Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : hybridation

Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain

Marion Zilio
Doctorante en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts à l’Université Paris – VIII
mzilio@hotmail.fr

Pour citer cet article : Zilio, Marion, « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Dans une culture et un quotidien désormais hybrides, le concept d’hybridation ne semble plus faire symptôme ni être l’indice d’une rupture symbolique. L’hybride devient, au contraire, la marque d’une idéologie proliférante dont les technologies numériques assurent le déploiement. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain se réduise à un « effet technique » parmi d’autres et résulte d’un fétichisme du métissage, évoluant dès lors, du subversif au conformisme. Pénétrant l’ordre du discours, il devient par ailleurs, un procédé canonique de raisonnement en adéquation avec la fluidification et la complexification du monde actuel. Or il apparaît également qu’en devenant une sorte de paradigme, sous l’influence du numérique, s’actualise un mode de pensée transversal héritée de la pensée cybernétique, systémique ou postmoderne. Ainsi se jouent les conditions de possibilité d’une épistémologie topologique et d’une ontologie relationnelle et hybride, davantage proche d’une anthropo-topologie.

Mots-clés : hybride – numérique – diamorphose – différance – hybridation – post-humain – technologie

Abstract:

In a period where the term « hybrid » comes as a paradigm in our culture and in our everyday life, this concept does not seem to be a symptom or a symbolic break anymore. The hybrid becomes, however, the mark of a proliferating ideology supported by the digital technology. It would appear that the contemporary hybrid is reduced to a “technical effect” among others, and the result of a crossbreeding fetichism, therefore evolving from subversion to conformism. Entering the actual discourses, the hybrids also strives to a canonical reasoning process, in line with the fluidity and the complexity of our world today. But it also appears that the hybrid, as it becomes a sort of paradigm under the influence of the digital technology, is actualizing a way of thinking inherited from the cybernetic, systemic or postmodern thoughts. Thus, arises the possibility of a topological epistemology and of a relational ontology, closer to an anthropo-topology.

Key-words: hybrid – digital – diamorphosis – différance – hybridism – post-human – technology

Le monde contemporain, appareillé par les Technologies de l’Information et de la Communication numériques (TIC), est sujet à des processus de compression-dilatation, conduisant à repenser les catégories d’espace et de temps, selon un topos et un chronos qui se veulent sans frontière ni latence, sans extériorité ni intériorité, sans aspérité ni altérité. Notre milieu est désormais hybride : il ne s’agit plus, en effet, d’opposer le réel au virtuel, mais bien de considérer l’ambivalence de notre écosystème « physico-numérique » selon ses contingences et ses imprévisibilités. Ainsi mondialisés et capitalisés, nos territoires hybrides semblent neutraliser les partages catégoriels et dichotomiques de la modernité, ceux délimitant des couples d’opposition tel que la présence et l’absence, l’espace public et privé, le local et le global, entres autres. Mais au-delà, il semble que l’hybridation contemporaine déplace également l’action déconstructiviste des postmodernes et des avant-gardes. La postmodernité rêvait de transgresser les formes rigides de la modernité, la contemporanéité semble l’avoir actualisé. Penser le non-linéaire, les contradictions, les multiplicités et les « entre-deux » apparaît désormais comme une nécessité dans nos sociétés de l’information. Dès lors, l’hybride devient-il une figure de la complexité contemporaine ? Mieux, le concept d’hybride peut-il devenir l’enjeu d’une rupture épistémique, dynamisée par les flux électroniques et orientée par le souci de relier et d’enchevêtrer nos connaissances ? Le numérique dissout-il alors le terrain de l’ontologie au profit de nouvelles topologies et logiques de voisinages ?

Or, la perte essentielle des frontières (Debray, 2010), souvent associée à des disjonctions – délocalisant le sens et le sensible, le moi et l’autre, l’image et la réalité – n’intronise pas l’hybride pour autant. Cela révèle, a contrario, un consensus indifférencié ne répondant pas à la nécessité d’agencer des rapports de forces et d’altérité ; l’hybride se ferait alors l’écho d’une culture mainstream louant les mérites de la flexibilité, du nomadisme, du trans et de l’inter. Aussi, si l’hybride apparaît longtemps comme une figure symbolique – à l’image d’une certaine tradition mythologique ou romantique – sa valeur s’est peu à peu transmuée du subversif au conformisme, notamment avec les technologies numériques. L’hybride perd-il ainsi sa puissance transgressive en devenant un « effet technique » parmi d’autres, effet qui du reste s’éloigne peu de ce que Marc Tamisier nomme une « vision spectacle » ? De même l’hybride schématise-t-il un raisonnement canonique réservé à la stricte description d’un mouvement général de fluidification ? Autrement dit, l’hybride se réduit-il à une « technologie de l’esprit » (Sfez, 1992) exempte de valeurs conceptuelles ou symboliques ?

Nous verrons donc comment dans un premier moment, les stratégies de l’hybride se dégradent vers un « hybridisme généralisé ». Puis dans quelles mesures les spécificités numériques de l’hybride agencent une connivence topologique, faite de voisinages, de relations et de contiguïtés. Enfin, nous interrogerons cette traversée hybride afin d’en révéler les enjeux et les travers contemporains.

1. Stratégie de l’hybride et effet numérique, vers un hybridisme ?

Un bref retour sur la genèse du terme hybride nous éclaire sur la portée heuristique de cette notion. Étymologiquement, l’hybride est formé à partir du latin ibrida signifiant « sang-mêlé » et conduit à l’idée de manipulation ou d’acte transgressif brisant ainsi le cours normal des choses et l’ordre de la nature. Par la suite, ibrida est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hybris, désignant la démesure, l’excès ou la violence. La figure de l’hybride semble alors proche du monstrueux, dans la mesure où son aspect s’écarte de l’ordre naturel. Rappelons en outre que monstre, monstrare, désigne ce que l’on « montre du doigt faute de pouvoir compter sur le langage » (Ancet, 2006, p. 15). Aussi l’amalgame avec le monstrueux tient-il à cette suspension abdiquant notre propension à signifier, à catégoriser, à identifier et finalement, à réduire un sujet dans un pli identitaire. De plus, cet amalgame nous invite à une certaine éthique de la différance au sens derridien. Derrida considère en effet que la pensée doit dépasser l’illusion dichotomique créée par le langage. Sa critique logocentrique vise ainsi à « déconstruire » les binarismes en privilégiant une logique fluide et changeante. Littéralement, la différance diffère et déplace, elle est ce mouvement producteur de différences, le processus selon lequel les significations figées sont déjouées.

De fait, l’hybride en tant que forme intermédiaire et indéterminée – puisqu’elle se retire de l’emprise de l’Être et de ses définitions – s’inscrit dans une perspective de résistance, voire de révolte. En déplaçant les formes figées et stratifiées, l’hybride, comme la figure allégorique du monstre, remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de centre ou de sens univoque. La relation directe entre le signifiant et le signifié ne tient plus, il s’opère alors des glissements de sens infinis d’un signifiant à un autre, à l’image de ce que l’une des artistes pionnières de l’art numérique, Nancy Burson, nous proposait dès les années quatre-vingt. Cette artiste américaine réalise en effet la série Early Composite à partir d’un feuilletage d’images afin de figurer des visages singuliers et hors-mesures.

En témoignent ses photomontages, inspirés par la technique de forme-synthèse mise au point par Francis Galton, dont le projet relevait, rappelons-le, d’une stratégie typologique : il s’agissait, en effet, de produire le visage générique d’un criminel. Les visages He with She et She with He, réalisés en 1996 par Burson, déclinent cependant le thème de l’androgynie et semblent manifester une idée de passage malgré la fixité des images. L’identité sexuelle des individus est alors perçue, non plus comme le glissement du féminin au masculin tel que Claude Cahun l’expérimente, ni comme celui du masculin au féminin ainsi que Pierre Molinier le fantasme, mais comme un dépassement. Mi-homme mi-femme, ni homme ni femme, mais les deux à la fois, l’artiste ne cherche pas à jouer des oppositions vers une dialectique non productive tout à la fois rigide et binaire mais cherche, au contraire, à déplacer le sens.

Elle ouvre ainsi un territoire fluide et transverse, à la fois neutre et subversif. Neutre, d’une part, puisqu’elle invente une opération singulière et mouvante qui prend en compte les deux « sens » à la fois et les rends simultanément valides. Notons que cette opération se distingue de la dialectique hégélienne et semble davantage proche de la « dialogique » – de la double logique – telle qu’Edgar Morin l’entend dans la pensée complexe (Morin, 2005). Subversive, d’autre part, puisqu’il s’agit d’une réelle contestation des catégories et des logiques identitaires, reflets des discours assujettissants parsemant l’ordre du biologique, du social et du politique. Or, l’assujettissement désigne à la fois le processus par lequel un sujet devient subordonné à un pouvoir et le processus selon lequel un individu devient sujet. Comprenons que le sujet est bien celui qui est, il unifie les signifiants dans l’identité qu’il se donne, ou plutôt qu’on lui assigne. Ainsi politisés, ces visages – à l’individuation sans sujet – échappent aux logiques dominantes, patriarcales, coloniales ou autres, et inventent de nouveaux schémas perceptifs. De même, ces visages hybrides semblent suggérer une normalité déphasée et auto-organisée. Dès lors ces visages en devenir, ni stables ni instables mais méta-stables, semblent répondre à une nouvelle phase d’individuation par contamination et hétérogenèse.

Sans doute est-ce en cela que l’hybride contribue à modifier l’organisation de notre perception et de nos connaissances selon des configurations de voisinage, de relations ou de contradictions simultanées. Sans doute également, la figure de l’hybride participe-t-elle au discrédit des philosophies analytiques ainsi que des métaphysiques du sujet, étant, à l’image de la pensée chinoise, attentive aux transformations, aux passages et aux contradictions. De même, elle semble écarter de sa logique le verbe « être », lequel demeure un puissant et indispensable outil pour les langues indo-européennes en matière d’ontologie. De la sorte, il semble que l’hybride, comme la pensée chinoise, privilégie la fluidité de l’esprit à la solidité des arguments.

Cependant, la portée conceptuelle et symbolique de l’hybride, à la fois riche de potentiels renouvelés et expression de nouveaux territoires de pensée, semble se dégrader à mesure qu’elle entre dans les discours contemporains, notamment sous l’effet des techniques numériques, mais aussi du technocapitalisme. Edmond Couchot et Norbert Hilaire affirment, à propos des technologies numériques, qu’elles instituent « un art de l’hybridation, non seulement entre les constituants de l’image, mais aussi entre les pratiques artistiques » (Couchot et Hilaire, 2003, p. 112). Ajoutons également que le numérique, pierre angulaire des différentes sphères ingénériales, artistiques, économiques ou médiatiques, touche désormais l’ensemble des structures de notre quotidienneté. Le numérique semble alors profiter de cette convergence d’applications pour s’imposer tel un véritable opérateur et ordonnateur de notre quotidien, tout comme il est probable que cette technique – au potentiel d’hybridation tous azimuts – puisse également influencer nos manières d’être et de penser.

L’hybride est ainsi devenu une figure incontournable des discours et de la création, un concept « passe-partout » dont il semble que l’on oublie le sens initial. Le posthumain en a fait son avatar, le numérique sa réussite formelle – avec notamment le concept de diamorphose – la transdisciplinarité son fondement, mais l’hybride touche également des champs aussi divers que la génétique, l’agriculture, l’automobile et les territoires, à tel point que nous tendons vers un hybridisme généralisé appelant ainsi une modification du sens donné habituellement aux hybridations. Le suffixe isme témoigne, par conséquent, d’une idéologie reflétant une vision particulière du monde ; vision dont nous estimons que la valeur conceptuelle est évincée par les spécificités numériques et son instrumentalisation capitalistique. Si de tels procédés parcourent l’histoire de l’art, ainsi que le précise Emmanuel Molinet, faisant de l’hybride un objet de propagande, « un système de représentation », correspondant à une « codification du réel » (Molinet, 2006), il semble que cette politique de l’image ne fasse plus symptôme dans une culture et un quotidien désormais hybrides. Dans un monde de plus en plus simulé et codifié, l’hybride n’est plus un phénomène de rupture, mais la marque d’une idéologie proliférante.

Ainsi, l’idéologie de l’hybride semble se réduire au fétichisme du métissage, voire au spectre du libéralisme multiculturel. Nous noterons par ailleurs la proximité de ce fétichisme idéologique avec « la critique des réseaux » tel que Pierre Musso (Musso, 2003) ou Lucien Sfez (Sfez, 1992) en dénoncent les apories. Leurs analyses prouvent, en effet, la dévaluation et la dépréciation du concept, qui devient une « technologie de l’esprit », soit une vulgate limitée à la stricte compréhension des réseaux informatiques et d’Internet. Ils citent alors Deleuze et Guattari selon qui la généalogie de tout concept est structurée en trois moments : « d’abord la formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation » (Musso, 2003, p. 234). Si cette affirmation est à nuancer d’un point de vue philosophique et épistémique, nous pensons cependant que l’hybride suit le même processus de dévalorisation. Il semblerait en effet que l’hybride contemporain résulte davantage de distinctions a posteriori que de qualités a priori : l’hybride n’est plus une entité signifiante, mais un qualificatif galvaudé.

Autrement dit, l’hybride, dans le champ de la création contemporaine, devient l’enjeu d’une tension entre des codes plastiques – légitimés, entre autres, par le marché des images et la plasticité du numérique – et des identités hybrides indifférentes. Réalisant le projet de l’hybridation généralisée, les artistes perdent alors de vue la nécessité d’interroger une identité, certes fluide et polymorphe, mais néanmoins, objet d’un combat sans cesse renouvelé entre normes sociales, biologiques, esthétiques et politiques.

