Julia Stockhausen
Julia Stockhausen a fini son master en recherche-création (Écriture dramatique et création scénique) à l’Université Toulouse II Jean-Jaurès en juin 2022. Dans ses créations théâtrales ainsi que dans ses recherches, elle questionne la relation des arts scéniques avec la durée, les paradoxes du temps métaphysique en lien avec les temps subjectifs et politiques. Elle a écrit cet article dans le cadre du séminaire de Master de Muriel Plana intitulé » Théâtre et Temps « (2021-2022).
Site : juliastockhausen@gmx.de
Pour citer cet article : STOCKHAUSEN Julia, « Contes et légendes de Joël Pommerat »,Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse-Jean Jaurès, n°13, « Temps à l’oeuvre, temps des oeuvres », saison automne 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2023/06/26/contes-et-legendes-de-joel-pommerat-simulations-du-futur/
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Résumé
Contes et Légendes de Joël Pommerat, une pièce créée en 2019, traite le thème de la pré-adolescence à travers le spectre de l’intelligence artificielle, en nous situant dans un futur indéterminé. Le spectacle, composé de différentes séquences plus ou moins liées entre elles, met en scène des rencontres de jeunes adolescent.e.s dans un monde qui ne leur appartient pas, dans lequel il.elle.s cherchent toujours leur place. Malgré ce thème commun, la fable s’éparpille du fait de la structure dramaturgique et scénique, brouillant les repères temporaux des spectateur.rice.s. Cet article analyse la manière dont le spectacle établit un dialogue entre le présent et le futur par la fragmentation temporelle et grâce à la forme d’anticipation engendrée. Celle-ci permet de simuler le futur en établissant des mondes parallèles possibles. La pièce fait allusion à la simulation à travers la mise en œuvre d’un bug technologique, que ce soit à l’intérieur de la fable ou de la forme. En s’inspirant de Simulacres et Simulation de Jean Baudrillard, cet article interroge, outre la forme d’anticipation proposée, les répercussions que le simulacre peut avoir sur les relations humaines et politiques lorsqu’il efface la relation entre l’original et la copie, et, par conséquent, la notion de » faux « .
Abstract
Joël Pommerat’s Contes et Légendes, a play created in 2019, deals with the theme of pre-adolescence through the spectrum of artificial intelligence, somewhere in the future. The performance, composed of different sequences more or less linked to one another, stages encounters of young teenagers in a world that does not belong to them, and in which they are trying to find their place. Despite the common theme stretching through the entirety of the play, the fable is scattered throughout the dramaturgical and scenic structure, blurring the temporal reference points for the spectators. This article analyses the way in which the play establishes a dialogue between the present and the future through the temporal fragmentation and the so generated form of anticipation. This one allows to imagine simulations of the future by establishing possible future worlds. The play alludes to simulation through the implementation of the technological bug, whether this takes place within the fable or the form. Through Jean Baudrillard’s work Simulacra and Simulation, and in addition to the analyzation of the form of anticipation, this article questions the repercussions that simulacra can have on human and political relations by eliminating the relation between the original and the copy, and thus the notion of the fake.
Mots-clés :
Intelligence artificielle — Anticipation — Théâtre contemporain — Adolescence — Temps — Philosophie — Original — Simulation — Pommerat — Baudrillard — Robot
Key-words :
Artificial Intelligence — Anticipation — Contemporary Theatre — Adolescence — Time — Philosophy — Original — Simulation — Pommerat — Baudrillard — Robot
