Aurélie CHEVANT-AKSOY
Docteure en littérature, Aurélie Chevant-Aksoy a soutenu sa thèse « Voices from the Third Space: Traditions, Negotiations, and Conflicts in the Franco-Vietnamese Women-Authored Novel » à l’Université de Santa Barbara, en Californie en 2013. Sa thèse est une étude littéraire et linguistique de l’identité culturelle et sociale de la diaspora vietnamienne, et des implications postcoloniales de l’appellation « francophone » pour les écrivaines vietnamiennes de langue française. Enseignante de français dans des universités américaines depuis plus de dix ans, elle s’intéresse à l’utilisation des films et des romans graphiques dans l’enseignement de la langue secondaire. Préceptrice de français dans le département de Langues et Littératures Romanes à l’Université d’Harvard de 2013 à 2016, et désormais professeur adjoint à Soka University of America, elle enseigne des cours de deuxième et troisième année de français ainsi que des cours de littérature, du français des affaires, et sur les médias en France.

Pour citer cet article : Chevant-Aksoy, Aurélie, « Aux frontières de l’histoire coloniale et de l’héritage matriarcal du Vietnam dans Rapaces d’Anna Moï », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°8 « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », automne 2017, mis en ligne le 19/10/2017, disponible sur <https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/17/aux-frontieres-de-lhistoire-coloniale-et-de-lheritage-matriarcal-du-vietnam-dans-rapaces-danna-moi/>.

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Résumé

En utilisant les définitions des territoires frontaliers, borderlands, de Gloria Anzaldúa (2007) et le concept d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez (1999), cet article établit que le deuxième roman d’Anna Moi, Rapaces (2005), participe à l’imaginaire décolonial du peuple vietnamien.

En analysant la construction d’un récit entre passé colonial et présent décolonial, et l’histoire d’un personnage principal « à la frontière », entre traditions confucéennes et héritage matriarcal vietnamien, cet article revendique qu’Anna Moi apporte un nouveau regard, partant de la « frontière », sur l’Histoire du Vietnam et sa représentation dans la littérature francophone.

Mots-clés : littérature francophone – Vietnam – Anna Moi – borderlands – imaginaire décolonial – héritage matriarcal.

Abstract

Using Gloria Anzaldua’s definition of the borderlands, and Emma Pérez’s concept of decolonial imaginary, this article establishes that Anna Moi’s second novel, Rapaces (2005), participates in the decolonial imaginary of Vietnamese people and its history. By analyzing how Anna Moi creates a narrative between colonial past and decolonial present, and the story of a main character, torn between Confucian traditions and Vietnamese matriarchal practices, this article claims that Anna Moi shines a new (decolonial) light on the History of Vietnam and its representation in francophone literature.

Keywords: francophone literature – Vietnam – Anna Moi – borderlands – decolonial imaginary – matriarchal heritage.


Sommaire

Introduction
1. Frontière, territoires frontaliers, et imaginaire décolonial
2. Remise en question de l’Histoire des « conquérants »
3. Des personnages aux confins du normal
4. Héritage matriarcal et histoires subalternes
Conclusion
Notes
Bibliographie

Introduction

Thiên Nga est née à Saigon en 1955, capitale de la République du Sud-Vietnam, frappée par la guerre d’Indochine. En 1992, elle décide de choisir comme nom de plume Anna Moï et de commencer sa carrière d’écrivaine de langue française. À la croisée des cultures, des langues, et des mouvements historiques, elle nous offre une représentation de l’identité comme entre-deux politique et socio-culturel dans son deuxième roman Rapaces (2005). En utilisant les définitions des territoires frontaliers, borderlands, de Gloria Anzaldúa1 et le concept d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez2, j’établis qu’Anna Moï remet en question ce que le lecteur croit connaître de l’histoire du Vietnam. Pour cela, j’analyse comment Anna Moï représente un mouvement entre le passé colonial et le présent décolonial en contredisant le discours colonial de l’Amiral Decoux, placé en épigraphe au début de chaque chapitre, par le biais du parcours du personnage principal, également narrateur de l’histoire. De plus, j’identifie comment ce personnage se positionne dans une identité « frontalière » : entre formations artistiques occidentales et orientales, entre devoir patriarcal et héritage matriarcal, et entre responsabilités nationales et rapprochements internationaux. Et enfin, j’examine comment Anna Moï intègre, dans son récit, des éléments de l’héritage matriarcal des minorités ethniques vietnamiennes et participe ainsi à une nouvelle forme de transcription de l’Histoire du Vietnam en partant de la « frontière ».

1. Frontière, territoires frontaliers, et imaginaire décolonial

Historiquement, les frontières étaient des espaces coloniaux où des forces puissantes ont imposé, représenté, et interprété des vérités historiques. Dans son essai littéraire et théorique intitulé Borderlands / La Frontera: The New Mestiza (1987),  Gloria Anzaldúa considérait les territoires frontaliers, et en particulier ceux de la frontière mexicaine-américaine, comme des lieux de passage entre les genres et les cultures, un espace de l’entre-deux et de l’hybridation. Elle explique :

Les frontières sont établies pour définir des endroits qui sont sûrs et dangereux, pour distinguer nous d’eux. Une frontière est une ligne séparatrice, une bande étroite le long d’un flanc raide. Un territoire frontalier est un endroit vague et indéterminé, créé par le résidu émotionnel d’une frontière contre-nature. Il est dans un état constant de transition (25)3.

