Revue des doctorants du laboratoire LLA-Créatis (UT2J)

Étiquette : voyage

Dé-territorialisations, flous identitaires et frontières intermédiales dans le roman graphique galicien Ardalén de Miguelanxo Prado

Agatha Mohring
Doctorante contractuelle, Université Toulouse – Jean Jaurès, laboratoire LLA-Créatis
agatha.mohring@univ-tlse2.fr

Pour citer cet article : Mohring, Agatha, « Dé-territorialisations, flous identitaires et frontières intermédiales dans le roman graphique galicien Ardalén de Miguelanxo Prado. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Le roman graphique intermédial galicien Ardalén de Miguelanxo Prado interroge l’imbrication intime entre le territoire et le sujet à travers le personnage de Fidel, vieux villageois espagnol qui semblerait avoir vécu en Amérique latine mais dont la mémoire est confuse. Les personnages tentent de recomposer l’histoire du personnage dé-territorialisé. Les va-et-vient constants entre l’Amérique latine des années 1930 et l’Espagne actuelle, le mélange des souvenirs, ainsi que les identités effacées, réinventées, fragmentées par la présence d’êtres fantastiques, créent un pont entre les continents et les époques qui redessine les contours d’un territoire hybride et fantasmé. Ce territoire est construit dans le roman graphique par la présence d’autres media, tels que des photos d’archives, des cartes de l’époque, des lettres, des billets de bateau, des actes juridiques, des articles, des moments de danse, de chant, qui s’intègrent à la narration ou créent des ruptures, tissant les liens et les frontières de ce territoire hybride en même temps que l’identité de Fidel.

Mots-clés : roman graphique – intermédialité – dispositifs – mémoire – intime –  voyage – identité – enquête –  territoire

Abstract

The Galician intermedial graphic novel Ardalén of Miguelanxo Prado investigates the intimate interaction between the territory and the human being through the protagonist named Fidel, an old Spanish villager who seemed to live in Latin America but whose memory is muddled. The characters try to rewrite the story of this de-territorialised man. The continual back and forth between the Latin America of the 1930s and present Spain, the mix of the memories and the faded, reinvented identites, broken up by the presence of fantastic creatures, build a link between the continents and the times that redrafts the outlines of and hybrid and fantasized territory. This territory, in the graphic novel, is developed by the presence of other media, as archived photos, maps of the 19 century, letters, boat trip tickets, legal acts, papers, moments of dance and singing that become part of the narrative or cut it off, drawing connections and boundaries both of this hybrid territory and of Fidel’s identity.

Keywords: graphic novel – intermediality – dispositive – memory – intimacy – travel – identity – investigation –  territory


Sommaire :

Introduction
1. Dé-territorialisation et fragmentation identitaire
2. Intermédialité, dispositifs de médiation et malléabilité des frontières géographiques et identitaires
3. Re-territorialisation dans l’intimité sous-marine et redéfinition de l’identité
Conclusion
Notes
Bibliographie sélective

 

Raconter à partir de ce qui reste, même s’il ne reste plus grand chose à raconter (du moins le présuppose-t-on), ou encore parce que ce qui reste est si fragile, incertain, vulnérable, voire inénarrable et indicible, qu’on risque de le manquer, de le rater en allant vers lui. Quelque chose résiste — des restes — qu’il faut raconter.

James Cisneros et Michèle Garneau

Introduction

Le concept de territoire met en lumière la relation réciproque qui se tisse entre l’espace et l’individu ou le groupe qui le délimite, le construit, le réinvente, se l’approprie comme l’expliquent Gilles Deleuze et Félix Guattari quand ils définissent le territoire comme des « fragments décodés de toutes sortes, empruntés aux milieux, mais qui acquièrent alors une valeur de propriétés”»1, mais également se définissent à travers lui. Le territoire ne peut donc être réduit à l’espace neutre, au lieu impersonnel, dans la mesure où il entretient un rapport particulier avec le sujet. Il s’agit donc d’un espace appréhendé, informé, soumis à des mécanismes d’appropriation, de résistance et lié à des enjeux identitaires. En effet, le sujet se construit en interaction avec le territoire. C’est dans son rapport au sujet, à l’individu, que l’espace se polarise et acquiert le statut de territoire. De manière réciproque, le territoire influence le sujet, sa construction identitaire en le territorialisant. Dans sa délimitation, son organisation, son rapport au sujet et la façon dont il est façonné, imaginé, fantasmé, le territoire reflète l’identité et l’intériorité du sujet.

Cette imbrication entre le territoire et le sujet est interrogée et développée par le roman graphique galicien Ardalén2 de Miguelanxo Prado dans lequel une femme, Sabela, cherche à reconstruire le passé de son grand-père Francisco, Galicien ayant émigré en Amérique Latine. Elle interroge Fidel, un vieil homme persuadé d’avoir vécu en Amérique Latine, hanté par des souvenirs précis de ce voyage alors qu’il n’a jamais quitté son village. Fidel semble dé-territorialisé, il ne sait plus à quel continent il appartient ni qui il est. Les va-et-vient constants entre l’Amérique latine des années 1930 et l’Espagne contemporaine, le mélange des trames narratives, des souvenirs, ainsi que des identités brouillées, effacées et réinventées, créent un pont entre les continents et les époques qui redessine les contours d’un territoire hybride et fantasmé.

L’articulation entre territoires et identités est polarisée par la dimension intermédiale de ce roman graphique. Ardalén met en exergue la « matérialité des média »3, mais aussi leur porosité et les potentialités créatrices de leurs interactions. La narration est entrecoupée de photographies d’archives, de cartes de l’époque, de lettres, de billets de bateau, d’actes juridiques, d’articles de journaux, de publications scientifiques, de jugements, de poèmes qui créent un effet de rupture tout en fonctionnant paradoxalement comme des éléments narratifs et graphiques charnières. Le récit est également peuplé de moments de danse, de chants, de musique et d’écriture qui remettent en question conjointement le territoire et l’identité du personnage.

Nous chercherons donc à montrer comment les interactions intermédiales articulent les relations entre territoire et identité en mettant en place des dynamiques de dé-territorialisation et de re-territorialisation influençant l’identité intime des personnages.

1. Dé-territorialisation et fragmentation identitaire

1. 1. Pluralité des territoires : Amérique latine, Galice et profondeurs sous-marines

Ardalén se déroule dans des espaces très différents, souvent complètement opposés, qui entretiennent des relations complexes car ces lieux sont investis d’une charge symbolique, émotionnelle particulière. Les personnages se les approprient, projettent leurs sentiments, souvenirs, fantasmes sur ces lieux, les construisant, transformant et les réinventant sous forme de territoires, tissant ainsi des liens entre des espaces éloignés temporellement et géographiquement. Ainsi, l’Amérique latine, la Galice et le monde sous-marin ne constituent pas de simples décors, mais constituent le cœur du récit au même titre que les personnages, polarisant l’identité des personnages.

ardalen-p-23Illustration 1 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 23

L’image de l’Amérique latine est dessinée à travers l’évocation de Cuba et du Venezuela et influencée par les topiques exotiques liés à l’imaginaire européen projeté sur l’espace latino-américain. Il ne s’agit plus de lieux concrets, de toponymes réels, d’espaces reconnaissables, mais d’un territoire qui serait la synthèse des différents espaces d’Amérique latine à travers lesquels le protagoniste aurait voyagé, réellement ou dans ses songes et ses livres : l’essence de ses littoraux à travers l’esquisse d’une plage, les couleurs et l’ambiance de ses villes à travers l’aperçu de quelques rues. En effet, les paysages d’Amérique latine d’Ardalén font essentiellement écho aux planches d’atlas universel ou aux cartes postales d’époque des plages et des villes coloniales emplies de lumières, de couleurs et de musique. Lorsque Fidel raconte à Sabela ses souvenirs de ces contrées lointaines, littéralement des étoiles plein les yeux, il souligne « les lumières et l’air décontracté des Caraïbes »4, et l’omniprésence de « beaucoup de couleurs… Beaucoup de joie »5. L’imaginaire est renforcé par l’érotisme des femmes latino-américaines cristallisé dans le personnage de la brune Rosalía, danseuse sensuelle faisant tourner la tête de Fidel. Ces associations mettent en évidence l’image d’un territoire que Fidel s’est approprié à travers ses songes et qu’il a construit par ses lectures, ou ses hypothétiques voyages.

ardalen-p-71Illustration 2 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 71

Si Fidel a la tête perdue dans le territoire latino-américain, il est néanmoins bien ancré dans son petit hameau galicien. De nouveau, ce village s’apparente davantage à un lieu réel qu’à la synthèse de l’essence de la Galice, puisque qu’il est d’abord présenté comme un « village perdu dans la montagne »6 avant d’avoir un nom : Noceda en los Ancares. Il s’agit d’un territoire poétique, influencé par la littérature et les topiques galiciens tels que la pluie, dessinée avec un certain lyrisme. Il se construit dans l’opposition la plus complète avec l’image précédemment évoquée de l’Amérique latine de Fidel puisque lui-même le décrit à travers « ce ciel gris, ces vêtements sombres et la misère de cette rive-ci »7, miroir inversé de la lumière du ciel cubain, des robes colorées des femmes et des somptueuses plages peuplant les souvenirs du vieil homme. Cette comparaison pourrait sembler être en défaveur du petit village galicien, cependant, le lien émotionnel que le lecteur perçoit entre Fidel et le territoire galicien qu’il considère comme sien, lui confère une dimension magique et profondément identitaire.

ardalen-p-112Illustration 3 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 112

Ces deux territoires entre lesquels Fidel est écartelé sont subvertis et réunis dans un territoire sous-marin fantastique, onirique, merveilleux, théâtre de l’intimité des pensées, des souvenirs et des sentiments des personnages peuplant la mémoire du vieux galicien. Ainsi, des éléments aquatiques emplissent la maison de Fidel, envahissant à la tombée de la nuit son environnement quotidien : des poissons, des courants et des couleurs sous-marins, et des personnages-souvenirs apparaissent : son ami Raymond, le grand-père de Sabela Francisco, Rosalía et Xana. Il s’agit d’une réalité que Fidel construit, s’approprie, dans laquelle il projette ses sentiments, ses doutes, ses rêves et ses fantasmes. C’est dans ce territoire qu’il essaye de reconstruire son identité, de mener son enquête sur la nature des souvenirs qui le hantent. Ce territoire onirique lie l’Amérique latine et la Galice puisque, comme l’explique le personnage Xana, des souvenirs étrangers sont portés par le vent merveilleux ardalén qui souffle depuis les côtes latino-américaines sur les terres galiciennes et sont absorbés par Fidel qui croit les avoir vécus, faisant ainsi écho au réalisme magique.

