Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : trope

Les narrations taxidermiques de Polly Morgan

Marion D’Amato
Docteur en Arts Plastiques, Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse Jean – Jaurès
marion.damato@wanadoo.fr

Pour citer cet article : D’AmatoMarion, « Les narrations taxidermiques de Polly Morgan. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs cadavres afin de donner l’illusion du vivant. Dans son travail, Polly Morgan emploie la taxidermie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En effet, le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti-pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, Polly Morgan nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue.

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, Tribute to sleeping beauty, ou encore Still life after death (Rabbit), nous questionnerons l’enjeu de la fiction en tant qu’élément transcendant l’image initiale. Dans un second temps, nous analyserons l’œuvre Carnevale, qui par la figuration corporelle de la référence humaine nous demande qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

Mots-clés : taxidermie – animal – art contemporain – Polly Morgan – trope

 

Abstract

Taxidermy is the art of giving dead animals a lifelike appearance. If we get back to etymology, we learn that it comes from the greek taxis which means order, arrangement, and derma, skin. By a work on material tegument, it consists in bringing dead animal back to life, arranging their carcass so as to give an illusion of life. Through her work, Polly Morgan uses taxidermy in extracting animals out of their natural environment, staging them to relate, suggesting stories which refer to western cultural references. Whether they’re represented dead, eyes closed and body languid in a fixed manner, or alive, eyes opened and body frozen into action, Polly Morgan’s animals obey to this artificial dichotomy intrinsic to taxidermy. Indeed, when do we stop watching the carcass and start following the story proposed by the artist with her animals? How this shift in meaning is operating and how mental images make it possible to the spectator to come into this universe?

Using little animals and miniature objects so as to create their environment, reinforces Polly Morgan’s preconception, where animals are humanized, ready to give us their feelings, or feelings which we give them. In an artistic field with a lot of tales and legends references, tinged with precious and feminine, Polly Morgan is taking us into a particular universe, filled with dead animals which seem to hold a lost humanity.

Studying at first the artist’s scenography choices, with works like Lovebird, Tribute to sleeping beauty, or Still life after death (Rabbit), we’ll question fiction’s stake as the element transcending the initial picture. Secondly, we’ll analyze the work Carnevale, which, with human body figuration, is asking us who of the human or the animal is drawing limits of the other, while leaving time in abeyance thanks to fixed action, allowing the spectator to understand the tropes they are confronted with.

Keywords: taxidermy – animal – contemporary art – Polly Morgan – trope


Sommaire

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan
2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes
Notes
Bibliographie

La taxidermie est l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts. Si nous revenons à l’étymologie du mot, nous apprenons qu’il vient du grec taxis qui signifie l’ordre, l’arrangement, et derma, la peau. Il s’agit donc, par un travail sur le matériau tégumentaire, de faire « revivre » des animaux morts, « d’arranger » leurs dépouilles afin de donner l’illusion du vivant. Des muséums d’histoire naturelle jusqu’aux cabinets de curiosité, la taxidermie se place dans un système ambigu, entre dégoût et fascination. Figés dans des postures qui se veulent naturelles, mémoires mortes d’animaux sauvages et domestiques servant à reconstituer un état premier, ou bien chimères fantastiques illustrant ou inventant des légendes, les animaux empaillés sont le témoignage d’une pratique humaine qui cherche à arrêter le temps, conserver un patrimoine, tout en reconstituant et donnant un contexte précis à l’animal naturalisé. Le taxidermiste, artisan à part entière, est ainsi perçu à la fois comme un scientifique consciencieux, mais aussi comme un sculpteur de la matière morte, pour laquelle la mise en scène est savamment travaillée. Celle-ci se doit alors d’informer le spectateur sur l’objet auquel il fait face, tout en dépassant l’image visuelle première de l’animal mort, pour faire émerger une image mentale autre.

Les questions du statut du créateur, de l’identité de sa créature, et de sa réception par le spectateur sont ainsi particulièrement prégnantes. Il n’est donc pas étonnant que la pratique de la taxidermie soit employée dans le champ de l’art contemporain, car elle met en jeu plusieurs niveaux de réception de l’œuvre. Entre réalité et fiction, cette pratique artistique invite à une narration qui va au-delà de l’image de l’animal mort.

Polly Morgan, artiste contemporaine anglaise, travaille depuis 2005 la taxidermie comme pratique artistique à part entière. Elle l’emploie en sortant les animaux de leurs contextes naturels, les mettant en scène pour raconter, proposer des histoires qui renvoient les spectateurs à des références culturelles occidentales et populaires. Qu’ils soient figurés morts, yeux fermés et corps figés alanguis, ou vivants, yeux ouverts et corps figés en pleines actions, les animaux de Polly Morgan obéissent à cette dichotomie factice intrinsèque à la taxidermie. En effet, où arrêtons-nous de voir le cadavre pour suivre l’histoire que l’artiste nous propose à travers l’animal mis en scène ? Comment ce glissement s’opère-t-il et en quoi les images mentales permettent au spectateur d’entrer dans cet univers ?

En étudiant dans un premier temps les choix scénographiques de l’artiste, notamment avec les œuvres Lovebird, et une Sans titre pour l’exposition collective Mythologies, nous questionnerons la narration en tant qu’élément transcendant l’image initiale dans l’enjeu de l’espace plastique. Dans un second temps, nous analyserons les œuvres Still life after death (Rabbit), et Carnevale1, qui par l’allusion et la figuration corporelle de la référence humaine nous demandent qui de l’humain ou de l’animal dessine les contours de l’autre, tout en laissant visiblement le temps en suspens grâce à l’action figée, permettant ainsi au spectateur de saisir les tropes auxquels il fait face.

1. La narration, l’enjeu de l’espace plastique chez Polly Morgan

Le choix d’employer de petits animaux ainsi que des objets miniatures pour créer leur environnement, renforce le parti pris artistique de Polly Morgan, dans lequel les animaux sont humanisés, prêts à nous livrer leurs sentiments, ou plutôt les sentiments que nous leur prêtons. Dans un champ artistique doté de références de contes et légendes, teinté de précieux et de féminin, l’artiste nous entraîne ainsi vers un univers particulier, habité de bêtes mortes qui semblent revêtir les contours d’une humanité perdue. Contrairement au travail de Damien Hirst2 qui expose des animaux morts conservés dans du formol, Polly Morgan instaure une narration particulière, où l’animal est mis en scène dans une apparente légèreté. Par ailleurs, notons ici que pour garantir la pérennité de ses œuvres, Damien Hirst est obligé de remplacer les animaux ainsi conservés, puisque le formol ne fait que ralentir la décomposition des corps, il ne la stoppe pas. Il ne s’agit donc pas de taxidermie, qui emploie d’une part uniquement la peau des animaux morts, et qui d’autre part suspend l’état de mort et de dégradation, obstacle au cycle naturel.