Selon elle, la tâche d’une conscience métissée, de l’entre-deux, consiste à distinguer ce que l’on a hérité et acquis de la culture et de l’histoire, et ce qui nous a été dicté par ces dernières. Cela consiste à se demander : « de quoi ai-je hérité de mes ancêtres ? ». Il faut alors passer l’histoire à travers un tamis, en éliminer les mensonges, puis la réinterpréter et, en utilisant de nouveaux symboles, façonner de nouveaux mythes afin de transcender les dualités historiques et culturelles (Anzaldúa 82-83). Dans ce contexte, Anzaldúa décrit les êtres frontaliers comme « ceux qui franchissent, enjambent, et traversent les confins du ‘normal’ » (25)4. Afin de pousser cette analyse de la frontière et des territoires frontaliers plus loin, il est important de rattacher le concept de « borderlands » d’Anzaldúa à celui d’imaginaire décolonial d’Emma Pérez. Dans The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History (1999)5, Pérez étudie l’influence de la pensée coloniale sur le développement de l’histoire et de l’historiographie chicana, et établit le concept d’imaginaire décolonial comme projet politique de reconceptualisation des histoires subalternes6 (Pérez 4). Selon elle, l’Histoire représente les faits des conquérants, ceux qui ont gagné, alors que le vaincu disparaît7 (Pérez XV). Ainsi, toute Histoire subalterne s’efface derrière le discours de l’Histoire des conquérants qui tente de couvrir tous les silences ou ‘trous’ historiques. Ce qui est « décolonial » s’inscrit, par conséquent, dans l’espace entre le colonial et le postcolonial, comme une alternative à ce qui a été inscrit dans l’Histoire. L’imaginaire sert, quant à lui, à décrire les identités fragmentées du colon et du colonisé. En somme, l’imaginaire décolonial représente un espace interstitiel où des dilemmes sociaux et politiques sont négociés et où les identités de l’opprimé et de l’oppresseur sont constamment changeantes (Pérez 6-7). En utilisant ces concepts de « borderlands » et d’imaginaire décolonial, je postule que l’écriture de Moï se place à la croisée des histoires et littératures françaises et vietnamiennes et ouvre un espace pour contester les récits coloniaux et replacer les peuples minoritaires vietnamiens dans l’Histoire du Vietnam et du monde francophone.

2. Remise en question de l’Histoire des « conquérants »

Dans Rapaces, l’action se situe entre 1943 et 1950, une période clé pour la France en Europe, mais aussi pour les relations entre le Vietnam et la France. Cette période englobe la création et le développement du Viet Minh, la remise en cause du pouvoir colonial français par l’occupation japonaise, le début de la guerre d’Indochine et la bataille de la Route Coloniale 4. Mais, avant même de rentrer dans l’histoire du personnage principal, l’auteur a pris le temps de copier, en tête de chaque chapitre, des citations de l’Amiral Decoux, un représentant de Pétain et du Régime de Vichy en Indochine dans les années 40. L’Amiral Jean Decoux est une figure controversée de l’histoire coloniale française. D’un côté, il est dit que l’Amiral Decoux, nommé gouverneur général de l’Indochine française en juin 1940, a motivé, en Indochine, le développement « sans précédent de(s) infrastructures, d(u) tissu agricole et industriel, de (l’) enseignement et de (l)a culture ainsi que la participation considérable et enthousiaste d’une nouvelle élite indochinoise et vietnamienne en particulier8 » (Miné). De l’autre côté, on met en avant « la répression appliquée par le gouverneur général » ainsi que le retrait des « libertés d’expression, de simple opinion, (de) l’autonomie provinciale et communale » aux Indochinois, et insistent sur le fait que « la parfaite tranquillité du pays […] a été “imposée” par la force9 » (Pinto 583). Avoir choisi des propos de Decoux peut déjà indiquer une volonté de la part de Moï de revenir sur des flous historiques et sur un discours colonial ambigu. Antoine Compagnon dans La seconde main (1979)10 associe l’action de citer à une expérience d’extraction, de dégradation, mais aussi de confrontation de textes et d’opinions (20). Suivant cette idée, j’établis que, à travers l’utilisation des citations du discours de Decoux, Moï confronte son texte franco-vietnamien contemporain avec le texte français de l’époque coloniale afin de remettre en question le discours colonial sur le Vietnam et de créer un dialogue dans l’entre-deux franco-vietnamien contemporain. Compagnon insiste aussi sur le fait que même si l’auteur semble se désolidariser de son épigraphe, et que l’épigraphe semble flotter sur la page, sa fonction capitale reste celle du tatouage (338). Ainsi, dans le texte de Moï, les épigraphes connectent le lecteur à cet ancien discours colonial potentiellement biaisé sur le Vietnam, et l’incitent à effectuer un mouvement nécessaire vers une nouvelle perspective de l’Histoire du Vietnam. Si « l’auteur est un défricheur, un conquérant » (Compagnon 400), on peut dire que Moï défriche le discours colonial et construit un nouveau dialogue historique et culturel sur le Vietnam. Elle inscrit son récit dans l’espace de la frontière, comme l’a défini Gloria Anzaldúa, car elle évalue ce que l’on a hérité de l’histoire coloniale française (Anzaldúa 82-83). Plus globalement, son projet s’insère dans l’imaginaire décolonial, à l’image de la théorie d’Emma Pérez, car elle revisite des histoires subalternes et conteste les faits de l’Histoire transmis par les « conquérants » (Pérez 4/XV).