Lorsque le Time Magazine réalise en 1993 le visage intitulé The New Face of America, le feuilletage de l’image et du visage, loin de subvertir, réduit au contraire le visage à un type. De même, le visage « Who is the face of America ?« , parue en couverture du magazine Mirabella l’année suivante, réalise le portrait type de la Beauté américaine en vue d’offrir une certaine tendance des canons de beauté et des normes sociales. Citons également le projet de Chris Dorley-Brown d’établir la synthèse de deux mille visages d’hommes et de femmes de tout âge pour le passage à l’an 2000. L’identité fictive et hybride reproduit alors paradoxalement les stratégiques typologiques élaborées par Galton, quand bien même la finalité était de rendre compte de la diversité culturelle et ethnique des États-Unis ; chose qui n’apparait pas de prime abord. Certains, comme Donna Haraway, ont évoqué, à propos de la couverture de Time Magazine, le « déni de la réalité multiraciale » ou l’idée d’une « citoyenneté normative ». Il nous semble ainsi que le numérique précède, voire légitime, une certaine normalisation, reflétant davantage ce que doit être la femme américaine : avenante et puritaine dans le Time Magazine, idéale et sexy dans le magazine féminin Mirabella. Le numérique synthétise et modélise, et l’hybride devient un moyen, non plus une fin. Certes, ces clichés datent et relèvent de commandes accompagnant une technologie encore naissante, cependant une certaine tendance à l’hybridation, amorcée par les avant-gardes et parachevée par le numérique, parcourt la création et les enjeux contemporains.

De même il semblerait que le capitalisme, retournant et intégrant la critique d’un monde désenchanté, privé de participation et de créativité, tende à assimiler l’hybride à son mode de fonctionnement. La flexibilité du capitalisme contemporain semble en effet établir une politique des différences et des multiplicités, célèbre la fascination pour le nouveau et le spectaculaire, et encourage, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, « une pensée du dehors » (Foucault, 1986). Ainsi instrumentalisée, l’hybridation se réduit à des stéréotypes ou des archétypes, n’en demeurant pas moins des types, lesquels prolongent et instituent de nouvelles structures binaires et hiérarchies sociales. Comme l’énoncent les auteurs d’Empire, Michael Hardt et Antonio Negri, « Échanges et communication dominés par le capital sont intégrés dans sa logique et seul un acte radical de résistance peut ressaisir le sens producteur de la nouvelle mobilité et hybridité des sujets, et réaliser leur libération » (Hardt et Negri, 2000, p. 439).

Toutefois, soulignons que la vulgarisation et la commercialisation du concept d’hybride, dont le numérique se fait à la fois l’opérateur et le récepteur privilégié, ont permis une véritable acculturation de ces mêmes techniques. Dès lors, le mouvement de concrétisation d’une technique se développe à travers diverses étapes. Après une période d’emphase en prise avec les utopies et les idéologies engendrées par le numérique – dont nous pensons que l’hybride posthumain est l’icône – une phase pragmatique et expérimentale confronte ces imaginaires aux usages. Or, il nous semble que le déplacement d’intérêt de l’homme à son milieu, d’une vision privilégiant le statut moral à son insertion environnementale, est l’indice d’une évolution des rapports de l’homme à l’hybride, de l’homme aux potentialités numériques, de l’homme à la formation de nouveaux outils de pensée. Dès lors, que peut l’hybride dans un contexte d’hybridation généralisée ?

2. La connivence topologique ?

Il semblerait en effet que l’hybride contemporain n’est pas seulement un mixte, ni même une figure monstrueuse, mais davantage la preuve tangible que nos catégories, nos définitions et nos binarismes sont inadaptées, voire incapables de penser les relations et les complexités de nos « sociétés 2.0 ». L’hybridation contemporaine traverse par conséquent les champs du savoir, mais prépare aussi les bases d’une nouvelle attitude esthétique et mentale, moins préoccupée de représentation que d’interaction, moins désireuse de rendre raison que de faire circuler le sens selon des logiques processuelles, voire rhizomatiques. Le numérique et les technologies relationnelles esquissent en effet de nouveaux procédés d’écriture rendant possible l’émergence d’une épistémè interstitielle et transversale.

La numérisation croissante de nos territoires favorise la modélisation d’un double monde contemporain, façonné par l’omniprésence des réseaux et des flux de tout ordre. Nous vivons en effet dans un monde hybride, où nos territoires physiques sont désormais doublés de coordonnées numériques et de données sémantiques, en lien les unes avec les autres. Aussi, de nouvelles manières d’habiter le monde, de le sentir, d’agir sur lui, mais aussi de le penser et de le fabriquer émergent : d’un paysage composé de points selon une logique des positions figées, tout à la fois taxinomique et typologique, il semble que nous entrons dans un paysage de lignes, fondé sur une logique des flux, des topologies et des cartographies dynamiques.

La pensée s’achemine ainsi vers une prééminence du topologique sur l’ontologique, où les notions de devenir et de voisinage recouvrent celles de frontières et de limites stables. Ainsi, d’une ontologie substantielle, relative à la question de l’être, nous tendons vers une ontologie relationnelle et hybride, voire vers une anthropo-topologie. En outre, la connivence topologique, telle que nous l’entendons, ne relève pas d’un « discours sur le lieu » ni d’un simple rapport entre notions juxtaposées, mais bien de la création de nouveaux interstices, dont l’hybride conditionne le dispositif.

Le numérique absorbe donc l’hybridation dans sa logique productive, mais participe aussi, ainsi que nous l’avons évoqué, à modéliser notre expérience cognitive, selon des principes de transversalité, de complexité ou de fluidité, propre à ce que peut un dispositif hybride. Aussi, dans un contexte d’hybridation généralisée et de cyberespace, la nécessité de dépasser la représentation ou l’étude des phénomènes, pour s’intéresser aux interactions entre les éléments, semble réactualiser les prémisses postmodernes. Nous mesurons cependant, avec Anne Cauquelin (Cauquelin, 2002), les impasses et les écarts d’une telle continuité – entre l’héritage postmoderne et le cyberespace – dans la mesure où les résonances numériques de notions aussi « cultes » que celles de rhizome, de nomadisme, de déterritorialisation ou de déconstruction, ne peuvent rendre compte des visées philosophiques et émancipatrices qu’elles recèlent. Toutefois, nous pensons que les usages technologiques ont révélé des accointances et une affinité avec ces concepts qui, habituellement perçus comme abstraits, paraissent désormais concrets. Mireille Buydens parle notamment à ce propos de « perception deleuzienne d’Internet » (Buydens, 1997). Suite à la cybernétique, au systémisme, à la pensée complexe ou au postmodernisme dont Derrida, Deleuze, Guattari et Lyotard sont les figures emblématiques, l’hybride contemporain semble devenir une écriture métaphorique, actualisant une pensée ouverte et dynamique, cheminant depuis l’après-guerre.

Aussi, l’hybride ne se réduit-il pas à une simple traduction imagée ou métaphorique, tout comme il n’investit pas à lui seul la logique numérique, mais semble, néanmoins, le reflet d’une certaine idéologie contemporaine, au sens positif du terme, dont les incidences se situent au niveau de l’appréhension des savoirs, du monde et de l’homme. Tel que l’avait annoncé Foucault, « un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » (Foucault, 1970), faut-il entrevoir dans cette prophétie l’actualité d’une pensée dont le XXIème siècle a fait sa devise et son mode de fonctionnement ? De plus, non seulement chacune de ces approches – cybernétique, systémique, complexe ou postmoderne – est guidée par un paradigme communicationnel et donc relationnel, et aspire au décloisonnement des disciplines, mais chacune, à sa manière, tend à une dissolution créatrice du sujet, préférant en cela la fluidité identitaire et les multiplicités au sujet donné. Aussi, tout comme l’hybride, la multiplicité est-elle a-formelle et a-subjective, nous ne discuterons pas des présupposés anti-humanistes accompagnant ces courants de pensées, cependant nous rappellerons que l’hybride est un avatar du posthumain, conséquence directe des mutations anthropologiques de l’utopie technoscientifique.

Comprenons en définitive que l’hybride n’est pas une illustration d’idées ou de concepts, cybernétiques ou postmodernes, mais le prolongement actualisé d’un mouvement de pensée révolutionnaire et révolutionnant les rapports entre savoir et pouvoir.

L’hybride devient cet art de la transition qui, proche de la pensée chinoise, nous donne à penser les « transformations silencieuses » (Jullien, 2009) ainsi que les subtilités de la processualité. Renouvelant nos logiques occidentales, l’hybride se focalise alors sur le trou béant ignoré par la logique classique et taxinomique des Lumières. En effet, la rationalité technique des Modernes, orientée par une pensée de l’Être et les exigences du logos, a négligé l’ensemble des espaces intermédiaires et hors-mesures émergeant via l’hybride. Dès lors le numérique, dans ses formes hypertextuelles ou ses occurrences cartographiques, favorise une attention renouvelée aux nœuds, liens et relations entre les instances. Au point que certains présument l’apparition d’une « raison numérique ou computationnelle » (Bachimont, 2010) au coté de la « raison graphique » examinée par Jack Goody (Goody, 1979). Ce dernier a en effet souligné comment le passage de l’oralité à la technique de l’écriture avait favorisé la constitution de nouvelles catégories conceptuelles, fortifiant l’organisation de la pensée. Dans cette perspective, on peut supposer que le numérique, à travers sa logique de contamination et d’hybridation, est également constitutif et constituant de nouveaux paradigmes de pensée fondés sur des notions de passages, de double logique et d’ouverture à la complexité.

3. L’hybride : le flux contre le code

Les caractéristiques des technologies numériques telles que l’interactivité, la plasticité ou la fluidité encouragent de nouveaux modes de « contamination positive » entre les disciplines, les techniques, les savoirs mais aussi les sphères culturelle, économique et informationnelle. Par conséquent, le numérique favorise et amplifie naturellement l’hybridation et voit éclater tout principe d’identité univoque. Au terme de ce parcours, nous voici devant l’évidence de mutations épistémiques, ontologiques, esthétiques et politiques soulevées par ce que nous avons désigné comme une traversée hybride.

Cependant, face à la tendance absorbante de l’hybride à vouloir embrasser la globalité des choses, dans ses contradictions internes, ses contingences et ses multiplicités, ne risquons-nous pas de sombrer dans des abstractions de codes et de formes insaisissables, équivoques et sans substance ? Le mouvement de confusion généralisée orienté par un hybridisme sans mesure ni limite, où art et sans-art vont jusqu’à se partager la production symbolique, appelle de nouvelles postures et la volonté d’accepter ce que Christine Buci-Glucksmann nomme « l’esprit de la vague » (Buci-Glucksmann, 2003, p. 20), en référence à la pensée orientale.

Si de nombreux sociologues considèrent cette fluidité épistémique comme l’avènement d’une grande désorientation – semblant détruire toute possibilité de se constituer comme sujet – ne peut-on pas, au contraire, se réjouir de cet espace toujours renouvelé qui s’offre à nous ? Certes, le sens et les significations résonnent sous l’ambivalence du paradoxe et des ambiguïtés, mais dans un monde investi par des lignes de codes et des algorithmes « aveugles » – sans conscience ni spontanéité humaine – il est préférable de choisir l’imprévisibilité à l’univocité de la machine. Le problème n’est pas tant de trouver de nouveaux repères dans cet empire hybride, que de céder à la dévalorisation d’un concept phare, en oubliant l’éthique de la différance à laquelle il nous invite. La tâche des artistes contemporains serait alors de poursuivre celle amorcée par Fred Forest dans les années soixante-dix afin d’aboutir à des artistes hybridés, dont la figure de l’amateur, actif et connecté, pourrait bien compléter l’action.


Bibliographie

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Pour citer cet article :

Marion Zilio , « Une traversée hybride en régime numérique. Enjeux et travers contemporain », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) – Numéro 2011, p. 1 – 7, mis en ligne le 03/10/2012.
URL :  https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-7-mz/

L’hybridation dans « La Chose » de John Carpenter

Nikoletta Batsolaki
Doctorante en Cinéma, Université Paris – VIII
batsolaki@gmail.com

Pour citer cet article : Batsolaki, Nikoletta, « L’hybridation dans “La Chose” de John Carpenter. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

En 1982, le film La Chose (ou The Thing) de John Carpenter apparaît dans les salles. Dans ce film, il est question d’un extra-terrestre privé de forme propre qui attaque les êtres humains et les animaux pour acquérir leur forme. La « métamorphose » et l’« hybridation » sont les deux termes qui le caractérisent. Mon travail se focalise sur une séquence (chapitre 10 « The Beast Within », 00:27:00 – 00:31:05) et propose une analyse d’ordre biologique et esthétique en s’appuyant notamment sur les travaux de Charles Buffon.

Mots-clés : hybridation – métamorphose – transformation – polymorphe – cinéma

Abstract:

In The Thing, John Carpenter’s film of 1982, an alien without a form attacks every form of life in a scientific centre. « Metamorphosis » and « hybridization » are the two terms that characterize it.

Key-words: hybridism – metamorphosis – transformation – polymorph – cinema


En 1982, John Carpenter réalise La Chose (The Thing). L’histoire du film s’articule autour d’un organisme extra-terrestre privé de forme propre et susceptible de revêtir la forme des corps qui se trouvent à sa proximité. C’est un extraterrestre métamorphe qui infiltre une station de recherche scientifique et tue l’équipe de recherche. Une autre équipe de chercheurs mène l’enquête et, à son tour, est attaquée par la créature.

Dans l’extrait du film que nous avons choisi de commenter, un chien husky se trouve parmi d’autres chiens à l’intérieur d’une cage. Ce chien, infecté par la Chose, se met à attaquer les autres et à se transformer. Nous décrirons la séquence et, par la suite, nous proposerons une analyse d’ordre biologique et esthétique.

1. Description de la séquence

Dans cet extrait, nous soulevons quatre stades de transformation :

Extraits du film The Thing. Chapitre 10 « The Beast Within ». Séquence 00:27:00 – 00:31:05.

 

1er stade – La tête du chien se met à trembler et se déchire en trois morceaux comme une fleur qui ouvre ses pétales. À l’intérieur de la tête s’en trouve une deuxième qui se détache sous la pression d’un autre élément qui y apparaît. C’est un morceau de chair qui ressemble à une langue démesurée.

 

2ème stade – La Chose acquiert des tentacules et six pieds d’araignée. Les pieds de la forme initiale, ceux du chien, sont toujours là malgré la transformation subie.

 

 

3ème stade – Une ellipse narrative nous cache une partie de la transformation. Désormais, la Chose a une tête dépouillée de sa chair. Elle est comme divisée en deux parties : l’une est rouge et l’autre est blanche. La partie rouge, tout au début, est une masse informe alors que c’est à présent la partie blanche qui constitue le monstre. Par la suite, la Chose acquiert plusieurs pieds qui vibrent sur le sol. Les tentacules s’approchent des chiens et essaient de les attraper. Deux mains s’élèvent et se dirigent vers le plafond. Elles ont des doigts et elles cassent le plafond. Une partie de la créature devient autonome et, telle une araignée, se dirige vers le plafond.

