Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : hybridité

« What are they afraid of us for ? », Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans « Terremer » d’Ursula K. Le Guin

Viviane Bergue
Doctorante en Lettres Modernes, Spécialité Littérature Comparée, LLA-CRÉATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès
viviane.bergue@free.fr

Pour citer cet article : Bergue, Viviane, « “What are they afraid of us for ?”, Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans “Terremer” d’Ursula K. Le Guin. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé :

Le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin est une œuvre majeure de la Fantasy post-tolkienienne, débutée en 1968 puis reprise et complétée à partir de 1990. Avec le quatrième tome, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirme sa position d’auteur féministe en replaçant au cœur du cycle la question de la femme et sa situation d’infériorité à l’égard de la domination masculine. Cette analyse des figures de la femme dans le cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin se propose ainsi de souligner la convergence entre le statut de la femme et ses représentations négatives dans Terremer et les représentations de la femme dans les mythes, notamment à travers son association aux puissances chthoniennes et à la figure du dragon.

Mots-clés : fantasy – féminisme –  hybridité – figures du féminin – métaphore

Abstract:

Ursula K. Le Guin’s Earthsea series is a masterwork of post-Tolkienian Fantasy fiction, which was started in 1968 and later completed from 1990 on. In the fourth volume, Tehanu, Ursula K. Le Guin affirms her feminist position by placing at the heart of the cycle the question of woman and the inferiority situation in which women are set by male domination. This analysis of the figures of women in Ursula K. Le Guin’s Earthsea series consequently aims to underline the convergence between women’s negative representations in Earthsea and their representations in myths, mainly through the association of women to chthonian powers and dragons.

Key-words: fantasy – feminism – hybridism – female figures – metaphor


Les premiers cycles de Fantasy écrits dans les années 60-70 suite au succès du Seigneur des Anneaux de Tolkien mettent majoritairement en scène des univers masculins où la femme tient une place mineure ou stéréotypée. Princesse à sauver, amante du héros ou sorcière et redoutable séductrice, les personnages féminins de la Fantasy tendent à assumer l’ensemble des clichés de la féminité. Cette propension semble confiner le genre à une dynamique machiste et réactionnaire qui reconduit les rôles traditionnels accordés à la femme sans les interroger, alors que les États-Unis sont en pleine vague féministe. C’est dans ce contexte qu’en 1968, Ursula K. Le Guin entame un cycle de Fantasy, Terremer (Earthsea), d’abord conçu comme une trilogie dont la figure centrale est encore un personnage masculin. Cependant, à partir de 1990, la romancière complète le cycle par deux autres romans et un recueil de nouvelles dans lesquels la place de la femme est interrogée. Tehanu, en particulier, problématise le statut de la femme dans les sociétés traditionnelles de la Fantasy, rejoignant ainsi les réflexions féministes. Traditionnelle exclue de la société patriarcale, la femme apparaît comme l’Autre incompréhensible dont se défient les hommes. Le pouvoir féminin, associé aux forces chthoniennes, constitue une menace pour l’ordre patriarcal qui cherche à maintenir la femme dans une position inférieure. Dès lors, la figure de la femme se construit en figure par excellence de l’Autre, monstre, ou hybride, tels les personnages de Therru/Tehanu et Orm Irian, mi-femmes, mi-dragons, rejetées hors des marges de la société. À travers la reconfiguration de la femme dans l’hybridation, et la peur qu’elle inspire, Ursula K. Le Guin thématise sous l’angle de la Fantasy la traditionnelle dichotomie polarisée dans l’imaginaire occidental par les figures d’Ève et de Lilith. Quelle est donc cette part obscure que représenterait la femme et dont se défient les hommes de Terremer ? N’est-elle pas une construction née de la peur face à l’étrangeté et à la différence de l’Autre ?

Comme le montre l’interrogation d’Alouette (Lark) dans Tehanu, la peur semble bien être le cœur du problème :

“Fear”, she said. “What are we so afraid of ? Why do we let ’em tell us we’re afraid ? What is it they’re afraid of ?” She picked up the stocking she had been darning, turned it in her hands, was silent awhile ; finally she said, “What are they afraid of us for ?”1

Alouette sous-entend ainsi que la peur que les hommes cherchent à inspirer aux femmes pour asseoir leur domination trouverait son origine dans la peur qu’ils ont eux-mêmes des femmes. « What are they afraid of us for ? » C’est à partir de cette interrogation qui donne son titre à cette communication que nous analyserons les figures de la femme dans Terremer. Nous nous appuierons pour cela principalement sur les romans du cycle centrés sur des personnages féminins : Les Tombeaux d’Atuan (The Tombs of Atuan), deuxième tome de la trilogie d’origine, et Tehanu, ainsi que sur la nouvelle « Libellule » (« Dragonfly ») du recueil des Contes de Terremer. Nous examinerons en premier lieu l’association dysphorique entre femme et pouvoir chthonien afin de mettre en évidence la caractérisation négative de la femme dans les représentations culturelles des sociétés de Terremer, ces dernières offrant un miroir à nos propres représentations, et afin de souligner la nécessité pour la femme de se rebeller face à ces représentations. Puis, nous verrons comment l’hybridité des personnages de Therru et Orm Irian, unissant la femme et le dragon, s’articule entre monstruosité et métaphore de liberté.

1. Femme et pouvoir chthonien

À l’exception des Tombeaux d’Atuan, la trilogie d’origine de Terremer est marquée par la relative absence de figures féminines. Les rares personnages à apparaître dans Le Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea) et L’Ultime Rivage (The Farthest Shore) tiennent une place relativement mineure dans l’intrigue. Seules les femmes de pouvoir, comme la tante de Ged, sorcière de village, et Serret, la Dame de la Cour de Terrenon, jouent un rôle important dans le parcours de Ged, la première en découvrant le don du héros pour la magie, devenant ainsi son premier maître, la seconde en tenant le rôle de tentatrice invitant Ged à se lier aux forces obscures. Versée dans la magie, cette dernière s’est attaché aux Anciennes Puissances (the Old Powers), puissances chthoniennes inquiétantes plus anciennes que toutes les créatures de Terremer et apparentées à l’Ombre maléfique qui pourchasse Ged, et que la jeune femme croit pouvoir maîtriser. L’épisode de la Pierre de Terrenon2, lieu tellurique de communication entre les Anciennes Puissances et le monde des hommes, constitue l’une des premières instances de ces Puissances dans le cycle, et signe le lien entre femme et pouvoir chthonien, à travers Serret, à la fois servante et victime des forces obscures. Celles-ci apparaissent explicitement sous un jour maléfique, qui ne peut que jeter un voile inquiétant sur le deuxième volet de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan, où leur culte est au cœur de l’intrigue et où leur lien avec les femmes est encore plus explicite. Si, avec Serret, se cristallise l’association du féminin à l’obscurité, le deuxième roman s’empare de cette association pour mieux révéler qu’elle est le fruit d’une mise à distance de la femme par les hommes, mise à distance contre laquelle il s’agit de se rebeller.

Contrairement au Sorcier de Terremer, le personnage principal des Tombeaux d’Atuan est une jeune femme, Tenar, devenue sous le nom d’Arha, la Dévorée (the Eaten One), la Grande Prêtresse des Innommables (the High Priestess of the Nameless Ones), résidant au Lieu sacré des Tombeaux à Atuan, dans l’Empire kargade3. Symboliquement dévorée par les Anciennes Puissances, la vie d’Arha appartient au Lieu et est attachée à un pouvoir inquiétant qui lie obscurité et silence, entouré d’un culte mystérieux visiblement séparé du pouvoir masculin de l’Empire. Bien qu’Arha soit la prêtresse la plus élevée de la hiérarchie religieuse kargue, servant les « divinités » les plus puissantes et les plus énigmatiques, elle n’a pourtant aucune véritable autorité en dehors du Lieu des Tombeaux et de son labyrinthe de ténèbres. Dirigé par un Dieu-Roi, Kargad est essentiellement régi par un pouvoir masculin. Le Lieu où seuls vivent des femmes et des eunuques est de fait le seul endroit de Kargad où semble s’exprimer un pouvoir féminin mais ce pouvoir est maintenu en un lieu isolé, coupé du reste du monde (dans le désert), ce qui n’est jamais qu’une autre façon de le juguler en le tenant à distance, de sorte qu’il n’interfère pas dans le jeu politique. De fait, le Lieu est une prison pour ses prêtresses. Arha, la prêtresse éternellement réincarnée en elle-même, à laquelle on a dérobé son véritable nom, est une prisonnière qui s’ignore et, plus encore, ignore la servitude dans laquelle elle est placée vis-à-vis des hommes en raison de son isolement. Sa rencontre avec Ged, l’étranger, lui permet de reconsidérer son monde et de le critiquer en confrontant son savoir à celui de l’archipel. Grâce à cette rencontre, il lui est possible de se rebeller et de se libérer des chaînes invisibles qui la lient au Lieu. Pour devenir femme, adulte, elle doit suivre un chemin différent de celui suivi par Ged dans le premier tome : non pas se conformer au rôle que la société dans laquelle elle vit attend d’elle, mais au contraire s’arracher à ce rôle pour retrouver son nom, Tenar, et avec lui, sa singularité en tant qu’individu unique et non réduplication d’une prêtresse toujours réincarnée en elle-même. Ceci implique de s’arracher au Lieu des Tombeaux et de se dégager du lien qui la lie aux Puissances obscures.

