Allemagne de l’Est (1949 – 1989)
Religion et politique en mutation
1 Introduction
La République « Démocratique » Allemande (RDA) présente une période de quarante années particulièrement intéressante à analyser pour tous ceux qui étudient les modèles de gouvernement, l’organisation sociale ou le changement social. L’angle particulier des relations entre les sphères politiques et religieuses, après les études de Max Weber sur la congruence entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, montre la diversité des comportements des chrétiens (catholiques et luthériens allemands), confrontés à cette religion séculière que tentèrent d’imposer les communistes, dans ce pays qui a vécu le troisième Reich, l’édification du mur de Berlin, puis la réunification.
Le présent ouvrage étudie le processus de sécularisation : ce phénomène général aux sociétés modernes s’est opéré de manière spécifique dans la nation allemande orpheline, cet État particulier, issu d’une partie de l’ancien Reich, déplacé et partagé en deux, au centre d’une Europe éclatée, reflet du monde divisé en deux blocs idéologiques antagonistes. Ses gouvernants ont pu croire qu’un État planifié relativement fermé, pouvait infléchir le cours de l’histoire et maîtriser, par la science et le progrès, les conditions matérielles des hommes, au lieu de les accepter religieusement au nom des traditions. Une relecture raisonnée de quelques idéologies messianiques du XXème siècle s’impose : entre la peur d’une ancienne ou d’une nouvelle d’apocalypse, entre la guerre atomique absolue et la montée aux extrêmes…, loin de la naïveté irénique des droits de l’homme et loin aussi de l’illusion qui a fait croire un moment, que l’effondrement du mur de Berlin signifiait l’émergence d’un monde unipolaire. La constitution des Bezirk, puis des nouveaux Länder, présente une multiple et rapide transformation institutionnelle, politique et sociale des territoires, signe de la transformation des valeurs et des symboles, reflet de l’évolution des rapports sociaux.
Les discours et les textes officiels, (les deux constitutions, les lois et règlements de la RDA), comme la presse, les journaux professionnels ou religieux, transcrivent à la fois des croyances et des représentations sociales, reflètent les mythes communistes ou chrétiens. Les 40 ans de l’Allemagne orientale soulignent la dimension tragique d’un siècle de fer et de sang : une révolution « socialiste », un régime dictatorial imposé, qu’un mouvement social multiforme fait éclater, puis une rapide transformation vers l’économie « sociale de marché », avec la réunification et l’entrée dans l’Europe. Les rêves, les projets de sociétés, évoquent des principes et des réalités : le désir utopique de rapports harmonieux entre les hommes et les contraintes conjoncturelles concrètes. Etudier les infléchissements des règlements, les modifications de la législation ou des traités liés au commerce, à la propriété et à la paix, les prises de position des divers acteurs dans une perspective historique et analytique permet de rendre manifeste les convictions et les valeurs des forces en présence.
L’athéisme du parti, avec la constitution d’une démocratie populaire, vise à endiguer le fascisme du troisième Reich, mais sans la liberté. La sécularisation signifie aussi bien la déchristianisation des consciences et des mentalités produite par le totalitarisme, que le processus selon lequel les institutions cessent de tirer de la religion leurs normes et leurs règles. De manière paradoxale, les Églises ont accompagné le socialisme imposé, se sont opposées à certaines directives du parti, elles ont résisté à l’hégémonie de celui-ci, ont été ni totalement otages du pouvoir, ni jamais ses porte paroles ; elles ont enfin accompagné le mouvement social qui a fait tomber le mur de Berlin, avec ce que certains ont appelé la révolution des pasteurs. La réunification, par un mouvement social qui institue le droit à la liberté religieuse comme à l’incroyance, ouvre la société à la mondialisation, mais pas comme le rêvaient les populations ; le libéralisme substitue le pluralisme culturel et religieux à la raison d’État ; le processus d’émancipation peut aussi entraîner le relatisme des croyances. L’Allemagne orientale présente ainsi une situation particulière, très diversifiée selon les positionnements des acteurs, les principes doctrinaux et selon les périodes.
Le premier chapitre étudie la période qui va de la fin de la seconde guerre mondiale à la construction du mur de Berlin : la partition de l’Europe s’impose dans le climat international de la guerre froide. Les armées d’occupation qui ont mis fin au troisième Reich (l’Europe allemande) tolèrent ou organisent les déplacements et l’exode des populations, organisent de nouvelles frontières entre les
pays, à l’intérieur de l’Allemagne et de Berlin. Le partage des territoires entraîne une séparation politique, sociale et économique, avec le plan Marshall d’un côté, préfigurant la communauté européenne et la naissance du Kominform de l’autre; lors du blocus de Berlin, le pont aérien freine l’avancée du bloc soviétique, fixe la limite occidentale du pacte de Varsovie, entre ce qui deviendra la République fédérale et la République « démocratique ».
Les responsables religieux ne peuvent s’opposer aux hommes mis en place par l’armée soviétique ; ceux-ci ont un programme, d’autres priorités et références : les communistes rescapés des camps ou revenus de Moscou, où ils ont été formés, sont imprégnés de volonté antifasciste et se veulent officiellement au « service » du prolétariat. Les autorités religieuses tentent, à travers des prises de positions officielles de garder une influence dans l’espace public, alors que les autorités politiques s’affirment comme le nouveau pouvoir idéologique, leur font concurrence et dénigrent les principes et les dogmes théologiques. Il y a bien conflit d’intérêt et de représentations du monde, du temps et de l’espace. Les anciennes valeurs, spécifiques aux communautés religieuses, la propriété privée et la place de l’individu ne peuvent résister un temps aux « forces de la science et du progrès ». Les structures et les représentations de chaque Église illustrent le poids des fidèles dans la population et leur place dans le paysage politique culturel et social, mais aussi la baisse rapide de leur influence en deux générations. Les Églises évangéliques, luthériennes et réformées, premières par ordre d’importance (même si elles ont un poids différent en Thuringe et en Saxe, plus catholiques que dans le Mecklembourg, et surtout dans le Brandebourg et Berlin) présentent une double tradition d’obéissance et de résistance, combinent des fédérations d’Églises « libres », structurellement imbriquées dans le tissu social, gèrent des associations culturelles et des structures caritatives comme la Caritas. L’Église catholique, se montre soucieuse d’unité et de catholicité, de hiérarchie et de tradition, de résistance anticommuniste et de « loyale distance par rapport aux pouvoirs en place », manifestée par la recommandation Döpfner.
La réforme agraire, les changements dans l’organisation scolaire et les lois sur la famille sont des lieux de tensions et de conflits particulièrement nets, surtout quand la politique de l’État envers les Églises, entre 1949 et 1953 – impose la réforme des structures. La manière dont a été réprimée l’insurrection du 17 Juin 1953 (la révolte ouvrière Berlin- Est), est un premier signe du type de système imposé à la population. Alors que le blocus de Berlin échoue, des réformes monétaires séparées dans chaque zone d’occupation militaire, renforcent les antagonismes. Les conceptions opposées sur la société entraînent des prises de positions et des intérêts contradictoires, qui rendent inévitable la partition non seulement de Berlin et de l’Allemagne, mais aussi de l’Europe. La collectivisation de l’agriculture, la planification et la suppression d’une grande partie de l’artisanat, comme la fusion des partis et le contrôle de la presse vont entraîner un exode massif, prétexte ou justification à l’édification du mur de Berlin en 1961.
