Jérôme Carrié
Artiste-chercheur, Docteur en Arts Plastiques, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université Bordeaux – Montaigne
jerome.carrie/@/wanadoo.fr
Pour citer cet article : Carrié, Jérôme, « La relation texte-image dans l’œuvre de Raymond Hains. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°2 « Les Interactions I », 2007, mis en ligne en 2007, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.
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Résumé
Les artistes du Nouveau Réalisme ont intégré à leurs œuvres les matériaux, les déchets et les rebuts de la ville moderne. Cet article s’attache dans un premier temps à définir le Nouveau Réalisme comme une « archéologie du présent ». À cette fin, nous précisons notre propos sur l’œuvre de Raymond Hains qui, dès 1949, collecte les affiches lacérées qui ornent les murs de Paris, à la manière d’un archéologue-archiviste. Cinquante ans après, on peut voir dans ces affiches des signes, des traces, des empreintes fossiles d’une actualité devenue lointaine. Mais les recherches de l’artiste sur l’image abstraite et la déformation de la lettre exercent une influence déterminante sur sa démarche appropriative qu’il convient de prendre en considération. Dans son activité d’affichiste comme dans celle de photographe, Raymond Hains cherche à construire une relation fictionnelle et poétique à la réalité qui rend à la platitude des apparences une épaisseur de sens. Loin de la prétendue objectivité du Nouveau Réalisme, cet article tente de redéfinir cette œuvre majeure de la seconde moitié du XXe siècle comme une « archéologie de la fiction », selon les termes employés par Jean-Marc Poinsot.
Mots-clés : affichisme – arts plastiques – langage – lettrisme – photographie – Nouveau Réalisme.
Abstract
The Artists of Nouveau Réalisme mixed in their works waste materials of modern town life. I shall manage to define the Nouveau Réalisme as an archeology of present time. I shall rely on the works of Raymond Hains who collected since 1949 torn posters decorating the walls of Paris, akin to an archeologist and an archivist. Fifty years later, one can see through these posters the signs, the traces and the fossilized tracks of an actuality that became remote. But the experiments of the artist in matter of abstract image and letter distortion acted heavily upon his overtaking process. In the field of posters as photography, Raymond Hains looked forward to the making of a fictional and poetic link to reality, which enhances the flatness of aspects with a semantic thickness. Far from the so called objectivity of the Nouveau Réalisme, this major artistic production of the second half of the 20th century stands as an “archeology of fiction”, according to the words of Jean-Marc Poinsot.
Key-words: affichisme – visual arts – language – lettrisme – photograph – Nouveau Réalisme.
Sommaire
1. De l’ultra-lettre à l’affiche lacérée
2. De palissade en lapalissade
3. Voir par le langage
Conclusion
Notes
Bibliographie
À l’occasion de la grande rétrospective consacrée au Nouveau Réalisme qui s’est tenue de mai à juillet 2007 aux galeries nationales du Grand Palais à Paris, il m’a semblé intéressant de mettre en avant la particularité de l’œuvre de Raymond Hains, l’un des signataires de la déclaration constitutive de ce mouvement d’avant-garde1.