Comme l’explique Ursula K. Le Guin dans son article de 1973 « Dreams Must Explain Themselves », Les Tombeaux d’Atuan raconte « a feminine coming of age. Birth, rebirth, destruction, freedom are the themes4. » De tels thèmes, chez une romancière qui s’affirme féministe, invitent à considérer le passage à l’âge adulte d’une femme comme devant nécessairement passer par une forme de rébellion face à un ordre où les femmes doivent se conformer à des rôles préétablis. En cela, Tenar est davantage une révolutionnaire que les personnages masculins du cycle. Son propre parcours dans Les Tombeaux d’Atuan constitue la remise en cause d’un ordre, celui d’une religion qui vénère des Puissances qui n’ont nul besoin d’être vénérées mais seulement acceptées, malgré leur caractère inquiétant, comme composante de l’univers, et celui de la société patriarcale de Kargad qui voue les prêtresses à ces Puissances, révélant une même défiance5.

La sortie de Tenar hors des Tombeaux et de l’obscurité constitue une remontée à la lumière et à la vie qui s’apparente à une nouvelle naissance, comme si la jeune femme accouchait d’elle-même. Le Lieu des Tombeaux et son Labyrinthe est en somme tout à la fois une prison et un lieu symbolique de gestation, rappelant l’obscurité de la matrice originelle. Tenar quitte un pays où les femmes n’ont pas droit de parole pour un autre à la culture apparemment moins superstitieuse et plus tolérante (du moins la culture de l’Archipel apparaît-elle ainsi à travers le personnage de Ged)6.

Mais l’Archipel se méfie également du pouvoir féminin, le tenant à distance en s’en moquant comme le montre le dicton « Weak as women’s magic, wicked as women’s magic »7. Pensée explicitement moins puissante que la magie des hommes, dévaluée (les femmes ne sont pas admises à Roke, l’école des mages), la magie des femmes est implicitement inquiétante pour les hommes, d’une part parce qu’elle permet à celles qui la pratiquent de s’émanciper partiellement des rôles attribués à la femme et donc d’échapper à la domination masculine, d’autre part parce que son fonctionnement échappe à l’homme. En maintenant la femme dans des rôles préétablis, les hommes de Terremer réduisent l’insupportable altérité de la femme, ce qui leur permet de faire l’économie de la confrontation au mystère féminin qui est aussi confrontation au mystère organique de la vie. Les tâches allouées spécifiquement aux femmes sont conçues comme inférieures et impures, ce qui suppose, par extension, une conception impure de la femme, en raison de son lien avec la naissance et la mort. La femme vient rappeler les origines organiques de la vie. Dans cette perception de la femme impure et potentiellement menaçante pour le pouvoir masculin, la double figure d’Ève et de Lilith, la Mère des hommes par qui le péché arrive et la Mère des démons qui a refusé la soumission (sexuelle) à l’homme, n’est pas loin, même si le monde de Terremer ne fait aucune référence explicite à cet imaginaire occidental judéo-chrétien. La femme n’est jamais plus menaçante que lorsqu’elle s’arrache à la domination de l’homme pour se construire en être indépendant8, sapant les fondements de l’ordre patriarcal qui veut que la femme soit la possession de l’homme, chair de sa chair, née de l’une de ses côtes (pour reprendre la conception biblique).

L’association du pouvoir féminin à l’obscurité et aux racines du monde renvoie à l’obscurité de la Matrice originelle : la création, la vie, qui naît de l’obscurité. Dans La Création d’Éa, poème archipélien relatant la création du monde de Terremer, il est dit que Segoy tira les îles de l’obscurité et de l’eau (Only in silence the word9). Obscurité et humidité sont deux termes traditionnellement associés au corps féminin, l’utérus d’où s’extirpe la vie. Ainsi on retrouve à travers ces deux aspects le symbolisme de la Terre Mère qui, parce qu’elle donne la vie, peut aussi la reprendre, symbolisme présent dans de nombreuses mythologies à travers le lien entre Déesse Mère et Déesse Mort mais aussi dans la figure des divinités du Destin. Les Parques de la mythologie gréco-romaine représentent chacune trois âges de la vie incarnés par les trois âges de la femme : Clotho, la vierge (la naissance), Lachesis, la femme mûre/la mère (le milieu de la vie), Atropos, l’aïeule (la vieillesse et la mort). On peut aussi évoquer, dans le panthéon hindou, Kali la Noire, un des aspects de la déesse Parvati, épouse du dieu Shiva, et qui représente la Déesse Mère destructrice et créatrice10. Toutes ces figures ne sont pas si éloignées de la Lilith judéo-chrétienne dans leur caractère inquiétant et le lien qu’elles impliquent entre femme, pouvoir de vie et pouvoir de mort. Vie et mort sont liées par le rappel de l’organicité de la vie qui signe l’appartenance de l’être humain à la matière périssable, et la femme apparaît comme la détentrice du mystère de la vie et de la mort que l’homme ne peut maîtriser. C’est ainsi que nombre de cultures jugent impures les menstruations car celles-ci constituent un signe ambivalent de vie et mort, faisant de la femme tout à la fois un être sacré et impur, conception essentielle pour comprendre le statut ambigu de Tenar, alias Arha, dans la société kargue, à la fois révérée pour son lien avec les Anciennes Puissances et isolée du reste du monde.

L’impureté supposée de la femme et des tâches qui lui sont réservées dans Terremer reflète cet imaginaire qui, loin de se retrouver uniquement dans des sociétés primitives ou non-occidentales, continue d’organiser profondément les représentations féminines dans l’imagerie occidentale, notamment à travers la figure de Lilith, la première femme selon le folklore juif, traditionnellement conçue comme démon femelle au corps monstrueux et devenue pour les féministes une figure de la femme libre. Dans ces conditions, on ne peut pas ne pas remarquer une lointaine parenté entre cette dernière et ces deux hybrides mi-femmes, mi-dragons que sont Therru/Tehanu et Orm Irian.

2. Femme et dragon : l’hybridité de Therru et Orm Irian, entre monstruosité et métaphore de liberté

Le mystère entourant la nature d’Orm Irian et de Therru est respectivement au cœur de la nouvelle « Dragonfly » et du roman Tehanu où chacune apparaît comme un être anormal, rejeté ou du moins, dans le cas d’Orm Irian, ne trouvant pas sa place dans la société de Terremer. Chaque récit se clôt par la révélation de la nature double du personnage, humain et dragon, révélation qui est déjà annoncée dans Tehanu par le récit de la Femme de Kemay, relaté par Tenar, et dans la nouvelle, par le titre même qui est aussi le nom usuel d’Orm Irian11. La traduction française de « Dragonfly » perd malheureusement cet effet d’annonce puisque Dragonfly devient Libellule, nom qui n’évoque plus, par homophonie, le vol du dragon.

Le lien établi entre femme et dragon à travers l’hybridité d’Orm Irian et de Therru n’est pas innocent. En effet, tout comme les femmes, les dragons de Terremer sont des êtres en marge de la société des hommes. Créatures anciennes, magiques par essence, échappant à la compréhension des hommes, les dragons sont perçus comme des monstres dont il faut se défier, bien qu’ils soient cependant parents des hommes, comme le révèle le récit de la Femme de Kemay. Le passage au premier plan des femmes et des dragons dans Tehanu constitue un renversement par rapport à la trilogie d’origine de Terremer où, comme l’observe Maria do Rosariò Monteiro, « dragons, women and death remained in the periphery of the plot. They intervene, they act, but Ged, mages and society as a whole do not know them, do not understand their nature »12. Le renversement de la figure négative du dragon, déjà amorcé à la fin de L’Ultime Rivage, accompagne ainsi la critique de la société patriarcale et la revalorisation des femmes. De plus, la nature mi-dragon, mi-femme de Therru et Orm Irian confirme la nature chthonienne et tellurique de la femme et de son pouvoir pressentie par leur association au culte des Innommables dans les romans précédents, un pouvoir différent de celui des hommes et défini par la sorcière Mousse (Moss) comme « deeper than the sea, older than the raising of the lands […] No one knows, no one knows, no one can say what I am, what a woman is, a woman of power, a woman’s power, deeper than the roots of trees, deeper than the roots of islands, older than the Making, older than the moon […] »13 L’ancienneté du pouvoir féminin, qui serait plus ancien encore que la Création, renforce le lien entre femme et dragon, les dragons étant le peuple le plus ancien de Terremer et le dragon Kalessin étant appelé Segoy par Therru14, autrement dit le nom du mystérieux créateur qui tira les îles de l’océan primordial et les nomma. Le lien entre femme, dragon et création nous ramène par ailleurs à Lilith, la femme primordiale, dont le corps hybride est un prototype du corps féminin comme hybridité, signe de monstruosité. Lilith combine en effet corps féminin, reptilien et batracien15. Elle est le corps qui rassemble les contraires en une unité impossible, qui nie la distinction des sexes16, négation inquiétante et problématique pour une société basée sur la distinction des sexes et des rôles sexuels puisqu’elle suppose une subversion des rôles traditionnels masculin et féminin17. Il n’est donc pas anodin que les dragons de Terremer soient en apparence asexués (nul ne sait par exemple si Kalessin est mâle ou femelle), ni non plus qu’Orm Irian se travestit temporairement en garçon pour entrer à Roke, même si ce déguisement est immédiatement percé à jour. Par leur nature hybride, Therru et Orm Irian remettent en question la place accordée à la femme dans la société patriarcale de Terremer. Mais, dans le même temps, leur hybridité recombine l’inquiétude et la méfiance du patriarcat à l’égard des femmes.