Le chapitre 2 présente la RDA après 1961 ; cette relecture de l’histoire est analysée à partir de la notion, définie et critiquée, de « démocratie populaire », nom que tient à se donner un régime qui revendique et instaure la « dictature du prolétariat », contre le fasciste et contre « l’impérialisme capitaliste » « pour le bien du peuple ». Si l’image d’un « totalitarisme », statique doit être refusée, il s’agit de comprendre ici, de l’intérieur, l’idéologie marxiste, le dogme léniniste, qualifiée ici de « dictature participative », pour le pays qui se dit le meilleur élève du camp socialiste et se veut original, dans le bloc de l’Est : un recul épistémologique permet d’étudier la vision métaphysique de la société autant que son infrastructure. Les relations entre religion et politique dans une telle configuration politique ont évolué : le regard du sociologue se focalise sur les institutions et le poids des idéologies, puis définit les domaines respectifs d’intervention, le statut des élites et les sphères d’influence des autorités politiques et religieuses. La confrontation des Églises et de l’État entre 1961 et 1978 est plus qu’un jeu de rapport de force entre appareils, elle confronte des croyances, des convictions et des projets de sociétés. Le rapport entre éthique et politique transparait dans le programme des gouvernements et dans les Constitutions. Le changement de société déstabilise les structures ecclésiales, sous les innovations incessantes du parti (la
Jugenweihe
et le poids des programmes de l’école, les réglementations diverses, les contraintes administratives) ; deux histoires s’entrelacent, chacune nourrissant l’autre. L’athéisme d’État ne détruit pas, ne supprime pas toute l’organisation religieuse : la société civile résiste. Les rapports entre les autorités d’Église et les marxistes ne sont pas que de combat et d’opposition frontale ; quand il devient clair que le régime est
appelé à durer, certains clercs et théologiens instaurent un dialogue, avec les autorités politiques de l’État. Après les réformes imposées du gouvernement, certains accordent une certaine légitimité à l’autorité politique, même si la reconnaissance des frontières de la RDA et l’organisation des diocèses reste un point d’achoppement entre les autorités catholiques liées à Rome et le régime, alors que l’église évangélique se sépare de celle de l’Ouest.
La culture est encore, au début en partie sinon majoritairement, imprégnée de celle du luthérianisme, en concurrence avec le catholicisme romain mais aussi avec le calvinisme. Une partie de la population ouvrière et des intellectuels (spartakistes, communistes, trotskystes ou anarchistes) sont athées et s’opposent à la tradition « judéo-chrétienne », mais partagent avec celle-ci certaines valeurs communes (dans la conception du travail ou la conscience professionnelle, la place des hommes dans la nature, l’esprit du travail, le souci d’égalité). La fin d’une certaine civilisation paysanne et l’urbanisation se font dans le contexte d’un marxisme « concurrent idéologique », qui se comporte comme une religion séculière, à travers le débat entre idéologie et science, l’obéissance (par obligation ou conviction avec les dogmes de l’infaillibilité, du pape ou du Parti), entre patriotisme et internationalisme prolétarien.
Le chapitre 3 aborde le fonctionnement précis de cette société. La censure et les silences révèlent ,en creux, les contradictions du régime et les essais de réforme orientent le lecteur vers quelques causes de son effondrement. Si la question de l’exode rural, est si peu abordée dans la littérature, n’est-ce pas parce qu’elle évoquerait l’exil contraint des opposants au régime ? La responsabilité tant vantée des maires, nommés plus qu’élus, gomme en fait leur faible autonomie politique et financière. Le sujet très sensible politiquement de l’environnement apparait seulement entre les lignes de l’apologie d’un sport populaire, celui des pêcheurs à la ligne. Mais cette société n’est pas rigide ni bloquée : un gros travail législatif et idéologique accompagne les diverses tentatives de réforme : celle des prix agricoles, en 1983, est l’occasion de montrer les fonctions des prix dans un régime marxiste planifié centralement, où les arguments théoriques se heurtent aux exigences de la conjoncture et de la crise de l’énergie. Les principes de solidarité et de l’État providence sont également bousculés par le changement démographique qui impose de modifier la conception de la protection sociale.
Les causes qui ont empêché le régime d’évoluer, ou qui ont accéléré sa chute, sont nombreuses et diversement hiérarchisées. Une série d’événements internationaux fragilisent le mythe de la révolution invincible : Gorbatchev et la Perestroïka, la politique à l’Est de Jean-Paul II à la suite du Concile Vatican II (le pape dénonce les mensonges d’État et le régime communiste tout comme le «mirage consumériste de l’Ouest »), les effets de la catastrophe de Tchernobyl. L’Europe de l‘Est ne peut rester artificiellement isolée face à l’accélération des grandes mutations technologiques, la téléphonie, la télévision hertzienne ou les programmes d’ordinateurs. L’émergence d’une opposition interne au pays rejoint la montée des mécontentements des classes moyennes devant les disparités des niveaux de vie, parfois au nom des principes affichés du régime, parfois contestant celui-ci. Une hypothèse circule que la « réussite » temporaire (pendant quarante ans) et l’échec du marxisme en Allemagne de l’est ne résultent pas seulement de l’imposition du matérialisme par l’école, de la censure de la presse ou des multiples instances publiques, mais de l’accompagnement puis du « lâchage » des autorités religieuses. La théorie dite scientifique du matérialisme historique et dialectique, enseignée comme une vulgate supérieure et infaillible depuis l’école, reprise à travers la presse, fait l’objet de commentaires et d’interprétations multiples lors des congrès ou sessions du parti. Mais cela ne répond pas au rêve d’une « autre vie », tantôt freiné par le discours lénifiant des autorités ecclésastiques, tantôt soutenu par les réflexions muries dans les Églises : l’utopie d’une Europe sans armes rejoint la dénonciation des contradictions nombreuses du socialisme « réel ». La censure, telle qu’elle est ici montrée à travers une approche de la classification des films, apparaît parfois ridicule, quand deviennent inacceptables la surveillance et la répression des mouvements pacifistes, de la demande de visa ou de toute critique du patriotisme. Pouvoir exprimer ses opinions librement et surtout lors des votes devient une exigence qui rejoint les déclarations de la CSCE à Helsinki prônant la liberté de circulation des hommes, des idées, sinon des capitaux et la liberté d’expression. Face à la publicité des medias occidentaux (télévision ou journaux interdits mais régulièrement consultés) ou aux produits de luxe des Intershops réservés aux détenteurs de devises, le poids de la Stasi endigue de moins en moins la poussée de l’individualisme, caractéristique de la modernité. L’explosion des demandes de visa ou
les tentatives de fuite de la République vient à bout des contrôles bureaucratiques ou de la répression policière.
Le chapitre 4 aborde les bouleversements économiques, politiques sociaux et l’effervescence religieuse qui ont suivi la chute du mur de Berlin. La démocratie avec le changement électoral apporte une nouvelle donne politique, de nouvelles structures (la réforme administrative des Länder) et une recomposition du paysage culturel et idéologique. La société fiduciaire (la Treuhandanstalt) privatise les grandes entreprises et fermes d’État et met fin aux coopératives agricoles. Le déplacement de la capitale de Bonn à Berlin signifie un glissement de la frontière vers l’Est (la ligne Oder/Neisse), mais un glissement des regards vers l’Ouest ; l’élargissement géopolitique de l’Union Européenne aux peuples de l’Europe centrale et orientale s’accompagne d’une inversion des flux migratoires. Les espoirs et déceptions modifient les comportements et on constate la montée du relativisme ; la « société libérale de marché » transforme la solidarité professionnelle ; la privatisation des entreprise a des effets douloureux pour ceux qui ne peuvent s’adapter aux nouvelles règles, mais l’État, local ou fédéral, accompagne la mutation par des mesures conjoncturelles, par un effort d’investissement et des aides financières ; la solidarité confessionnelle produit aussi certaines formes d’innovations, comme les cercles de machines agricoles. Le libéralisme du marché apporte une transformation des mentalités, parfois une inversion des valeurs et la sécularisation.
La réunification allemande a des effets dans le domaine religieux avec le retour des Églises dans la sphère publique, avec l’enseignement du fait religieux dans les écoles des nouveaux Länder et le passage à une société interreligieuse et pluriculturelle. Pour les anciennes Églises, la redéfinition des paroisses, la coopération entre nouveaux et anciens Länder et le dialogue interreligieux (comme lors du Katholiken Kirchentag de Berlin en 2003) modifient la donne. L’apparition voire l’explosion de nouveaux groupes charismatiques, Églises libres ou « Sectes » suscite chez les juristes, sociologues et hommes politiques le débat sur la liberté de conscience, l’islam et le judaïsme sont des indicateurs particulièrement significatifs qui illustrent le caractère spécifique du régime allemand de la sécularisation : celui-ci n’est pas le régime de la laïcité tel qu’il est présent chez ses voisins français ou polonais. L’étude de l’Allemande montre sa spécificité quand il s’agit de la mémoire et du passé, de sa manière de considérer le pluralisme religieux et d’organiser une société pluriculturelle ou de définir la citoyenneté.