En effet, dès les premiers chapitres de Rapaces, Moï nous montre l’illusion de stabilité du système colonial à travers les propos de Decoux :

Ce pays vit encore dans une paix à peu près complète ; il travaille dans l’ordre et le calme et ignore la plupart des privations dont la dure loi est actuellement imposée au reste du monde. Amiral Decoux, Message du Nouvel An, L’Indochine illustrée, nº126, janvier 1943 (Moï 23)

Decoux fait le portrait d’une Indochine paisible sous la domination des Français. Il confirme le discours colonial que Nicola Cooper décrit dans France in Indochina, Colonial Encounters (2001)11 : « La France, au lieu d’être représentée comme un autre agresseur, est considérée comme protectrice. La conquête devient pacification, la guerre devient protection12. » (23) Le texte de Moï vient bouleverser l’image de paix véhiculée par Decoux en plongeant son narrateur dans des souvenirs de 1943 et notamment celui d’un bombardement qui a détruit l’atelier de sculpture de l’école des Beaux-Arts dans lequel il étudiait (Moï 23). Il est dit : « Les Américains attaquent la capitale indochinoise des Vichystes et de leurs alliés japonais, causant trois mille morts. » (Moï 24). Les propos de Decoux sur « cette paix à peu près complète » semblent s’effacer derrière le témoignage du personnage principal qui transmet les douleurs du peuple vietnamien.

De plus, le gouvernement colonial associait la représentation d’une France providentielle au culte du maréchal Pétain, comme en témoigne l’épigraphe du chapitre 25 :

Le général de Gaulle, s’il avait réfléchi un instant au drame indochinois, et cherché seulement à le comprendre, aurait dû discerner que, tout au long de ma mission, le prestigieux symbole du maréchal Pétain m’avait puissamment aidé à maintenir dans l’allégeance et la fidélité à la France 25 millions d’Indochinois. Amiral Decoux, A la barre de l’Indochine (1949) (Moï 159)

Selon Eric Jennings, dans Vichy in the Tropics (2001)13, la doctrine du régime du Vichy avait su s’imposer au Vietnam grâce aux rapprochements faits entre la doctrine du Maréchal et les principes confucéens :

Il était le sauveur de la France, et il incarnait son drapeau. […] Grâce à son âge, ses origines paysannes, son expérience, sa victoire à Verdun, et aussi son nouveau slogan « Travail, Famille, Patrie » – qui correspondait admirablement aux profondes aspirations traditionalistes des masses, et à la philosophie confucéenne – Pétain, on doit l’admettre, recevait d’emblée le respect et l’admiration des gens indochinois (130)14.

Ainsi, le régime de Vichy a joué sur la doctrine « Travail, Famille, Patrie » qui rejoignait les valeurs confucéennes (Tu, Tê, Tri, Binh) qui promeuvent le développement personnel, le noyau familial, le gouvernement et la pacification de l’univers (Jennings 151). La doctrine du gouvernement de Pétain mettait aussi l’accent sur le retour à la terre et la glorification de la paysannerie, ce qui trouvait un écho favorable en Indochine (Jennings 170-171). Dans le roman de Moï, différents éléments contredisent ces méthodes coloniales. Tout d’abord, l’auteure semble associer la critique du Pétainisme à celle du Confucianisme. Dans son récit, même si le personnage principal est le fils unique d’une famille confucéenne, il ne se conforme pas aux règles de conduite traditionnelles :

Je n’étais pas prédisposé aux dilemmes par l’éducation confucéenne basée sur l’art d’éluder le danger. À l’heure de ma naissance, tout était déjà en place. Aîné et mâle, je naquis au sommet d’une pyramide sociale délimitée par des modules parfaitement emboîtés. Je n’ai et n’aurai d’autre résidence que les champs imaginaires. Aucun domaine ne m’a été légué d’avance, et les royaumes qui m’appartiendront ne pourront être conquis sans risque. » (Moï 151)

Comme nous le montrerons plus en détails dans la partie suivante, le narrateur reconnaît qu’il ne suit pas le devoir imposé à lui par son statut d’aîné mâle de la famille. Il se retire de cette pyramide sociale établie par les principes confucéens et choisit une vie dans les champs imaginaires, dans l’entre-deux. Si l’on établit que le Confucianisme et le Pétainisme étaient des outils d’embrigadement du peuple vietnamien, créateurs d’une hiérarchie sociale et politique qui a renforcé le pouvoir des nations coloniales comme la Chine et la France, on peut voir ici, dans le personnage principal, une critique de ces doctrines et systèmes coloniaux.
Ensuite, Moï critique les politiques agricoles du gouvernement colonial en Indochine et dénonce la représentation positive de ces pratiques faite par Decoux. Dans les analepses éclairant les évènements clés de 1943 à 1950, le narrateur évoque les conséquences du « coup de force japonais » (Moï 77) en 1945 : « tout d’abord, plusieurs ouvriers manquèrent à l’appel […] Les nouvelles en provenance de leur village sinistré dans le delta du fleuve Rouge étaient extrêmement alarmantes. Le mot « disette » était remplacé par celui de « famine » (Moï 77). Si l’on en croit l’épigraphe de Decoux au chapitre 27, le Vietnam, à cette époque, regorgeait de riz :

