale de Fontevraud. Dans sa démarche plastique, Julien Salaud amène le spectateur à s’interroger sur le lieu qu’il imagine, un espace utopique qui cite ou référence des lieux réels. Le cheminement qu’il propose dans ses œuvres questionne l’échelle du lieu et confronte à l’immersion totale dans l’espace qu’il dessine. Dans quelle mesure les espaces graphiques de Julien Salaud participent-ils à générer des lieux qui tissent des liens avec le corps et l’esprit du spectateur ? Comment ces espaces dessinés qui évoquent des lieux utopiques jouent-ils sur l’inscription dans un lieu ?

Dans un premier temps, nous questionnerons l’inscription dans le lieu que propose la démarche de Julien Salaud dans la résidence Ackerman-Fontevraud. Puis, l’expérience de l’utopie dans ces installations au fil sera mise en valeur. Enfin le rapport au corps du plasticien et au corps du spectateur dans les espaces créés par l’artiste sera interrogé.

1. Entre inscription dans un lieu et création d’un nouveau lieu

Dans le cadre de la résidence Ackerman Fontevraud, deux institutions du Val de Loire, l’artiste va intervenir in situ en réalisant une proposition dans les caves Ackerman et dans l’abbaye royale de Fontevraud en 2015.

L’œuvre de Julien Salaud, nommée Fleuve céleste, en lien avec l’histoire de ce lieu, prend une ampleur monumentale avec cette pièce de 65 m de long, 7 m à 20 m de large et de 7 m de haut, qui a été sa plus grande réalisation1. Il s’agit d’une installation in situ composée de fils de coton blanc et de clous. Il investit les caves pendant 5 semaines. Il travaille sur la réalisation de cette œuvre de février à mars 2015, assisté par une équipe constituée de sept étudiantes des beaux-arts et d’une collaboratrice habituelle. L’artiste travaille avec la pierre de ces caves, le tuffeau, qui est une roche sédimentaire. Cet espace sculpté jadis par les eaux océaniques, est investi par le plasticien d’une proposition graphique en lien avec un univers aquatique. Son œuvre se déploie sur toute la longueur de la cavité, l’idée du fleuve résonne également avec le territoire (la proximité du Thouet et de la Loire). L’idée de fluidité répond également à l’utilisation toujours actuelle des caves en lien avec le vin.

Dans les caves Ackerman, l’espace investi par l’artiste est monumental car le lieu lui-même a un volume extrêmement vaste. Jean-Baptiste Ackerman fonde en 1811 la maison Ackerman et investit, vers 1830 pour entreposer son vin, d’anciennes carrières de tuffeau à Saint-Hilaire-Saint-Florent. Celles-ci s’étendent sous terre avec différentes hauteurs de plafond, parfois élevées et profondes. Ces caves troglodytes forment un espace atypique dont la visite est possible aujourd’hui, elles ont été un lieu de travail et de traditions artisanales. Des traces de cette ancienne activité demeurent : les niches pour les lampes entre autres. L’extraction du tuffeau destiné aux constructions locales a modelé ces galeries avant qu’elles ne soient abandonnées. Cette pierre est fortement présente dans le val de la Loire, en Touraine et en Anjou. Pierre lumineuse, elle est blanchâtre, crème, et est utilisée pour de nombreux monuments bien qu’elle soit assez friable. Le choix de ces caves par Jean-Baptiste Ackerman est déterminé par le taux d’humidité pour la fermentation et la température qui varie entre 12° et 15° ce qui est idéal pour la conservation. La surface de stockage est importante, le lieu est discret, presque caché, il permet un travail d’expérimentation de recette et de maintien du secret des vins à fines bulles.

Julien Salaud travaille petit à petit, en tendant les fils entre les clous, enfoncés à même la paroi. Avec l’humidité des caves, l’œuvre qui doit rester trois ans a évolué par la tension des fils qui s’est relâchée à certains endroits. Dans cet univers aquatique, on perçoit la présence de l’homme représenté hybridé avec des têtes animales, de l’architecture (avec des dessins de maisons), d’une faune variée (insectes, oiseaux, mammifères). L’univers de ce fleuve céleste nous renvoie à l’art pariétal par l’occupation des parois avec des représentations animales qui se servent du relief tel la « Paroi des chevaux ponctués » sur laquelle se trouvent des représentations des deux chevaux qui se superposent dessinées pendant la période du gravettien, nappés de points rouges et noirs, l’un des deux a une partie de sa tête dessinée par la forme naturelle de la paroi dans la grotte du Pech Merle dans le Lot. Dès l’entrée dans ce Fleuve céleste, des bancs de poissons apparaissent sur les premières parois et une sorte de spirale, de courant semble descendre du plafond ; au fur et à mesure les bancs de poissons comptent des oiseaux, des ailes, une libellule, des êtres fantastiques. Au plafond, les poissons ont des formes et des tailles variées, une baleine semble passer au-dessus du spectateur. La flore, également présente sur une paroi, montre un lien, entre des arbres et des cœurs comme deux organes d’un même corps. Cette pierre, le tuffeau, qui affirme la présence ancienne de l’eau et de la vie aquatique, guide aussi le regard vers l’architecture car elle est exploitée ensuite pour la construction locale.

L’artiste réalise ensuite à l’Abbaye de Fontevraud, l’œuvre La Crypte des effraies, dans les caves de l’abbesse. Pour cette proposition plastique, l’histoire du lieu est aussi le fondement de l’œuvre.

Pour évoquer brièvement l’histoire de ce lieu, l’abbaye de Fontevraud a été construite sur les bases d’une église de 1105 à 1160 et a été remaniée au cours des siècles. L’ordre des fontevristes est créé par Robert d’Arbrissel. Il place Pétronille de Chemillé comme première abbesse (de 1115 à 1149), la plus importante fonction de l’ordre et celui-ci est resté gouverné par des abbesses, élues à vie. L’abbesse a le pouvoir absolu sur la communauté. L’ordre est mixte, il est composé de trois communautés de moniales et d’une communauté de moines. Les constructions du lieu répondent au succès de l’ordre et à son fonctionnement : les prieurés de Saint-Jean de l’Habit réservés aux frères, de Sainte-Marie-Madeleine refuge des « filles repenties », le Grand-Moûtier pour les moniales et le prieuré de Saint-Lazare destiné aux lépreux. Les caves de l’abbesse sont construites au XVIIIe siècle, cependant l’abbaye possède des domaines de vigne depuis le Moyen-âge dans l’enclos monastique et aux alentours. Ceux-ci sont administrés par les moines, qui en réfèrent aux moniales qui sont sous l’égide de l’abbesse. Les caves permettent de stocker le vin à température constante. Dans l’œuvre La Crypte des effraies, Julien Salaud fait ouvertement référence à l’abbaye dans cette création in situ en s’inscrivant à même la paroi des caves de l’abbesse.

L’iconographie qu’il choisit cite l’histoire du lieu et quelques-unes de ses particularités. Le spectateur est invité à entrer dans les caves par un couloir qui descend progressivement, puis en descendant une série de marches, il est plongé doucement dans l’obscurité et la fraîcheur des caves. L’œuvre se déploie dans plusieurs couloirs, le spectateur rencontre au fil de sa déambulation les espaces investis par l’artiste : des arches, des murs, une galerie, un plafond… L’œuvre est construite par du fil de coton blanc, tendu par l’implantation des clous et éclairé de lumière noire, dispositif auquel s’ajoute un oiseau naturalisé et une sculpture en plâtre. Elle inscrit concrètement dans cette architecture souterraine un travail graphique qui éclaire le lieu littéralement puisque ses fils de coton blanc tendus rayonnent sous la lumière noire. Dans une excavation dont l’entrée est une arche, une chouette effraie – titre même de l’œuvre – occupe une place centrale. Cette représentation de l’oiseau en plein vol dans un espace graphique dense de lignes droites dissonantes évoque un tableau. La chouette effraie, rapace nocturne, affirme l’obscurité du lieu. Elle est aussi choisie par l’artiste pour renouer avec des croyances populaires de la région. Cette intervention sur le lieu peut faire penser à la notion d’espace transfiguré2. On peut faire un parallèle entre ce « tableau » et l’œuvre de Thomas Pot dans la salle capitulaire. Le panneau peint qui occupe l’arche de la porte de la salle capitulaire de l’abbaye présente une scène de La Pentecôte avec la descente de l’Esprit-Saint symbolisé par un oiseau en plein vol autour duquel irradie de la lumière. Il fait référence à une iconographie du lieu qui a caractérisé celui-ci pendant des siècles. Une intervention sur un mur dans une galerie plus éloignée interpelle également par sa référence aux scènes de la Passion du Christ de Thomas Pot, en représentant un Christ crucifié. L’importance de l’iconographie des thèmes de la Passion et de la Résurrection du Christ sont une des singularités de l’ordre, Daniel Prigent souligne : « Au fil de la visite du Grand-Moûtier se reconnaissent les instruments de la Passion : clous, échelle, croix, bourse de Judas…3 ».

Cependant l’artiste va au-delà d’une représentation religieuse, il inscrit ce Christ dans une chouette effraie, l’homme et l’animal dans la même posture s’unissent pour créer une image qui les lie, en symbiose. On peut interpréter aussi dans cette image, le fait que le lieu qui a été longtemps consacré au religieux, est aujourd’hui un site dans lequel la nature et l’humain ont une autre place.

La Crypte des effraies résonne avec les activités autour du fil qui ont été faites dans l’Abbaye royale, les moniales étant essentiellement occupées à des travaux de couture. L’ordre des fontevristes se développe et est prospère jusqu’à la Révolution. A partir de 1789, l’abbaye est réquisitionnée par l’État ; en 1792, elle est pillée et les religieuses quittent le lieu. En 1804, Napoléon décide d’en faire une prison. Les travaux d’aménagement pour transformer l’abbaye en espace carcéral comportent la séparation de la nef en cinq niveaux pour créer des dortoirs et ateliers. À partir de 1814, l’abbaye accueille notamment des prisonniers politiques : hommes, femmes et enfants. Les prisonniers devaient travailler sur des métiers à tisser, ils créaient des vêtements, des couvertures mais aussi des boutons de nacre.

Julien Salaud fait également référence à un autre patrimoine artistique dans cet univers : une Vanité à la chouette du XVIIe siècle nourrit la composition qu’il réalise sous une arche dans l’une des galeries et les personnages de La Chute des anges rebelles de Frans Floris de Vriendt réalisé en 1554, sont repris dans son travail. Dans l’une des arches, plusieurs chouettes effraies ainsi que des personnages sont représentés en soulignant la forme architecturale. L’univers de la vanité traditionnelle est visité par l’artiste avec une image de chouette posée sur un crâne.

L’abbaye est un lieu de vie mais aussi de mort, les moniales y étaient inhumées, le cimetière a d’ailleurs accueilli momentanément les gisants qui se trouvent dans la nef. L’abbaye bénéficiera de la protection des Plantagenêts, dont quatre gisants se trouvent aujourd’hui placés dans la dernière travée de la nef représentant Aliénor d’Aquitaine, Henri II, Richard Cœur de Lion et Isabelle d’Angoulême. La mort est très présente dans La Crypte des effraies : par le Christ crucifié, la vanité et la sculpture enfermée. Certains personnages du tableau semblent crier et font écho à l’agonie des moniales : « Quand une religieuse était à l’agonie, elle était transportée à l’église, puis à la salle capitulaire où elle s’accusait publiquement de ses fautes. L’abbesse Théophanie de Chambon (+1353) mourut ainsi en chapitre en présence de toutes les moniales4 ».

La représentation de l’enfermement tient une place importante dans cette œuvre opérant poétiquement un lien avec l’histoire du lieu. La prison de Fontevraud est agrandie progressivement : occupée par 469 détenus en 1814, elle accueille par la suite jusqu’à 2700 prisonniers. Le lieu reste une prison jusqu’en 1963. Jean Genêt y a passé plusieurs années et écrira à propos de cette expérience d’enfermement le livre Miracle de la rose. Des résistants y sont enfermés durant la Seconde Guerre mondiale.

Julien Salaud prête son corps pour incarner à son tour l’expérience de l’enfermement. Il met en lumière ce passé carcéral du lieu. Une sculpture dans la pièce du fond est un moulage à même le corps de l’artiste. Celle-ci tient une chouette empaillée. Toujours en liant l’humain et l’animal, elle est installée derrière des barreaux. Cette sculpture au fond du parcours évoque l’enfermement : celui des moniales qui ne pouvaient sortir (l’espace était clôturé) mais aussi des prisonniers. Du temps de l’abbaye, des cachots existaient également. La sculpture est elle-même expérience d’enfermement, celui du corps de l’artiste qui a été moulé et de l’oiseau naturalisé qui lui aussi apparaît en cage, retenu dans les mains de l’homme. On a un parallèle entre un travail à même la roche et un travail à même le corps.

Dans ce parcours, la place du silence a un sens particulier. Dans le froid et l’obscurité des caves, la solitude gagne le visiteur qui évolue en silence, sans aucun bruit naturel. Cette absence de son fait vivre une expérience qui fait écho à l’histoire du lieu. Les repas des moniales se faisaient en silence, à ses débuts l’ordre fontevriste observe un silence perpétuel comme l’affirment les statuts de Robert d’Arbrissel. Dans l’abbaye devenue prison, le silence est également imposé par l’arrêté Gasparin en 1839 qui instaure celui-ci dans les maisons centrales.

Ainsi Julien Salaud inscrit ses deux œuvres dans des lieux dont il prend en compte l’histoire et la nature pour intervenir en faisant apparaître deux univers complexes par les installations dessinées proposées. Cependant, même s’il capte des éléments historiques des caves de l’abbesse et des Caves Ackerman, ses deux œuvres vont au delà d’une citation historique dans les lieux. En effet, l’artiste invite à parcourir deux espaces graphiques singuliers jouant sur le sacré, le profane, le mythologique et l’onirique.

2. Expérience hors du temps, dans un univers sensible, dans un entre-deux

Les lieux utopiques créés par Julien Salaud plongent le spectateur dans un univers sensible. Le spectateur se trouve dans un lieu entre-deux : celui qui existe concrètement auquel l’œuvre se rattache et celui qui est dessiné dans le noir. Ce qu’il voit n’est pas figé et son déplacement l’amène à voir d’autres éléments dessinés, le passage dans la grotte stellaire lui permet un voyage extérieur mais aussi intérieur. Le questionnement du spectateur passe par une phase exploratrice du lieu, se demandant ce qu’il verra au cours de ce cheminement.

Les installations au fil de Julien Salaud feraient écho à l’art pariétal. L’artiste évoque dans une interview au magazine Entrée plus particulièrement à propos de son œuvre La Constellation de la chevrette :

Ces œuvres découlent d’un travail sur les grottes de Lascaux et d’une étude de Chantal Jègues-Wolkiewiez, une anthropologue assez critiquée. Elle met en évidence que, dans la salle des Taureaux de la grotte de Lascaux, où le soleil entre lors du solstice d’été, la place de chaque peinture zoomorphe correspond à celle d’une étoile sur la carte de la voûte céleste. Elle en conclut donc que les Solutréens devaient y tenir un culte solaire. Mon travail sur les animauxconstellations s’inspire de ces théories. Les clous plantés dans le corps de ces animaux empaillés et les fils et broderies qui les relient viennent amplifier le volume du corps et la frontière de la peau devient poreuse5.

Dans l’installation Fleuve céleste, le spectateur circule dans une continuité graphique qui se serait nourrie d’art rupestre. Lorsque le spectateur entre dans l’œuvre monumentale, il est loin de se douter de l’ampleur du graphisme qu’il va découvrir et du pouvoir évocateur des créatures qui y sont représentées. Dans Fleuve céleste, l’utopie proposée par l’artiste fait déambuler le spectateur au cœur d’un monde mystérieux. L’allégorie de la caverne de Platon résonne avec une révélation de ce qui pourrait être originel, sous les apparences obscures des caves, dans leur relation au monde vivant.

Des êtres mythologiques, hybrides apparaissent dans les différentes parties de l’œuvre. Un banc de poissons commence à emporter le regard en suivant un courant dynamique au travers des fils tissant une toile et aboutit à l’autre bout de la pièce vers une présence humaine et son habitat. Ils se métamorphosent en de nouveaux animaux. Julien Salaud emprunte des représentations d’animaux qui ont été aperçus dans certaines Grottes stellaires réalisées auparavant : des biches qui évoquent la Grotte stellaire réalisée au Palais de Tokyo en 2012 ou encore les oiseaux de la Grotte stellaire 3 réalisée à New York à la galerie Friedman-Benda en 2014. Les créatures mi-sacrées, mi-païennes en mouvement s’offrent à la vue du spectateur en fonction de la déambulation, sans se dévoiler entièrement au premier regard. De nombreuses déformations ou zones cachées n’apparaissent qu’après avoir circulé et fait des allers-retours, on découvre des animaux cachés, des nouveaux dessins au plafond. La circulation générée est plurielle, un mouvement spiralaire semble descendre de la voûte céleste qui se déploie. Porté par l’écume des fils blancs, le spectateur se déplace guidé par les directions des fils qui tissent des réseaux et chemins. Les éléments dessinés dans l’obscurité retracent les constellations dessinées par les hommes pour s’approprier les mystères du ciel. Cette voûte céleste fait chercher la symbolique des éléments présents. Julien Salaud semble reterritorialiser un passé du lieu par la reconstruction de ce qu’il aurait pu être il y a des siècles : un océan peuplé de poissons et d’animaux fantastiques. La mythologie réapparaît. L’idée de créer un fleuve céleste sous terre évoque notamment le mythe du passage vers les enfers par le fleuve Styx. Le déploiement arachnéen réactive le lien tissé entre les différentes espèces, l’homme et l’animal. Ce thème de la toile d’araignée a déjà été exploré par l’artiste dans des œuvres antérieures. Dans Émergence arachnéenne, une performance et vidéo réalisées en 2015, l’artiste évolue nu et se meut dans une toile évoquant la toile d’une araignée. Ce nouvel espace tridimensionnel créé est presque labyrinthique et très complexe à certains endroits.

Dans la Crypte des effraies, le travail de Julien Salaud a une dimension moins monumentale, on rencontre ses interventions sur le lieu des caves en circulant au fur et à mesure, l’univers est plus caché et disséminé dans les galeries. La création est teintée par la présence du rapace la chouette effraie, l’univers est plus obscur et plus sombre. La mort et l’enfermement sont fortement présents dans les représentations générées par l’artiste. Il semble mettre en évidence une hétérotopie, un lieu en marge dans lequel se joue une neutralisation. Cet espace ayant été une prison durant plusieurs siècles, il fait référence à ces hétérotopies évoquées par Michel Foucault « les lieux que la société ménage dans ses marges, dans les plages vides qui l’entourent6 » pour y placer des personnes au comportement déviant ou problématiques par rapport à la norme de la société. Les chouettes sont pour la plupart en mouvement, en plein vol. Il fait un lien entre le divin, l’homme et l’animal dans cet espace où la chouette rencontre un Christ crucifié. L’invitation à la méditation et à l’introspection est évidente dans une œuvre qui présente le sacré et le profane. Le lien avec l’astronomie est toujours affirmé : les clous agissent comme des étoiles à partir desquels les fils se déploient pour créer des constellations.

Ces deux univers complexes dans lesquels le visiteur est invité à découvrir des faunes extraordinaires et des personnages martyrs, profanes ou sacrés forment une expérience d’immersion pour son corps autant que pour celui de l’artiste qui les a réalisés.

3. Corps et immersion

Le rapport au corps dans les installations au fil de Julien Salaud apparaît comme une performance quasi-chorégraphiée pour le corps de l’artiste et une expérience sur l’immersion pour le spectateur. L’œuvre de Julien Salaud qui tend avec les installations au fil à prendre une ampleur monumentale dans les caves Ackerman nécessite un temps de création long et une grande précision pour faire apparaître ces représentations, il doit ajuster les réseaux de clous et de fils pour densifier ou limiter les formes. Le fil tendu dessine un trait ; en le multipliant, il crée des surfaces et modèle un espace selon son échelle. La technique même du travail oblige l’artiste à un mouvement du corps entier : outre les reculs qu’il doit prendre pour observer le graphisme généré par les fils, il tend parfois des fils de plusieurs mètres entre deux clous plantés dans les parois.

Son travail à même la cavité est aussi source de difficultés et de souffrance. Le travail physique de l’artiste avec son équipe pour Fleuve céleste est évoqué dans le blog du Curieux des arts, Julien Salaud indique : « Ce travail physique dans l’obscurité joue sur le mental, avec un puissant impact physique. Quelque chose s’est passé en moi, qui m’a transformé. Je ne suis plus le même que j’étais avant. Travailler dans les caves fut douloureux7 ». Ainsi il a travaillé dans le noir pendant cinq semaines, l’ampleur de la pièce Fleuve céleste, a nécessité 65 000 clous de différentes hauteurs et 45 kilomètres de fil de coton.

Dans l’œuvre La Crypte des effraies, il affirme la création d’un travail à échelle humaine. Le dialogue entre corps et lieu est exploré par le mouvement, l’artiste évoque une chorégraphie dans l’engagement de son corps. Il explique dans une vidéo sur sa résidence : « Quand on plante des clous, quand on tend des fils, on engage tout le corps, c’est presque de la chorégraphie8 ». Dans la Crypte des effraies, le plasticien réalise directement en lien avec le lieu l’installation à même la roche. L’espace participe au graphisme, des déformations se créent, en utilisant différentes tailles de clous également. Le graphisme joue sur le volume et la lumière par la densité de fils et le positionnement de ceux-ci par rapport à la lumière noire. Dans cette installation, l’artiste va au delà d’une référence au lieu, il fait participer celui-ci au graphisme mis en place, il souligne l’être au monde plastiquement par une intervention qui désigne les premiers gestes de l’humanité (le tissage, la représentation graphique). Le spectateur découvre une œuvre qui fait un lien avec les gestes originels humains, le tissage, le travail du fil, il voit se déployer dans les lieux proposés par Julien Salaud un monde qui se réfère à l’homo faber. Le travail du fil renvoie aux créations des origines de l’humanité : parures, tissus… Ainsi l’espace investi par le dessin et le lieu communiquent pour accentuer l’impact du geste créateur à l’échelle de celui-ci.