Au sein des nouveaux réalistes, le « groupe » des affichistes constitué par Raymond Hains, Jacques de la Villeglé et François Dufrêne s’approprie la peau des murs urbains. Ces artistes nous placent devant le spectacle d’une civilisation en ruine dont il s’agit de sauvegarder les vestiges. Comme le souligne le critique d’art Nicolas Bourriaud : « Le grand projet du Nouveau réalisme fut la constitution d’une archéologie du présent2 ». Dans ses écrits théoriques, le pygmalion du groupe, Pierre Restany, insiste également beaucoup sur la valeur sociologique du Nouveau Réalisme et le définit comme une méthodologie de l’expression à partir du geste appropriatif. Il est vrai que l’on peut voir dans les affiches lacérées une forme d’illusion, celle d’une reconstitution archéologique à partir des marques d’une époque cependant contemporaine. À ce sujet, Raymond Hains écrit :
Au lieu d’être créateur, je me retrouve davantage dans une rencontre. Lorsque je m’arrête devant une affiche, cela veut dire que j’ai un coup de foudre. Au lieu de décoller les affiches, j’aurais pu les photographier, mais je serai devenu le Brassaï des affiches. Comme je n’avais pas envie qu’elles disparaissent, je les ai emportées pour les accrocher au mur de ma chambre. De chasseur d’images, je suis devenu ravisseur d’affiches. Comme je prenais des affiches conçues et imprimées par d’autres, et par la suite déchirées par des inconnus, mon premier mouvement n’était pas de dire « je vais les signer ». Je me contentais de sauver des échantillons. C’était une sorte de rapt archéologique qui plaçait mes contemporains dans la situation de regarder les oui ou les non d’un référendum comme nous regardons les inscriptions de Pompéi3.
La dimension documentaire et historique de l’affiche a souvent ramené ces artistes affichistes au rang de simples observateurs sociologiques, voire de chroniqueurs de la réalité urbaine. Il serait cependant réducteur d’enfermer Raymond Hains dans cette sphère exclusive d’affichiste, encore plus de considérer sa production seulement dans le sillage du Nouveau Réalisme. Même si son œuvre délivre une expressivité intrinsèque du réel, elle dépasse largement le cadre de ce mouvement, tout comme celui de l’affichisme. Le geste d’appropriation de l’affiche lacérée a certes partie liée avec un contexte sociologique, mais il faut aussi le resituer dans le parcours singulier de chaque artiste. Le travail de Raymond Hains sur l’affiche lacérée trouve sa spécificité dans des correspondances plastiques avec ses propres créations, et au-delà avec l’impressionnisme, l’abstraction lyrique, la peinture tachiste, le lettrisme et la poésie phonétique. À l’exception de la série La France déchirée de 19614 qui occupe une place singulière dans l’œuvre de Raymond Hains par son positionnement politique par rapport aux événements de la Guerre d’Algérie, ses affiches lacérées dépassent le statut de témoignage ou de miroir d’une époque. Elles constituent un vocabulaire plastique à part entière entre peinture, photographie, appropriation, archéologie, abstraction et poésie.
Raymond Hains ne s’est pas laissé enfermer dans l’impasse esthétique de l’affiche et de la palissade, il aurait encouru le risque du formalisme de l’objet et de son académisme. Il a évité de se répéter en étoffant ses œuvres d’un réseau linguistique signifiant, une poétique inattendue qui élève ses appropriations au rang de la fiction. Dans un article consacré à l’artiste, le critique d’art Jean-Marc Poinsot définit le travail de Raymond Hains comme une « archéologie de la fiction5 ». Le simple fait de sélectionner une affiche ou de prendre une photographie ne se limite pas à la seule mise en présence de l’une ou du modèle de l’autre. Hains nous invite à prolonger l’œuvre par un travail imaginaire fictionnel, à combler des « vides » par une posture archéologique. Le « discours » de l’œuvre présente à nos yeux nous invite à prendre en compte un autre niveau, un méta-discours cette fois. C’est du rapport entre ces deux niveaux que se dégage toute la force poétique de l’œuvre de Raymond Hains. Ce rapport peut être ramené à la relation texte-image, un binôme qui sert souvent de support à la poétique hainsienne. Prise sous le prisme de la relation texte-image, cette œuvre majeure de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle prend toute sa singularité.