Pour Polly Morgan, il ne s’agirait donc plus uniquement de mettre le spectateur face à sa propre conscience de la mortalité, mais de l’inviter à découvrir ce qui est susceptible d’advenir au-delà, dans l’au-delà ou par-delà le cadavre, alors transformé en objet plastique par le biais de sa mise en scène.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

Polly Morgan, Lovebird, 2005, Technique mixte.

L’œuvre Lovebird, réalisée en 2005, joue ainsi sur plusieurs niveaux de lectures. De prime abord, cette œuvre présente sous une cloche en verre un oiseau sur un perchoir, faisant face à son reflet dans un miroir, avec à son pied une peau de souris blanche transformée en tapis. La scène est surélevée par un socle à trois marches, et mise en lumière par un minuscule lustre. Les détails sont extrêmement soignés, et témoignent du travail méticuleux effectué par l’artiste. En cloisonnant ainsi son œuvre par une cloche en verre, Polly Morgan appuie la théâtralité de la mise en scène, le côté précieux et fragile, ainsi que la référence aux cabinets de curiosité. À défaut d’une étiquette apposée sur l’objet, le titre de l’œuvre vient orienter notre lecture de l’œuvre, et engage la narration instaurée par l’artiste. Pour Daniel Sibony, philosophe et psychanalyste, dans son ouvrage Création, essai sur l’art contemporain paru chez Seuil en 2005 :

Le propre de l’artiste est qu’il crée une œuvre, une mise en situation, à chaque détour marquant du processus : là où les autres changent de cadre mais sans confier au nouveau cadre la tâche de montrer le passage, d’incarner cette secousse d’identité sur un mode créatif partageable. Certes, il y a eu pour eux un passage, mais l’artiste, lui, incarne ce passage, cette rupture d’identité dans une œuvre, comme élément d’un jeu de l’être où les autres sont impliqués. Du reste, il les appelle à venir reconnaître les traces du passage en question, les traces qu’ils n’ont pas remarquées en les vivant. Et s’ils les voient dans l’œuvre, ça leur donne de l’énergie, ça les « accroche », il y a « rencontre »3.

La rencontre proposée par Polly Morgan se joue dans l’ensemble des détails mis en scène, plus que dans les animaux figés par la taxidermie, et ce même s’ils renvoient à leurs propres morts dans la narration comme nous le verrons plus tard. Les détails donc, sont à analyser et à assembler, de façon à oublier la morbidité des cadavres et à saisir la fiction qui les met en œuvre. Le glissement, ou le passage comme le nomme Daniel Sibony, semble résider dans la découverte de ces détails, dans le titre de l’œuvre, mais aussi dans le miroir, autre figure principale de la création. En anglais, lovebird renvoie aux oiseaux inséparables, connus pour vivre en couple et ne supportant pas la solitude, se laissant mourir si leur compagnon disparait. Pourtant, il n’y a là qu’un seul oiseau, qui se regarde, ou plutôt qui regarde le spectateur par le reflet du miroir. Par ailleurs, le miroir, figure qui a fasciné nombre d’artistes au cours des différents siècles fait appel à plusieurs références bien spécifiques, telles que celle de Méduse vaincue par Persée et son bouclier, Narcisse, ou encore Blanche Neige. Ici, il semble que tout est symbole, appel au spectateur pour rentrer dans la narration plastique, et ainsi dépasser les objets réels employés. Pour reprendre les termes de Daniel Sibony, il s’agit là de reconnaître les traces du passage en question. Mais il ne faut pas en rester à cette reconnaissance, c’est-à-dire qu’il faut effectivement comprendre les signes plastiques mis en jeu, et ensuite effectuer un retour sur l’espace plastique. Celui-ci ne tiendrait-il dès lors qu’au simple fait des symboles utilisés ? Comme le dit Michel Guérin dans son livre L’Espace Plastique4, l’œuvre fait symbole, en ne relevant pas d’une contigüité de ses différentes parties, mais bien d’une continuité de celles-ci :

L’œuvre se met en œuvre (en place) en tant qu’elle s’approprie un espace qui ne lui préexiste pas, mais qu’elle produit en se produisant elle-même. Toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace.

L’œuvre n’était pas là avant d’exister, c’est un fait, mais en surgissant, elle témoigne de son propre espace, comme de la création de celui-ci et d’elle-même, dessinant ainsi des limites plus ou moins marquées, selon son appropriation par le spectateur. Et c’est ici même que se dessine l’espace plastique, en regroupant espace représenté, représentation d’espace, et espace du lien au spectateur. L’œuvre est formée de son tout et de ses parties, et sa lecture tient de la considération de cet état. Le spectateur doit se saisir du tout et des parties, entrer dans la pensée plastique qui est selon Michel Guérin reprenant Pierre Francastel :

Constellante ou rayonnante ; elle commence partout à la fois. Elle projette d’un coup son espace tout en le parcourant en détail. Est plastique un processus dans lequel priment les suggestions qui remontent de la matière, et qui président à la déformation-reformation.5

Cette appropriation s’effectue donc par strates successives, ou plutôt continues, à mesure que les indices référentiels se dévoilent. Pour Lovebird, l’espace est dans un premier temps concrètement marqué par la cloche en verre, et se déploie ensuite dans les indices distillés par l’artiste. En ne se regardant pas directement dans le miroir l’oiseau semble faire référence au mythe de Méduse et Persée. En effet, par analogie, nous pourrions penser que s’il se regardait lui-même, il serait figé dans sa propre image, alors que dirigé vers l’extérieur de la cloche en verre, c’est bien au spectateur que s’adresse cette fixation. Ainsi, nous nous retrouvons figés par ce regard, invités par ce lien visuel à faire partie de la mise en scène sous cloche. Il y a là plusieurs enchaînements autour du reflet : celui du miroir et de ses différentes projections, celui du regard, miroir de l’âme, qui retient le spectateur en quête de liens plastiques, et celui des reflets de la couche en verre qui renvoie plusieurs effets visuels qui pourraient mettre le spectateur à distance. Ces enchaînements et leur compréhension permettent alors de faire émerger la question de la place du spectateur au sein de l’œuvre. Nous l’avons dit, le regard de l’oiseau orienté vers l’extérieur permet d’entrer sous la cloche, mais il permet également d’appuyer la contradiction avec ce qui se passe en-dedans et en-dehors. En-dedans, par la taxidermie, les animaux renvoient à leurs propres morts, depuis la souris pour laquelle la peau entière est juste déposée comme le serait réellement un tapis, et l’oiseau empaillé, figé pour toujours dans cette posture. En dehors, le spectateur peut tourner autour de cette installation, mais ne sera qu’en un point précis en lien direct avec l’oiseau, et figé lui aussi face aux deux animaux. Le vivant et le mort se retrouvent ainsi entremêlés, donnant chacun à l’autre une épaisseur à l’œuvre. Il s’agit dès lors d’appréhender le temps en suspens, de ressentir l’enjeu de l’espace plastique comme espace créé et création d’espace.