L’agriculture, principale richesse de notre possession, retient en premier lieu l’attention du Gouvernement général. Des engagements fermes, touchant la livraison à une puissance étrangère de tonnages considérables de riz alimentaire, ont en effet été souscrits dès le début de 1941. Les tonnages à exporter en vertu des accords de Tokyo sont de : 700 000 tonnes en 1941; 1 050 000 tonnes en 1942; 950 000 en 1943; 900 000 en 1944.
Amiral Decoux, A la barre de l’Indochine (1949) (Moï 172)

Les accords de Tokyo mentionnés ici sont certainement les accords Darlan-Kato de juillet 1941. Ces accords, signés suite à l’invasion japonaise de 1940, autorisent au régime de Vichy d’accorder plus de facilités aux armées japonaises en Indochine et en particulier de circuler librement au nord du Vietnam, à la frontière avec la Chine. Le passage révèle aussi une distribution généreuse de denrées agricoles. Decoux met donc en avant son excellent travail de négociateur ainsi que la richesse du pays sous son autorité. Encore une fois, le récit du narrateur contredit l’excès de zèle de Decoux. Ces accords réapparaissent dans une discussion qui a lieu lors d’une réunion de quartier auquel le narrateur assiste :

Trân, un journaliste invité à la réunion, intervint :
« La priorité des Français est de livrer du riz aux Japonais. Ils ont signé des accords.
– Des accords commerciaux ?
– Oui, des accords tout ce qu’il y a de plus commerciaux. […]
– A l’heure actuelle, les exportations de riz aux Japonais, il n’y a pas plus lucratif… », dit M. Hông.
Je m’indignai :
«  Vous voulez dire que les gens meurent de faim pendant que l’administration coloniale s’enrichit ? » (Moï 140-141)

Les personnages expliquent comment les paysans vietnamiens sont censés produire des quantités énormes de riz et s’ils n’en ont pas assez, ils doivent l’acheter au marché noir pour atteindre les quotas requis par le gouvernement. La soi-disant prospérité mise en avant par Decoux n’existe qu’au détriment des conditions de vie du peuple vietnamien.  Ainsi, en reprenant le discours de Decoux et en en montrant les fissures, Moï établit un récit de l’imaginaire décolonial. Elle reprend l’Histoire coloniale pour en montrer les faiblesses et y ajouter l’histoire de personnages de l’entre-deux et des minorités en situation subalterne.

3. Des personnages aux confins du normal

Moï raconte l’histoire d’un sculpteur qui fait une sorte de parcours initiatique au nord du Vietnam pour sauver son mariage, suite aux recommandations de sa femme et de sa mère. Il a aussi pour tâche de livrer des lettres à des combattants clandestins Viet Minh, qui sont des hommes rescapés de ces combats (Moï 15). Contrairement aux histoires de colonisation et de guerre du Vietnam, Moï ne choisit pas un côté du conflit et ne positionne pas clairement ses personnages du côté nord ou sud vietnamien. Son personnage principal n’a pas de nom et il voyage pendant tout le récit, ne s’installant jamais dans des zones politiquement marquées, et se déplaçant toujours dans le paysage vietnamien, sur la Route Coloniale 4. Située aux frontières entre le Vietnam et la Chine, cette route avait, à cette époque, une importance stratégique car elle était souvent l’objet de combats entre la France, la Chine, le Japon et le Viet-Minh. En l’utilisant comme toile de fond de son récit, Moï place son personnage principal dans un espace de transition continuelle entre différentes cultures et formations géopolitiques. Plus qu’une ligne physique, ce territoire frontalier réunit les expériences des minorités ethniques, les traumatismes des déserteurs, et le parcours initiatique du personnage principal. Le récit de son parcours sur la Route coloniale 4 commence par ces mots dans le chapitre 3 :

C’est donc la nomadisation programmée pour les hommes de trente-trois ans qui me projette sur cette route coloniale n°4 reliant Lang Son à Cao Bang. Au-delà s’étend la Chine. Je pénètre pour la première fois dans ces territoires peu fréquentés ; j’avance au pas, doutant de ma légitimité (Moï 25-26).