 

4ème stade – L’organisme est plus développé. Sur son corps on distingue trois yeux. Par la suite, la partie où les trois yeux étaient situés se déchire et un nouvel élément y apparaît. Sa couleur est rose et, à l’intérieur, se trouvent des séries de morceaux blancs qui ressemblent à des dents. Cette « plante » s’efforce d’attaquer les humains.

 

 Le husky : un animal dénaturé

Tout commence par le chien. À première vue, le chien qui porte la Chose en lui est un être banal, ressemblant à tout autre chien de sa race. Néanmoins, ce chien, avant même d’être altéré et déformé par les transformations qu’il subira, est déjà dénaturé : il fait partie des animaux domestiqués par l’homme. Cet animal, originaire de Sibérie, est utilisé pour la traction des traîneaux. Auparavant, il était un animal fort et indépendant. Or, dans son état actuel, il est un animal totalement dépendant de son maître. Selon Buffon :

L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu’on altère, qu’on dépayse et que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la Nature, ne connaît d’autres lois que celles du besoin et de la liberté.1

Il y a un mot qui pourrait décrire cette situation, c’est le mot « dégénération ». La dégénération consiste dans le fait de perdre les qualités naturelles de sa race2. Plus précisément, le mot « dégénération » « oscille […] entre les sens de la dégénérescence, dégradation et celui de création par hybridation »3. Ce mot semble caractériser en partie le comportement de la Chose. La Chose dégénère mais, étant donné qu’elle n’appartient pas à une race spécifique, elle ne peut pas vraiment perdre les qualités de celle-ci.

2. La forme comme polymorphe

La Chose est un organisme hybride en continuelle évolution et mutation. L’hybride se définit comme un individu « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis, participant de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles »4. La Chose constitue en effet un cumul (ou un amalgame) de formes végétales, animales et humaines.

2.1. La forme végétale est présente dans deux moments de la séquence. Dans les deux cas, elle nous fait penser à une fleur qui ouvre ses pétales.

Dans le deuxième cas, on voit une fleur menaçante, carnivore. Sa forme est proche de ces plantes que l’être humain croise au fond de la mer et qui ouvrent leurs pétales pour dévorer leur proie. Les pétales lui servent de lèvres. Lorsque les pétales s’ouvrent, une bouche se constitue. Cette plante carnivore est un élément qui a été abondamment utilisé dans le cinéma fantastique. Dans le film King Kong5 de 2005, les personnages tombent du haut de la montagne pour se trouver dans un gouffre. Dans cet endroit, d’énormes plantes carnivores ressemblant à celles de la Chose les attendent pour les dévorer.

Nous en déduisons que la forme végétale de cette séquence est investie plus d’un comportement animal ou humain que végétal si l’on considère bien évidemment que la dévoration est le propre de l’humain ou de l’animal.

2.2. La deuxième forme est la forme animale. Le tentacule est un élément très récurrent du film. Il renvoie au poulpe. Le poulpe a des bras armés pour se défendre mais aussi pour attaquer sa proie afin de se nourrir. De même, dans le film, les tentacules servent à établir une relation entre la Chose et sa proie. Les polypes se rapprochent considérablement des végétaux pour deux raisons : premièrement, à cause de leur forme extérieure et, deuxièmement, à cause de leur manière de se reproduire. D’ailleurs, Von Linné voyait dans le polype un « être intermédiaire »6, idée à laquelle Buffon s’est catégoriquement opposé.

Un autre élément, également récurrent et qui relève du règne animal, est la forme de l’araignée et notamment les pieds de cet arachnide7 qui sont huit au total. Dans cette séquence, il y en a six. Un manque se présente ici : cette sorte d’araignée est privée de ses deux pattes.

Acquérir les caractéristiques d’une espèce inférieure pourrait être pensé comme un signe de dégradation. Ovide relate la transformation d’Arachné – une jeune femme qui a dédaigné la déesse Athéna – en araignée. Chez lui, la métamorphose est le résultat d’un châtiment. Toutefois, cet ouvrage ne contient pas seulement des histoires menant à un châtiment. Dans l’histoire de Niobé, par exemple, la métamorphose est le résultat d’une mutation interne. Il en va de même dans The Thing. La métamorphose en elle-même n’est pas liée à des facteurs extérieurs mais intérieurs.

2.3. Enfin, il y a notamment deux éléments qui relèvent de la forme humaine. Ce sont les mains et les yeux. Chaque main comporte trois doigts alors qu’une partie du corps de la Chose porte sur elle trois yeux. Ces yeux, placés ici sur le corps de la Chose ne sont pas placés de façon régulière. Ils sont placés de façon à former un triangle. En plus, chaque œil existe indépendamment des autres : il regarde vers la direction qu’il veut et se ferme et s’ouvre à sa guise. Les yeux présupposent un visage ou une tête, ce qui n’est pas le cas ici. La figure humaine est-elle concevable sans visage ? Jacques Aumont écrit que « le visage est humain » ou le visage « est de l’homme ». C’est sa fonction la plus ontologique8. Sa deuxième fonction est d’être le lieu du regard. Par conséquent, rien d’humain ici.

Cette image étrange réunit en elle deux éléments complètements hétérogènes. L’œil, d’un côté, organe familier, présent ici triplé et une masse informe, de l’autre, qui ne ressemble aucunement à un visage. Toutefois, l’informe ne doit pas être pensé de manière négative. Selon Didi-Huberman, « l’informe qualifierait un certain pouvoir qu’ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable »9. L’informe serait alors le paradoxe selon lequel la « Figure humaine » demeure « Figure » et demeure « humaine », bien que capable d’ouverture, d’écrasement, d’écorchement et de dévoration »10. C’est le devenir-chose de l’être humain, c’est également le devenir-chose de l’animal. L’animal est le premier organisme qui est susceptible d’écorchement voire d’extermination par l’être humain car il lui sert de nourriture. La séquence que nous analysons aborde la question du devenir-chose du chien.

2.4. L’organisme éprouve la capacité non seulement de traverser les règnes et les espèces, mais aussi d’être à la fois dans un règne et dans un autre. Nous devons ajouter toutefois que le règne minéral est pratiquement exclu de la procédure sauf si nous considérons que la masse finale peut relever de ce règne. Nous réfutons cette hypothèse pour la raison suivante : par principe, les minéraux sont stables, immuables. La masse finale ne l’est pas.

Les scientifiques ont procédé à la séparation de la nature en règnes et en espèces (ou en genres et en espèces) pour pouvoir mieux observer le monde naturel. Néanmoins, d’après Von Linné11 et Buffon12, naturalistes ayant vécu au XVIIIe siècle, cette séparation ne constitue pas une règle stricte.

Buffon remarque que « nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal ou bien entre le règne végétal et le minéral […] »13 Selon lui, l’homme ressemble beaucoup aux animaux. Les animaux sont dotés des mêmes sens – la vue, l’ouïe, etc. et ils font une infinité d’actions semblables aux nôtres. L’homme diffère beaucoup des végétaux, cependant il leur ressemble plus qu’il ne ressemble aux minéraux, et cela parce que les végétaux ont « une espèce de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon » à celle de l’homme, « au lieu que les minéraux n’ont aucun organe »14.

Mais d’où en effet viennent ces êtres hybrides ? Ils ne sont certainement pas l’invention du cinéma mais la réinvention.

3. L’existence matérielle des êtres hybrides dans les années 80

On doit en effet au surréalisme la découverte de la figure hybride qui (simple provocation dans les autres avant-gardes, dadaïsme en particulier) devient alors un instrument gnoséologique : l’hybride comme mixage des identités qui coexistent au sein d’un même individu15. Gilbert Lascault16 a inventé un nom pour les figures hybrides : il les appelle « formes m ». La formeest créée par la littérature ou les arts plastiques et elle se présente comme une forme contre-nature, une forme παράφύσιν (paraphysis) selon Aristote. Elle « naît d’une cause efficiente qui se veut toute puissante, d’une volonté qui veut rivaliser avec la nature et d’une matière torturée et dominée »17. Cette forme est définie comme « un écart formel » par rapport aux êtres naturels que d’autres formes veulent imiter et elle transgresse « les classifications éthiques comme les classifications esthétiques traditionnelles »18.

La forme m est très souvent le résultat du collage chez les surréalistes. Le collage rapproche deux éléments qui, à première vue, n’ont rien de commun. Cet accouplement était aussi possible dans le cinéma des années 80 à travers les effets spéciaux.

Les effets spéciaux résultent, dans un premier temps, du dessin. L’aspect extérieur d’un être hybride est toujours dessiné sur un papier avant d’être traité comme un objet à part. Cet objet prend ensuite forme à travers sa construction. Henri Focillon, dans son ouvrage intitulé La vie des formes écrit :

« Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. »19

C’est de cette manière que les monstres des années 80 prenaient vie. John Carpenter a fait ses monstres « avec un bout de caoutchouc, des éclairages et des trucs gluants » car, pour lui, « ça donne une impression de réalité en temps réel, quelque chose de viscéral… »20. Ces monstres-là avaient une existence matérielle. De nos jours, le progrès technologique permet leur création à travers les logiciels. Par conséquent, les nouveaux organismes sont parfois dépourvus de réalité physique.

L’hybridation renvoie à l’anomalie et à la monstruosité. L’organisme extra-terrestre de Carpenter n’a pas plu. La critique a foudroyé le film et l’a classé parmi les films les plus répugnants de la décennie. Pourtant, dans le film, il y a un renouvellement incessant de formes et un éloignement de l’art cinématographique de ce qu’il est, à savoir un médium qui procède par enregistrement et pour cela condamné à reproduire la « réalité ».


Notes

1 –  Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.51

2 –  Le Nouveau Petit Robert 1, p.258

3 –  DELON Michel, préface de l’Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.20

4 –  BATT Noëlle, « Que peut la science pour l’art ? De la saisie du différentiel dans la pensée de l’art » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.74

5 –  King Kong ; États-Unis, Nouvelle Zélandie, 2005; Universal Pictures, 3h ; R : Peter Jackson; Sc./ Ad. : Peter Jackson et Fran Walsh; Ph. : Andrew Lesnie; Prod. : Jan Blenkin, Carolynne Cunningham, Fran Walsh et Peter Jackson; Int. : Naomi Watts, Jack Black, Adrien Brody, Andy Serkis

6 –  Sur cette ‘querelle’ voir la préface de l’Histoire Naturelle de Buffon, pp.17-18

7–  espèce solitaire et prédatrice

8 –  AUMONT Jacques, Du visage au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1992, p.14

9 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

10 –  DIDI-HUBERMAN Georges, La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p.134

11 –  1707-1778, naturaliste suédois

12 –  1707-1788

13 –  BUFFON Charles, Hist. Nat., 1er discours, cité par Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, mise à jour pour 1992, tome 8, p.172

14 –  BUFFON Charles, Histoire Naturelle, éditions Gallimard, collection Folio, 1984, p.50

15 –  BERNARDI Sandro, « Le Minotaure c’est nous… De Godard à Pasolini » in L’Art et l’Hybride, PUV, Saint-Denis, 2001, p.121

16 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973

17 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

18 –  LASCAULT Gilbert, Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique, Éditions Klincksieck, 1973, pp. 23-24

19 –  FOCILLON Henri, Vie des formes, Paris : Presses Universitaires de France, p.24

20 –  HAMUS-VALLEE Rejane, Les effets spéciaux, Paris : Les Cahiers du cinéma, 2004, p.74


Bibliographie

AUMONT Jacques. Du visage au cinéma. Paris : éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1992, 219p.

BATAILLE Georges, FOUCAULT Michel. « Les écarts de la nature » in Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, 1992.

BERNARDI Sandro. L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 211p.

BILSON Anne. The Thing. British Film Institute Modern Classics, BFI Publishing, 1997, 96p.

BRUNEL Pierre. Le Mythe de la métamorphose. Paris : J. Corti, 2003, 257p.

BUFFON Charles. Histoire Naturelle. Paris : Gallimard : 1984.

CANGHUILLEM Georges. La connaissance de la vie. Paris, Vrin, 2000, 256p.

CLAIR Jean. Autoportrait au visage absent : écrits sur l’art 1981-2007. Paris : Gallimard, 2008, 463p.

Collectif.  L’Art et l’Hybride. Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2001, 192p.

DIDI-HUBERMAN Georges. Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, 1995, 446p.

DIDI-HUBERMAN Georges. La Ressemblance Informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris : Macula, 1995, 400p.

FOCILLON Henri. Vie des formes. 7e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 1943, 144p.

HAMUS-VALLEE Réjane.  Les effets spéciaux. Paris : Les Cahiers du cinéma, SCÉRÉN-CNDP, 2004, 92p.

HEGEL. Esthétique. Paris : L’Harmattan. 1997.

LASCAULT Gilbert. Le monstre dans l’art occidental. Un problème esthétique. 4e tirage, Paris : Klincksieck, 2004, 470p.

OVIDE. Les Métamorphoses. Paris : Gallimard, 1992, 640p.

« Le Songe, ou l’Astronomie lunaire » de Kepler, « Les États et Empires du Soleil » de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne

Jean-Michel Caralp
Doctorant, Laboratoire LLA-CRÉATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
jmcaralp@gmail.com

Pour citer cet article : Caralp, Jean-Michel, « “Le Songe, ou l’Astronomie lunaire” de Kepler, “Les États et Empires du Soleil” de Cyrano de Bergerac : de l’hybride imaginé à l’imaginaire hybridé dans le dispositif de représentation cosmologique postérieur à la révolution copernicienne. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

La fracture de la représentation cosmologique postérieure à la révolution copernicienne a en même temps, détruit une intrication complexe et stabilisée de « science » et de symboles tenue pour unique et certaine, en corrélation avec une conception supranaturelle de l’humain, et ouvert l’espace à des projections désormais conscientes de n’être plus qu’un possible imaginaire au sein d’un réel sans cesse plus fuyant à l’idée d’être saisi avec netteté par le regard scientifique. En projetant des êtres hybrides sur ces astres dont le mouvement nouvellement décrit induit des conditions physiques qui génèrent les facteurs d’une hybridation adaptée, Kepler, dans Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, et Cyrano de Bergerac, dans États et Empires du Soleil, inventent un imaginaire rationalisé libéré de la transcendance et de ses paradigmes symboliques. Mais deux voies divergent déjà : d’une part celle d’un imaginaire qui serait contenu dans les latitudes ouvertes par le discours scientifique sur l’objet, et d’autre part la prise de pouvoir du sujet imaginant sur la plasticité d’un cosmos atomiste. Ainsi l’astronomie a fécondé un dispositif de représentation où l’hybride spatial sera décliné selon toutes ses variantes rationnelles par la science-fiction moderne, mais elle devient à son tour un dispositif dans la représentation, grâce auquel Baudelaire expose sa poïétique dans « Paysage ».