1. 2. L’omniprésence de la fragmentation

La fragmentation ne concerne pas seulement les différents territoires évoqués ou l’identité de Fidel, elle est omniprésence dans le roman graphique. Cela s’explique tout d’abord par la nature fragmentaire du médium, selon Harry Morgan « la bande dessinée est un art de la rupture »8. Cette rupture réside tout d’abord dans un dysfonctionnement de l’adéquation parfaite entre le texte et l’image. La bande dessinée, et tout particulièrement le roman graphique, joue sur la friction entre le texte et l’image, empêchant une lecture continue du récit dans la mesure où celui-ci « est dans tous les interstices de la surface qu’on a recouverte de texte et de dessin »9. C’est donc de la fragmentation, de la juxtaposition, de la rupture, des résonances et des échos que « naît un plus haut sens »10. Il convient donc de percer, de décoder cette fragmentation pour découvrir ce « plus haut sens » qui apparaît dans les brèches, les fissures issues de la fragmentation.

C’est en premier lieu la temporalité qui est altérée : les va-et-vient constants entre différentes époques, qui s’étendent des années 1930 aux années 1990, brouillent les frontières temporelles et donnent l’impression que le temps est fragmenté, subjectivé. On passe de la jeunesse de Francisco à l’enfance de Fidel, au temps présent et aux souvenirs que Sabela a de sa mère, puis de sa grand-mère. Cette dynamique est le résultat d’un traitement psychologique du temps selon Miguel Ángel Muro Munilla : « il s’agit de psychologiser le temps, à partir, surtout, du vécu des personnages. […] L’effet immédiat de cette intériorisation du temps par le personnage est la rupture de la chronologie séquentielle, exacte et aseptisée, qui laisse alors place à un temps irrégulier et troublé par l’émotion »11.

Les souvenirs polarisent ces voyages dans le passé, mais ils ne sont pas les seuls « dispositifs déclencheurs ». La mémoire est fondamentale, et elle est intrinsèquement liée à l’identité intime des protagonistes. Ainsi, Fidel se représente des personnages et des époques que le cours du temps et les frontières géographiques n’auraient jamais pu réunir, comme Xana, l’amie d’enfance galicienne et Rosalía la « fiancée » cubaine d’Antonio. Il fragmente le temps et l’espace et les intériorise pour faire coïncider leur rencontre, dépassant ainsi l’impossible réconciliation géographique, physique et temporelle.

On observe également une fragmentation de la focalisation : se manifestent tour à tour les points de vue de différents personnages qui permettent de mener l’enquête sur le passé de Francisco et la santé mentale de Fidel. Les souvenirs de Sabela, de Fidel, de Francisco complètent et disloquent alternativement le récit dans la mesure où ils ne concordent pas systématiquement. L’intervention de souvenirs dont l’origine est bien plus incertaine complexifient le récit, soulignant ses ambiguïtés du récit, et par là-même celles de la mémoire de Fidel, puisqu’ils paraissent neutres et incontestables. Ainsi, le lecteur apprend que la tante de Fidel tenait une maison close, ou encore qu’Antonio, marin dont Fidel semble avoir adopté les souvenirs, est mort lors d’une bagarre, et qu’il connaissait, enfant, une petite fille appelée Adela ressemblant beaucoup à Xana, un des personnages-souvenirs avec lesquels dialogue Fidel. La fragmentation de la focalisation suit un double mouvement qui vise d’une part à morceler l’histoire et à éparpiller les pièces de l’enquête pour que le lecteur la reconstruise. D’autre part, cette division reflète la nature ambiguë du souvenir et de l’identité en remettant en question l’unicité de la mémoire, l’objectivité des souvenirs, et même les focalisations apparemment neutres qui semblent confirmer certaines versions du récit.

1. 3. Dé-territorialisation géographique et identitaire

Nous emprunterons ici le concept de « dé-territorialisation »12 développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari en nous affranchissant de la critique du capitalisme intrinsèquement liée à cette notion dans L’anti-Oedipe, pour nous centrer sur l’idée selon laquelle « c’est chaque passage de flux qui est une dé-territorialisation, chaque limite déplacée, un décodage »13. La dé-territorialisation implique un mouvement, une modification des frontières. Mille-Plateaux approfondit cette idée en considérant qu’« il faut penser la dé-territorialisation comme une puissance parfaitement positive, qui possède ses degrés et ses seuils (épistrates), et toujours relative, ayant un envers, ayant une complémentarité dans la re-territorialisation. Un organisme déterritorialisé par rapport à l’extérieur se re-territorialise nécessairement sur ses milieux intérieurs »14. On remarque que la dé-territorialisation extérieure entraîne une re-territorialisation intérieure, qui peut ainsi être mise en relation avec l’identité, l’intimité.

Nous allons d’abord nous intéresser à la dé-territorialisation telle qu’elle apparaît dans Ardalén à travers la situation de différents protagonistes. Certains personnages, dans leur relation à l’espace, au territoire, à leur identité, paraissent déterritorialisés : cela se traduit par le fait qu’ils ont l’air constamment perdus, déracinés. Il est intéressant que cet état induise souvent un repli sur soi qui prend la forme d’introspections, de recherche sur leur passé, d’interrogation de la mémoire ou des sentiments. Ainsi, Francisco le grand-père de Sabella s’est expatrié en Amérique latine, mais a laissé sa famille derrière lui en Espagne. Il ne cesse d’écrire des lettres, il revient puis repart, et ne parvient pas à reconstruire une vie de famille en Amérique latine. Il est expatrié et déterritorialisé par sa condition mouvante qui ne lui permet pas de déterminer son identité. Sabela quant à elle vient de divorcer, elle est perdue, ne sait plus qui elle est et ne semble pas avoir d’endroit où aller. Son enquête sur son grand-père et son imaginaire de l’Amérique latine, de sa vie, ont pour but de l’aider à reconstruire son identité, à trouver sa place, c’est-à-dire à se re-territorialiser intimement. Son errance géographique et introspective est donc compensée par une tentative de re-territorialisation identitaire et généalogique. Enfin, Fidel a perdu sa mémoire, et avec elle son identité. Il s’avère qu’il est envahi par les souvenirs d’un marin galicien Antonio, qui ne sont pas les siens. Les personnages-souvenirs qui apparaissent dans son monde sous-marin l’appellent tour à tour Antonio et Fidel, ce qui participe d’une identité aux frontières poreuses, brouillées, d’un sentiment d’appartenance territoriale divisée : Fidel ne sait même plus s’il s’est rendu réellement en Amérique latine, s’il y a vécu ou aimé comme il croit se souvenir. Il se projette dans ce territoire rêvé sans l’avoir habité autrement qu’à travers un avatar de lui-même. En convoquant ces personnages-souvenirs intimement, il les interroge sur son identité et tente de se recentrer sur lui-même pour mieux se définir.

Face à cette situation de fragmentation du récit, des territoires et de l’identité, de dé-territorialisation des personnages, se mettent en place des dispositifs de re-territorialisation articulés à travers des relations intermédiales.

2. Intermédialité, dispositifs de médiation et malléabilité des frontières géographiques et identitaires

L’intermédialité, telle que l’ont développée les chercheurs de Centre de Recherche sur l’Intermédialité15, est un concept qui permet d’analyser les relations, les dynamiques entre différents media, puisque comme l’expose Silvestra Mariniello :

“ inter ” […] indique le renvoi d’une pratique médiatique à une autre, ainsi que la spatio-temporalité suspendue de l’ “ entre-deux ” ; “ médium ”, le milieu dans lequel a lieu un événement ; “ médiation ”, […] à la façon dont une rencontre est possible entre un sujet et le monde, entre deux sujets dans un mouvement qui, à chaque fois, les constitue l’un par rapport à l’autre16.

L’intermédialité s’inscrit donc dans une dynamique d’échanges, de rencontres et de porosité, se situant ainsi dans un entre-deux qui fait écho à la situation des personnages d’Ardalén. La perméabilité constitue, selon Johanne Villeneuve, « la caractéristique des médias eux-mêmes »17 et contribue dans le roman graphique de Miguelanxo Prado à abolir les frontières et déconstruire cette organisation rigide et délimitée de l’espace, et notamment la séparation entre Espagne et Amérique Latine.

2. 1. Ruptures intermédiales et narration

ardalen-p-54Illustration 4 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 54

Dans Ardalén surgissent brusquement entre les planches du roman graphique des planches d’atlas, des appareils radiophoniques, des billets de trajet en bateau, des factures d’envois de lettres, des articles scientifiques sur la mémoire, des poèmes, un jugement, une lettre officielle de décès, des relevés de trajectoire d’une tempête et un grand nombre de photographies redessinées.

Ces éléments hétérogènes introduisent une rupture non seulement narrative, mais également médiatique. En effet, il convient de souligner la matérialité de ces intrusions qui contrastent avec le graphisme et le récit du roman graphique. La carte ne s’apparente pas à un dessin de carte, mais à une vraie carte, avec ses caractéristiques, ses couleurs. La déclaration de décès comporte des cachets, des emblèmes, des en-têtes, une police ; l’organisation de cette page s’oppose à la structure de la planche précédente dont la ligne narrative poursuit l’enquête de Sabela. Ce contraste fait ressortir le document qui semble ne pas être à sa place, et met l’accent sur l’attention, et sans doute le plaisir de l’auteur de rétablir la matérialité de ces différents média : on remarque le détail de la calligraphie de la machine à écrire, qui rappelle la matérialité de la pratique de l’écriture, et par extension du médium. On note la reproduction du style de rédaction des évaluations médicales, psychologiques, des rapports de procès, du détail des cachets quelque peu écaillés, des signatures débordant sur l’écriture. Ces précisions sont certes des symboles d’une pesanteur hiérarchique, administrative, mais ils dévoilent surtout un goût pour la reproduction de la matérialité du document. Miguelanxo Prado ne se contente pas d’une simple restitution d’information qui ne prendrait pas en compte le support. Au contraire, les couleurs jaunies, les pages cornées, les déchirures et les pliures rappellent que ces documents ont une histoire qui a un rôle à jouer dans le roman graphique, et font écho à la mémoire endommagée de Fidel et aux écueils du temps.