Les annexes illustrent d’abord les principes ou dogmes marxistes, l’infaillibilité de la lecture scientiste (positiviste), la place de la sociologie en R.D.A, ou l’hymne de la République et le décalogue des jeunes pionniers. Les schémas idéologiques et structures organisationnelles des deux Églises luthérienne et catholique romaine en RDA interrogent l’histoire par leurs divergences et convergences à propos de l’œcuménisme jusqu’à la « Déclaration commune sur la Doctrine de la Justification ». Les croyances et la double anthropologie que l’auteur expose, avec des documents d’époque complétant ses propres enquêtes, mettent en perspective certaines positions du mouvement pacifistes, la crise de la réunification pour les paroisses évangéliques entre des paroisses est- et ouest-allemandes et permettent de comprendre de l’intérieur la complexité de la vie sociale et politique de la période. L’ouvrage présente une table des sigles et des index, une large bibliographie, un schéma chronologique des principaux événements, présentés de manière synoptique et significative, en annexes, avec des fiches permettant de situer des documents d’époques, quelques traductions ou des biographies de quelques personnalités influentes.
Chercheur associé au CNRS, et adhérent à plusieurs associations internationales de sociologues (l’AISLF, CISR et SISR), l’auteur suit donc l’évolution des structures religieuses de manière à faire apparaître les mutations allemandes qui ont marqué la seconde partie du XXème siècle. La posture du sociologue analyse les représentations et comportements en présence, les logiques institutionnelles et les discours dans une lecture des événements qui refuse la complaisance ou la diabolisation, en distinguant l’action des personnes et la logique des institutions. Après les dangers d’une certaine volonté de l’État, qui, par le biais des législations, voudrait orienter les comportements des futures générations, la question du relativisme et de l’interculturel interroge le lecteur sur une question qui dépasse les débats allemands et interroge la citoyenneté et le patriotisme.
Conclusion
Le but de ces pages était d’analyser le fonctionnement de la société est-allemande pendant les quarante années du communisme « réellement existant », de l’approcher sans chercher à dénigrer un régime défunt, ni promouvoir son idéologie (moribonde ou rêvée). Ses règlements politiques, ses ouvrages universitaires ou périodiques populaires, ses magazines de jeunesse et publications religieuses permettent de saisir les représentations collectives, d’appréhender le régime politique avec son système symbolique, de comprendre ce que pensaient les habitants de la RDA.
Ma relecture, dans une perspective historique et sociologique de quelques enquêtes détaillées effectuées au cours de trois périodes, lors de divers séjours dans l’Allemagne orientale, m’a fait comprendre la cohésion du système communiste, les raisons de son maintien et les contradictions internes d’une société qui, en s’ajoutant à diverses causes externes, ont entraîné sa chute. Pour approcher de l’intérieur les mentalités des divers acteurs et le fonctionnement des institutions, il était nécessaire de refuser les jugements en noir et blanc afin d’aborder le système idéologique de l’intérieur. L’objectif était de comprendre les croyances politiques et les diverses visions du monde, la logique et la cohérence des représentations culturelles qui inspiraient autant les responsables politiques et doctrinaux, leur imaginaire et leurs convictions, que celles des opposants, entre autres celles des Églises et ceux qui sont détenteurs de pouvoirs symboliques. Les diverses archives et textes, mis en perspective, atténuent la méconnaissance persistante parfois dans certains domaines, par exemple le développement rural, la « démocratie populaire locale », le sport populaire, les efforts et négligences environnementales. Ce voyage dans l’univers culturel de la RDA, à travers les traces multiples qu’il laisse encore, dans la mémoire des adultes et de la partie la plus âgée de la population, dans les documents d’époque et les archives, laisse voir la confrontation entre ces deux visions du monde que sont le libéralisme et le marxisme. Le régime n’a pas été homogène, ni dans le temps, ni dans l’espace : plusieurs générations d’habitants, de militants, de citoyens se sont succédées.
Le premier chapitre de ce livre aborde la fondation de la RDA (1949-1951). Les décisions des gouvernants instaurent le « centralisme démocratique », modifient la division spatiale avec la création des Bezirks, établissent la planification et les expropriations. Les modalités de la collectivisation, la mise en place forcée des coopératives radicalisent les tensions, accélèrent l’exode des mécontents et poussent à l’édification du Mur de Berlin (1961). Le deuxième chapitre aborde les fondements doctrinaux de l’Etat et de ssel dirigeants pendant la période qualifiée ici de « dictature participative », terme repris de Mary Fulbrook pour repenser l’histoire de la RDA sous l’angle de l’histoire sociale. La reconnaissance du régime au niveau international (à l’ONU en 1971 et le traité RDA-RFA en 1972) entraîne une certaine normalisation à l’extérieur et, à l’intérieur, l’institutionnalisation du marxisme léninisme comme religion séculière. Le troisième chapitre analyse les silences, les contradictions et les limites d’un régime que vient bousculer la contestation sociale. Le dernier chapitre évoque les effets de la réunification allemande sur les structures et les mentalités.
La société qui se met en place avant l’édification du Mur de Berlin, pendant la guerre froide et pour un quart de siècle a vu l’Europe divisée militairement, politiquement et culturellement. Son régime est un système sociétal complexe. Il se donne une légitimité, une constitution et des règles ; il s’appuie sur une justice, une armée, des appareils de contrôle et de coercition ; il développe une doctrine, des postulats idéologiques et des arguments qui s’affirment scientifiques. En cela l’idéologie marxiste-léniniste fonctionne comme une religion séculière, avec des institutions qui fabriquent un sacré sans transcendance, et comme une religion civile avec le Parti qui est infaillible et intouchable et avec ses clercs qui forment une bureaucratie d’État. Les intellectuels vulgarisent une doctrine qui s’oppose alors aux traditions culturelles et spécialement celles des Églises (luthériennes, évangéliques et catholique romaine). Les nouveaux agents de développement, responsables des valeurs et des orientations de la société, entrent en concurrence avec les personnalités religieuses pour influencer
l’opinion publique, pour former « un homme nouveau » et spécialement façonner la conscience des jeunes. La religion séculière a aussi besoin d’institutions, de fêtes et de rites. Elle fonctionne sur des interdits avec la censure et produit du sacré par l’école et les mouvements de jeunesse, par les medias et par l’armée. La coupure entre les deux Allemagnes marquait la séparation entre deux parties de l’Europe, entre deux mondes aux valeurs, symboles et idéologies opposées. Les frontières étaient à la fois contraintes et voulues. La zone du pays contrôlée par les troupes russes concrétisait un équilibre géopolitique décidé à Yalta : celles qui avaient libéré la population de ce qui était qualifié « d’utopie barbare du troisième Reich » la protégeaient désormais contre les attaques supposées de la propagande adverse ; la scission était aussi voulue : la RDA était le pays qui, selon les convictions de ses dirigeants, concrétisait l’idéal d’un monde moins inégalitaire, une utopie bientôt intériorisée dans les esprits par le régime communiste mais imposée à ceux qui n’étaient pas convaincus, à ceux qui perdaient leur position sociale et leur statut..