En utilisant les expressions « nomadisation » et « légitimité », Moï place son personnage principal dans un espace de transition, en mouvance, aux frontières des lois et de ce qui est raisonnable. Elle commence à l’inscrire dans son récit comme un être frontalier, comme Anzaldúa l’a défini, quelqu’un qui peut franchir et traverser les confins du ‘normal’15 » (Anzaldúa 25). En effet, le lecteur va vite découvrir un personnage de l’entre-deux, entre diverses traditions culturelles et artistiques, et différents systèmes de pensée et de spiritualité. Tout au long de l’histoire, de longues analepses éclairent la vie du narrateur avant son parcours sur la Route Coloniale 4. Fils unique d’une famille de fondeurs, il est tout d’abord élève au lycée francophone de Thang-Long, puis inscrit aux Beaux-Arts selon la volonté de son père qui pensait qu’« avec un fils sculpteur, il allait fournir à sa clientèle de nouveaux modèles de divinités» (Moï 155). Avant son départ en 1943 pour l’atelier de l’Ecole des Beaux-Arts, le narrateur, cédant « à la pression maternelle, accept[e] d’être « épousé » par celle qui est aujourd’hui, et pour le reste de [s]es jours, [s]a femme » (Moï 40). En hiver 1944, de retour à Hanoi, il est promu au « grade de chef d’atelier » suite à la mort de son père, et il devient « par le même fait le maître du culte des ancêtres » (Moï 67).  À première vue, le narrateur suit la tradition confucianiste du devoir filial. Dans le chapitre “Confucius and Confucianism” dans Confucianism and the family (1998)16, Wei Ming Tu définit la piété filiale comme une valeur confucéenne fondamentale et, explique que, d’après Confucius, la meilleure façon d’améliorer sa dignité et son identité est de ne pas s’éloigner de sa famille (13). Dans ces relations familiales, la mère joue un rôle essentiel de transmission du code confucéen (Slote 42-43). Ainsi, en acceptant le mariage arrangé par sa mère et en reprenant la fonderie de son père, le narrateur se conforme aux règles confucéennes.

Cependant, il repousse les limites de ce « normal » traditionnel confucéen. Tout d’abord, il est incapable d’avoir un héritier après sept ans de mariage avec sa femme. Les premiers signes de cette distance entre sa femme et lui apparaissent lorsqu’il décide de partir étudier à l’atelier un mois seulement après son mariage (Moï 40). Dans cet atelier, dirigé par le Français Antoine Jeanthet, le narrateur apprend à pratiquer l’art de la sculpture, et en particulier celle de portraits de modèles vivants, qui est la voie privilégiée par son professeur (Moï 42). Lors d’une discussion avec son modèle, Maï, une jeune vietnamienne du village de Phuc Lanh, le narrateur évoque l’importance de pratiquer une forme d’art occidental :

– En touchant à un art qui vient d’ailleurs, je suis forcé de me transposer dans un autre univers.
– Pourquoi dis-tu cela ? La sculpture existe bien depuis des millénaires en Orient aussi.
– La sculpture de divinités, uniquement. Avec des traits stéréotypés : on ne doit pas reconnaître le modèle.
– Tu veux dire : ce ne sont pas des portraits ?
– Jamais un dieu ne doit ressembler à un être humain.
– Tu as raison, vous êtes les premiers dans cet atelier à représenter des visages d’êtres de chair.
– De mon point de vue, c’est une révolution.
– Parce que cela n’a jamais été fait.
– Non, pas en Asie. La révolution, elle est là, dans cette destruction d’un tabou. (Moï 54)

En pratiquant l’art occidental, le narrateur est conscient de déconstruire les tabous imposés par des pratiques culturelles et religieuses asiatiques.  En entamant ce travail à l’atelier, il se distance petit à petit de l’entreprise familiale de fabrication de cloches et de divinités pour les pagodes et s’aventure dans des territoires peu fréquentés par son père et ses ancêtres. Cette étape lui permet de commencer à façonner une identité hybride entre différentes traditions culturelles et religieuses. Mais, cette immersion dans l’art européen n’est pas forcément libératrice. En effet, le narrateur dit : « Les études aux Beaux-Arts m’avaient inculqué des techniques fiables. Efficacement, j’ajustai mes gestes en les réadaptant à un style académique, lisse et sans danger » (Moï 178). Ainsi, de retour à Hanoi en 1944, l’art des Beaux-Arts l’emprisonne aussi dans une sorte de filet de sécurité. C’est peut-être pour cela que le narrateur choisit de travailler principalement sur des sculptures de rapaces. Le choix de ce sujet, « des rapaces, oiseaux qui se nourrissaient d’êtres vivants ou faibles » est sa « seule transgression » artistique (Moï 178). Cela l’inscrit dans les territoires frontaliers des pratiques artistiques à sa portée :

Je pataugeais dans des enclaves de transition, entre panthéon bouddhiste et oiseaux de proie, après un détour par Notre-Dame de Cochinchine. Je rompais avec les rites ancestraux avant d’aborder des rivages toujours inconnus et toujours périlleux, mais sans lesquels je ne pouvais respirer. (Moï 151)

Le narrateur est donc confronté à diverses traditions – asiatiques et européennes – et différents systèmes de pensée et de spiritualité – le catholicisme, le confucianisme, et le bouddhisme. Pour lui, rien n’est fixe dans la vie et il représente un être des territoires frontaliers, évoluant dans les limites des normes.