Le caractère hybride de Therru et Orm Irian est effectivement à double tranchant. Le rapprochement entre femme et dragon ne peut pas ne pas se colorer d’une face négative et sinistre. Si ce rapprochement se trouve justifié par le fait que les dragons sont des créatures autres, exclues elles aussi du système patriarcal de Terremer, les dragons restent cependant une force indomptable, représentant une menace potentielle porteuse de chaos. Le dragon est l’étranger, l’absolument Autre qui s’oppose à l’homme. Symbole du chaos, il est le monstre que doit traditionnellement abattre le héros pour préserver l’ordre cosmique. Il est aussi le monstre informe, le grand ver, serpent primordial que le dieu tue pour instaurer cet ordre cosmique. Dans les mythes assyro-babyloniens et grecs, ce serpent primordial est de nature féminine : Tiamat, la mère originelle, tuée par Mardouk18 ; Python, tuée par Apollon à Delphes19. Il est intéressant de noter, à ce sujet, que la Pythie, pourtant prophétesse d’Apollon, porte un nom qui rappelle étymologiquement celui de Python. Le nom de la Pythie est ainsi ambivalent : messagère de la sagesse d’Apollon, son nom évoque pourtant l’être chthonien primordial que le dieu solaire ouranien a vaincu. Ainsi le rapprochement entre femme et dragon dans Terremer fait écho, dans l’imaginaire occidental, au lien entre femme et créature ophidienne. La sagesse féminine tout comme la sagesse du dragon renvoie dès lors à un savoir primordial, ce savoir qui a trait à l’origine même de la vie et son organicité, comme nous avons déjà pu le constater en première partie.

La tradition judéo-chrétienne voit dans le dragon une figure du Serpent tentateur de la Genèse20, ce serpent qui évoquerait par sa forme phallique la sexualité, conçue comme un péché. Joseph Campbell propose toutefois une interprétation alternative à la signification du Serpent, en lien avec le symbole de l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue et que l’on retrouve dans l’imagerie de nombreuses civilisations. Selon lui, ce qui fait du Serpent un symbole négatif dans la Genèse est moins son caractère phallique, que sa capacité à changer de peau et sa forme qui rappelle aussi le tube digestif : le serpent révèle à l’homme par son apparence même le caractère terrifiant de la vie dans toute sa crudité en matérialisant l’image de la vie qui se nourrit de la vie et ne cesse de renaître d’elle-même, abandonnant les générations passées21. Vie et mort sont liées. Pour continuer à vivre, il faut se nourrir, autrement dit ingérer d’autres êtres vivants, une réalité qu’il n’est pas toujours aisé de reconnaître et accepter, comme le montre le phénomène du végétarisme.

Ces rapprochements entre dragon et serpent permettent d’expliquer le lien profond entre femme et créature ophidienne dans l’imaginaire. La femme, pourvoyeuse de vie, rejoint la symbolique du serpent ou dragon primordial car elle est symboliquement le chaos dont il faut sortir pour donner forme à la vie22. Ce faisant elle partage aussi le savoir primordial du dragon, d’où la compréhension mutuelle entre Tenar et Kalessin, qui se passe de mots lors de leur rencontre23.

Cette ambivalence se retrouve dans la figure même du dragon dans Terremer. Dans Le Sorcier de Terremer, le dragon Yevaud ressemble encore beaucoup au monstre reptilien traditionnel de l’imagerie occidentale : gigantesque reptile ailé semant la terreur dans les villages de Low Torning et qui a fait de l’île de Pendor sa demeure, il veille sur un immense trésor et se caractérise par son avidité. Son langage trompeur le rapproche du Fáfnir de la Völsunga Saga. Au contraire, les autres dragons du cycle, Orm Embar, et plus particulièrement Kalessin offrent une image beaucoup plus ambivalente du dragon, les rapprochant plutôt des dragons chinois que du monstre que les Beowulf, Sigurd et autres Saint George s’en vont combattre. Kalessin, présenté comme le plus ancien (the elder), ne se caractérise ni par l’avidité, ni par l’avarice, ni par une langue trompeuse mais par sa sagesse. Qui plus est, l’image des dragons est d’autant plus transformée dans les derniers romans du cycle qu’est révélée la parenté des humains et des dragons, qui, à l’origine, ne formaient qu’une seule espèce, la division de l’espèce originelle entre dragon et humain redoublant la distinction entre femme et homme, les deux parts de l’humanité. Cette révélation est confirmée à travers les trois êtres hybrides que sont la Femme de Kemay, Therru elle-même et Orm Irian. Comme on l’a vu, il n’est pas anodin que ces trois hybrides soient aussi trois femmes puisque dragons et femmes ont en commun l’image négative que les hommes ont forgée d’eux alors même qu’ils appartiennent à la même espèce. En fondant les figures de la femme et du dragon dans ces trois personnages, Ursula K. Le Guin met en relief la peur irraisonnée des hommes et le statut problématique de la femme dans un système patriarcal. Therru, en particulier, concentre sur elle l’ensemble des injustices faites aux femmes : enfant battue et abusée sexuellement par ses parents avant de finir à moitié brûlée vive et irrémédiablement défigurée et mutilée, Therru est une victime de la violence des hommes. On ne peut pas ne pas songer, en lisant son histoire, à ces femmes brûlées à l’acide pour avoir porté atteinte à l’honneur de leur famille ou de leur époux. La question récurrente que posent les habitants de Gont, et en particulier les personnages masculins, « Mais qu’a-t-elle bien pu faire pour qu’on la mutile ainsi ? », renvoie au présupposé sous-jacent que la victime est coupable d’une faute inavouable. En d’autres termes, la femme violée ou battue est responsable du préjudice porté à son encontre. Porteuse de ces stigmates qui l’identifient en victime, Therru fait peur et révulse. Sa nature hybride de dragon symbolise cependant sa force intérieure, cette capacité à se reconstruire face à l’adversité. Le dragon en elle est une force libératrice.

En effet, les dragons de Terremer sont aussi un symbole de liberté. Le vol du dragon représente l’aspiration de la femme à la liberté. La description du vol de Kalessin lors de sa rencontre avec Tenar le montre bien. Lors de son approche, de loin, Kalessin apparaît à Tenar comme un oiseau : « It was not a gull, for it flew steadily, and too high to be a pelican. Was it a wild goose, or an albatross, the great, rare voyager of the open sea, come among the islands ? »24 Kalessin est à nouveau comparé à un oiseau lorsqu’il disparaît au loin (« till it was no larger than a wild goose or a gull. 25) Le dragon est successivement comparé à une mouette (gull), un pélican, une oie sauvage (wild goose) et un albatros, tous oiseaux caractérisés par leurs longues ailes et leur vol majestueux mais ayant une allure pataude à terre, à l’instar de Therru, défigurée et laide sous sa forme humaine mais qui prendra la forme d’un superbe dragon en vol à la fin du Vent d’ailleurs. Dégagé de la pesanteur de la terre, libre, le vol du dragon constitue une réponse à la possessivité de l’homme à l’égard de la femme, de la terre et de ses trésors. Le dragon qui vole, c’est l’être libre et sans attache, celui qui n’appartient à personne et ne possède rien ni personne, l’être qui va où il désire sans crainte, sans être jugé. Bien plus, étant une créature de feu, de lumière et d’air, magique par essence, le dragon métaphorise le pouvoir de l’imagination, cette capacité de l’esprit humain traditionnellement associée au caractère supposément fantasque et irraisonné de la femme, alors que la raison a toujours été pensée comme une qualité masculine. Cette association se justifie par celle unissant la femme à la nature, voyant dans la femme un être plus naturel que l’homme, association que l’anthropologue et féministe Colette Guillaumin considère comme une pièce maîtresse de l’oppression des femmes. « Selon elle, c’est parce que les femmes sont appropriées, et donc constituées en choses, qu’elles peuvent être dans le même temps perçues comme des choses naturelles […] »26 Dans le même mouvement, l’idée que les femmes seraient plus naturelles que les hommes redouble l’idée que la domination des hommes sur les femmes serait fondée en nature. Or, dans Terremer, le lien qui se crée entre femme, dragon, nature et imagination est revalorisé et subverti pour ne plus être un élément possible d’oppression mais un instrument de liberté. Contre la supposée raison masculine et son savoir qui s’avèrent de fait nourris par la peur et les préjugés, la femme et le dragon opposent la communauté des cœurs27 et la liberté d’être soi, malgré l’adversité. À l’économie de la possession, ils opposent celle de la reconnaissance mutuelle des individus libres. Enfin, face à l’homme (mage) besogneux qui tente de s’octroyer des pouvoirs qu’il n’a pas, et, en particulier, le pouvoir de créer, le dragon se définit comme un artiste naturel. Comme le dit Ged : « We men do dreams, we work magic, we do good, we do evil. The dragons do not dream. They are dreams. They do not work magic: it is their substance, their being. They do not do, they are »28. En cela, la figure ambivalente du dragon se fait figure positive, figure de l’idéal, et transcende la figure féminine parce qu’elle est un espoir de liberté mais aussi un rappel du simple droit de chacun à exister.

Dans un article intitulé « Why Are Americans Afraid of Dragons ? », Ursula K. Le Guin lie explicitement le pouvoir de l’imagination, la liberté et l’image du dragon dans un passage qui entre en résonance avec la figure du dragon dans les derniers tomes de Terremer, figure de liberté qui, à travers les personnages hybrides de Therru et Orm Irian, remet en question les préjugés des sociétés patriarcales de Terremer :

For Fantasy is true, of course. It isn’t factual, but it is true. Children know that. Adults know it too, and that is precisely why many of them are afraid of fantasy. They know that its truth challenges, even threatens, all that is false, all that is phony, unnecessary, and trivial in the life they have let themselves be forced into living. They are afraid of dragons, because they are afraid of freedom.29

L’imaginaire est une voie pour la liberté, et dans Terremer, la figure intrinsèquement imaginaire du dragon, dans ces hybrides que sont Therru et Orm Irian, représente la femme qui s’émancipe enfin et prend son envol.