Les apports intermédiaux, qui surgissent au détour d’une page, constituent une rupture médiatique, narrative mais également frontalière qui contribue à réunir les territoires galiciens et latino-américains. En effet, le tampon « control de embarque » du billet de bateau de troisième classe du grand-père Francisco entre La Coruña et La Habana marque l’effectivité de ce voyage. Le trajet inverse, depuis La Habana jusqu’à La Coruña, est représenté par l’avis indiquant que Francisco a envoyé de l’argent pour sa famille, ou encore par les lettres qu’il envoie à sa femme et à ses filles. La matérialité de ces document révèle le trajet qu’ils ont effectué et symbolise non seulement la possibilité du voyage, tangible, mais également la réunion physique, matérielle, sentimentale, entre les deux territoires, créant ainsi une sorte de continuum territorial qui fait écho aux projections fantasmées des personnages sur l’un ou l’autre des territoires, ou au parcours du vent ardalén. La liste des passagers du navire naufragé, indiquant leur nationalité, réunit également des identités espagnoles et latino-américaines sur un moyen de transport qui fait habituellement la liaison entre les deux continents, insistant donc sur une réunification du territoire.

ardalen-p-56Illustration 5 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 56

Ces intrusions oscillent entre rupture et continuité, puisque malgré le fait qu’elles interrompent la narration, forçant le lecteur à prendre du recul par rapport à celle-ci, elles constituent une prolongation et un renforcement de la double enquête sur la vie de Francisco et sur la santé mentale de Fidel. Les documents tels que les billets, lettres ou avis de décès donnent des indices au lecteur sur la vie de Francisco, lui permettent de reconstruire de son côté son histoire, lui donnant en quelque sorte une longueur d’avance sur les personnages. Les articles sur la mémoire et les évaluations psychologiques de Fidel fournissent des preuves tangibles de la folie de celui-ci et nuancent l’ambiguïté fantastique de ses visions. Ces informations qui s’opposent aux apparitions des personnages-souvenirs avec lesquelles dialogue Fidel, qui sont en rupture avec l’onirisme de son monde sous-marin, sont en réalité des recours visant à renforcer la plurivocité du récit et du roman graphique, à lui donner plus de profondeur et à attiser la curiosité du lecteur en lui laissant une liberté d’interprétation. Le lecteur, clefs en main, peut alors choisir de croire en la folie de Fidel, ou en la magie du vent ardalén, passeur de souvenirs étrangers, et des projections sous-marines.

Les ruptures intermédiales provoquées par l’introduction de ces éléments médiatiquement hétérogènes renforcent donc paradoxalement la continuité territoriale et narrative de ce roman graphique.

2. 2. Dispositifs de médiation intimes et géographiques

ardalen-p-44Illustration 6 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 44

Certains objets et média fonctionnent également comme des dispositifs de médiation à la fois intimes et géographiques. Par dispositif, nous faisons référence à la critique des dispositifs que Bernard Vouilloux associe à l’« École de Toulouse »18, et plus particulièrement au concept de dispositif que définit comme une « matrice d’interactions potentielles »19, articulée sur trois niveaux : un premier niveau matériel, un second niveau pragmatique, et un dernier niveau symbolique20. Nous présenterons deux dispositifs de médiation entre la réalité et le monde imaginaire sous-marin, deux territoires de Fidel qui métaphorisent sa condition physique, sociale, et l’intimité de ses pensées, de ses sentiments, de sa mémoire et de ses désirs.

ardalen-p-50Illustration 7 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 50

Le coquillage est un dispositif qui permet à Fidel de basculer dans le monde imaginaire. Il ne s’agit pas seulement d’un coquillage qui rappelle le son de la mer que Fidel écoute de temps à autre et qui l’amène à se souvenir de son passé de marin fantasmé. C’est en réalité le personnage de Xana, sorte de fée marine, qui remplit le coquillage de véritable eau de mer, et qui le vide à mesure que Fidel l’écoute. L’activation du dispositif se fait donc à travers l’eau qui l’alimente et le geste du protagoniste qui le porte à son oreille. Il y a donc une insistance sur le premier niveau matériel de ce dispositif, d’une part dans la poésie de son aspérité, d’autre part dans le fait que Fidel ne cesse de toucher le coquillage, qui passe de mains en mains tel un trésor. A un niveau pragmatique, le coquillage symbolise le lien entre Fidel et les êtres qui peuplent le monde sous-marin, puisque cette sorte de « machine à voyager dans le temps et dans l’espace» remplit peu à peu la maison de Fidel de tâches bleues, de poissons, de méduses et autres éléments marins, et lui permet d’établir le contact avec le marin Ramón et la fée marine Xana. A un niveau davantage symbolique, le coquillage représente la relation ambiguë qu’entretiennent Fidel et Xana, mélange d’amitié et d’amour. Cette dernière serre toujours ce coquillage contre son cœur, mais décide finalement de le briser, manifestant ainsi une forme de rupture, quand elle perçoit comme une trahison l’intérêt que Fidel porte au personnage-souvenir sensuel Rosalía. Le coquillage constitue donc un dispositif de médiation qui articule deux territoires et des relations intimes complexes.

ardalen-p-26Illustration 8 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 26

Le vieux poste de radio de Fidel fonctionne également comme un dispositif intermédial. Si pour Sabela le poste ne fonctionne pas puisqu’elle n’entend rien, pour Fidel et les personnages-souvenirs, il permet d’écouter le chant des baleines qui s’inscrit matériellement dans la page, et dont l’intonation se traduit par l’inclination de la calligraphie. Il est intéressant de constater de nouveau un intérêt tout particulier porté à la matérialité et aux spécificités de ce vieux poste de radio qui contraste avec la radio neuve que Sabela offre à Fidel. De nouveau, on observe une importance de la mécanique et de l’esthétique du poste de radio dans le soin et l’attention portés aux couleurs, à l’aiguille et aux bruits que produisent les boutons. L’insistance sur l’activation de la radio par ces boutons renforce l’idée qu’elle est un dispositif permettant de plonger dans le monde sous-marin des personnages-souvenirs. Ces détails relatifs au fonctionnement de la machine semblent vouloir mettre en lumière son action magique. Comme le coquillage, l’activation matérielle du dispositif fait apparaître des personnages, on le voit avec l’esquisse de Xana qui apparaît dans l’ombre, et, à un niveau pragmatique, permet à Fidel de communiquer avec eux, de basculer dans leur réalité. De plus, ne s’agit pas d’un simple poste de radio, il représente l’image stéréotypée et fantasmée des anciens postes de radio. Contrastant avec la radio neuve sans âme, il symbolise l’ancien, le passé, et par extension la mémoire de Fidel sollicitée par l’activation du poste. Les chants de baleine font également écho à la tristesse et la nostalgie du protagoniste face à ses souvenirs.

2. 3. Transitions intermédiales et retour sur le médium

Il est intéressant de constater que certains des documents qui font irruption dans le roman graphique sont par la suite parfaitement intégrés dans la narration et dans l’image, et permettent ainsi de les décoder.

ardalen-p-28Illustration 9 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 28

ardalen-p-29Illustration 10 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 29

C’est le cas notamment de l’atlas universel, médium qui apparaît dans toute sa matérialité en sa qualité d’objet, élégant et pesant, mais aussi à travers le détail d’une de ses cartes. L’échelle, les inscriptions et les formes rappellent clairement les atlas. Cependant, le traitement des couleurs annonce déjà l’intégration à venir du medium dans le roman graphique. On observe un peu plus loin, à la manière d’une prise de recul cinématographique, l’atlas qu’est en train de lire le jeune Fidel, ouvert à la même page que la page d’atlas représentée. Cette fois, l’atlas est traité dans le style de Miguelanxo Prado, il apparaît presque flou, il est impossible d’en lire le contenu écrit et les lignes et les traits ne sont plus qu’un rappel des détails foisonnants et précis de l’atlas. Cette transition de la page de l’atlas dans le roman graphique isolée puis intégrée avec subjectivité, semble refléter le système de pensée de Fidel, qui a assimilé ce qu’il a lu toute sa vie, puisqu’il a vécu parmi les livres. Il s’est approprié leur contenu, qui a envahi sa mémoire et qui refait surface sous la forme de souvenirs flous, idéalisés, d’endroits où il n’est jamais allé. Ainsi, quand Fidel rêve éveillé et se remémore les toponymes latino-américains, le lecteur aperçoit dans un coin de la bibliothèque ce même atlas, l’avertissant que l’origine de ces toponymes n’est pas un voyage, mais une lecture de l’atlas universel. Cette transition intermédiale éclaire les processus de mémoire et de création.

Le traitement du medium photographique relève également de l’intermédialité. Une photographie redessinée de Francisco apparaît sur une page entière. Il s’agit du portrait de Francisco. Le lecteur attentif se rend compte que cette même photographie est parfaitement intégrée au récit, puisqu’elle se trouvait dans une boîte en fer contenant les derniers effets personnels et lettres du grand-père de Sabela conservée par sa mère, sa tante, puis par Sabela. La photographie, redessinée avec plus ou moins de détails, vieillie et abîmée au fil du temps, passe de mains en mains et permet également à Sabela de mener son enquête. Miguelanxo Prado revient sur la naissance et l’histoire de cette photographie, prise à Cuba et envoyée en Galice à la grand-mère de Sabela. On observe un retour en arrière, une généalogie de cette photographie qui remonte la généalogie du propre medium photographie, notamment à travers la représentation d’un appareil photographique de la première moitié du XXe siècle. Nous constatons de nouveau à la fois la matérialité du médium et son intégration dans le récit du roman graphique, qui permet de remonter le passé de Francisco. La photographie est à la fois “mise en bande dessinée” et réaffirmée en tant que médium.

ardalen-p-30Illustration 11 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 30

ardalen-p-55Illustration 12 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 55

Ces différents processus illustrent aussi indirectement la capacité du roman graphique d’intégrer et les mécanismes lui permettant de s’approprier d’autres médias.