Sommaire
Introduction
1. Un dialogue temporel
1.1. Fragmentation de la dramaturgie
1.2. Des robots qui restent enfants
2. Mondes parallèles
2.1. Les contes et les légendes
2.2. Théâtre expérience: quelle forme d’anticipation?
3. Le simulacre à double sens
3.1. Un bug dans la simulation
3.2. Le danger du simulacre
Conclusion
Notes
Bibliographie
Introduction
Les thèmes de l’intelligence artificielle et des robots ont longtemps dominé les récits de science-fiction, qu’ils soient utopiques ou dystopiques. Nous pouvons, au XXᵉ siècle, penser à des œuvres littéraires, telles que Les Robots d’Isaac Asimov, ou encore théâtrales comme R.U.R. de Karel Čapek. C’est surtout à partir de l’industrialisation et de l’âge moderniste que l’anticipation de ce que la machine peut faire au monde tel qu’on le connait surgit. La question de son autonomie, de sa survie sans les humains, se pose. Joël Pommerat, auteur de spectacles français, se lance pour la première fois avec Contes et Légendes (2019)[1] dans le genre de l’anticipation. Mais, alors que des fictions comme A.I. Intelligence Artificielle[2] et autres se tournent vers le robot en tant qu’objet principal à déchiffrer et à comprendre, la pièce de J. Pommerat s’interroge plutôt sur la relation que l’humain entretient avec l’artificiel. Prenant le point de vue de l’enfant pré-adolescent, il explore sa crise d’identité face à la perspective de devenir adulte. La simulation et l’illusion sont partout, le monde construit par la fable n’offre plus aucun repère sûr. Les choix scéniques, ainsi que la construction dramaturgique de la pièce, renforcent cette impression de confusion. À travers de courtes séquences interrompues par des noirs scéniques, les spectateur.rice.s ont accès à des aperçus de ce monde futur indéterminé. Les enfants représentés dans cette pièce se trouvent au moment de leur vie où ils découvrent la sexualité, l’amour, le genre comme problème, mais aussi la solitude et la violence que ces nouvelles découvertes peuvent engendrer. Leur vie est également perturbée par le fait qu’une autre instance fait partie de leur quotidien : des robots androïdes, aussi appelés « personnes artificielles ». Grâce à des échanges et à de courts récits, J. Pommerat explore cette nouvelle relation avec l’intelligence artificielle. Mais Contes et Légendes, par sa forme même, ne fait pas partie des récits typiques de la science-fiction. De quel type d’anticipation relève ce spectacle ? Quelle conception du temps ou, plus précisément, du futur, se laisse lire dans cette forme d’anticipation ? Et en quoi cet aspect temporel est-il utile pour interroger le réel et le simulacre, surtout quand il est appréhendé par la pré-adolescence ?
Dans cet article, nous allons d’abord déconstruire les différents éléments qui permettent un dialogue temporel, que ce soit au niveau de la construction dramaturgique ou de la relation entre les personnages de la fiction. Ensuite, nous déterminerons, à partir de la différenciation proposée par Couttelec et Weil-Dubec[3], à quelle forme d’anticipation la conception du futur de l’œuvre de J. Pommerat réfère. Enfin, en nous appuyant sur l’idée de simulacre théorisée par Jean Baudrillard[4], nous analyserons la relation entre réel et artificiel que la pièce met en scène.