Le travail plastique de Polly Morgan permet cette appréhension de l’œuvre, car en employant la taxidermie, l’artiste met directement en avant ce temps en suspens. Grâce à ses titres, elle donne au spectateur un indice qui lui servira de référence, et lui permettra d’entrer dans la narration. De même, en utilisant de petits animaux, au contraire de Damien Hirst, Polly Morgan n’est pas dans le registre du spectacle, de l’horreur, de l’effroi, mais elle invite le spectateur à prendre le temps de découvrir toute la préciosité et la fragilité de son travail.

Polly Morgan, Sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Polly Morgan, sans titre, Boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009.

Pour l’exposition collective Mythologies organisée à la galerie Haunch of Venison de Londres en 2009, l’artiste a présenté une œuvre sans titre, pour laquelle un oiseau est à nouveau mis en scène sous verre, allongé dans un coffre à bijoux, transformé ainsi en un cercueil précieux.

Cette mise en scène évoque encore l’univers des contes tel que celui de la Belle au bois dormant ou Blanche-Neige, allongées endormies et attendant que leurs princes viennent les délivrer de leurs sorts. À nouveau, l’artiste choisit une symbolique explicite afin de permettre au spectateur de se défaire de l’image du cadavre scénographié. Au-delà de la personnification de l’animal, c’est tout le champ sémantique invoqué qui participe au glissement plastique. L’écrin sur lequel l’oiseau repose est délicat, et sa transparence joue, comme le faisait le miroir de Lovebird, sur l’intérieur et l’extérieur de l’installation, invitation au spectateur à participer à l’œuvre, à y rentrer, comme pour la cloche de verre qui était protection en même temps que révélation. Par ailleurs, il y a sur cette boîte une poignée, contrairement à la cloche en verre, qui induit la possibilité de l’ouvrir et de la fermer, et d’agir plus consciemment sur l’oiseau. Si pour Daniel Sibony :

L’œuvre est l’ensemble des limites que l’artiste a touchées, ou qui l’ont atteint. Limites de perception et de mémoire, de besoin et de désir, de déprime et de créativité, d’érotisme et de calcul. Autant d’évènements à incarner.6

L’œuvre donc, parait également être la perception et l’incarnation par le spectateur de ces mêmes limites. Aussi, en incluant cette ouverture dans son dispositif, Polly Morgan lui permet de ressentir l’expérience plastique, et de percevoir la possibilité de rentrer en tant qu’acteur dans la narration. La main, que ce soit celle de l’artiste ou celle imaginée du spectateur-acteur, induit le geste, et par là même la tactilité de l’œuvre, expérience intime de l’objet et du créateur. Cette approche tactile invite ainsi à une réception plus sensible de l’espace plastique, pour laquelle la mise à distance est moins prononcée que pour Lovebird. De plus, si pour la première œuvre les animaux renvoyaient à leurs propres morts, le temps en suspens est ici plus prononcé par le fait même de l’allusion au sommeil de la Belle au bois dormant et de Blanche-Neige, qui n’est pas non plus « naturel », mais bien sous le coup d’un sortilège, plus profond et dans l’attente d’un réveil provoqué par un tiers.

L’artiste serait-elle dès lors la sorcière qui aurait causé ce sommeil, et le spectateur l’élément qui viendrait l’interrompre ? Nous sommes avec cette question à nouveau emmenés sur le chemin de la narration, tout en ayant conscience que celle-ci sert à la mise en relief de l’espace plastique. En effet, si l’œuvre à travers ses références nous guide vers ce cheminement, elle permet également de souligner l’importance du rôle du spectateur dans la création même de son espace : il s’agit de la rencontre, du lien qui maintient la relation intime entre l’artiste, l’œuvre, et le spectateur à l’espace plastique, qui ne se résume pas aux contours et aux limites physiques de l’œuvre.

2. Le temps en suspens et l’action figée, se saisir des tropes

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Polly Morgan, Still Life After Death, Photographie de Matthew Leighton, Chapeau haut de forme, lapin, peinture 2006.

Chez Polly Morgan, les titres et les mises en scène jouent donc sur plusieurs niveaux de lecture. Still life after death (Rabbit), œuvre de 2006, est un autre exemple de l’atmosphère particulière créée par l’artiste. Contrairement aux deux premières œuvres étudiées, aucune boîte ni cloche de verre ne participe à l’installation. Seuls un chapeau haut de forme noir, un lapin blanc recroquevillé sur lui-même, et un disque de peinture noire sont mis en scène. Notons ici que ce travail s’articule au sein d’une série Still life after death, qui présente à chaque œuvre un nouvel animal figé. Si en français, cette série s’intitulerait Nature morteaprès la mort, il est intéressant de noter que l’anglais emploie littéralement le terme de – vie figée –, alors que le français clôt l’expression en renvoyant directement à la mort de l’objet, à son immobilité définitive. Il serait intéressant de développer la question de la nature morte dans l’art contemporain, mais à défaut de temps, nous retiendrons avec cette œuvre la dualité du titre et de la mise en scène. En effet, l’action en suspens, ce chapeau qui flotte au-dessus du lapin allongé au sol renvoie davantage au terme anglais – vie figée – qu’à notre traduction française. De plus, en faisant clairement référence au chapeau du magicien et à son tour fétiche, Polly Morgan parvient à former une scène qui serait figée, « en cours de route ». La mise en scène et le saisissement photographique semblent ainsi interrompre le tour de magie, arrêté sur un accident de parcours. À nouveau, le spectateur est entrainé par la narration, à la recherche d’éléments qui viendraient donner corps à l’installation qui lui est offerte. L’action proposée, pourtant possiblement en plein rebondissement, se retrouve alors elle-même figée par le titre de l’œuvre, qui nous rappelle bien qu’elle se situe « après la mort », le tour de magie ne peut pas continuer. De même, nous ne sommes pas non plus dans la miniaturisation que les deux précédentes œuvres nous présentaient, mais bien dans des dimensions à taille humaine, le chapeau invoquant directement cette mise à l’échelle. Accessoire vestimentaire, celui-ci appelle l’image de la personne qui peut le porter. Si la présence humaine aurait clairement établit un contexte référentiel, l’absence permet de laisser le choix au spectateur dans la narration, elle ouvre le champ des possibles. En cela, Polly Morgan ancre non seulement sa démarche dans une volonté d’employer la taxidermie comme principal médium artistique, mais aussi comme une porte ouverte à l’espace plastique investi par le spectateur, saisi grâce aux différents tropes mis en scène. Le manquement est alors comblé par ceux-ci, et participe à l’épaisseur, au relief de l’espace plastique. Le lapin ainsi disposé sur le sol, au milieu du cercle de peinture noire, fond du chapeau, ombre de celui-ci, ou encore et peut-être symbolisation de l’aura de la mort, semble dessiner les contours du magicien, a priori responsable du drame. Ce ne serait plus dès-lors l’humain qui donne forme et arrange la peau animale – taxis derma –, mais bien l’animal qui dessine les contours de l’humain.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Polly Morgan, Carnevale, Taxidermie de merles, rubans, 2011.