3. Re-territorialisation dans l’intimité sous-marine et redéfinition de l’identité

3. 1. Re-territorialisation intime sous-marine à travers la musique et la danse

Dans la mesure où le monde sous-marin relève à la fois du fantastique, de l’onirique et du merveilleux, il fonctionne comme un territoire intime au sein duquel peuvent s’exprimer plusieurs voix constituant l’identité dans toute sa complexité, puisque selon Lanfranco Aceti, celle-ci se « base de plus en plus sur […] des processus d’altération et de superposition de plusieurs degrés de réalité »21. Si l’identité se bâtit à partir d’une altération et d’une superposition du réel, elle s’érige également, dans le cas du protagoniste, sur une altération et une superposition des média présents dans l’œuvre, et en particulier de la musique et de la danse au sein du monde sous-marin de Fidel.

ardalen-p-108Illustration 13 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 108

La superposition des sonorités est paradigmatique dans la mesure où la personnalité de Fidel oscille entre la mélancolie et la joie de vivre, entre son attirance pour Xana, qui représente la Galice, la beauté féerique sérieuse, et celle qu’il ressent pour Rosalía, symbole de l’Amérique latine, de la sensualité exotique. Cette ambivalence et cette complexité de sa personnalité se traduisent par un conflit musical, entre chants de baleines tristes et envoûtants et groupes de musiques latino-américains évoquant la joie et la volupté. Ces deux sonorités peuplent le roman graphique, mais sont également amenées à se rencontrer, à se superposer. En effet, Rosalía décide de couper le poste diffusant des chants de baleine et de faire écouter à Fidel et Xana des airs latino-américains. Si Xana est d’abord réfractaire, elle se laisse fasciner par cette musique et en reconnaît la beauté. Cette superposition intermédiale conflictuelle puis acceptée métaphorise ainsi les complexes influences de la personnalité de Fidel, et lui permettent d’affirmer son identité et de se re-territorialiser dans l’hétérogénéité de son intimité.

ardalen-p-83Illustration 14 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 83

La superposition intermédiale de la musique et de la danse dans le roman graphique altère également le “monde réel” dans lequel est supposé vivre Fidel, et contribue à renforcer sa territorialisation dans son monde sous-marin intime. Ce processus de re-territorialisation intermédial est toujours impulsé par un personnage féminin. Ainsi, quand Xana incite Fidel à jouer du piano et se met à danser, elle l’amène à se plonger entièrement dans son monde imaginaire, intime, reconfiguré par la musique et la danse. L’arrière-plan de la maison de Fidel, présence tangible de la réalité, est envahi par les éléments marins. Les tourbillons de la musique, de la danse, de la mer et du dessin se superposent et forment une spirale qui aspire Fidel hors de la réalité. Le même processus d’altération et de superposition intermédiale se reproduit, cette fois impulsé par Rosalía et par la danse. Quand Rosalía et Ramón se mettent à danser, le décor de la maison de Fidel s’efface. Les couleurs habituelles du territoire sous-marin sont altérées, puisque le brouillard bleu est recouvert de nuages jaunes et que les poissons ternes prennent des couleurs vives. Le rythme s’accélère comme en témoigne l’orientation fragmentée du cadrage. La musique transparaît dans l’apparition soudaine du groupe de musique avec leurs instruments éblouissants, et la présence de points de lumière scintillants.

ardalen-p-107Illustration 15 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 107

Dans ces deux cas, la musique et la danse contribuent à ancrer la narration et Fidel dans son monde intérieur sous-marin. La superposition intermédiale permet d’exprimer les sentiments intimes de Fidel mais aussi toute la complexité de la mémoire, de creuser ses différentes strates et de reconstruire l’identité du personnage.

3. 2. Jeux de translucidité

Les différentes re-territorialisations sont rendues possibles par des jeux aqueux de translucidité. L’élément liquide est omniprésent dans le roman graphique. Il porte les souvenirs, les lie à la réalité. Quand les personnages-souvenirs rendent visite à Fidel chez lui, la nuit, des taches bleues apparaissent, flottant dans la maison de Fidel comme si elle se retrouvait soudainement plongée au fond de la mer. L’élément liquide constitue un élément charnière dont la consistance magique permet une porosité entre l’intériorité de Fidel et le monde extérieur qui confère une dimension onirique, merveilleuse, aux moments de remémoration de Fidel.

ardalen-p-40Illustration 16 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 40

Cette présence onirique et liquide a également une qualité translucide, puisqu’elle permet la combinaison, la superposition, la fusion et le mélange du décor de la maison de Fidel et du fond marin agrémenté de poissons. Le flou, le translucide, constituent une sorte de voile qui préserve l’intimité des pensées et des sentiments de Fidel. Le jeu des couleurs, des ombres, mais également à un niveau symbolique celui de l’hésitation entre fantastique, merveilleux, rêve et réalité permet de protéger l’intimité de Fidel. Ses pires moments d’abattement sont donc atténués, de la même manière que l’aboutissement de sa relation avec Rosalía se dissimule derrière l’apparente hallucination d’un vieillard sénile. En ce sens, l’interaction translucide entre la réalité et le monde sous-marin situe l’action et la narration dans un entre-deux mouvant qui permet un jeu avec le fantastique, l’onirique et le doute quant à la réalité de ce que vit Fidel.

De la même manière, selon leur degré de proximité avec Fidel, protagoniste central, les personnages-souvenirs ne se contentent pas d’entrer et sortir comme des personnages de théâtre, ils ont aussi la capacité de se diluer dans le décor, de devenir eux-mêmes translucides. Ainsi, Xana, comme si elle n’était pas un personnage mais un souvenir, une hallucination sans réelle consistance disparaissant dans un recoin de l’esprit de Fidel quand Francisco lui rend visite, acquiert une dimension translucide, se fondant dans le piano, qui est également son medium de référence, pour laisser place à Francisco. Elle a également la capacité de fusionner avec la musique quand Fidel se laisse emporter par ses sentiments, notamment lorsqu’il joue du piano, comme si les mots ne suffisaient plus pour exprimer la complexité des sentiments de Fidel, et qu’il avait besoin de la traduire par des sonorités.

On retrouve alors ce que Marie Elisa Franceschini nomme :

l’esthétique du « translucide », qui joue sur l’effet déstabilisant et oscillant des ambivalences de l’humain fragmenté, et sur les multiples possibilités d’un sens fragmentaire, suscite chez le récepteur la mobilité du point de vue, et l’adaptabilité du regard, pour la prise en compte d’une réalité multiforme22.

3. 3. Un territoire intime où être soi-même

Parce qu’il maintient le doute et crée un voile visuel, sonore et symbolique sur la réalité, le monde sous-marin est un véritable territoire intime pour Fidel qui peut s’y re-territorialiser, et donc être lui-même, forger de nouveau son identité. Le protagoniste « connaît angoisses et sensualité »23, pour reprendre l’expression d’Arnaud de la Croix et de Frank Andriat, dans la mesure où « il n’est plus l’idéal inaccessible auquel on rêve de s’identifier, il est un être qui tend à nous ressembler, […] plus intimiste, plus personnel »24. Dans ce monde intime, intérieur, Fidel peut être lui-même et s’éloigner du stéréotype du héros, de celui du anti-héros, de leur abstraction, pour incarner une humanité plurivoque et complexe.

On voit notamment chez Fidel que la violence de ses émotions contribue à déconstruire l’image du personnage âgé apathique, qu’on retrouve dans bon nombre de romans graphiques et bandes dessinées. Fidel, en effet, vibre d’émotions de toutes sortes. S’il est taciturne, amorphe, enfermé dans ses livres, dans ses pensées, et peu sociable avec les villageois et les habitués du bar, Sabela et ses amis-personnages-souvenirs parviennent à l’émouvoir, à lui faire abandonner son apathie de façade pour se laisser porter par ses sentiments. La violence de ses émotions déconstruit donc le stéréotype du troisième âge pour mettre en avant l’humanité touchante et la complexité des émotions de Fidel, reflétant une grande envie de vivre de nouvelles expériences et une immense capacité de ressentir des émotions.

ardalen-p-110Illustration 17 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 110

Celles-ci se traduisent d’une part dans son rapport avec son ami Ramón le marin. Il culpabilise de ne pas l’avoir sauvé lors d’un naufrage, mais ressent également une forte jalousie face à ses talents de séducteur. Il s’emporte avec rage et violence contre lui. Ces moments de conflits et de colère lui permettent d’affirmer ses idées, ses désirs et ainsi son identité. Les changements d’humeur de Fidel, sa capacité à pardonner et ses efforts pour sauver son amitié avec Ramón dévoilent la complexité sentimentale et émotionnelle du personnage, lui conférant ainsi une plus importante authenticité et humanité. D’autre part, sa relation amoureuse avec Rosalía est esquissée dans le monde sous-marin sans être complètement dévoilée, puisque le lecteur ne perçoit que le développement progressif et poétique de cette relation.

ardalen-p-162Illustration 18 : Miguelanxo Prado, Ardalén, p. 162

Cependant, l’invention de ce monde sous-marin reflète une autre facette du personnage de Fidel : la solitude qu’il ressent dans le monde réel. Fidel vit seul, sans famille ni ami, et reste volontairement à l’écart du reste du village. Il erre seul et peuple le vide de son existence de poissons, d’eau de mer, d’objets marins et de personnages-souvenirs qui lui servent d’entourage. Derrière l’onirisme aqueux transparaît une impossibilité d’intégrer un groupe, de vivre en société, qui conduit Fidel à inventer une réalité parallèle, fantastique, dans laquelle il peut expérimenter et projeter ses désirs, ses doutes identitaires, ses pensées.

Conclusion

Dans le roman graphique Ardalén, les dispositifs et relations intermédiaux créent un territoire poétique hybride, entre des continents, des réalités et des époques distinctes. Ce continuum territorial ambigu et instable permet de re-territorialiser intimement les personnages déterritorialisés à travers une reconstruction de leur identité fragmentée. Les modalités d’emprunts, d’intégration, de rejet, de dialogue entre les media font partie intégrante de cette recherche et redessinent les frontières territoriales et identitaires floues et poreuses.

Les interactions entre les media interrogent et repoussent également les limites du roman graphique en tant que medium, puisque la dé-territorialisation et les doutes identitaires des personnages font écho aux problématiques de l’hybridité et des limites du roman graphique.


Notes

1 – Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille-Plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 629.

2 – Miguelanxo Prado, Ardalén, Barcelone : Norma, 2012, 256 p.

3 – Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique », in : Philippe Despoix, Johanne Lamoureux et Éric Méchoulan (dir.), Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Numéro 20 « traverser / crossing », supplément, automne 2012, printemps 2013, p. 55-72, p. 56

4 – Miguelanxo Prado, Ardalén, Barcelone : Norma, 2012, p. 27, citation originale : « las luces y los aires relajados del Caribe » [Traduction de l’auteur].

5 – Ibid., citation originale : « mucho color… Mucha alegría » [Traduction de l’auteur].

6 – Ibid., citation originale : « aldea en medio de los montes » [Traduction de l’auteur].

7 – Ibid., citation originale : « estos cielos grises, las ropas oscuras y la miseria de esta orilla » [Traduction de l’auteur].

8 – Harry Morgan, « Modernité du comic-strip », in: Thierry Groensteen (dir.) Bande dessinée Récit et Modernité, Paris : Futuropolis, 1988. p. 77

9 – Ibid.,

10 – Ibid.,

11 – Miguel Ángel Muro Munilla, Análisis e interpretación del cómic, Logroño: Universidad de La Rioja, Servicio de Publicaciones, 2004, p. 189, citation originale : « psicologizar el tiempo, a partir, sobre todo, de la vivencia de los personajes .[…] El efecto inmediato de esta interiorización de tiempo por parte del personaje es la ruptura de la cronología secuencial, exacta y aséptica, para dar lugar a un tiempo irregular y emotivizado » [Traduction de l’auteur].