En prenant pour thèmes principaux la question de la femme et de l’hybridité, Tehanu est bien un roman pivot dans le cycle de Terremer et l’on peut voir, à la suite de Maria do Rosário Monteiro, dans le questionnement féministe de Tenar, une quête pour découvrir ce qu’est la vraie nature des femmes, cette nature qui effraie tant les hommes, et où réside le pouvoir féminin. Pourtant, le roman, pas plus que les nouvelles des Contes de Terremer ou le cinquième et dernier roman du cycle, n’apporte de réponse stable et définitive à la question de ce que serait la nature intrinsèque de la femme et ce que devrait être son rôle véritable. Bien au contraire, par le biais du rapprochement entre femmes et dragons et leur hybridation dans le personnage de Therru, le roman privilégie la mise en évidence de la construction de la figure féminine opérée par les préjugés de la société patriarcale, et l’interrogation du statut de la femme. Il s’agit moins pour Ursula K. Le Guin de problématiser le statut de la femme dans les œuvres de Fantasy que d’interroger la place de la femme dans nos représentations culturelles, tout en apportant des éléments de subversion à celles-ci. Cette problématisation se trouve déjà en creux dans le deuxième roman du cycle, Les Tombeaux d’Atuan, et fait de Terremer non seulement une œuvre majeure de la Fantasy mais aussi une œuvre intrinsèquement féminine et féministe.


Notes

1 –  Le Guin (Ursula K.), The Earthsea Quartet, Londres, Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973, 1990 pour les éditions originales des quatre volumes séparés), p.651 : « “La peur,” dit-elle. “De quoi avons-nous si peur ? Pourquoi les laissons-nous nous dire que nous avons peur ? De quoi ont-ils peur, eux ?” Elle reprit le bas qu’elle était en train de repriser, le tourna dans ses mains, resta silencieuse un moment ; enfin elle dit, “Pourquoi ont-ils peur de nous ?” » (notre traduction)

2 –  The Earthsea Quartet, p.104-116

3 –  Le monde de Terremer est divisé géopolitiquement entre l’Archipel, confédération d’îles où les habitants ont la peau sombre et où la magie est pratiquée, et les Terres kargades, empire dont la population a la peau blanche et où la magie est prohibée.

4 –  Le Guin (Ursula K.), The Language of the Night, Essays in Fantasy and Science Fiction, édition et introductions de Susan Wood, édition révisée par Ursula K. Le Guin, Londres, The Women’s Press, 1989, p.44-45 : « une version féminine du passage à l’âge adulte. Naissance, renaissance, destruction, liberté en sont les thèmes. » (notre traduction)

5 –  Voir Bernardo (Susan M.) et Murphy (Graham J.), Ursula K. Le Guin, A Critical Companion, Westport, Connecticut et Londres, Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, p.110 : « Elizabeth Cummins, in her article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, says of Tenar that “she cannot become a wizard or a king. But Tenar is more of a revolutionary than either Ged or Arren. Whereas Ged and Arren mature so as to assume socially-approved roles, she has had to rebel against the society which nurtured her.” »« Elizabeth Cummins, dans son article “The Land-Lady’s Homebirth : Revisiting Ursula K. Le Guin’s Worlds”, dit de Tenar qu’elle “ne peut pas devenir mage ou roi. Mais Tenar est davantage une révolutionnaire que Ged ou Arren. Alors que Ged et Arren mûrissent afin d’assumer des rôles socialement approuvés, elle a dû se rebeller contre la société qui l’a élevée.” » (notre traduction)

6 –  L’idée que la société kargue est beaucoup plus oppressive pour les femmes que la société archipélienne est également suggérée dans Le Vent d’ailleurs (The Other Wind), dernier roman du cycle, avec la princesse kargue Seserakh qui porte le feyag, une sorte d’équivalent fictif du voile intégral islamique.

7 –  « Faible comme la magie des femmes, mauvaise comme la magie des femmes. » (notre traduction)

8 –  On notera que la rébellion de Tenar dans Les Tombeaux d’Atuan aboutit d’ailleurs à la destruction du Lieu dans un tremblement de terre.

9 –  The Eathsea Quartet p. 12 : « Seulement dans le silence le mot » (notre traduction) Il s’agit du premier vers du poème liminaire du cycle.

10 –  Voir Varenne (Jean), « Kali », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com. Dans l’iconographie, Kali est représentée portant un collier de crânes, la bouche ensanglantée. Sur le caractère ambivalent de la Déesse Mère, voir Eliade (Mircea), « Mythologies (dieux et déesses », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com : « L’hymne homérique à Gaia (Terre) exalte “la Terre, mère universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit tout ce qui existe […]. C’est à toi qu’il appartient de donner la vie aux mortels, comme de la leur reprendre […].” C’est la raison pour laquelle la grande déesse, la Terre-Mère, est considérée non seulement comme la source dela vie et dela fertilité, mais aussi comme la maîtresse du destin et la déesse de la mort. Dans l’Inde, Durga-Kali est à la fois créatrice et destructrice, principe de la vie et de la mort. »

11 –  Contrairement aux Kargues, les Archipéliens ont deux noms, un nom usuel, et leur vrai nom qui leur est révélé au cours de la cérémonie du Passage par un mage ou une sorcière. La magie pratiquée à Terremer étant basée sur la connaissance du vrai nom des êtres et des choses, ce nom vrai doit rester secret.

12 –  « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », communication présentée à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt: « les dragons, les femmes et la mort restent à la périphérie de l’intrigue. Ils interviennent, ils agissent, mais Ged, les mages et la société dans son ensemble ne les connaissent pas, ne comprennent pas leur nature. » (notre traduction) Cette observation mérite toutefois d’être nuancée : la question de la mort est centrale dans le troisième roman de Terremer, L’Ultime Rivage, et le deuxième roman, Les Tombeaux d’Atuan, est, comme, on l’a vu, centré sur le personnage de Tenar. Néanmoins, c’est un homme, Ged, qui aide Tenar à prendre conscience de la réalité de sa situation et si les croyances kargues relatives aux Innommables sont remises en question, le statut de la femme n’est pas encore véritablement interrogé.

13 –  The Earthsea Quartet, p.528 : « Plus [profond] que l’océan, plus [ancien] que l’émergence des terres. […] Nul ne sait, nul ne sait, nul ne peut dire ce que je suis, ce qu’une femme est, une femme de pouvoir, le pouvoir d’une femme, plus profond que les racines des arbres, plus profond que les racines des îles, plus ancien que la Création, plus ancien que la lune. […] » (notre traduction)

14 –  tThe Earthsea Quartet, p.688

15 –  On soulignera au passage le caractère tellurique et aquatique de ce corps.

16 –  Voir Rousseau (Vanessa), « Lilith : une androgynie oubliée », Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, mis en ligne le 17 novembre 2005, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

17 –  Il est intéressant de noter que le principe de subversion des rôles sexuels passant par un refus de la distinction masculin/féminin se trouve au cœur de la problématique transgenre, et alimente en partie la théorie féministe anti-essentialiste qui refuse le postulat selon lequel la distinction des sexes serait fondée en nature. Pour une introduction générale aux questions de genre, voir Bereni (Laure), Chauvin (Sébastien), Jaunait (Alexandre), Revillard (Anne), Introduction aux Gender Studies,Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008

18 –  Tiamat apparaît dans le poème babylonien de la création, Enûma Elish, où elle incarne la déesse primordiale des eaux salées. Opposée à Mardouk dans le conflit entre les divinités primordiales et les nouvelles générations divines, elle s’entoure de monstres ophidiens (dragons, serpents,…). Mardouk la tue et organise le cosmos à partir de son corps : une moitié devient la voûte céleste et l’autre devient la terre. Bien qu’elle ne soit pas explicitement présentée comme une créature serpentine dans le poème, de nombreuses représentations iconographiques de l’époque assyro-babylonienne montrant un héros tuant un dragon ou serpent monstrueux ont été interprétées comme des illustrations du mythe de Tiamat et de Mardouk. Voir « Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org. René Labat observe que le « récit commence au début même du monde alors que tout n’était encore que chaos. Il évoque l’apparition successive des dieux et le conflit qui finit par opposer le premier ordre divin, où régnaient le silence, les ténèbres et l’immobilité, aux plus jeunes générations divines, génératrices de bruit, de mouvement et de lumière. » (« Assyro-babyloniens (littérature) », Encyclopaedia Universalis tome 2, p.959). La caractérisation de ce premier ordre divin n’est pas sans rappeler le culte des Innommables dans Les Tombeaux d’Atuan. Mircea Eliade, quant à lui, note que Tiamat « cumulait toutes les images exemplaires du Chaos : il était à la fois Océan primordial, dragon femelle, être androgyne, monstre et embryon. » (« Création (Les mythes de la Création) », Encyclopaedia Universalis en ligne, consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

19 –  Pythonest un monstre femelle engendré par Gaïa, la Terre mère. Sa mise à mort par Apollon est relatée dans l’Hymne homérique consacré au dieu. Selon les textes, Python est tantôt présentée comme un serpent, tantôt comme un dragon. Une version en ligne de la traduction de Leconte de Lisle de l’Hymne peut être consultée sur wikisource.org. Il est probable que Python était à l’origine une ancienne divinité chthonienne locale associée au site de Delphes (dont l’ancien nom est Pytho) dont le culte, lié à la divination, aurait été par la suite supplanté par celui d’Apollon, ce dont témoignerait le mythe.