Mots-clés : astronomie – cosmos – hybridation – imaginaire – philosophie – réel

Abstract :

The post copernician’s revolution cosmological representation fracture both ended with an intricate, stable, supposed unique and true tissue made of symbols and supposed sciences, linked with a supranatural idea of humankind, and widened space for imaginary shapes henceforth conscious of being no more than a potentiality in the unending intangible real because of the willing of sciences to describe it obviously. While designing hybrid beings on planets which newly described momentus induced physical conditions, themselves generating adapted hybrid factors, Kepler, in Le Songe, ou l’Astronomie lunaire, and Cyrano de Bergerac, in États et Empires du Soleil, invented a rationalized imaginary now freed from transcendence and its symbolical paradigms. But two separate ways already forked : one imagination enclosed in the yet free ranges of the scientific object description and, on the other hand, the imagining subject’s control over an atomistic scale cosmos plasticity. So astronomy gave birth to a representation’s matrix in which a various kind of rational space hybrid beings were to be invented by modern science-fiction, but this science became also a matrix integrated in the representation thanks to which Baudelaire disclosed his poïétique in “Paysage”.

Key-words: astronomy – cosmos – hybridism – imagination – philosophy – real


Le Songe, ou l’Astronomie lunaire de Kepler, paru de manière posthume en 1634, et Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac, ouvrage publié aussi après la mort de son auteur en 1662, explorent un nouvel espace de représentation au carrefour des sciences, de la philosophie et de la littérature, carrefour d’ailleurs encore mal défini puisque, jusqu’en 1650 environ, la physique, et donc l’astronomie, sont des sous-parties de la philosophie, au même titre que la métaphysique ou la morale.

Pourquoi rapprocher ces deux œuvres et pourquoi les confronter au concept d’hybride ?

Elles ont d’abord pour point commun d’être des œuvres transgressives, car les conséquences tirées par les auteurs entrent en violation des frontières symboliques dominantes (avec ce que l’acception de ce dernier adjectif implique de coercition). De ce fait, elles ont été publiées de manière posthume après avoir circulé sous le manteau puisqu’elles n’étaient pas sans danger pour leurs auteurs, et ont même valu à Kepler1 de sérieux ennuis. Les deux auteurs ont multiplié les filtres génériques de manière à désamorcer les risques que pouvait générer une prise en charge trop personnelle de leurs thèses et représentations : Cyrano de Bergerac utilise le biais du roman comique avec un voyage aérien, ou plutôt spatial, de la Terre au Soleil qui s’apparente à une exploration allégorique des différentes théories astronomiques et philosophiques de l’auteur ; Kepler entraîne son personnage-narrateur dans un songe durant lequel le dormeur lit un livre dont le personnage-narrateur de second niveau est lui-même transporté dans l’espace lunaire par l’entremise d’un démon, en lequel l’auteur laisse reconnaître une allégorie de la connaissance astronomique.

Au-delà de leur transgression des codes symboliques, ces deux œuvres développent à partir d’un substrat astronomique des représentations imaginaires de et dans l’espace en entérinant une modification des lignes-frontières cosmologiques, celles qu’a bouleversé la révolution copernicienne. Précisons d’emblée que n’y apparaît pas encore un univers ouvert sur l’infini : l’espace y reste clos par la sphère des fixes : celle des étoiles. Ces voyages imaginaires eux-mêmes hybrides, entre science et représentation, entérinent l’héliocentrisme et déploient un espace cosmique que Le Songe et Les États et Empires du Soleil peuplent d’êtres hybrides respectivement sur la Lune et sur le Soleil. Une variété d’hybridation en particulier se rencontre aussi bien chez Cyrano de Bergerac que chez Kepler : en effet, celui-ci imagine des êtres lunaires hybrides entre le végétal et l’animal (ils sortent de pommes de pin) alors que Cyrano de Bergerac met en scène un arbre dont les fruits sont des minéraux, puis se transforment en êtres humains. Ce rapprochement initie notre problématique : quelles sont les conditions d’émergence de cet imaginaire nouveau d’hybridation ? En quoi ces deux formes pourtant si semblables en leur réunion du végétal et de l’animal divergent-elles radicalement ?

Et est-il avant toute chose approprié de les qualifier d’hybrides ? Une certaine prudence épistémologique s’impose.

Le terme « hybride » est absent du dictionnaire Furetière de 1690, même si sa première acception date, selon Le Robert, de 1596. Si le mot et le concept font défaut, l’hybride est connu empiriquement par certaines possibilités naturelles d’hybridation, en particulier celle du mulet chez les animaux, et on sait que le terme apparaît chez Pline, dans une littérature latine qui était familière au XVIIe siècle. Ce qu’informe notre regard ne constitue donc pas un anachronisme2. L’hybride a existé avant le concept et, de toute façon, pour reprendre la perspective de Philippe Ortel, un modèle conceptuel « est admissible à partir du moment où (il) ne prétend pas délivrer un savoir mais sert simplement de filtre intellectuel permettant de souligner des niveaux d’analyse dans les objets qu’on étudie3. » Penser cette hybridation est d’autant plus complexe que les taxinomies sont elles-mêmes diachroniquement évolutives donc problématiques 4.

Entre concepts en devenir, champs épistémologiques en recomposition et liberté fictionnelle, ces œuvres nous obligent à penser dans le relatif de la scientificité, à partir d’un état de la connaissance qui est dans la palette validée par la première moitié du XVIIe siècle. Ainsi acceptons-nous que des mers soient sur la Lune ainsi que des marées5, comme on le pense depuis Galilée, et cette projection a d’ailleurs fondé le principe d’identité avec la Terre ; nous acceptons aussi, ainsi que Cyrano de Bergerac le met en scène dans Les États et empires du Soleil, que le Soleil soit une planète où des êtres peuvent vivre, et non, comme nous le savons désormais, un astre dont le rayonnement dû à l’énergie thermonucléaire de l’hydrogène rend impensable tout développement biologique. Car le but n’est pas de refaire une histoire des sciences, le serait-elle sous la forme d’une archéologie du savoir, encore moins une histoire des idées gorgée d’érudition6 mais de cerner deux lignes de force de la représentation de l’hybride dans cet imaginaire scientifique. De ce fait nous nous contenterons d’une définition a minima du concept d’hybride : la réunion de deux catégories a priori incompatibles s’intriquant en une entité autonome en sa néo-réalité.

Ces longs mais nécessaires préalables tracent notre parcours dans la complexité. De la même manière que le concept d’hybride nous intéresse comme outil théorique, nous entendons faire œuvrer la théorie contemporaine du dispositif à l’intérieur d’un champ d’érudition (l’astronomie représentée) autour de la notion d’hybride. Car c’est en pensant la connaissance astronomique comme un dispositif que l’on peut comprendre l’émergence de représentations d’êtres hybrides imaginaires qui ne doivent plus essentiellement à l’imaginaire tératologique antérieur connoté péjorativement sur le plan symbolique7. Si l’hybride biologique est généralement stérile, il n’en va pas de même de l’hybridation imaginaire rationalisée dont la fécondité se poursuit au-delà de ce point d’émergence dans la science-fiction contemporaine, comme nous le verrons avec les êtres intergalactiques de George Lucas, aussi bien que dans la modernité poétique baudelairienne, qui réinvente la subjectivité créatrice à partir d’une position de rejet de la réalité cosmique, et de recomposition hybridée de ses éléments par l’imaginaire.

1. Le dispositif astronomique créateur de « trou »

1.1. Penser la représentation cosmologique comme un dispositif

Pour comprendre les conditions d’émergence de l’hybride moderne, il faut se pencher sur le dispositif astronomique ou penser l’astronomie en tant que dispositif extérieur à la représentation8 avec le bouleversement engendré à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles par la révolution copernicienne que l’on limite, à tort, à un passage du géocentrisme à l’héliocentrisme. Paradoxalement, en amenant une connaissance un peu plus exacte sur le fonctionnement céleste, l’astronomie va être créatrice d’une béance, d’un « trou »9: à la fois une déchirure dans la représentation du cosmos admis par la doxa, et la naissance des espaces, l’évidement de l’espace lui-même. En générant du savoir, en cartographiant l’inconnu pour y décrire une néo-réalité, l’astronomie crée un nouvel inconnu. Cadastrer la réalité c’est faire émerger le réel ou, pour le reformuler selon une perspective plus strictement lacanienne (et sans que la superposition des concepts soit totalement symétrique), la science est « la pulsion dans toute sa pureté » qui constitue un « oubli de l’Être »10. « Le dispositif aussi est une fenêtre ouverte sur le néant »11, pour reprendre une image de Philippe Ortel. Le dispositif scientifique est à l’instar du dispositif de contrôle foucaldien dans lequel la prison, qui vise à contrôler les entorses à la loi, crée de la délinquance. Ainsi, à la fin de la Renaissance, le ciel est décrit et représenté comme une structure stable, en tout cas à peu près stabilisée, totalement cadastrée, hiérarchisée physiquement, verrouillée par des superpositions symboliques intriquées (métaphysiques et spirituelles). C’est à la fois en élaborant une néo-représentation qui cherche à canaliser les débordements générés par les bouleversements de la connaissance du cosmos et parce que la nouvelle science est en instance de divorce avec le symbolique12 que le nouveau dispositif va paradoxalement générer (ou donner conscience à) des béances, trous, vides dans le ciel.

1.2. La déchirure

Art 4_CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.01

Art 4_2CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.02

Comme il a déjà été précisé, l’astronomie et, plus généralement la physique, ont longtemps été confondues dans la philosophie comme domaine, au même titre que la morale, et cette science ne va s’autonomiser que vers 1750 en entérinant l’apport cartésien (il suffit de consulter les sommaires des ouvrages de philosophie de l’époque pour s’en rendre compte) alors qu’une épistémè stable dominait au moins depuis le Moyen-âge, soit depuis trois siècles (avec la synthèse du thomisme) malgré des voix divergentes. Les visions antérieures sont un « à-plat », un développement de la voûte céleste ainsi qu’en témoigne, par exemple, le septième jour de la création de la Chronique de Nuremberg d’Hartmann Schedel.
Tout le visible de la voûte s’inscrit dans le continu de la proximité à l’image de tout le savoir lui-même (en un temps où le langage est lui-même partie intégrante du monde, comme le souligne Foucault13). Les représentations du cosmos sont intriquées et verrouillées avec des théories philosophiques comme l’illustre l’enluminure du Liber divinorum operum d’Hildegarde Von Bingen superposant l’homme au cosmos ; le discours ontologique y trouve soit un substrat soit un prolongement cohérent.
Le continu du cosmos se double d’implications médicales14 liées aux analogies du microcosme et du macrocosme soumises aux influences des éléments, à la hiérarchie du macrocosme et du microcosme, aux hiérarchies entre monde sublunaire corruptible et supra lunaire incorruptible ayant des incidences dans l’ordre symbolique, l’ensemble asservi à une temporalité eschatologique : de la Genèse à la fin du monde. Ces intrications de continuités peuvent déboucher sur des modèles extrêmement complexes, comme dans l’ouvrage de Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia, paru en 1619.

Art 4_3CARALP_Le songe ou astronomie lunaire de Kepler

Fig.03

Cette synthèse cosmo-métaphysique extrêmement structurée et stable va voler en éclat par une conjonction du « dit » (De Revolutionibus orbium caelestium, de Copernic, paru de manière posthume en 1543) et de « non-dit », la lunette astronomique grâce à laquelle Galilée, en vérifiant l’hypothèse des phases de Vénus, va fournir la preuve expérimentale que les planètes du système solaire sont en rotation sur elles-mêmes et autour du soleil.

1.3. La naissance de l’espace

art 4_4_CARALP

Fig.04

Ainsi, en même temps qu’elle produit un savoir nouveau sur le fonctionnement céleste, le déplacement des astres, l’astronomie crée des trous15 dans le continu de la représentation du ciel : dès la théorie des tourbillons de Descartes, le ciel dégagé de toute métaphysique est réduit à un fonctionnement, et encore Descartes, trop respectueux du principe d’Aristote selon lequel « la nature a horreur du vide16 », place-t-il de la matière dans ses tourbillons entre les astres. Mais, en 1646 et 1648, Blaise Pascal va vérifier l’expérience de Toricelli et démontrer l’existence du vide. Cette évolution vers l’évidement est aussi validée par le lexique, le mot « espace » tendant à s’imposer au milieu du XVIIe siècle avec un sens qu’il n’avait guère, alors que le mot « ciel », qui désignait soit le séjour des dieux, soit la voûte céleste, tend à s’effacer du lexique cosmologique pour se spécialiser comme une métonymie du séjour des dieux, et plus tard comme la zone basse de l’atmosphère, où se produisent les phénomènes météorologiques (le mot y conservant le sème d’à-plat de son sens originel). Telle approche sémantique témoigne de la déconstruction des réalèmes de la doxa.

On est en droit de penser que ce creusement de la profondeur cosmique avait aussi été préparé par l’émergence, dès le XVe siècle, des lois de la perspective dans la représentation, perspective qui avait été orientée vers la verticalité avec les ciels en trompe-l’œil des dômes d’églises (Mantegna, chambre des époux du Castello San Giorgio de Mantoue, vers 1470).

1.4. Fécondité pour l’imaginaire du néo-évidement de l’espace

Ces espaces entre les astres (une latitude, un discontinu, un vide) vont rendre plus plausible l’idée du voyage interplanétaire même s’il en existait dans les représentations antérieures du ciel des versions fantasques comme l’échelle de Scipion, ou merveilleuses, comme la migration des âmes. Et s’il n’y a pas voyage concret, il s’opère par l’esprit : ainsi, dans le Songe de Kepler, ce sont les « démons » (de Daemon, « esprit »), allégories de la connaissance scientifique, qui effectuent le voyage de la Terre à la Lune.