1. Un dialogue temporel
1.1. Fragmentation de la dramaturgie
Nous sommes dans la Grande Salle du Théâtre National Bruxelles-Wallonie : la pièce commence. Nous observons deux garçons pré-adolescents à jardin, parlant à une jeune fille située côté cour. Dès le début du spectacle, le public sent une tension dans la distance qui semble infranchissable entre les deux groupes. « Touche-la » commande l’un des garçons à l’autre, qui a visiblement peur de s’approcher de la jeune fille. Il veut savoir si elle est réelle ou non. Nous sommes confronté.e.s à une angoisse palpable, dont nous nous demandons d’où elle vient. Dans la scène suivante, une femme, probablement une représentante d’entreprise, s’adresse directement au public en parlant de nouveaux développements techniques concernant des robots androïdes. Ceux-ci, qui ressemblent à des enfants et sont appelés parfois « personnes artificielles », sont achetés par certaines familles afin d’accomplir les tâches domestiques — surtout l’aide aux devoirs pour les enfants. Contes et Légendes raconte l’histoire d’enfants négligés qui voient déjà le monde adulte s’approcher d’eux et qui essaient d’y trouver leur place. La fable est unifiée par un contexte temporel. Ce dernier, en considérant les vêtements et le langage actuel, paraît se trouver dans un futur plus proche que lointain. Ce monde est transmis à travers des bribes de récit rassemblées, plus ou moins liées. Pendant le spectacle, les repères temporaux sont perturbés grâce à une fragmentation du récit. Comme les séquences ne sont pas chronologiquement enchaînées, il faut supposer qu’elles se passent à un même moment, peut-être simultanément, dans le futur. Elles sont séparées par des noirs scéniques, ce qui détermine le rythme du spectacle. Grâce au « montage » des séquences les unes à la suite des autres — sans transition autre que le noir scénique — celles-ci dialoguent entre elles, se présentant comme des interviews ou des rencontres de gens qui se connaissent déjà. Des informations supplémentaires pour contextualiser la situation ne sont pas données. Le.la spectateur.rice est laissé.e libre d’interpréter le futur des personnages de chaque scène. Le point de vue du public, observateur séparé de l’action, ne donne accès qu’à un moment précis d’une vie ; mais ce n’est qu’une impression, qui reste floue, parce que les décors sont gris, neutres et interchangeables scènes après scènes, ce qui leur enlève toute précision spatiale. En outre, la lumière froide qui crée une ambiance stérile et artificielle ne délimite pas clairement l’espace scénique et laisse les spectateur.rice.s littéralement dans l’obscurité. C’est grâce à ces flashes de voyance, comme si l’on découvrait l’univers mis en scène à travers une boule de cristal, et avec un effet de retardement, que le public commence à comprendre le rôle que les robots occupent dans les vies des enfants du futur. Les spectateur.rice.s sont obligé.e.s (et ils le font automatiquement) de reconstruire le puzzle à partir des bribes qui leur sont données pour comprendre les enjeux de ce futur hypothétique.
1.2. Des robots qui restent enfants
Contes et Légendes ne présente pas seulement un dialogue temporel à travers la structure dramaturgique de la pièce, mais aussi à travers les interactions entre robots et enfants. Tandis que la réalité du monde des pré-adolescent.e.s ressemble encore fortement à la nôtre, la réalité robotique dessine un futur potentiel. Ce contraste est renforcé via la relation au temps qu’entretiennent les « vrais » et les « faux » enfants. En même temps que d’avoir une projection dans le futur de la société, nous nous retrouvons face à un retour à l’enfance, précisément à la pré-adolescence où l’on est en train de s’interroger sur son identité future et de perdre une forme d’insouciance.
Les robots androïdes, eux aussi, ont un corps d’enfant, ils sont faits pour être les compagnons, les amis, les confidents des humains auxquels ils sont attribués. Cependant, alors que les enfants « réels » doivent commencer à prendre des responsabilités, peut-être trop tôt, et sont confrontés à des violences, les robots restent dans leur état « enfantin ». Ainsi, l’utilisation des objets par les personnes artificielles est plutôt infantile, que ce soient des livres pour enfants ou des livres de coloriage. En outre, ils ont un rapport de dépendance très fort avec les enfants qu’ils accompagnent. Enfin, ils sont capables d’apprendre afin de servir leur « maitre », mais non d’évoluer, contrairement aux enfants humains qui les dépassent rapidement en capacités intellectuelles et critiques. « Je vais devenir vieux, mais toi, toi, tu resteras toujours le même » dit un des enfants à son idole, un robot « star » médiatisé. Il chante ensuite Mourir sur scène de Dalida. D’autres allusions à la mortalité de l’enfant et à l’immortalité du robot émaillent la pièce mais sont récurrentes. Une interrogation plus métaphysique sur le temps et sur la mort apparaît grâce à ces interactions dans la pièce. Non seulement l’enfant, mais aussi le.la spectateur.rice, est directement renvoyé à sa propre finitude.