12 – Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Oedipe, Paris : Éditions de Minuit, 1972, 645p. et Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille-Plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, 495 p.

13 – Idem, L’anti-Oedipe, Paris : Éditions de Minuit, 1972, p. 275

14 – Idem, Mille-Plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 71

15 – Centre de Recherche sur l’Intermédialité (CRI), Université de Montréal, cri.histart.umontreal.ca

16 – Silvestra Mariniello, « Commencements », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, Numéro 1, printemps 2003, p. 47-62, p. 48.

17 – Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique », in : Philippe Despoix, Johanne Lamoureux et Éric Méchoulan (dir.), Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Numéro 20 « traverser / crossing », supplément, automne 2012, printemps 2013, p. 55-72, p. 56.

18 – Bernard Vouilloux, « La critique des dispositifs », Critique, 718, mars 2007, p. 152-168.

19 – Philippe Ortel, « Avant-propos », in : Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif Penser la représentation, II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008, p. 6.

20 – Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », in : Philippe Ortel (dir), op. cit., 2008, p. 39.

21 – Lanfranco Aceti, «Instantaneously Mediated Virtual Visions: The Transmedia Circuit of Images, Body, and Meanings», Art Inquiry, issue: 10 / 2008, www.ceeol.com, citation originale : « increasingly built upon the […] processes of alteration and multi-layering of the real » [Traduction de l’auteur].

22 – Marie Elisa Franceschini, « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, Université Toulouse Jean-Jaurès, 2009, 651 p.

23 – Arnaud de la Croix et Frank Andriat, Pour lire la bande dessinée, Bruxelles / Paris : De Boeck-Wesmael-Duculot, 1992, p. 35

24Ibid.


Bibliographie sélective

DE LA CROIX Arnaud, ANDRIAT Frank. Pour lire la bande dessinée. Bruxelles / Paris : De Boeck-Wesmael-Duculot, 1992

DELEUZE Gilles et GUATTARI  Félix. L’anti-Oedipe. Paris : Éditions de Minuit, 1972, 645p.

DELEUZE Gilles et GUATTARI  Félix. Mille-Plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980, 495 p.

FRANCESCHINI Marie Elisa. « L’esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra. Université Toulouse Jean-Jaurès, 2009, 651 p.

LANFRANCO Aceti. «Instantaneously Mediated Virtual Visions: The Transmedia Circuit of Images, Body, and Meanings». Art Inquiry, issue: 10 / 2008.

MARINIELLO Silvestra. « Commencements ». Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, Numéro 1, printemps 2003, p. 47-62

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ORTEL Philippe. « Vers une poétique des dispositifs ». in : Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif Penser la représentation, II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008.

PRADO Miguelanxo. Ardalén. Barcelone : Norma, 2012, 256 p.

VILLENEUVE Johanne. « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique ». in : Philippe Despoix, Johanne Lamoureux et Éric Méchoulan (dir.), Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Numéro 20 « traverser / crossing », supplément, automne 2012, printemps 2013, p. 55-72.

VOUILLOUX Bernard. « La critique des dispositifs ». Critique, 718, mars 2007, p. 152-168.

 

Déterritorialisation d’une expédition en Antarctique : A Journey That Wasn’t (2005-06) de Pierre Huyghe

Tiphaine Larroque
Docteur en histoire de l’art contemporain, laboratoires ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe) et ACCRA (Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques), Université de Strasbourg
tiphaine.larroque0@laposte.net

Pour citer cet article : Larroque, Tiphaine, « Déterritorialisation d’une expédition en Antarctique : A Journey That Wasn’t (2005-06) de Pierre Huyghe. », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°7 « Territoire et intermédialité », automne 2016, mis en ligne en 2016, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville-contemp…ite-au-generique/>.

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Résumé

Au moyen de la mise en œuvre de protocoles de création, l’artiste Pierre Huyghe travaille sur la double nature – l’effectif et le potentiel – des fictions réalisées ou des réalités fictionnalisées. Il insère des paramètres au sein de conjonctures sociales ou artistiques pour intensifier la réalité qui engendre alors des développements intermédiaux. Ainsi, l’œuvre A Journey That Wasn’t est relative à une rumeur portant sur l’existence d’une créature unique vivant sur une île non cartographiée. Pierre Huyghe, qui en est peut-être à l’origine, a décidé d’entreprendre une expédition en Antarctique afin de vérifier sa véracité. L’œuvre se déroule en trois étapes en 2005 et 2006 : un voyage de sept artistes en Antarctique dont témoignent notamment des photographies et un récit collectif, un spectacle musical à New York puis un film et une installation qui ont été présentés dans l’exposition Celebration Park. Ces réalisations narrent le même scénario qui ne donne jamais lieu à une histoire conclue selon le modèle du roman inachevé Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) d’Edgar Allan Poe. Pour ce faire, Pierre Huyghe a déterritorialisé son expédition au pôle Sud afin d’en créer des équivalents au sein d’autres contextes. Néanmoins, le principe d’équivalence induit, à la différence des déplacements et des décontextualisations, une adaptation des éléments à leur nouvel environnement. Les différences et les variations de l’idée initiale, lorsqu’elle se déploie dans le réel selon diverses modalités de visibilité et d’énonciation, sont ainsi révélées. En outre, l’œuvre temporalisée A Journey That Wasn’t donne lieu à des créations périphériques non nécessairement réalisées par l’artiste et interpelle ou intègre des réalités qui lui sont préexistantes. Elle est donc intermédiale, temporalisée et rhizomatique. L’examen de cette œuvre et de ses filiations internes et externes permet de l’envisager comme une forme renouvelée du carnet de voyage.

Mots-clés : intermédialité – scénario – déterritorialisation – équivalents – zone de non-savoir – voyage – collaboration

Abstract

Through the implementation of creation’s protocols, the artist Pierre Huyghe works on the double nature – actual and potential – of fictions realized or reality fictionnalized. He inserts some parameters into social or artistic circumstances in order to intensify the reality, which then beget intermedial developments. In this way, the work of art “A Journey That Wasn’t” is related to a rumour on the existence of an unique creature living on an uncharted island. Pierre Huyghe, who is possibly at the origin of the rumour, decided to undertake an expedition to Antartic in order to verify its veracity. The work takes place in three stages between 2005 and 2006 : the journey of seven artists to Antartic whose testify by some photographs and a collective story written, a musical show in New York, then an installation produced by architects and a film presented in the exhibition titled “Celebration Park”. Those achievements narrate the same scenario which never leads to a story concluded according to the pattern of the Edgar Allan Poe’s unfinished novel “The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket” (1838). To do this, Pierre Huyghe has deterritorialized his expedition to South Pole in order to create equivalents into other contexts. Nevertheless, the equivalent’s principle leads to an adaptation of the elements to their new environment, unlike the displacements and the decontextualizations. When they deploy in the reality according to various terms of visibility and enunciation’s stuctures, the differences and variations from the initial idea are revealed. In addition, the temporal work “A Journey That Wasn’t”, results in not necessarily devices creations by the artist, and it calls out or incorporates pre-existing realities. This work of art is therefore intermedial, temporal and rhizomatic. The examination of the work and of its internal and external filiations allows to consider it as a new form of travel book.

Keywords: intermediality – scenario – deterritorialization – equivalent – unknown zone – journey – collaboration


Sommaire

Œuvre intermédiale : processus de déterritorialisation pour créer des équivalents et des zones de non-savoir
Œuvre rhizomatique : généalogie de l’œuvre et créations connexes pour une forme collective de carnet de voyage
Notes
Bibliographie

 

L’œuvre A Journey That Wasn’t (2005-6) de Pierre Huyghe consiste à créer des équivalents d’un même scénario, pouvant être qualifié d’hypothèse et de rumeur, au sein de plusieurs systèmes de visibilité ou modes d’intelligibilité. Ces derniers ne sont pas clos mais ils ouvrent sur d’autres réalités connexes appartenant à la sphère artistique et culturelle notamment au moyen de la production de zones de non-savoir.

Pierre Huyghe manipule divers supports de création (affiches, photographies, interventions publiques, réseau télévisé, images en mouvement, installations vidéo, enregistrements sonores, expositions, association, etc.) selon une optique qui s’écarte de la perspective moderniste car il ne cherche pas à explorer les spécificités des médiums. Il s’intéresse différemment aux processus d’interprétation en intervenant au niveau des formes de visibilité et des modes d’intelligibilité qui déterminent ses œuvres et leurs effets dans le réel. Pour la réalisation de A Journey That Wasn’t, un même scénario, inspiré du roman inachevé Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) d’Edgar Allan Poe, est matérialisé sous trois formats1 différents que l’on peut comprendre comme des contextes circonstanciels régis par des ordonnancements singuliers dans lesquels les objets et les événements prennent place. Ainsi, l’histoire2 d’une expédition maritime en Antarctique – dont le but est de découvrir le territoire d’une île non cartographiée et non nommée sur lequel vivrait une créature blanche, unique et solitaire qui s’avère être un pingouin albinos – se développe dans trois lieux, à trois moments distincts, et par voie de conséquence selon différents protocoles : un voyage au pôle Sud, étayé par des témoignages3, a été entrepris en février-mars 2005 par Pierre Huyghe et six autres artistes4 ; un spectacle musical, Double Negative, s’est tenu en octobre 2005 dans la patinoire de Central Park à New York ; et une installation5 accompagnée d’un film a été présentée dans le cadre de l’exposition Celebration Park accueillie en 2006 au Musée d’art moderne de la ville de Paris puis à la Tate Modern de Londres. Le processus de création de cette œuvre intermédiale et temporalisée trouve une connivence avec la déterritorialisation repérée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le capitalisme. Selon un système de relations horizontales, il opère des connexions discursives non seulement entre les trois concrétisations du scénario mais aussi avec des productions parallèles ainsi qu’avec des réalités culturelles et artistiques préexistantes. L’examen des trois matérialisations du scénario, en tant qu’équivalents, puis de leurs relations avec leur extériorité permettra de saisir le processus de déterritorialisation, mis en œuvre par Pierre Huyghe et ses collaborateurs, comme étant « capable de créer (…) une nouvelle terre »6 et d’envisager A Journey That Wasn’t comme l’esquisse d’une forme inédite de carnet de voyage collectif, intermédial et rhizomatique.