Dans une interview réalisée sur cette œuvre, Julien Salaud explique une évolution dans son travail par la prise en compte du lieu comme support : « la cave ou la grotte participent activement à la réalisation de l’image9 ». Avant 2015, il ne travaillait qu’en musée ou galerie ce qui changeait considérablement son rapport au lieu : il créait entièrement l’espace comme dans son installation Entomogrotte stellaire au Tri postal à Lille, dans l’exposition « Tu dois changer ta vie ! » dans le cadre de Lille 3000-Renaissance, en activant des références à un lieu (la grotte entre autres) ou dans ses grottes stellaires réalisées au Palais de Tokyo. Son installation la Crypte des effraies demande au spectateur de se déplacer pour compléter la vision des dessins puisque les reliefs de la roche créent des anamorphoses et des déformations diverses. L’artiste compose aussi avec le vide, en négatif, il laisse la place à l’obscurité pour remplir certaines zones et même parfois dessiner à la place des fils. Le paysage fantastique est aussi complété par l’imagination du spectateur.

Dans les installations au fil, la question du dessin dans l’espace et l’émancipation de la ligne du support papier mènent à explorer le geste créateur comme une expérience qui inclut tout le corps du plasticien et non plus seulement sa main. Depuis l’apparition en 1942 avec Marcel Duchamp de ce qui fut considéré comme la première installation in situ au fil à New York dans l’exposition First Papers of Surrealism10, jusqu’aux plus récentes réalisations de Chiharu Shiota, de nombreuses installations au fil ont vu le jour. Dans l’histoire même de celle-ci, il est question de graphisme dans l’espace et d’immersion du spectateur. Ces pratiques d’installation au fil renouent avec des pratiques au fil tels que le tissage qui sont ancestrales chez l’homme, elles sont ravivées dans l’art contemporain, comme un retour à l’essentiel, par des artistes qui questionnent des gestes réservés souvent aux femmes ou encore des créations entre arts plastiques et arts appliqués. Les propositions de Julien Salaud participent à enrichir la question de l’intermédialité de ces œuvres dessinées dans l’espace qui font prendre au graphisme une ampleur architecturée. La présence du travail du volume par les reliefs et la lumière créés affirme une part sculpturale de sa pratique. Il amène à penser un nouvel espace tridimensionnel dans le lieu. On peut mettre en perspective ces œuvres de Julien Salaud avec d’autres installations au fil exposées récemment telle que celle de Chiharu Shiota Where are we going? présentée au Bon Marché11. L’œuvre de Chiharu Shiota se développe en deux parties sous les verrières centrales du Bon Marché, elle est composée de 150 bateaux blancs de différentes formes qui semblent sur une vague, emportés dans l’espace, en suspension. L’artiste réalise des bateaux à l’aide d’une structure à laquelle elle suspend des fils blancs. Elle utilise pour la première fois du fil blanc, celui-ci renvoie pour elle à la pureté, à l’espoir, la migration et au voyage. Dans la création Memory of the Ocean, les fils sont tendus dans l’espace où le spectateur est invité à entrer comme pour créer l’idée d’un mouvement, ils sont emmêlés, créent des arches et des volumes qui dessinent un espace dans lequel le spectateur circule. Cet univers invite au voyage, tout comme celui de Julien Salaud nous immerge dans un ailleurs onirique utopique.

Le spectateur vit cet espace proposé par Julien Salaud par l’expérience de son corps. Le regard tout d’abord est guidé par le graphisme lumineux, le fil trace un territoire dans l’obscurité. Le toucher est sollicité aussi car la paroi peut se caresser. Les fils dessinent des limites et frontières entre les espaces, par exemple l’arche soulignée par le graphisme dans la Crypte des effraies, cependant, le visiteur n’est pas entravé par ceux-ci. Dans les deux espaces investis par l’artiste, notamment celui des caves de l’abbesse dans lequel l’univers carcéral est présent, le fil n’opère pas comme une entrave dans la déambulation. Le spectateur sent la fraîcheur des lieux pour le cas des caves Ackerman et de Fontevraud. Il est immergé dans un espace silencieux à plusieurs mètres sous terre. Enfin, il embrasse l’espace par le mouvement de son corps qui lui permet de découvrir les galeries et alvéoles investies par l’artiste. Dans Fleuve céleste, le volume de l’œuvre particulièrement grand, est découvert par le spectateur comme un passage merveilleux dans lequel les corps représentés sont immenses (ceux d’insectes, de créatures, de poissons). Il se retrouve confronté à une utopie uchronique.

L’expérience dans la Crypte des effraies qui confronte le spectateur à voir des représentations en lien avec l’enfermement, le renvoie à son propre corps, tel que Michel Foucault l’évoquait : « Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné12 ». L’isolement vécu par le spectateur dans les caves de l’abbesse, coupé du bruit, fait écho à une solitude vécue dans un non-lieu dans un contexte de « surmodernité » mis en avant par Marc Augé : « Celle-ci impose en effet aux consciences individuelles des expériences et des épreuves très nouvelles de solitude, directement liées à l’apparition et à la prolifération de non-lieux13 ».

Le corps, premier lieu qui nous permet d’appréhender l’espace, circule et découvre l’installation. Le spectateur envisage l’espace en se déplaçant et se projetant dans un ailleurs. Ainsi Michel Foucault souligne que le corps s’émancipe, se libère dans les espaces utopiques :

L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est là plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel14.

Ces deux espaces en marge du temps proposés par l’artiste mettent en scène un territoire rêvé, un entre-deux dessiné au fil pour créer son contour. Le spectateur prend un risque en entrant dans ces caves, son action de marcheur détermine cette appréhension de l’espace dessiné par l’artiste dans l’obscurité. Cette marche correspond à une exposition du sujet dont Thierry Davila saisit l’importance dans la création contemporaine par ce rôle actif du spectateur : « Marcher est donc cette façon particulière d’ouvrir un espace et un sujet, d’exposer un sujet au risque d’une saisie directe du donné, ou en tout cas au risque de la surprise, cette façon toujours neuve d’être pris par l’extérieur – par l’autre – et de remettre en jeu bien des façons de voir et d’aborder, d’approcher, un espace15 ». Ces œuvres invitent le spectateur à sortir de lui, pour éprouver ces deux espaces en dehors du temps et se mêler à l’univers onirique dessiné.

Conclusion

Les installations au fil de Julien Salaud accomplies lors de la résidence Ackerman – Fontevraud, permettent d’éprouver l’expérience du lieu et de l’utopie par l’expérience du corps. Le spectateur vit un espace immersif, guidé dans l’obscurité par le graphisme lumineux qui l’invite à imaginer et découvrir. En gardant un univers empreint de références inspirées de la nature et d’une sémantique riche, le travail de Julien Salaud évolue vers une prise en compte plus ample des espaces dans lesquels ses œuvres sont créées. Les caves Ackerman et les caves de l’abbesse sont investis dans un rapport direct du corps du plasticien aux parois de celles-ci. Dans l’enveloppe de ces lieux chargés d’histoire, l’artiste capte des éléments de ce patrimoine et en révèle une partie essentielle mêlée d’un substrat onirique.


Notes

1 – Source : Film réalisé par Mathilde Jouannet et Bernard Stulzaft, Fleuve céleste, réalisé pour la résidence Ackerman + Fontevraud la Scène, 2015, vidéo visible sur le site : http://www.fontevraud.fr/Planifier-sa-journee/Evenement/Julien-SALAUD-Fleuve-Celeste.

2 – Pour approfondir cette notion d’espace transfiguré : Sous la direction de Christine Buignet et Dominique Clévenot, Espaces transfigurés : à partir de l’œuvre de Georges Rousse, Figure de l’Art, n°13, Pau, Publications universitaires de Pau, 2007, 307 p.

3 – Daniel Prigent, Fontevraud, Fontevraud l’Abbaye, éditions Abbaye de Fontevraud, Première édition : mai 2005 / 3e édition : août 2010, p.8
4 – Ibid., p.27

6 – Michel Foucault, Le Corps utopique suivi de Les Hétérotopies, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2009, p.27

7 – Interview sur le blog Curieux des Arts : http://www.lecurieuxdesarts.fr/2015/04/la-terra-incognita-du-fleuve-celeste-de-julien-salaud.html, consulté le 18 mars 2017

10 – L’œuvre de Marcel Duchamp présentée s’intitulait Sixteen Miles of String.

11 – Œuvre exposée du 14 janvier- 18 février 2017 au Bon Marché.

12 – Michel Foucault, Le Corps utopique suivi de Les Hétérotopies, op. cit., p.10

13 – Marc Augé, Non-lieux Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Editions du Seuil, 1992, p.117-118

14 – Michel Foucault, Le Corps utopique suivi de Les Hétérotopies, op. cit., p.10

15 – Thierry Davila, Marcher, créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2002, p.42


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Sous la direction de BUIGNET Christine et CLÉVENOT Dominique, Figure de l’Art, « Espaces transfigurés : à partir de l’oeuvre de Georges Rousse », n°13, Pau, Publications universitaires de Pau, 2007, 307 p.

Sous la direction de CONTE Richard, Le dessin hors papier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, 235 p.

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LAVRADOR Judicaël, « « Tu dois changer ta vie ! » : L’exposition qui va vous faire renaître », Beaux-Arts Magazine, octobre 2015, n°376, Issy-Les-Moulineaux, TTM Editions, 2015

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Site du blog Le Curieux des arts : http://www.lecurieuxdesarts.fr/2015/04/la-terra-incognita-du-fleuve-celeste-de-julien-salaud.html, consulté le 18 mars 2017

Interview de l’artiste Lou-Andréa Lassalle
par Marion Le Torrivellec et Julie Martin

http://homardmaurice.wixsite.com

Pour citer cet interview : Lassalle, Lou-Andréa, Interview, Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/10/04/interview-de-lou-andrea-lassalle/>.

 


Résumé

Lou-Andréa Lassale est née en 1987 à Toulouse et vit actuellement entre Caylus et Bordeaux. Elle a réalisé à La cuisine Salomé III, une exposition monographique dans laquelle elle développe sa Cosmogonie, un monde dans lequel évoluent des personnages fictifs inspirés de personnes réelles qui font partie de sa famille.

Dans sa Cosmogonie, Lou-Andréa Lassalle joue avec son identité et devient Salomé, s’inspirant à la fois de la grande romancière Lou Andréas-Salomé et de la figure biblique de Salomé (princesse sanguinaire responsable de la décollation de Saint Jean-Baptiste).

Mots-clés : Lou-Andréa Lassale – Salomé – Cosmogonie – La cuisine centre d’art

Abstract

Lou-Andréa Lassale was born in 1987 in Toulouse and lives between Caylus and Bordeaux. She realized at La Cuisine Salomé III a monographic exhibition in which she developed her Cosmogony, a world in which evolve fictional characters inspired by real people who are part of her family.

In her Cosmogony, Lou-Andréa Lassalle plays with her identity and becomes Salomé, inspiring by the great novelist Lou Andréas-Salomé and the biblical figure of Salomé (the bloodthirsty princess responsible for the decollation of Saint John the Baptist).

Keywords: Lou-Andréa Lassale – Salomé – Cosmogony – La cuisine centre d’art


Le « personnage liminaire » : une notion ethnocritique

Sophie MÉNARD

Docteure et chargée de cours au département d’études littéraires de l’UQAM, Sophie Ménard s’intéresse à la culture à l’œuvre dans diverses pratiques sémiotiques (roman, nouvelle, poésie, art). Elle a fait paraître plusieurs articles en ethnocritique de la littérature et des arts, de même que deux ouvrages sur Émile Zola.

Pour citer cet article : Ménard, Sophie, « Le « personnage liminaire » : une notion ethnocritique », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/24/le-personnage-liminaire-une-notion-ethnocritique/>.

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Résumé

Cet article expose l’apport ethnocritique à l’étude des chronotopes rituels où se noue et se dénoue l’existence (seuils, opercules, passages); retrace le parcours théorique menant à la découverte heuristique de la notion de « personnage liminaire » (M. Scarpa); propose une lecture ethnocritique de Nicolas, personnage liminaire de La Classe de neige de Carrère (1995); et enfin étaye et délimite cette notion ethnocritique en présentant quelques considérations définitoires.

Mots-clés : ethnocritique – personnage liminaire – rite – récit – Carrère.

Abstract

This article exposes the ethnocritical contribution to the study of ritual chronotopes in which existence is established and unraveled (thresholds, seals, passages) ; retraces the theoretical path leading to the heuristic discovery of the notion of « liminal character » (M. Scarpa); proposes an ethnocritical reading of Nicolas, liminal character of La Classe de neige de Carrère (1995); and finally, supports and delimits this ethnocritical notion by presenting some defining considerations.

Key-words : ethnocritic – liminal character – rite – story – Carrère


Sommaire

Introduction
La fabrique du « personnage liminaire »
– Rite et récit
– Les vies à l’envers
– De la phase de marge au PL
Un exemple de PL : La Classe de neige de Carrère
Quelques considérations générales sur le PL
Conclusion
Notes
Bibliographie


Introduction

L’ethnocritique de la littérature et des arts réfléchit aux logiques culturelles et à la structure polyphonique qui architecturent les œuvres littéraires et artistiques (y compris les plus contemporaines) : elle cherche à y lire les signifiances et les métissages anthropologiques (culture orale, écrite, visuelle, folklorique, officielle, religieuse, profane, féminine et masculine, etc.). Elle étudie les multiples manières dont l’œuvre retraduit, dans sa langue et dans son système propres, les us et coutumes, les cosmologies plurielles, les destins. Depuis quelques années, elle s’intéresse, d’un point de vue formel, structurel, fonctionnel, existentiel et intertextuel, aux rapports qu’entretiennent le rite et le récit. Outre le fait que cette homologie (rite et récit) informe – on le verra – la narrativité moderne et contemporaine, elle forme et, parfois, conforme la trajectoire du personnel romanesque. Je voudrais présenter ici l’apport ethnocritique à l’étude de ces chronotopes rituels où se noue et se dénoue l’existence et où se joue les difficiles traversées des frontières, mobiles, labiles, entre les grandes catégories anthropologiques (des morts et des vivants, du féminin et du masculin, du sauvage et du civilisé). Un type singulier de personnages, qui se définit par ses ratés et ratages dans l’initiation et que l’ethnocritique appelle le « personnage liminaire », est précisément incapable de quitter ces seuils singuliers.

La fabrique du « personnage liminaire »

Dans un article fondateur, publié dans le numéro « Ethnocritique de la littérature » de la revue Romantisme en 2009, Marie Scarpa invente la notion de « personnage liminaire » (désormais désigné par PL) en reconfigurant en termes de poétique littéraire certaines des propositions et notions anthropologiques du folkloriste Arnold Van Gennep et de l’anthropologue Victor Turner1. Refaisons ici, brièvement, le parcours théorique menant à la découverte heuristique du PL.

– Rite et récit

Le point de départ de la réflexion sur le PL repose sur la notion de rite de passage que Van Gennep a conceptualisé selon une séquence tripartite : phases de séparation, de marge et d’agrégation. En détail, la phase de séparation, où l’individu est séparé de son groupe (par une réclusion temporaire, un exil, un voyage, etc.), se caractérise par des rites marquant la rupture d’avec un état antérieur. Ensuite la phase de marge, où le sujet proprement liminaire change d’état et fait l’expérience de l’altérité, met en place des rites de transition (c’est un espace-temps du passage). Enfin, la phase d’agrégation, où l’initié est réintroduit dans sa communauté (ou dans une nouvelle communauté, comme c’est le cas lors d’un mariage), présente des rites d’intégration qui permettent aux initiés « d’acquérir définitivement un statut symbolique nouveau et de réintégrer (ou non) l’univers social après avoir traversé des épreuves qualifiantes (ou disqualifiantes)2. » Arnold Van Gennep souligne la fonction organisatrice du rite qui programme la vie sous la forme d’une succession de passages :

La vie individuelle consiste en une succession d’étapes dont les fins et commencements forment des ensembles de même ordre : naissance, puberté sociale, mariage, paternité, progression de classe, spécialisation d’occupation, mort. Et à chacun de ces ensembles se rapportent des cérémonies dont l’objet est identique : faire passer l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée3.

Pour lui, la vie individuelle et sociale progresse par oscillations et par étapes, par régressions et par progressions, par agrégation et désagrégation, par acquisition d’une identité et dépouillement d’une autre :

Pour les groupes comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître […] Et toujours ce sont de nouveaux seuils à franchir, seuils de l’été ou de l’hiver, de la saison ou de l’année, du mois ou de la nuit; seuil de la naissance, de l’adolescence ou de l’âge mûr; seuil de la vieillesse; seuil de la mort; et seuil de l’autre vie – pour ceux qui y croient4.

Les rites facilitent et conditionnent le franchissement de ces seuils (temporels, biologiques, sociaux) qui sont des morts symboliques.

À partir de cette idée, Marie Scarpa propose de penser une homologie entre logiques ritiques et logiques narratives, entre la séquentialisation du rite/d’une vie et la grammaire du récit5, puisque, selon elle, le roman moderne et contemporain met toujours en place les processus d’individuation et de singularisation des personnages, car la construction et la déconstruction de l’identité, qui signalent l’appartenance des individus à une cosmologie, à une communauté, forment le point central du procès narratif6. Avec elle, j’affirme que la narrativité n’est pas seulement, comme l’écrivent Greimas et Courtès, « le passage d’un état antérieur à un état ultérieur à l’aide d’un faire7 », mais qu’elle est – si on l’« anthropologise » un peu – l’instauration des différences de sexe, d’âge et d’état, comprises dans le strict sens anthropologique d’une socialisation de l’individu qui s’inscrit dans une succession de passages, voire de rites de passage8.

Certains romans se caractérisent par une structure narrative en homologie avec le rite de passage. Cette grammaire ritique réunit les cinq traits fondamentaux suivants9 :
1. la séquentialisation : le récit est structuré par un enchaînement des trois phases du rite (séparation, marge, agrégation). Précisons toutefois que l’extension de l’étape de marge est une constance textuelle qu’on pourrait appeler la « liminarisation », et la dernière phase de l’agrégation est rarement atteinte dans le récit moderne et contemporain. D’où la production et prolifération de PL.
2. la spécularisation : l’emboitement de microrites met en abyme la séquence tripartite du rite. Ajoutons, à cet enchâssement, la sérialisation de « premières fois », des « entrées » et « sorties », qui agissent dans nos sociétés comme marqueurs des « rites invisibles » – ces corps diffus d’usages et de préceptes : premières menstruations, premières éjaculations, premières relations sexuelles ou entrée à l’école, retraite, etc.
3. la focalisation : le récit met l’accent sur des traits culturels spécifiques et des conflits de cosmologies, et la langue du texte surdétermine les logiques initiatiques.
4. la socialisation : l’enjeu principal du récit tout comme le rite est la socialisation de l’individu qui peut se traduire, pour le roman contemporain, en une quête de trouver sa (bonne) place dans le monde.
5. la matérialisation : la traduction concrète du déplacement symbolique, soit la matérialisation du seuil et du passage, est présente dans le récit, puisque le rite est identifié « à travers les diverses situations sociales au passage matériel, à l’entrée dans un village ou une maison, au passage d’une chambre à l’autre, ou à travers des rues et des places10.  »

Plus largement, l’étude des rites du récit aide à penser une lecture anthropologique des genres littéraires. L’ethnocritique fait sienne cette ébauche des distinctions entre mythe, conte et roman réalisée par l’ethnologue Yvonne Verdier dans l’essai, Coutume et Destin, qu’elle a consacré au romancier Thomas Hardy :

Elle [Y. Verdier] remarque d’abord que trois grandes formes narratives – le mythe, le conte, le roman – préservent une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et lui rapportent le cours de chaque vie, mais cette relation change de nature d’un genre à l’autre. Si l’on retient, avec elle, que les rituels remplissent « une double fonction qui est, d’une part, de représenter les termes et les conditions de l’existence sociale et, d’autre part, de les maintenir tels », il apparaît que le mythe entretient avec eux un « rapport fondateur », de façon directe ou détournée il les instaure […]. Avec les contes le lien ne se distend pas, comme on l’a souvent cru, il se transforme : il ne s’agit plus de remonter à la fondation, mais de donner à entendre « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent  ». […]. Et c’est pour cela que les contes finissent bien. Avec le roman, tout change : la coutume et ses rites sont toujours là, mais il nous raconte « ce qui se passe quand on s’en écarte »11.

Si, « tend[ant] à rendre compte des tensions – douloureuses – qui s’instaurent entre [l’individu] et la société12  », le roman est souvent « une mise en récit d’un ou plusieurs rite(s) de passage13 », il s’avère qu’il met surtout l’accent sur les ratés de la coutume et de la transition rituelle. Ces destins, en rupture « avec l’ordre des sociétés de la tradition et de la hiérarchie où le sujet n’est pas individualisé14 », incarnent, dans la majorité des cas, des vies à l’envers.

– Les vies à l’envers

Bakhtine utilise l’expression « vie à l’envers » pour définir l’existence en carnaval, c’est-à-dire la façon dont le groupe en fête mène « une existence de carnaval » qui précisément « se situe en dehors des ornières habituelles15 ». Hors du temps quotidien et hors de la loi écrite, la vie à l’envers est une manière de faire pleinement l’expérience de l’altérité (sauvage, féminin, hiérarchique) par l’accomplissement d’une série d’actes carnavalesques, de conduites et de langages particuliers comme l’abolition des clivages sociaux, l’effervescence et l’exubérance sexuelle, l’union des contraires, la monstration de corps déguisés et masqués. Or, ce « monde à l’envers » – temporaire, réglé et codifié par le rite et le calendrier –, s’achève toujours par une remise en ordre du désordre. Formée par un ensemble d’exigences et d’obligations, la coutume fait naître un ordre durable : les garçons et les filles, par exemple, des sociétés traditionnelles, doivent se conformer à un modèle de vie dans lequel ils se marient, prennent charge une maison, deviennent parents. Mais qu’en est-il de ceux qui ne passent pas? De ceux qui restent dans les marges territoriales (forêts, bois), sociales (retards dans les rôles successifs que les jeunes gens doivent tenir), comportementales (ensauvagement, débauche)? Selon D. Fabre, « s’écarter de cette trajectoire commune installe en soi non la folie temporaire du carnaval, mais celle, définitive, qui signifie aux yeux de tous qu’une des limites de la jeunesse n’a pas été parcourue16.  »

Ce complexe des vies à l’envers participe à sa manière singulière des problématiques fondamentales du roman, à savoir les porosités des frontières et des seuils entre les grandes catégories anthropologiques de la mort et de la vie, de l’animalité et de l’humain, du sauvage et du domestique, du féminin et du masculin. La vie à l’envers est la matrice des désordres dans la sphère du symbolique; elle synthétise les anomalies culturelles qu’archive le roman moderne17. Tout se passe comme si le trouble, la limite, l’exception à la règle, constitutives du destin de certains personnages, composait le matériau privilégié de la fiction. Ne s’intéresse-t-elle pas à ces moments où l’individu traverse un gué dangereux et plus précisément aux brisures du destin qui crée « l’être de travers dans la coutume18 »? C’est ce que Bakhtine appelle le « chronotope du seuil » qui est le « chronotope de la crise, du tournant d’une vie19 » :

Le terme même du « seuil » a déjà acquis, dans la vie du langage (en même temps que son sens réel) un sens métaphorique; il a été associé au moment de changement brusque, de crise, de décision modifiant le cours de l’existence (ou d’indécision, de crainte de « passer le seuil »). En littérature, le chronotope du seuil est toujours métaphorique et symbolique, parfois sous une forme explicite, mais plus souvent implicite20.