Un chemin spécifique : le Sonderweg
La RDA ne se distingue pas toujours des démocraties populaires des pays de l’Europe de l’Est pour ce qui est de son imprégnation par l’idéologie communiste, ni par sa manière de concevoir le marxisme-léninisme. Elle partage les principes soviétiques et les réseaux économiques des démocraties populaires sous l’assistance des troupes du pacte de Varsovie. C’est dans leur application sur le terrain, au niveau pragmatique, dans les conditions spécifiques de la RDA et dans leur application au niveau local que se manifeste son originalité. Tout d’abord par le fait qu’elle est proche, par la culture, la langue, les religions et par l’histoire de son voisin de l’Ouest, la République fédérale. Car l’histoire de l’Allemagne est particulière en Europe : dans les milieux universitaires, la notion de Sonderweg connut, en tant qu’explication historique, un engouement certain, puis une spectaculaire désaffection. Certains historiens allemands glorifièrent ce chemin spécifique qui débouche sur une volonté de revanche, de domination et de destruction des autres cultures et civilisations, dans le rêve de réaliser l’Europe allemande. La division du territoire en multiples principautés, Länder ou Etats aux régimes politiques divers, leur refus de la révolution française de 1789 (qui énonce les principes démocratiques et amorce leur mise en place par une démocratisation possible de la société), l’opposition à Napoléon (symbolisée par le célèbre monument à Leipzig, le Volksschlachtdenkmal), l’échec de la révolution de 1848, le retard pris par l’industrialisation, la difficile unité tentée par le Kaiserreich (l’Empire allemand proclamé en 1871 comme État fédéral comprenant vingt-cinq États), autant d’éléments pour expliquer la spécificité du peuple allemand, sa conscience nationale, sa culture patriotique et sa citoyenneté (transmise par le sang), depuis la Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord et la fragilité de la République de Weimar. Le rappel du passé que reconstituent les historiens de la RDA insiste sur la mauvaise conscience et l’échec de l’histoire allemande: après la défaite de la première guerre mondiale et la crise de 1929, la propagande communiste montre la supériorité du régime des soviets; grâce au plan, la Russie peut rattraper son retard économique et social, dépasser les luttes fratricides qui avaient, en Allemagne, déchiré les communistes, trotskystes, spartakistes et les sociaux démocrates. Après le choc de la défaite militaire du nazisme, la population traumatisée est dans l’attente d’une alternative crédible. L’idée simple s’impose en slogan: « la théorie de Lénine est toute puissante parce qu’elle est vraie ».
L’optimisme dans le progrès social prolonge l’idéal d’un monde rationnel apporté par les Lumières. Désormais, grâce à la science et au marxisme, il est possible de changer les rapports sociaux et d’apporter davantage d’égalité entre les hommes ; il y a un sens à l’histoire dans l’industrie avec les soviets et l’électricité ; dans l’agriculture,avec les coopératives, le tracteur et les engrais. Une troisième voie utopiste entre l’Est et l’Ouest n’est pas envisageable. La partition en deux États opposés symbolise les (deux seules) voies du développement ; elle postule deux modèles normatifs de croissance économique, c’est-à-dire l’existence d’une alternative communiste à la « voie normale », occidentale, américaine, française ou britannique, par opposition à la déviance allemande du troisième Reich. La philosophie de l’histoire actualise la révolution des rapports sociaux, l’enfantement d’un nouveau mode de production. L’essentiel pour définir désormais, en 1950, cette « nation orpheline » dont parle A. M. LE GLOANECK n’était plus les communautés de langue, de culture et de territoire, mais bien une caractéristique jusque là mise entre parenthèse: la structure de classe. La division de l’Allemagne est
alors un nouveau visage du Sonderweg allemand qui n’est plus seulement l’Europe allemande nazie; son originalité tient à la partition en deux Etats antagonistes que de multiples contacts (même s’ils étaient interdits) reliaient. Ces deux anthropologies, adverses et complémentaires, dans leur interaction se sont nourries l’une l’autre, tant les notions ont pris place dans deux systèmes linguistiques opposés, structurant des valeurs et des priorités spécifiques. Tout se passait aussi, sans doute, comme si la mémoire collective ne pouvait sinon de manière dramatique rappeler le père absent ou maudit (l’Empereur du second Reich ou le Führer,) et restait reliée de manière confuse à la grande patrie (Vaterland) ou à la petit patrie (Heimat), éloignées de la mère déshonorée et blessée.
La société se veut à la fois à la pointe du socialisme et acteur d’un régime original, épiant les secrets de son voisin capitaliste; une partie des habitants a partagé cette espérance, pas seulement à cause des chars soviétiques. Le discours officiel en RDA, paradoxal, affirmait avoir dépassé les antagonismes de classes, il rejetait à l’extérieur la contradiction, construisant une rupture avec le national-socialisme du régime nazi et avec le capitalisme de la RFA. Son modèle est le socialisme utopiste du siècle précédent, scientifique de Marx ou réel de la Révolution d’octobre, à l’héritage tout récent, puisque le passé millénaire d’une civilisation chrétienne est en partie déconsidéré. Il se donne comme objectif de dépasser le régime capitaliste par plus de justice et d’efficacité, fiert d’avoir réussi la greffe du matérialisme historique, d’avoir apporté un certain niveau de développement économique et un niveau de vie plus satisfaisant à la population. Les dirigeants de l’Etat et les intellectuels de la RDA pensent alors le régime comme alternative à la mondialisation capitaliste et au marché libéral, comme un exemple original, précurseur de l’avenir de l’humanité tout entière. Mais ce régime n’a pu s’imposer comme une nation, sans doute parce que l’expérience n’a pas duré assez longtemps, parce qu’elle s’est affrontée à l’existence de l’autre Allemagne et à l’opposition d’une partie de la population. De fait, si la RDA fut vite reconnue comme le meilleur élève des pays du bloc soviétique, cela s’avéra vite illusoire, malgré les progrès soviétiques dans la course aux étoiles et l’influence croissante du communisme dans le Tiers Monde.
La quête d’identité des citoyens évoque souvent celle de la souveraineté de l’Etat : celui-ci définit, trace et défend les frontières ; elles ne sont pas que territoriales, elles sont politiques, symboliques et bientôt linguistiques. Or, les habitants plus âgés de la RDA, dans une expérience unique, ont vécu à la fois le régime du nazisme et celui du communisme; les régions de l’est, comme tous les pays de l’Europe centrale et orientale, ont vu plusieurs fois la citoyenneté et le statut social de leurs habitants modifiés au cours du siècle. L’identité nationale allemande éclate après la guerre ; elle se fissure de manière rigide avec la partition en deux États opposés, symbolisant les (seules) voies possibles du développement ; dans le clivage de deux modèles normatifs de croissance économique et d’organisation sociale. Mais la dictature du prolétariat devient en fait dictature sur le prolétariat. En voulant abolir la lutte des classes, paradoxalement elle l’exacerbe. La notion de totalitarisme a souvent servi à définir les sociétés communistes, en particulier en France, surtout par ceux qui avaient rejeté l’idée, défendue par Hannah Arendt, qui risquait de placer l’Allemagne hitlérienne et l’Union Soviétique de Staline dans la même catégorie. Nous avons repris d’Alain Touraine l’acception du terme de totalitarisme qui reconnaît l’existence durable d’un type de régime ; elle suppose que sa nature générale n’est pas le despotisme mais l’hégémonie d’un pouvoir despotique sur l’ensemble de la vie sociale, l’incarnation de l’arbitraire dans la bureaucratie, la subordination de tous les rapports sociaux au premier secrétaire. La construction du mur prend place dans l’édification d’une nouvelle souveraineté de la nation Est-allemande.
Utopie rationaliste et matérialisme athée
Que l’on perçoive le marxisme comme une idéologie, comme une analyse scientifique des rapports sociaux, comme une théorie économique, sociale et politique de la société, ce système de pensée se veut cohérent, évolutif et dialectique. Il se présente comme une explication globale du monde, dans la suite de la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle ; il prône l’émancipation de l’individu, plus que son autonomie. Par leurs engagements contre les oppressions religieuses, morales et politiques, les révolutionnaires se voient comme une élite avancée œuvrant pour le progrès et l’avenir d’un monde rationnel, ordonné et plus juste, pour une forme séculière de salut. Ils insistent sur l’égalité apportée par la libération de l’individu, même si parfois c’est contre son gré, puisqu’il est aliéné par une
idéologie mensongère, une délivrance par rapport au pouvoir de l’argent, des pouvoirs politiques et religieux et de l’enfermement dans un statut social. Les acteurs considèrent que l’histoire du mouvement ouvrier commence désormais avec eux : « du passé, faisons table rase ! »
Le mouvement de contestation de la religion commencé par la Réforme protestante, poursuivi avec la philosophie des Lumières, se prolonge donc avec divers courants libre penseurs et athées. Sans doute voit-on une différence, selon que la sécularisation est produite par la modernité ou le totalitarisme, dans la place laissée à l’initiative de l’individu dans la société : ceux qui refusent la place jugée excessive à l’individualisme privilégient la classe ou la raison d’État. La modernité libérale, à l’inverse, accorde une place plus grande à la liberté qu’à l’égalité. Ainsi le mouvement de la sécularisation signifie, à la fois la déchristianisation des consciences et des mentalités, et le processus selon lequel les institutions cessent de tirer de la religion leurs normes et leurs règles. Le régime de RDA s’appuie sur une doctrine matérialiste. En voulant dépasser les « superstitions religieuses » et les visions traditionnelles du monde, ce matérialisme optimiste pêche, sans doute, par trop de rationalisme et de volontarisme. Cela permet de s’interroger sur ce qui fonde l’adhésion à une croyance. L’approche du marxisme qui est faite au cours de ces pages refuse de qualifier d’absurde ce système idéologique, ou d’en faire une lecture mystifiante et mystique, mais elle qualifie son application en RDA de religion séculière, ce qui n’est pas la religion civile des Etats modernes et en particulier celle de l’actuelle Allemagne unifiée abordée au chapitre IV. Au lieu de Dieu, cette religion scientiste prend alors pour repères des faits n’exigeant pas la tradition des Églises, mais une justification rationnelle. Le régime veut monopoliser l’inculcation des valeurs, imposer les représentations et les symboles de la société. Pendant quarante années, il diffuse sa doctrine à travers les appareils d’État, la censure, les institutions, des fêtes et des rites. Les nouveaux agents de développement sont entrés en concurrence avec les personnalités religieuses pour dominer l’opinion publique, pour former « un homme nouveau » et spécialement la conscience des jeunes.Sa bureaucratie s’opposa alors aux traditions et spécialement aux Églises (catholique romaine, évangéliques et luthériennes).