Œuvre intermédiale : processus de déterritorialisation pour créer des équivalents et des zones de non-savoir7

L’équation entre les trois matérialisations du scénario implique un développement commun qui est toutefois adapté aux différents formats. Si les mêmes éléments se retrouvent d’un site à l’autre, leurs manifestations se traduisent par des révisions. Par exemple, la topographie de l’île non cartographiée recherchée par Pierre Huyghe a été relevée pendant l’expédition en Antarctique. Puis, elle a fait l’objet d’une modélisation et a été transcrite en séquences de sons et de lumières grâce à une machine spécialement conçue à cet effet. Lors du spectacle dans la patinoire de Central Park, une partition instrumentale, composée par Joshua Cody à partir des marquages de données correspondant au relief, a été jouée en direct par un orchestre symphonique. La formule verbale « l’orchestre “joue” la forme de l’île » 8 employée par Pierre Huyghe accrédite l’équivalence entre la morphologie de l’île et la composition musicale. Pour autant, la partition n’est pas une transcription mais une transposition de la topographie. Le compositeur ne s’est pas borné à suivre rigoureusement un système codifié de notation qui aurait certes reproduit la forme de l’île mais qui aurait, en contrepartie, perdu en pertinence au sein de son contexte new-yorkais. Conformément à la démarche de Pierre Huyghe qui souhaite produire « des contes capitalistes avec des moyens ludiques et durs, directs et poétiques »9, il a cherché à créer un équivalent en procédant à un ajustement devant permettre à la résonance de l’île, existant positivement en Antarctique, de prendre place dans la patinoire de New-York10. La fonction de ce nouvel environnement s’avère être analogue à celle d’une axiomatique telle qu’elle est conçue par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans la mesure où le processus de transposition relève d’un mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation que le capitalisme ne cesse d’opérer. Les philosophes expliquent que la reterritorialisation s’effectue au moyen d’une axiomatique11 c’est-à-dire d’un « système de rapports qui représentent une activité subjective en tant que telle, une activité fondamentalement déterritorialisée. »12 Dans le processus de création de A Journey That Wasn’t, les données objectives de la topographie de l’île, codée par les relevés sur le terrain, sont décodées et déterritorialisés pour être saisie temporairement par une axiomatique, en l’occurrence par une interprétation subjective de l’organisation du divertissement qu’est la patinoire de New-York. Si Pierre Huyghe a investi Central Park en tant qu’équivalent local du site polaire car cet endroit a été conçu au XIXe siècle par Frederick Law Olmsted et Calvert Vaux comme une évocation du sauvage américain au sein de Manhattan, il a conçu le spectacle comme un double négatif du voyage13 : la piste de la patinoire a été obscurcie par une bâche en plastique noire puis recouverte d’eau ; l’usage de projecteurs a permis de transposer l’atmosphère blanc bleuté du site naturel et sublime du pôle Sud en une ambiance artificielle jaune orangé d’un emplacement théâtral ; et le déploiement de moyens techniques inscrit la représentation musicale dans le registre du spectaculaire et du divertissement couramment mis en œuvre aux États-Unis et caractéristique de la culture de masse. Dans ce contexte, la topographie de l’île devient un rocher brillant en mousse de polystyrène fabriqué dans un atelier du chantier naval de New-York. De façon analogue, en 2006, lors de la troisième matérialisation du scénario de A Journey That Wasn’t, la topographie de l’île a été muséifiée sous la forme de l’installation Terra Incognita / Isla Ociosidad (2006) dans l’exposition Celebration Park. Conçue par les architectes de la société R&Sie(ⁿ) et Julien Blervaque, celle-ci est une structure métallique qui « reprend le principe d’émergence de l’île, en évoquant son relief »14. Au côté d’un pingouin blanc légèrement animé, son graphique rythmique correspond aux fréquences de sons des marquages de la topographie de l’île et par conséquent à la partition de la musique orchestrale interprétée à New-York. Dans le film A Journey That Wasn’t diffusé dans la même salle, le territoire non cartographié apparaît sous ses deux aspects : celui en Antarctique et celui de New York. À la fin de l’œuvre audiovisuelle, une lumière émane de derrière le rocher artificiel disposé sur la patinoire. Celui-ci entame une rotation alors que ses contours deviennent des traits lumineux. Ce visuel s’apparente à un diagramme, à un schéma et l’île tend à devenir l’image d’elle-même. Passant d’une matérialisation à l’autre, c’est-à-dire d’un équivalent à l’autre, l’île se fait flux décodé et le mouvement de déterritorialisation tend lui-même à créer un nouveau territoire. Ce dernier se définit, non plus par l’établissement de frontières fixes, mais par les cohésions et les différentiels entre les équivalents ainsi que par son aptitude à se connecter à des réalités qui lui sont extérieures. Dans cette optique, l’œuvre A Journey That Wasn’t semble plaider en faveur d’une réponse positive à la question que pose Gilles Deleuze à savoir :

est-ce que le processus de déterritorialisation comme tel, et pas en tant qu’il se fait reterritorialiser de manière factice ou artificielle dans le capitalisme, est capable de créer soit une nouvelle terre, soit quelque chose d’équivalent à une nouvelle terre ?15

Les propos de l’artiste viennent soutenir cette interprétation de l’œuvre comme phénomène de déterritorialisation : « C’est moins l’objet qui m’intéresse que ses conditions et sa réception, son trajet, son carnet de bord, la chaîne des événements qu’il traverse. »16

Selon cet intérêt pour les trajectoires, Pierre Huyghe et ses collaborateurs mettent en œuvre une déterritorialisation de signes. Par exemple, le signe du territoire qu’est l’île du pôle Sud passe sous la domination de ses différents signifiants. Il est non codifié, déterritorialisé, et donc non identifiables en lui-même, c’est-à-dire de façon fixe et définitive, mais différemment il est saisissable par ses flux différentiels : il subit des variations en s’assimilant à un paysage d’ailleurs, à une topographie lointaine, à une séquence de lumière, à une musique orchestrale, à un relief artificiel, à une structure métallique ou à un diagramme. Dans A Journey That Wasn’t, la créature unique recherchée s’avère elle aussi être un signe déterritorialisé indiquant, pour sa part, l’identité. À l’instar de cette créature, un personnage non individualisé et donc non codé avait déjà fait l’objet d’une œuvre évolutive et collective. Acheté en 1999 par l’artiste et Philippe Parreno à une société japonaise de dessin de manga, le personnage d’Ann Lee ne possède pas d’identité. Il est mis à la disposition d’artistes qui ont imaginé, pour lui, plusieurs récits et environnements17, c’est-à-dire des axiomatiques. Similairement, le pingouin albinos demeure non identifiable et relève, en cela, d’un terrain inconnu de façon analogue à l’île inexplorée. Ces zones de non-savoir autorisent l’éventualité d’une coexistence de faits et de spéculations. Elles sont aptes à recueillir des réalités créées, des signifiants fluctuants et aussi à les propager dans d’autres milieux. En 2002, Pierre Huyghe commente sa démarche relative au personnage de manga :

Les personnages ont des droits. Snoopy a des droits. Parce qu’ils sont identifiables : ils ont un corps et une personnalité, ils prennent vie, si on peut dire. S’ils veulent conserver leur statut, ils sont enfermés dans une forme. Cette forme définit un territoire que l’auteur protège ; ce sont des icônes vouées à la répétition. Ann Lee, ce personnage, a dit “non”, et n’a donc pas d’identification spécifique. Ce n’est pas tant la forme mais le signe qui importe, et c’est notamment ce déplacement qui nous intéresse.18

Le relief non cartographié et le pingouin albinos trouvent donc une affinité avec les signes déterritorialisés car, tels des flux non codifiables, ils ne sont pas durablement et objectivement reterritorialisés grâce à la création de zones de non-savoir qui empêchent l’interruption de leur migration et qui contiennent leur prochaine matérialisation. Le public du spectacle, par exemple, a été filmé afin d’être ultérieurement inclus dans le montage du film19 destiné à être présenté dans l’exposition Celebration Park. Pierre Huyghe explique à ce propos que le spectacle musical était moins un événement que la visibilité ou l’exposition du tournage d’un événement20. Les spectateurs ont donc simultanément pris part à la matérialisation new-yorkaise du scénario et, de façon prospective, au film. En accord avec le principe d’équivalence, le mouvement inverse à cette structure par étapes chronologiques peut être observé. En effet, les témoignages du public de New-York, qui participent à l’œuvre tels des échos de l’événement, rejoignent la rumeur autour de l’existence incertaine de la créature unique et l’expérience du voyage en Antarctique : les spectateurs se sont demandés s’ils ont vu ou non l’animal sur la piste largement voilée par des fumigènes21. Ce phénomène opère une réversion du développement de A Journey That Wasn’t puisque la rumeur a occasionné l’expédition polaire et une hypothétique rencontre avec un pingouin qui redeviennent elles-mêmes une rumeur. Non seulement la progression de l’œuvre suit l’écoulement du temps mais elle remonte aussi les étapes vers l’hypothèse. Cette observation correspond à l’intérêt de Pierre Huyghe pour les projets sans résolution, les objets présentant une idée de retour et de recommencement22, pour les connexions, voire les interférences, entre les différents systèmes de visibilité. L’artiste le formulait déjà en 2002 :

C’est un décadrage qui s’opère autour de l’objet et de ses modes d’énonciation. Ainsi ce qui est en amont de l’œuvre achevée va devenir un enjeu. Cela induit d’autres formes de relations sociales et une redéfinition du terme “exposition”.23

Les sortes de décadrages qu’opèrent les trois matérialisations du scénario (voyage, spectacle, exposition) relèvent d’un processus de déterritorialisation plutôt que de représentation24, de remplacement25 ou encore de déplacement. Pierre Huyghe affirme d’ailleurs son incrédulité vis-à-vis de la possibilité de déplacer tel quel l’ailleurs :

Je suis intéressé par la traduction et le mouvement et la subversion d’un monde à l’autre. J’ai des doutes sur l’exotisme, sur la fascination de ramener un “ailleurs” ici, croyant que le “là-bas” est l’“ici”. L’ailleurs reste toujours une histoire : pour la rapporter, tu dois créer un équivalent.26

Les équivalents doivent aussi être distingués des décontextualisations qui sont des déplacements d’objets ou d’idées d’un endroit à un autre sans être acclimatés à leur nouveau milieu c’est-à-dire sans entretenir de liaison avec lui. Dans ce cas de figure, ce serait l’inadéquation entre l’objet déplacé et son contexte qui produit de nouvelles significations et de la pensée. Or, pour Pierre Huyghe, ramener quelque chose d’un ailleurs est vain puisque ce dernier perd sa nature une fois retiré de son contexte. Dès 2002, l’artiste s’était exprimé à ce sujet :

Il y a une histoire de la conquête de l’ailleurs, de ce qui nous est étranger, et il y a une domestication au moment où on enlève cette chose du territoire auquel elle appartient, ou plutôt du paysage, le territoire étant un concept plus juridique ou philosophique. Ça se retrouve aussi dans la question du savoir. (…) Il y a des intensités et différents états de perception qui sont contraints par des formes de langage. Les formes de langage sont souvent autoritaires, on ne peut pas échapper à ce pouvoir en produisant un autre langage parce que très vite, il devient lui-même une langue de pouvoir. Il faut jouer avec la langue, subvertir les récits. Le savoir sauvage est toujours ailleurs, il est trop diffus pour en faire une image, donc incadrable, hors d’atteinte des appareils de perception.27

Pour ne pas enfermer l’ailleurs et l’histoire de l’expédition maritime en Antarctique au sein d’un code ou même d’une axiomatique, Pierre Huyghe semble activer un processus de déterritorialisation au moyen de la création de zones de non-savoir qui sont du savoir non domestiqué apte à générer de l’inconnu c’est-à-dire des réalités inexplorées et non codées. Chacun des équivalents reste ouvert à des possibles, potentiellement impulsés par d’autres personnalités que l’artiste, selon le modèle du roman inachevé d’Edgar Allan Poe qui a donné lieu à un nouveau récit, Le Sphinx des glaces (1897), rédigé par Jules Verne.