Avant lui, mais dans un autre contexte, Van Gennep avait souligné l’importance des seuils spatialisés à l’œuvre dans les rites de passage : porte, fenêtre, escalier, couloir, rue sont, par exemple, des lieux de transition et d’entre-deux surdéterminant et iconisant les passages biologiques et sociaux qui modifient la trajectoire d’une vie; passages qui eux-mêmes s’inscrivent dans la langue : le seuil de la vie, être au seuil d’une nouvelle vie ou au seuil de la mort. On peut faire l’hypothèse que certains personnages demeurent prisonniers d’un « chronotope de la crise » qui correspond, dans les rites de passage, à ce que les ethnologues appellent la « phase de marge ».

– De la phase de marge au PL

Il y a de plus en plus dans la société moderne et contemporaine une autonomisation de la phase de marge. Déjà en 1909, Van Gennep souligne que certaines marges « acquièrent comme une certaine autonomie : noviciat, fiançailles21. » Les travaux de l’ethnologue américain Victor Turner vont conceptualiser cette phase qu’il nomme « liminaire » (parfois « liminale ») et expliciter les caractéristiques des individus en « situation liminaire » :

Les attributs de la liminarité ou des personnes en situation liminaire (« les gens du seuil ») sont nécessairement ambigus, puisque cette situation et ces personnes échappent ou passent au travers des classifications qui déterminent les états et les positions dans l’espace culturel. Les entités liminaires ne sont ni ici ni là; elles sont dans l’entre-deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. […] Ainsi, la liminarité est-elle fréquemment assimilée à la mort, au fait d’être dans les entrailles, à l’invisibilité, à l’obscurité, à la bi-sexualité, aux vastes étendues désertiques et à une éclipse du soleil ou de la lune22.

On comprend que la littérature s’intéresse davantage à cette phase dont la raison d’être est, comme l’écrit Elsbree, « the drama of emergent identity. From the story-teller’s point of view (in film, plays or fiction), liminality is the phase during which values are tested, issues are clarified, choices begin to have consequences23. » Marie Scarpa relève l’importance de la phase de marge à l’œuvre dans le texte littéraire; étape qu’elle définit comme « une phase de maturation qui leur [aux individus] permet de devenir homme ou femme, au sens sexué et social du terme24. » Elle propose d’appeler « personnage liminaire » cette catégorie particulière de « personnages arrêtés sur les seuils, restés dans la marge et plus précisément encore “inachevés” du point de vue » de la socialisation des sexes et des âges : « entreraient dans cette catégorie, par exemple, l’idiot, l’enfant/homme sauvage, le fou, le criminel, l’illuminé… et la jeune fille éternelle […]25 », l’ermite, le saint, etc. Ces figures constituent une cristallisation des ratés dans l’ordre symbolique du langage et de la reproduction sociale : « Le personnage liminaire, qui ne revient pas de la phase d’altérité et qui est, selon les circonstances et les contextes, un non ou mal initié et parfois un sur-initié, se révèle donc particulièrement “problématique”26. » Ces personnages « arrêtés sur les seuils, restés dans la marge et plus précisément encore “inachevés” du point de vue [de la socialisation] » s’apparentent aux « personnages ambivalents » dont parle Pierre Bourdieu :

Au nombre des protections magiques que l’on met en œuvre dans toutes les occasions où la reproduction de l’ordre vital exige la transgression des limites qui sont au fondement même de cet ordre, et en particulier toutes les fois qu’il faut couper, tuer, bref interrompre le cours normal de la vie, il y a d’abord les personnages ambivalents, tous également méprisés et redoutés, agents de la violence qui, comme les instruments de violence qu’ils utilisent, le couteau, la faucille, etc., peuvent aussi écarter le mal et protéger contre la violence, noirs, forgerons, bouchers, mesureurs de grains, vieilles femmes qui, participant par nature des forces maléfiques qu’il s’agit d’affronter ou de neutraliser, sont prédisposés à jouer le rôle d’écrans magiques, en s’interposant entre le groupe et les forces dangereuses qu’engendrent la division (coupure) ou la réunion (croisement) contre-nature […]27.

Mal initié, sur-initié, non-initié, le PL, comme les « personnages ambivalents  », cumule des compétences liées au seuil : médiateur, protecteur, préposé aux passages, gardien des limites. Comme l’écrit Marie Scarpa, « le personnage liminaire, spécialiste du cumul des décumuls, est en quelque sorte un personnage-témoin, placé simplement sur le degré ultime d’une échelle, celle du ratage initiatique, qu’emprunte à des degrés divers l’ensemble du personnel romanesque28  »; et les récits qui le mettent en scène ne cessent de raconter son impossible agrégation à la communauté.

Les PL commettent des entorses à la coutume, soit par émancipation d’une conscience individuelle29, soit par ignorance des pratiques symboliques, soit par une forme de malédiction (hérédité familiale, malheur, mauvais sort). Parfois, ils ont à subir les effets des défaillances rituelles qui ont eu lieu à leur égard (le destin de l’enfant qui devient idiot se dessine lors de son baptême; le mort qui revient est motivé par un règlement de comptes et dénonce un déficit ritique à l’égard de son destin posthume qui l’immobilise dans un entre-deux-mondes). Inachevées dans leur développement initiatique, biologique et/ou mental, ces existences à rebours mobilisent un ensemble de ratés dans la socialisation des sexes et des âges. Caractérisées souvent par des déséquilibres ambulatoires (le clochard, le boiteux), physiques (la femme à barbe, l’homme efféminé ou trop fort), psychologiques et comportementaux (l’idiot, l’hystérique, le sauvage), elles sont investies d’un imaginaire culturel qui en fait des êtres du seuil, des passeurs ou des « étrangers du dedans30  ». Créant un brouillage culturel, elles se définissent aussi par une fluctuation et une porosité des statuts ontologiques des identités. Si la dualité générique constitue, pour Françoise Héritier31, le fondement essentiel de l’ordre social et hiérarchisé, le PL, troublant les frontières, notamment entre le masculin et le féminin (l’homme enceint, l’hommasse, la vieille fille virile, la femme « qui porte les culottes », etc.), s’érige dès lors comme une figure du désordre. Le texte joue, dans de nombreuses occasions, sur les (ambi)valences de ces personnages qui font coexister l’envers et l’endroit d’un même état. La destinée excentrique se particularise aussi par ses démesures et ses lacunes dans chacune de ces catégories culturelles.

Un exemple de PL : La Classe de neige de Carrère

Sans doute ces propos s’éclaireront-ils davantage avec quelques illustrations concrètes que j’étayerai en étudiant un roman, La Classe de neige d’Emmanuel Carrère, publié en 1995, qui narre le voyage du petit Nicolas, âgé de treize ans, sur lequel plane une menace qui se concrétise à la toute fin du récit lorsque son père kidnappe et assassine un petit garçon32. On peut faire l’hypothèse que le roman de Carrère invente une trajectoire du personnage modélisée sur une refonte et une conversion des matrices initiatiques. Il raconte ce qui se passe quand on s’écarte de la coutume et de la voie tracée par les rites.

Nicolas est bien, à ce titre, un PL au sens où l’entend Marie Scarpa. Il est figé dans un entre-deux constitutif, il ne franchit pas correctement les étapes menant à l’apprentissage de la différence des sexes et des âges. Nicolas est un personnage qu’on pourrait qualifier de mal-initié : il occupe une place marginale au sein de la communauté enfantine, car il n’a jamais réellement socialisé avec les garçons de sa classe : à l’école, par exemple, il ne déjeune pas à la cantine, là où tous les « liens les plus forts entre ses camarades s’établissaient » et où toutes les « choses [se] passaient33 ». Il fait, par ailleurs, encore à l’âge de treize ans pipi au lit, il est « craintif et trop couvé », et enfin il est le « plus petit » du groupe (26). Il ne participe pas à une sociabilité de l’enfance.

Comme c’est souvent le cas dans la littérature contemporaine, le récit ne thématise pas explicitement de rite de passage; il dramatise toutefois l’expérience de la classe de neige comme un passage et met l’accent sur des logiques du liminaire – soit de l’entre-deux, du seuil, de between and betwixt (comme le définit V. Turner) – qui apparaissent dans les hypotextes qui mettent en scène des êtres inachevés du point de vue de la socialisation (les contes merveilleux, les récits d’horreur, les romans pour la jeunesse qui constituent la bibliothèque du jeune lecteur qu’est Nicolas), mais aussi dans les espaces et temporalités textuels qui surdéterminent les difficiles transits. Le roman, précisément, scénarise des temps et des lieux qui véhiculent cet imaginaire du passage. Il insiste en effet sur le crépuscule (35), la « tombée de la nuit » (15), l’aube, l’hiver tout autant que sur les zones de transition spatiales que sont le « seuil », le « couloir », la « porte ». Ces passages matériels ponctuent les entrées et sorties du personnage. L’insistance sur l’entre-deux, spatio-temporel et biographique, suggère que le texte problématise dans le grain de sa narration les traits de logiques « liminaires ». Cette dramatisation rituelle, on la constate également à travers une sorte de formalisation structurelle des étapes constituant la scénaristique du rite de passage, tel que l’a défini A. Van Gennep, à savoir :
• la phase de séparation, où le futur initié est séparé de son groupe, correspond précisément au premier chapitre du roman de Carrère retraçant le trajet de 400 km qui mène l’enfant à la classe de neige : celui-ci quitte pour la première fois le nid maternel;
• ensuite, la phase de marge, dynamisée par la métamorphose et par l’expérimentation de l’altérité, s’accorde ici avec le chronotope de la classe de neige (chapitres 3 à 29);
• et enfin la phase d’agrégation, qui marque le moment de la réintégration de l’initié dans sa collectivité, coïncide, structuralement, avec le retour de Nicolas à la maison familiale (dans les deux derniers chapitres du livre) : ce retour fait en sens inverse la route initiale34.
On a donc une progression linéaire de la narration où les trois grandes phases du rite sont construites chronologiquement : tout le récit est ainsi configuré par l’emboîtement de séquences de séparation – marginalisation – agrégation.

On le comprend en effet, le roman propose une extension de la liminarité qui recouvre presque l’intégralité de la narration puisque la classe de neige est cet espace-temps où se déroulent toutes les actions du récit. Qu’est-ce qu’une classe de neige d’un point de vue anthropologique? Il s’agit d’un espace clos (r)enfermant une communauté masculine (une classe d’âge et de sexe) où les jeunes font l’expérimentation de leur virilité, passage que Van Gennep appelle la « puberté sociale35 ». La classe de neige relève d’un script culturel scolaire du XXe siècle organisant des séquences d’actions rituelles et mettant en place des sociabilités juvéniles. Elle reforme également une nouvelle communauté, celle des enfants avec sa hiérarchie (le chef et ses acolytes, les souffre-douleurs). Eu égard à ce qu’elle est dans le roman de Carrère, elle peut être définie comme une hétérotopie, pour reprendre cette notion anthropologique proposée en 1966 par Michel Foucault. Les hétérotopies sont ces « espaces autres », ces « utopies localisées », hors de tous les lieux. Espaces de la mise à l’écart, ce sont tous des lieux autres « par rapport aux espaces culturels ordinaires36 ». Et Foucault d’évoquer, en fonction des types de sociétés ou d’hétérotopies (de crise, de déviance, etc.), la hutte initiatique, la cabane enfantine, le collège, le service militaire, etc. Il précise que l’hétérotopie juxtapose « en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles », comme ici la classe de neige superpose à la fois les aspects caractéristiques de la maison (on y dort), de l’école (on y apprend), de la forêt (on explore la nature), de la montagne (on pratique des sports) : elle est en somme tout à la fois classe, donc liée à la scolarisation, à la réglementation de l’écrit et de l’apprentissage (donc lié au domaine de l’esprit), mais en même temps « neige », c’est-à-dire connotant un univers des vacances, de l’activité sportive, de la liberté du plein air et du loisir (ski, cinéma) où le jeune fait l’épreuve et l’expérimentation du corps. C’est aussi une colonie (ne dit-on pas des colonies de vacances?) où la vie quotidienne est hyper-réglée : le réveil et le coucher sont fixés pour tous les enfants à la même heure, tous dorment dans les mêmes types de lits, mangent aux mêmes heures (sauf précisément le petit Nicolas qui déroge à toutes les règles de cette hétérotopie). Comme l’« hétérotopie de crise », la classe de neige est un « chronotope du seuil » que Bakhtine appelle également le « chronotope de la crise, du tournant d’une vie » dont on a déjà parlé37. Mobilisant des traits anthropologiques hétérogènes, la classe de neige est un espace-temps par définition transitoire et ambivalent : elle inclut le dedans et le dehors, le sauvage et le civilisé, le mort et le vivant, le monde de l’enfance, de la préadolescence et de l’adulte. Ce qui intéresse l’ethnocritique, c’est la dimension proprement « liminaire » qui se dessine en creux dans l’hétérotopie. Il me semble que la classe de neige apparaît comme une hétérotopie initiatique, comme un chronotope où s’expérimente l’altérité identitaire. C’est donc une grande phase liminaire qui architecture le récit de Carrère. On y retrouve d’ailleurs des péripéties et des aventures qualifiantes que doit surmonter le néophyte : « la classe de neige allait être une épreuve terrible » (20) pense Nicolas. Ces épreuves prennent ici la forme d’une série de premières fois : première fois que l’enfant est à l’extérieur de son voisinage; premier coucher en dehors de son lit; première fois qu’il peut s’asseoir, comme un grand, sur le siège avant dans une voiture (47); première éjaculation. Je mentionne que, pour Foucault, l’hétérotopie de crise est pour les jeunes garçons ce lieu des « premières manifestations de la sexualité virile » qui devaient avoir lieu « précisément “ailleurs” que dans la famille. »

Au niveau macro-narratif, on a donc un large segment organisé sur une liminarisation progressive. Au niveau micro-narratif, on retrouve des processus spéculaires qui emboîtent des rites mettant en abyme une sérialité de phases duales de séparation et de liminarisation. Toute la trajectoire du petit Nicolas est constituée d’une série de mises à l’écart qui le séparent du groupe et qui contribuent à l’ensauvager, à le marginaliser, à le liminariser. Un exemple parmi d’autres suffira à montrer le processus de spécularisation : Nicolas arrive au chalet « peu avant la tombée de la nuit » (temps d’entre-deux) avec son père alors que les « autres [arrivés la veille] avait pris le matin leur première leçon de ski […]. » Déjà, il y a décalage dans la phase de séparation puisque le jeune garçon ne s’est pas séparé de sa communauté familiale au même moment et par la même voie que les autres enfants (soit en prenant l’autobus), son père ayant exigé d’aller le reconduire :

[O]n interrompit la projection pour accueillir les nouveaux venus. […] les enfants dans la salle se mirent à chahuter. Nicolas, sur le seuil, les regardait sans oser les rejoindre. […] En franchissant le seuil derrière [l’institutrice], il ressentait les pénibles impressions du nouveau à qui rien n’est familier, dont on va certainement se moquer. […] [E]lle annonça sur un ton de plaisanterie que Nicolas, comme toujours dans la lune, avait oublié son sac. Qui voulait lui prêter un pyjama? (15-17. Je souligne.)

Outre le fait que ce « chahut » fait d’« hostilité », de « railleries » et d’un « éclat de rire général » est une référence au célèbre incipit charivarique de Madame Bovary38, le texte surdétermine le figement sur le seuil du nouveau venu, qui est par définition à l’extérieur du groupe qu’il n’ose rejoindre. On peut affirmer que Nicolas présente les traits spécifiques de l’individu en position liminaire, à savoir qu’il est dans « une situation d’entre-deux » et qu’il se caractérise par une « invisibilité sociale » marquée, entre autres, « par l’enlèvement [de ses] vêtements, insignes et autres signes » de son statut préliminaire (il a oublié son sac de vêtements)39. Son arrivée tardive renforce sa place marginale au sein de cette communauté juvénile.

Le rite est formalisé par le texte qui lui-même thématise un trajet initiatique discret et invisible. Le personnage principal fait l’expérience de l’altérité et passe au travers des frontières entre sauvage et domestique, vivant et mort, masculin et féminin nécessaires à son initiation40. Il fait également « l’apprentissage de la maraude, l’épreuve de la nuit, de la violence, de la peur, le parcours de territoires inconnus [qui] sont le lot des jeunes garçons41 », mais il accomplit cette traversée des gués dangereux du destin adolescent sur le mode de la rêverie, de la lecture. Nicolas ne s’engage pas, comme se l’imagine Hodkann, « à la recherche de René sur le sentir du mystère, […] [pour] découv[rir] avec lui des passages secrets, explorant des souterrains humides, jonchés d’ossements » (98) comme le font les jeunes garçons. La chasse au (méchant) voleur d’organes n’a lieu qu’imaginairement. L’errance est ici mentale, mais elle demeure toutefois un moyen d’ensauvagement : l’expérience de la lecture transpose « dans d’imaginaires aventures » les initiations qui sont habituellement très concrètes et qui conduisent « à la maîtrise des marges foraines, à l’épreuve de la peur, à la subtile connaissance des chasseurs » et qui « fonde et dessine plus complètement encore l’identité d’homme42  ». Pourtant, Nicolas reste incomplet, car le ratage se situe sur le plan de la socialisation. Il franchit ces étapes en solitaire, à l’écart du groupe, comme un héros de conte, et non pas comme les « vrais » jeunes garçons : en effet, les pratiques juvéniles de la culture française prescrivent un vivre-ensemble et une expérimentation collective de l’altérité. Nicolas, lui, joue à se faire peur tout seul. S’il est mal-initié à la sociabilité juvénile, à la distinction entre le réel et la fiction, et si, à la fin, l’échec de sa rencontre avec l’autre sexe confirme l’impossible entrée dans l’âge adolescent (il ne quitte pas le monde de l’enfance : la femme étant toujours pour lui une « fée »), son altérité l’autorise d’une compétence pour laquelle il est sur-initié : en effet, son aptitude à la lecture, à la fabulation, à la fantaisie et au rêve le met dans une relation privilégiée avec l’imaginaire, l’invisible, l’au-delà.

Le ratage initiatique de Nicolas est surtout le fait que la phase de marge s’ouvre non pas sur une agrégation, mais sur une liminarité constitutive. Contrairement au conte qui organise des séquences d’actions rituelles accomplies et réussies, et à rebours du rite dont la finalité est l’agrégation à la communauté, le récit de Carrère narre une succession de passages allant d’un état liminaire à un autre : Nicolas passe d’une liminarité communautaire, instituée, scolarisée et fermée (celle de la classe de neige qui est programmée pour agréger et civiliser) à une liminarité publique et médiatique (celle d’être le fils d’un meurtrier pédophile). Le roman raconte en somme la mise en marge définitive de l’enfant : « on changerait encore de ville, on changerait peut-être de nom » (146)43. L’ensauvagement du père met le fils, déjà en marge, dans une classe à part où la « honte » est désormais son « lot ». Tout à la fois ici et là-bas, mort et vivant, mobile et immobile, endormi et réveillé, Nicolas cumule les signes d’une altérité liminaire, qui est la marque de l’inachèvement et d’une trajectoire de vie arc-boutée sur des ratés initiatiques.

Mais entre le liminaire initiatique qu’est la classe de neige et le liminaire public et constitutif qu’est l’état de fils d’assassin, on retrouve une zone de transition, une phase liminaire de résistance, qui est un temps matriciel de l’ignorance (ce qui est l’inverse de l’initiation dont le propre est l’acquisition d’un savoir) et qui correspond ici à une revendication de la liminarité, une nécessité et un appel à l’entre-deux :

Il [Nicolas] aurait donné sa vie pour que cette minute dure éternellement, pour que la chenille [le manège] ne s’arrête plus. Ce qui venait de se passer, ce qui était en train de se passer en bas n’existerait pas [c’est-à-dire le petit frère en train de se faire kidnapper]. Ils ne l’apprendraient jamais. Il n’y aurait plus que cela dans la vie, la chenille qui tournait de plus en plus vite […]. (66)

Chez Carrère, le déni du réel – qui n’est pas nécessairement une liminarité par état44, mais, dans certains cas, par choix ou désir (le dernier face au néant) – est récurrent : « Le bonheur, c’est de se mettre hors d’atteinte45. » La liminarité de résistance se trouverait chez certains sujets sociaux qui refusent, craignent, regimbent l’irréversible de la distinction qu’impose le rite. Elle se voit aussi dans le refus de la transformation et de la métamorphose, qui correspond dans La Classe de neige au refus de passer à l’âge adolescent et de quitter le monde enchanté de l’enfance46. Comme Peter Pan, cet « enfant qui ne voulait pas grandir », Nicolas veut rester dans cet entre-deux, avant « cet instant, cet endroit terribles où tout d’un coup on basculait de l’autre côté » (64), ce « seuil du vide » (64), ce moment d’avant la connaissance et d’avant la confrontation au monde (violent, traumatisant) des adultes : il ne cesse de rêver qu’il reste là, figé dans l’ambivalence : « La nuit n’aurait pas de fin. Peut-être qu’ils ne sortiraient jamais » (40) espère-t-il, et ce, jusqu’au retour à la maison, où encore une fois il imagine que la cabine d’ascenseur « s’arrêterait entre deux étages et qu’ils y resteraient toujours » (147). Ne jamais sortir de ce « creux du mur », de « cet espace étroit, sombre, un vrai trou à rats » (41), ne pas vouloir rentrer à la maison, c’est ne pas vouloir affronter la réalité (ici du père meurtrier), mais pour le dire autrement, en termes anthropologiques, c’est faire du lieu transitoire une forme de domus rénovée47, c’est tenter la domestication de la frontière, du seuil, du saltus. La marge devient un lieu de protection. Or, comme l’écrit Marie Scarpa, « pour vivre il faut sortir un jour du ventre et affronter au grand jour la communauté; être initié c’est quitter l’indistinction et trouver sa place48. » Parler de la marge en ces termes permet de penser un certain nombre de personnages qui habitent (et abritent en eux) la marge, qui la domestiquent, et pour qui elle est existentielle, définitoire de leur identité (sa spatialisation n’est qu’un de ses aspects qui sont aussi temporels, sociaux, culturels). Nicolas, comme le dit le texte, est « à l’écart des autres enfants, définitivement installé […] dans le rôle du problème à résoudre. » (46) Il est bien dans une classe à part.