Avec l’œuvre Carnevale, réalisée en 2011, nous retrouvons cette mise en forme de la référence corporelle humaine par l’animal. Plusieurs merles y sont figés en plein vol, tenant chacun dans leurs pattes un ruban de couleur vive, enrubannant une silhouette fine, comme momifiée et statufiée, debout sur un socle. L’entrelacement des rubans ne laisse aucune allusion à une surface de peau visible, car celle-ci aurait sans doute notifiée trop clairement une possible vie, alors que le recouvrement total réfère à un état fixe définitif, et souligne une forme, suggère une figure qui reste invisible. De même, les rubans et leurs couleurs vives, ainsi que leur tressage à même la silhouette, et qui donne visuellement des losanges évoque le costume d’arlequin, personnage symbole du carnaval, répercutant ainsi lisiblement le titre dans l’œuvre et réciproquement. D’ailleurs étymologiquement, carnaval vient du latin – carne – la viande, et – levare – laisser, lever, et fait référence au carême où l’on s’abstient de viande. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Polly Morgan a choisi le mot italien et non anglais, comme si elle voulait en souligner l’étymologie. En effet, la viande, que l’on associe ici au corps humain donc, a été gommée à force d’être recouvert, laissée de côté au profit de la peau animale agencée. Ce paradoxe souligné, il devient alors intéressant de se questionner sur la mise en œuvre de l’installation par l’artiste, qui d’une part offre par le biais de la taxidermie l’illusion de la vie aux merles, et d’autre part a représenté le corps humain par son effacement, travail tout aussi méticuleux d’agencement d’un autre type de tissu non vivant, rubans patiemment tressés. La mise sur socle pose par ailleurs cette silhouette comme une réelle sculpture, non pas taillée dans un bloc de pierre, mais bien pensée par le textile, dans la mise en forme et en cernes de ses contours. Concernant les oiseaux, il n’y a ici rien à voir avec Les pensionnaires7 d’Annette Messager, réalisés en 1971 et pour lesquels l’artiste a fabriqué des tricots dont elle les a habillés. En effet, si Messager s’est appliquée à constituer une collection dans laquelle le temps est bel et bien arrêté, Polly Morgan nous entraîne définitivement par-delà les animaux morts. Le temps suspendu de la mise en scène, fait encore une fois participer le spectateur à l’œuvre, lui permettant de tourner autour de l’installation pour la comprendre, et réaliser que dans la narration engagée, ce sont bien les oiseaux qui dessinent le corps humain.

La peau, ainsi travaillée et envisagée, que ce soit par la taxidermie ou le tressage, animale ou humaine, appelle également à la surface et à la profondeur des corps. Avec Polly Morgan, nous avons vu que tout était mise en scène, le matériel plastique et son agencement narratif lui permettant de donner corps à son œuvre, de rentrer au cœur de l’espace plastique. L’intérieur des corps n’est pas montré, parce que justement il n’y en a pas, c’est du « faux », des « supports formés » pour accueillir la peau travaillée. Pourtant, cette surface symbole de l’intérieur et de l’extérieur, de la relation à l’autre, permet de donner corps et relief à l’espace plastique. Pour Michel Guérin il apparaît qu’en peinture la surface :

Accomplit une triple mission de réception : elle supporte l’inscription, elle distribue les places, elle sublime le plat et le plan (avec ses avant-plans et ses arrière-plans) et y creuse une profondeur. La surface récupère la profondeur, elle lui trouve une solution, l’interprète, la révèle en creux. 8

Avec le travail de Polly Morgan, il semble que la peau à la surface de l’œuvre permette encore plus de révéler la profondeur de son support. De même, en mettant en scène des références communes populaires par la taxidermie, l’artiste permet au spectateur d’aller plus loin dans son appréhension de l’œuvre, d’être interpellé, touché par ce qu’il regarde. Cette expérience ne paraîtrait pas envisageable si de multiples tropes n’étaient distillés par l’artiste, et elle pose le spectateur dans un contexte où il ne fait dès lors plus face à l’œuvre, à la surface de celle-ci, mais bien corps avec elle.


Notes

1 – Polly Morgan, Lovebird, technique mixte, 2005. Sans titre, boîte à bijoux en cristal, taxidermie de sittelle, 140mmx96mmx90mm, Mythologies, Galerie Haunch of Venison, Londres, 2009. Still life after death (rabbit) chapeau haut de forme, lapin, peinture, 2006. Carnevale, taxidermie de merles, rubans, 2011.

2 – Nous pensons aux œuvres de Damien Hirst tel que The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, 1991, acier, verre, requin tigre, formol, 213x518cm, ou Mother and Child Divided, 1993, acier, GRP composites, verre, silicone, vache, veau, formol, 208.6 x 332.5 x 109cm (x 2), 113.6 x 169 x 62cm (x 2)

3 – Daniel Sibony, Création, Essai sur l’art contemporain, Seuil, 2005, page 94.

4 – Michel Guérin, L’Espace Plastique, La Part de l’Œil, Bruxelles, 2008, page 79.

5Ibid., page 102

6 – Daniel Sibony, Op. cit., page 80.

7 – Annette Messager, Les Pensionnaires, 1971-72.

8 – Michel Guérin, Op. cit., page 94.