Œuvre rhizomatique : généalogie de l’œuvre et créations connexes pour une forme collective de carnet de voyage

S’étalant sur plus d’un an et demi et exploitant subjectivement plusieurs systèmes de visibilité, l’œuvre A Journey That Wasn’t renvoie à des réalités préexistantes ou contemporaines qui appartiennent au monde culturel et artistique. Le voyage en Antarctique, qui est la première concrétisation de l’hypothèse de l’existence d’une île non cartographiée et d’une créature unique, établit d’emblée un rapport de causalité avec le réel. Bien que Pierre Huyghe en soit peut-être à l’origine, la rumeur est étayée par un constat qui la rend plausible, à savoir le réchauffement de la planète qui modifie le paysage polaire et engendre de nouveaux écosystèmes. Les conditions d’apparition de narrations ainsi installées dans le réel28, il s’agissait alors d’aller vérifier leurs existences sur place et de produire des témoignages de l’expédition. Pour ce faire, Pierre Huyghe a sollicité des collaborations temporaires qu’il distingue d’une union durable de personnalités. Il s’est tourné vers la société Ado SARL qui met à disposition un bateau historique, le Tara, dans l’optique de susciter une prise de conscience des dangers écologiques encourus par la planète. Il a encore fait appel au groupe d’artistes new-yorkais AKAirways29 pour réaliser un dispositif expérimental, une « station d’interview pour pingouin »30 destinée à attirer la créature mystérieuse. Parallèlement à ces connexions avec la réalité culturelle et artistique, A Journey That Wasn’t s’affilie aux créations de Pierre Huyghe. Ce dernier fait remonter la généalogie en 1995 lors de la création de l’A.T.L (Association des temps libérés)31 dont la vocation était d’« ouvrir sur d’autres formats les protocoles de l’exposition »32. « L’aspect exploratoire et collectif de l’Association »33 caractérise aussi l’exposition Extended Holidays à l’École Municipale des Beaux-arts de Châteauroux en 1996. À cette occasion, Pierre Huyghe a emmené les visiteurs en voyage dans le but de « suspendre la résolution d’une idée »34 et de déplacer les spectateurs d’une exposition en amont dans la chaîne de production. Ainsi, ce procédé rejoint A Journey That Wasn’t non seulement sur le plan de la déstabilisation des formats mais aussi au niveau du caractère révolutif de l’intervention artistique. A Journey That Wasn’t trouve encore un lien étroit avec une autre des expositions de l’artiste intitulée L’expédition scintillante. A Musical qui s’est tenue en 2002 au Kunsthaus de Bregenz en Autriche. Les analogies sont assez nombreuses pour que cette dernière puisse être perçue comme une première version possible, bien qu’autonome, de l’œuvre ici examinée35. Pour l’exposition de Bergenz, le scénario, d’ores et déjà conçu à partir du roman Les aventures d’Arthur Gordon Pym, s’appréhendait dans la durée de la visite. Les trois étages du bâtiment étaient à la fois des équivalents et des étapes du scénario à l’instar des matérialisations de A journey That Wasn’t. Correspondant à l’hypothèse d’un ailleurs et au déplacement, le premier étage accueillait un bateau de glace, un documentaire sur les pingouins quasi abstrait et une reproduction des changements climatiques décrits par Edgar Allan Poe, changements qui correspondent aussi à ceux éprouvés lors de l’expédition en Antarctique de 2005 dont le but était de découvrir une créature fabuleuse. Le deuxième palier figurait la rencontre au moyen de fumigènes, de jeux de lumières et de la diffusion d’une réorchestration par Claude Debussy des morceaux Gnossiennes n°1 et Gymnopédies n°1 d’Erik Satie. Ces éléments s’apparentent au spectacle musical de New-York. Le dernier étage, accueillant une patinoire noire et un libretto, proposait à la fois une ouverture sur un futur développement du scénario et un résumé du cheminement de l’exposition et du voyage. Il rappelle alors le film qui combine des images des deux équivalents précédents (voyage et spectacle) et qui donne lieu à une installation.

Simultanément, ce réseau omnidirectionnel est déployé par le développement de l’œuvre temporalisée et intermédiale A Journey That Wasn’t grâce à ses connexions à d’autres réalisations non nécessairement signées par l’artiste. Par exemple, l’équipée initiée par Pierre Huyghe, en tant que matérialisation du scénario, visait à insérer des paramètres au sein de conjonctures sociales et du monde de l’art non seulement pour créer des équivalents du scénario dans des formats différents mais aussi pour favoriser d’autres productions collectives et individuelles. En cela, elle se distingue de la pratique du voyage qui permet à un artiste de s’immerger dans un environnement spécifique et d’y puiser des motifs, des couleurs et des lumières. Différemment, les réalisations collectives et individuelles découlant de l’expédition polaire l’éclairent sous des angles différents et la font exister dans plusieurs systèmes de visibilité. Non seulement elles se réfèrent au voyage en Antarctique, mais elles créent, dans le même temps et à la manière d’un rhizome, des intersections avec A Journey That Wans’t ou, indifféremment, avec des réalités qui lui sont extérieures. De la sorte, les photographies, envoyées au centre Tara Expéditions puis mises en ligne sur le site de l’organisme, témoignent du voyage et du film de Pierre Huyghe en train de se faire. Non signées et certainement prises par plusieurs artistes de l’équipage, elles entretiennent trois liens de nature différente : celui avec le centre Tara Expéditions en tant que documents pédagogiques prévus dans la mission assignée au bateau, celui avec le film en tant que making off et celui avec l’expédition polaire en tant qu’empreintes ou souvenirs. Elles accréditent le voyage dans plusieurs milieux à savoir dans le domaine scientifique et écologique du centre Tara Expéditions, dans la sphère de l’art et dans le champ plus intime, mais rendu public, de l’expérience du voyage. Ces photographies contribuent à composer un réseau de réalités connectées entre elles mais cependant dispersées dans différents systèmes de visibilité. Dans cette optique, le fonctionnement de ce réseau se présente comme une sorte de carnet de voyage intermédial et collectif qui trouve une affinité avec la notion de rhizome employée par Gilles Deleuze et Félix Guattari pour la rédaction de leur essai Mille plateaux :

à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. (…) Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités (…)36

Une autre de ces créations connectées à l’œuvre A Journey That Wasn’t de Pierre Huyghe consiste en un écrit, sous forme de récit de voyage collectif Intitulé El Diario Del Fin Del Mundo. A Journey That Wasn’t et signé par l’A.T.L. Publié dans la revue d’art Artforum en 2005, ce texte retrace les aventures de l’équipage. Il rejoint de façon évidente l’œuvre temporisée A Journey That Wasn’t en énonçant verbalement le principe de sa création :

Leur périple des artistes devait mener à la rencontre d’une île et les faire disparaître, produisant des zones de non-savoir qui auraient émergé partout où la capacité du langage à saisir la réalité s’achèverait. L’ailleurs reste une histoire, et le reste est de l’exotisme. Si le langage échoue à relater l’expérience, un équivalent, topographiquement identique à l’événement, doit être inventé.37

La connivence entre ces deux productions est également observable au niveau de l’intégration de références littéraires et de l’entrelacement de la fiction et du réel. Au cours du récit par exemple, les courants marins ont contraint les membres de l’équipage à laisser le bateau à la dérive. Les événements ont alors pris une tournure étrange : le trajet du voilier s’est avéré être un déplacement sur place et, à l’inverse, son immobilité a engendré un mouvement. Ce temps de l’expédition qui s’apparentait à un labyrinthe est rapporté par les auteurs au moyen d’une citation, morcelée et non référencée, extraite d’une œuvre littéraire préexistante à savoir Le jardin aux sentiers qui bifurquent (1944) de Jorge Luis Borges :

J’ai pensé à un labyrinthe de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe grandissant qui se comprendrait dans le passé et le futur et qui impliquerait d’une certaine façon les étoiles… Le jardin aux sentiers qui bifurquent est un énorme jeu de devinettes, ou une parabole, dans laquelle le sujet est le temps… C’est une image incomplète qui n’est pourtant pas fausse.38

En dépit de ce caractère fantastique, le texte de l’A.T.L adopte une rhétorique de l’authenticité, un « topos de la transparence du discours de dire vrai »39. Comme la plupart des récits de voyages et notamment ceux de l’époque Romantique, il adhère au « principe de la vérité »40. L’introduction s’engage dans des réflexions liées à la narration d’une expérience et aux moyens d’obtenir un récit crédible. Le récit collectif renforce ainsi son lien avec le voyage effectivement réalisé, qui est un équivalent du scénario, depuis un organe de presse et parallèlement aux photographies fournies au centre Tara Expéditions. Les auteurs livrent deux possibilités pour rendre le récit véridique qu’ils affirment ne pas exploiter. La première voie passerait par la suppression de certains faits exceptionnels afin de rendre une histoire extraordinaire plus vraisemblable. La seconde solution consisterait à déguiser la vérité en fiction41. L’ambiguïté entre ce qui relève du fait (l’approche documentaire) et ce qui est relatif à la fiction (l’approche romanesque) est un problème auquel les récits de voyages ont été et sont encore confrontés42. Ces questions du témoignage et de la crédibilité sont d’ailleurs ouvertement mises en jeu dans Les aventures d’Arthur Gordon Pym dont l’introduction consiste en un avertissement signé par le héros de la fiction qui explique que son histoire est racontée en son nom par Edgard Allan Poe. Par ailleurs, elles établissent une connexion avec le journal de bord de l’artiste polonaise Aleksandra Mir43 qui, lui-aussi, entretient la confusion entre le réel et l’imaginaire, entre ses natures de document et d’invention artistique. Si le journal de bord, structuré chronologiquement et rédigé dans un style sommaire, mentionne bien les dimensions et les capacités du navire, la liste des passagers et des membres de l’équipage ainsi que l’itinéraire sous forme de courts chapitres, il se compose principalement de dessins, d’un glossaire des termes utilisés pour dénommer les différents aspects que peut prendre la glace ainsi que d’extraits de conversations subjectives, prosaïques ou extravagantes. Ainsi, les créations connexes à l’œuvre A Journey That Wasn’t composent une constellation de témoignages sous formes de photographies, de dessins et d’écrits dispersés dans le système de diffusion de la culture et de l’art contemporain. Bien qu’éparses et autonomes, elles se croisent, s’interpellent, se rejoignent. Étayées par les nombreuses références à la réalité culturelle et artistique, elles peuvent être envisagées comme une forme originale de carnet de voyage puisqu’elles se présentent comme autant de traces ou de preuves (factices ou falsifiées ?) du voyage en Antarctique.