Quelques considérations générales sur le PL

Que le roman contemporain ne cesse de raconter des virtualisations, des dématérialisations, des disparitions est un fait49. Mais force est de constater que ces phénomènes et processus, lorsque le désordre de la socialisation de l’individu est au cœur de la narration, peuvent être regroupés à l’enseigne des liminarisations, tout en restreignant la notion de PL aux personnages qui vivent (mal) des moments fondateurs de l’existence (souvent tributaires de passages rituels). Car si la littérature contemporaine voit une formidable extension et prolifération des seuils, limites, opercules, tous les passages ratés et toutes les marges n’engendrent pas un PL. Certaines conditions sont nécessaires. Je voudrais ici en dénombrer quelques-unes. Il faut que le « passage » dont il est question soit lié à une forme de ritualité (qui est, souvent, dans le récit contemporain, éclatée, dévoyée et/ou invisible), bref que ce schème du passage soit organisé autour du double sens du mot, à la fois un pas compris comme une marche, une errance, un déplacement, et une transformation d’état, d’un statut, d’une classe d’âge (et à ce titre, j’insiste surtout sur le second volet de la définition)50. Le rite peut être raté… ou pas. Précisons : le rite « modèle » n’existe pas, les circonstances l’entourant varient avec le temps, l’espace, les individus. À ce titre, un léger dysfonctionnement est plutôt la preuve que le rite est vivant, dynamique, non folklorisé, dès lors il ne produit pas nécessairement un PL. Deuxième critère relatif au précédent : il faut que le processus de la socialisation entendu dans son sens anthropologique d’acquisition des différences de sexes, de statuts et d’âges soit au cœur de la trame narrative. Autre précision : toute trajectoire biosociologique n’est pas une ligne droite; et des écarts surviennent à des moments ou à d’autres, d’où le fait que – troisième nécessité –, mis à l’écart et « hors d’atteinte51 », le PL doit avoir une incomplétude constitutive, une marginalité durable et une invisibilité structurale52. Ainsi, il est, pour reprendre autrement Lotman, incapable de « traverser les frontières structurelles de son espace culturel53 ». N’étant plus classé (ou étant mal classé) dans une catégorie d’âge et/ou de sexe, cumulant souvent les désordres et les excès, il a de la difficulté à définir sa place à l’intérieur du système social qu’il ne cesse de déranger, de désordonner. Mais, en contrepartie, l’abolition de ses insignes qui font l’identité peuvent lui permettre de refonder un ordre nouveau54. En résumé, au PL correspondent des chronotopes (le seuil, la crise), des compétences (gardien du seuil, opérateur de médiations, créateur de lien), des actions (le passage, la traversée) et des buts (la socialisation, l’initiation) particuliers.

Conclusion

Ainsi, le roman contemporain voit le déploiement d’une narrativité motivée par des cosmologies hétérogènes et par des schèmes culturels. Ce sont bel et bien des ethno-logiques – celles de l’invisible initiation, de la liminarisation, de l’ensauvagement, de la socialisation – qui peuvent organiser les composantes textuelles que sont les intertextualités, la langue, la temporalité, la spatialité et le personnage. Sans doute l’intérêt de la notion du PL, outre le fait qu’elle prolonge les analyses narratologiques et sémiotiques sur le personnage, est qu’elle opère une véritable resémantisation socioculturelle des textes et qu’elle prend en compte les manières anthropologiques de faire, de dire et de lire les trajectoires de vie.


Notes

1 – SCARPA Marie, « Le personnage liminaire », Romantisme, n° 145, 2009, p. 25-35; VAN GENNEP Arnold, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1988 [1909]; TURNER Victor, Le Phénomène rituel, Paris, PUF, 1990 [1969].

2 – PRIVAT Jean-Marie, « Une chose malpropre et inutile. Approche ethnocritique de Boule de Suif », L’Autre en mémoire, Actes du Colloque international de Winnipeg (Canada), LAPORTE D. (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 112.

3 – VAN GENNEP Arnold, op. cit., p. 4.

4Ibid., p. 272.

5 – SCARPA Marie, L’Éternelle jeune fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 190.

6Ibid., p. 17.

7 – GREIMAS Algirdas Julien et COURTÉS Joseph, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Université, 1979, p. 307.

8 – Si pour l’instant du moins la majorité des travaux sur le PL porte sur le roman, force est de constater que sa dimension heuristique permet un élargissement à d’autres cadres génériques. J’en ai fait la démonstration en étudiant les Tableaux parisiens de Baudelaire qui offrent un personnel poétique formé de « sujets liminaires » comme le célibataire, l’endeuillée, la veuve, l’orphelin, la jeune fille, le revenant, etc. D’où le fait que la poésie baudelairienne investit sémantiquement les chronotopes de la marge, que sont le « seuil » et le « carrefour  ». Ces espaces-temps liminaires où on perd pied disent la croisée des chemins, qui est ce moment de bascule faisant le destin. Voir MÉNARD Sophie, « Le Pied mal chaussé de la mendiante rousse : une articulation dialogique entre conte et poésie », Poétique, mai, n° 179, 2016, p. 73-87; « Avec sa jambe de boiteuse. Lecture ethnocritique d’À une passante de Baudelaire », Ethnologie française, t. XLIV, n° 4, « Ethnologie(s) du littéraire  », octobre 2014, p. 629-636.

9 – Je résume et étaye quelque peu les traits relevés par Jean-Marie PRIVAT (« Une chose malpropre et inutile », op. cit., p. 111-124) et Marie SCARPA (L’Éternelle jeune fille, op. cit., p. 190-191). Voir aussi pour un autre exemple DELMOTTE-HALTER Alice, « L’Amant, approche ethnocritique », La Revue des Ressources, dossier « Marguerite Duras », mis en ligne le 18 juin 2010 : http://www.larevuedesressources.org/l-amant-approche-ethnocritique,1672.html

10 – VAN GENNEP Arnold, op. cit., p. 275. Il poursuit : « C’est pourquoi, si souvent, passer d’un âge, d’une classe, etc., à d’autres, s’exprime rituellement par le passage sous un portique ou par une ouverture des portes […] le passage idéal est proprement […] un passage matériel. » (p. 275-276)

11 – FABRE Daniel et FABRE-VASSAS Claudine, « Du rite au roman. Parcours d’Yvonne Verdier », dans VERDIER Yvonne, Coutume et destin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines  », 1995, p. 30.

12Ibid.

13 – SCARPA Marie, L’Éternelle jeune fille, op. cit., p. 163.

14 – FABRE Daniel, JAMIN Jean et MASSENZIO Marcello, « Jeu et enjeu ethnographiques de la biographie », L’Homme, n° 195-196, 2010, p. 4.

15 – BAKHTINE Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, « Tel », 1970, p. 180. Sur le carnaval étudié dans une perspective ethnocritique, voir l’ouvrage de SCARPA Marie, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris de Zola, Paris, CNRS Éditions, « Littérature », 2000, p. 304 p.

16 – FABRE Daniel, « Une culture paysanne », dans BURGUIÈRE A. et REVEL J. (dirs.), Histoire de la France. Héritages, Seuil, « Points Histoire », 2000 [1993], p. 151-282.

17 – LOTMAN Youri, La Sémiosphère, Presses universitaires de Limoges, coll.33« Nouveaux Actes Sémiotiques », 1999, p. 73.

18 – VERDIER Yvonne, Coutume et destin, op. cit., p. 162.

19 – BAKHTINE Mikhaïl, « Formes du temps et du chronotope », Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1978, p. 389.

20 Ibid.

21 – VAN GENNEP, op. cit., p. 275.

22 – TURNER Victor W., op. cit., p. 96.

23 – ELSBREE Langdon, Ritual Passages and Narratives Structures, P. Lang, NY, 1991, p. 175, cité par SCARPA Marie, L’Éternelle jeune fille, op. cit., p. 189.

24 – SCARPA Marie, L’Éternelle jeune fille, ibid., p. 180.

25Ibid., p. 191-192. Elle a travaillé sur plusieurs d’entre eux : l’idiot (Marjorin dans Le Ventre de Paris de Zola), la vieille fille (la Teuse dans La Faute de l’abbé Mouret de Zola et Félicité dans Un cœur simple de Flaubert), l’éternelle jeune fille (Angélique Rougon dans Le Rêve de Zola, Miette dans La Fortune des Rougon et Léone dans Combat de nègres et de chien de Koltès), l’éternel jeune garçon (Silvère dans La Fortune des Rougon). Pour le détail des publications de Scarpa, voir le site ethnocritique.com.

26 – SCARPA Marie, « Figures du Sauvage  », dans LAVILLE B. et PELLEGRINI F. (dirs.), La Fortune des Rougon. Lectures croisées, Bordeaux, Presses universitaires, 2015, p. 205.

27 – BOURDIEU Pierre, Le Sens pratique, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1980, p. 351-352.

28 – SCARPA Marie, « Le personnage liminaire », op. cit., p. 34.

29 – VERDIER Yvonne, Coutume et destin, op. cit., p. 165.

30 – FABRE Daniel et BLANC Dominique, Le Brigand de Cavanac. Le fait divers, le roman, l’histoire, Verdier, 1982, p. 147.

31 – HÉRITIER Françoise, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 21.

32 – Cette analyse, que j’étaye et refonde, a déjà fait l’objet d’une première publication sous le titre : « Bricolages génériques et culturels : La Classe de neige de Carrère  », dans « Repenser le réalisme  », Cahiers ReMix (UQAM), à paraître.

33 – CARRÈRE Emmanuel, La Classe de neige, Paris, Gallimard, « Folio  », 1995, p. 21. Toutes nos références à cette œuvre seront désormais dans le corps du texte placées entre parenthèses.

34 – Le dernier chapitre est construit comme un double complémentaire du premier : on voit Nicolas dans la voiture, non plus du père, mais de Patrick, faire la route en sens inverse et revenir chez lui. Toutefois, si structurellement ce retour correspond à une phase d’agrégation, il est diégétiquement construit comme un ré-ensauvagement, une autre phase de marge. Deux signes surdéterminent le ratage initiatique : Nicolas devient muet comme la Petite Sirène qu’il aime tant, et il comprend qu’à l’instant où « la porte allait s’ouvrir », « sa vie commencerait et que dans cette vie, pour lui, il n’y aurait pas de pardon » (148). Cette dernière phrase du roman est une référence implicite à la finale de Pinocchio qui, rappelons-le, devient un garçon (passage du pantin à l’humain) lorsqu’il a appris à pardonner.

35 – VAN GENNEP Arnold, op. cit., p. 93.

36 – FOUCAULT Michel, « Des espaces autres, Hétérotopies », Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994 [1967], p. 46-49.

37 – BAKHTINE Mikhaïl, « Formes du temps et du chronotope », op. cit., p. 389.

38 – Sur ce sujet fondateur de l’ethnocritique, voir PRIVAT Jean-Marie, Bovary/Charivari. Essai d’ethnocritique, Paris, CNRS, « Littérature  », 1998.

39 – SEGALEN Martine, Rites et rituels contemporains, Nathan Université, 1998, p. 36.

40 – « [C]omme s’il avait été perdu dans une forêt » (79), Nicolas erre en pleine nuit et s’endort, comme la belle au bois dormant, dans la tempête hivernale : « c’était donc cela mourir » (77), pense-t-il. Après ce qu’il faut bien appeler sa « mort temporaire  », autre séquence liminaire-type du rite de passage, Nicolas se croit « devenu invisible » (91).

41 – FABRE Daniel et BLANC Dominique, op. cit., p. 129.

42 – FABRE Daniel, « La folie de Pierre Rivière », Le Débat, vol. 4, n° 66, 1991, p. 105.

43 – Le retour implique de revenir à l’espace-temps familial qui est désormais éclaté et déraciné. Il n’y a pas de possibilité de rétablir une continuité rompue non plus temporairement par le séjour en classe de neige, mais définitivement par le meurtre accompli par le père qui démantèle l’organisation familiale et génère de la discontinuité. Le monde quotidien se renverse et devient liminaire. Et le récit concrétise les scénarios de l’échec et du malheur qui sont en adéquation avec l’imaginaire contemporain. Ainsi, le personnage principal est à la fin doublement marginalisé : le drame familial, outre le fait qu’il l’exclut littéralement de sa communauté scolaire, le place dans une situation de liminarité intime inféodée à un excès de séparation. Le fait qu’il devienne muet et qu’il ferme son corps aux vivants suggère une non-agrégation.

44 – SCARPA Marie, L’Éternelle jeune fille, op. cit., p. 200. Notons que la liminarisation de résistance et de revendication n’est bien évidemment pas propre à la littérature contemporaine.

45 – CARRÈRE Emmanuel, Le Royaume, Paris, P.O.L., 2014, p. 223.

46 – Et à ce titre, L’Adversaire de Carrère (2000) présente également un personnage liminaire de résistance : Jean-Claude Romand, marié et père de famille, refuse d’accéder au monde adulte et à ses responsabilités. D’ailleurs, il passe ses journées à errer littéralement dans la forêt de son enfance. Il est donc construit par le texte comme un PL, même s’il est officiellement et rituellement agrégé à la communauté des adultes.

47 – L’ethnocritique actualise la chronotopie tripartite domus/campus/saltus que les géographes et historiens ont d’abord réservée au paysage de l’Antiquité gréco-romaine puis à celui de la France rurale en l’appliquant aux espaces modernes y compris les plus urbains (BRAUDEL F., L’Identité de la France, Paris, Arthaud, 1986). La domus (l’espace du domestique, de la reproduction), le campus (l’espace du travail, de la production), le saltus (l’espace du non domestique et du non « travaillé » : la marge, l’in-cultivé, l’invisible, etc.) ont des traits définitoires propres, mais qui, en fonction des moments et des contextes, s’entrecroisent, s’hybrident, se « dialogisent ».

48 – Voir SCARPA Marie, « Le vert paradis des amours enfantines », dans MITTERAND H. et PITON-FOUCAULT E. (dirs.), Lectures de Zola, Rennes, Presses Universitaires, 2015, p. 117-128. Ici l’indistinction, le ventre, l’abri, ce n’est pas la domus, la maison, le monde domestique, car il y a littéralement « péril en la demeure » (CARRÈRE Emmanuel, La Moustache, Paris, Gallimard, « Folio », 1987, p. 102). La domus est envahie par le saltus (le sauvage, l’ensauvagement) : c’est le cas dans La Classe de neige et dans L’Adversaire où le père ensauvage l’espace domestique par son altérité meurtrière et mensongère, c’est le cas dans La Moustache où la frontière entre le réel et le cauchemar est poreuse et où la folie envahit la vie quotidienne. Le seuil, cet espace-temps de la transition, acquiert, tout en les rénovant, les propriétés du domestique (cet espace de l’habitation).

49 -Voir sur ce sujet RABATÉ Dominique, Désir de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski et Trois-Rivièves, Tangence éditeur, « Confluences », 2016, 93 p.

50 – Voir aussi sur cette idée BONNIN Philippe, « Dispositifs et rituels du seuil », Communications, n° 1, vol. 70, 2000, p. 65-92.

51 – Pour reprendre le titre du roman de Carrère, Hors d’atteinte (1988); expression qui revient dans plusieurs de ses romans.

52 – Comme l’écrit Turner à propos des individus liminaires : « Their structural “invisibility” may be marked not only by seclusion “from men’s eyes” but also by the loss of their preliminal names, by the removal of clothes, insignia and other indicators of preliminal status; they may be required to speak in whispers, if at all. » (« Variations on a thème of liminality », dans FALK MOORE Sally et MYERHOFF Barbara G. (dirs.), Secular ritual, Amsterdam, Van Gorcum, 1977, p. 37.)

53 – LOTMAN Youri, op. cit., p. 55.

54 – Marie Scarpa écrit : « ce personnage de “non initié sur-initié” [peut être] le fondateur d’un ordre nouveau. » (« Le personnage liminaire », op. cit., p. 34).


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Un album jeunesse pour questionner la notion d’altérité et l’entre-deux : Baya, l’étrangère

Emmanuelle HALGAND
Université de Toulouse, Laboratoire LLA Créatis – école doctorale ALLPH@, doctorante.
Les recherches d’Emmanuelle Halgand visent à démontrer l’intérêt et la pertinence de la rencontre avec l’album jeunesse en tant qu’œuvre d’art iconotextuelle permettant de l’inscrire dans l’enseignement artistique en milieu scolaire en cycle 3. Cette exigence participe du développement personnel, affectif et intellectuel de l’enfant, de la constitution d’une culture littéraire et artistique qui offre aux élèves des références communes tout autant qu’une culture personnelle. Il s’agit de questionner la médiation de l’album jeunesse en privilégiant l’expérience esthétique jointe aux savoirs sur l’œuvre.
emmanuellehalgand.ultra-book.com

Pour citer cet article : Halgand, Emmanuelle, « Un album jeunesse pour questionner la notion d’altérité et l’entre-deux : Baya, l’étrangère », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/un-album-jeunesse-pour-questionner-la-notion-dalterite-et-lentre-deux-baya-letrangere/>.

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Résumé

Notre analyse questionne, dans l’album jeunesse iconotextuel intitulé Baya, l’étrangère, la capacité de l’image à jouer avec le texte dans la mise en valeur du message véhiculé implicitement par celui-ci autour de la notion d’entre-deux et d’altérité. Elle porte également sur les mécanismes en présence dans l’ouvrage, conçu dans la perspective de la rencontre avec le jeune lecteur, rencontre susceptible de faire l’objet d’une médiation spécifique permettant à celui-ci d’enrichir son rapport à l’album et questionner sa propre relation à l’autre.

Ainsi, à partir de l’analyse de la création graphique de cet ouvrage autour des formes, couleurs, lignes, motifs, symboles, cet article met en lumière la manière dont l’album traite, textuellement et graphiquement, la perspective du changement en mettant l’accent non pas sur la rupture mais sur la transaction sociale qui s’opère entre les personnages.  L’album prône ainsi la mise en place du dialogue en vue d’un phénomène de croissance sociétale, de consolidation des échanges dans le groupe et non de rupture, les personnages médiateurs réussissant, du dedans, à construire un entre-deux, que certains choix graphiques suggèrent et qu’il conviendra de faire percevoir au jeune lecteur.

Mots-clés : Album jeunesse – Altérité – Iconotextuel – Texte – Image – graphisme – Médiation – Relation – échange.

Abstract

Our analysis questions, in the iconotextual youth album Baya, the foreigner, the capacity of the image to play with the text in the enhancement of the message conveyed implicitly by it around the notion of in-between and otherness. It also deals with the mechanisms in the book, conceived in the perspective of the encounter with the young reader, a meeting likely to be the subject of a specific mediation enabling the reader to enrich his / album and question his own relationship to the other.

Thus, starting from the analysis of the graphic creation of this work around the forms, colors, lines, motifs, symbols, this article highlights the way in which the album deals, textually and graphically, the perspective of change by putting the emphasis not on the rupture but on the social transaction that takes place between the characters. The album thus advocates the setting up of a dialogue with a view to a phenomenon of societal growth, consolidation of exchanges within the group and not a break, mediating characters succeeding within themselves in constructing an in-between, graphic choices suggest and which will be perceived to the young reader.

Keywords: youth album – alterity – iconotextuel – text – image – graphics – mediation – relationship – exchange.


Sommaire

Introduction
1. Baya, l’étrangère: ce que dit le narrateur verbal
1.1. L’entre-deux : tentative de définition
1.2. Baya, l’étrangère : l’histoire et les personnages
2. Baya, l’étrangère: ce que dit le narrateur iconique
2.1. Des images au service du message de l’album
2.2. Baya, l’étrangère : le parti-pris des images
2.2.1. Le point de vue
2.2.2. Les regards
2.2.3. L’orientation des figures
2.2.4. Les costumes
2.2.5. Les espaces
2.2.6. La végétation
2.2.7. La présence animale
3. Rencontrer l’album Baya, l’étrangère
3.1. Un triple positionnement au bénéfice de la médiation artistique de l’album
3.2. La citoyenneté et le vivre ensemble – au cœur des objectifs fixés par le ministère de l’Éducation nationale
Conclusion
Notes
Bibliographie

HALGAND, E., Baya, l’étrangère, Bruxelles, Editions Versant Sud, 2017, 40 p.

Introduction

Pourquoi Baya, l’étrangère ?

Parce qu’il s’agit précisément d’une fiction dont la thématique traite de l’entre-deux, de la relation à l’autre, principalement à travers le personnage éponyme, Baya.

Nous précisons dès à présent l’emploi de la troisième personne du singulier s’agissant d’évoquer  l’auteure de cet ouvrage,  malgré le fait que celle-ci soit également la rédactrice du présent article. L’ensemble des illustrations extraites de Baya, l’étrangère se trouve à la fin de l’article.

Notre analyse propose tout d’abord de relever les marques d’altérité et d’entre-deux contenues dans la matière textuelle de l’album jeunesse (dont les images figurent à la fin de l’article), avant de s’attarder dans un second temps sur la dimension iconique de l’ouvrage qui, en tant qu’album iconotextuel, entend développer la capacité de l’image à jouer, explicitement mais aussi et surtout implicitement, avec les valeurs véhiculées par le texte. En dernier lieu, l’auteure-illustratrice cède la place à la médiatrice culturelle qui a pour charge de sensibiliser les jeunes lecteurs à ces valeurs de l’altérité et de leur faire découvrir la notion d’entre-deux que les images tendent à souligner.

1. Baya, l’étrangère : ce que dit le narrateur verbal

L’album jeunesse iconotextuel présente la particularité de posséder deux narrateurs que l’on qualifie de verbal, pour le premier,  et de visuel ou iconique pour le second. Le texte est l’instance qui raconte l’histoire et organise l’ordre d’entrée des informations. Si l’on se reporte à l’outil de son expression qui est la parole ou le verbe, on considère qu’il s’agit du narrateur verbal. Toutefois, il existe un second narrateur, qu’Isabelle Nières-Chevrel qualifie de visuel en opérant une distinction :

Le narrateur visuel s’emploie à montrer, à produire une illusion de réalité ; il actualise l’imaginaire et dispose d’une grande capacité persuasive […]. Le narrateur verbal s’emploie à raconter, assurant les liaisons causales et temporelles ainsi que la dénomination des protagonistes et les liens qu’ils entretiennent1.

Pour notre part, nous conservons la distinction entre ces deux formes de narration en commençant par interroger le propos du narrateur verbal non sans avoir préalablement esquissé les contours de la notion d’entre-deux.