1. De l’ultra-lettre à l’affiche lacérée
C’est la photographie qui constitue la base de la pratique artistique de Raymond Hains6. Elle précède, complète et poursuit son travail sur les affiches7. Au commencement de sa démarche, à la fin des années quarante, Raymond Hains, avec la complicité de Jacques Villeglé, soumet l’objet photographié à un processus de déformation visuelle. Il invente les « photographies hypnagogiques » qu’il expose en 1948 à la galerie Colette Allendy à Paris. Résultant de l’adjonction de verres cannelés au bout de l’objectif de l’appareil photographique, Raymond Hains définit son invention en ces termes :
Procédé destiné à l’observation et à la fixation de l’éclatement des images et des lettres ou à la création de formes obtenues par intercalement entre l’objet et la prise de vues de un à trois verres cannelés superposés, fixés sur un objectif photographique8.
Le dictionnaire Le Petit Robert donne de l’adjectif « hypnagogique » la définition suivante : « qui précède immédiatement le sommeil » et parle « d’hallucinations hypnagogiques » qui renvoient à un état de demi-sommeil et de somnolence. L’expérience de l’hypnagogie chez Raymond Hains permet de s’arracher de la tendance mimétique de la photographie. Cette figuration métamorphose l’image photographique, elle déforme l’écriture de la lumière et nous invite à la contemplation de lignes abstraites.
De 1947 à 1954, Raymond Hains expérimente cette petite machine optique sur divers objets, notamment en l’appliquant à la « lecture » de textes : un ouvrage sur la Bretagne dont il est originaire ou une citation de Valéry : « Il y a prose lorsque le mot passe dans notre regard comme le soleil à travers le verre9 ». En 1948, Raymond Hains et Jacques Villeglé publient Hépérile éclaté, une nouvelle édition du poème Hépérile de Camille Bryen, poète et pionnier de l’abstraction lyrique. Le texte original de Bryen est un poème phonétique composé d’une succession de syllabes et dénué de toute forme de signification. Le processus photographique de déformation oblige les lettres à se tordre, à s’étirer, à éclater jusqu’à ce que le langage perde toute cohérence. La déformation des lettres répond plastiquement à la déconstruction et à la disparition de sens des syllabes-phonèmes. De 1950 à 1954, Raymond Hains et Jacques Villeglé adaptent ce procédé de distorsion visuelle sur une caméra et réalisent un film abstrait inspiré des gouaches découpées de Matisse et intitulé Pénélope10dont un extrait sera sonorisé en 1960 par Pierre Schaeffer sous le titre d’Études aux allures11. Les images abstraites en mouvement, les photographies hypnagogiques, l’intrusion du verre cannelé dans l’écriture, la découverte de « l’ultra-lettre » et du passage du lisible à l’illisible préparent directement « l’affichisme » qui n’est qu’une part de la production et de la contribution de l’artiste au Nouveau Réalisme. L’affiche déchirée par les passants anonymes peut apparaître comme un équivalent plastique ou une retranscription visuelle de la désarticulation ultra-lettriste du langage poétique12. La superposition des affiches et les lacérations successives produisent une transformation des signes typographiques du même ordre que l’éclatement hypnagogique de la lettre obtenu avec les verres cannelés. « L’écriture n’a pas attendu notre intervention pour éclater, il y a des ultra-lettres à l’état sauvage13 ».
2. De palissade en lapalissade
Après avoir exploré le décollage des affiches lacérées, Raymond Hains s’approprie les palissades de chantier et se met à photographier l’environnement et les travaux urbains cachés par celles-ci. Il ne s’empare pas seulement de la palissade en tant que support des affiches, mais aussi comme fenêtre ouverte sur le monde. Cette nouveauté marque une transition décisive dans son œuvre.