20 –  Lui-même associé à une figure féminine, Ève.

21 –  Voir Campbell (Joseph), Puissance du mythe (Power of Myth), avec la collaboration de Bill Moyers, traduction de Jazenne Tanzac, [s.l.], J’ai lu, 1991 (1988), p.89-92. Joseph Campbell souligne que les cultures en contact avec la civilisation hébraïque connaissaient le serpent comme symbole de vie et de fertilité.

22 –  En illustration de cette idée, on peut évoquer la légende médiévale française de Mélusine, mi-femme, mi-serpent, présentée comme l’ancêtre de la Maison des Lusignan dans le roman de Jean d’Arras. Mélusine a été rapprochée des figures de souveraineté celtes et son caractère ophidien en ferait l’incarnation de la fertilité du sol. Voir Morris (Matthew), « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20. (Nous remercions Jean-Michel Caralp qui nous a indiqué cette référence.)

23 –  The Earthsea Quartet, p.515-518

24 –  op.cit. p.515 : « Ce n’était pas une mouette, car il volait régulièrement, et trop haut pour être un pélican. Était-ce une oie sauvage, ou un albatros, le grand, rare voyageur de la haute mer, venu dans les îles ? » (notre traduction)

25 –  Op.cit. p.518 : « jusqu’à ce qu’il ne fut pas plus grand qu’une oie sauvage ou une mouette. » (notre traduction)

26 –  Introduction aux Gender Studies, op.cit. p.22

27 –  Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Warren G. Rochelle, Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin, Liverpool University Press, 2001.

28 –  The Earthsea Quartet, p.335 : « Nous les hommes faisons des rêves, nous utilisons la magie, nous faisons le bien, nous faisons le mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont des rêves. Ils n’utilisent pas la magie : c’est leur substance, leur être. Ils ne font pas, ils sont. » (notre traduction)

29 –  The Language of the Night, p. 36 : « Car l’Imaginaire est vrai, bien sûr. Il n’est pas factuel, mais il est vrai. Les enfants le savent. Les adultes le savent aussi, et c’est précisément pourquoi tant d’entre eux ont peur de l’imaginaire. Ils savent que sa vérité met en question, menace même, tout ce qui est faux, tout ce qui est en toc, inutile, et trivial dans la vie qu’ils se sont laissés forcer à vivre. Ils ont peur des dragons, parce qu’ils ont peur de la liberté. » (notre traduction)

 


Bibliographie

Œuvres

Anonyme. Hymne homérique à Apollon. Traduction de Leconte de Lisle.

Anonyme. Völsunga saga (The saga of the Völsungs). Traduction et introduction de Jesse L. Byock, Berkeley et Los Angeles, Californie : University of California Press, 1990

LE GUIN Ursula K.  The Earthsea Quartet (comprenant A Wizard of Earthsea, The Tombs of Atuan, The Farthest Shore, et Tehanu). Londres : Penguin Books, 1993 (1968, 1972, 1973 et 1990 pour les premières éditions respectives des quatre volumes séparés)

Tales from Earthsea. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

The Other Wind. Londres : Orion, 2003 (2001 pour la première édition chez Harcourt, États-Unis)

Ouvrages critiques

BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, JAUNAIT Alexandre, REVILLARD Anne. Introduction aux Gender Studies, manuel des études sur le genre. Bruxelles : De Boeck, coll. Ouvertures politiques, 2008, 358p.

BERNARDO Susan M., MURPHY Graham J., LE GUIN Ursula K. A Critical Companion. Westport, Connecticut et Londres : Greenwood Press, coll. Critical Companions to Popular Contemporary Writers, Kathleen Gregory Klein Series Editor, 2006, 216p.

CAMPBELL Joseph. Puissance du mythe (Power of Myth). J’ai lu, 1991 (1988), 373p.

ELIADE Mircea. « Création (Les mythes de la Création) ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

« Mythologies (Dieux et déesses) », Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

LABAT René. « Assyro-babyloniens (littérature) ». Encyclopaedia Universalis, tome 2, p.957-961.

LE GUIN Ursula K. The Language of the Night, Essays on Fantasy and Science Fiction. Londres : The Women’s Press, 1989 (1979 pour l’édition non révisée à New York chez GP Putman’s Sons), 210p.

MORRIS Matthew. « Les origines de la légende de Mélusine et ses débuts dans la littérature du Moyen Âge », dans Bouloumié (Arlette) et Behar (Henri), Mélusine : moderne et contemporaine, Paris, L’Âge d’homme, 2001, p.13-20.

ROSARIO MONTEIRO Maria. « Humans and Dragons : Coming in Terms with Inner and Outer Otherness », papier présenté à la conférence Beasts/Ecrire l’animal, Londres, Metropolitan University, 2004, consulté le 30 mars 2011 sur fcsh.unl.pt

ROUSSEAU Vanessa. « Lilith : une androgynie oubliée ».  Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 123, juillet-septembre 2003, consulté le 30 mars 2011 sur revues.org

ROCHELLE Warren G. Communities of the Heart : The Rhetoric of Myth in the Fiction of Ursula K. Le Guin. Liverpool University Press, 2001, 208p.

« Tiamat », Encyclopedia Mythica, Encyclopedia Mythica Online, consulté le 23 mai 2011 sur pantheon.org

VARENNE Jean. « Kali ». Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 23 mai 2011 sur universalis-edu.com

Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?

Marion Sauvaire
Doctorante en Lettres Modernes et en Didactique du français, Université Toulouse – Jean Jaurès et Université de Laval (Québec)
marion.sauvaire@fse.ulaval.ca

Pour citer cet article : Sauvaire, Marion, « Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ?. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°4 « L’hybride à l’épreuve des regards croisés », 2012, mis en ligne en 2012, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/numero-4-2011-article-3-ms/>.

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Résumé :

La notion d’hybridité, issue de l’anthropologie culturelle, est interrogée dans le cadre de notre recherche sur l’enseignement de la littérature. La notion est confrontée à celle de métissage, puis à celle de diversité, dans la perspective d’élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires.

Mots-clés : hybridité – métissage – diversité – identité culturelle – rhizome – créolisation – études post-coloniales – altérité – didactique de la littérature

Abstract :

Hybridity, as understood by cultural anthropology, is questioned within the framework of our investigation on the teaching of literature. The notion is confronted to the concept of miscegenation and then to the notion of diversity. The overall purpose of this study is to set up a training program for young scholar readers taking into account their subjectivity and diversity.

Key-words: hybridity – miscenegation – diversity – cultural identity – rhizome – creolization – post-colonial studies – otherness – literature didactics


Dans cet article, nous interrogerons la possibilité d’intégrer la notion d’hybridité, issue des études postcoloniales, à notre recherche sur la diversité des lectures subjectives. Plus précisément, nous questionnerons la pertinence des notions d’hybridité et de diversité pour élaborer un dispositif de formation des sujets lecteurs scolaires. Lorsque l’on s’interroge sur la dimension subjective de la formation des lecteurs, on ne peut éluder la question sous-jacente du modèle de sujet que l’école souhaite former : s’agit-il d’un sujet homogène et rationnel, tel que celui de la tradition humaniste ? S’agit-il d’un sujet hybride, culturellement « dissonant »1, potentiellement disloqué ? S’agit-il d’un sujet divers, multiple, changeant ? Dans le cadre de notre étude, nous envisageons le sujet comme une catégorie herméneutique, c’est-à-dire comme une construction théorique permettant l’interprétation de parcours d’apprentissage singuliers de la lecture littéraire. Or, ces parcours singuliers rendent compte de relations complexes aux cultures contemporaines et passées. Ces relations transcendent l’analyse critique de la distance entre culture privée et culture scolaire, car elles font coexister des modèles culturels très diversifiés, parfois contradictoires, et non nécessairement hiérarchisés, issus entre autres de l’intensification des migrations humaines et de la multiplication des réseaux de communication. Comment les recherches didactiques sur la lecture littéraire peuvent-elles accueillir les nombreux déplacements des subjectivités contemporaines, qu’ils résultent de mouvements migratoires effectifs ou plus largement de la contamination des espaces symboliques, que l’anthropologue A. Appaduraï nomme les « ethnoscapes »2 ?

La notion d’hybridité culturelle telle qu’elle a été élaborée par les études postcoloniales peut-elle être convoquée pour élaborer un modèle de formation des sujets lecteurs en classe de français ? Un effort de clarification entre les notions d’hybridité, de métissage et de diversité nous a semblé nécessaire. Il ne s’agit pas seulement de distinguer des nuances sémantiques, mais de questionner les fondements épistémologiques d’un projet de redéfinition critique de la culture qui trouve sa source dans les études postcoloniales. Comme le souligne l’anthropologue C. Chivallon, à travers la notion d’hybridité, ce sont les fondements philosophiques de la pensée moderne qui sont remis en cause :

Le « Third space » de Homi Bhabha – « l’espace d’énonciation » où est localisée cette fameuse « hybridité » accessible seulement si l’on consent à se départir de la « tradition sociologique » élaborée selon « une structure binaire d’opposition » – concentre le sens de la quête des postcolonial studies : parvenir à dévoiler un univers définitivement soustrait à la seule autorité de nos modes de pensée inspirés de la métaphysique occidentale.3

Nous verrons que ce projet n’est pas exempt d’ambiguïtés. Face à la généralisation de l’usage du terme « hybridité » dans les discours des sciences humaines, il nous parait4 important de tenir compte des développements successifs de cette notion. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous avons essayé de définir l’hybridité notamment en regard de la notion voisine de métissage. Dans un second temps, nous soulevons les enjeux de la notion d’hybridité pour la construction du sujet, selon trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité et la diversité. Finalement, nous proposons une modeste contribution théorique au modèle de formation du sujet lecteur5, avec la notion de sujet lecteur divers.