Enfin, en 1950, le voyage dans le haut Tonkin apparaît comme la dernière étape dans sa transformation en « être frontalier » :

J’avais vingt-six ans à l’époque, et j’ai trente-trois ans à présent. L’âge du Christ, dit mon voisin M. Hai, un catholique accordéoniste, employé à l’Institut de Géographie. Trente-trois ans : l’un des rendez-vous malfaisants avec l’étoile Kê Dô, si l’on se fie à la cosmomancie qui complète, d’après ma femme, la science des astres. (Moï 24)

Ce voyage est placé sous le signe d’une convergence entre des influences spirituelles, occidentales et orientales. De plus, bien que le narrateur accepte la tâche confiée par le frère aîné de sa femme, qui est de livrer des lettres à des combattants et collaborateurs clandestins Viet Minh (Moï 24), il ne le fait pas par devoir politique, idéologique, ou familial. Il dit avoir accepté par « curiosité » et parce que ce voyage le « rapproche des lieux où les rapaces se concentrent » (Moï 52). En effet, il refuse de prendre part aux conflits politiques. Cette prise de position se dessine dans les commentaires faits sur les vautours qui planent sur la Route Coloniale 4 : « l’oiseau, en voie de disparition, est connu pour son bec acéré […] Il se préoccupe peu de savoir que les carcasses sont celles de Français, de Marocains, d’Allemands ou de Vietnamiens » (Moï 53). A l’image de ces rapaces, le narrateur ne choisit aucun camp et partage la vie des indigènes et des clandestins de tous horizons.

Tout comme le narrateur, les déserteurs qu’il rencontre se trouvent dans un entre-deux géographique et politique. Le narrateur sympathise en particulier avec un Allemand, Andreas. Il est déserteur mais ses motivations ne sont pas vraiment décrites. Andreas explique brièvement :

Déserteur, ce n’est pas un joli mot, n’est-ce pas ? Cela sonne un peu comme lépreux ou chaude-pisse, non ? […] Un traître, quoi. Un type qui a trahi peut trahir encore.
Du jour au lendemain, ta vie bascule de la ville à la jungle. Tu ne sais pas si tu as vraiment choisi. Il y a un moment où tu ne fais que suivre la procédure, une fois qu’elle est engagée. (Moï 90)

Il indique aussi que ses nouveaux camarades, des clandestins vietnamiens, l’appellent Duc, ce qui signifie « vertu » et « allemand » (Moï 109). Ce surnom lui plaît car il lui permet de changer d’identité :

– Pouvoir changer d’identité, c’est une chance et une liberté. Andreas, là-bas, Duc ici. Démultiplier sa vie, n’est-ce pas le rêve de chacun ?
– La liberté, je ne peux pas affirmer si je l’ai gagnée au Vietnam, ou dans cette région plus spécifiquement. Par ici, nous sommes tous des étrangers. Je suis étranger parmi les étrangers et, en fin de compte, je m’y sens quand même domicilié. (Moï 109)

Dans cette période historique où tout le monde est l’étranger de quelqu’un et même l’ennemi de quelqu’un, Andreas trouve une forme de réconfort dans cet entre-deux identitaire au Vietnam. Andreas, comme le narrateur, correspond à un personnage de l’imaginaire décolonial décrit par Emma Pérez. Comme cela a été mentionné précédemment, l’imaginaire sert à décrire les identités fragmentées du colon et colonisé. Dans cet espace interstitiel, les identités de l’opprimé et de l’oppresseur sont constamment changeantes (Pérez 6-7). Andreas, étant allemand dans un contexte de Seconde Guerre Mondiale et de colonisation, pourrait être considéré comme un oppresseur. Cependant, dans ce récit, le lecteur sympathise avec ce personnage qui fait partie des marginaux et qui cherche une terre d’asile. De plus, Andreas se sent tout particulièrement proche des peuples indigènes, considérés comme des minorités ethniques asservies aux autorités vietnamiennes :

Tout le monde est étranger, ou presque. Même les Thô sont des étrangers, alors qu’ils sont nés sur ce sol. Je communique avec eux sur les choses les plus essentielles ; on s’entend très bien. En ville, c’est différent. Avec mes cheveux blonds, je suis l’Etranger. (Moï 110)

Andreas met en avant le statut précaire et ambigu des peuples indigènes du Vietnam. Parce que ces minorités ethniques vivent dans une situation subalterne, leur histoire s’est effacée derrière l’Histoire de la conquête du Vietnam. A travers le récit, le narrateur rencontre et suit des personnes de minorités ethniques pour survivre et trouver son chemin. Dans le chapitre 3, il dit : « à chaque relais dans les villages, où j’ai puisé vivres et informations, un Thô m’a livré les secrets de l’étape suivante » (Moï 28). En connectant des éléments du patrimoine culturel des minorités ethniques au récit des personnages clés, Moï indique son projet de faire connaître ces histoires subalternes, souvent oubliées de la littérature sur le Vietnam.

4. Héritage matriarcal et histoires subalternes

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Amiral Decoux s’appuyait sur la doctrine « Travail, Famille, Patrie » du maréchal Pétain et utilisait une rhétorique régionaliste promouvant le retour à la terre afin de rapprocher les valeurs françaises des valeurs confucéennes  (Jennings 170-171). Il faisait également appel aux traditions et rites vietnamiens pour endoctriner le peuple vietnamien et lui faire croire que la France avait une relation politique démocratique avec le Vietnam :

Decoux, ensuite, à travers un ensemble de pratiques et l’élaboration d’un nouveau discours sur le réductionnisme racial, mélangé à un folklorisme nostalgique, faisait activement la promotion d’un « retour » à toute une gamme de coutumes indochinoises – en réalité, l’invention d’un ensemble de traditions – sous la forme de chansons folkloriques, d’hymnes, ou de rituels du gouvernement (Jennings 155)17.