Bibliographie

GUÉRIN Michel. L’Espace Plastique. Bruxelles : éditions La Part de l’Œil, coll. Théorie, 2008, 124p.

MESSAGER Annette. Les Pensionnaires. Éditions Dilecta, coll. Les Travaux de l’Atelier, 2007, 24p.

SIBONY Daniel. Création, Essai sur l’art contemporain. Seuil, coll. La Couleur des Idées, 2005, 298p.

Images et nostalgie de l’in-vu

Michèle Galéa
Doctorante en Arts plastiques – Laboratoire LLA CREATIS, E.D. Allph@, Université Toulouse – Jean Jaurès
michele-galea@wanadoo.fr

Pour citer cet article : Galéa, Michèle, « Images et nostalgie de l’in-vu. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°5 « Image mise en trope(s) », 2013, mis en ligne en 2013, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

Télécharger l’article au format PDF


Résumé

À partir de l’étude de deux œuvres photographiques contemporaines, il s’agira d’interroger la notion de trope, puis de déceler dans les images les figures de torsion qui peuvent faire dire que le discours iconique manifeste en vient à être déplacé, voire contredit pour déporter le regard en direction d’un in-vu semblant se dérober à toute forme de discours.

Mots-clés : trope – identité – in-vu – photographie – réthorique – tropisme

Abstract

From the study of two contemporary photographic works, we will question the notion of trope, then reveal in the images the figures of twisting which can make say that the iconic obvious speech comes there to be moved, and even contradicts to deport the glance in the direction of one un-seen seeming to shy away from any form of speech.

Keywords: trope – identity – un-seen – photograph – rethoric – tropism


Sommaire

Images et nostalgie de l’in-vu
Notes
Bibliographie

Le trope est un terme de rhétorique, plus précisément, c’est une figure de mots, ce qui le distingue par exemple de l’ellipse, de la litote ou de la répétition qui sont des figures de phrases. Son étymologie nous dit que c’est une figure du langage s’employant à détourner le sens premier ou le sens propre d’un mot, reposant sur des associations visant à révéler un sens nouveau au sein d’une phrase ou d’une expression. Un trope abrite toujours son propre détournement et sa propre surprise. Son sens ne peut se figer puisqu’il est une figure de mouvement agissant sur le sens sur lequel il se greffe. Cela signifie qu’en se figeant, un trope tend à devenir un cliché ou un stéréotype.

Si l’on transpose ces premières indications à la notion d’image, on peut avancer que le tropisme d’une image, c’est-à-dire l’orientation particulière de certains de ses signes dans une direction visant à modifier le sens de ces mêmes signes, tendrait à se condenser dans un élément ou une conjonction d’éléments, qui, dans l’image, a la capacité de retenir l’attention par sa façon de dévier le sens des signes et d’énoncer les lois de sa propre singularité. Le trope attire indirectement l’attention sans pour autant contrarier ou contrefaire la saisie de l’image, il interpelle le regard par une sorte d’efficacité qui se révèle peu à peu comme un point de fixation singulier dans l’image. La notion d’efficacité pourrait donc être la chaîne de sens du tropisme, ce vers quoi ce dernier se tend et s’oriente pour s’installer dans un système de signes et y faire signe lui-même. Or, en prenant la notion de trope sous cet angle consistant à repérer l’axe de son efficacité dans une image, on n’adapte pas la rhétorique au domaine particulier des images, on retourne au contraire aux fondements de la rhétorique classique. Parce qu’en effet, la rhétorique est d’abord l’art de bien parler en public, « bien » renvoyant ici à des critères d’efficacité et non de morale. La rhétorique classique vise la persuasion et pour reprendre les mots de Todorov, « il ne s’agit pas d’établir une vérité (ce qui est impossible) mais de l’approcher, d’en donner l’impression.1»
Dans l’ensemble des figures que la rhétorique met en œuvre, le trope apparaît comme une figure de style relevant davantage du vraisemblable que du vrai. Todorov poursuit par une citation extraite du Phèdre de Platon :

Dans les tribunaux, on ne s’inquiète pas le moins du monde de dire la vérité, mais de persuader, et la persuasion relève de la vraisemblance [….] La vraisemblance, soutenue d’un bout à l’autre du discours, voilà ce qui constitue tout l’art oratoire2.

Si le trope est originairement une figure de rhétorique déjà connue des présocratiques puisque le classement de ses sous-catégories nous vient des Anciens Sceptiques Grecs, et si, par ailleurs, l’emploi du terme-même a migré de son champ initial de référence — le langage, l’art du discours — en direction de celui de l’image, nous devons alors admettre deux choses :

Nous devons d’abord admettre que l’image n’est pas une représentation analogique en dépit de ses apparences mais que sa « manière d’être », autrement dit son apparence, est une forme de discours, c’est-à-dire une forme produisant un système de signes. Ceci signifie que la transparence des signes iconiques est aussi illusoire que celle des signes linguistiques. Avant d’être en relation avec son référent, une image est d’abord en relation avec ses propres lois, dont la marque est de se rendre aussi imperceptibles que les lois régissant tout autre discours. C’est précisément dans cet imperceptible que se loge la loi de vraisemblance qui semble fonder l’efficacité du tropisme d’une image.

Nous devons ensuite admettre qu’avec cette forme de discours constituant et informant l’image, se sont également déplacées des ambivalences provenant de la fonction attribuée au discours. En effet, le discours est toujours tiraillé entre ce que l’on peut appeler l’art de convaincre et l’art de toucher ou d’étreindre. Dans un tel contexte, le vraisemblable est alors l’opérateur de la persuasion ou celui de l’émotion. Or le vraisemblable n’est pas le vrai ni même le réel, c’est une mise en conformité, qui, selon les mots de Todorov, « […] comble le vide entre les lois du langage — la rhétorique — et ce que l’on croit être la propriété du langage, la référence au réel3.

Le vraisemblable est donc une relation de conformité entre un discours, un récit ou une image et une attente de réalité de la part de l’auditeur, du lecteur ou du spectateur. Entre persuasion et émotion, c’est au cœur de cette tension que s’installe la rhétorique de l’image, dont le trope est une figure et peut-être même la figure.