 1. Quelques définitions de l’hybridité

1.1. Évolution sémantique des notions d’hybridité et de métissage

Étymologiquement, « hybride » vient du latin (h) ibrida, qui signifie « bâtard ; de sang mélangé », à rapprocher sans doute de iber [« mulet, demi-âne »] et imbrum [« mulet ; bétail, brebis »]. La graphie la plus usuelle hybrida est due, sans doute, à un faux rapprochement avec le grec hybris « violence ». Au sens propre, l’adjectif « hybride » et le substantif dérivé « hybridité » s’inscrivent dans le domaine de la biologie animale et végétale, puis dans celui de la linguistique. L’article « hybride » du dictionnaire Trésor de la langue française6 propose les définitions suivantes :

1. [En parlant d’animaux, de plantes] Qui provient du croisement naturel ou artificiel de deux individus d’espèces, de races ou de variétés différentes. Les mulets sont des animaux hybrides. […]

2. LING., Mot dont les éléments sont empruntés à des langues différentes.

Un exemple d’usage métaphorique est donné dans lequel l’adjectif caractérise l’homme ; il est alors connoté négativement et rapproché de l’idée de monstruosité : « un monstrueux hybride humain ». (Mirbeau, 1900, p. 161). Enfin, au figuré, « hybride » signifie qui n’appartient à aucun type, genre, style particulier ; qui est bizarrement composé d’éléments disparates.

Les termes « hybride » et « hybridité », et les termes « métis » et « métissage » ont eu une fortune assez semblable. Issus de la biologie, ils ont été appliqués à l’homme dans un sens péjoratif, puis ils ont progressivement cessé de déterminer des différences phénotypiques pour caractériser le produit unique du croisement de deux cultures. Commune aux deux termes et également inspirée de la botanique, la métaphore de la greffe s’est répandue dans les discours des sciences humaines à mesure que les termes de métissage et d’hybridité acquerraient une signification plus large et positive. L.S. Senghor fut un des premiers à faire l’éloge de la « saveur du fruit de la greffe » : « Pourquoi ne pas unir nos clartés pour supprimer toute ombre ? Ou, pour employer une image familière, pourquoi, cultivant notre jardin, ne pas greffer le scion européen sur notre sauvageon ? Vertu des civilisations métisses »7. La conception du métissage comme processus vertueux de développement culturel fut tardive. Le terme « métis » (du latin mixtus, « mélangé ») est d’abord apparu dans le contexte de la colonisation de l’Amérique du Sud, pour désigner la progéniture que les colons eurent avec des indigènes puis des esclaves. Au XVIIIe siècle, il est rapproché de l’hybridité botanique ou animale, comme le montre sa synonymie avec « mulâtre », dérivé du « mulet », animal hybride né du croisement de deux espèces. L’individu « métis » stigmatise un comportement jugé bestial. En raison de cette connotation ancrée dans le discours colonialiste, A. Césaire et B. Diop ont rejeté le concept de « métissage » au profit de la Négritude.

L’expression « métissage culturel » définit un phénomène de nature multiple et fragmentaire, parfois abusivement présenté comme universel. Pour S. Gruzunski, la vision culturaliste entretient la croyance qu’il existerait une totalité cohérente capable de conditionner les comportements, elle incite « à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d’entités stables dénommées cultures et civilisations »8. En affirmant que « le métissage représente à l’échelle du monde ce que le multiculturalisme est à l’échelle de la nation »9 ne court-on pas le risque d’ériger le métissage en une nouvelle norme hégémonique, un nouvel humanisme basé sur la fusion des différences ? Malgré ces réserves, l’usage du mot « métissage » s’est généralisé pour définir tout croisement entre deux cultures. Dans ce sens, il est en concurrence avec le terme « hybridité ». En effet, les études postcoloniales anglophones ont particulièrement contribué à la l’élargissement de la notion d’hybridity dans le champ de l’anthropologie culturelle.

L’élucidation des nuances sémantiques entre métissage et hybridité n’est pas aisée. Sont-ils des synonymes issus d’un processus de traduction entre les traditions francophones et anglophones ou bien décrivent-ils des phénomènes culturels distincts ? Dans son Plaidoyer pour un monde métis, A. Nouss propose de distinguer le métissage, comme processus transculturel, de l’hybridité comme résultat. Il regrette l’usage anglo-saxon du terme hybridity, comme synonyme de métissage, « au détriment de sa signification précise qui ressort explicitement de son usage en botanique et en zoologie »10. C’est oublier que l’origine du terme métissage ressort lui aussi de ces domaines ! Une critique plus justifiée est formulée par Young dans sa mise en garde contre un usage sans discernement de la notion d’hybridité dans les discours contemporains, usage qui ne peut ignorer l’ancrage de la notion dans les catégories racistes du passé colonial : « Quand nous parlons d’hybridité […] pour déconstruire une notion aussi essentialiste que celle de race, aujourd’hui, nous risquons plus de répéter la fixation passée sur la race que de nous en distancier ou d’en développer une critique »11.

1.2. Ambiguïté de l’hybridité dans les études postcoloniales

En dépit de ces controverses, l’hybridité reste une notion centrale du projet des études postcoloniales, qui l’associent à la déconstruction des discours ethnographiques attribuant des caractéristiques culturelles propres à des groupes distincts. Dans ce domaine, l’hybridité désigne communément « la création de nouvelles formes transculturelles au sein des zones de contact produites par la colonisation »12. Hutnyk souligne que dans un usage récent, l’hybridité est liée plus largement aux mouvements migratoires : « L’hybridité apparait comme une catégorie commode à la lisière ou au point de contact de la diaspora, décrivant le mélange culturel là où la personne issue de la diaspora rencontre l’hôte, sur la scène de la migration »13 (notre traduction). L’hybridité est présentée comme une notion clé pour comprendre les multiples déplacements identitaires dus à l’accentuation des mouvements migratoires et à la contamination des modèles culturels. Cependant, cet usage de la notion soulève une nouvelle réserve. D’une part, les tenants de l’hybridité revendiquent la critique d’une définition stable et homogène de l’identité, du sujet et de la culture, mais, d’autre part, la notion conserve les postulats de l’identité, en tant que préalables à la création d’une nouvelle forme hybride. Chivallon, à propos de l’ouvrage de Paul Gilroy sur le modèle hybride de la diaspora noire, exprime clairement ce paradoxe : « l’hybride ne peut se dire que parce qu’il s’oppose à la pureté »14. La contradiction qui consiste à déconstruire le discours de la « pureté identitaire » à partir de termes qui trouvent leurs origines dans ce même discours est embarrassante. Que penser, par exemple, de l’expression « identité hybride », s’agit-il d’un oxymore ou d’un subtil pléonasme ? En admettant que la notion d’hybridité aille à l’encontre d’un discours fantasmatique sur l’unité de l’identité originelle, il demeure que l’hybridité, comme le métissage, reproduisent une logique dualiste, qui de deux identités en créent une nouvelle. Si la notion d’hybridité ne se laisse pas définir de manière satisfaisante, n’est-ce pas parce qu’elle est traversée par un clivage entre deux paradigmes, l’un relevant de la pensée moderne, qui fonde l’équivalence entre l’identité, l’unité et la continuité du sujet et de la culture ; l’autre inspiré des perspectives post-modernes qui privilégient le changement, la multiplicité et le déplacement d’éléments en interaction ?

2. Situer l’hybridité par rapport à trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

2.1. Trois perspectives : l’identité, l’altérité, la diversité

Pour mieux rendre compte des enjeux et des limites de la notion d’hybridité dans le cadre de la construction théorique d’un modèle de sujet lecteur, nous proposons de la situer par rapport à trois perspectives épistémologiques : l’identité, l’altérité, la diversité.

Le concept d’identité est antérieur à celui de sujet et trouve son origine dans l’opposition platonicienne entre l’un et le multiple. La perspective de l’identité est fondée sur un paradigme qui associe l’unité (identité numérique), à la mêmeté (identité de nature) et à la permanence. Cette perspective anime le projet rationnel de fondation du sujet moderne et la conception humaniste de la culture comme unitaire, homogène et stable. Elle correspond à ce que Deleuze et Guattari nomment le livre racine, qui « est à la littérature, ce que le sujet est à la philosophie et à la sociologie classiques […] C’est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre) »15. Dans le domaine de la littérature, cette perspective s’est déployée au XIXe siècle, la modernité littéraire rejoignant la modernité philosophique en faisant du sujet créateur la source de la norme esthétique. En France, la figure de l’auteur était censée exprimer « le génie national ». Dès lors, le développement de la lecture littéraire dans tous les ordres d’enseignement avait pour objectif de renforcer l’unification de l’identité nationale autour d’une langue et d’une culture patrimoniale, dont la littérature canonique était l’expression par excellence.