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Fig.05

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Fig.06

L’astronomie était au demeurant privilégiée pour imaginer ce déplacement entre les astres. Un tel type de décentrement de la perspective de représentation (qui suppose un déplacement préalable) pouvait d’autant mieux être inféré par l’astronomie qu’elle possédait un instrument simulant le déplacement du regard dans l’espace, sa plongée dans l’épaisseur du cosmos : la sphère armillaire. Son utilisation par les astronomes peut avoir conditionné un mode de regard qui n’est plus le regard géocentré à partir duquel on obtient toutes les cartes du ciel en développement à plat. Telle idée du décentrement du regard apparaît déjà chez Giordano Bruno et Galilée. Il est possible que ces deux astronomes, et Kepler en écrivant le Songe, aient eu l’idée du regard décentré (se placer en position lunaire, par exemple, pour observer la Terre comme un satellite, nommée Volva par Kepler) par l’utilisation propre aux astronomes du seul instrument tridimensionnel de représentation de l’univers : la sphère armillaire dans certaines desquelles l’astronome devait glisser la tête pour voir selon un angle particulier la position des planètes17.
Une représentation du planétaire du XVIIIe siècle permet de prendre conscience de ce déplacement du regard dans le champ virtuel reproduit par l’instrument et de sa capacité à traverser l’espace. Telle hypothèse montrerait à quel point le dispositif technique informe la représentation.

1.5. L’espace béant comme confrontation au Réel angoissant

L’astronomie achève ainsi durant la première moitié du XVIIe siècle la déchirure de toutes les représentations cohérentes et stables antérieures. Cette instabilité a pu contribuer à ce que l’on qualifie d’âge baroque. Mais, plus spécifiquement, un grand pan de ciel est déchiré et instaure la panique18 car le réel est la béance, le vide, le gouffre. « […] Le Réel n’est pas la « vraie réalité » dissimulée derrière la simulation virtuelle mais le vide qui rend la réalité incomplète et inconsistante, la fonction de toute matrice symbolique étant de dissimuler cette inconsistance […]19 ». Nous avons du mal à prendre pleinement conscience de la radicalité d’une telle déterritorialisation, pour reprendre le concept de Deleuze, un phénomène de déterritorialisation qui se produit sans que l’homme ait été en quelque manière déplacé de son territoire terrestre et de sa familiarité au cosmos. Il suffit de se référer au célèbre texte des « deux infinis » de Pascal, fragment 23020 des Pensées, pour percevoir cette perte d’équilibre dans la représentation. On sait quelle exploitation Pascal va faire de ce « trou » dans l’univers, non seulement parce que la coupure entre la physique et la métaphysique prive l’homme du sens ancien, mais aussi parce que ce vide est de nature à susciter le vertige21 et l’effroi dans la peinture de la représentation de l’homme dans l’univers, c’est-à-dire du libertin qui voudrait assurer par la seule connaissance rationnelle le sens de sa présence au monde.

Le potentiel de cet espace vide s’associe à la transgression des frontières anciennes et l’érection de nouvelles frontières par la science. Les conditions de l’émergence de l’hybride passaient par une libération du cosmos de la hiérarchie métaphysique, par la subordination aux lois de ce que Foucault nomme la mathésis ou « effort de mathématisation de l’empirique »22. L’imaginaire opère dès lors une reterritorialisation à partir des catégories empiriques, déplacées dans un cosmos aux lois homogènes dans la profondeur selon la combinatoire rationalisée d’une néo-hybridation. Dans le même temps, cette combinatoire constitue la limite rationnelle même de notre imagination selon les propos de Sagredo que Galilée met en scène dans le Dialogue des deux grands systèmes du monde23.

Cette reterritorialisation constitue une forme de réappropriation du monde par l’imaginaire ; peupler d’êtres un espace dont cette révolution astronomique vient révéler la continuité des lois et des formes par rapport au discontinu antérieur s’impose comme une prise de possession, par une projection de la familiarité ; et l’homme du XVIIe siècle a sans doute eu besoin, comme nous-mêmes, d’images pour son équilibre psychique, dont la neurobiologie nous explique qu’elle entre dans une dimension prédictive de maîtrise anxiolytique du milieu. L’évidement de l’espace autorise le déplacement du regard et joue un rôle dynamique dans la mesure où le vide angoissant œuvre comme un appel d’air à la représentation. Le monde dans son abstraction d’espace et de temps est une perspective insoutenable pour qui n’y projette pas soit une libido sciendi astronomique, soit des représentations imaginaires : il suffit de voir combien nous l’avons depuis re-peuplé d’un imaginaire composite, serait-il erroné comme l’astrologie, ou hypothétique, comme la science-fiction.

2. Le peuplement imaginaire en hybrides

2.1. Les êtres hybrides adaptés de Kepler

C’est dans cette vacuité et cette profondeur uniforme que s’engouffre le premier Kepler dont les premières esquisses du Songe datent de 1593. Notons tout d’abord que les hybrides de Kepler ne sont qu’un jeu de l’esprit de l’astronome, un surplus24 au développement astronomique : ils n’apparaissent d’ailleurs que dans les toutes dernières pages du Songe, dont l’essentiel, au-delà des pages liminaires narratives, consiste à un développement des conditions climatiques supposées régner à la surface de la Lune, rebaptisée Levania (la déterritorialisation de la perspective s’accompagnant d’un changement sémantique radical dans la désignation). Ces conditions de température, de durée du jour et d’hygrométrie sont induites à partir des calculs de rotations des astres que l’on peut observer autour d’elle, et des projections conscientes et argumentées (la présence de mers, les cratères lunaires supposés être des abris pour ses habitants) ou tacites (la présence d’une atmosphère induite du fait que la Lune est une planète). L’ensemble forme ce que nous appellerions aujourd’hui un éco-système et l’imaginaire de Kepler s’emploie à y penser les conditions élémentaires du vivant (pour simplifier : une fourchette empirique de température et d’humidité autorisant une vie animale).

Les vivants lunaires sont conformes aux conditions extrêmes qui règnent sur l’astre comme ces êtres aux longues jambes (comparées à celles des dromadaires) pour pouvoir fuir en fonction des marées qui envahissent l’hémisphère de Levania (Kepler stipule que les habitants de la Lune se déplacent et « parcourent en groupe tout le globe en une de leur journée » soit 364 kms en une journée terrestre). D’ailleurs tous les êtres ont des tailles démesurées25 : « Tout ce qui pousse ou vit sur cette terre est d’une taille monstrueuse »26 .

Les hybrides adaptés de Kepler ne relèvent pas encore de l’évolution darwinienne (il n’y a pas de dynamique de changement des espèces) mais procèdent en tout cas d’une adaptation au milieu : tous les êtres sont en recherche de ce qu’on n’appelle pas encore leur homéostasie27 (la loi de conservation interne de l’équilibre de la vie) et ont une forme et des organes pour ce faire à la mesure du milieu spécifique dans lequel ils évoluent : la peau qui tombe comme une écorce végétale car elle est brûlée par la lumière, les êtres qui naissent dans des pignes de pin qui leur sont une protection thermique : « Çà et là, on trouve sur le sol des corps dispersés qui ont la forme de nos pommes de pin. Dans la journée leur enveloppe brûle superficiellement ; le soir, ces espèces de cachettes s’ouvrent et laissent sortir des êtres vivants » 28 .L’alliance du végétal et de l’animal est ainsi justifiée par Kepler comme une parade aux amplitudes thermiques supposées très élevées sur Levania29.

Alors que certains êtres sont pourvus de jambes de dromadaire pour fuir les marées qui envahissent l’hémisphère de Privolva (la face lunaire tournée vers Volva, la Terre), d’autres s’enfoncent dans les profondeurs de l’eau par une forme d’apnée prolongée30 et présentent des signes partiels d’adaptation aquatique (sans atteindre à la capacité amphibie) pour trouver refuge sous l’eau durant les phases d’immersion.

La nature adaptative est confirmée par son caractère transgénérique : le même phénomène apparaît chez les végétaux et les êtres vivants : « L’écorce sur les troncs, la peau chez les animaux et tout ce qui en tient lieu couvre la plus grande partie du corps, elle est spongieuse et poreuse. Si un être vivant s’expose au Soleil durant la journée, sa peau se durcit et brûle superficiellement. Le soir, cette enveloppe brûlée tombe »31. Notons au demeurant que la mention des êtres hybrides sur la Lune se concentre dans l’ultime page du Songe, dans une forme de développement progressif et logique des conditions qui règnent à la surface de la Lune. Dans ce modèle d’imaginaire scientifique, il faut d’abord dépeindre le milieu avant d’y placer les formes de vie possibles : le milieu génère ce qu’on n’appelle pas encore la vie (la vie est un concept moderne comme le rappelle Foucault). En tout cas, le continu de la loi physique s’y est substitué au continu de la représentation de la physique médiévale : et c’est cette néo-continuité qui génère la redistribution du continu antérieur, et non une création venue de l’extérieur et de nature transcendante. L’être hybride du Songe est le produit du milieu32 et, s’il se transforme, comme les pommes de pin se muant en êtres, ce n’est que pour obéir à un changement dans les conditions du milieu. La forme du sujet est induite seulement par le milieu. L’hybride de Kepler se distingue radicalement des êtres monstrueux que produisait la mythologie antique : les sirènes, amphibies mi-homme mi-poisson ; le centaure ; l’hydre de Lerne. La déconstruction astronomique a détruit la norme qui rejetait dans le tératologique une hybridation de caractères en dehors des hybrides inclus dans le continuum du monde pré-scientifique.

2.2. Fécondité du modèle de l’hybride adapté

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Fig.07 a.

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Fig.07 b.

Et ce déplacement des frontières symboliques ne nous paraît pas sans incidence sur les représentations modernes de l’hybride adaptatif, dont un exemple fort similaire et parmi les plus notoires, apparaît dans La Guerre des étoiles, saga cinématographique de George Lucas dont le premier épisode est sorti à l’écran en 1977. Parmi tant d’autres robots, êtres galactiques et androïdes, et pour rester dans la ligne des hybrides de Kepler, nous y rencontrons le Neti ou Ryyk : un être hybride, de type « humanoïde-végétal », d’une taille de 3 à 5 mètres, couleur de peau brune, originaire de la planète Mykr puis Ryyk, dont le langage est le Neti et le Basic, et qui a pour signe particulier d’être une « espèce métamorphe (sic) de type végétal (elle appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) »33.
On croisera aussi dans l’univers de George Lucas, le Félucien : hybride de type humanoïde-amphibien / aquatique, peau noire et bleue, taille : 1,90 m ; signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude34 qui n’est pas sans évoquer les êtres quasi amphibies que Kepler postule sur Levania.

Les êtres des films de Lucas reprennent donc le principe d’une reconstruction rationnelle à partir d’éléments composites afin d’obtenir des êtres adaptés au milieu ambiant de leur planète. Curieusement, les êtres hybrides des mondes de La Guerre des étoiles demeurent non évolutifs (ils changent d’astre sans que leur forme ou leurs aptitudes en soient modifiés) : ils ne sont pas plus darwiniens que les hybrides de Kepler. Leurs variantes apparaissent comme la multiplication des combinatoires d’un imaginaire rationalisé, nourri d’une connaissance plus aboutie des lois biologiques et astronomiques et amplifié des capacités d’hybridation avec la robotique.

Notons que ces êtres galactiques de La Guerre des étoiles confirment une réorientation du symbolique. Alors que la forme même du monstre hybride donnait lieu à son rejet symbolique en raison de son a-normalité au Moyen-Âge, comme le montre Emmanuel Molinet35, les hybrides de Georges Lucas ne sont pas évaluables sur le plan symbolique par leur forme mais dans leur adhésion aux forces du bien et du mal dont le paradigme fonde le récit de La Guerre des étoiles. Le cinéma populaire de science-fiction valide l’assertion lacanienne selon laquelle « la vérité a structure de fiction »36. Grâce à la diversité galactique, le cinéma industriel introduit une nouvelle doxa entrant dans un discours de la tolérance37. Nous sommes en droit de penser que cette réorientation du symbolique s’origine dans la légitimation de l’hybridation par le milieu que commence à opérer Kepler. On n’est pas responsable de sa forme.

3. Les hybrides métamorphiques de Cyrano de Bergerac

3.1. Métamorphose de la matière

Kepler avait imaginé des pommes de pin d’où naissent des êtres, alliance du végétal et de l’animal ; nous observons une configuration d’hybridation en apparence semblable dans Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac. À son arrivée sur le soleil, le personnage-narrateur s’éveille :

« […] sous un arbre en comparaison de qui les plus hauts Cèdres ne paraîtraient que de l’herbe. Son tronc était d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes qui, dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentaient comme dans un miroir les images du fruit qui pendait alentour. Mais jugez si le fruit ne devait rien aux feuilles : l’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composait la moitié de chacun, et l’autre était en suspens si elle tenait sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les feuilles épanouies étaient de grosses roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

[…]

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvais m’assouvir de le regarder. Mais, comme j’occupais toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de Grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite Couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea pour lui former un col. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ces jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige, et d’une légère culbute tomba jusqu’à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération.38

La transformation du minéral en végétal puis en animal mérite explication : dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac, un changement d’échelle s’est opéré pour la représentation scientifique du cosmos. Certes Les États et Empires du Soleil intègre les dernières découvertes astronomiques d’échelle macroscopique de déplacement des astres dans l’espace (le géocentrisme copernicien) ainsi que des apports plus récents (les taches solaires découvertes par Galilée), mais la véritable loi de continuité du cosmos est à l’échelle microscopique dans la matière, l’atome.