Anna Moï, dans son roman, va contredire la figure du patriarche Pétain, « image même de la Patrie » (Moï 50), protecteur de la nation, de la famille et de la terre, en menant son personnage principal vers un retour aux origines matriarcales du peuple vietnamien. En effet, quand le narrateur découvre la Route Coloniale 4 au début du roman, il décrit les spécificités du paysage à travers le prisme de légendes vietnamiennes :

La route qui longe la frontière chinoise ondule à travers un hérissement de pitons enracinés dans le marécage vert des rizières. Le plissement résulte, sans conteste, du combat entre le Génie de la Montagne et le Génie des Eaux, l’un déplaçant les collines et surélevant les montagnes pendant que l’autre déchaînait typhons et inondations. Les deux génies se disputaient l’amour de la princesse My-Châu, fille du fondateur du Vietnam- un roi des temps légendaires (Moï 26).

Le peuple vietnamien possède une légende de la création de la nation vietnamienne qui connecte les origines de la société vietnamienne à un système matriarcal. 

Selon Nguyên Van Ky, à l’origine du peuple vietnamien est l’union entre Lac Long, un enfant des dragons, et Au Co, une fée. Cent fils seraient nés de cette union : cinquante seraient restés dans les eaux avec Lac Long, et cinquante dans les montagnes avec leur mère, la fée. Ces enfants des montagnes, de l’héritage matriarcal, seraient devenus le peuple vietnamien (Nguyên 88). Le personnage principal connaît donc cette origine matriarcale du peuple vietnamien. Au lieu de faire un commentaire politique sur les conflits impliqués par cette route, le narrateur retourne aux mythes traditionnels et offre une nouvelle perspective du paysage et du peuple vietnamiens. Le peuple des montagnes de cette légende est associé aux minorités ethniques du Vietnam. Au Vietnam, à travers les époques et les différentes étapes de colonisation, le statut des minorités ethniques des hauts-plateaux a changé et, dans le discours du gouvernement vietnamien, elles ont souvent été opposées au peuple éduqué aux principes du Confucianisme. En effet, le gouvernement vietnamien de l’époque transmettait l’idée que ces barbares des hauts-plateaux mettaient en danger les pratiques supérieures des Vietnamiens éduqués et qu’il fallait éviter leur contact à tout prix (Cannon Hickey 154). Moï remet en question ce statut de paria des minorités ethniques, imposé par les autorités confucéennes et patriarcales. En donnant des détails sur les mythes fondateurs vietnamiens, Moï participe à l’imaginaire décolonial qui consiste à révéler les histoires subalternes qui avaient disparu derrière l’Histoire transmise par les conquérants. Ainsi, le narrateur rencontre et suit des personnes de minorités ethniques pour survivre et trouver son chemin. Dans le chapitre 3, au début de son parcours, il explique : « à chaque relais dans les villages, où j’ai puisé vivres et informations, un Thô m’a livré les secrets de l’étape suivante » (Moï 28).  Dans le haut Tonkin, au contact des clandestins et des minorités ethniques, le narrateur apprend la liberté. Il constate, au chapitre 17, la différence entre ses gestes académiques et les gestes ancestraux des minorités ethniques qu’il rencontre :

Tout le long de mon périple, j’ai inspecté les mains des Thô, très différentes de celles de nos études à l’École des Beaux-Arts. (…) Leur gestuelle spontanée, léguée par atavisme, est celle de la survie. À l’inverse, la transmission du geste esthétique conditionna mes mains à la préméditation. (Moï 112)

Dans sa vie quotidienne, entre confucianisme vietnamien et académisme français, le narrateur était prisonnier d’une « armature taillée à (s)es mesures » (Moï 112). Il se laissait contrôler par des enseignements rigides, et n’osait pas « agir sans craindre de faillir » (Moï 112). Mais, au contact de ces différentes personnes de l’entre-deux et sur ce parcours hostile de la Route Coloniale 4, il se sent « plus indemne que jamais, immunisé par un sentiment de liberté illimitée » (Moï 113).

De plus, la rencontre la plus importante dans son parcours initiatique a lieu à la fin de son périple, quand il suit une femme H’mong dans la vallée :

Je l’ai suivie ; je n’ai pas pu faire autrement. Elle dit « Viens » avec une intonation familière, que je reconnais – celle de l’enfance. J’obéis, par un réflexe d’obéissance aveugle à un enfant, légitime détenteur des clés du paradis perdu (…) La femme suit un tracé prédéterminé connu de nul autre. (Moï 183)

Lorsqu’il redécouvre son pays, sa nature et son peuple, il se rapproche enfin d’une connaissance authentique de lui-même. Cette femme H’mong représente le lien à sa terre natale et aux traditions ancestrales ; elle le ramène donc à un sens d’innocence et de tranquillité. Elle l’aide à trouver ce qu’il a cherché depuis le début du roman : un retour aux origines, à une vie plus proche du rythme de la nature, avant que toute forme de hiérarchie sociale ou politique soit établie par des pouvoirs ou doctrines étrangers. Le texte de Moï suggère ainsi que, pour comprendre complètement le concept d’identité vietnamienne, un mouvement entre le passé et le présent et entre les influences orientales et occidentales doit s’accompagner d’une recherche sur les origines vietnamiennes matriarcales. En conclusion à son cheminement dans le haut Tonkin, le narrateur remarque :