1.1. L’entre-deux : tentative de définition

Que faut-il entendre exactement par « entre-deux », expression que l’on associe communément à une zone intermédiaire entre deux parties situées aux extrémités l’une de l’autre, une sorte d’espace délimité par deux pôles. Pour notre part, nous nous rapportons à l’étude réalisée par Daniel Sibony, psychanalyste et philosophe, qui accorde à l’entre-deux un statut majeur dans le champ des activités humaines, allant jusqu’à affirmer que « toutes nos situations cruciales sont sous-tendues par une position d’entre-deux […]. 2»

Tout comme Daniel Sibony, nous pensons que l’entre-deux est une notion essentielle du fait de son omniprésence dans nos expériences quotidiennes. L’entre-deux fait le lien entre des entités opposées dont les bords se touchent en créant des flux de circulation. En même temps que d’être un lien, l’entre-deux, tel que le démontre Daniel Sibony, est un espace de coupure puisqu’il n’y a pas de fusion entre les entités en présence. En effet,  ce dernier souligne que :

L’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne le croit ; et que chacune des deux entités a toujours partie liée avec l’autre. Il n’y a pas de no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords mais qui se touchent […]3.

Cette conception nous intéresse particulièrement car elle met en valeur à la fois la coupure et le lien dans l’entre-deux qui sont au cœur de la thématique de l’album Baya, l’étrangère.

1.2. Baya, l’étrangère : l’histoire et les personnages

Au commencement de l’album Baya, l’étrangère, figure le texte. Sans histoire à raconter, l’album ne saurait exister. L’auteure a choisi d’évoquer la rencontre entre deux figures féminines, rencontre qui bouleverse le destin de chacune des protagonistes en même temps qu’elle transforme celui de l’ensemble des autochtones. L’album raconte comment Baya, une jeune femme étrangère, inconnue de tous, solitaire et dont le passé n’est pas connu s’installe dans un village qui lui est dans un premier temps hostile. En effet, d’abord exclue, elle parvient à s’intégrer dans ce milieu difficile en le modifiant non seulement en sa faveur mais en la faveur de toute une communauté. Au cœur de ce bouleversement  se trouve sa relation primordiale avec la jeune Myriam, relation sans laquelle probablement aucune transformation n’est envisageable Se construit tout au long de l’album une relation complice, quasi maternelle ou sororale entre les deux personnages, l’une adulte et l’autre fillette, toutes deux libres et volontaires.

Baya et Myriam se placent en miroir tout en se nourrissant l’une et l’autre. L’histoire est d’ailleurs racontée par la jeune narratrice devenue adulte. Il s’agit donc d’une filiation, d’un passage de flambeau, la seconde marchant dans les pas de la première.

Le texte de Baya, l’étrangère se veut simple et peu descriptif, l’auteure sachant précisément la place qu’elle souhaite accorder tant aux mots qu’aux images de l’album. Ainsi le texte de l’ouvrage présente un caractère volontiers incomplet pour laisser à l’image le soin de jouer sa partition.

Baya est une « jeune femme inconnue ». Elle est l’étrangère, celle dont on ne sait rien (« Nous n’avons jamais su d’où elle venait ») et qui fait peur (« Elle n’est pas d’ici, nous ne savons pas qui elle est, ni ce qu’elle nous veut. […] Elle est étrange cette fille-là »). Baya s’installe dans une maison « abandonnée », dont le toit percé laisse l’eau pénétrer au sein du lieu. La rénovation spectaculaire de son habitation, qu’elle entreprend seule, trouve écho dans la transformation qu’elle met en place au sein du village avec la construction d’un dispensaire. Devant elle, les habitants changent de trottoir, détournent les yeux, l’épient ou la jalousent comme le raconte la narratrice (« je me gardais bien de lui rapporter les propos malfaisants qui circulaient au village »). Certains villageois considèrent que l’étrangère est une « plaie ». Or dans le village, Baya constate que les personnes malades sont abandonnées et rejetées. Lorsqu’elle questionne Myriam, cette dernière lui explique que faute d’être soignés, les malades constituent un danger que la population ne peut contenir. La survie des habitants passe par l’exclusion des faibles. Baya est perçue comme une « plaie », alors même que son ambition est  de soigner autrui, au-delà des symptômes physiques.

Si volontaire, si courageuse soit Baya dont la narratrice souligne la grâce, la force et la bienveillance (« pourtant Baya demeurait gracieuse »), elle ne peut venir à bout, seule, de son entreprise colossale. La narratrice raconte que « Baya s’épuisait chaque jour davantage » et qu’elle découvre le corps de celle-ci « à bout de fatigue », étendu sur le sol, passage qui constitue un point de rupture. L’étrangère à terre, les autochtones tentent de l’exterminer, tout comme ils s’efforcent d’éliminer les traces de son action (« Mais bien loin de nous porter secours, les villageois se déchainèrent. »). À ce stade du récit, la jeune Myriam prend toute sa part dans l’évolution de l’histoire. Elle est celle qui parvient à rallier les villageois à la cause de Baya en leur faisant prendre conscience de leur propre médiocrité (« vous êtes monstrueux ! […] N’avez-vous pas honte ? […] Êtes-vous pire encore ? ») et du bénéfice qu’ils tirent de la nouvelle situation. Myriam est une sorte de messagère, de médiatrice essentielle sans laquelle les efforts de l’étranger à s’intégrer ne peuvent aboutir. Elle offre aux habitants la possibilité de se libérer de leur haine (« Nous sommes aveuglés par la bêtise, la violence et la haine. Nous ne pouvons pas continuer ainsi »). L’auteure, par la voix de la narratrice,  porte ici un message. L’individu, s’il demeure isolé, ne peut parvenir à une intégration au sein du groupe, malgré toutes les valeurs louables sur lesquelles il fonde ses actes. La médiation est un enjeu nécessaire au projet de transformation sociale. Sans Myriam, alliée d’autant plus précieuse qu’elle représente l’avenir, rien n’est possible pour Baya comme pour les villageois. On peut inversement s’interroger sur le sort de Myriam. Sans Baya, que serait-il advenu de son futur ?

Le texte de l’album insiste particulièrement sur les relations triangulaires entre Baya, Myriam et les villageois. Baya fonctionne comme un passeur entre deux rives,  telle une antithèse de la figure historique du colon qui considère les peuples autochtones comme inférieurs, « sauvages » ou « primitifs ». Le personnage de Baya est un nouvel entrant qui bouleverse les règles de la communauté, considérant autrui comme un hospes4 et cherchant à développer avec lui une relation de coopération alors que la population la perçoit comme un hostes5 en développant une relation conflictuelle avec elle. La fiction met en avant le phénomène de transaction sociale6 qui s’opère entre Baya et autrui, prônant le dialogue comme facteur de croissance sociétale, permettant la consolidation des échanges entre le groupe plutôt que la rupture.

Au-delà de la dimension textuelle, c’est toute la construction iconotextuelle de l’album qui permet d’asseoir une relation d’altérité bénéfique au sens où l’entend Emmanuel Lévinas7. Ce dernier décrit la solitude comme un désespoir ou un isolement, solitude face à laquelle l’être humain peut selon lui emprunter deux chemins : la connaissance ou la sociabilité. Alors que la connaissance est perçue par le philosophe comme insuffisante pour rencontrer le véritable Autre, rien ne semble pouvoir remplacer la sociabilité qui est, elle, directement liée à l’altérité et permet une sortie de la solitude. Lévinas défend que l’Autre est visage qu’il faut accueillir, affirmant qu’une relation d’altérité est un engagement réciproque, une responsabilité de l’un envers l’autre.  Pour l’auteur, découvrir autrui dans son visage, c’est découvrir qu’on est responsable de lui : il existe donc une nouvelle proximité avec autrui qui passe par une responsabilité de soi à l’égard de l’autre et d’une responsabilité de l’autre à l’égard de soi, prenant précisément place dans un entre-deux.

2. Baya, l’étangère: ce que dit le narrateur iconique

Le narrateur visuel est considéré comme la seconde instance narratrice au sein de l’album jeunesse. Pour notre part, nous lui préférons le terme de narrateur iconique proposé par Cécile Boulaire8 qui se rapporte à l’outil d’expression de cet autre narrateur, c’est-à-dire l’image. Nous nous proposons d’examiner le fonctionnement de ce narrateur dans l’album Baya, l’étrangère et principalement de quelles manières ce dernier associe, amplifie l’orientation donnée par le texte en dégageant des signifiés implicites.

2.1. Des images au service du message de l’album

L’auteure de Baya, l’étrangère a délibérément construit le texte de son ouvrage en vue d’une articulation avec les images, l’objectif étant de renforcer le propos pour le rendre facilement lisible au jeune lecteur et même susciter l’échange avec ce dernier. La construction de l’album se veut efficace. Texte et images se complètent ici sans se contredire afin de délivrer un message qui puisse être commenté, interrogé, actualisé en situation de médiation collective ou individuelle en milieu formel ou informel.

Comme de nombreux albums jeunesse iconotextuels, Baya, l’étrangère émane d’une seule source créatrice dans la mesure où l’auteure de l’ouvrage en a également signé les images. On peut donc s’attendre à ce qu’une certaine cohérence dans la relation texte-image transparaisse aisément au cours de notre analyse de l’ouvrage, réunissant deux entités trop souvent séparées. Ainsi, par un jeu de «  franchissement permanent du régime verbal et du régime visuel » comme le soulignent Viviane Alary et Nelly Chabrol Gagne9, l’album iconotextuel devient le lieu du dialogue.

L’auteure et l’illustratrice de l’ouvrage ne formant qu’une seule personne, la mise en image de l’ensemble trouve sa source à l’écriture. De même que la question de la médiation ne vient pas s’ajouter pas à un ensemble finalisé mais trouve son questionnement dès la création du texte comme du travail graphique.

Le format de l’album a présidé à l’ensemble de l’ouvrage et il a guidé la totalité de la réalisation graphique. L’auteure et illustratrice a souhaité que Baya, l’étrangère s’inscrive dans un paysage, d’où un format panoramique et une forte dimension spatiale des images qui se déploient en une double page, intégrant les paragraphes textuels. L’histoire se déroule dans un pays méditerranéen faisant écho à la propre histoire de l’auteure qui s’inspire ici des souvenirs idéalisés de son enfance au Maghreb en faisant la part belle à la luminosité, la blancheur, la terre et le végétal.

Observons la construction des images de l’album pour en extraire la manière dont elle vient renforcer et développer l’histoire. L’ensemble a été conçu comme une sorte de petit théâtre pour reprendre le parallèle établi par Euriell Gobbé-Mevellec qui cite Nicole Naymat : « Ne peut-on pas comparer les pages blanches d’un livre à un plateau de théâtre désert ?10»

Dans Baya, l’étrangère, les images permettent de dégager l’implicite véhiculé par le texte. Elles occupent une place prépondérante que ce soit du point de vue du volume dans la double page comme dans la mise en œuvre des contenus.

2.2. Baya, l’étrangère : le parti-pris des images

L’album tout entier tend à figurer l’évolution du récit, c’est-à-dire le passage entre deux mondes, et, par là même, l’évolution de la relation à autrui. Plusieurs axes sont à examiner dans la mise en œuvre graphique de l’ouvrage si l’on veut dégager visuellement des signifiés implicites.

2.2.1. Le point de vue

Si la narratrice fait partie du récit, le point de vue proposé par les images est extérieur comme si le lecteur assistait à l’histoire de Baya racontée par Myriam, rejoignant un procédé cinématographique classique : la « caméra objective ».  En caméra objective, la position de l’appareil de prise de vue par rapport au sujet filmé et son cadrage ne renvoient pas au regard de l’un ou l’autre des personnages de l’action. Le point de vue est anonyme, les images représentent dans leur variété le regard d’un narrateur omniscient. Le spectateur (ici le lecteur) adopte le point de vue qui lui est présenté, épousant naturellement les points de vue que lui propose le metteur en scène (ou l’illustrateur) parce qu’ils sont justifiés par la géographie de l’action ou le déplacement de l’intérêt dramatique11 ». Ce mode opératoire dans l’album est remis en question au moment où la foule des villageois menace Baya, déclenchant l’attitude de révolte de Myriam. L’illustratrice reprend à nouveau un procédé cinématographique et choisit alors de basculer en « caméra subjective ».  Au cinéma, il s’agit pour le  réalisateur de proposer au public d’adopter (généralement le temps d’un ou de quelques plans) le regard d’un des personnages de l’action. Selon Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin, le spectateur est contraint d’adopter  « le regard d’un des personnages, qui peut devenir terrifiant quand il impose au spectateur sa vision du monde lorsqu’elle est celle d’un agresseur ou d’un agressé, d’un prédateur ou d’une proie… Sa mission diabolique d’identification forcée du spectateur est son unique raison d’exister12 ». Ici, la foule apparaît consécutivement  à deux reprises à l’aide de deux double pages qui présentent des caractéristiques communes tout en marquant l’évolution du sentiment d’oppression vécu par Myriam. La première image de foule, comme la seconde, présentent une tonalité de rouge sang inédite dans l’ouvrage et symbolisant la violence de la scène. La foule s’avance d’abord vers la narratrice (qui est représentée de dos au centre l’image) avant de progresser dans l’espace, l’illustratrice faisant alors disparaître Myriam et resserrant le cadrage de la foule. Ainsi, dans la seconde image, la jeune narratrice ne fait plus écran entre la foule et le lecteur, celui-ci étant placé frontalement à la menace, exactement dans la situation émotionnelle de la narratrice. On assiste bien, graphiquement, à la volonté d’inscrire le lecteur dans un processus d’immersion fictionnel permettant de transcrire la tension de la scène. Ce procédé est également doublé d’une déshumanisation des villageois dont le regard disparaît totalement à cette étape de l’histoire.

2.2.2. Les regards

Les regards sont d’ailleurs significatifs du travail de l’illustratrice dans la plupart de ses ouvrages et plus particulièrement ici.

Baya et Myriam, personnages clés de l’histoire, n’ont jamais les yeux ouverts, ce qui permet au lecteur de s’autoriser toutes les interprétations possibles (douceur, tendresse, tristesse, nostalgie). Le regard des personnages est intérieur et donne un sentiment de quiétude qui n’est attribué aux autres personnages qu’à la fin de l’histoire, cette transformation étant synonyme d’apaisement social. Les émotions des villageois sont caractérisées au fil de l’album par une évolution des regards. L’hostilité et la violence sont d’abord accentuées un regard très cerné et ouvert. Puis lorsque la foule menace Myriam,  le visage des villageois devient vide, accentuant un sentiment de deshumanisation. Pour finir, l’illustratrice attribue un regard clos à ce groupe pour signifier leur évolution comportementale. C’est l’une des clés graphiques qui permet d’opposer les deux groupes de personnages : d’un côté les deux figures féminines et, de l’autre, les autochtones.

2.2.3. L’orientation des figures

L’orientation des personnages par rapport au sens de lecture de l’histoire est également essentielle tout au long de l’album.

À l’exception des pages qui correspondent textuellement à de grandes difficultés ressenties par Baya, cette dernière, tout comme Myriam, est le plus souvent placée à droite de l’image – de même que les déplacements de ces deux personnages s’opèrent vers la droite – de façon à induire une dynamique positive dans la continuité de l’avancée de l’histoire (selon le sens de lecture pratiqué en Occident bien que la fiction se déroule, elle, dans une culture arabe). Lorsque les personnages de l’album se dirigent vers la gauche, l’illustratrice gêne l’évolution du projet de Baya, traduisant une sorte de négativité, d’obstacle, d’enfermement ou de nuisance.

2.2.4. Les costumes

D’autres procédés sont utilisés tels que l’emploi des costumes qui évoluent au fil du récit.  Durant la majeure partie du récit, les personnages portent des costumes colorés mais unis, à l’exception de Myriam et de Baya. Les deux protagonistes se révèlent pour leur part dans des vêtements chargés de motifs floraux qui ne sont pas sans rappeler l’importance du végétal  dans l’ensemble de l’album.

La fleur, stylisée dans le traitement des costumes, véhicule implicitement des valeurs  féminines et douces. Elle est aussi associée à la beauté et à la vertu depuis l’Antiquité.

La toute fin de l’album est marquée par un aboutissement relationnel entre les personnages de l’histoire. Ce dénouement heureux, cette harmonie sont symbolisés par l’octroi de costumes fleuris à tous les membres de la communauté, petits et grands, hommes et femmes.

2.2.5. Les espaces

L’illustratrice joue également sur l’opposition entre espaces extérieurs et intérieurs, ces derniers étant associés au confort et à la protection (ceux-ci ne sont cependant ne jamais définitivement clos signifiant ainsi la volonté de communication permanente des deux personnages principaux). La maison de Baya est le seul espace intérieur dans lequel le lecteur est invité à pénétrer, en situation similaire à celle de Myriam. Mis à part lorsque Baya soigne les habitants ainsi qu’à la toute fin de l’album, aucun être humain n’est visuellement représenté dans l’espace intérieur de la maison. Même lorsque les villageois violent l’intimité de Baya en pénétrant abusivement dans sa demeure, l’illustratrice les dessine à l’extérieur de la maison, s’appuyant là encore sur les espaces de transition que constituent les fenêtres ou les seuils de portes. Ce n’est donc qu’à la fin de l’histoire que la maison de Baya nous apparait véritablement peuplée d’hommes, de femmes et d’enfants, situation confirmant que la transaction sociale a bien eu lieu.

2.2.6. La végétation

L’illustratrice, toujours dans le souci de scinder les espaces intérieurs et extérieurs, utilise la végétation. Les plantes sont présentes dans l’ensemble de l’album, quel que soit le lieu où l’on se situe. Pourtant, les fleurs les plus vives, les plus luxuriantes et les plus colorées demeurent à proximité de Baya et renforcent à nouveau le bien-être que dégage le personnage et l’harmonie vers laquelle elle se dirige.

2.2.7. La présence animale

Si les êtres humains ne figurent jamais dans l’habitation de Baya (sauf à la dernière page de l’album), les animaux occupent pleinement et librement l’espace qu’ils partagent d’ailleurs avec les hommes à la fin de l’ouvrage, soulignant là encore une cohabitation réussie.

Baya, personnage aimant et doux, soucieux d’autrui, est constamment entourée d’animaux et plus précisément de chats. Il s’agit d’un choix graphique fort pour l’auteure-illustratrice qui véhicule ici plusieurs messages13. La relation à autrui ne concerne donc pas exclusivement les hommes entre eux mais bien le rapport bienveillant que l’homme doit entretenir avec toute forme de vie avec laquelle il partage un territoire commun. C’est aussi une façon d’évoquer l’intelligence et la sensibilité animales qui entourent avec bienveillance le personnage de Baya alors que tant d’hommes sont animés d’intentions néfastes.  Parmi les chats représentés dans l’album, l’illustratrice insiste particulièrement sur le foisonnement des chats noirs en faisant spécifiquement référence à la douloureuse histoire de ceux-ci au fil des siècles, les chats noirs ayant été perçus (voire l’étant encore) comme des êtres  malfaisants, inquiétants et maltraités14. Baya pénètre dans le village, entourée de chats noirs, ce qui ne manque pas d’alimenter la peur et le rejet des habitants à son égard. À leurs yeux, elle est le diable et ils sont ses démons.

À travers les procédés que nous avons relevés, on assiste à une prise de position du narrateur iconique nettement en faveur du narrateur verbal. Tout au long de l’album, le narrateur iconique oriente le lecteur au-delà des indications textuelles en révélant l’entre-deux pour l’amener à considérer une forme d’unité, vécue non pas comme un tout uniforme mais comme un aboutissement social au sein duquel chaque entité se révèle et s’accepte. Cette complémentarité du texte et de l’image apparaît pleinement tendue vers la rencontre avec l’album et nous amène à nous diriger vers cette rencontre en tant qu’elle actualise le projet tout entier et permet de véhiculer plus finement les messages portés par l’album.

3. Rencontrer l’album Baya, l’étrangère

3.1. Un triple positionnement au bénéfice de la médiation artistique de l’album

L’auteure-illustratrice de l’ouvrage exerce la profession de médiatrice du livre, orientant ainsi tous les axes de sa création, de la naissance du projet artistique à sa mise en œuvre, dans la perspective d’une actualisation de son travail en situation de médiation dont elle fait également l’expérience concrète.

Baya, l’étrangère est donc un ouvrage qui se développe tout entier, à chaque étape de son cheminement, autour d’un enjeu de médiation et de communication qui préside à l’ensemble.  L’artiste, comme l’évoque Paul Doguet,

juge ce qu’il fait, et […] se sert de ce point de vue pour orienter son propre travail, se place en situation d’intentionnalité intersubjective. Il adopte en effet constamment sur son œuvre le regard d’un autre imaginaire qui n’est ni absolument lui-même comme sujet et agent producteur, ni absolument autrui non plus puisqu’il ne s’agit que d’un point de vue fictif15.

L’auteure, elle-même au carrefour de plusieurs instances, en situation d’entre-deux permanent, ne cesse de questionner et d’ajuster simultanément son propos, du texte à l’image, de l’image au texte, à l’aune d’une perspective de communication de son objet.

3.2. La citoyenneté et le vivre ensemble – au cœur des objectifs fixés par le ministère de l’Éducation nationale

Alors que l’Europe est confrontée à la barbarie, aux actes terroristes, aux questions d’appartenance et aux migrations, les enjeux de la Refondation de l’École ont été réaffirmés par le ministre de l’Éducation nationale dans son discours de présentation de la grande mobilisation pour l’École et pour les valeurs de la République, le 22 janvier 2015 :

Une école juste pour tous, exigeante pour chacun, inclusive et partenariale», insistant sur les valeurs que l’École de la République doit transmettre aux élèves et notamment : « une culture commune de tolérance mutuelle et du respect16.

Deux objectifs apparus dans la loi de Refondation de l’École de la République, en 2013, se sont vus ainsi signifiés une ambition majeure par le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche puisqu’il s’agit de « développer chez les élèves la citoyenneté et la culture de l’engagement par la poursuite d’un parcours éducatif citoyen pour tous les élèves de la primaire jusqu’au lycée » et d’«élever le niveau des connaissances, la maîtrise du français (lecture, écriture) au premier chef ».

De plus, le Bulletin Officiel spécial n° 6 du 25 juin 2015 relatif au programme d’enseignement moral et civique explicite que « l’enseignement [moral et civique] requiert l’appropriation de savoirs (littéraires, scientifiques, historiques, juridiques…), [qu’il] n’existe pas de culture morale et civique sans les connaissances qui instruisent et éclairent les choix et l’engagement éthiques et civiques des personnes ».

Nous pensons que la lecture de fictions littéraires ayant pour sujet l’altérité permet « la construction des compétences sociales et civiques, telles celles relatives au respect de soi et des autres (civilités, tolérance, refus des préjugés et des stéréotypes) inscrites dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture et nécessaires aux citoyens de demain17 ».  Par ailleurs, l’album iconotextuel offre, nous l’avons vu ici avec Baya, l’étrangère, la possibilité d’une médiation enrichie par l’image. Le Bulletin Officiel du 19 novembre 2015 indique que « la pratique plastique exploratoire et réflexive, toujours centrale dans les programmes est privilégiée». La rencontre avec ce type d’album jeunesse peut donc pleinement s’intégrer dans le champ scolaire aux programmes d’arts plastiques et d’histoire des arts en tant qu’œuvre artistique hybride à décrypter et à expérimenter.