2. Mondes parallèles
2.1. Les contes et les légendes
Le récit de Contes et Légendes se construit sur un mode fragmenté, à travers des bribes de fiction. Nous retrouvons, certes, quelquefois les mêmes personnages, mais nous ne pouvons pas être sûr.e.s qu’ils s’inscrivent dans la même histoire, dans le même univers. Vers le début de la pièce, il s’agit de la troisième scène, les spectateur.rice.s découvrent le personnage d’Arnaud, qui s’est retrouvé handicapé en fauteuil roulant à cause d’un accident lié à une personne artificielle — les détails nous seront donnés dans une scène ultérieure. Dans une autre séquence, Arnaud n’est plus en fauteuil roulant et va vendre à une autre famille la personne artificielle qui vit dans la sienne. Est-ce une ellipse temporelle vers le passé, c’est-à-dire avant l’événement fatal de l’accident, ou nous déplaçons-nous entre mondes parallèles où certains événements ont eu lieu, et d’autres non ?
Le titre de la pièce pourrait nous éclairer sur ce point : le Larousse définit le conte comme un « récit, en général assez court, de faits imaginaires[5] » et la légende, entre autres, comme un « récit à caractère merveilleux, où les faits historiques sont transformés par l’imagination populaire ou l’invention [6] ». Dans les deux, on parle de faits imaginaires et de faits historiques. Mais des faits peuvent-ils être contés au futur ? Alors que la pièce imagine certains faits réels du futur — un cadre dans lequel se déroulent les actions —, ils peuvent être repensés, imaginés, changés. Le monde créé par J. Pommerat permet à ses personnages de pouvoir vivre plusieurs destins différents et de connaître d’autres fins possibles.
Il ne s’agit donc pas, comme J. Pommerat le dit lui-même, de « travailler la dystopie pour critiquer les dérives de l’intelligence artificielle ou pour mettre en scène une énième révolte des machines[7] ». Le spectacle est plutôt une manière d’imaginer des futurs possibles, afin de les porter plus loin, de les jouer jusqu’au bout. L’interrogation sur le futur, qui incite à se demander ce qui se passerait si on imaginait tel ou tel « fait », est ici fondamentalement liée au jeu du théâtre et à l’imaginaire non déterminé de situations hypothétiques qui restent à explorer.
2.2. Théâtre expérience : quelle forme d’anticipation?
Dans Contes et Légendes, le futur est composé de faits qui restent indéterminés, qui peuvent varier. Que peut-on en déduire de la manière qu’a J. Pommerat de le penser ? Selon Léo Coutellec et Paul-Loup Weil-Dubec, il existe trois formes d’anticipation : la prédictive, l’adaptative et la projective[8]. La première se définit par une prédiction qui calculerait la probabilité que telle ou telle chose arrive. Pour cela, des données du passé sont utilisées afin de faire des liens de causes à effets et de les transposer dans le présent : le « passé surdétermine l’avenir[9] ». Là se cache une certaine forme de déterminisme, l’idée que si l’on pouvait calculer tout jusqu’au dernier détail, le futur nous serait évident. La deuxième forme d’anticipation, l’anticipation adaptative, pense le futur comme ouvert et indéterminé. Le savoir d’aujourd’hui va être utilisé une fois que l’imprévu se produit, non pour le calculer. Dans ce cas, on ne va pas essayer de prévoir ce qui va arriver, mais de savoir comment réagir lorsque cela arrivera, d’expérimenter la situation grâce au savoir que l’on a déjà acquis. Enfin, il y a l’anticipation projective qui sépare radicalement le présent du futur. Elle essaie de penser ce qui est totalement nouveau, que cela soit désirable ou non. C’est celle qui se rapproche le plus de ce que devrait être la pure fiction.