Pendant le long cheminement, on a oublié quel était le sens de tout cela, et quel trésor pouvait être enseveli au fond de la vallée. On a suivi, sans le faire exprès, une femme qui connaissait les secrets de l’eau et de l’irrigation […] Dans la grimpée, le souffle hachuré ne favorise pas la méditation. On prend prétexte de l’emballement cardiaque pour s’asseoir et contempler l’ignition de la vallée sous les derniers rayons du soleil. L’éblouissement est passager, juste le temps de l’éclosion d’une pensée fugitive : et si ce vert étincelant était la couleur d’un or extrêmement précieux ? […] Ma mission est terminée (Moï 186)

Conclusion

Le parcours du personnage principal représente le passage de l’Histoire et des différents événements politiques et socio-culturels qui ont affecté le Vietnam. Avec tous ces différents convergences et conflits, l’identité du Vietnam a été remodelée et définie par de nombreuses autorités occidentales et orientales, et la culture du Vietnam a été affectée par le capitalisme et la colonisation. Cependant, pour être capable de redécouvrir l’identité transnationale du Vietnam, on doit commencer par un processus décolonial, en suivant les mouvements des minorités ethniques et en évaluant constamment les images préconçues du Vietnam.

Dans son deuxième roman, Rapaces, Anna Moï relate une histoire de l’imaginaire décolonial: elle déconstruit le discours colonial tout en présentant une nouvelle histoire du peuple vietnamien, entre traditions confucéennes et héritage matriarcal. Ce travail sur les minorités ethniques et sur les entre-deux historiques et socio-culturels est au centre de son corpus littéraire et de sa vocation d’écrivaine. En effet, lorsqu’elle a choisi son nom de plume « Anna Moï », elle a opté pour la dénomination politiquement incorrecte de « Moï », qui fait référence de manière péjorative aux minorités ethniques, et « Anna » qui peut être associé à l’An-nam, «Tranquillité – sud » en vietnamien. Avec ce nom, elle s’identifie comme une écrivaine de la conscience métissée, sans cesse à la recherche de nouveaux territoires frontaliers des identités franco-vietnamiennes.


Notes

1 ANZALDÚA Gloria, Borderlands, La Frontera (4th edition), San Francisco, Aunt Lute Books, 2007.

2Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

3 – Ibid., p. 25: « borders are set up to define the places that are safe and unsafe, to distinguish us from them. A border is a dividing line, a narrow strip along a steep edge. A borderland is a vague and undetermined place created by the emotional residue of an unnatural boundary. It is in a constant state of transition ».

4 – Ibid., p. 25: « those who cross over, pass over, or go through the confines of the ‘normal’ ».

5 – Pérez Emma, The Decolonial Imaginary: Writing Chicanas into History, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

6 – Le terme “histoire subalterne” est comprise ici comme l’histoire des peuples et minorités colonisés.

7 – Op.cit., p.XV: « History, after all, is the story of the conquerors, those who have won. The vanquished disappear ».

8 – MINÉ Eric, « L’Extrême-Orient : une passion française », SOUKHA éditions, mars 2013, http://www.soukha-editions.fr/livre/a-la-barre-de-lindochine/

9 – PINTO Roger, « Decoux. A la barre de l’Indochine », Politique étrangère, 1949, n°6, pp. 581-584.

10 – COMPAGNON, Antoine, La seconde main, Paris, Editions du Seuil, 1979.

11 – COOPER Nicola, France in Indochina, Colonial Encounters, Oxford/ New York, Berg, 2001.

12 – Ibid., p23: « France, rather than being represented as yet another aggressor, is treated […] as a protector. Conquest becomes pacification, war becomes protection. »

13 – JENNINGS Eric, Vichy in the Tropics. Stanford, Stanford University Press, 2001.

14 – Ibid., p.130: « He was the savior and preserver of France, and embodied its flag. (…) By virtue of his age, his peasant origins, his experience, his victory at Verdun, and also his new slogan “Travail, Famille, Patrie” – which corresponded admirably with the profound and traditionalist aspirations for the masses, and fit unexpectedly well into Confucian philosophy- Pétain, one must admit, received from the outset the respect and admiration of Indochinese peoples ».

15 – Ibid., p. 25: « those who cross over, pass over, or go through the confines of the ‘normal’ ».

16 – WEI Ming Tu, « Confucius and Confucianism», dans SLOTE Walter H. et DE VOS George A. (sous la dir. de), Confucianism and the family, Albany, State University of New York Press, 1998.

17 – Op.cit., p.155: « Decoux, then, through a set of praxes and through the elaboration of a new discourse of racial reductionism blended with nostalgic folklorism, actively promoted a “return” to a wide range of Indochinese customs – in reality the invention of a set of traditions – be they in the form of folk songs, anthems, or rituals of government ».


Bibliographie

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