Notes

1 – Terme couramment employé par Pierre Huyghe. Ex : « Je veux continuer à travailler à une certaine échelle ; et en ce sens-là je regarde vers des formats autres ». Pierre Huyghe, Richard Leydier, « Pierre Huyghe. A sentimental Journey », Art Press, n°322, avril 2006, p.30

2 – L’histoire désigne ici le « signifié ou contenu narratif ». Il s’agit de « la succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet du discours, et leur diverses relations d’enchaînement, d’opposition et de répétition, etc. » c’est-à-dire de l’« ensemble d’actions et de situations considérées en elles-mêmes, abstraction faite du médium, linguistique ou autre, qui nous en donne connaissance. » Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p.7

3 – Des photographies et un récit de voyage collectifs Association des temps libérés (A.T.L), El Diario Del Fin Del Mundo. A Journey That Wasn’t, Artforum, vol.43, n°10, été 2005, p.297-301, le livre d’artiste de Xavier Veilhan Voyage en Antarctique, Paris, Bookstorming, 2006, le carnet de bord d’Alexandra Mir A Voyage Towards South Pole and Round The World, Ushuaia, Logbook, 2005, disponible en pdf sur le site de l’artiste.

4 – Jay Chung, Francesca Grassi, Q Takeki Maeda, Aleksandra Mir, Xavier Veilhan, Maryse Alberti.

5 – L’installation Terra Incognita / Isla Ociosidad a été réalisée par les architectes de la société R&Sie(ⁿ) (François Roche, Stéphanie Lavaux, Jean Navarro avec Camille Lacadee, Clarisse Labro) et le concepteur du script informatique Julien Blervaque.

6 – Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1 : L’Anti-Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, « Critique », 1972, p.380

7 – Concept de Pierre Huyghe. Ex : Pierre Huyghe, Fabian Stech, « Pierre Huyghe ou l’artiste en tant qu’aventurier » (2002), dans Fabian Stech, J’ai parlé avec <Lavier, Annette Messager, Sylvie Fleury, Hirschhorn, Pierre Huyghe, Delvoye, D. G.-F., Hou Hanru, Sophie Calle, Ming, Sans, et Bourriaud, Dijon, Les Presses du réel, « Documents sur l’art », 2007, p.70

8 – Expression énoncée par la voix off du film A Journey That Wasn’t incluse dans l’œuvre éponyme ; reprise par Pierre Huyghe dans op. cit. Huyghe, Leydier, p.26

9 – Propos de Pierre Huyghe. op. cit. Huyghe, Leydier, p.28

10 – Joshua Cody parle d’impressions et de sa volonté de rendre compte de « l’esprit » de l’île. Joshua Cody, Pierre Huyghe, Elliott Sharp, « A Journey That Wasn’t : Pierre Huyghe and Joshua Cody » émission radiophonique en ligne, Art Radio, New York, PS1 Contemporary Art Center, Museum of Modern Art, 10 octobre 2005

11 – L’axiomatique se distingue du code notamment par sa nature subjective et par son système de saisie des flux, qui ne sont pas définis en eux-mêmes comme cela est le cas du code, mais qui sont rattachés les uns aux autres au moyen d’un système différentiel. Le code est une grille d’« objectivités sous-jacentes » alors que l’axiomatique « nous fait revenir sous forme de représentation subjective toutes les instances qui ont été détrônées comme objectités. ». Gilles Deleuze, cours à Vincennes sur L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, 18/04/1972. La transcription du cours est consultable sur ce lien.

12Ibid.

13Pierre Huyghe, Cheryl Kaplan, « The Legend of Tow Islands: A conversation between Pierre Huyghe and Cheryl Kaplan », Deutsche Bank art-mag, n°31, octobre – novembre, 2005 consultable sur ce lien. La Deutsche Bank a participé au financement de A Journey That Wasn’t.

14 – Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, « Pierre Huyghe Celebration Park », Paris, [prospectus de l’exposition], 2006

15 – Gilles Deleuze, cours à Vincennes sur L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, 25/01/1972. La transcription du cours est consultable sur ce lien.

16Op. cit. Huyghe, Stech, p.64

17 – Deux prologes, Two Minutes out of Time (2000) de Pierre Huyghe et Anywhere Out of the World (2000) de Philippe Parreno, et dix-sept épisodes d’Henri Barande, Angela Bulloch & Inke Wagener, François Curlet, Lili Fleury, Liam Gillick, Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Joseph & Mehdi Belhaj-Kacem, M/M Paris, Mélik Ghanian, Richard Phillips, Joe Scanlan, Rirkrit Tiravanija, Anna-Lena Vaney.

18Op. cit. Huyghe, Stech, p.69

19 – Public Art Fund, Whitney Museum, « Pierre Huyghe. A Journey That Wasn’t. A Central Park musical based on an adventure in Antarctica », New York, [communiqué de presse], 2005, p.2, consultable sur ce lien.

20Op. cit. Art Radio

21 – Elizabeth Schambelan rapporte ses doutes et ceux des spectateurs dans « Murk of the Penguin » article en ligne, Artforum, 2005 consultable sur ce lien.

22Op. cit. Huyghe, Kaplan 2005, n.p.

23Op. cit. Huyghe, Stech, p.66

24 – L’artiste a commenté son exposition Celebration Park : « Je voulais faire éprouver une situation « venue d’ailleurs » sans passer par la représentation, c’est une équivalence qu’il fallait trouver. Ce qui s’est joué à Central Park est équivalent à ce qui s’est produit en Antarctique ». Pierre Huyghe, Hans Ulrich Obrist, « Entretien avec Pierre Huyghe », dans Celebration Park, Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris-Musées, 2006, p.124

25 – À la question de Claude Closky « Considérez-vous que transférer des objets dans des contextes nouveaux revient à les remplacer ? », Pierre Huyghe répond négativement. En revanche, à la question « Votre œuvre questionne-t-elle la manière dont les divers langages peuvent s’appliquer à une même réalité ? », l’artiste répond positivement. Claude Closky, Pierre Huyghe, « Oui ou non », Trouble, n°2, 2002, p.14 et p.16

26Op. cit. Huyghe, Kaplan, n.p. « I’m interested in translation and movement and corruption from one world to another. I have doubts about exotism, the fascination for bringing an “elswhere” here, believing that “there” is “here”. Elsewhere always remains a story: to bring it back, you have to create an equivalent. »

27Op. cit. Huyghe, Stech, p.64-65

28 – Pierre Huyghe explique : « Au départ de ce projet, il y a la volonté de produire les conditions d’apparition d’une narration, d’inventer des fictions puis de se donner les moyens réels d’aller vérifier leur existence. » Op. cit. Huyghe, Leydier, p.26

29 – AKAirways (Anakin Koenig Airways) réalise des installations et environnements, notamment pneumatiques.

30 – Structure gonflable en tissu blanc à double épaisseur facile à déployer qui fournit un environnement sécurisé d’interaction pour les humains et les pingouins. Voir ce lien.

31 – Association loi de 1901 créée en 1995 par Pierre Huyghe lors de l’exposition Moral Maze au Consortium de Dijon. Elle regroupe tous les artistes qui ont participé à l’exposition collective : Angela Bulloch, Maurizio Cattelan, Liam Gillick, Dominique Gonzalez-Foerster, Douglas Gordon, Lothar Hempel, Carsten Höller, Paul Ramirez-Jonas, Jorge Pardo, Philippe Parreno, Rirkrit Tiravanija, Xavier Veilhan. Son objet : « pour le développement des temps improductifs, pour une réflexion sur les temps libres, et l’élaboration d’une société sans travail. Pour faire connaître ses idées, l’association organisera différentes réunions publiques, conférences, parutions, fêtes. » Déclaration parue au Journal Officiel du 5 juillet 1995.

32Op.cit. Huyghe, Leydier, p.28

33Ibid. p.28

34 – Terme de Pierre Huyghe. Ibid. p.28

35 – Cette idée rejoint les intentions de l’artiste. Ibid. p.28

36 – Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Ed. de Minuit, « Critique », 1980, p. 31

37Op. cit. A.T.L, p.299. « They journey would encounter islands and make them disappear, producing no-knowledge zones that would emerge wherever the capacity of language to seize reality would end. The elsewhere remains a story, and the rest is exoticism. If language fails to recount the experience, an equivalence, topologically identical to the occurrence, has to be invented. »

38Ibid. p.299. « I thought of a maze of mazes, of a sinuous, ever growing maze which would take in both past and future and would somehow involve stars… The Garden of Forking Paths is an enormous guessing game, or parable, in which the subject is time… It is a picture, incomplete yet not false. »

39 – Roland Le Huenen, « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? », Littérales, « Les Modèles du récit de voyage », n°7, 1990, p.16

40Ibid. p.17

41Op. cit. A.T.L, p.297

42 – Roland Le Huenen résume l’ambiguïté des rapports que les récits de voyages entretiennent avec d’une part la visée scientifique et d’autre part le roman. Op.cit. Le Huenen, p.11-27 notamment p.13-14

43 – Le journal de bord d’Aleksandra Mir est consultable sur son site.



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