Mais de même que le trope agit localement sur un mot ou une expression et détourne ou transforme le sens de la phrase, la mise en œuvre discursive du trope dans une image opère parfois localement, comme un détail inutile dirait Roland Barthes, un îlot formel échappant à la structure narrative de l’image tout en apparaissant comme une authentique et paradoxale référence au réel. Quand elle se manifeste de cette manière dans une image ou une série d’images, la figure de style semble alors opérer une transgression de la loi de vraisemblance. Quelque chose se brise en silence, ou du moins, se défait et se désarticule en prenant une autre tournure. La loi de vraisemblance comme attente de réalité ne semble plus agir sur la structure de l’image qui énonce alors un autre discours que l’on tient d’abord pour vrai, avant de percevoir en lui, une autre loi de vraisemblance s’exerçant à un autre niveau et dont le trope — ou le tropisme — semble être l’orientation originaire. La question qui se pose alors, est celle de savoir si une image « mise en tropes » n’est pas toujours une image dont le tropisme défie et oblitère le sens premier de l’élément qu’il détourne, parce que ce dernier nous apparaît soudain comme la part la plus efficace de l’image, au sens de la plus vibrante, la plus mobile. Sa part insaisissable pour tout dire et qui, dans le trouble qu’elle provoque, atteint un effet de réel par sa manière de s’adresser au spectateur dans l’impensé de sa perception. Et là, nous arrivons à une contradiction, au moins en apparence. En remplaçant une loi de vraisemblance par une autre, le tropisme de certaines images semble court-circuiter sa relation à l’idée même de discours, il semble ouvrir une faille pour le moins suspecte que j’appellerai pour l’instant une faille du hors-langage avant d’en proposer une lecture possible. C’est à quelques-unes de ces images que la réflexion va maintenant s’intéresser.

La première série d’images photographiques se rapporte à ce que l’on pourrait hâtivement appeler la photographie documentaire. Leur auteur, Juul Hondius4, est un photographe néerlandais dont le travail a principalement été montré aux Pays-Bas et en Allemagne. Ses œuvres sont assorties de titres et fonctionnent indépendamment les unes des autres, ce qui n’empêche pas Hondius de les montrer comme des séries, notamment lors de l’exposition consacrée à la photographie néerlandaise que la Maison Européenne de la Photographie a organisée en juin 2006.

Lien vers le site Internet de Juul Hondius.

Ces œuvres dont les tirages sont de moyen format (150 cm x 125 cm pour la plupart), s’apparentent de prime abord au portrait documentaire, ce sont des images que l’on pourrait ranger au registre du photojournalisme et donc du support de communication. Par ailleurs, ce sont des images mille fois vues, des images de plus s’ajoutant au flux ininterrompu des images de presse qui inondent les médias. Il y a dans ces images une sorte d’effort pour coller à l’image-document. Le cadrage est serré, les visages ne regardent pas l’objectif et semblent penser à autre chose qu’à celui qui les prend en photo. Les personnages sont saisis dans leur seule présence corporelle et semblent avoir été prélevés de leur milieu environnant. Il est en effet impossible de dire où ils se trouvent précisément. Ils ne sont pas seuls, mais paraissent curieusement isolés. Isolés dans un groupe ou isolés dans un groupe lui-même confiné dans un espace. Ils pourraient être en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, rien ne permet de les géo-localiser. La seule chose qui soit sûre, c’est qu’ils se trouvaient dans une voiture ou un bus quand le photographe les a rencontrés. Les vitres embuées des véhicules, le siège arrière de la voiture, les places dans l’autocar, ces vêtements de tous les jours que l’on devine fripés par les contraintes du voyage, tous ces différents éléments prennent alors leur signification et guident le regard du spectateur pour y trouver de quoi esquisser un embryon de récit. Or les images demeurent mutiques. Portant leur regard au loin, les personnages perdus dans leurs pensées sont retirés au fond d’eux-mêmes, en transit et transportant avec eux un monde privé réduit à l’espace de leur propre corps. De ce point de vue, ce sont des portraits de voyageurs comme il en existe partout, et peut-être pouvons-nous déceler dans ces regards qui s’échappent hors du cadre des images, une manière d’inclure le spectateur dans l’espace de l’image et de le forcer à en faire partie.

L’angle de la démarche artistique du photographe se situe sur cette brèche, sur le déjà-vu des images de presse et le déjà-vu de ces visages coincés derrière des vitres, voyageurs anonymes dont l’errance se délite dans un espace sans territoire ou plutôt, entre deux territoires dont les frontières étanches imposent le déplacement permanent. Ce sont des voyageurs qui pourraient être des immigrants illégaux ou non, des réfugiés, des déplacés ou des demandeurs d’asile. Juul Hondius en appelle à notre mémoire de l’imagerie médiatique dont la rhétorique agence ici les signes d’une mémoire collective de l’idée de déracinement et de clandestinité. Ses images sont de subtiles mécaniques esthétiques dont les arrière-plans flous et écrasés par une probable prise de vue au téléobjectif, s’avèrent être des discours visuels tendus entre persuasion et émotion. Ils comblent en effet l’attente de réalité et le désir d’empathie du spectateur par une vraisemblance qui s’appuie principalement sur notre mémoire collective des images-documents, en tant que ces dernières se fondent sur la reconnaissance implicite de leurs stéréotypes. Cela signifie qu’à travers cette mémoire collective, circulent des schèmes perceptifs, mais également des constructions mentales élaborées à partir des cadres spatio-temporels d’une culture commune de l’image, des événements et des rapports sociaux.

C’est là que les images de Juul Hondius basculent et substituent à cette loi de vraisemblance, une autre loi de vraisemblance qui ne nous apparaît pas immédiatement comme telle, mais qui, au contraire, s’insinue par des signes a priori superflus et s’applique à déplacer le discours de l’image pour le situer dans une vérité qui échappe à la vraisemblance qu’elle avait affichée. Quand on s’attarde sur ces images, on remarque en effet des petits détails, des incisions dans l’agencement formel homogène des images. Le doigt posé sur la gorge, la tranche de la vitre séparant curieusement les têtes du reste du corps, semblant répondre au bord rouge du tee-shirt du troisième personnage assis, une séparation que l’on retrouve également dans le portrait de la jeune fille pensive, les deux étiquettes collées sur l’envers de la vitre embuée… Tous ces détails apparemment inutiles, en tout cas secondaires, ramènent invariablement aux visages qui ne nous regardent pas, qui regardent de côté et qui, du fond de leurs consciences repliées sur elles-mêmes, regardent ce qui est derrière nous ou sur le côté et qu’en tout cas, nous ne pouvons pas voir depuis la place que nous occupons. Leur façon de regarder en évitant le contact direct apparaît alors comme l’expression insidieuse d’une menace, l’expression mutique d’un non-identifié qui refuse de livrer son sens et qui donc, devient l’expression d’une forme de menace de l’incontrôlable.