Le matérialisme est continu à l’échelle de l’univers proposé par Cyrano de Bergerac, et les conditions astronomiques ne peuvent qu’en faire varier la densité : le Soleil, parce qu’il est plus lumineux présente un état de la matière moins dense (sur sa face éclairée en tout cas) et parce qu’il connaît une absence de pesanteur faute de centre39, permet à la matière, à sa surface, de changer d’état et de passer, par exemple, de l’état minéral au végétal, puis de se muer en animal. Cyrano de Bergerac, en philosophe matérialiste (et imprégné des modèles alchimiques) descend au niveau microscopique de la matière pour expliquer l’hybridation métamorphique, alors que Kepler observait l’univers, en astronome, à l’échelle macroscopique. Curieusement, il anticipe sur la physique quantique : la matière, dans certaines conditions, n’est plus qu’un ensemble de particules, une forme malléable en attente de saisie transitoire (de mesure, dirait Schrödinger) : c’est la volonté, ou le désir qui l’habite qui la modèlera. Ainsi le narrateur est ébahi en voyant une pierre précieuse se muer d’elle-même en fruit puis en être humain, c’est-à-dire accomplir la métamorphose du minéral au végétal puis à l’animal, catégories qui structurent la typologie de cet hybride. Le sujet prévaut sur les conditions du milieu qui induisent une marge de possibles pour sa liberté formelle. Ces formes métamorphiques que l’on observe sur la face éclairée du Soleil parce que la matière y est moins dense, plus labile, et, partant, plus plastique à la volonté, relèvent d’une hybridation dynamique, et non statique : elle est métamorphique car deux catégories se succèdent dans le temps au lieu de le faire dans une continuité, de se superposer dans l’espace. Telle vision matérialiste fait abstraction de la volonté transcendante antérieurement supposée à la base du cosmos et des êtres qui le peuplent (il s’agit dès lors de chercher les sujets dans la totalité et non un sujet qui soit une unité totalisante). Elle opère ou plutôt perpétue la position atomiste d’une émancipation du sujet par rapport à une toute puissance de création supérieure. On observe à ce titre une remarquable cohérence entre le sujet hybride dans l’univers cosmique représenté, et l’œuvre comme lieu de la représentation pour laquelle le sujet créateur modèle une unité syncrétique.

3.2. Une hybridation de la représentation : le syncrétisme théorique et philosophique

Les États et Empires du Soleil témoignent d’une volonté totalisante : car il y a un syncrétisme (qui est une forme d’hybridation théorique) et celui-ci est projeté sur le cosmos : en voyageant dans l’espace, le personnage-narrateur traverse plusieurs visions théoriques du monde (celle de Copernic, la théorie des éléments pour le voyage aérien (icosaèdre), l’atomisme, etc.) qui sont plaquées sur un arrière-plan astronomique incertain et composite (l’héliocentrisme copernicien y côtoie les théories magiques et alchimiques de Marsile Ficin et Campanella). Le sujet imaginant procède lui-même à une forme de métamorphose de ses représentations théoriques en fonction des possibles de l’espace sur lequel il les projette au fil de son voyage. Donc, même si sont respectées, les conditions de l’objet (conditions objectives, ou supposées telles par Cyrano de Bergerac et/ou la science de son temps), c’est la subjectivité qui prévaut librement. L’astronomie dans sa béance et sa contingence n’est au fond pour Cyrano de Bergerac qu’un prétexte puisque in fine, le sujet a tout le pouvoir sur la représentation. Si le voyage aérien se faisait chez Kepler par des « démons » allégoriques de la pensée scientifique, le vol spatial de Cyrano de Bergerac n’est peut-être que la métaphore de la puissance de l’esprit sur la représentation.

Le sujet a le dernier mot dans cette dynamique de représentation. Certes, la vision épicurienne se veut anti-dualiste (la pensée, la volonté ne sont qu’une émanation de la matière), mais force est de constater que le sujet domine la forme tout en l’habitant (auto-création). Cyrano de Bergerac semble être dans une nostalgie de l’unité perdue avec la déchirure par la révolution copernicienne de l’intrication cosmo-métaphysique antérieure, et en quête d’une forme d’unité par le syncrétisme de théories philosophiques frappées d’interdit et qui trouvent un « trou » suffisamment vaste dans la béance ouverte à cette révolution pour s’y déployer et s’y jouer.

Dès lors, la cosmologie peut-elle encore se prétendre cadre rationnel dans les marges duquel l’imaginaire explorerait librement les possibles, ou n’est-elle pas phagocytée par la représentation elle-même pour se muer en dispositif de celle-ci, et inscrire une dimension symbolique dans la réalité ?

3.3. De l’astronomie comme dispositif au dispositif dans la représentation : puissance subjective d’hybridation de l’imaginaire baudelairien

3.3.1. Dispositif de la camera obscura astronomique dans « Paysage »

Si le Soleil mis en scène par Cyrano de Bergerac n’est plus véritablement un espace scientifique ou utopique, mais un espace de représentation où se (re)joue la plasticité du réel sous la forme de l’hybridation, on peut lui découvrir une étonnante postérité40dans l’œuvre de Baudelaire, plus particulièrement dans « Paysage »41.

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Fig.08

Pour assimiler ce vertigineux passage, il faut comprendre que l’astronomie que nous avons initialement postulée comme un dispositif scientifique extérieur à la représentation artistique, niant des représentations anciennes et en générant de nouvelles, va devenir le (en tout cas, un) dispositif interne à la représentation artistique par lequel nous sont délivrées les clefs de décryptage de la représentation elle-même. Les éléments du dispositif perdent leur dimension référentielle, au besoin par le biais de l’image, pour devenir les indices d’un autre niveau de lisibilité dépassant la seule structure textuelle. En l’occurrence, en plaçant initialement le regard en position d’« astrologue »42 enfermé dans la chambre noire où il est, lui-même, le pôle d’inversion (et de métamorphose) de l’image entre la sensation acquise de la réalité et la représentation poétique restituée, Baudelaire ne décrit pas simplement l’espace de la mansarde propice à l’observation du ciel à la lunette, il pose les conditions de lisibilité du poème, voire une poétique de la section Tableaux parisiens. Il l’inscrit dans le cadre du dispositif astronomique de la camera obscura, qui était originellement pour l’astronome l’outil de la re-présentation. Le dispositif de l’astronomie s’est intégré à la représentation dans le poème : comme le montre si clairement Philippe Ortel pour le modèle optique, « (il) n’est pas dit par le texte mais montré : disparaissant de l’énoncé, il conditionne l’ordre d’énonciation des composants (…) », c’est un « schème imaginaire structurant »43. Un dispositif s’intègre dans le texte avec ses trois dimensions (technique, pragmatique, symbolique) et s’y dissimule a priori (ou s’y exhibe).
Ce dispositif astronomique posé dans « Paysage », Baudelaire va le poursuivre et le développer en une hybridation métamorphique dans la représentation du réel cosmique. « Paysage », poème liminaire de la section Tableaux parisiens, dont Philippe Ortel, à la suite de Philippe Hamon, a montré qu’il intègre le dispositif photographique de la chambre noire (avant tout parce que Baudelaire, par mépris de la photographie, réintroduit la subjectivité au cœur de la représentation), a vraisemblablement une fonction programmatique. Mais nous pensons bien plutôt qu’il s’agit du dispositif astronomique44 et non photographique45de la chambre noire, camera obscura, qui est posé comme schème structurant de la représentation : non seulement le deuxième vers du poème nous place dans cet univers et la captation du regard est verticale, tournée vers le ciel, mais les champs lexicaux qui précèdent comme ceux qui suivent la référence à la chambre noire, relèvent du cosmos. Dans les deux cas, la camera obscura inverse l’image dans la représentation, mais la position du sujet observateur diffère. En astronomie, l’observateur se place au centre de la chambre noire, et cela n’est pas anodin. En l’occurrence, le poète se représente en surplomb, tendu vers le ciel, dans la mansarde dont ont été fermées « portières et volets » pour obtenir l’obscurité nécessaire aux phénomènes de canopée.

3.3.2. L’hybridation métamorphique comme clé de la poétique baudelairienne

L’hybridation métamorphique (et de nature magique), qui était inhérente, dans Les États et Empires du Soleil, à la volonté du sujet représenté agissant sur sa propre matière « déliée » car étant dans l’espace solaire d’une moindre densité, se révèle chez Baudelaire l’œuvre du sujet-poète qui, en se plaçant au cœur de l’instrument de représentation, au point de divergence des faisceaux qui s’inversent dans la chambre noire, interrompt et nie le flux de la représentation en miroir exact bien qu’inversé du cosmos, pour le recomposer en fonction de ses propres lois subjectives qui deviennent le pôle même d’inversion/métamorphose. Le désir et la volonté de forme qui habitaient le sujet hybride métamorphique de Cyrano de Bergerac deviennent chez Baudelaire inhérents à la poïétique46 de représentation du sujet créateur. Avec le dispositif de la chambre noire astronomique, le sujet créateur s’expose imaginant. Et l’hybridation relève désormais de la puissance de la métaphore47 qui inclut le macrocosme dans le microcosme (« tirer un soleil de mon cœur » dont nous pouvons penser qu’il réfère d’ailleurs à d’antiques superpositions cosmologiques – voir la position du cœur sur la vignette 3 – tout en revendiquant son caractère novateur), tout en s’exhibant par des métaphores in praesentia dont les verbes d’action (« bâtir », « tirer », « évoquer », « faire ») renvoient à la volonté créatrice. Ces métaphores métamorphosent la matière par des référents humains (« les jets d’eau pleurant dans les albâtres »). Le passage par la camera obscura scelle le passage entre deux régimes de l’image : du visible au visuel. Le sujet créateur baudelairien a autrement résolu la déterritorialisation que l’astronomie avait fait subir à l’humain du XVIIe siècle : en hybridant par la puissance de l’image son propre sujet à un monde intérieur recomposé, non dans le réalisme photographique, mais au terme d’une imprégnation initiale (non exclusive de la vue puisque intégrant aussi la mémoire de sensations visuelles) d’un univers dont il faut se couper pour mieux l’imaginer. « Évoquer48 le printemps », c’est faire œuvre magique par la « volonté » de la même manière que les sujets-objets de Cyrano de Bergerac se métamorphosaient par la leur. À celui qui n’a pas encore écrit Le Gouffre (ni fait l’expérience terrible du réel qui en a suscité l’écriture), la puissance métamorphique de l’imaginaire peut toujours paraître la condition d’habiter le monde (le chiasme « les pensers brûlants en une tiède atmosphère49 », superposant dans la transformation sur le mode de l’inversion inhérent à la camera obscura les réalités physiques et cosmiques à la vie psychique pour poser les marges de tolérance du vivable). Le sujet n’abdique que par un pouvoir sur le monde que la science était venue lui dénier en créant du trou dans la représentation : il le recompose en parallèle50 par fragmentation d’objets hybridés au sujet. L’image est bien plus essentielle à l’équilibre psychique du sujet que la perception exacte de la réalité.

Conclusion

Cerner une origine impose d’analyser les conditions d’une émergence et de tracer les (des) lignes de force d’une fécondité que l’hybride imaginaire possède a contrario de la plupart de ses homologues biologiques.

Les êtres hybrides de Kepler et ceux de Cyrano de Bergerac nous montrent un – sinon le – point d’émergence de la notion moderne et normalisée de l’être hybride dans une archéologie de la représentation, laquelle a dû faire face à l’angoissante béance du Réel imposée par la science nouvelle par un dispositif qui intègre l’hybridation. Se cristallisent avec ces êtres astraux deux modèles divergents de représentations par rapport au possible imaginaire généré par la fracture du ciel que la nouvelle astronomie postérieure à Copernic et, surtout, à Galilée, a opéré. Alors que l’un déduit d’une patiente analyse des conditions sur la Lune, des formes de vie adaptées qui réinvestissent avec rigueur de manière hybridée les connaissances biologiques encore empiriques de la Renaissance, l’autre, tout en intégrant le substrat scientifique de la nouvelle astronomie, projette dans l’espace libre du cosmos une synthèse de systèmes philosophiques disparates où l’atomisme antique trouve dans la pensée magique la clef d’une énergétique de la métamorphose : ce sont deux matrices distinctes du réel, même si elles prennent appui sur la « réalité » astronomique. L’un postule une réintroduction du sujet dans les marges laissées vacantes par le redécoupage scientifique de l’objet, et en fonction de celles-ci ; l’autre, tout en prenant en compte les résultats de l’astronomie, revendique ce champ comme le terrain de puissance du désir et de l’imaginaire, d’une volonté capable de métamorphoser la matière pour lui donner forme.

Avec Kepler, l’hybride recompose les données du symbolique en s’écartant de la tératologie et légitimant déjà une pensée moderne de la tolérance, la différence n’étant que le produit objectif du milieu sur le sujet. La science-fiction moderne s’emparera de cette recette pour en décliner de multiples possibles. Avec Cyrano de Bergerac s’ouvre le champ d’une reterritorialisation plus libre par le sujet au sein de la représentation, pouvoir du sujet que revendiquera plus vigoureusement encore Baudelaire. Car, tout en gardant le référent astronomique dans « Paysage », le poète le transforme en dispositif de représentation afin de poser le fondement vital de sa poétique, la « tiède atmosphère » où s’accomplit le sujet en sa volonté créatrice capable de métamorphoser la réalité pour, ainsi que le souligne Philippe Ortel, « jeter un pont sur l’abîme, […] construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte51 ». Un pas majeur est ainsi franchi par la perte du référent vers la déconstruction post moderne du sujet en regard du symbolique.

L’hybride dans la représentation s’avère en tous les cas une réappropriation, une acrobatie « nécessaire » dans un monde où les repères transcendants qui fondaient le sens se sont progressivement estompés : nos facultés cognitives52 peuvent avec lui se raccrocher à un axe composite dans l’immanence d’une vacuité laissée béante par le monde scientifique (cette profondeur sans fin dans la matière du monde ayant été initialement nécessaire pour établir des relations disparates entre ce qui apparaissait, dans son à-plat antérieur stabilisé, de la nature du continu hiérarchisé). Resterait à savoir si telle parade de la représentation face à la première révolution scientifique copernicienne opèrerait encore à l’âge quantique, ce dont Slavoj Žižek doute53. Les travaux de Grit Ruhland, de Laurence Ressier, de Giancarlo Faini et Michel Paysant présentés lors du colloque « Images et mirages @ Nanosciences »54 témoignent du désir des artistes d’investir par des formes subjectives (fatalement hybrides) ces nouvelles dimensions du réel.

Cet imaginaire hybridé, nous dit-on55, puise sa fécondité dans les représentations topographiquement organisées de notre cerveau qui mobilisent le disparate de nos mémoires sensitives. Aussi tirerions-nous grand bénéfice à croiser nos approches esthétiques et philosophiques et, par-dessus tout, psychanalytiques, avec les conclusions de la neurobiologie sur la génération psychique des images et sur l’équilibre vital56 que ces représentations nous assurent avec le monde.