Toute religion peut se définir à la fois comme une (re)lecture collective, par la communauté des croyants, de textes sacrés, et comme l’instance qui crée et entretient les liens symboliques et concrets, affirmant l’autorité des agents et contrôlant l’interprétation de ces lectures. Dans le cas du marxisme – léninisme le contrôle du corpus limité des ouvrages fondateurs, la définition et l’interprétation des œuvres considérées dans leur revendication scientifique supposent une initiation, un endoctrinement. L’importance donnée aux écrits de Marx, de Lénine et de Staline permet de considérer les postulats et arguments sélectionnés dans ces textes, avec leur interprétation légitime, comme un ensemble de croyances et de vérités affirmées par les responsables de la RDA. Les commentaires reposent sur des spécialistes reconnus qui expliquent et actualisent la doctrine: il ne s’agit pas seulement de comprendre les rouages de la société et son fonctionnement, de rappeler certains faits passés, évoqués « pour faire mémoire » des héros et martyrs, mais aussi d’orienter l’action présente et de la situer dans un projet de transformation de la société. Le Parti, par toutes sortes de contraintes politiques, juridiques ou policières, instrumentalise ces textes légitimes pour asseoir dogmatiquement son autorité, au nom de la science qui doit remplacer la tradition et la religion. Ainsi le marxisme-léninisme a, dans les faits, pris en compte une capacité religieuse de l’homme, mais pour la limiter, l’enrégimenter dans la conception matérialiste d’un Parti unique qui voulait répondre à tout et tout contrôler de manière hégémonique. Il a ainsi illustré qu’être « religieux » est loin d’être la même chose que croire en Dieu, et en même temps, il a montré à quel point le communiste, comme le chrétien, peut pratiquer sans avoir la foi.
Le corpus sélectionné dans les chapitres II et III énonce les « lois de l’évolution sociale », décrit le paysage symbolique qui constitue l’univers de croyances de la société est-allemande (proches de celles des pays sous l’influence du marxisme soviétique) : ce dernier, on le sait, affirme que l’histoire a un sens, présente la succession téléologique des modes de production orientée vers le socialisme ; la croyance dans une plus grande égalité possible entre les hommes est liée à l’assurance que les classes sociales ne sont plus antagoniques dans le socialisme, si l’on met fin à la propriété privée. L’approche des rapports de domination se base sur l’hypothèse que la propriété privée des moyens de production est la cause des dysfonctionnements sociaux, de l’exploitation et de la domination d’une partie de la population ; le rêve de plus de justice a pour prix une limitation des libertés de chacun; les nouveaux postulats enseignés affirment l’optimisme dans le progrès technique, la croyance dans une plus grande
efficacité économique avec la loi des rendements croissants et la possibilité, par la planification, de mettre fin aux crises de surproduction qu’engendre l’accumulation privée du capital dans les sociétés « bourgeoises ». La philosophie du matérialisme scientifique condamne les traditions religieuses et s’oppose au clergé, surtout à sa hiérarchie, accusée d’avoir été alliés (en Europe) aux forces de l’ancien régime ou (en Allemagne) au troisième Reich. Mais les autorités politiques seront cependant contraintes de négocier avec les autorités religieuses. Le système qui se veut englobant, totalisant, est de fait totalitaire parce que sa méthode infaillible a réponse à tout et lorsqu’un problème surgit, il sort la contradiction dialectique. Celle-ci a remplacé ce qu’était le prodige ou le miracle : Dieu est plus fort que la raison. L’idéologie scientiste était le socle sur lequel on a pu édifier une pensée politique capable de convaincre les citoyens : ce « discours sur les idées », est aussi un système de pensée construit, logique, un modèle théorique socialiste qui s’oppose au paradigme capitaliste.
L’interrelation complexe entre culture, représentation des pratiques politiques et religieuses qui compose toute société forme une « superstructure » ; or ma recherche montre que celle-ci a autant d’importance que l’infrastructure économique que les autorités socialistes pensaient pouvoir facilement transformer pour ainsi accélérer la révolution. L’idéologie est en effet à la fois un discours rationnel sur les idées, un dogme, ou parfois un paquet d’illusions sans cohérence. Elle vise à décrire, codifier, expliquer le monde qui lui résiste. L’adhésion des individus aux principes, croyances et convenances imposées, diffusées par le régime, pose question. La politique du gouvernement ou des autorités locales pouvait, en fonction des circonstances, amener les uns ou les autres, à tenir un double discours. Le jeu de la liberté fait que chacun peut moduler différents registres de comportement ; l’ambivalence des particularismes de chaque personne permet de cacher ses intérêts pour pouvoir tenir divers rôles sociaux. Cette attitude des citoyens n’est pas du même ordre que l’engagement du militant qui s’appuie davantage sur la croyance dans un avenir radieux, plus juste. Ce messianisme implicite a opéré (un temps) « avec succès », dans les pays communistes comme autrefois dans la civilisation chrétienne. L’acceptation, l’adhésion des habitants vis-à-vis de l’autorité (qu’elle soit professionnelle, politique, économique mais aussi religieuse) supposent une foi, une croyance dans l’énonciation des règles, dans l’acceptation de l’autorité reconnue comme légitime ou l’obéissance à la force ; la résistance est plus complexe à analyser, venant de multiples raisons. L’obéissance à la loi n’est pas sans mobiliser des connaissances multiples. La définition de la citoyenneté de la RDA a construit la cohésion de la nation sur un projet de société utopique ; mais ce projet fut imposé aussi à ceux qui n’y croyaient pas ; il fut ensuite établi avec la construction du mur de Berlin, puis enfin organisé au prix de la censure, de la limitation de la liberté de la presse et des surveillances de la Stasi. En fait ce système a retardé la modernisation de la RDA : la volonté de se couper des influences néfastes du capitalisme (l’informatique et la liberté de la presse), l’a isolé des nouvelles techniques de communication et d’information, lui a peu à peu fait perdre son pari d’apporter un meilleur niveau de vie à la population.
Causes de la fin du communisme ?
Des causes externes, venant de l’évolution de la géopolitique internationale, et des causes internes, tenant aux contradictions du système politique, se sont coalisées pour mettre à bas la cohésion sociale, pour aboutir à la fin de l’Etat-parti, de l’hégémonie du SED et du collectivisme imposé. La réunification illustre, de manière emblématique, la fin « d’une illusion », mais avec (ou malgré) « ce passé qui ne passe pas » pour reprendre l’expression d’Henry Rousso. Elle incite à s’interroger sur le fonctionnement des sociétés et tout spécialement à construire la question de l’identité nationale: celle-ci est constituée de croyances, de sentiments d’appartenance, de souvenirs communs, de réflexes patriotiques, appuyés sur des mythes anciens (quant à l’origine de la nation) et futurs (qu’il faut entretenir par un projet de société). Patriotisme, appartenance et conscience de classe, convictions religieuses et caractères psycho-sociaux forment un mélange complexe et évolutif dans chaque société. De même, pour les identités sociales et professionnelles chaque individu construit sa personnalité qui ne peut jamais être réduite à son origine sociale ou à son appartenance confessionnelle.