Le monde représenté dans ce spectacle se construit à partir de notre monde et en prenant en compte le développement prévisible de l’intelligence artificielle. Ce calcul de probabilité dans l’imaginaire de la pièce d’une cohabitation avec des robots peut relever d’une anticipation prédictive. Néanmoins, dans Contes et Légendes, les faits ne sont pas déterminés et ce qui arrive peut varier. Nous pouvons être confronté.e.s à de « bons » événements comme à de « mauvais ». La conception du temps peut ainsi être lue comme linéaire — il s’agit de prolonger notre réalité vers le futur — mais tout de même comme multiple, c’est-à-dire envisageant une pluralité de possibilités. Le monde dans Contes et Légendes ne se différencie donc pas radicalement du nôtre, et nous ne pouvons pas dire que l’anticipation y est projective. Il s’agit d’une anticipation adaptative, dans laquelle des mondes possibles du futur se croisent et co-existent.
Comme le regard se pose plutôt sur l’enfant pré-adolescent que sur les réels enjeux de l’intelligence artificielle, le.la spectateur.rice assiste plutôt à une expérience théâtrale des relations que l’enfant construit. Ainsi, Joël Pommerat pense le futur sans prétention à la vérité ni posture prophétique ; il le présente plutôt comme une série de possibilités que l’on peut envisager. Par ce choix, en ne voulant pas en dire trop sur le monde à venir, il se protège de l’erreur factuelle. En même temps, à travers cette pièce, il pense le théâtre comme lieu d’expérimentation, de la simulation, qui permet d’imaginer et d’éprouver d’autres réalités.
3. Le simulacre à double sens
3.1. Un bug dans la simulation
La forme d’anticipation mise en oeuvre dans la pièce de J. Pommerat, l’anticipation adaptative, est une manière de faire dialoguer le présent actuel avec un futur potentiel. Elle permet aussi un dialogue entre le réel, qui est actuel, et la simulation, qui reste virtuelle, dans le champ du possible. Les robots androïdes sont la première instance apparente de cette simulation, puisqu’ils imitent l’humain par des mouvements saccadés et des voix déformées, peu naturalistes. Mais il peut y avoir des erreurs dans leur programmation qui, en les rendant moins efficaces, les humanisent paradoxalement tout en les rendant étranges : ils répondent parfois trop tard aux questions qui leur sont posées, créant un silence gênant, ou rient à des moments qui ne sont pas appropriés. J. Pommerat établit un parallèle à travers la mise en scène de sa pièce : les bugs que l’on retrouve chez les robots se reflètent dans des illusions qui s’emboitent tout au long du spectacle. La réalité même des faits présentés est alors remise en question.
Ces autres perturbations apparaissent : le noir scénique tranchant la pièce en contes singuliers évolue étrangement au fil du spectacle. Au début, en quelques secondes d’obscurité seulement, le décor simple est transformé comme par magie sans bruit apparent : on est dans un nouvel endroit et une autre histoire commence ; mais, plus on se rapproche de la fin, plus le noir est perturbé, s’installe trop tard, finit trop tôt, ou n’arrive pas du tout. Les changements de décor sont alors mis en scène, comme un bug dans la simulation autrefois parfaite, brisant le quatrième mur à travers le travail de l’équipe technique. D’autres petites perturbations de l’espace scénique laissent entrevoir le contraste entre réalité théâtrale et illusion théâtrale. Pour quelques entrées des comédien.ne.s, l’espace du public est utilisé.