Ce sont d’abord les glissements de sens que le terme de palissade induit qui intéresse l’artiste. Dans l’œuvre de Raymond Hains, la découverte de la palissade pourrait correspondre à un passage du domaine des choses au domaine des images et des mots. Raymond Hains va s’intéresser de plus en plus aux mots et à leurs pouvoirs de glissements sémantiques. Ses photographies-constat et autres objets vont s’élaborer selon un processus de déformation du sens, par analogie visuelle, contiguïté lexicale ou connivence sémantique. De la palissade, il est arrivé à la lapalissade. Selon Clément Rosset, les lapalissades sont des vérités profondes. Une lapalissade pourrait se définir comme « le strict signal de l’ici, la définition de toutes réalités14 ». De palissade en lapalissade, Raymond Hains réalise par exemple une série de travaux dans laquelle des Palissades voisinent avec des photographies de confiseries portant le nom de Vérités de Lapalisse15, avec une reproduction d’entremets sucrés, l’Entremets de la palissade16, et avec un bidon d’huile produit par les huileries de la Palisse17. Affirmer que la palissade est une lapalissade, n’est-ce pas vouloir transformer l’objet ou l’image en jeux de mots, réaliser une translation sémantique et recomposer le rapport entre signifiant et signifié ?
Au-delà de l’apparence graphique et de la dimension plastique du mot, la photographie hainsienne est porteuse d’une dimension littéraire. On aura compris que la pensée de Raymond Hains repose sur des supports picturaux mais également textuels. En 1947, Raymond Hains assiste à la Tentative orale de Francis Ponge. Il découvre chez le poète une utilisation de la parole qui s’attache à dire l’objet dans la vérité de sa matière, dans son épaisseur, dans son mouvement propre. L’auteur du Parti pris des choses développe un art de la métaphore qui s’appuie toujours sur des images très concrètes. La comparaison entre le poète et l’artiste a ses limites, mais dans les deux œuvres s’instaure un dialogue, une relation de sympathie réciproque entre l’objet et l’histoire qui est la sienne. Dans Pour un Malherbe, Francis Ponge invente une pratique de la langue qui décompose un mot pour en faire la généalogie. Dans ce texte majeur dont Hains a fait la lecture, Ponge écrit :
Malherbe, certes pour moi, c’était le lycée, le nom de mon lycée – mais j’aimais le lycée. Malherbe, c’était encore une maison, sur le chemin biquotidien de ce lycée, où l’on pouvait lire en belles lettres du XVIIe siècle : ICI NAQUIT MALHERBE EN 1555. (…) Malherbe, c’était encore le stade, le nom du club de football dont nous autres petits garçons étions assez fiers aussi, d’une autre façon. Ainsi de suite18.
Cette forme de ramification a inspiré à Raymond Hains une série de photographies-constat qu’il a intitulée Pour un Malesherbes (2003). Ce travail sur le langage des signes est exploré au moyen d’une manipulation de l’image photographique par laquelle un objet prend une signification psychologique, géographique, historique, esthétique et poétique. Son œuvre photographique nous entraîne dans un vertige de métamorphoses verbales, jeux phonétiques, calembours visuels, néologismes, homophonies et autres mots d’esprit. Les associations linguistiques et les coïncidences subjectives ont donné lieu à des productions qui s’échelonnent des années soixante jusqu’à la fin de sa vie. Cette généalogie sans fin fonctionnant sur une logique des noms propres s’applique à explorer les rapports de l’image et du mot avec l’inconscient.
3. Voir par le langage
Les photographies-constat sont des séries de clichés réalisés par l’artiste lors d’un séjour dans une ville. En apparence, elles peuvent apparaître au spectateur comme un simple reportage photographique qui prélève des fragments de la réalité. Souvent prises frontalement, ces photographies ne sont pourtant pas objectives. Quand Raymond Hains prend une photographie, il part d’une rencontre, d’un événement, d’un texte, d’un mot ou d’un nom pour construire une situation complexe où chaque objet fait apparaître une longue sédimentation du sens. Dans ses photographies-constat, Raymond Hains met en scène des personnages clefs qui se rencontrent au détour d’une rue, dans une phrase ou un jeu de mots. Une place du Frêne lui fait penser à son ami François Dufrêne (1980), les jardineries du sud Castelli le renvoient au célèbre galeriste Léo Castelli (1998), des pelles mécaniques de marque Pinguely lui rappellent les sculptures mécaniques de son ami Jean Tinguely (1976)… Il faut donc ajouter à toutes ces images le sens métaphorique que leur accorde l’artiste, son rapport au monde dans l’instant présent. Les photographies-constat sont peuplées de panneaux signalétiques, d’enseignes publicitaires, de drapeaux et de sculptures de trottoir qui deviennent sous le regard de l’artiste des « abstractions personnifiées ». Tous ces éléments de la vie quotidienne font écho au travail de l’artiste, remémorent des personnages mythologiques, des penseurs, des poètes et des artistes. Le nom propre homophonique ou glossolalique fait fonctionner un système combinatoire de renvois entre mots et choses.