Notes

1 –  Dans la note 8, p. 53 (le Songe est accompagné d’un considérable appareil de notes de Kepler), l’astronome impute clairement le procès en sorcellerie intenté à sa mère, et dont il mettra plus de six ans à l’arracher, à diffusion de son Songe sous forme manuscrite. En effet, le personnage-narrateur, dans son sommeil, y lit un ouvrage dont le personnage, Duracotus, va être initié aux secrets du monde lunaire au cours d’un rituel d’apparence magique par l’entremise de sa mère, la magicienne Fiolxhilde. Entre autres pratiques, celle-ci cueille le soir de la Saint Jean « des herbes avec toutes sortes de rites et, chez elle, en faisait des décoctions. » Selon Kepler, des lecteurs contemporains superstitieux et malveillants auraient identifié la Fiolxhilde de la fiction à sa propre mère. Le Songe ou astronomie lunaire (Somniun sive astronomia lunaris),(posth. 1634, Francfort), éd. et trad. Michèle Ducos, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984.

2 –  Pour répondre à la question posée par Emmanuel Molinet dans L’hybridation, un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique [En ligne], 2-2006. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

3 –  Philippe Ortel, Vers une poétique du dispositif, in Penser la représentation II, Paris, éd. L’Harmattan, 2008, p. 44.

4 –  Les deux œuvres s’entent dans les catégories de la première partie du XVIIème siècle durant laquelle le processus de rationalisation et de classement de la connaissance n’a pas encore produit les taxinomies pré-modernes. À titre d’exemple, le dictionnaire de Furetière, un demi-siècle environ après ces deux œuvres, stipule à l’article « Végétaux » : « On classe les corps naturels sublunaires en métaux, minéraux, végétaux et animaux. » Par ailleurs, l’animal est aussi qualifié de « genre ». On observe donc un certain flottement des catégories chez le lexicographe, sans compter des divisions qui vont disparaître dans une taxinomie postérieure (entre « métaux » et « minéraux »). Le mot « règne » (végétal, animal, etc.) n’apparaîtra qu’en 1762 selon Le Robert. Nous n’approfondirons pas cette réflexion car le but de ce travail est de penser l’hybridation à un stade daté de la connaissance, non de mettre en cause celle-ci.

5 –  Kepler n’est pas dupe lorsqu’il développe l’hypothèse des marées lunaires et stipule non sans humour dans la note 202, op. cit., p. 115 : « Contentons-nous d’y croire jusqu’à ce qu’un explorateur aille voir ce qu’il en est. »

6 –  L’érudition ne nous paraît pas devoir âtre une fin, mais un moyen de la pensée dans une transdisciplinarité lucide.

7 –  Emmanuel Molinet rappelle que les émergences médiévales de ce qu’on n’appelle pas encore l’hybride ont servi dans une dimension symbolique au rejet de l’altérité religieuse des Musulmans. Op. cit..

8 –  Cette nuance mériterait de plus amples développements que ceux que l’objet de cet article nous permet de faire. D’une manière grossière, nous pourrions dire que la présentation qu’opère la science dans le Réel diverge plus clairement en ce début de XVIIème siècle de la représentation nécessaire tout autant au discours ontologique qu’à la perception vulgarisée du discours scientifique.

9 –  Ce pour quoi la science, au lieu d’être une trame totalitaire de lois verrouillant la réalité qui fait peur à certains artistes, s’avère plutôt productrice de « trous » dans la réalité, libérant ainsi des latitudes et des champs dans le réel pour l’art. La science peut créer des espaces libres et des profondeurs hétérogènes pour y voyager par la représentation au service du sens et des sens.

10 –  « Précisément dans la mesure où la science « ne pense pas », elle sait ; hors la dimension de la vérité, et représente, en tant que telle, la pulsion dans toute sa pureté. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, trad. François Théron, Paris, éd. Flammarion, coll. Champs essais, 2006, p.58.

11 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, Enquête sur une révolution invisible, Paris, Jacqueline Chambon, collection « Rayon photo », 2002, p. 98.

12 –  Slavoj Žižek, rappelle les nuances établies par Lacan à ce propos : « Il faut ici éviter un malentendu : Lacan est loin de relativiser la science en en faisant un récit arbitraire parmi d’autres récits arbitraires, dans une hiérarchie comparable aux mythes politiquement corrects. Lacan tient que la science « touche au Réel », le savoir qu’elle construit EST « un savoir du Réel » ; l’impasse réside simplement aujourd’hui dans le fait que le savoir scientifique ne nous sert plus de « grand Autre » SYMBOLIQUE. » La Subjectivité à venir, op. cit., p.102-103.

13 –  « Il s’agit d’abord de la non-distinction entre ce qu’on voit et ce qu’on lit, entre l’observé et le rapporté, donc de la constitution d’une nappe unique et lisse où le regard et le langage s’entrecroisent à l’infini ; et il s’agit aussi, à l’inverse, de la dissociation immédiate de tout langage que dédouble, sans jamais aucun terme assignable, le ressassement du commentaire. » Michel Foucault, Des Mots et des choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, collection « Tél », 1966, p. 54.

14 –  Michel Foucault rappelle comment la médecine du XVIIème siècle prend appui sur un système d’analogies entre l’homme et le monde, la tempête dans celui-ci équivalent à la maladie dans celui-là, avec une réciprocité des effets. « Cette réversibilité, comme cette polyvalence, donne à l’analogie un champ universel d’application. Par elle, toutes les figures du monde peuvent se rapprocher. Il existe cependant, dans cet espace sillonné en toutes les directions, un point privilégié : il est saturé d’analogies (chacune peut y trouver l’un de ses points d’appui) et, en passant par lui, les rapports s’inversent sans s’altérer. Ce point, c’est l’homme ; il est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leur voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept planètes du ciel) ; mais tous ces rapports, il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves ; sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines. Le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel. » Op. cit., p. 37.

15 –  Au fur et à mesure qu’elle gagnait en précision dans la description de la matière, la physique moderne n’a fait qu’accroître ce processus d’évidemment, d’espace : en physique quantique, l’électron n’est plus qu’une probabilité de présence. Même le plein de la matière s’est révélé un mythe métaphysique.

16 –  Des représentations du ciel bien postérieures à la révolution copernicienne continuent à postuler des orbes (sphères sur lesquelles sont accrochés les astres) translucides mais solides (le plus souvent en cristal). Si le regard pouvait traverser l’espace tel qu’il était représenté, tout déplacement physique y était inconcevable.

17 –  . Pour les instruments d’astronomie et leur usage avant l’invention de la lunette astronomique, se rapporter à Voir et rêver le monde, p. 42.

18 –  Déchirure dans la représentation qu’Arnaud Rykner a décrite à l’échelle du texte : « Le pan est cette façon dont la lumière du réel rentre dans le langage et fait un trou dans l’écran du texte. » Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, éd. José Corti, 2004, p. 21.

19 –  Analyse de Slavoj Žižek à propos du film Matrix dans La Subjectivité à venir, op. cit., p. 100.

20 –  Dans le célèbre fragment 230, Pascal utilise la représentation du monde de l’astronomie nouvelle pour créer le sentiment du vertige. Ce fragment est une réécriture de deux passages des Essais de Montaigne (livre I, chap 26, p 157, et livre 2, chap 12, p. 450) or si l’idée d’infini y apparaît une unique fois, et de façon secondaire, Montaigne utilise la représentation du ciel pour rabattre les prétentions d’anthropocentrisme ou de vanité de l’homme par rapport à l’univers, et non pour engendrer le sentiment du vertige face à l’immensité. Il s’agit d’en rabattre, non de frémir. Notons que si Montaigne fait mention de la théorie de Copernic dans les Essais, ce n’est qu’à l’appui du scepticisme dont les théories contradictoires et toutes valides en apparence lui donnent la preuve : il n’adopte pas l’héliocentrisme copernicien car « Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? » Michel de Montaigne, Essais, II, 12, 570 – strate A du texte, 1580, édition Villey, P.U.F., collection « Quadrige », 1965.

21 –  Avec une référence explicite à Pascal, Baudelaire reprendra (et nous verrons que ce n’est pas un hasard) cet angoissant vertige de la cosmologie dans « Le Gouffre », dans la troisième édition, en 1868, du recueil Les Fleurs du Mal, p. 220. C’est bien par le néant que le gouffre est angoissant et non par sa profondeur.

22 –  Michel Foucault, Des Mots et des choses. Op. cit., p. 70.

23 –  Dans son ouvrage Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée oppose les deux grandes théories cosmologiques, le géocentrisme et l’héliocentrisme. Il est remarquable qu’alors que le géocentriste Simplicio réfute la présence de vie sur la Lune au motif religieux qu’il ne saurait y avoir de mouvements s’ils ne sont aux fins de l’homme (§ 126, p. 160), il fasse défendre à Sagredo, partisan de l’héliocentrisme, la thèse d’une possible présence de vie sur la lune, d’une forme que nous ne pouvons pas imaginer : « J’en suis certain, jamais quelqu’un qui serait né et aurait grandi dans une immense forêt, au milieu des bêtes et des oiseaux, ignorant complètement l’élément de l’eau, ne pourrait arriver à imaginer que, dans la nature, il y ait un monde différent de l’élément terrestre, un monde rempli d’animaux capables d’avancer, et même de rester immobiles où il leur plaît, ce que ne peuvent faire les oiseaux dans l’air ; il n’imaginerait pas non plus que les hommes habitent là, y édifient des palais et des cités et peuvent facilement voyager, allant sans fatigue en des pays très lointains, avec toute leur famille, toute leur maisonnée, avec des cités entières. Cet homme, avec l’imagination la plus vive, n’arriverait jamais à se représenter les poissons, l’océan, les navires, les flottes, les armadas. À plus forte raison sur la Lune, si éloignée de nous, faite peut-être d’une matière très différente de la Terre, il pourrait exister des substances et se produire des opérations difficiles et même impossibles à imaginer ; parce que ne ressemblant absolument pas à ce que nous connaissons, elles sont totalement impensables : nous ne pouvons imaginer en effet qu’une chose que nous avons déjà vue, ou composée de choses ou de parties de choses déjà vues, par exemple les sphinx, les sirènes, les chimères, les centaures, etc. » Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux et François de Gandt, Paris, Seuil, Points Sciences, 1992, § 129, p. 161.

24 –  « Dans un songe, on a besoin d’inventer en toute liberté même ce qui n’est pas donné par les sens. », Note 116 de Kepler, p. 85.

25 –  Kepler justifie cette taille démesurée dans la note 212 : « Je pensais que les êtres vivants ressemblaient aux montagnes ; […] Ce rapport ne vaut pas seulement pour le physique (comparé à celui de nos créatures terrestres) mais pour les fonctions : respirer, se nourrir, boire, veiller, dormir, travailler, se reposer. La grandeur de leurs ouvrages, surtout visibles dans l’appendice, en témoigne ; l’excès constant dans la chaleur et dans le froid en témoignent aussi ainsi que la rareté des moments de radoucissement. […] ».

26 –  P. 47.

27 –  Une homéostasie tout à fait empirique et élémentaire mais une homéostasie tout de même : pour se préserver de la noyade, les êtres doivent soit avoir de longues jambes pour éviter d’être rattrapés par la marée, ou pouvoir rester sous l’eau suffisamment longtemps en apnée ; pour rester dans un équilibre thermique avec le milieu, le corps doit se préserver avec une peau épaisse, végétale, sujette à dégradation dans la journée. Kepler envisage aussi une vie troglodytique, mais ce n’est plus de l’hybridation (et l’hypothèse est générée de l’extérieur par le fait que l’on observe de grands trous qui semblent être des grottes sur la Lune, et que l’on en voit pas de mouvement à sa surface).

28 –  Notre analyse de l’hybridation touche ici les limites de la scientificité relative des catégories dont elle procède. Car, paradoxalement, cette hybridation adaptative des êtres mi-végétaux mi-animaux est nourrie par un savoir tiré de ce que Michel Foucault rapporte aux connaissances préscientifiques de la Renaissance, composées selon les règles de la rationalité mais aussi en vertu d’un pittoresque fantasque. Kepler accompagne son Songe d’une glose et justifie en effet ainsi son hybride imaginaire : « Sous l’effet de la chaleur du Soleil, la résine sort des poutres des navires et s’agglomère en une boule, d’où naissent les canards. Leur bec est la dernière partie de leur corps à se développer ; quand il est dégagé, ils se jettent à l’eau, comme le dit Scaliger dans ses Exercices. On connaît aussi un arbre d’Ecosse fréquemment cité, qui donne naissance aux mêmes animaux. En 1615, pendant un été très sec, j’ai vu à Linz une branche de genévrier qui venait des plaines désertes de la Traun. Elle avait donné naissance à un insecte d’une forme étrange, qui avait la couleur du scarabée cornu. L’insecte se tenait au milieu de la branche et bougeait lentement. Sa partie postérieure qui adhérait à l’arbre était faite de résine de genévrier. » Note 221, p. 121. Simplement, l’explication de Kepler porte sur la possibilité du passage du végétal à l’animal, tenue pour scientifique d’avoir été observée, mais les composantes de son hybride lunaire sont tirées spécifiquement de catégories disparates en fonction des conditions de milieu auxquelles elles sont adaptées. Ce n’est plus la transmutation qui importe, mais le rapport que les éléments discontinus ont avec les conditions hétérogènes du milieu.

29 –  La note 70 de Kepler, page 69, développe, pour une tout autre raison, une théorie de nature à expliquer telle rugosité de la peau : « Nos corps restent chauds grâce à la chaleur produite par une évaporation continuelle qui provient des profondeurs de la terre ; elle tombe sous forme de pluie, ou la nuit, quand les chauds rayons du Soleil ont disparu, sous forme de rosée ou de gelée blanche. La peau, privée de cette chaude vapeur extérieure, devient peu à peu rugueuse […] » Kepler explique par ailleurs que les deux hémisphères de Levania (La Lune) ont des conditions climatiques très opposées, Subvolva (l’hémisphère qui fait constamment face à la Terre) étant plutôt tempéré, alors que Privolva (l’hémisphère lunaire qui n’a jamais la Terre dans son ciel) connaît des conditions de froid et de chaleur extrêmes.