L’état d’esprit des forces politiques et sociales en présence montre qu’en RDA une des causes de l’effondrement est le décalage grandissant entre les principes (enseignés dans l’école, affirmés par les congrès du parti et affichés dans la presse) et les réalisations ; l’écart entre les espérances et les faits. Le chapitre trois permet de comprendre les raisons objectives et subjectives qui ont amené les habitants à douter, les fugitifs à quitter leur patrie, les dissidents à critiquer les failles du régime et l’on
voit se renforcer les contradictions qui feront tomber le système. Les contestataires, tout comme les responsables communistes (de Hongrie ou de l’URSS), ne pensaient pas que la RDA allait s’effondrer si l’on accordait (seulement un peu) la possibilité de voyager ou de contester le régime. La confiance en la raison et dans la science avait entraîné une croyance illimitée dans le progrès technique. Tchernobyl symbolise l’incapacité de prendre en compte les nuisances et les négligences qui ont détruit cet optimisme. Ceux qui étaient persuadés d’agir « pour le bien du peuple » construisaient une bureaucratie étouffante et s’avéraient incapables d’apporter des solutions liant liberté et efficacité. La prétention prométhéenne et les prodiges de la technologie ont alors montré leurs limites. La philosophie du matérialisme scientifique s’est aussi effritée face à certaines traditions et valeurs religieuses encore sous-jacentes dans une partie de la population. La pression de la police secrète, l’endoctrinement de la presse et de l’école, la répétition que le système était le meilleur et allait dépasser le capitalisme, ou simplement le souci de ne pas porter tort à sa famille, formaient un système de contraintes structuré, qui n’empêchait pas certains aménagements ou actes de résistance.
La « réussite » temporaire (pendant quarante ans) et en même temps l’échec du marxisme en Allemagne de l’Est ne résultent pas seulement de l’imposition du matérialisme mais de l’impossibilité de laisser assez de place à l’individu, à sa responsabilité et à sa liberté; les habitants citoyens, toujours surveillés et trop souvent enfermés dans des rôles déterminés, n’ont pu développer leur responsabilité comme agents impliqués personnellement. Ils ont aussi perdu confiance dans les promesses du marxisme. Les écarts entre les objectifs affirmés et les résultats réels de l’économie, comme la non application, dans les faits, de l’intérêt collectif de classe (contradiction dans les termes que défend en théorie le parti – État), ont renforcé l’action de la propagande faite par l’occident capitaliste et ont fragilisé l’édifice idéologique. Le chapitre 3 a montré les silences du régime et la censure qui tentaient de cacher ses faiblesses : les faits ont été plus forts que la matrice symbolique.
L’idéologie fait système en ce qu’elle organise les représentations et les pratiques de tous les jours et qu’elle légitime les orientations globales de l’économie ; mais elle ne peut longtemps défigurer la réalité. Or, les promesses dans un avenir radieux et meilleur que chez les voisins étaient sans cesse repoussées. Le marxisme en RDA semble avoir fait l’impasse sur des questions implicites concernant l’irrationnel. Répondre par la place du sujet dans l’histoire est insuffisant face à la folie, la maladie, où les interrogations touchant à l’individu. Si tous les faits peuvent s’expliquer, comme Émile Durkheim l’avait fait pour le suicide, bien des actes uniques restent toujours difficile à comprendre, situés au-delà de l’économique et du politique. La psychanalyse, interdite d’enseignement en RDA, a pu distiller sous le manteau des interrogations touchant à l’affirmation identitaire socialiste et portant atteinte au civisme patriotique. La « dictature participante » s’est vue confrontée à une autre conception de la citoyenneté : celle que proposait l’État réduisait trop à sa seule dimension politique les multiples facettes de l’identité des individus. La pression, (souvent la caricature) pour dramatiser et exagérer les positions et actions des concurrents (ennemis de l’extérieur ou adversaires de classe) n’a pas tenu longtemps, surtout auprès des jeunes générations qui n’avaient pas connu la guerre et ceux-ci n’ont plus joué le rôle du spectre diabolique nécessaire à la cohésion nationale.
L’idéologie dominante supportait, sans doute, quelques interprétations sur des points mineurs précis, mais ne tolérait pas de critique quant à ses postulats de base; elle n’a pu remplacer entièrement les habitudes culturelles et religieuses majoritaires qui avaient imprégné les comportements encore proches du luthérianisme. L’aptitude à s’approprier et interpréter les textes religieux s’est transposée aux textes politiques du marxisme ; le libre examen a aussi favorisé l’esprit critique par rapport aux exigences de la démocratie formelle, au nom même des principes du socialisme. Le cas de Rudolph Bahro, analysé au chapitre III est emblématique. Il a succédé à d’autres mouvements de protestation (comme ceux du camarade Wolfgang Harich ou du chanteur Wolf Biermann. Ensuite les thèmes de la paix et de l’écologie ont pris le relais, alors que l’exode illégal restait un phénomène occulté. Les citoyens demandent davantage de vérité pour les résultats électoraux tronqués de 1989, puis, voulant voyager, cherchent refuge dans les ambassades de RDA de Hongrie et d’Autriche. Les manifestants scandent « Nous sommes le peuple », lors des lundis à Leipzig, et la conception de la citoyenneté peut plus alors faire référence à un prolétariat imaginaire, ni à celui, incarné par les ouvriers, les paysans coopérateurs, les employés ou agents de bureaux dont les fresques colorées et réalistes ornaient les restaurants d’entreprise ou les cantines des coopératives. Les caractéristiques sociologiques de la population est-allemande ont en effet fortement évolué sur les quarante années qu’a duré le régime: la mécanisation et le progrès technique ont demandé des travailleurs plus qualifiés et le niveau des
diplômes s’est fortement élevé, au cours de la période, par un effort considérable de l’éducation (qui est aussi un moyen de propagande), la scolarisation des filles a été valorisée. Une population suffisamment nourrie et vivant dans une société en paix, est désormais davantage sensible aux sirènes de la consommation.
Laïcité, faits religieux et société
Les institutions de l’État socialiste ont voulu prendre en charge les fonctions symboliques qu’exerçaient auparavant les Églises, afin de définir ce qui devait faire sens dans la société. Les autorités politiques ont alors énoncé les priorités, les valeurs (donc les interdits) de la société. Elles prolongeaient le processus qui a permis aux laïcs d’exercer certaines fonctions, auparavant détenues par les clercs dans les Églises ; les croyances et pratiques religieuses qui influençaient l’ensemble de la société ont été un moment dépassées et vaincues dans la confrontation entre la religion séculière qui voulait s’imposer et les religions instituées. La séparation des sphères politique et religieuse s’est trouvée contestée, dans une volonté de changer radicalement les conditions matérielles d’existence et les modes de penser. La montée de l’incroyance en Allemagne de l’Est, résultat d’une politique délibérée du régime athée, a déconsidéré le discours des Églises, mais bientôt aussi celui de l’État. Cette expérience montre qu’aucun État ne peut seul longtemps maîtriser le gouvernement des esprits ; elle rend nécessaire une réflexion sur la responsabilité et les limites des pouvoirs, (ceux de la bureaucratie, du charisme et de la tradition, tels que Weber les distinguait) et sur le processus de sécularisation. En fait, la fin du régime athée de la RDA n’est qu’un cas particulier d’un processus (décalé, retardé, du fait du marxisme) de la sécularisation qui s’est manifestée dans nombre de pays européens. Paul Veyne pour la période qui voit s’instaurer le christianisme dans l’empire romain parle de la religion comme de la partie qui semble émerger dans l’entrecroisement confus de facteurs de toutes espèces qui composent une civilisation. Mais, pas plus que l’infrastructure seule, qui pour les marxistes était la cause, en dernière instance, de la détermination du changement, la culture ne peut être la seule explication de ce qui conditionne les rapports sociaux : la religion n’est qu’un facteur parmi d’autres, qui n’a d’efficacité que lorsque son langage s’incarne dans des institutions, dans l’enseignement, parfois dans l’endoctrinement d’une population dont l’espérance et les certitudes deviennent l’idéal.