Conclusion

Au terme de cette analyse succincte, on voit bien comment le thème de l’altérité et de l’entre-deux a été traité dans l’album Baya, l’étrangère du point de vue de la relation iconotextuelle sans cesse questionnée par la perspective d’une médiation de l’objet susceptible d’emporter l’adhésion du jeune lecteur.

Au-delà, tout album jeunesse iconotextuel n’est-il pas, quels que soient les messages dont il est porteur, nécessairement un objet de l’entre-deux si l’on considère qu’il n’est ni le texte, ni l’image mais deux entités réunies, pourtant irréductibles et distinctes, à jamais libres de multiplier les modalités de leurs jeux relationnels ?




Notes

1 – I. Nières-Chevrel, « Narrateur visuel, narrateur verbal » dans La Revue des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75.

2 – D. Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1991, p 15

3 – D. Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, Coll. « Points essais », 1991, p.11

4 – Hospes signifie à l’origine celui qui accueille l’étranger, de là hosptium. Plus tard, il s’est dit de celui qui reçoit l’hospitalité. (F. Gaffiot, Dictionnaire latin français, Paris, Hachette, 1934)

5 – Hosties vient de hostis dont le sens étymologique est « étranger » ou « ennemi ». (F. Gaffiot, Dictionnaire latin français, Paris, Hachette, 1934)

6 – M. Blanc, M. Mormont, J. Remy et T. Storrie, Vie quotidienne et démocratie. Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, Éditions L’Harmattan, 1994

7 – E. Levinas, Altérité et transcendance, Paris, Éditions fat Morgana, 1995

8 – C. Boulaire, « Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album : tentatives théoriques » dans Le parti pris des images, V. Alary et N. Chabrol Gagne (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012

9 – V. Alary, N. Chabrol Gagne, Le parti pris des images, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, p.5

10 – Ipomée, Paris, L’Art à la page (Images Images), 2008, p. 110, cité par E. Gobbé-Mevellec, « La théâtralité à la page : mise en espace, mise en images et mise en scène du récit dans l’album jeunesse illustré contemporain en Espagne », dans Le partis pris des images, V. Alary et N. Chabrol Gagne (dir.), Clermont – Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012,  p.149

11 – A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7ème Art », 1994, p. 64.

12 – M-F. Briselance et J-C. Morin, Grammaire du cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2010, p. 344

13 – M. Ricard, Plaidoyer pour les animaux, Paris, Éditions Allary, 2014.

14 – L. Bobis, Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Paris, Points, Coll. Histoire, 2006.

15 – P. Doguet, L’art comme communication, Paris, Editions Armand Colin, 2007, p.90.

16 – Discours de Madame la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015, Matignon.

17 – V. Peillon, Refondons l’école, pour l’avenir de nos enfants, Paris, Éditions du Seuil, 2013.


Bibliographie

ALARY, V., CHABROL GAGNE, N., Le parti pris des images, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, 280 p.

BAZIN, A. Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7ème Art », 1994, 372 p.

BLANC,M., MORMONT, M., REMY, J. et STORRIE, T., Vie quotidienne et démocratie. Pour une sociologie de la transaction sociale, paris, Éditions L’Harmattan, 1994, 320 p.

BRISELANCE, M-F., MORIN, J-C., Grammaire du cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2010, 588 p.

BOBIS, L., Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Paris, Points, Coll. Histoire, 2006, 352 p.

DOGUET, P., L’art comme communication, Paris, Editions Armand Colin, 2007, p.90, 266 p.

GOBBÉ MEVELLEC, E., « La théâtralité à la page : mise en espace, mise en images et mise en scène du récit dans l’album jeunesse illustré contemporain en Espagne », dans Le partis pris des images ss la direction de V. Alary et N. Chabrol Gagne, Clermont – Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, p.149.

HALGAND, E., Baya, l’étrangère, Bruxelles, Editions Versant Sud, 2017, 40 p.

LÉVINAS, E., Altérité et transcendance, Paris, Éditions Fata Morgana, 1995, 185 p.

NIERES CHEVREL, I., « Narrateur visuel, narrateur verbal » dans La Revue des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75.

PEILLON, V., Refondons l’école, pour l’avenir de nos enfants, Éditions du Seuil, 2013, 144 p.

RICARD, M., Plaidoyer pour les animaux, Paris, Éditions Allary, 2014, 350 p.

SIBORNY, D.,  Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1991, 398 p.

Dans l’antre de l’entre

Raphaël YUNG MARIANO
Après un Master en esthétique du cinéma à l’Université Paris 3, Raphaël Yung Mariano commence un doctorat sous la direction de François Soulages à l’Université Paris 8 Vincennes-St Denis. Sa recherche porte sur la photographie et le concept philosophique d’existence. Il a publié Scènes de la vie familiale. Ingmar Bergman, aux éditions L’Harmattan en 2017. Il est rattaché au Laboratoire AIAC (Arts des Images Art Contemporain) et à l’équipe EPHA (Esthétique Pratique Histoire des Arts).
r.mariano@live.fr

Pour citer cet article Yung Mariano, Raphaël, « Dans l’antre de l’entre », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 20/10/2017, disponible sur  https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/dans-lantre-de-lentre/

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Résumé

Dans le texte qui introduit la série Si quelque chose noir, Alix Cléo Roubaud explique s’intéresser à la barre qui sépare les photos sur la pellicule. L’entre-deux devient alors l’origine du processus artistique. A partir d’une analyse précise de ces images, nous allons réfléchir sur la problématique de l’« entre » et ses différentes modalités. Entre cinéma et photographie, entre vie et mort, entre soi et autrui, Alix Cléo Roubaud écrit son œuvre dans cet espace incertain et inquiétant – dans cet antre – où semble émaner, pourtant, une inspiration créatrice.

Mots-clés : Entre – cinéma – photographie- séquence – relation – création

Abstract

In the text that introduces the series Si quelque chose noir, Alix Cléo Roubaud explains to be interested in the line which separates photos on the film. This « between » becomes the origin of the artistic process. From a precise analysis of these images, we are going to think about the problem of the « between » and its different modalities. Between cinema and photography, between life and death, between one and others, Alix Cléo Roubaud writes his work in this uncertain and disturbing space – in this cave – where, nevertheless, seems to emanate a creative inspiration.

Keywords: between – cinema – film – photography – relation – creation – sequence.


Sommaire

Introduction
1. L’« entre vital »
2. L’« entre commun »
3. L’« entre (dé)rangé »
4. L’« entre autre »
Conclusion : vers un autre créateur
Notes
Bibliographie

Introduction

Souvent dans l’ombre de son mari Jacques Roubaud, Alix Cléo Roubaud a pourtant beaucoup écrit. Aussi bien une écriture intime – son Journal a été partiellement publié dans la collection dirigée par Denis Roche1 –, qu’une écriture théorique sur les images et, dans une thèse qu’elle ne terminera jamais, sur la philosophie de Wittgenstein. Longtemps considéré comme secondaire – y compris par elle-même – l’œuvre photographique d’Alix Cléo Roubaud reste relativement méconnu. C’est seulement en 1980 qu’elle assume sa pratique et réalise ses photos les plus connues, souvent à Saint-Félix, dans la maison de son mari, et notamment la série Si quelque chose noir. C’est à partir de cette œuvre que nous allons interroger le problème de l’entre-deux. D’abord composée de dix-sept photos argentiques en noir et blanc, toutes accompagnées d’un texte de trois lignes, Roubaud ajoute, à partir de juillet 1981, la photo d’un texte tapuscrit et signé dans lequel elle explique sa démarche : faire de la « limite d’une image son sujet » et s’intéresser à la « barre qui sépare2 » les photos sur une pellicule. Généralement ignorée, la barre devient alors objet du regard et établit l’entre-deux comme postulat de l’œuvre. Bien plus, Alix Cléo Roubaud parle d’un « territoire » à occuper – à « conquérir3 »–  comme si mettre en lumière cette surface, effacée lors du tirage de la pellicule, permettait de découvrir une zone inconnue située entre les images. Plutôt que d’un entre, il faudrait alors peut-être parler d’un antre. Restons dans la métaphore : si la barre de la pellicule devient une « grotte mystérieuse et inquiétante4 » à étudier, quelle en est la profondeur ? Est-elle une étape, à la manière de la « caverne » de Platon, pour accéder à une approche intelligible de la photographie ? Pénétrons avec l’artiste dans cet antre, explorons cette « cavité naturelle5 » propre à la pellicule et voyons ce que nous révèle la « traversée de l’image par la barre6 »:  quelles sont les modalités de l’entre ? Quelle est sa plasticité ? Pourquoi faire de l’entre-deux un lieu de création ?

1. L’« entre vital »

En août 1979, Alix Cléo Roubaud prend deux décisions. La première est un renoncement, celui de cesser toute activité autre que la photographie. Il s’agit, notamment, de réduire l’approche théorique pour mieux développer sa pratique ; et cette préférence s’illustre par l’arrêt définitif de la thèse qu’elle prépare depuis quelques années sur la place de l’image dans la philosophie de Wittgenstein. Ce choix de se consacrer désormais uniquement à la photographie résulte d’un constat sur son état de santé. Comme le remarque Jacques Roubaud, la maladie (l’asthme) avec laquelle elle vivait depuis l’enfance « préparait son résultat final avec de plus en plus d’efficacité7. »– elle meurt en 1983, à 31 ans, d’une embolie pulmonaire. Les problèmes respiratoires ont toujours eu une grande influence sur la vie d’Alix Cléo Roubaud et sur son travail. Sa santé fragile était « structurante, et lui imposait une régularité d’emploi du temps8. »Tous les ans, elle partait en cure à La Bourboule, une station thermale dans les Monts Dore. C’est un véritable frein à la création car, comme le remarque Hélène Giannecchini – auteur d’une thèse de doctorat et d’un livre sur la photographe – il y très peu de photos de ces différents voyages en cure. Mais pour la première fois depuis des années, en 1980, Alix Cléo Roubaud séjourne à Saint-Félix chez son mari et c’est de cette période que datent les photographies les plus célèbres et les plus abouties et notamment la série Si quelque chose noir qui nous concerne ici. La seconde décision, d’ordre plus philosophique, l’engage dans une réflexion sur ce qu’elle nomme « la tâche du photographe 9». Il s’agit d’une mise en pratique de ses interrogations théoriques sur le statut de l’image. Alix Cléo Roubaud ne conçoit pas la photographie dans son aspect analogique – comme copie du monde, comme témoignage – mais plutôt dans son sens étymologique, à savoir une écriture de la lumière. Si elle se consacre entièrement à la photographie, c’est parce qu’elle y trouve le meilleur moyen pour (se) penser, pour (s’) exprimer, pour (se) montrer : la photo a, pour elle, un rôle existentiel et libérateur. Car la notion d’enfermement est récurrente dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. La grande majorité de ses photos sont faites en intérieur, dans des lieux intimes dans lesquels elle se met en scène, souvent nue. Comme si, d’une certaine manière, l’image permettait de tracer les contours d’un autre corps – un corps photographique – pour se libérer de son corps physique infirme, asthmatique et si contraignant. Dans Si quelque chose noir, Alix Cléo Roubaud joue avec le temps d’ouverture de l’obturateur et ses déplacements, le corps n’est saisi que partiellement, comme évaporé : « je commence un petit peu à savoir à partir de quelle vitesse je marque la pellicule10 » écrit-elle à ses parents en 1980. Elle avoue dans cette même lettre avoir repris les cours de danse pour « continuer ce travail avec précision et pour (s)’entretenir pour (son) asthme ». La danse et les mouvements effectués par l’artiste prennent alors une autre dimension. Il ne s’agit pas simplement d’un jeu avec l’appareil photographique mais bien d’un enjeu vital : une obligation, une exigence physique pour se maintenir en vie. Car la mort est partout dans cette œuvre. Au-delà de la présence fantomatique de l’artiste – convoquant disparition, perte et évanescence des choses –, le texte écrit sous chaque photo parle d’une « inquiétude » et du « passage de la stèle funéraire à la dalle, support du gisant ». En image, Roubaud évoque ce passage en faisant du cadre de la fenêtre une stèle et de la trace lumineuse au sol, une dalle avec, sur celle-ci, l’ombre du volet dessinant un « tombeau aux limites de lumière11 » sur lequel l’artiste vient s’allonger. « Nous n’avons qu’une ressource face à la mort, faire de l’art avant elle12 » écrivait René Char. Face à cet asthme fatal qui l’accompagne dès le plus jeune âge, face à ce « démon lancinant qu’elle côtoie de trop près13 », Alix Cléo Roubaud semble avoir trouvé avec la photographie un moyen pour exprimer ce rapport à la mort, et l’affronter. Mais la photographie a elle aussi une limite, une fin – la « barre » –, et c’est ce qu’elle interroge dans cette œuvre qui oscille entre vie et mort : « Chaque image est comme une inspiration, chaque vide entre elles comme une expiration. Cette série prend vie par le souffle qui traverse  chacune de ces dix-sept stations14».

2. L’« entre commun »

Intéressons-nous, dans un premier temps, à ce qui est commun à ces images. Toutes les photographies ont été faites dans la même pièce, en fin de journée, sur plusieurs jours pendant l’été 1980. La mise en scène est similaire avec pratiquement le même angle de vue. Au centre de chaque image, il y a une fenêtre ou plutôt, un écran blanc, car la surexposition a transformé cette ouverture sur le monde en un mur lumineux, empêchant toute fuite vers le dehors. On retrouve la notion d’enfermement si présente dans l’œuvre de Roubaud avec cette extériorité masquée. Dans le coin de la pièce, une armoire imposante vide, parfois habillée de quelques feuilles, vient s’intercaler entre la fenêtre et la porte. À ces trois formes rectangulaires s’ajoute la multitude de rectangles du dallage du sol de la pièce. Face à cette prédominance rectiligne, deux éléments viennent contrebalancer la rigidité du cadre : l’ampoule – arrondie, fragile et transparente – fait écho au corps en mouvement d’Alix Cléo Roubaud. Le « couloir » formé par l’écran-fenêtre et la trace lumineuse au sol – commun à toutes les photos de la série – évoque deux choses. D’abord, un espace de transition dans lequel Alix Cléo Roubaud circule, se promène et danse : entre la stèle et la dalle, entre la position debout ou allongée par terre, entre la vie et la mort. Mais on peut y voir aussi un système de coordonnées : les formes rectangulaires présentes dans l’image, accentuées par le dallage, permettent de construire une grille de perspective dont parle Roubaud dans le texte sous les photos. Perspective, dans le sens d’une attente d’un événement considéré comme probable, comme « à venir » – ici, la mort ; mais aussi dans le sens d’une représentation sur une surface plane d’objets en trois dimensions. On retrouve alors l’interrogation sur le statut de l’image, sur le rapport entre la photo et le réel, mais surtout la question du point de vue. Alix Cléo Roubaud travaille pour cette série au déclencheur automatique, l’appareil photo est toujours placé au même endroit. Le sujet-photographe est effacé au profit de l’objet-photographié. Le point de vue unique donne à cette série un aspect cinématographique : chaque image pourrait être des photogrammes issus d’une même scène. Comme si Alix Cléo Roubaud avait prélevé dix-sept images qui se suivent de la pellicule d’un film. Les traces dessinées par le corps rappellent la chronophotographie et les études du mouvement effectuées par Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge à la fin du XIXème siècle. La chronophotographie consiste à prendre une succession de photos permettant de décomposer les phases du mouvement. Cette suite d’images est d’abord prise par plusieurs appareils photos collés les uns à la suite des autres – c’est la fameuse expérience de Muybridge pour photographier la course du cheval – puis, à partir de 1888, avec l’invention de la pellicule Kodak par George Eastman, le mouvement a pu être photographié par un seul appareil. Ces recherches scientifiques ont fortement contribué à la démocratisation de la photographie et à la naissance du cinéma en 1895 grâce à l’invention de la première caméra : le fusil chronophotographique de Marey. La relation avec le cinéma de la série Si quelque chose noir n’est pas anodin. À la même période, Alix Cléo Roubaud s’intéresse au septième art dans sa réflexion sur l’image et contribue, en plus d’en être l’objet, à la conception du film réalisé par Jean Eustache Les photos d’Alix. Dans celui-ci, elle commente ses propres photos à Boris Eustache, fils de Jean, mais, peu à peu, les mots d’Alix ne concordent plus avec l’image vue : un décalage se crée au cours du film entre la bande son et l’image. La force du montage réside justement dans le maintien d’un commentaire vraisemblable : même si celui-ci n’est pas juste, ce qu’elle décrit correspond à quelque chose dans l’image créant ainsi une inquiétante étrangeté. Cette dissociation qui dérange dans un premier temps – nombreux sont les spectateurs qui quittent la salle –, incite le regardeur à faire l’effort afin de (re)construire le lien entre la photo et son histoire. On pourrait alors transformer la première phrase de l’introduction écrite par Roubaud pour la série Si quelque chose noir en l’adaptant au film : les images et les sons se suivent sans se toucher. Dissocier la photo de l’histoire qui l’accompagne, c’est creuser un écart et mettre en doute la croyance du spectateur le laissant ainsi dans une situation déroutante où il doit faire une véritable expérience de l’entre.

Nous avons vu jusqu’ici les affinités entre ces photos, comme si, ce qui reliait chaque photo était un entre commun – un comme un dissocié – avec pour perspective le cinéma. Si, en apparence, toutes ces photos se ressemblent (même mise en scène, même dispositif) elles sont pourtant différentes. Elles ont été faites sur plusieurs jours et l’emplacement de l’appareil n’est pas exactement identique et fait de chaque photo une entité indépendante. Le cadre lui aussi change, parfois la porte est apparente, parfois complètement effacée. Peut-on vraiment parler de différence ? Nous l’avons vu, les photos pourraient se suivre sans non plus former une suite cinématographique car il y a un décalage qui, comme dans le film réalisé par Eustache, est problématique. Quel est alors le lien entre ces photos ? Ni différence, ni écart, mais peut-être bien un entre-deux : c’est justement à partir de ces concepts que François Jullien fait émerger la notion d’altérité. Pour le philosophe, l’écart – qu’il oppose radicalement au concept de différence – permet d’ouvrir un « espace de réflexivité où se déploie la pensée ». De ce fait, il devient « une figure, non de rangement, mais de dérangement, à vocation exploratoire15». Explorons alors non plus le commun qui relie les photos de la série mais l’écart et le dérangement causés par cet entre.

3. L’« entre (dé)rangé »

Si quelque chose noir est l’œuvre la plus aboutie et la plus connue d’Alix Cléo Roubaud. Pourtant, ce travail a subi de nombreuses variations et n’a jamais été exposé ou édité en entier avant 2011. Dans son « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », Jacques Roubaud écrit que l’ajout principal de cette nouvelle édition de 2009 est celui de « la totalité16 » de la série Si quelque chose noir. Or, il y a seulement treize images dans le livre – il y en avait quatre dans l’édition de 1984 – et dans un ordre complètement différent que les dix-sept présentes dans le catalogue de l’exposition de 2014 à la Bibliothèque nationale de France. Par ailleurs, une photo de 1982 semble indiquer que les textes qui accompagnent la séquence ne sont pas présentés lors de l’exposition Une autre photographie. Ce bref rappel historique montre la difficulté à établir l’ordre et le nombre exact des images de Si quelque chose noir. Alors quelle est la véritable totalité de la série ? Lors de ses recherches dans le fonds Alix Cléo Roubaud, Hélène Giannecchini a trouvé un document décisif pour la (re)constitution de l’œuvre totale : dix-sept diapositives, rangées et numérotées de un à dix-sept, dans une pochette plastique transparente17. Il s’agit, selon l’auteur, de l’unique pièce autographe détaillant l’œuvre, donc de la « référence pour cataloguer et présenter18» la série dans l’ordre souhaité par l’artiste. Pourtant, ce document n’aurait jamais dû exister et, pour reprendre les mots de Giannecchini, cela lui confère le « statut étrange d’un secret : porteur d’une vérité, il doit être tu19». Pourquoi faudrait-il le taire ? Il enfreint, en effet, la règle que s’était imposée Alix Cléo Roubaud, à savoir, détruire le négatif une fois l’image souhaitée obtenue. Car pour l’artiste le négatif n’est qu’un simple outil de travail, « comme la palette pour le peintre20 » disait-elle. Seul le tirage permet de « mettre en mouvement l’image oisive21 » du négatif – qu’elle appelle « piction » – et de la rendre vivante afin d’obtenir une véritable image : « Elle faisait tous les tirages et ne reconnaissait comme œuvre que les images qu’elle avait mises elle-même sur des papiers.22 » Détruire le négatif rend la photo unique. Bien plus, ce geste va à l’encontre des spécificités propres à la photographie et, en particulier, ce que le philosophe François Soulages appelle la « photographicité23», à savoir l’articulation de « l’irréversible obtention du négatif et de l’inachevable travail du négatif24». En détruisant la matrice, Roubaud empêche toute reproduction et, de cette façon, elle transforme ce que Soulages appelle « la perte et le reste » en une double perte. Le document trouvé par Giannecchini est donc paradoxal, c’est un écart à la règle – un acte manqué ? – qui a permis d’ordonner la séquence et de l’exposer telle que l’avait souhaité l’artiste. Dissocier et associer, déranger et mieux ranger, s’écarter et s’approcher : une étrange gymnastique semble s’esquisser dans la pratique d’Alix Cléo Roubaud.