De surcroît, tout au long du spectacle, nous ne savons pas exactement combien de comédien.ne.s jouent dans cette pièce. Nous sommes face à beaucoup de personnages différents, et il est rare que nous en retrouvions les noms. C’est seulement au salut qu’il devient clair que la dizaine de personnes qui ont figuré dans la dernière scène constitue la totalité de la distribution. Deux comédien.ne.s se sont divisé les rôles des adultes, pendant que les huit autres actrices adultes ont incarné les garçons et, parfois, leur alter ego féminin pré-adolescent, ainsi que les robots. L’illusion a été maintenue grâce à un travail conséquent de maquillage, de costume et de jeu. L’éclairage utilisé pour cette pièce a lui aussi un rôle dans cette illusion : il brouille consciemment la vue des spectateur.rice.s. L’effet de douche inclinée n’éclaire pas totalement les visages, ce qui nous laisse aussi dans le flou par rapport à l’âge et au genre supposé des comédien.ne.s. Les illusions auxquelles Pommerat livre les spectateur.rice.s ne les manipulent pas. Ce sont plutôt des illusions qui, parce qu’on ne les démystifie que vers la fin du spectacle, brouillent la perception temporelle au fil de la pièce et mettent en évidence l’opposition entre présent réel et futur simulé.
3.2. Le danger du simulacre
La mise en scène de la simulation, que ce soit à l’intérieur de la fiction ou non, et la perturbation qui en découle, souligne les dangers qu’elle peut engendrer. Dans son ouvrage Simulacres et Simulation de 1981, Jean Baudrillard développe sa théorie du simulacre dans l’ère postmoderne. Le simulacre y est défini comme un signe qui ne dénote plus rien : à l’inverse de l’idée de la mimésis qui postule l’existence de l’original et de la copie chez Platon, le simulacre ne se réfère plus au premier et existe indépendamment de celui-ci. Il n’est donc pas le double imité de l’original ; par manque de lien avec ce dernier, son caractère factice disparait comme tel. Le simulacre représenté dans ce spectacle n’est pas le robot en soi ; c’est plutôt l’amour éprouvé à son égard, la relation que l’enfant construit avec lui : « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie10 ». Contes et Légendes interroge donc la relation hyper-réelle qui se tisse entre les enfants pré-adolescents et les robots androïdes : même sans réalité naturelle, originale, un objet artificiel peut produire des relations vraies.
Dans le spectacle, il existe une seule séquence de trois scènes qui s’enchaînent chronologiquement. Un homme, une sorte de coach qui déclare la « guerre des sexes », regroupe une dizaine de pré-adolescents pour leur apprendre la « masculinité » . Il leur demande de lui dire ce que signifie « être un homme ». Les enfants citent quelques adjectifs : « Fort », « courageux ». « Beau ? » Le dernier adjectif ne provoque pas la même réaction que les autres, il ne s’inscrit pas dans la série d’attributs qui constituent l’image homogène recherchée. Il y a une quête essentialiste d’origine, de vérité, de naturel. C’est ironique, car tous les garçons sur scène sont joués par des femmes. Le fait que cette séquence soit la seule dans toute la pièce qui soit constituée de trois scènes qui se suivent révèle son importance. De plus, aucun robot ne se trouve sur le plateau à cet instant. Ce détail implique que cette séquence est plus réelle que les autres scènes du spectacle, une réalité imposée par sa durée. J. Pommerat reconnaît dans son expérimentation du futur en quoi cette perte de repères et cette « invention du réel » provoquent diverses angoisses, dont parle également Baudrillard :
Le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu’il n’y a rien, marque le tournant décisif. Les premiers renvoient à une théologie de la vérité et du secret (dont fait encore partie l’idéologie). Les seconds inaugurent l’ère des simulacres et de la simulation, où il n’y a plus de Dieu pour reconnaître les siens, plus de Jugement dernier pour séparer le faux du vrai, le réel de sa résurrection artificielle, car tout est déjà mort et ressuscité d’avance11
Le passage du signe qui dénote quelque chose, c’est-à-dire une vérité sous-jacente, au signe qui ne dénote plus rien mais qui agit tout de même en tant que réel dans le monde, provoque, selon Baudrillard, une perte de jugement. « Lorsque le réel n’est plus ce qu’il était, la nostalgie prend tout son sens12 ». Cette nostalgie provoque un retour à une autre vérité, quelconque, à laquelle on peut se rattacher. « Il nous faut un passé visible, un continuum visible, un mythe visible de l’origine, qui nous rassure sur nos fins. Car nous n’y avons au fond jamais cru13 ». La simulation qui est expérimentée dans la pièce de Jean Pommerat pose donc aussi la question de la fin : si nous ne pouvons pas nous fier aux certitudes du passé et du présent, comment avoir confiance en l’avenir?