La diversité des situations qui ont marqué les relations entre les Églises et l’État de la RDA montre le choc entre la religion séculière de l’État et les deux confessions traditionnelles qui ont évolué en retour. Le contexte d’athéisme n’est plus le concordat du Reich, il était moins cruel ou antireligieux que celui d’autres pays communistes européens, mais ce n’était encore ni la laïcité, ni la religion civile que la réunification mettra en place. La période voit également un éclatement des postures des croyants vis-à-vis des autorités.Les hommes d’Église ont pu, tour à tour, être considérés comme collaborateurs des autorités politiques ou comme otages, intermédiaires plutôt que porte paroles ou courroies de transmission, puis bientôt soutiens des manifestants, critiques et même fossoyeurs du régime. Ainsi les pratiques religieuses ont pu faire accepter les difficultés du régime, parfois (le chapitre III l’a montré) ralentir la contestation ou les migrations clandestines. Puisant dans le répertoire des textes de la liturgie, les discours religieux ont pu avoir un effet parfois anesthésiant, au sens que Marx donne à l’opium du peuple. Cet imaginaire de symboles a contribué à compenser la finitude, le tragique et la banalité du quotidien, jusqu’au jour où de nouveaux prophètes proposent une autre vision du monde, séduisent par des propositions et projets moins ou plus réalistes. Ainsi le facteur religieux rencontre les autres réalités, les institutions, les pouvoirs, les traditions les mœurs, la culture. Il peut être utilisé, instrumentalisé par le politique, mais peut aussi s’en affranchir, il peut contester les pouvoirs publics et rester autonome. Mon interrogation porte sur le rôle du protestantisme et du catholicisme comme traditions culturelles et religieuses et comme institutions s’étant adapté de mauvaise grâce à l’imposition et à l’organisation de la RDA, puis ayant participé à l’effondrement de la RDA. Dans les années quatre-vingt, les institutions ecclésiales ont aidé les mouvements de contestation, elles ont offert les locaux et bientôt les cadres de la protestation, accélérant la transition démocratique. Les événements qui précédèrent l’unification des deux Allemagnes contredisent l’opinion selon laquelle aucune révolution n’avait jusqu’alors abouti en Allemagne; ils obligent à s’interroger sur l’intervention des Églises dans le combat politique et à dépasser le débat sur leur place
du côté des révolutionnaires ou des contre-révolutionnaires. L’expérience nouvelle de la seconde moitié du siècle dernier montre ainsi qu’il existe divers modèles d’interrelations dans la confrontation entre les institutions religieuses et politiques et dans les relations entre l’État et les Églises. Ainsi au terme de ces pages apparaît l’impossibilité d’essentialisme qui supposerait que les institutions sont condamnées à un comportement intangible, a-historique. Un nominalisme n’est pas davantage envisageable qui assignerait aux individus une identité liée à leur origine : la typologie de trajectoires spécifiques montre que les personnes sont responsables de la constitution de leur identité, sont des acteurs de leur trajectoire d’émancipation dans un contexte de mobilité sociale. Pendant une grande partie du XXème siècle, la réapparition des phénomènes de croyances ont échappé à nombre d’observateurs qui n’ont pas su voir les déplacements qui masquent l’apparition de nouvelles croyances. Surtout les idéologies athées n’ont pas forcément été comprises dans toutes leurs conséquences. Le fil conducteur pour analyser l’échec du système symbolique mis en place par ses autorités politiques interroge la démocratie, les notions de peuple, de prolétariat et de classe ouvrière ; sous-jacente est la question de l’influence de l’appartenance religieuse et politique dans l’orientation des comportements. L’exemple de la RDA montre bien comment les conditions sociales et politiques sont relatives et comment les principes les plus forts peuvent aussi, réduits à une simple idéologie et entraîner des applications ambigües.
La présence protestante massive pendant les manifestations pacifiques de l’automne 1989 et le nombre de clercs qui ont accompagné, parfois encadré le mouvement social, ont pu justifier le qualificatif de « révolution des pasteurs». Le chapitre IV montre comment la réunification voit une période d’effervescence sociale, politique et religieuse ; j’y analyse comment les autorités débattent et dialoguent avec les différentes associations, représentations culturelles et sociales, prennent en compte les communautés ou religions minoritaires, israélites et musulmanes, les réseaux de libre penseurs ou les groupes de pression économiques ou culturels. Le nouveau régime apporte un changement de principes et de priorités, une réorganisation administrative et sociale des nouveaux Länder, la privatisation des entreprises, avec le démantèlement des combinats et des coopératives, une modification profonde du tissu industriel et de tous les secteurs; le changement du système éducatif s’accompagne d’une réorganisation des paroisses, comme de toutes les institutions qui diffusent les valeurs de la société désormais multiculturelle.
L’État allemand se garde désormais d’imposer une religion d’État dans un paysage culturel pluraliste. Il se définit en effet comme « incompétent en matière de dogme », incapable de préciser ce qui est théologiquement « normal, acceptable ou déviant » ; de même les responsables des Églises n’ont pas à intervenir pour faire les lois au niveau des Länder ou au niveau fédéral ; ce qui ne veut pas dire que celles-ci ne puissent s’exprimer dans l’espace public. Plus proche d’une certaine conception de la laïcité canadienne ou française, le modèle fédéral allemand se définit surtout par son principe directeur qui est de construire une séparation entre la sphère publique, dépositaire de l’intérêt général, et le domaine privé. L’État fédéral allemand, récuse le marxiste mais ne veut imposer aucune idéologie, même si les adversaires de l’économie de marché s’insurgent contre ce qu’ils considèrent comme la domination de la pensée libéral ; il refuse les utopies séculières (nazie, nationalisme ou communisme) et les enchantements millénaristes que celles-ci proposaient ; il donne cependant des valeurs indispensables au vivre ensemble, pour les citoyens et les résidents étrangers aux multiples croyances et pratiques, il interdit par exemple le racisme, la xénophobie et le négationnisme. Il instaure donc une religion civile.
Vouloir réduire ou diminuer les discriminations ou les inégalités est devenu en Allemagne comme dans beaucoup d’États modernes un des principes qui équivaut à un ordre moral propre aux religions civiles pour qui le bien commun doit primer sur les intérêts particuliers. Cela suscite bien des débats avec les conceptions des Eglises. Les Eglises ont leurs représentants dans les entourages du pouvoir et dans les conseils d’administration des grands médias publics. Mais elles n’ont pas un discours unitaire : certains évêques ont des voix qui portent plus loin que celles des autres. Par ailleurs, les Églises savent se mobiliser ensemble lorsqu’il s’agit de défendre certaines valeurs et des principes. Cela a été le cas, sans succès, dans l’enseignement religieux à Berlin et dans le Brandebourg et les convictions religieuses ou la parole des Églises ne comptent pas toujours au moment de voter. Les Églises n’ont pas de solution technique à offrir à la démocratie et ne peuvent plus prétendent s’immiscer dans la politique des États, mais elles restent encore attachées à diverses définitions
traditionnelles de l’homme, de son corps, pour tout ce qui touche à la vie ou à la mort, même si la médecine tend à supplanter leurs discours ; elles se réfèrent à plusieurs projets de sociétés idéales, aux représentations de ce qu’elles considèrent comme normal, pour la pureté ou la gestion de la culpabilité, même si les sciences sociales leur font concurrence. Les pressions des institutions et des traditions religieuses sont encore bien réelles, mais souvent décalées par rapport au discours séculier. Si elles demandent d’inventer de nouveaux modes et styles de vie, si elles défendent le principe de gratuité et la logique du don comme expression de la fraternité, cela suppose que la société redéfinisse des notions de l’économie, fondée non seulement sur le contrat, mais d’abord sur la justice et éclaircisse également entre le principe d’équité et d’égalité.