La deuxième perspective est centrée sur l’idée que l’identité ne peut pas être pensée sans référence à l’altérité. Elle définit l’autre comme essentiellement différent du même. La polarisation de la différence entre l’identité et altérité conduit à un paradigme dualiste qui oppose le même et l’autre, l’identique et le différent, le centre et la périphérie, l’universel et le singulier, etc. Pour résorber cette dichotomie, trois voies sont envisageables :

  1. Le recouvrement de l’autre par le même, par assimilation de sa différence, selon, par exemple, le modèle de l’universalisme.

  2. L’affirmation de l’altérité comme différence, à laquelle on prête les caractéristiques du même ou à laquelle on accorde les prétentions hégémoniques de l’identité, comme, par exemple, dans le modèle du culturalisme.

  3. La fusion du même et de l’autre dans une nouvelle unité plus englobante, comme dans le modèle du multiculturalisme.

Ces trois voies ont en commun de conserver les postulats de l’identité pour définir l’altérité. Postuler une altérité en soi, c’est enfermer les relations entre le sujet et autrui dans une dichotomie qui ne se résorbera que dans la quête fantasmée d’une unité identitaire, passée ou à venir. Alors que la perspective de l’identité se rapprochait de la notion deleuzienne du livre-racine, la perspective de l’altérité relève du « livre-radicelle » et de l’image de la greffe : « Après le livre-racine, le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires ». Cependant, la racine principale n’est pas abolie, elle demeure à l’état de principe ou en tant que projet : « son unité n’en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible. Et on doit se demander si la réalité spirituelle et réfléchie ne compense pas cet état de choses en manifestant à son tour l’exigence d’une unité secrète encore plus compréhensive, ou d’une totalité plus extensive »16.

La troisième perspective est celle de la diversité. Elle suggère un renoncement à la figure du sujet moderne identique à soi, tout en cherchant à éviter les écueils de l’essentialisation de l’altérité. La diversité implique un déplacement des perspectives du même et de l’autre, et plus précisément, elle implique un changement de nature du sujet, qui devient un sujet divers. En français, l’adjectif divers est synonyme de contradictoire, de pluriel, de dissemblable, et de petit, marginal. Un sujet divers serait non seulement pluriel, mais aussi discontinu, mobile, changeant et contradictoire. On ne peut donc réduire la diversité à la pluralité, car la diversité est indissociable de la mutabilité : si elle peut se concevoir simultanément, comme multiplicité, elle doit aussi être comprise successivement, comme discontinuité.

La diversité renverrait à la figure du livre-rhizome, qui procède à la fois par « déterritorialisation » et par l’accroissement de « multiplicités » qui changent de nature en s’interconnectant. Contrairement à la racine, même tronquée ou dupliquée, le rhizome est libéré de l’essentialisme de l’identité.17 Le rhizome permet de penser conjointement les mouvements de déterritorialisation et les processus d’altération des sujets divers. Par exemple, le migrant ne perçoit pas la diversité culturelle comme un décor bariolé dans lequel il se déplacerait, mais comme les transformations de son devenir autre. L’individu se déplace et ce faisant il mute, il mue ; au contact des autres, il devient lui-même comme un autre. L’intérêt de la notion de rhizome dans le cas des groupes migrants a été souligné par des spécialistes des diasporas, tels que S. Hall18 et C. Chivallon. Cette dernière montre que La diaspora noire des Amériques ne peut être ramenée à une identité culturelle « racine ». Elle se développe comme un rhizome qui, au fur et à mesure des nouvelles vagues migratoires qu’elle génère, agence des multiplicités, qui changent de nature en se déterritorialisant et en se reterritorialisant.

2.2. De l’hybridité à la diversité

Cette brève présentation de trois perspectives théoriques est susceptible d’éclairer les enjeux et les limites de la notion d’hybridité pour la formation culturelle des sujets. La notion d’hybridité est ambiguë, car elle peut être interprétée au moins selon deux de ces perspectives : celle de l’altérité, dont la puissance critique est entravée par la permanence plus ou moins implicite des postulats de l’identité, ou bien, celle de la diversité, qui permet d’envisager une ouverture à la multiplicité et la mutabilité, mais dont les assises théoriques restent à approfondir.

Pour certains l’hybridité relève d’un paradigme dualiste, dans la mesure où la notion même d’hybride implique deux identités distinctes dont le mélange produit une troisième entité. L’hybridité culturelle se rapproche alors du métissage et se situe dans la perspective de l’altérité. Dans cette perspective, il faudrait se garder de récréer de la centralité en faisant de l’hybridité une nouvelle norme culturelle ou esthétique. Néanmoins, la notion d’hybridité peut être très productive, si elle est utilisée avec précaution, c’est-à-dire définie par rapport à un champ de référence qui assume de manière critique certaines de ses contradictions. Pour certains, les tensions entre le même et l’autre, propres à la notion d’hybridité, permettent de se garder des illusions d’un discours euphorique sur la fusion des différences. Ainsi Hutnyk conclut-il : « C’est peut-être aussi le message de l’hybridité que de réaffirmer une identité fixe dans ce qui devient simplement le scoutisme du pluralisme et de la multiplicité ? » (notre traduction)19.

Pour d’autres, l’hybridité est au contraire une notion clé pour étudier les processus de transformations culturelles en dehors de tout essentialisme. Elle se rapproche de la créolisation20, et se situe davantage dans la perspective de la diversité. On peut alors la concevoir comme un processus de transformation, voire de création (l’hybridation), plutôt que comme un résultat. L’hybridation serait envisagée non comme un processus général, une nouvelle totalité, mais comme une multiplicité de processus spécifiques à des situations d’interactions particulières. Dans le champ des arts plastiques, E. Molinet propose de « considérer que ce processus (l’hybridation) interagit aux côtés d’autres processus, afin de constituer un espace en devenir, un territoire infini, générant lui-même la diversité, et instaurant du même coup un nouveau paradigme de l’art »21. Dans le cadre de la formation de sujets lecteurs, nous pourrions envisager les processus d’hybridation en lien avec d’autres processus de transformation culturelle (comme la distanciation, la médiation par la lecture) pour rendre compte des multiples déplacements des subjectivités à l’œuvre dans la production de diverses interprétations d’un texte littéraire.

Comme nous l’avons vu, la notion d’hybridité, et son corollaire l’hybridation, soulèvent plusieurs réserves : une connotation péjorative issue de l’étymologie ; un premier ancrage de la notion dans le discours colonialiste que les usages ultérieurs de la notion prétendent déconstruire ; et surtout, un arrière plan épistémologique constitué par une pensée dualiste fondant la différenciation essentialiste du Même et de l’Autre. C’est pourquoi, dans le cadre de notre recherche, nous avons préféré la notion de diversité, qui, bien que galvaudée, permet de dépasser la dialectique de l’identité-altérité et d’assumer le caractère divers et mouvant des sujets culturels.

L’ouverture à la diversité culturelle est devenue un poncif des discours institutionnels pour l’éducation, et bénéficie d’une légitimation politique de plus en plus large, comme en témoignent les chartes de l’UNESCO. Cet état de fait rend ardue la démonstration de la pertinence de cette notion pour la recherche en didactique du français, car la notion subit des réductions descriptives et formalistes, qui éludent sa dimension dynamique et intersubjective. Selon une approche descriptive, par analogie avec la biodiversité, la « diversité culturelle » est le simple constat de la coexistence de groupes humains de cultures distinctes (les cultures étant entendues comme des ensembles d’attitudes, de comportement, de modes de vie, de pensées et de valeurs). Cette définition fait l’objet de la critique de H. Bhabba qui y voit un risque d’exotisme22. En effet, selon une réduction formaliste, la diversité culturelle recouvre l’ensemble des formes d’expressions de groupes variés et stabilisés. Selon nous, cette définition de la diversité culturelle affaiblit considérablement la portée heuristique de la notion de diversité en éludant sa dimension processuelle, subjective et relationnelle.

Si la diversité ne peut être définie selon le paradigme de l’identité, au risque de fonder une nouvelle totalité normative, elle ne peut non plus être réduite à une différence, même plurielle, qui ne ferait que dupliquer le dualisme de l’identité-altérité sans en modifier les postulats. Puisqu’il faudrait renoncer à déterminer des identités (individuelle ou collective) selon un système différentiel de traits culturels, nous privilégions une approche de la diversité basée sur la compréhension des processus culturels tels qu’ils sont expérimentés et interprétés par des sujets, eux-mêmes divers, en interaction. Nous proposons de définir la diversité comme le mouvement par lequel un individu ou un groupe se comprend comme un sujet pluriel, changeant, mobile, parfois de manière contradictoire ou marginale, par rapport à d’autres sujets et en relation avec des œuvres et des pratiques culturelles.

3. Vers la formation de sujets lecteurs divers

À l’analyse ethnologique des différences culturelles, nous privilégions la compréhension des processus intersubjectifs à travers lesquels les individus se construisent comme des sujets divers. Dans le domaine de l’enseignement de la littérature, cela revient à considérer que la diversité n’est pas une variable supplémentaire de la situation didactique, mais une herméneutique, c’est-à-dire un mode d’intelligibilité des situations d’interactions complexes dans lesquelles les élèves se comprennent comme des sujets lecteurs divers. En postulant que tout sujet lecteur est divers, nous tentons de reformuler le problème de la pertinence de l’acte de formation en contexte hétérogène : il ne s’agit plus d’adapter les contenus ou les méthodes d’enseignement à des publics particuliers, mais de concevoir un modèle de formation destiné à tous et fondé théoriquement et méthodologiquement sur la perspective de la diversité.