Cette logique le conduit par exemple à photographier le panneau de la ville d’Échiré. Le « panneau d’Échiré » doit être compris pour le jeu de mot qu’il évoque. Par ce système d’appropriations analogiques et de dérivations du sens, le jeu sur les mots transforme l’objet photographié en signe et opère un dérèglement des rapports signifié-signifiant. Le langage vient détourner la qualité indicielle de l’image photographique en déplaçant le sens du message. Raymond Hains cherche à voir par le langage, à construire une relation poétique avec la réalité qui rend une épaisseur de sens à la platitude des apparences. Il y a beaucoup à lire dans ses photographies, elles ne sont pas de simples documents, mais des indices sémantiques qui ramènent une multitude de thèmes à la surface des images. Ses photographies-constat composent une longue série à partir des éléments les plus épars où s’entrechoquent une multitude d’histoires majeures ou mineures, drôles ou sérieuses : Perceval, Clovis, le roi Arthur, le Chevalier de La Palice, l’explorateur Jacques Cartier ; où se croisent des héros comme Chateaubriand, Mallarmé, Louis Guilloux, André Gide, Antonin Artaud, Francis Ponge, Isidore Isou, Pierre Restany, François Dufrêne, Yves Klein… Raymond Hains nous incite à voir le monde comme un tableau. C’est ainsi qu’il photographie des « bandes de Daniel Buren » sur la plage de Dinard, des drapeaux rappelant Matisse, Olivier Mosset ou Jean-Pierre Raynaud… Cette logique associative lui permet de relier lectures, images, textes et situations dans une sorte de chaîne ou de grande charade qui porte sur le mot et se développe dans le domaine du langage.
Conclusion
Susceptible de tout intégrer, de tout traiter, le plus proche comme le plus lointain, selon des connexions et des correspondances imprévisibles, l’œuvre protéiforme de Raymond Hains pourrait ressembler à une machine à mémoire comme le fameux Théâtre de la mémoire imaginé par Giulio Camillo au XVIe siècle. Par le jeu des emprunts et des citations, elle constitue une forme d’espace feuilleté, de mise en réseau et de mise en abyme complexe qui fait s’entrecroiser un ensemble hétéroclite de signes, de noms, de personnages, d’artistes, de lieux et de livres. À l’instar de la pensée de Michel Foucault au début des années soixante, Raymond Hains fait fonctionner le réseau des renvois, des rappels, des coïncidences, des analogies, des ressemblances et des similitudes. Comme le note Foucault dans Les mots et les choses : « Chercher le sens, c’est mettre au jour ce qui se ressemble. Chercher la loi des signes, c’est découvrir les choses qui sont semblables ». Du visible fixe au visible animé, du visible au lisible, c’est bien cette même logique des correspondances et des analogies qui prend corps dans l’œuvre hainsienne. En guise de point d’orgue, un témoignage amusant et attendrissant de Raymond Hains qui révèle clairement son obstination à activer ce processus de relation entre les signes. À l’occasion des vernissages de ses expositions, Raymond Hains était capable de développer une oralité étonnante, d’entretenir son auditoire la nuit durant. Dans le flot de ses conversations et monologues, Raymond Hains, sur le mode de l’anecdote ou de la plaisanterie, passait du coq à l’âne et de fil en aiguille disait une littérature orale loin de toute cohérence narrative qui minait tout principe ou tentative de justification de l’œuvre. Ce flux ininterrompu de paroles témoignait du côté oral, rhétorique, spéculatif, immatériel et conceptuel de son œuvre. Raymond Hains racontait des histoires tellement fantasques et des coïncidences tellement surprenantes qu’elles semblaient avoir été inventées. Dans ce télescopage de textes, d’images, de rencontres, de souvenirs et d’histoires, Raymond Hains fabriquait son œuvre, son grand texte, sa « prose du monde ».