Le refus de tout « dogmatisme », correspond à la fin des grandes idéologies et à l’effondrement des certitudes; il engendre souvent un certain relativisme. Il n’est pas sûr que l’Union Européenne propose un projet de société suffisant pour susciter l’espoir d’un monde meilleur et pour mobiliser les énergies. La culture est plutôt dominée par un éclectisme où tout se vaut, sans repères ni hiérarchies et une uniformisation des styles de vie engendre par contrecoup des tendances à la différenciation. L’éducation pousse au relativisme, socialement et politiquement utile pour tous les acteurs sociaux ; cette tolérance signifie que l’on est tenu, dans les sociétés modernes, de considérer comme également respectables des opinions incompatibles. Mais la variabilité des valeurs peut engendrer un pessimisme et un désengagement de la politique. C’est une des conséquences de la sécularisation dans les sociétés post-industrielles, post-modernes, qui se pensent capables de maîtriser le processus de « rationalité instrumentale » mais qui se retrouvent parfois vides d’horizon, vides de sens. Cela peut favoriser une vision cynique de la vie politique et la dévalorisation de la connaissance raisonnée ; le sentiment de perte de repères peut entraîner un pessimisme diffus et parfois le retour de l’irrationnel. Les interdictions professionnelles envers les communistes ont existé en RFA et les partis communistes sont devenus moins nombreux en Europe que les partis Chrétiens démocrates, ce qui ne veut pas dire que l’influence de la pensée de Marx ou l’expérience des communistes du siècle dernier est à jamais tombée dans l’oubli, mais met à mal l’idée d’un internationalisme prolétarien.
Les pages qui ont analysé la fin de l’influence de l’empire soviétique en Allemagne de l’Est que la pensée marxiste pensait légitimer, valent aussi pour l’Europe centrale et au delà de la monographie, elles peuvent éclairer le fonctionnement des sociétés modernes. Au-delà des différences qui tiennent aux régimes politiques une même tendance de fond semble se dessiner qui caractérise les sociétés modernes. Quelles que soient les divergences dans la manière d’envisager en Occident les relations entre les pouvoirs publics et religieux, entre les Églises et l’État et entre les institutions religieuses, les sociétés construisent une sécularisation qui se définit par l’éviction de la religion, qui affirment la place de l’individu, sujet de son histoire, et instaurent la différenciation des institutions, c’est à dire la disjonction des différentes sphères de l’activité sociale. La disparition de l’État-Nation que voulait être l’Allemagne de l’Est s’inscrit dans l’évolution d’une modernité désormais planétaire, d’une complexité croissante, élargissant l’individualisme démocratique.
J’ai insisté sur le processus de désenchantement du monde et sur la sécularisation en Allemagne qui après avoir touché les représentations religieuses s’est attaqué bientôt au discours politique. Les arguments utilisés dans les diverses lectures (idéalistes, rationalistes ou matérialistes) utilisent, dans une grammaire qui fait sens, les notions de liberté (ou des libertés, celle de la presse et de l’opinion, celle d’entreprendre, de croire ou de ne pas croire), de l’égalité, de la solidarité – ou de la fraternité, autre nom pour la charité, la Zakat ou la Tsedeka. Leur place dans diverses hiérarchies de valeurs justifie ou conteste les priorités et le soutien apporté par l’Etat à des comportements jugés modernes ou rationnels. Si l’intolérance guette toute religion dès qu’elle se prétend voie exclusive d’accès à la vérité, il peut être du rôle des États de contrôler les impératifs de la transmission face aux urgences de la communication… et de dissiper les faux espoirs (la solution par les nouvelles techniques) comme les vaines craintes (la société déshumanisée par la technique). Mais l’Etat peut aussi dévier de sa prétention à arbitrer les conflits et à organiser la cohésion sociale. Les Eglises peuvent alors rappeler un certain nombre de règles du vivre ensemble. Les relations entre les États et les Églises se comprennent dans les débats politiques et culturels qui constituent la démocratie. Celle-ci interroge autant la droite que de gauche, autant les Églises que les États car son sens leur échappe : elle peut se définir par la recherche de l’égalité, mais cette priorité doit tenir compte de la liberté et doit se
combiner avec une nouvelle fraternité (ou solidarité à inventer). Les termes de peuple, masse populaire, parti ont montré leur limite, quand ils sont instrumentalisés et monopolisés par une minorité ou par une élite dirigeante alliées à une presse influente ; leur utilisation abusive a montré les penchants criminels de l’Europe non démocratique ; mais, quand s’estompe la croyance qu’un État dictatorial peut changer le cours de l’histoire, il se peut qu’apparaissent les risques et les limites de la dictature potentielle d’une majorité qui méprise les minorités. L’État est nécessaire qui suppose une politique volontariste éloignée du laisser faire, laisser passer. Ainsi la mise à distance du processus de transmission et d’appréciation des valeurs, la fragmentation et la diversité des représentations, entre les groupes ou en chaque individu, et aussi dans le temps, ne mettent pas à l’abri des tensions et conflits qui menacent la cohésion sociale ; elle n’écartent pas l’obsession de l’homme moderne, qui est souvent de savoir comment accéder à un « mieux être par une promotion », par le changement de son statut ou de son style de vie, avant de s’interroger sur le sens de la vie. Les représentations de l’inacceptable font, à un moment, évoluer le droit et les règles générales de la société. Mais si l’opinion publique s’affranchit des règles édictées que devient le consensus, la cohésion sociale ? La loi qui devient l’instrument d’une réaction émotionnelle ou compassionnelle fragilise la séparation entre l’exécutif et le législatif, critère de la démocratie.
La mondialisation entraîne une internationalisation du religieux, dans les composantes attestataires ou contestataires de la modernité, dans un processus qui échappe aux États, comme aux grandes Églises instituées. Le nouveau millénaire est marqué par l’émergence du débat lié à une « réouverture conditionnée » des frontières à une « immigration choisie ». Les Etats européens souhaitent adopter une politique stricte de contrôle des frontières et établir une politique commune d’immigration pudiquement dénommée « maitrise des flux migratoires » quand d’autres pensent que la démographie européenne a besoin d’un brassage de populations nouvelles. Le paradigme de l’intégration est alors moins adapté pour faire face aux grands problèmes que constituent les phénomènes migratoires ou les différences culturelles au profit du modèle interprétatif qui valorise la subjectivité individuelle et collective. En effet, la nation ne plus être autant qu’avant la seule ou la principale source d’identification des individus, et ceux-ci sont de plus en plus adossés à des identités multiples. L’illusion de croire possible un monde sans frontières, ni patries, est aussi futile que de croire possible de réaliser le socialisme dans un seul pays ou de souhaiter un monde sans conflits ou que le rêve d’ériger une forteresse imperméable aux flux d’idées, de capitaux ou de migrants. Sans Etats, pas de respecter des droits de l’homme ni de ceux de la femme, pas de législation pour protéger les minorités ou les plus faibles. Avec la montée des disparités des niveaux et des modes de vie, l’apparition de nouvelles formes d’exclusion comme les menaces planétaires dans l’ordre de la sécurité ou de l’écologie, les nouveaux défis du XXème siècle imposent de nouvelles solidarités. Les acteurs qui peuvent les relever ne sont pas toujours les hommes politiques, trop occupés par le court terme, mais les mouvements sociaux et les organisations internationales, ces membres actifs qui ignorent les frontières nationales qui sont capables d’imposer à la fois une coopération intergouvernementale entre régimes politiques différents et une solidarité cosmopolite. Les sociétés modernes posent encore la question de leur capacité d’agir sur les structures sociales et d’infléchir le cours des choses. Cela signifie sans doute, à la fois croire possible de modifier les conduites des hommes, tout en résolvant la contradiction entre des positions de principes (fondamentaux ou universels) et une analyse qui reste consciente que les valeurs sont éphémères et relatives. Cela interroge la théorie de la démocratie qui pense possibles la discussion et la délibération politique pour décider des législations à l’échelle de la nation et au-delà, dans le cadre d’institutions supranationales. Démocratie qui suppose supérieure, pour intégrer des luttes sociales un peu plus apaisées, de débattre dans le cadre pluraliste et d’échanger sur les visions du monde et les conceptions de la vie bonne.
La lecture de l’histoire des cinquante dernières années peut comprendre la sagesse populaire allemande, dont un proverbe dit que « ressasser le passé est le pire de tous les maux» mais que l’oubli peut engendrer un retour, sous d’autres formes perverses du refoulé ou de la mauvaise conscience.
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