On peut noter par ailleurs que les titres des photographies ne lèvent en rien l’ambiguïté de ce contexte menaçant de l’incontrôlable, parce qu’ils ne divulguent aucune information et ne fonctionnent donc pas comme une légende de photographie de presse. Sans contenu légendé explicite, ces images obligent donc le spectateur à regarder et à s’interroger sur sa manière de regarder. Au fond, la vraisemblance dont il s’agit et que le tropisme des images révèle à partir de ses signes secondaires, n’est plus tout à fait celle que l’on attend et que l’on re-connaît par son insistance à puiser dans le répertoire iconique de la mémoire collective. Une autre loi de vraisemblance semble s’exercer sur le discours affiché des images, à un niveau qui touche des strates plus profondes que celles des comportements sociaux et que l’on peut situer dans des zones de comportements archaïques entre congénères de la même espèce. Ne pas renvoyer le regard, se détourner de l’objectif et se refuser à la réciprocité, se reçoivent peu à peu comme l’expression d’une peur inavouable et irrationnelle du nomade et de l’incertain, du non-identifié et du déracinement de l’exil forcé et surtout de sa version actualisée : la peur instrumentalisée par les médias du déferlement des réfugiés en Europe Occidentale. La loi de vraisemblance sous-jacente au discours des images en vient alors à transformer la tension inhérente à tout discours, entre persuasion et émotion. La persuasion demeure intacte, mais l’émotion n’est plus empathique ; elle s’imprègne de répulsion ou de fascination, ce qui revient au même. S’il fallait résumer d’un mot la torsion opérée par les signes secondaires dans ces images, ce pourrait être : tropisme de l’inavouable. Pour toutes sortes de raisons, ces images sont ancrées à des préoccupations contemporaines mais au fond, elles actualisent une figure très ancienne de la culture occidentale, celle de Dionysos, celui qui vient du dehors, l’étranger à la cité mettant la stabilité sociale en péril et constituant par là-même une clé de la dialectique entre identité et altérité.

Ajoutons pour finir que les images de Juul Hondius sont des photographies mises en scène. Elles n’ont pas été prises sur le vif et résultent au contraire d’agencements pensés dans leurs moindres articulations, du casting des acteurs au choix du décor et de l’éclairage, toujours artificiel. Ce sont des théâtres du réel et comme au théâtre, c’est par le corps de l’acteur que les tropismes instaurent une autre vraisemblance du discours, parce que, nous dit Arnaud Rykner, « l’acteur est un perpétuel créateur de tropismes, qui se projette dans les profondeurs de son intériorité pour provoquer en lui ce bouillonnement de sensations primitives qui seules commandent l’action théâtrale »5.

Une autre série d’images photographiques semble travailler encore plus profondément ce rapport « tropismique » selon le mot d’Arnaud Rykner, entre l’acteur et le personnage, refusant tous deux « de prendre le mot au mot et devinant que derrière eux se cachent des zones troubles »6. Il s’y ajoute cependant un lien plus explicite à la corporéité du personnage et une allusion au silence et à la parole.

Introspection_250dpi

Anne-Line Bessou, « Introspection » de la série Décadences. (40 cm x130 cm), 2009.

Comme les images de Juul Hondius, le polyptyque d’Anne-Line Bessou relève de ce que l’on appelle la photographie mise en scène. Cette œuvre datée de 2009 et intitulée Introspection7 est constituée de deux portraits identiques et de deux scènes d’intérieur disposées en alternance. Comme chez Juul Hondius, on retrouve l’effet insidieux des regards qui se détournent et qui fixent une zone hors-champ, invisible depuis la place que nous occupons. Et comme chez Juul Hondius, il y a une circulation entre l’expression des visages rétractés sur leur intériorité et les éléments de décor, dont les signes affichent le caractère anodin de l’image documentaire. La comparaison s’arrête là, mais elle permet cependant de relever ce qui fait la vraisemblance de ce discours iconique. En effet, la répétition des deux portraits identiques ne parvient pas à enrayer la narration implicite de l’alignement des images. Elle la freine tout au plus en contrariant le désir d’image du spectateur et en l’obligeant par là-même à déchiffrer les signes secondaires disséminés autour du personnage assis sur la chaise. Ainsi, en se promenant du visage au décor et du décor au visage, on comprend peu à peu que ce personnage tassé sur lui-même se trouve dans la salle d’attente du cabinet d’un psychologue. L’affichette mentionnant « ticket psy » semble signifier qu’il s’agit d’une consultation prise en charge par une entreprise ou un organisme quelconque. Ce que l’on aurait pu prendre pour des portes donnant sur des pièces séparées, derrière le personnage, sont en fait des portes de placard sur lesquelles sont punaisées une photographie et un diagramme dont les informations sont a priori sans conséquence directe sur le discours de l’image. L’effet de narration est ténu et se limite aux signes de l’anxiété précédant la rencontre frontale avec un représentant de l’institution médicale. Mais en revanche, il y a incontestablement une référence explicite à la rhétorique de l’image. À la manière de One and three chairs de Joseph Kossuth, les trois modes d’énonciation de l’icone cohabitent dans cette image en prenant pour ainsi dire le personnage en otage. L’installation de Kossuth laisse entrevoir que l’objet demeure insaisissable malgré la multiplicité de ses définitions. Référent, indice et symbole se conjuguent en une triple représentation qui échoue à signifier l’objet en soi et qui ne fait que le désigner à divers degrés d’abstraction. Nous ne communiquons pas avec les objets mais avec leurs significations. C’est ce que semble également signifier la photographie du polyptyque d’Anne-Line Bessou : le personnage est cerné par trois représentations qui s’avèrent être les trois modalités de l’icône : le diagramme, l’image et une image numérique reproduite dans le magazine entr’ouvert, figurant un jeune homme pendu à un rail de néon. Une métaphore donc. Un trope s’exposant comme tel, figé à l’état de stéréotype, stade latent du psychisme du personnage qui s’en détourne. Or, la distribution alternée du polyptyque invite en quelque sorte le spectateur à aller chercher le sens de cette métaphore dans les autres images, parce qu’un polyptyque est d’abord un ensemble de panneaux dont les signes dialoguent entre eux d’une représentation à l’autre. Et c’est précisément par le personnage que la loi de vraisemblance de ce discours iconique manifeste en vient à se briser pour laisser place à un autre discours sous-jacent, dont la loi de vraisemblance singulière émerge de ce rapport « tropismique » entre l’acteur et le personnage. Les « zones troubles » dont parle Arnaud Rykner prennent des allures de soudaine clarté dans l’image de la pièce vide. Le personnage a déserté le lieu et les pages du magazine ont été tournées. À la place de l’image de pendaison qui signifiait la métaphore, on distingue deux formes laiteuses sur un fond noir. Deux ovales effilés rappelant curieusement les deux visages en gros plan, dont la prise de vue a pour principal effet d’hypertrophier le haut du crâne et de faire glisser le menton et la bouche dans le col boutonné comme dans un entonnoir. Ce parallélisme formel entre deux portraits identiques et deux formes jumelles indéchiffrables depuis la place que l’on occupe, c’est-à-dire depuis cette même place qui nous empêchait tout-à -’heure de voir ce que les personnages de Juul Hondius regardaient, apparaît alors comme le trope qui détourne le sens du discours manifeste de l’image, en le situant dans une zone troublante. Celle d’un rapport douloureux à l’organique et d’un tourment sur lequel les mots ne parviennent pas à se poser. Depuis la place que j’occupe, ces deux formes indéterminées sont des échographies. L’ovale irrégulier de leur découpe évoque l’imagerie médicale et là encore, l’image n’en finit pas de se dérober en semant d’autres sens possibles, puisque l’échographie est une image indiciaire résultant d’un transcodage d’ondes sonores. De l’échographie au visage mutique étranglé par le col de la chemise, du personnage contracté sur ses angoisses au fauteuil vide, tous ces signes s’entremêlent dans la linéarité d’un récit qui, s’il fallait le qualifier d’un mot, pourrait être le récit d’une expulsion. Mise au placard, expulsion de l’image. Expulsion d’autant plus impossible qu’elle se non-formule par un signe masqué, le cou rentré dans les épaules ou le cou serré par un col de chemise ou une corde. Si le cou est ce qui sépare la tête du reste du corps, le cou est aussi l’enveloppe du larynx et des cordes vocales. C’est le siège organique de la résonance des mots et dans ce polyptyque, l’expulsion du corps semble fonctionner comme un acte se substituant à l’expulsion des mots. C’est finalement par l’image de l’échographie que le tropisme de cet ensemble iconique fusionne l’acteur et le personnage pour faire émerger une autre loi de vraisemblance, plus ténébreuse que celle de son discours manifeste.