Raymond Hains : Par exemple, on est ici à deux pas des Pyrénées, hé bien, Aillagon, qui est notre nouveau ministre de la culture, son grand-père avait une auberge qui s’appelait l’auberge des chasseurs d’ours. Quand j’ai été invité à déjeuner chez lui dans une rue en face de Beaubourg avec Alfred Pacquement et Christine Macel qui s’occupaient de mon exposition, ils étaient avec Madame Pompidou en train de regarder un livre sur l’auberge de son grand-père. Et au milieu des chasseurs, il y avait un jeune chasseur qui ressemblait à Marcel Duchamp.
Alors, si vous voulez, par exemple, la fille de la crêpière de la rue Delambre à Paris, hé bien, elle est en train de terminer un stage car elle va hériter de la crêperie de ses parents et elle veut changer la gastronomie, je sais pas trop ce que ça va être. Pour le moment, elle est à Biarritz, vous savez, à l’hôtel où était l’impératrice Eugénie. D’ailleurs, à la villa d’Eugénie, il y a une exposition d’un peintre qui s’appelait Jonas. Il a fabriqué des billets de banque pour la Banque de France et en même temps, il a peint des tableaux très sensibles sur la plage de Dinard.
Le journaliste : Mais, est-ce que vous pourrez mettre tout ça dans une exposition ? Eugénie, Aillagon…
Raymond Hains : On verra bien, c’est-à-dire, je pense qu’on va transporter l’exposition de notre ami de Cintegabelle à New York ou Philadelphie ou dans votre revue. C’est pas difficile de mettre quelques parasols. Par exemple, ça ! Je l’ai découvert après mon exposition de Barcelone. Ce drapeau, c’est le nouveau drapeau de Dinard. J’ai des cousines qui en veulent au maire de Dinard de ne pas avoir consulté le conseil municipal. C’est parce que Dinard, c’est la colline de l’ours, et l’ours, c’est Arthur, le roi Arthur des romans de la table ronde. Voyez, alors, il y a un nounours et des bandes de Buren ou Parmentier qui évoque les toiles de plage de Dinard. C’est une invention du maire qui est d’origine catalane !
Par exemple, si je vais à Céret, je vais dire, c’est là Céret. Alors que si je vais à Caen, je vais dire, c’est là Caen ! Vous voyez, ce n’est pas pareil…20
Notes
1 – Arman, Raymond Hains, François Dufrêne, Yves Klein, Jacques Villeglé et Jean Tinguely signent la déclaration constitutive du Nouveau Réalisme au domicile d’Yves Klein, rue Campagne-Première à Paris, le 27 octobre 1960.
2 – BOURRIAUD Nicolas, « Formes usagées, actualité du Nouveau Réalisme », Art Press 2, n°4, Février/Mars/Avril 2007, p. 24.
3 – HAHN Otto, « Raymond Hains », Beaux-Arts magazine, n° 34, avril 1986, p. 60-63.
4 – Étalée sur une période de douze ans, de 1949 à 1961, La France déchirée est une série d’affiches politiques et de propagande, lacérées par les passants anonymes, au contenu relié au contexte de la Guerre d’Algérie. Voir par exemple, HAINS Raymond, Paix en Algérie, 1956, affiches lacérées marouflées sur toile, 39 x 33,5 cm, collection Ginette Dufrêne.