L’activité subjective du lecteur a été mise en évidence dans la définition de la lecture littéraire comme l’activité d’un « sujet lecteur »23 qui construit le sens de textes dont la signification n’est jamais achevée (Jauss, 1978 ; Ricœur, 1985 ; De Certeau, 1990 ; Bayard, 2007). Nous considérons que le lecteur, le sens du texte et la lecture sont divers, c’est-à-dire pluriels, mobiles et changeants. Nous faisons l’hypothèse que la lecture littéraire peut donner lieu à une compréhension subjective, réflexive et médiatisée de la diversité dans la mesure où les sujets lecteurs divers produisent diverses interprétations. La production de cette diversité interprétative peut-elle être envisagée comme un processus d’hybridation culturelle entre la diversité des possibles narratifs manifestée dans le texte et la diversité propre à chaque sujet lecteur ? L’esthétique de la réception de H.R. Jauss et l’herméneutique de Gadamer ont montré que la lecture littéraire consiste à prendre conscience de la distance historique entre le contexte de production et celui de la réception du texte littéraire. On pourrait faire l’hypothèse que cette prise de conscience porte également sur la distance culturelle entre un texte et un lecteur contemporains. Cette hypothèse est séduisante parce qu’elle nous engage à considérer qu’en amont de la lecture, préexistent deux totalités de significations, le monde du texte et le monde du lecteur, qui en entrant en relation produisent un troisième texte, un texte hybride. Néanmoins, cette hypothèse n’est pas tout à fait satisfaisante, d’une part, parce qu’elle tend à faire croire en une unité du sens textuel et une interprétation lectorale identique à elle-même. Or, s’il est démontré que tout texte littéraire donne lieu à une pluralité de lectures par différents lecteurs, on peut aussi supposer qu’un même lecteur produit plusieurs interprétations successives et même concomitantes. D’autre part, cette hypothèse n’est soutenable que dans le tête-à-texte d’un lecteur individuel, elle résiste mal à l’épreuve de la communauté de sujets lecteurs divers, car elle ne permet pas de prendre en compte comment les interprétations se transforment en situation d’interactions.

Sous le vocable de diversité interprétative, nous proposons de comprendre la multiplicité des interprétations d’un texte littéraire telles qu’elles sont produites par des lecteurs, eux-mêmes divers, en situation d’interaction. La diversité interprétative est donc le produit à la fois de l’activité d’un sujet lecteur individuel et d’une communauté de lecteurs. Elle recouvre non seulement les diverses interprétations produites par différents lecteurs, mais aussi les multiples transformations que ces dernières subissent lors des interactions. Favoriser et organiser la production par les élèves de diverses interprétations apparaît comme un enjeu didactique central de la formation de sujets lecteurs divers. Selon cette approche, l’apprentissage par les élèves d’un questionnement interprétatif prévaut sur la recherche d’une réponse en adéquation avec l’interprétation canonique ou magistrale. Le rôle de l’enseignant s’en trouve complexifié, car, s’il doit favoriser l’émergence de la diversité interprétative, il doit également la gérer, la valider, l’évaluer. La formation de sujets lecteurs divers doit se garder d’une forme de relativisme qui voudrait que toutes les lectures se valent. Si la question de fond demeure : « comment peut – [on] gérer au sein d’une communauté éducative la diversité des lectures subjectives ?24», nous pensons que le retour au texte (par exemple, sous la forme de relectures), le développement de la réflexivité (par exemple, par le questionnement explicite des ressources qui ont participé à l’élaboration d’une interprétation) et l’exercice raisonné de l’intersubjectivité (grâce à des discussions organisées autour de diverses interprétations) constituent des pratiques complémentaires, qui permettent à chacun non seulement de produire, mais aussi de transformer et d’évaluer les diverses interprétations proposées en classe.

Conclusion

Lorsque nous avons élaboré le cadre théorique de notre recherche didactique sur la formation de sujets lecteurs divers, nous avons été confrontés à la variété des usages de « l’hybridité » dans les travaux en sciences humaines. L’hybridité apparaissait comme une notion proliférante, susceptible de caractériser la subjectivité contemporaine, les transformations culturelles, les productions esthétiques et médiatiques, la réception de ces productions, etc. Dans le domaine de l’analyse littéraire, l’hybridité s’apparentait à une métaphore commode pour décrire des phénomènes aussi variés que le dialogisme inhérent au discours, le brouillage des frontières génériques, les problématiques identitaires spécifiques à la littérature postcoloniale puis migrante. Un effort de clarification conceptuelle s’imposait pour distinguer ce qui dans la généralisation de l’hybridité relevait de l’air du temps, de revendications idéologiques, et d’un projet épistémologique de redéfinition critique de la culture et du sujet modernes.

Le rôle des études postcoloniales dans le développement de l’hybridité ayant été décisif, nous avons choisi d’explorer la notion à partir de ce domaine, ce qui nous a permis de la comparer à celle de métissage. Il est apparu que la notion d’hybridité était controversée au sein même du champ qui l’avait déployée. Les réserves émises à son encontre concernaient son ancrage étymologique dans les catégories racistes du passé colonial, son interprétation culturaliste par la tradition des « aires culturelles », et la pérennité des postulats de la pensée dualiste issue de la métaphysique occidentale. Ces critiques nous ont permis d’accéder à un questionnement plus général sur les concepts d’identité, d’altérité et de diversité. L’hybridité est apparue comme une notion ambiguë, car traversée par deux paradigmes, l’un relevant de l’altérité, l’autre de la diversité. Cette ambiguïté nous a amenée à privilégier la notion de diversité à celle d’hybridité pour définir le sujet lecteur que nous souhaitons former. Finalement, nous avons suggéré quelques propositions théoriques pour la formation de sujets lecteurs divers, notamment à propos de la gestion didactique de la diversité interprétative.


Notes

1 –  Bernard Lahire, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : Découverte, 2004.

2 –  Arjun Appaduraï, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Paris : Paillot. 2001. p.69 : « Par ethnoscape, j’entends le paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs invités et d’autres groupes et individus mouvants constituent un trait essentiel du monde qui semble affecter comme jamais la politique des nations […] Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de communautés, de réseaux de parenté, d’amitiés, de travail, et de loisir relativement stables, ni de naissance, de résidences et d’autres formes d’affiliation ; mais que la chaine de ces stabilités est partout transpercée par la trame du mouvement humain à mesure que davantage de personnes et de groupes affrontent les réalités du déplacement par la contrainte ou le fantasme du désir de déplacement. »

3 –  Christine Chivallon, La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée. Mouvements. 2007/3, n°51, p. 36.

4 –  Ce texte adopte l’orthographe rectifiée.

5 –  Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature. 2004. Rennes : Presses universitaires de Rennes. 2004.

6 –  Dictionnaire informatisé Trésor de la langue française. Terme hybride.

0 –  Léopold Sedar Senghor, Liberté 1 : Négritude et humanisme. Paris : Seuil. 1964. p. 91.

8 –  Serge Gruzinzky, La pensée métisse. Paris : Fayard. 1999. p. 45.

9 –  Laurier Turgeon, Regards croisés sur le métissage. Québec : Presses de l’Université Laval. 2002. p. 9.

10 –  Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis. Paris : Textuel. 2005. p. 27.

11 –  R.J.C. Young, Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race, Routledge, 1995, p. 27. « When talking about hybridity […] deconstructing such essentialist notions of race today, may well lead us to repeat the fixation on race that we find in the past rather than enabling us to distance ourselves from it or providing a critic of it »

12 –  Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, Post-colonial studies, The key concepts. New York : Routledge. [2000] 2007. p.108 (notre traduction).

13 –  « hybridity appears as a convenient category at ‘the edge’ or at the contact point of diaspora, describing cultural mixture where the diasporized meets the host in the scene of migration ». John Hutnyk, Hybridity, Ethnic and racial studies, 28 : 1, p. 79.

14 –  Op.cit. p. 37. Voir aussi : Christine Chivallon, La diaspora noire des Amériques, Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy. L’Homme, 2002/1, n°161, p.51-73.

15 –  Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980, p.11.

16 –  Ibid., p.13.

17 –  « Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Écrire à n- 1. Un tel système pourrait être nommé rhizome », Ibid., p. 10.

18 –  Stuart Hall, Identités et cultures : politiques des cultural studies. Paris : Éditions Amsterdam. 2007.

19 –  Op.cit., p. 99. « But is it, perhaps, also the message of hybridity that reassigns fixed identity into what will become merely a jamboree of pluralism and multiplicity ».

20 –  Dans l’Introduction à une poétique du divers, Édouard Glissant définit la créolisation comme le processus selon lequel les éléments culturels les plus éloignés et hétérogènes peuvent entrer en relation. Paris : Gallimard. 1996. p.22.

21 –  Emmanuel Molinet, L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques, Le Portique, 2-2006, Varia, Recherches, p. 9.

22 –  Homi K. Bhabha, The location of culture. London : Routledge. 1994. p. 38 : « It is significant that the productive capacities of this Third Space have a colonial or postcolonial provenance. For a willingness to descend into that alien territory… may open the way to conceptualizing an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism of the diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture’s hybridity ».

23 –  Voir : Gérard Langlade, Et le sujet lecteur dans tout ça ? Enjeux, n° 51/52, 200. p. 53-62 ; Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Sujets lecteurs et enseignement de la littérature, Rennes : PUR. 2004 ; Catherine Mazauric, Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade, Le texte du lecteur, Bruxelles : Peter Lang. 2011.

24 –  Gérard Langlade, Marie-José Fourtanier, La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire. Dans Falardeau Érick, Fischer Carole, Simard Claude, Sorin Noëlle (dir.). La didactique du français, les voies actuelles de la recherche, 2007, Québec : PUL, p.120.


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