De l’inavouable des images de Juul Hondius à l’expulsion impossible du polyptyque d’Anne-Line Bessou, il y a plus que des récurrences formelles, passant principalement par le refus de regarder le spectateur et l’insistance à désigner en creux, une partie du corps dans laquelle circulent tous les fluides vitaux. De l’inavouable à l’expulsion impossible, il y a aussi deux mises en œuvre de tropismes dont les retournements s’appliquent à esquiver toute forme de discours univoque, en commençant par refuser de donner au spectateur de qu’il attend au-delà de son attente de réalité, et en lui donnant finalement ce dont il ne veut pas. Entre ne pas avoir ce que l’on attend et avoir ce que l’on ne veut pas, ces deux œuvres, par une fusion de l’acteur et du personnage, suggèrent au spectateur que ce qu’il attend d’une image et ce dont il ne veut pas, sont peut-être une seule et même chose, qui se reçoit d’abord comme l’expression d’une frustration, et qui se manifeste invisiblement au contact de l’image comme la perception intériorisée d’un manque ou d’un manquement de sa part. Entre l’image et le spectateur, quelque chose ne peut ni ne veut se dire, quelque chose a défailli et s’est perdu en route.

Comment le trope qui est au départ une figure de mots, parvient-il dans l’image à se fonder sur des signes bavards et conduire à une telle perception de ce qui ne peut ni ne veut se dire ? En d’autres termes, comment le trope peut-il à la fois marquer sa présence par des signes visibles, et opacifier l’image en déplaçant son discours sur le registre de ce qui n’est pas physiologiquement vu, mais autrement perçu par le regard de l’esprit ? Le trope nous apparaît dans un premier temps comme une manière d’assagir l’image, en ramenant sa mutité à une autre forme de discours. Mais très vite, il nous apparaît comme une suppléance à l’in-vu, un moyen formel de vaincre le silence de la forme, et d’accéder au corps étranger qu’est l’image, depuis les signes inoffensifs de son discours déclaratif. Mais malgré cela, depuis la place que nous occupons, le trope est précisément ce qui atteste dans l’image, que le spectateur est à sa place et l’image est à la sienne. Parce que dans l’agencement d’ensemble de l’image, il est le lien à la chose qu’il a fallu faire disparaître pour qu’il soit justement un trope et autre chose qu’un stéréotype ou un cliché. Dans l’image et par les signes sur lesquels il opère un retournement, le trope pourrait donc être le lien à la chose disparue qui est au fond des images, ce qui le donnerait au regard comme un objet nostalgique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un retour de la douleur, que l’on assimile trop souvent au regret du passé mais qui se rapporte primitivement au mal du pays8.


Notes

1 –  Tzvetan Todorov. Dossier « Recherches sémiologiques, Le vraisemblable », revue Communications, n°11, Seuil, 1968, pp. 1-4.

2 –  Platon. Phèdre, 272d-273c, Paris Garnier Flammarion, 1964.

3 –  Tzvetan Todorov. Op. Cit., p. 1.

4 –  Œuvres consultables sur le site de l’artiste : http://www.juulhondius.com/juulhondius.html

5 –  Arnaud Rykner. « Des tropismes de l’acteur à l’acteur des tropismes », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, pp.141-142.

6 –  Ibid., p. 144.

7 –  Introspection (40 cm x130 cm), 2009, de la série Décadences.

8 –  Du Grec nostos, retour et algos, mal, souffrance. Nostalgia apparaît d’abord pour qualifier le « mal du pays » des suisses alémaniques partis à l’étranger pour y être mercenaires. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2004, p. 2394


Bibliographie

PLATON. Phèdre, 272d-273c, Paris : Garnier Flammarion, 1964.

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2004.

RYKNER Arnaud. « Des tropismes de l’acteur à l’acteur des tropismes », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, pp.141-142.

TODOROV Tzvetan, Dossier « Recherches sémiologiques, Le vraisemblable », revue Communications, n°11, Seuil, 1968, pp.


Pour citer cet article :

Michèle Galéa , « Images et nostalgie de l’in-vu », Litter@incognita, n°5 (2012-2013) – Numéro 2012, p. 1 – 7, mis en ligne le 20/05/2013.
URL : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2016/02/16/images-et-nostalgie-de-l-in-vu-galea-numero-5-2012/#n1

© 2024 Littera Incognita

Theme by Anders NorenUp ↑