5 – POINSOT Jean-Marc, « Une archéologie de la fiction », Critique d’art, n°24, automne 2004, p. 21.
6 – Il est d’ailleurs fort étonnant que ce grand artiste ne soit connu du grand public que pour ses appropriations d’affiches et de palissades alors qu’il compte parmi les plus grands photographes contemporains.
7 – La pratique photographique de Raymond Hains a débuté 15 ans avant la signature du manifeste des nouveaux réalistes le jeudi 27 octobre 1960 chez Yves Klein. C’est en 1944 que Raymond Hains découvre dans une vitrine d’un magasin la couverture de Photographie française 1839-1936, une Composition d’Emmanuel Sougez représentant neuf objectifs d’appareils photographiques obturés par un œil humain. Dès 1945, Raymond Hains travaille à Paris dans les studios d’Emmanuel Sougez, lieu où il expérimente la technique photographique.
8 – HAINS Raymond, J’ai la mémoire qui planche, sous la direction de Pierre Leguillon, catalogue de l’exposition « Raymond Hains, la tentative », Paris, Centre Georges Pompidou, 2001, p. 113.
9 – HAINS Raymond, Le mot passe à travers, 1952, phrase de Paul Valéry déformée à travers des verres cannelés , Nantes, « FRAC Pays de la Loire », 1998.
10 – Avec VILLEGLÉ Jacques, Pénélope, 1954/1980, 11’30’’, film 16 mm, couleur, sans son, tournage 1950-1954, montage Jean-michel Bouhours, collection Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne.
11 – Avec VILLEGÉ Jaques, Études aux allures, 1960, 5’31’’, film 16 mm, couleur, sonore, musique de Pierre Shaeffer, collection INA.
12 – En 1950, Raymond Hains assiste au premier récital lettriste de François Dufrêne où ce dernier procède à des opérations sur le langage qu’il réduit à sa plus simple expression, à l’état de lettres, de signes et de phonèmes. Dans ses Crirythmes ultralettristes comme dans ses Dessous d’affiches, Dufrêne travaille sur la déconstruction visuelle et sonore de la lettre.
13 – CORNEA Ileana, Raymond Hains, Paris, Ides et Calendes, 2004, p.28.
14 – ROSSET Clément, Le philosophe et les sortilèges, Paris, Minuit, 1985, p. 59.
15 – Voir HAINS Raymond, Les vérités de la Palisse, 1987, deux photographies contrecollées sur aluminium et montées sur châssis, 112 x 160 cm chacune, collection FRAC Champagne-Ardenne, Reims.
16 – Voir HAINS Raymond, L’Entremets de « la Palissade », 1964, photographie sur présentoir, ht. : 150 cm, Dépôt de l’artiste à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris.
17 – Voir HAINS Raymond, Bidon Huileries de Lapalisse, 2001, Bidons d’huiles installés dans divers lieux de Paris ; Galerie Serge Aboukrat, Galerie Martine et Thibault de la Châtre, Galerie Denise René, Galerie Templon, Galerie Lara Vincy, Galerie du jour, Caisse des dépôts et consignations, Délégation aux arts plastiques, Fondation Cartier, Institut des Beaux-Arts, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Librairie La hune, Librairie Tschann, Librairie Les Cahiers de Colette, Café Mont Lozère, Café de Flore, Sennelier.
18 – PONGE Francis, Pour un Malherbe dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 2002, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 29.
Bibliographie
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TORTOSA Guy, « L’ivresse du réel », L’ivresse du réel : l’objet dans l’art du XXe siècle, Carré d’art de Nîmes, 1993, p11-21.
Site Internet
Présentation de l’exposition de Raymond Hains au Centre Pompidou, Paris, 2001.