Maintenant que l’ordre est rétabli, plutôt que de série ou de suite, il faudrait peut-être parler de séquence, à savoir plusieurs images ordonnées dans un sens précis. De plus, la séquence appartient aussi bien au vocabulaire du cinéma – important, nous l’avons vu, dans la réflexion de Roubaud – qu’à la photographie25. Au cinéma, il s’agit d’un défilement, d’un flux continu où les images se suivent et se fondent dans une illusion du mouvement. En revanche, en photographie, chaque entité est fixe, séparée et singulière. « Sur la pellicule, les images se suivent sans se toucher26 » écrit Alix Cléo Roubaud qui a toujours cherché à comprendre, et à maîtriser, les spécificités de l’image photographique, aussi bien dans la pratique que dans son approche théorique. Nous l’avons vu dans notre introduction, l’absence de contact – la barre qui sépare – est l’origine et le sens de l’œuvre étudiée ici. Pourtant, Alix Cléo Roubaud avait déjà abordé la question de deux manières. D’abord, dans un article sur le statut de l’image, en s’inspirant de Wittgenstein : « non seulement le dire et le montrer ne se touchent pas. Mais le dire le penser et le montrer ne se touchent pas27 »; mais aussi, dans ce que l’on peut considérer comme une esquisse pour Si quelque chose noir : la série Non-contact theory. Dans celle-ci, Roubaud, lors du tirage, agrandit non pas l’image en entier, mais une partie des deux photos qui se suivent : ce qui est mis en avant, au centre, c’est la « barre », c’est l’entre-deux. À ce titre, Il faut insister sur la figure récurrente de l’absence de contact, cette séparation propre à la pellicule que Roubaud interroge. Le problème est donc important, voire même traumatisant : ne peut-on pas voir cette limite de l’image comme un échec pour l’artiste, comme une « évidence à laquelle il faut se soumettre 28 » ? Comment expliquer alors ces réminiscences dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud ? Murielle Gagnebin – psychanalyste et professeur d’esthétique – a défini sa notion de « greffe métaphorisante » comme faisant suite à un « traumatisme29 » que l’artiste subit lorsqu’il prend conscience d’une « fragilité récurrente dans l’œuvre ». La « greffe métaphorisante » de Gagnebin est une « construction dynamique sur et à partir de30 » la faillite de l’œuvre et restructure celle-ci dans une « architecture mobile 31». On pourrait alors comprendre les changements successifs opérés par l’artiste : modification de l’ordre, rajout d’un texte, reprise d’une même image, etc. L’œuvre semble être en perpétuel chantier, en reconstruction permanente, y compris par d’autres personnes. Aussi bien Jacques Roubaud qui, pour son recueil de poésie – véritable journal de deuil –, enlève le « si » pour nommer son livre Quelque chose noir ; ou encore Giannecchini qui, pour la première fois, expose et publie l’œuvre dans sa totalité, agencée selon les souhaits de l’artiste32.

Nous avons jusqu’ici étudié l’œuvre d’un point de vue formel et cela a permis d’explorer l’écart entre les images. Écart qui, nous l’avons vu, est fécond car il « produit de l’entre33 » comme l’écrit François Jullien. Si quelque chose noir est une œuvre-entre : à la fois suite, série, séquence, voire même film ; elle est aussi hors-catégorie, grâce à son « architecture dynamique34 », l’œuvre circule entre ces modalités sans jamais s’y attacher. Ce détour sur la complexité et la difficulté à déterminer l’ordre de ces images nous paraissait indispensable avant d’aborder le fond du problème : quelle histoire raconte cette « traversée par la barre » ? Entrons maintenant dans cet entre.

4. L’« entre autre »

Une séquence photographique permet de créer une relation entre chaque image afin d’exprimer une idée ou de raconter une histoire. Le premier titre donné à la série Si quelque chose noir est Rakki tai. Fujiwara Teika liste dix styles de la poésie médiévale japonaise, formant une « progression crescendo vers l’art absolu de la composition poétique35 », le rakki tai étant le dixième, le plus difficile d’accès. Jacques Roubaud qui s’est beaucoup intéressé à cette littérature a traduit Rakki tai par « style pour dompter les démons ». Giannecchini voit en ce démon l’incarnation de la mort qu’Alix Cléo Roubaud essaye de « dompter » dans cette œuvre ; retenons ici le désir de maîtrise. On retrouve l’articulation – l’affrontement ? – de l’ordre et du désordre, du rangement et du dérangement, étudiée précédemment et si importante dans cette œuvre. Si ce n’est pas le démon, que veut contrôler l’artiste ? Sa création ? Son œuvre ? Regardons de plus près les images. La séquence est construite comme un haïku photographique. Ce genre de poème japonais très court vise l’essentiel : il doit exprimer un sentiment fort en peu de mots. Il est composé de trois vers et de dix-sept syllabes (5/7/5). Distinguons ces trois moments pour essayer de voir ce que nous « disent » les images. Quel est le sens de ce haïku photographique ? Dans les premières photos, le corps d’Alix Cléo Roubaud est quasi inexistant : des traces lumineuses apparaissent dans la pièce, parfois même sans avoir une forme humaine. C’est à partir de la quatrième photo de la série que, pour la première fois, apparaît le corps en entier, mais en deux positions différentes, puis, dans l’image suivante, en quatre : debout, accroupi, sur le ventre puis allongé sur le dos. Que « raconte » ce premier vers ? Le passage d’un être fantomatique à un corps compact. C’est l’enfance de l’art. Alix apprend à se déplacer, à gérer le temps d’impression de la pellicule pour pouvoir exister sur l’image. Il s’agit de donner vie à son corps photographique. La 7ème image est la plus soignée de la séquence, dans le sens où il n’y a pas de superposition, pas de flou et le corps apparaît en entier. Alix Cléo Roubaud parle de « mesure correcte » dans le texte qui accompagne l’image. Elle semble être parvenue à dompter le geste créateur : « la photographie idéale est un moment de conscience de soi (de présence à soi) absolue36 ». Par ailleurs, c’est la photo choisie pour l’affiche de l’exposition et la couverture du catalogue confirmant ainsi l’accomplissement de cette image. Vient ensuite une succession d’altérations dues aux expérimentations faites par l’artiste lors du tirage : solarisation, superposition, tremblement de l’image, accentuation de certaines zones, etc. Il y a comme un détachement, un lâcher-prise, qui contraste avec la maîtrise de la 7ème photo : Roubaud est dépossédée de son œuvre, elle n’a plus d’autorité. Comme habitée par un autre, l’image se met à bouger et semble prendre vie jusqu’à la 12ème image où le calme est retrouvé, et où un vide semble avoir envahi l’image. Cette dernière photo du deuxième vers est la plus sombre de la série : le noir prédomine amplement et, pour la seule fois, le corps d’Alix Cléo Roubaud est entier et unique, gisant sur le sol – comme mort. Le troisième vers de ce haïku photographique est marqué par l’apparition de deux personnes : une jeune fille souriante sur l’écran blanc formé par la fenêtre et un homme nu, allongé sur la trace lumineuse au sol. Selon François Jullien, « l’entre qu’engendre l’écart est à la fois la condition faisant lever de l’autre et la médiation qui nous relie à lui 37». Si l’autre apparaît dans ces photos, quelle est « la médiation qui nous relie à lui » ? Quelle est la relation avec cette jeune fille et avec cet homme ? L’enfant, c’est une photo d’Alix lors d’un voyage en famille, quant à l’homme, c’est Jacques Roubaud. Sur lui, on aperçoit le corps de sa femme en transparence, tel un fantôme, comme si, peu à peu, elle s’était effacée au contact de ces altérités rencontrées. Comme l’écrit le psychanalyste Jean Laplanche : « L’être humain n’est pas envisagé dans une succession où l’enfant devient adulte, ou bien où l’adulte se remémore l’enfant qu’il a été, mais dans une simultanéité : c’est l’enfant en présence de l’adulte38 ». Plutôt que de simultanéité, il faudrait peut-être parler d’interférences ; au pluriel, car il s’agit de plusieurs personnes, mais aussi parce que la relation – l’entre, l’inter- en latin – ne peut se penser qu’au pluriel. Or, ces interférences sont apparues suite aux fortes altérations de l’image dans le deuxième vers du haïku photographique. Altération et altérité ne sont pas seulement liées par la même racine étymologique, mais bien plus : l’altération fait surgir une altérité. Dans ce dernier moment de l’haïku, Alix Cléo Roubaud semble être dans un au-delà, dépossédée d’elle-même, disposée à contempler ce qui la constitue et ce qui va rester d’elle. Entre un heureux souvenir en famille – « les seules vraies photographies sont les photographies d’enfance » dit-elle dans le film de Jean Eustache – et l’être aimé, Jacques Roubaud – qui va publier son Journal et écrire le recueil de poésie Quelque chose noir suite à la mort de sa femme –, l’entre relie les images les unes aux autres, les unes avec les autres, dans un rapport pluriel – suite, série, séquence – ; l’entre permet aussi d’établir une relation à l’autre. La « traversée de l’image par la barre » est faite de rencontres : avec soi, avec l’œuvre (l’« Ego alter ») puis, suite aux altérations importantes, tel un voyage dans le temps, l’artiste (re)trouve son soi-enfant et se superpose à son soi-autre, ici, la figure de Jacques Roubaud.

Conclusion : vers un autre créateur

Parvenu à la fin de notre séjour dans l’antre de l’entre, nous n’avons pu qu’esquisser les contours de cet espace particulier. Comme l’écrit François Jullien, « le propre de l’entre c’est de n’avoir rien en propre, (…) d’être sans détermination39 ». Nous avons vu ici la difficulté de définir le statut de Si quelque chose noir : à la fois suite, série, séquence, voire même film. Il a fallu, dans un premier temps, s’adapter à la gymnastique imposée par Alix Cléo Roubaud : écarter l’image et le son, l’image et le texte, l’image et soi-même, « afin de nous y faire40 », comme elle le dit dans son introduction. Car l’écart est indispensable pour produire du jeu entre les différentes pièces de l’œuvre, et donner vie à cet entre fertile. Si l’architecture de l’œuvre est si difficile à identifier, c’est parce qu’Alix Cléo Roubaud n’a cessé de la modifier pour essayer de se rapprocher de ce qu’elle souhaitait vraiment. Pourquoi insister sur ce « elle » ? Ce pronom personnel renvoie aussi bien à l’artiste qu’à son œuvre qui acquiert ici une autonomie41». Rendre la photographie unique – en détruisant le négatif – c’est, pour l’auteur, un moyen de parachever sa création et de lui donner une vie propre. Elle devient une image singulière à articuler avec la pluralité des autres images afin de faire circuler le sens d’une œuvre. C’est la raison pour laquelle Si quelque chose noir semble être encore en mouvement, habitée par un entre créateur : un entre aussi bien à l’origine de l’œuvre que moteur du geste de l’artiste.

Il ne faut donc pas chercher une « esthétique de l’aboutissement », écrit Giannecchini à propos du travail d’Alix Cléo Roubaud, mais y découvrir une « beauté de la recherche42 ». Opposer l’aboutissement à la recherche, c’est se placer, une nouvelle fois, dans un entre-deux : c’est être entre l’hypothèse et la thèse, entre l’idée et l’œuvre, entre l’imaginaire et l’image photographique. De quelle recherche s’agit-t-il ? D’une vérité ? Dans notre introduction, nous parlions de Platon et l’analyse de l’entre en tant qu’antre rappelle, en effet, l’allégorie de la caverne dans laquelle des prisonniers se libèrent de leurs illusions afin d’accéder à la vérité du monde. Alix Cléo Roubaud cherche aussi, peut-être, une « image vraie ». Elle en parle souvent dans ses écrits, et c’est le titre du livre de Giannecchini. « Je ne peux pas écrire de toi plus véridiquement que toi-même (…) mais la vérité de toi, tu l’as écrite43 » constate Jacques Roubaud, quelques années après la mort de sa femme. La vérité d’Alix Cléo est donc dans son œuvre, sous la forme de mots et d’images. Le seul moyen d’y accéder, c’est de l’interroger, non pas dans une optique psychobiographique, mais dans le plaisir de découvrir, à la manière d’un archéologue, les fragments d’une existence, les pièces parsemées d’un puzzle à (re)construire dans la perspective d’approcher une identité authentique. Mais peut-on vraiment ici dissocier – ou associer – l’authenticité de soi et celle de l’œuvre ? C’est là une autre question. Néanmoins, c’est au travers de l’analyse d’un authentique entre que nous sommes parvenus à capter un peu de ces vérités existentielles.


Notes

1 – Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris : Seuil, coll. Fictions & Cie, (1984) 2009, 224 pages.

2 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014 ; Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014, pp. 138-139.

3Idem.

4 – Dictionnaire Larousse.

5 – Dictionnaire Furetière.

6Idem.

7 – Jacques Roubaud, « Postface » in Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014. p. 185.

8 – H. Giannecchini, op. cit., p. 111.

9 – Extraits inédits du Journal in H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 186.

10 – Lettre à sa famille, fonds Alix Cléo Roubaud, 1980.

11 – H. Giannecchini, « Haïku », Si quelque chose noir, Marseille : Centre international de poésie, 2011, non paginé.

12 – René Char, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, Pléiade, 1983, p. 413.

13 – H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 132

14 – H. Giannecchini, « Haïku », Si quelque chose noir, op. cit., non paginé.

15 – François Jullien, L’écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Paris : Galilée, p. 31.

16 – Jacques Roubaud, « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », Journal (1979-1983), Paris : Seuil, 2009, p. 14

17 – Une photo de ce document essentiel est visible dans le livre H. Giannecchini Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 126.

18Ibidem, p . 127.

19Idem.

20 – Jacques Roubaud, « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », op. cit., p . 18

21 – Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris : Seuil, 2009, p. 14.

22 – Jacques Roubaud, « Introduction au ‘’Journal d’Alix’’ », op. cit., p . 18.

23 – François Soulages, Esthétique de la photographie, Paris : Dunod, (1998), 2017.

24 – Alejandro Erbetta (dir.) La Photographicité, Paris : l’Harmattan, 2017, p. 231.

25 – Par exemple, Duane Michals connu pour ses séquences photographiques dans lesquelles il raconte des histoires drôles, tragiques ou philosophiques.

26 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014 ; Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014, pp. 138-139.

27 – « La photographie ; Wittgenstein ; et les pommes pourries » Alix Cléo Roubaud, in H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 53

28 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014

29 – Murielle Gagnebin, Du divan à l’écran, Paris : PUF, p. 184.

30Ibidem, p. 192.

31Ibidem, p. 194.

32 – Une première fois en 2010 au Centre international de poésie à Marseille puis, en 2014, à la Bibliothèque nationale de France.

33 – François Jullien, op. cit., p. 49.

34 – Murielle Gagnebin, Du divan à l’écran, Paris : PUF, p. 185.

35 – Cf. H. Giannecchini, Une image peut-être vraie, Alix Cléo Roubaud, op. cit., p. 128.

36 – Alix Cléo Roubaud cité par Hélène Giannecchini in « Alix Cléo Roubaud, absolument photographe », Chroniques de la BnF, n° 61, p. 23.

37 – François Jullien, op. cit., p. 72.

38 – Jean Laplanche, Sexual, la sexualité élargie au sens freudien, Paris : PUF, 2014, p. 163.

39 – François Jullien, op. cit., p. 50.

40 – Texte introductif photographié. Cf. Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014 ; Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Paris : Seuil, 2014, pp. 138-139

41 – Sur la question de l’autonomie de l’œuvre d’art, lire Murielle Gagnebin, « L’hystérie du voir », Pour une esthétique psychanalytique. Paris : PUF, 1994, pp. 33-62.

42 – Catalogue « Alix Cléo Roubaud. Photographies », BnF, Paris, 2014, p. 16

43 – Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris : Gallimard, « NRF », 1986, p. 121.


Bibliographie

GAGNEBIN Murielle. En deçà de la sublimation, l’Ego alter. Paris : PUF, 2011, 247 p.

GAGNEBIN Murielle. Du divan à l’écran. Paris : PUF, 1999, 250 p.

GAGNEBIN Murielle. Authenticité du faux. Paris : PUF, 2004, 322 p.

GIANNECCHINI Hélène. Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud. Paris : Seuil, 2014, 212 p.

JULLIEN François. L’écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité. Paris : Galilée, 2012, 96 p.

ROUBAUD Alix Cléo. Journal : 1979-1983. Paris : Seuil, (1984), 2009, 225 p.

ROUBAUD Jacques. Quelque chose noir. Paris : Gallimard, 1986, 152 p.

In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord, une œuvre de fragments, de fractures et de passages

Pierre-Ulysse BARRANQUE

Pierre-Ulysse Barranque est doctorant en Esthétique à la Sorbonne. Il y analyse la pensée de Guy Debord et Jean Baudrillard quant à la problématique de l’acte, dans sa dimension esthétique et politique. Il est rattaché à l’EsPas -CNRS.

Pierre-Ulysse.Baranque@malix.univ-paris1.fr

Pour citer cet article : Barranque, Pierre-Ulysse, « In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord, une oeuvre de fragments, de fractures et de passages », Literr@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/in-girum-de-guy-…uvre-de-fragment/


Résumé

In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord est une œuvre sans commune mesure dans l’art et la pensée de la fin du XXe siècle. Entre écriture et cinéma, entre littérature et philosophie, ce film-livre assume dans son montage éclaté comme dans ses mots l’esthétique du fragment et la puissance de l’inachevé. Il s’agira pour nous de montrer qu’In girum… est un véritable défi pour la pensée esthétique contemporaine, une œuvre clivée qui invite le spectateur à saisir dans le caractère éphémère de l’existence sa présence la plus pure. A la recherche de la « vie réelle ».

Mots-clés : Guy Debord – Situationniste – Héraclite – Dialectique – Fragments – Cinéma – Littérature – Philosophie.

Abstract

In girum imus nocte et consumirum igni by Guy Debord is a matchless work in the art and thinking of the late 20th century. Between writing and cinema, literature and philosophy, this book-film assumes in its split editing, as much as in its words, the esthetic of fragment and the power of the unfinished. Our goal is to show that In girum… is truly a challenge for the contemporary esthetic thinking, a cleaved work which invites the spectator to grab the purest presence of the ephemeral aspect of existence. In search of « real life ».

Keywords: Guy Debord – Situationist – Heraclitus – Dialectics – Fragments – Cinema – Literature – Philosophy


Sommaire

Introduction : Entre-deux, passage par Guy Debord
1. Passage de l’écriture dans le cinéma
2. Passage d’un médium à l’autre, un film devient livre
3. Fragments et fractures, pour un éloge de la dialectique
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction: Entre-deux, passage par Guy Debord

Qu’y a-t-il entre deux ? Qu’est-ce qui est créé dans le passage de l’un à l’autre ? Ces questions n’ont cessé de fasciner Guy Debord (1931-1994) pendant toute son œuvre. Et il est tout à fait admirable que pour lui cette interrogation soit tant philosophique qu’esthétique, tant théorique que formelle. Nous la retrouvons ainsi dans sa littérature, dans sa philosophie et dans ses films, non pas de façon séparée, mais commune, car ce serait justement un contre-sens radical que de dissocier chez Debord ses différentes pratiques qui ne cessent de se transposer les unes dans les autres, de se rencontrer, de se joindre et de se confronter. Ainsi, la pensée du passage, de l’entre-deux et de la rupture se réalise à la fois comme expérimentation formelle, littéraire et cinématographique, et comme objet de sa théorie philosophique. Il s’agit bien sûr d’un objet de la pensée, mais aussi d’une certaine façon de le penser, de l’écrire et de le filmer. Le passage est tant ce qui doit être découvert que le moyen pour le découvrir.

Qu’y a-t-il donc entre deux ? Debord répond : une guerre, peut-être. Une dialectique, assurément. Et au fond de tout cela, le passage éphémère de l’existence dans sa présence la plus pure. La naissance d’un monde.

1. Passage de l’écriture dans le cinéma

Réalisé en 1978, In girum imus nocte et consumimur igni1 est le cinquième et dernier film de Guy Debord pour le cinéma. Il demeure, pour de nombreuses raisons, une œuvre unique. En tant qu’il est le dernier film de Debord, In girum… semble le plus beau et le plus abouti de sa pratique cinématographique. Remarquons d’ailleurs que le film se présente lui-même comme son dernier, au travers d’une phrase prononcée par la voix off de Debord2. Le moyen-métrage de 1994, Guy Debord, son art et son temps, dont Guy Debord est l’auteur et le scénariste, sera réalisé par Brigitte Cornand, et sera un film créé spécifiquement pour la télévision (et plus précisément pour Canal Plus)3. En outre, In girum… suit la réalisation de la version cinématographique de sa grande œuvre philosophique : La Société du spectacle, publiée en 1967, et adaptée au cinéma en 1973. Pourtant, son dernier film de 1978, est très différent de celui de 1973, souvent plus connu de nos jours, du fait de la popularité de l’ouvrage dont il est issu. Comme Debord l’affirme dans la « Note sur l’emploi des films volés4 » (c’est-à-dire détournés, pratique fondamentale des situationnistes), son dernier film fait face à un enjeu esthétique majeur, car il n’est pas la simple illustration d’un livre déjà écrit. Le processus est même complètement inverse. Debord n’a pas adapté un livre pour le cinéma, mais a écrit le texte d’In girum… dans le but immédiat d’en faire un film5. Or ce texte, qui n’a pas initialement été écrit pour être lu sur une page, mais pour être écouté en étant associé à des images de cinéma, est du point de vue du style probablement le plus riche et le plus original de Debord, avec le Tome 1 de Panégyrique (publié en 1989). On remarque dans ces deux textes le même projet mémorialiste, le désir d’un retour mélancolique sur l’expérience de la vie passée de l’auteur, forme littéraire qui rejoint la grande tradition des mémorialistes classiques français que Debord admirait : La Rochefoucauld, Saint-Simon, ou encore le cardinal de Retz, cité à la fin du film sans révéler la référence6. On se trouve donc avec ce film dans le paradoxe d’une prose à visée immédiatement cinématographique, ce qui confère une position très particulière à cette œuvre, position dont on ne connaît que peu d’équivalent dans le cinéma de cette période7. Debord n’a pas adapté un texte, mais a plutôt tenter de filmer son écriture8, c’est-à-dire de montrer par le cinéma un travail littéraire immanent dont la simple publication d’un livre ne suffirait pas à rendre compte. Un tel processus créatif fait du cinéma bien plus qu’un simple détour, entre la rédaction du scénario et sa publication sous forme de livre en 1990. Le cinéma devient le lieu où peut se révéler la subjectivité la plus affirmée de l’écrivain. Si l’on devait faire un parallèle avec le réalisateur soviétique Dziga Vertov, on pourrait ainsi dire que là où ce dernier s’est efforcé de produire un « ciné-œil » (kinoglaz), dans L’homme à la caméra (1929), ouvrant la possibilité d’un « ciné-vérité » (kino-pravda), c’est un véritable ciné-prose que développe Debord avec In girum… Un ciné-prose qui surgit de l’opposition dialectique entre la voix off et les images. En effet, à la voix monocorde, distanciée9 et peu expressive de Debord s’oppose le caractère multiple de la nature des images qui composent ce film : des images très différentes dans leurs formes comme dans leur origine et leur valeur esthétique, ce qui empêche le spectateur de les contempler dans cette même unité claire et distincte qui est celle de l’énonciation de la voix off. Là encore, le projet du situationniste est très explicite et affirmé dans son film :

Voici par exemple un film où je ne dis que des vérités sur des images qui, toutes, sont insignifiantes ou fausses ; un film qui méprise cette poussière d’images qui le compose. Je ne veux rien conserver du langage de cet art périmé, sinon peut-être le contre-champ du seul monde qu’il a regardé, et un travelling sur les idées passagères d’un temps10.