Conclusion
Contes et Légendes de Joël Pommerat élabore un dialogue entre le présent et le futur, mais aussi entre les différentes possibilités que ce futur propose. C’est à travers une fragmentation en contes imaginaires, une notion normalement appliquée au passé, mais ici dirigée vers le futur, que le spectacle imagine une cohabitation entre robots androïdes et humains à travers le regard de l’enfant pré-adolescent. Ce dernier, en quête d’identité, mais aussi de relations avec les autres, se retrouve face à un être artificiel qui apprend mais qui ne se développe pas, ce qui le renvoie vite à sa propre temporalité de vivant organique et à sa finitude tragique. Le fait de proposer un futur hypothétique et d’expérimenter directement au plateau les relations qui pourraient, à partir de données d’aujourd’hui, émerger de cette nouvelle instance qu’est l’intelligence artificielle, renvoie à une forme d’anticipation adaptative. Dans cette dernière, le futur reste indéterminé, tandis que les données épistémiques déduites du passé et du présent servent à créer des situations hypothétiques. Cela renvoie directement au fonctionnement du théâtre expérience, qui ne vise pas à proclamer une vérité, mais essaie d’en produire plusieurs et de les mettre en dialogue. Finalement, nous avons reconnu en quoi cette quête de vérités multiples renvoie à une différenciation fondamentale entre réel et simulation, présente à l’intérieur de la fiction du spectacle, mais aussi reprise dans la structure scénique. En reprenant le thème de la quête d’identité de l’enfant pré-adolescent, J. Pommerat réactive la distinction entre réel et simulacre, qui devient finalement indistinction, selon Baudrillard, pour parler des dangers qu’elle porte.
Le spectacle tout entier peut être reçu comme traitant d’un futur hypothétique, d’une simulation qui n’est pas encore réelle, mais J. Pommerat réclame tout de même une certaine vérité, qui se construit à partir d’interrogations sur l’identité d’aujourd’hui. Que dit Contes et Légendes d’une quête d’identité dangereuse et de la montée actuelle de partis « identitaires », face aux brouillages postmodernes des repères entre vrai et faux, fiction et réalité?
Notes
1 Jean Pommerat, Contes et Légendes. Vu le 13 novembre 2021 au Théâtre National de Bruxelles.
2 Steven Spielberg, A.I.Intelligence Artificielle, 2001
3 Léo Coutellec, Paul-Loup Weil-Dubuc, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur », Revue française d’éthique appliquée, N°2, 2016, p.14-18
4 Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Editions Gaulée, 2001, ebook.
5 Larousse. Conte. in Dictionnaire en ligne.Consulté le 3 décembre 2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ conte/18551#definition.
6 Larousse. Légende.in Dictionnaire en Ligne. Consulté le 3 décembre 2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/l%C3%A9gende/46567.
7 Jean Pommerat,Théâtre contemporain,[En ligne], Compagnie Louis Brouillard, 2019. Consulté le 3 décembre 2021 sur : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Contes-et-legendes pommerat/ensavoirplus/idcontent/96578.
8 Léo Coutellec, Paul-Loup Weil-Dubuc, op.cit., p.14-18.
9 Ibid., p.15.
10 Jean Baudrillard, op.cit., p.7.
11 Ibid., p.16.
12 Ibid., p.17.
13 Ibid., p.24.
Bibliographie
BAUDRILLARD Jean, Simulacres et Simulation, Editions Gaulée,1981, eBook.
COUTELLEC Léo, WEIL-DUBUC Paul-Loup, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur. », Revue française d’éthique appliquée, 2016, N°2, p. 14-18.