30 –  Cette adaptation peut intégrer des éléments physiques des amphibiens, mais Kepler précise clairement dans sa note qu’il leur donne « la faculté de nager et de s’adapter à l’eau, mais sans se transformer en poissons. Aucun de ces détails n’est incroyable, quand on connaît l’histoire du Sicilien Cola, l’homme-poisson », note 214, page 119. Selon Cardan, ce plongeur pouvait rester trois ou quatre heures sous l’eau, ce qui l’apparenterait davantage aux facultés d’un mammifère marin qu’à celles d’un homme.

31 –  Op cit., p. 47.

32 –  Au moment où le livre lu en rêve évoquait le climat de Levania, le personnage-narrateur de premier niveau est éveillé par le vent et la pluie. Il est stipulé que le livre n’est pas achevé. D’où la perplexité pour le lecteur de premier niveau que nous sommes : Kepler se moquait-il de développer au-delà du strict nécessaire induit par l’astronomie l’éco-système du monde lunaire (aucun élément sur l’organisation politique, par exemple, n’apparaît) ? ou avait-il eu la prescience des conséquences fâcheuses pour lui-même de la génération de créatures lunaires par les conditions scientifiques ? Il nous paraît probable qu’il n’ait pas voulu, en sus du développement périlleux de l’astronomie copernicienne, poursuivre l’audace en réécrivant la Genèse à l’envers, créant les êtres à partir des conditions scientifiques du milieu en contradiction avec le dogme religieux d’une création des hiérarchisée des êtres. L’obscurité de la mathématisation de l’astronomie pouvait être une relative égide.

33 –  Biologie et apparence : Les Netis, également appelés Ryyks sont originaires de la planète Mykr puis Ryyk. / C’est une espèce à part, appartenant au monde végétal et possédant la capacité de se métamorphoser. Ils ont une peau dure et grise semblable à l’écorce des arbres. Ils possèdent de nombreux bras comparables à des branches et un corps fin assimilé au tronc d’un arbre. Ils possèdent un feuillage dont la couleur tend vers le brun et parfois le gris et le noir. / Ils sont capables de changer de forme et de taille. Ils semblent pouvoir le faire à volonté. / Les plus habiles d’entre eux peuvent ainsi prendre une apparence humanoïde avec une taille pouvant aller de 2 à 9,5 m de haut, tout en gardant leur couleur végétale. / Sous leur forme humanoïde, ils n’ont pas besoin de respirer. / Au repos, ils arborent une taille variant de 3,5 à 5 m. Lorsqu’ils sont inconscients, après avoir reçu un coup ou lorsqu’ils dorment, ils arrivent à conserver la forme qu’ils avaient choisit (sic) juste avant l’état d’inconscience. / Étant une espèce végétale, ils se nourrissent par photosynthèse et n’ont comme seul besoin de survie qu’un peu d’eau et lumière naturelle. Leur longévité s’entend (sic) sur plusieurs centaines d’années. / Leur reproduction s’effectue une fois tous les cent ans ou plus. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

34 –  Biologie et apparence : Les Féluciens sont les habitants de la planète fongique Felucia. Ils portent un masque en permanence dissimulant leur vrai visage. Ils ont une peau noire et bleue et n’ont pas de cheveux, bien que leur masque en donne l’impression. / Ce sont des amphibiens, ce qui leur permet d’être à l’aise aussi bien dans l’eau que sur terre et de traverser les marais sans difficulté. / Ils sont grands, environ 1.9 mètres, et leur corps leur permet de jouir d’un camouflage naturel qui leur permet de disparaître dans la végétation de la planète. / Leurs mains et leurs pieds se terminent par quatre membres palmés et ventousés, ils peuvent ainsi s’accrocher aux surfaces et nager avec aisance. / Au niveau de leur avant-bras, ils ont une protubérance, une sorte de second bras, dont l’extrémité se termine par trois doigts agiles. (…) » Source. (Consulté le 7 avril 2011)

35 –  II.4) L’hybride comme originaire comme forme négative en occident, § 43 à 46 ; III.1) La question du politique, § 65 et 66. Consultable sur ce lien. (Consulté le 10 avril 2011)

36 –  Cité par Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 66. À propos des dessins animés dans lesquels Žižek prend l’exemple de la série de films d’animation de Spielberg intitulée Le petit Dinosaure pour expliquer qu’« ils révèlent en effet bien plus directement l’identité de notre société que ne le font les films traditionnels et le jeu « réaliste » de leurs acteurs ».

37 –  Rappelons que c’est en 1980 que sortira sur les écrans Elephant Man, de David Lynch, qui porte une même réflexion morale par rapport à la monstruosité.

38 –  Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, Paris, Garnier-Flammarion, 2003, p. 116.

39 –  « Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples Solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvait produire sans miracle tous les miracles qu’elle venait de faire. », op. cit., p. 125.

40 –  Nous aurions pu étudier la postérité moderne de cette hybridité métamorphique avec les feux d’artifices esthétiquement spectaculaires de Groupe F pour mettre en scène Les États et Empires du Soleil à Versailles en 2008 mais nous risquions de n’évoquer que le spectaculaire esthétisant d’un spectacle pyrotechnique.

41 –  Paysage Je veux, pour composer chastement mes églogues,Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,Et, voisin des clochers, écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent.Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.Il est doux, à travers les brumes de voir naître L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement.Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féériques palais.Alors je rêverai des horizons bleuâtres,Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté,De tirer un soleil de mon cœur, et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.Tableaux parisiens LXXXVI, in Les Fleurs du Mal, pp 114-115.

42 –  Le mot ne nous paraît pas substitué à « astronome » pour la seule rime. Astronomie et astrologie ont longtemps été confondues (le très sérieux Kepler, par exemple, pratiquait les deux) avant que le caractère fantaisiste de l’astrologie ne soit rejeté par la scientificité d’une astronomie toujours plus rigoureusement attachée à décrire objectivement les causalités des phénomènes cosmiques. L’astrologue se donnant pour but de tirer du sens de phénomènes physiques, cette figure forme image de la poétique baudelairienne dans laquelle le poète revendique la puissance du sujet sur l’objet pouvant aller, d’ailleurs, jusqu’à la prévision de l’avenir « évoquer le printemps avec ma volonté ».

43 –  Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, p. 61-62.

44 –  Kepler nous a mis sur la piste de cette pratique de la chambre noire chez les astronomes, grâce à la note 49 du Songe : « Nous avons pratiqué ce rite (oui, ce rite si magiquement magique !) pour observer – peu avant que je n’aie l’idée de ce livre – une éclipse de Soleil le 2/12 Octobre 1605. […] Dans les jardins de l’empereur, il n’y avait pas de chambre noire sur le balcon du pavillon et nous nous sommes protégés de la lumière du jour en nous couvrant la tête de nos manteaux. » Le Songe ou astronomie lunaire, op. cit., p. 63. Notons que Kepler est le premier à avoir utilisé le terme de camera obscura.

45 –  Cet amalgame entre la chambre noire et l’appareil photographique tend à se systématiser. Martine Bubb le relève chez Jonathan Crary et souligne à juste titre que l’appareil ne sera pas dans les deux cas au même point de perception (et que l’énonciation s’en trouve selon nous modifiée) : « Reconnaissons cependant que la fonction “d’innervation”, au sens de W. Benjamin, de la camera obscura est très justement relevée par J.Crary lorsqu’il évoque le statut hybride d’un appareil qui pose comme inséparables la machine, qui ne se réduit pas à la « matérialité d’un objet technique » (X, p.59), et l’observateur, qui n’a rien d’une entité abstraite mais qui est au contraire sensibilisé par l’appareil – et ce dans un processus historique. C’est pour cette raison que des appareils apparemment très proches du point de vue de certains éléments de structure, tels que la camera obscura et la photographie, ne se ressemblent fondamentalement pas, car l’articulation de l’observateur au dispositif ne s’établit pas selon les mêmes lois. » La camera obscura, au-delà du “dispositif foucaldien” proposé par Jonathan Crary dans L’art de l’observateur.

46 –  Nous noterons que le verbe « rêver » est utilisé deux fois, de manière intransitive dans le processus initial d’imprégnation du cosmos, de tension vers l’ouvert, puis de manière transitive dans le processus final de représentation poétique dans Paysage. La structure textuelle n’est interprétable que par le biais du dispositif.

47 –  Foucault décrit fort sensément dans l’autonomisation du langage dans la représentation à partir du XVIIème siècle un point d’émergence de la littérature moderne. Il suffit de lire « Paysage » de Baudelaire pour constater comment la représentation s’est autonomisée par rapport à Cyrano de Bergerac qui la projette et la tisse encore sur la toile de fond de l’astronomie. L’intégration du dispositif dans la représentation peut être liée à la séparation du langage et du monde, le langage devenant le lieu d’un monde second structuré par des dispositifs.L’hybridation réside dans la plasticité métamorphique (suffixe « -âtre » qui porte l’approximation) et dans le renversement du comparé en comparant (« soleil » [voir vignette 4], « atmosphère »), métaphore qui relève de la capacité du langage à l’hybridité. Approcher Baudelaire sans l’histoire des sciences, et le dispositif astronomique au cœur de la représentation, pourrait donc être appauvrissant.

48 –  Le sens premier du mot étant lié à l’action magique d’appel des esprits.

49 –  En termes d’érudition, rien n’interdit de penser que Baudelaire ait pu être lecteur du Songe de Kepler. L’œuvre, en latin (mais Baudelaire était un latiniste émérite), était très lue au XIXème siècle. Michèle Ducos, dans sa présentation du Songe, page 18, rappelle que Flammarion le fait figurer « en bonne place » dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1864). L’idée d’une atmosphère où évoluaient les hybrides chez Kepler peut très bien être à l’origine de cette atmosphère dans laquelle les « pensers brûlants », métaphore de l’angoisse, trouvent des conditions vivables pour le sujet grâce à la capacité d’hybridation métaphorique de l’imaginaire subjectif.

50 – Baudelaire incarne, par rapport à ce dispositif, le stade final du « processus d’autonomisation du champ » dont Emmanuel Molinet fait remonter l’origine au romantisme en littérature, mais que nous imputons au dédoublement du langage par rapport à la représentation dont Foucault voit l’origine au XVIIe siècle. Source.

51 –  L’hybride a, selon nous, un bénéfice semblable à celui que Philippe Ortel impute à la machine dans l’esthétique romantique : « Toutefois, parce qu’elle surmonte l’opposition entre être et non-être, la machine permet aussi à l’écrivain de jeter un pont sur l’abîme, de construire un lien avec l’incompréhensible auquel une part de la poésie moderne s’affronte. » La Littérature à l’ère de la photographie,op. cit., p. 98.

52 –  Nous éviterons le terme d’esprit, qui renvoie à des conceptions dualistes.

53 –  « Le fossé entre la science moderne et le bon sens aristotélicien de l’ontologie philosophique est ici insurmontable : si un premier signe de ce fossé se repère avec Galilée, il se creuse de manière extrême avec la physique quantique, lorsque nous avons affaire à des lois et à des règles qui fonctionnent dans le réel bien qu’elles ne puissent plus être retraduites dans notre expérience de la réalité représentable. » Slavoj Žižek, La Subjectivité à venir, op. cit., p. 103.

54 –  Manifestation internationale ayant eu lieu du 8 au 16 décembre 2010 à La Fabrique à Toulouse.

55 –  Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes. La Raison des émotions, trad. M. Blanc, Paris, Odile Jacob, 1994.

56 –  Équilibre psychique d’apparence moins vital que l’homéostasie physiologique pour le maintien de la vie, mais les nombreux suicides professionnels dans l’entreprise France Télécom, dans la police et dans bien d’autres milieux socioprofessionnels permettraient pourtant de démontrer la radicalité de cette perte d’équilibre, même si elle passe par des rapports de cause à effet moins visiblement et matériellement mécanistes. Une fracture de nos représentations (et des paradigmes symboliques qu’elles portent) est vraisemblablement aussi traumatique quoique de nature différente qu’une fracture de la boîte crânienne. Nous avons tendance à penser que l’hybridation des représentations est aussi vitale à notre homéostasie (qui ne se réduit pas à la notion traditionnelle un peu floue d’« équilibre psychique ») que les hybridations technologiques (technologies de la virtualité comme la télévision ou les jeux vidéos, ou de la communication comme le téléphone) qui entretiennent un rapport de plus en plus étroit avec notre corporalité.

 


Table des illustrations

Fig.01 – Le 7ème jour de la Création, extrait de Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg (1493) – BnF, Paris.

Fig.02 – Hildegarde de Bingen, Liber Divinorum Operum (vers 1180), Paris, BnF (extrait de Voir et rêver le monde, éd. Larousse).

Fig.03 – Robert Fludd, Utriusque cosmi, maioris scilicet et minoris, metaphysica, physica atque technica historia. (1619), Paris, Bibliothèque de l’Institut (extrait de Figures du ciel, éd. Seuil/BnF).

Fig.04 – René Descartes, Principia philosophiae (1644), Amsterdam, chez L. Elzevier, in-4°, Paris, Bnf.

Fig.05 – Sphère armillaire : dispositif astronomique décentrant le regard et ayant pu contribuer à penser le cosmos comme un espace. Sphère armillaire (système de Ptolémée), réalisation de Jérôme Martinot, fin XVIIème s. Paris, BnF, Cartes et plans (extrait de Figures du ciel, éd. Bnf/Seuil)

Fig.06 – Le Planétaire (1766), tableau de Joseph Wright, Musée et galerie d’art de Derby (Royaume-Uni)

Fig.07 a. – Neti, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source : http://www.starwars-universe.com/espece-124-neti.html )

Fig.07 b. – Type « humanoïde-végétal » / Taille de 3 à 5 mètres / couleur de peau : brun / originaire de la planète Mykr puis Ryyk / langages : Neti et Basic / Signe particulier : « espèce métamorphe de type végétal (il appartient au monde végétal et possède la capacité de se métamorphoser) ».

Fig.08 – Félucien, personnage hybride de La Guerre des étoiles (source http://www.starwars-universe.com/espece-200-felucien.html). Origine : planète Felucia / Langue : felucianese / type : humanoïde – amphibien / aquatique / couleur : noire et bleue / taille : 1,9 m / signe particulier : un second bras de trois doigts partant du coude.


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