Qu’il s’agisse des photos des amis et des compagnes d’hier, des extraits de films de Carné, ou des extraits de publicités vulgaires et de soap opera11, c’est cette diversité de la nature des images qui justement révèle la prose pour elle-même dans la voix off, et la sépare de l’inanité et de la non-cohérence des images entre elles. C’est ainsi que la « poussière d’images » créée par le montage manifeste cinématographiquement la puissance formelle et conceptuelle du texte prononcé par l’auteur. Debord dans In girum… est l’un des rares réalisateurs qui est arrivé à nous montrer une voix qui s’écrit. Et il a pu montrer cette voix off, en ne présentant justement que des images pauvres, ou des images riches (notamment certains portraits) dont la valeur est niée par un montage non-continu et volontairement disharmonieux. C’est cette opposition dialectique entre les images et le texte, moyen cinématographique de révéler un texte écrit pour être écouté, qui est à l’origine de l’usage des fragments visuels, des citations de réalisateurs, et des détournements d’images marchandes. Pour faire entendre l’unité d’une écriture, elle-même censée représenter l’unité d’une vie et l’unité de la critique radicale de la société, Debord n’offre aux spectateurs que des images partielles, des images mutilées. Images de l’aliénation, comme les extraits de publicité. Images d’amour et de liberté, avec les portraits photographiques de ses amis et de ses compagnes. Images du cinéma qu’il a aimées dans sa jeunesse, un type de cinéma qui a disparu : Les visiteurs du soir et Les enfants du Paradis de Marcel Carné, ou bien l’Orphée de Cocteau. Mais des images toujours incomplètes, brisées, fracturées, que l’on monte pour en exhiber le manque, et pour faire comprendre que cette incomplétude des images fait écho à la pureté de l’écriture prononcée par la voix impassible de Debord. Incomplétude des images d’In girum…, qui va jusqu’à réutiliser des passages de pur écran blanc et de pur écran noir de son premier film, celui de sa période lettriste : Hurlements en faveur de Sade (1952). Le réalisateur assume cette lutte entre la voix et les images au sein même de son film en affirmant dans le dernier tiers d’In girum… : « Ici les spectateurs, privés de tout, seront en outre privés d’images12 ».

2. Passage d’un médium à l’autre, un film devient livre

Le réalisateur situationniste expérimente ici une écriture singulière, qui surgit dans le cinéma, pour rejoindre peu à peu la littérature. Ce passage de l’écriture, non pas par le cinéma, mais dans le cinéma, n’est pas seulement une innovation formelle, car toute créativité dans l’énonciation exprime un désir de produire un énoncé neuf. C’est ici qu’apparaît l’objectif mémorialiste de Debord. Il s’agit, comme l’explicite la voix off de l’auteur dans ce film, de « remplacer les aventures futiles que conte le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-même 13».

Le réalisateur renverse le projet créatif de son précédent film, La Société du spectacle, ne se satisfaisant pas de répéter une méthode artistique déjà expérimentée : avoir réalisé un pur film de détournements pour mettre en image sa théorie. Au contraire, il crée un champ de tension et une lutte dialectique, autrement dit il produit un rapport antagonique entre le texte et les images. On perçoit un aller-retour très riche entre la forme littéraire, la forme de l’essai d’une part, et le cinéma d’autre part. D’abord un scénario, où se déploie le texte pour une voix off de Guy Debord, prononcée de façon mélancolique et distanciée, se confrontant à une série d’images détournées, d’archives personnelles, d’extraits de films de qualités très diverses, et de longs travellings mélancoliques de la lagune de Venise. Puis une « édition critique » en 1990, où la voix off de Debord retrouve une fonction purement littéraire, accompagnée d’un appareillage de notes révélant l’origine de la plupart des textes classiques cités ou détournés, et quelques commentaires de l’auteur sur l’évolution historique du cinéma et du monde depuis 1978.

Aussi succinctes et minimales que puissent paraître ces notes de « l’édition critique », elles sont à prendre très sérieusement en compte, car dans le changement de médium, dans le passage du scénario au film, puis du film au livre, Debord révèle la continuité de sa pensée, qu’il s’agisse d’une pensée écrite ou filmée. Ces notes sur le texte du scénario, souvent rédigées en une phrase ou deux d’une façon laconique, reproduisent l’un des styles littéraires les plus employés par Debord dans les années 60 : l’écriture par thèses, telle qu’on la retrouve dans La Société du spectacle, ouvrage qui est composé d’une longue série de 221 thèses. Cette écriture immédiate et très concentrée dans son énonciation rejoint elle-même une longue tradition d’écriture philosophique, tout à fait centrale chez les auteurs qui ont directement influencé la pensée debordienne. Nous pensons bien sûr aux onze Thèses sur Feuerbach du jeune Karl Marx14, ou aux « définitions » et « propositions » de l’Ethique de Spinoza15. Dans ces notes de « l’édition critique », Debord revient notamment sur des phénomènes plus précisément analysés dans son deuxième chef d’œuvre philosophique : les Commentaires sur la société du spectacle, publiés deux ans plus tôt, en 1988. En agissant de la sorte, Debord montre la continuité entre les analyses de son film de 1978 et celle de son livre de 1988, notamment sur deux points où l’analyse de l’auteur a été la plus visionnaire : la crise écologique et la contamination intrinsèque de la « pollution » de la Terre par la production capitaliste16, ainsi que l’effondrement des Etats socialistes du Bloc de l’Est17, et son analyse de l’échec de la Pérestroïka initiée par Gorbatchev. Avec cette « édition critique », Debord place In girum… aux confluences de sa pensée philosophique. Le style des notes de « l’édition critique » renvoie donc à cette forme d’écriture typique de l’auteur à l’époque de l’I.S : l’écriture par thèses. Et le contenu de ses notes produit un éclairage théorique important, qui réintègre In girum… dans la continuité des essais philosophiques de Debord : La Société du spectacle, et ses Commentaires.

Cet aller-retour entre l’écriture et le cinéma confère à ce dernier film un statut très particulier dans l’œuvre générale de Debord. A la fois un film, un essai, et des mémoires, et en même temps beaucoup plus que tout cela à la fois. Tout porte à croire que l’auteur a séparé le texte d’In girum… de son œuvre littéraire en en faisant un film, et donc l’a marqué d’un sceau spécifique dans son œuvre, avant de le réintégrer douze ans plus tard dans l’ « édition critique ». In girum… est une œuvre rare dans l’histoire du cinéma et de la littérature, mais on constate qu’elle a également un statut très spécifique au sein même de l’œuvre globale de Debord. Ce statut spécifique, que nous décelons tant dans la structure dialectique du texte et des images du film, que dans le passage et l’aller-retour entre sa forme cinématographique et sa forme livresque, n’est certainement pas un hasard. L’auteur a été très clair quant à l’enjeu de son film-livre. Il ne s’agit plus seulement de faire une critique des illusions du « spectacle », comme dans ses textes et ses films précédents, mais de présenter « la vie réelle18 » que cache ce « spectacle », non seulement la « vie réelle » des sociétés contemporaines, analysées par Debord au début du film, mais aussi « la vie réelle » de l’auteur lui-même, telle qu’elle s’exprime dans son projet mémorialiste.

3. Fragments et fractures, pour un éloge de la dialectique

Reste à savoir quelle est cette « vie réelle » que Debord veut montrer, à travers une dialectique du texte et des images, et le passage du format film au format livre. Là encore, In girum… dans sa beauté est en même temps extrêmement explicite. Cette « vie réelle » est tout d’abord la vie de la société contemporaine analysée par Debord au travers du concept de « spectacle19 ». C’est d’ailleurs par cette critique sociale que débute le film, avec un plan fixe les visages d’un public de cinéma contemplatif, et cet avertissement aux « spectateurs » : « Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public20 ». In girum… commence effectivement sa dérive cinématographique par une critique du « spectateur », dans le double sens du terme, à la fois artistique et politique, indiquant par là même que le réalisateur ne saurait commencer son dernier film sans préciser le statut social et esthétique de ceux à qui il s’adresse. Remarquons de plus que cette définition du « spectateur » dans In girum… en 1978 marque l’une des grandes étapes philosophiques de ce concept. Elle jalonne l’évolution de la critique sociale de Debord depuis La Société du spectacle de 1967 et La Véritable scission dans l’Internationale de 1972, comme elle prépare les réflexions de la Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle », écrite en 1979, puis des Commentaires de 1988. Ainsi, bien que ce texte ait été initialement écrit pour le cinéma, et en plus de la qualité littéraire de sa prose, le premier tiers du film participe de l’œuvre philosophique de l’auteur, et demeure l’une des rares tentatives de produire un véritable essai conceptuel au cinéma. Ce croisement entre les formes artistiques et théoriques, (philosophie, littérature et cinéma) est l’objectif cinématographique de Guy Debord dans cette œuvre. Pour autant qu’il méprise le cinéma de son époque, il veut prouver qu’un autre type de cinéma aurait été possible, et il veut en faire la preuve en le réalisant : « C’est une société, et non une technique, qui a fait le cinéma ainsi. Il aurait pu être examen historique, théorie, essai, mémoires. Il aurait pu être le film que je fais en ce moment21. ».

Cette « vie réelle », dont Debord veut faire l’éloge, c’est également sa vie passée. L’aspect littéraire de son texte est dans la droite ligne des mémoires, c’est-à-dire d’un retour subjectif sur soi et sur les événements révolus, les amitiés d’alors et l’évolution du temps. Mais il nous semble que cette « vie réelle » n’est pas seulement la vie sociale, qu’analyse la théorie du « spectacle », ni même la biographie de Debord lui-même, car il y a une vie plus profonde qui détermine la vie des sociétés et la vie de l’individu, et c’est ce phénomène vital sous-jacent que Debord essaie de capter à travers ce film. Ce phénomène vital, Debord ne le désigne pas explicitement dans son film. Source de toutes vies (qu’elles soient sociales ou individuelles), ce phénomène est lui-même évanescent dans son apparition. Mais il traverse pourtant l’ensemble de l’œuvre au travers d’un thème qui occupe les deux derniers tiers du film, jusqu’à clore l’œuvre sur cette question : à savoir le thème de la « guerre » et du combat.

Dans ce dernier film, l’omniprésence de la question de la guerre est bien sûr une métaphore des luttes politiques et culturelles des années 50 et 60, jusqu’au conflit ouvert de Mai 68. Debord l’affirme de façon explicite dans les notes de l’ « édition critique22» où Mai 68 est directement évoqué. Néanmoins il nous apparaît que cette problématique de la « guerre » n’est même pas à elle-même sa propre fin. Ce serait une erreur de faire d’In girum… une longue réflexion philosophique sur la question du combat, car la lutte n’est en fait que l’effet d’un phénomène très particulier que Debord ne cesse de chercher à saisir. On pourrait même dire que l’ensemble du film est la préparation esthétique et théorique d’un dispositif sémiotique dont le but est de capter, et donc d’exposer, brièvement ce phénomène dans son apparition sublime. Un passage du film nous invite plus particulièrement à percevoir ce phénomène où se concentre la « vie réelle ». Quelle est la finalité de la « guerre » dans In girum… ? Dans l’un des moments du texte qui est stylistiquement parmi les plus émouvants, Debord décrit les conséquences des batailles auxquelles il a pris parti, et dont il ne cesse de faire l’éloge :

C’est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoi qu’il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été. C’est une charge qui part lentement, accélère sa course, passe le point après lequel il n’y aura plus de retraite, et va irrévocablement se heurter à ce qui paraissait inattaquable ; qui était si solide et si défendu, mais pourtant destiné à être ébranlé et mis en désordre. (…) Quand retombe cette fumée, bien des choses apparaissent changées. Une époque a passé23.

Ce moment du film est l’un des plus importants, non seulement dans la structure du film lui-même, mais aussi pour l’œuvre de Debord de façon générale, car derrière la description allégorique des luttes des années 60, Debord se positionne philosophiquement quant à la question de la « guerre ». Nous voyons bien ici quelle est la fonction historique des luttes citées plus haut. Le combat n’est pas un but en soi, il est au contraire le moyen et l’expérience par laquelle « des choses apparaissent changées », et il est ce qui fait « passer » à une autre « époque ».

Conclusion

Nous comprenons donc que l’éloge de la lutte dans In girum… fait corps avec une conception métaphysique de celle-ci : une métaphysique de la lutte où notre auteur se revendique de l’un des premiers philosophes grecs, à savoir Héraclite. En effet, pour ce dernier, c’est la « guerre », le combat, la lutte, le « polemos », c’est-à-dire le « conflit qui est le père de tous les êtres24 ». Telle est la raison pour laquelle Héraclite est considéré comme l’un des pères de la dialectique, de la précession de la contradiction sur l’identité. Debord est effectivement un philosophe et un réalisateur héraclitéen, et plus particulièrement dans son dernier film. On peut faire l’hypothèse que, ce film étant son dernier, il s’y révèle la quintessence d’une pratique cinématographique commencée 25 ans plutôt. Héraclite fait bien partie des auteurs classiques détournés dans In girum…25, et cela n’est pas pour nous surprendre. Pour Debord, comme pour le philosophe grec, c’est dans le combat, où se rencontrent la plus grande puissance d’agir et en même temps la plus grande puissance de destruction, que naît la création. Et c’est la lutte qui est l’accoucheuse et la productrice des mondes, qu’il s’agisse des mondes historiques ou bien des univers subjectifs. L’origine de l’opposition entre le texte et les images analysées précédemment nous apparaît non seulement dans sa singularité formelle, mais aussi dans sa vérité philosophique. C’est cette centralité ontologique de la lutte qui est la source de la dialectique texte/images dont nous avons parlé précédemment. Guy Debord utilise dans son montage ces différentes contradictions entre le texte et les images, il utilise des citations, des détournements, c’est-à-dire différentes formes de fragments qui rentrent en collision les uns avec les autres, car dans cette fracture radicale, ces fragments détournés et antagoniques permettent de percevoir l’apparition d’un temps inédit. Toujours dans la « Note sur l’emploi des films volés », l’auteur rappelle qu’In girum… applique la méthodologie esthétique développée dès 1956, à l’époque de l’Internationale Lettriste, d’après laquelle : « Il faut concevoir un stade parodique-sérieux où l’accumulation d’éléments détournés… s’emploierait à rendre un certain sublime26. ». Autrement dit, s’il y a un « certain sublime » à rendre dans un film, c’est par « l’accumulation d’éléments » contradictoires, de fragments mis en lutte à même l’objet cinématographique, qu’on doit le susciter. Et c’est cela, justement, l’héraclitéisme de Debord, tant dans sa philosophie, que dans ses choix formels esthétiques. Car s’il y a bien un éloge de la contradiction, de la dialectique chez Debord, cette dialectique est véritablement héraclitéenne, et non hégélienne. Debord relate de façon métaphorique, dans In girum…, cette « quête » du « Graal 27 » qui a été menée de façon collective par l’Internationale Situationniste. Or « l’objet » de cette « quête », qui selon Debord a été « au moins fugitivement aperçu28 », n’est rien d’autre que « le secret de diviser ce qui était uni29 », c’est-à-dire de révéler la contradiction derrière l’harmonie apparente. C’est le « secret » de la dialectique. Et c’est justement en cela que Debord est, en philosophie comme en cinéma, un disciple d’Héraclite. A la différence de la dialectique de Hegel, la dialectique héraclitéenne ne se résout jamais dans l’unité retrouvée du Savoir Absolu. Elle ne s’achève pas, elle n’a pas de retour à l’unité finale, et elle ne cesse de relancer le processus antagonique, de révéler une nouvelle lutte après la fin de la lutte précédente. C’est la raison pour laquelle, en concluant son film-mémoires, Debord affirme qu’ « il n’y aura pour [lui] ni retour, ni réconciliation30 », et refuse de conclure son film avec le traditionnel « Fin ». Le film ne s’achève pas, la bataille est en cours, il faut rejouer la lutte pour produire une nouvelle création. Debord termine son film avec le sous-titre : « A reprendre depuis le début31 ». Les dés de l’histoire sont relancés de nouveau. Ce jeu ne saurait avoir de fin. Héraclite affirmait déjà : « Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au trictrac32 ».


Notes

1 – Pour une lecture plus aisée, nous abrégerons ainsi le titre du film à chaque fois qu’il sera nommé : In girum…

2 – « J’ai donc pu conduire plus avant mes expériences stratégiques si bien commencées. (…) Le résultat de ces recherches, et voilà la seule bonne nouvelle de ma présente communication, je ne le livrerai pas sous la forme cinématographique. » DEBORD Guy, Œuvres, Paris, Editions Gallimard, « Quarto », 2006, p.1394. Cette idée est confirmée dans les commentaires que fait Debord dans les notes de bas de pages de « l’édition critique » de 1990 (c’est-à-dire la transcription de la voix off du film en un véritable livre imprimé, tout d’abord aux Editions Gérard Lebovici), op.cit., p.1785.

3 – DEBORD, op.cit., p.1870

4DEBORD, op.cit., p.1411.

5 – « j’ai tourné directement une partie des images, j’ai écrit directement le texte pour ce film. » DEBORD, op.cit., p.1412.

6 – Cette référence est en revanche précisée dans la « Liste des citations ou détournements dans le texte du film In girum… », effectuée par Debord dans le but de retrouver l’original des citations pour toute traduction du film. DEBORD, op.cit., p.1420.

7 – Guy Debord n’est pas pour autant le seul auteur à produire une grande prose pour le cinéma à cette époque, et nous pouvons notamment penser à un autre immense réalisateur des années 1960-1970 qui navigue, comme Debord, entre le cinéma, la littérature et l’essai théorique. La Rage de Pier Paolo Pasolini, sorti en 1963, est effectivement une des plus belles proses écrites pour le cinéma. Mais sa forme cinématographique, avec son incessant montage d’actualité, se reprocherait plus de l’usage très illustratif des images que fait Debord dans La Société du spectacle, que de la fragmentation formelle, et de la multiplicité des sources des fragments, propres aux images d’In girum...

8 – Nous entendons par « écriture » la définition qu’en a donnée Rolland Barthes. Il désigne avec ce concept le processus d’inscription du sujet dans la langue, et la créativité formelle qui en est la manifestation esthétique, grâce à laquelle l’artiste peut prendre position en tant que sujet libre dans un monde social et historique. Nous renvoyons à ces trois citations très célèbres où ce concept se laisse voir de la façon la plus précise : « l’écriture. (…) c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise clairement parce que c’est ici qu’il s’engage » ; l’écriture « est la réflexion de l’écrivain sur l’usage social de sa forme et le choix qu’il en assume » ; « l’écriture est donc essentiellement la morale de la forme ». BARTHES Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Editions du Seuil, 1953, 1972, p.18, 19.

9 – Voix distanciée inspirée du théâtre brechtien. Artistiquement, Bertholt Brecht est l’un des rares auteurs que les situationnistes reconnaissent comme leur précurseur, et c’est chez lui que Debord empruntera le concept de « spectacle ». Debord l’affirme dès le premier congrès de fondation de l’I.S, dans le fameux Rapport sur la construction des situations : « Dans les Etats ouvriers, seule l’expérience menée par Brecht à Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd’hui. » DEBORD, op.cit, p.320.

10 – DEBORD, op.cit., p.1349.

11 – Sur la composition de cette « poussière d’images », et le travail esthétique très précis de Debord, y compris en ce qui concerne les choix qu’il opère dans la sélection des images publicitaires et marchandes, nous renvoyons aux travaux de Fabien Danesi, Fabrice Flahutez et Emmanuel Guy. DANESI Fabien, FLAHUTEZ Fabrice, GUY Emmanuel, La fabrique du cinéma de Guy Debord, Paris, Actes Sud, 2013.

12 – DEBORD, op.cit., 1392.

13 – DEBORD, op.cit, p.1352.

14 – MARX Karl, Philosophie, Paris, Editions Gallimard, 1965, 1968, 1982, p.232.

15 – SPINOZA Baruch, Ethique, Paris, Editions du Seuil, 2010.

16 – DEBORD, op.cit., p.1788.

17 – DEBORD, op.cit., p.1787. Remarquons d’ailleurs que dans ces notes, et comme dans les Commentaires, Debord pense d’un même mouvement la crise écologique et l’effondrement du socialisme à l’Est, puisqu’il rappelle dans « l’édition critique » le caractère déterminant de la catastrophe de Tchernobyl dans l’échec de Gorbatchev, puis dans l’écroulement de l’URSS.

18 – DEBORD, op.cit., p.1412.

19 – Sur le concept de « spectacle », nous renvoyons à notre précédente analyse : BARRANQUE Pierre-Ulysse, « De la « séparation » au « spectacle », Guy Debord et l’aliénation sociale », dans BARRANQUE Pierre-Ulysse, JARFER Laurent (sous la dir. de), In Situs, Théorie, spectacle et cinéma chez Guy Debord et Raoul Vaneigem, Mont-de-Marsan, Gruppen Editions, 2013.

20 – DEBORD, op.cit., p.1334.

21 – DEBORD, op.cit., p.1348, 1349.

22 – DEBORD, op.cit., p.1781.

23 – DEBORD, op.cit., p.1386, et p.1391.

24Les Ecoles présocratiques, Paris, Editions Gallimard, 1991, p.78.

25 – DEBORD, op.cit., p.1415.

26 – DEBORD, op.cit., p.1411.

27 – DEBORD, op.cit., p.1378, 1379.

28Ibid.

29Ibid.

30 – DEBORD, op.cit., p.1401

31Ibid.

32Les Ecoles présocratiques, Ibid.


Bibliographie

BARRANQUE Pierre-Ulysse, JARFER Laurent (sous la dir. de). In Situs, Théorie, spectacle et cinéma chez Guy Debord et Raoul Vaneigem. Mont-de-Marsan : Gruppen Editions, 2013, 244 pages.

BARTHES Roland. Le degré zéro de l’écriture. Paris : Editions du Seuil, 1953, 1972, 192 pages.

DANESI Fabien. Le cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994). Paris : Editions Paris Expérimental, 2011, 236 pages.

DANESI Fabien, FLAHUTEZ Fabrice, GUY Emmanuel. La fabrique du cinéma de Guy Debord. Paris : Actes Sud, 2013, 172 pages.

DEBORD Guy. Œuvres. Paris : Editions Gallimard, « Quarto », 2006, 1904 pages.

Les Ecoles présocratiques. Paris : Editions Gallimard, 1991, 954 pages.

MARX Karl. Philosophie. Paris : Editions Gallimard, 1965, 1968, 1982, 688 pages.

PASOLINI Pier Paolo. La rage. Caen : Nous, 2014, 128 pages.

SPINOZA Baruch. Ethique. Paris : Editions du Seuil, 2010, 720 pages.


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